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JUDAÏSME CHRISTIANISME ET ISLAM.
LES 3 IMPOSTURES HUMAINES * QUI ONT ABUSÉ LE MONDE.
(Notes sur Moïse Jésus et Mahomet.)
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DEUXIÈME PARTIE : LE CHRISTIANISME.
Tome II
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* « Notre propos ici n’est donc absolument pas de démolir le Christianisme… mais de lui redonner son vrai sens » (René Bouchet. Druidisme et Christianisme. Éditions de l’Aurore. Liège 1979).
ODE AUX TRÈS-SACHANTS.
La moitié du malheur de l’Humanité vient du fait que, il y a plusieurs milliers d’années, quelque part au Moyen-Orient, des peuples de par leur langue ont conçu la spiritualité ou la mystique…
— Non comme une quête de sens, d’espoir ou de libération avec les concepts qui s’y rattachent (distinction opposition ou différence entre matière et esprit, éthique, discipline personnelle, philanthropie, vie après la vie, méditation, quête du Graal, pratiques…).
— Mais comme une loi (DIN) gigantesque et protéiforme devant régir la vie quotidienne des hommes avec tout ce que cela implique.
Des obligations ou des interdits que tout un chacun doit respecter jour et nuit.
Des infractions ou des contraventions à cette multitude d’interdits quand ils ne sont pas suivis à la lettre. Des jugements quand une ou plusieurs de ces lois sont violées. Des condamnations. Pour les coupables. Des non-lieux ou des relaxes pour les innocents APPELÉS JUSTES…
CETTE CONFUSION ENTRE LE NUMINEUX ET LE RELIGIEUX PUIS ENTRE LE SACRÉ ET LE PROFANE NOUS POURRIT LA VIE DEPUIS 4000 ANS VIA ISRAËL ET SURTOUT LES NOUVEAUX ISRAËL QUE VEULENT ÊTRE LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM.
Le principe de base de notre Ollotouta nous a été donné, il y a longtemps déjà, par notre maître
à tous en ce domaine ; le grand barde gaélique fondateur de la Libre-pensée moderne, que l’on évoque habituellement sous le nom anglicisé de John Toland. Il ne peut pas y avoir par définition de choses contraires à la Raison dans de Saintes Écritures émanant vraiment du Divin.
S’il y en a, il s’agit alors, soit d’erreurs, soit de mensonges !
Ou il n’y a aucun mystère, ou alors il ne s’agit en aucune façon d’une révélation divine !
Il n’y a aucun moyen terme…Nous ne reconnaissons pas d’autre orthodoxie que celle de la Vérité, car, où qu’elle soit en ce monde, doit également se tenir, nous en sommes totalement convaincus, l’Église de Dieu, et pas celle de telle ou telle faction humaine… Nous sommes par conséquent partisans de ne faire aucun quartier à l’erreur sous quelque prétexte que ce soit, chaque fois que nous aurons la possibilité ou l’occasion de l’exposer sous ses vraies couleurs.
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1696. Le christianisme sans mystère.
1702. Vindicius Liberus. Réponse de John Toland aux détracteurs de son « christianisme sans mystère ».
1704. Lettres à Serena contenant l’origine de l’idolâtrie et les raisons du paganisme, l’histoire de la doctrine de l’immortalité de l’âme chez les païens, etc. (Version baron d’Holbach, un philosophe allemand.)
1705. Le vrai socinianisme * en tant qu’exemple de débat courtois en matière de théologie *.
Précédé de l’Indifférence dans les disputes, recommandée par un panthéiste à un ami orthodoxe.
1709. Adeisidaemon ou l’homme sans superstition. Les origines juives.
1712. Lettre contre le papisme, et en particulier contre le fait d’admettre l’autorité des Pères ou des Conciles dans les controverses religieuses, par Sophie Charlotte de Prusse.
1714. Défense des juifs, victimes des préjugés antisémites, et plaidoyer pour leur naturalisation.
1718. Le destin de Rome, des papes, et la fameuse prophétie de saint Malachie, archevêque d’Armagh au treizième siècle.
Nazarenus ou le christianisme juif, goy, et mahométan (version d’Holbach), contenant :
I.L’histoire de l’ancien évangile de Barnabé, ainsi que le moderne évangile apocryphe des mahométans, attribué à ce même apôtre.
II. Le projet original du christianisme expliqué par l’histoire des nazaréens, résolvant du même coup diverses polémiques à propos de cette divine (mais si hautement pervertie) institution.
III. L’analyse d’un manuscrit des quatre Évangiles irlandais avec un résumé de l’ancien christianisme d’Irlande et de ce que fut la réalité des culdées (un ordre mi-laïc, mi-religieux) opposé aux deux derniers évêques de Worcester).
1720. Pantheisticon, sive formula celebrandae sodalitatis socraticae.
Tetradymus.
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I. Hodegus. La colonne de feu et de nuée qui a guidé les israélites dans le désert n’était pas un miracle, mais, comme le relate précisément l’Exode, une pratique également connue des autres nations ; et dans ces contrées non seulement utile, mais même nécessaire.
Il. Clidophorus.
III. Hypatie ou l’histoire de la plus belle, de la plus vertueuse, de la plus instruite, de la plus accomplie des femmes ; qui fut lapidée par le clergé d’Alexandrie, afin de satisfaire l’orgueil, l’ambition, voire la cruauté, de l’archevêque Cyrille, communément, mais très improprement, appelé saint Cyrille.
1726. Histoire critique de la religion celte, contenant un aperçu sur les druides, ou les prêtres et les juges, sur les vates, ou les devins et médecins, et enfin sur les bardes, ou les poètes ; des anciens Bretons, Irlandais ou Écossais. Avec en plus l’histoire d’Abaris l’Hyperboréen, prêtre du soleil.
Un spécimen de la langue armoricaine (dictionnaire breton, irlandais, latin).
1726. Compte-rendu du livre de Giordano Bruno, sur l’infini de l’univers et la pluralité des mondes, traduit de l’édition italienne.
1751. Le Panthéisticon ou le mode de célébration de la société socratique. S. Paterson Londres. Traduction du livre publié en 1720.
« Le Druidisme » est une revue indépendante (indépendante de toute association religieuse ou politique) et qui n’a qu’un seul but : la recherche théorique ou fondamentale en matière de néopaganisme. La double question à laquelle essaie de répondre cette revue d’études théoriques pourrait se résumer ainsi :
« Que pourrait être ou que devrait être, un néo-druidisme actuel, moderne et contemporain ? »
Le « Druidisme » est une revue néopaïenne, strictement néopaïenne, héritière de tous les mouvements authentiques (c’est-à-dire non chrétiens) qui se sont succédé depuis deux mille ans, l’héritière indirecte, mais l’héritière, quand même !
À propos de notre tradition de référence ou de notre filiation intellectuelle soulignons que si les « poètes » du royaume de Domnall mac Muirchertach Ua Néill avaient toujours les imbas forosnai, les teimn laegda ainsi que les dichetal do chennaib1) à leur répertoire (cf. la conclusion de l’histoire du pillage du château de Maelmilscothach, d’Urard Mac Coisé, un poète mort au XIe siècle), ils étaient peut-être déjà chrétiens quand même depuis plusieurs générations. Il est vrai que ces pratiques (imbas forosnai, teimn…) étaient formellement interdites par l’Église, mais qui sait, il y a eu peut-être des accommodements analogues à ceux des astrologues ou alchimistes du Moyen Âge.
Quoi qu’il en soit notre « Druidisme » est aussi une volonté, la volonté de se rapprocher, au maximum, du druidisme antique, tel qu’il fut (scientifiquement parlant). La volonté aussi néanmoins de moderniser ce druidisme, un retour total au druidisme antique étant exclu (il serait de toute façon impossible).
Exemples de modernisation de ce druidisme païen.
— Abandon aux associations laïques du côté culturel (médecine, poésie, mathématique, etc.). Principe de séparation de l’Église et de l’État.
— Spécialisation par contre dans la spiritualité celtique, ou païenne en général, l’histoire de la religion, la philosophie et la métapsychique (dite aujourd’hui parapsychologie).
— Utilisation dans certains cas du vocabulaire actuel (Église, religion, baptême, et ainsi de suite).
Un juste milieu est évidemment à trouver entre un retour total au druidisme antique (fondamentalisme ou intégrisme) et une modernisation radicale trop révolutionnaire (plus de saie).
L’AAP (athée agnostique panthéiste) celte ayant accepté d’être l’avocat du paganisme celtique antique et de cosigner cette petite bibliothèque **, dont il n’est que le rassembleur, le druide Hesunertus (Pierre de La Crau), ne se considère pas comme l’auteur de cet ouvrage collectif. Mais comme le simple porte-parole de l’équipe l’ayant composé. Pour ce qui est des autres sources de cet essai sur le druidisme, voir les remerciements de la bibliographie.
* Les sociniens, puisque c’est ainsi qu’ils furent appelés par la suite, désiraient plus que tout restaurer le vrai christianisme qu’enseigne la Bible. Ils considéraient que la Réforme n’avait fait disparaître qu’une partie de la corruption et du formalisme, présents dans les Églises, tout en laissant subsister le mauvais fond : les enseignements non bibliques (ce qui est très discutable d’ailleurs).
** Ce petit camminus est néanmoins important aussi pour les jeunes… de 7 à 77 ans ! Mantalon siron esi.
1) Do ratath tra do Mael Milscothach iartain cech ni dobrethaigsid suide sin etir ecnaide 7 fileda 7 brithemna la taeb ogaisic a crech 7 is amlaidsin ro ordaigset do tabairt a cach ollamain ina einech 7 ina sa[ru]gad acht cotissad de imus forosnad [di]chetal do chollaib cend 7 tenm laida .i. comenclainn fri rig Temrach do acht co ti de intreide sin FINIT.
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AVERTISSEMENT SAINT CORAN CHAPITRE 9, VERSET 30.
« Les Juifs disent, Esdras est le fils de Dieu, et les chrétiens disent : Le Messie est le fils de Dieu. C’est ce qu’ils disent de leur propre bouche. Ils disent la même chose que les incroyants d’avant. Dieu (en personne) est contre eux. Ils sont youfakouna ».
Précisions sémantiques.
Esdras. Ce sont les traducteurs ou musulmans actuels qui transcrivent le nom arabe Ouzaïr, Esdras. Rien ne prouve qu’il s’agisse du secrétaire aux affaires juives de l’Empire perse mentionné dans le livre de la Bible portant son nom.
Si c’est le cas, il faut rappeler ici que les juifs n’en ont jamais fait un fils de Dieu. La bible n’en fait même pas un prophète. C’est un juif pieux envoyé à Jérusalem en – 458 avec un premier groupe de volontaires pour réorganiser l’État juif ayant pour capitale Jérusalem. Ensuite il disparait pour réapparaître en -448 à l’occasion d’une première lecture de la nouvelle loi juive (différente de celle des Samaritains restés sur place).
Seuls quelques courants spéculatifs juifs en font un nouveau Moïse.
À propos du mot arabe « youfakouna » qui essentialise ou caractérise donc, les juifs et les chrétiens, d’après la sourate 9, verset 30 et qui est souvent rendu dans les traductions comme quelque chose du genre « les juifs et les chrétiens… ne comprennent rien ».
Ils sont…
— Ensorcelés.
— Pervertis.
— Pervers.
— Dans l’erreur.
— Aberrants.
C’est un dérivé du verbe afaka, du moins si l’on en croit le tome 1 du livre de Muhammad Mohar Ali intitulé « traduction mot à mot du Coran ».
Mais le terme youfakonua n’implique pas une simple ignorance, il suggère plutôt une intelligence dévoyée, ou qu’on empêche de fonctionner normalement.
Et le « on » en question est à prendre au sens fort : cela peut être aussi bien Dieu que le diable.
Étant athées nous écarterons néanmoins cette hypothèse et nous opterons pour un empêchement plus naturel.
« Les juifs et les chrétiens… sont naturellement dans l’incapacité de voir, de savoir, de comprendre ! »
Au niveau philosophique « La foi des juifs et des chrétiens… n’a rien à voir avec la raison ! »
Plus crûment « les juifs et les chrétiens sont cons ! »
Bref en résumé « Les juifs et les chrétiens… sont mongoliens ». Ou aliénés.
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PRÉFACE.
Les premiers chrétiens d’Afrique du Nord ayant apparemment été de tendance youfakouna (voir le tome précédent) quelques mots sur cette très importante branche du christianisme primitif, en gros à l’origine du catholicisme et donc de sa réforme ultérieure.
LE SCHISME MONTANISTE.
Montanus et ses deux auxiliaires féminins, Maximilla et Prisca, furent d’ardents pentecôtistes du milieu du deuxième siècle. Nombre des chrétiens de cette époque et de cette région étaient en effet persuadés que « l’aide spirituelle » que le Christ avait promis d’envoyer : le paraclet, parlait par la bouche de Montanus ; et que la Jérusalem céleste allait bientôt descendre (à Pépuze en Asie Mineure).
Un traité contre le montanisme a été écrit treize ans après la mort de Maximilla, qui a probablement eu lieu sous le règne de Marcus Aurelius. C’est-à-dire un peu avant la fin du deuxième siècle. Un de ses livres est dédié au malheureux évêque « orthodoxe et futur catholique » Avircius Marcellus, dont les fidèles devaient alors, à Hiérapolis, être bien moins nombreux que les montanistes, majoritaires dans de nombreuses régions.
Avertissement au lecteur. La plupart de ces citations sont extraites d’Eusèbe de Césarée. Or son œuvre contient souvent beaucoup de contre-vérités ou de contradictions, que nous préférons considérer comme « involontaires ». Elles sont donc à utiliser avec précautions, cet auteur étant un parfait exemple des censures, réécritures, ou autres trucages de l’Histoire, opérés par les premiers chrétiens.
ESSAI CONTRE LE MONTANISME (cité par Eusèbe H. E. V. 16.).
« Beaucoup de temps s’est écoulé, bien-aimé Avircius Marcellus, depuis que vous m’avez demandé d’écrire un traité contre l’hérésie des disciples de Miltiade, ainsi qu’ils sont appelés. J’avais jusqu’à présent hésité à le faire, non par incapacité à réfuter l’erreur et à témoigner de la vérité ; mais par crainte et peur de sembler ajouter quelque chose à la nouvelle alliance ; auquel aucun de ceux qui se proposent de vivre selon l’Évangile ne peut ajouter quoi que ce soit, et dont personne ne peut rien retirer. Mais quand je suis venu dernièrement à Ancyre en Galatie [aujourd’hui Ankara], j’ai trouvé l’Église locale toute bruissante de cette nouvelle prophétie. Or ce n’est pas une vraie prophétie comme ils disent, mais une fausse prophétie, ainsi que nous allons le démontrer. Avec l’aide du Seigneur, nous avons débattu du mieux que nous pouvions pendant des jours et des jours dans cette Église sur chacun de ces points ainsi et sur ceux qu’ils mettent en avant… Leur opposition, et, donc, leur hérésie ainsi que leur schisme vis-à-vis de l’Église, sont nés ainsi.
Tout vient d’un village de la Mysie limitrophe de la Phrygie appelé Ardaban. Là un nouveau converti, appelé Montanus, fut possédé par l’Esprit, et commença de délirer sous l’effet d’une transe extatique, en bredouillant dans un jargon inconnu afin de prophétiser, contrairement à la tradition de l’Église [Note de la Rédaction. Cela ressemble pourtant beaucoup au christianisme paulinien primitif, et au don des langues reçu par les apôtres à la Pentecôte]. Depuis, ils ont pris l’habitude de nous appeler les tueurs de prophètes [Mat. 23, 34] parce que nous n’avons pas voulu les écouter…
Quand ils sont embarrassés par la critique, ils se réfugient derrière leurs martyrs, alléguant qu’ils en ont eu beaucoup et que c’est la preuve de la puissance de l’esprit prophétique qui est en eux.
Il est vrai que certaines hérésies ont eu beaucoup de martyrs. Et d’abord ceux qui sont appelés marcionites, du nom de Marcion. Ils disent qu’ils ont une multitude de martyrs pour le Christ ; mais ils ne confessent pas le Christ comme il faudrait en vérité…
Quand ceux qui étaient appelés à souffrir le martyre pour l’Église et la vraie croyance se retrouvaient avec ces soi-disant martyrs de l’hérésie phrygienne, ils se séparaient d’eux et mouraient sans fraterniser ; car ils ne voulaient pas consentir au message de Montanus et des femmes. Cela s’est produit par exemple de nos jours à Apamée.
[Note de la rédaction. Autrement dit et si nous comprenons bien Eusèbe de Césarée, il y a martyr et martyr. Les montanistes n’avaient pas de vrais martyrs, mais on pouvait néanmoins se séparer d’eux dans les geôles romaines si besoin était. Comprennent qui pourra cette très chrétienne contradiction à la mauvaise foi aussi évidente que celle qui consiste à qualifier de profane un édifice appartenant au « sacré » des autres. Voir à ce sujet la vie de saint Martin. Le christianisme a toujours eu, décidément,
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beaucoup de problèmes avec la notion de vérité. Cf la fameuse apostrophe de Pilate à ce sujet. On croirait entendre des hommes politiques de Droite. Ou de gauche aussi bien sûr. Des démocrates. Des républicains. Ou des loyalistes, monarchistes, etc.].
APOLLONIUS D’ÉPHÈSE (cité par Eusèbe H. E. V. 18).
Ses travaux et son enseignement montrent bien qui est ce nouveau Maître à la mode. Il s’est élevé contre le mariage, a réglementé le jeûne, appelé Pépuze et Tymion, Jérusalem, afin d’y attirer des gens de partout ; mis en place des agents pour collecter la dîme, s’est arrangé pour recevoir des cadeaux sous le nom d’offrandes, et a salarié ses ministres du culte… Ceux qu’ils appellent prophètes ou martyrs sollicitent l’aumône non seulement des riches, mais aussi des pauvres gens et des orphelins ou des veuves. [Note de la rédaction. On ne comprend pas très bien ce que reproche Apollonius d’Éphèse à Montan. Recevoir des offrandes, collecter la dîme, payer les prêtres, jeûner… accepter les aumônes ou le denier du culte ????].
Ses prophétesses ont été les premières à quitter leur mari dès qu’elles ont été remplies de l’Esprit saint. Comment peuvent-ils alors oser qualifier Priscilla de « vierge » ?
[Note de la rédaction. L’excès de zèle religieux des femmes a souvent effectivement été cause de bien des divorces dans l’Histoire, voir jurisprudence].
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LE PROBLÈME DES PERSÉCUTIONS.
Là encore, pour plus de détails voir notre tome précédent, mais de nouveau quelques mots à ce sujet néanmoins.
La notion de persécution est un concept qui recouvre l’ensemble des comportements antichrétiens systématiques, depuis les vexations personnelles jusqu’aux meurtres collectifs. Le terme apparaît dès les débuts du christianisme ; les Actes des Apôtres rapportent qu’après le Christ lui-même, les premiers chrétiens (saint Étienne, saint Paul, par exemple) furent persécutés par les autorités juives et romaines.
Il ne faut en aucun cas se tromper de cible à ce sujet à propos des soi-disant martyres de masse subis par les chrétiens au début de leur histoire.
Les évaluations des historiens à propos du nombre de ces martyrs varient beaucoup : de 3 000 ou 4 000 à plusieurs dizaines de milliers. Certaines estimations font par exemple état de 1000 martyrs environ pour l’Empire romain d’Occident, et de 3000 toujours environ, pour l’Empire romain d’Orient. La vérité se situe sans doute entre les deux extrêmes, sans que l’on puisse donner de chiffre précis, faute d’une documentation complète sur le sujet.
Origène dans sa réfutation de Celse (voir tome précédent) reconnaît qu’il y a eu bien peu de martyrs et que l’on peut facilement les compter.
« Pour ce qui est des chrétiens, parce qu’ils n’ont point refusé de se soumettre à ces lois de douceur et de patience, qui leur défendent de résister à leurs ennemis, Dieu a fait pour eux ce qu’ils n’eussent pu faire eux-mêmes, quand, avec la permission de prendre les armes, ils eussent eu toute la puissance qui peut en faire espérer d’heureux succès. Car il a toujours combattu en leur faveur ; et quand il en a été besoin, il a arrêté les desseins de ceux qui avaient conspiré leur ruine. Il est vrai que, pour l’exemple, il a permis de temps en temps que quelques-uns d’eux, en petit nombre, soient morts pour la profession du christianisme, afin que la vue de leur foi et de leur constance affermît les autres dans la piété et dans le mépris de la mort ; mais il n’a jamais souffert que toute leur société fût détruite, et il a voulu qu’elle subsistât pour répandre par toute la terre cette sainte el salutaire doctrine. L’on peut dire aussi que Dieu a eu égard à la faiblesse de ceux qui ne se peuvent mettre au-dessus de la mort, et que ce fut pour leur donner le temps de se rassurer qu’il a souvent dissipé par sa volonté seule tous les complots formés contre ses fidèles empêchant et les rois, et les magistrats, et les peuples de se porter contre eux aux derniers excès de la fureur ».
On peut évaluer à environ un millier en deux siècles et demi le nombre de victimes en Occident et à environ trois mille en Orient. Eusèbe de Césarée, lui, parle de plusieurs dizaines de milliers de morts ; toujours pour la même période de deux siècles et demi, mais l’on sait à quel point il faut se méfier de ce spécialiste de la réécriture de l’Histoire, sainte (un peu à la façon dont Staline faisait retoucher les photos). Le martyrologe d’Eusèbe de Césarée obéit au souci évident d’accroître le nombre des martyrs, c’est-à-dire de croyants assez suicidaires pour préférer la mort à l’acceptation d’une cérémonie en l’honneur de l’empereur ; afin de contrebalancer le fait que dans la réalité, il y en eut justement bien peu pour refuser. Rappelons aussi, arrivé à ce point de notre exposé, que le comportement du Jésus des quatre Évangiles, lors de son arrestation et de sa mort (le jardin de Gethsémani, les prières adressées à son Père, son procès, ses cris sur la croix) ; sont bien moins courageux (ou fou ?) que celui d’un certain nombre des martyrs ultérieurs de son propre mouvement (qui allèrent à la mort en chantant. Du moins toujours si l’on en croit les légendes, car ces récits sont un peu trop beaux pour être totalement vrais).
Les expériences religieuses que font chrétiens et païens comportent bien des similitudes.
Dans les récits de martyres, nous trouvons à maintes reprises, dans un contexte différent il est vrai, la même joie qui habite un Aelius Aristide ou un Lucius au moment de leur expérience mystique. C’est dans la joie, qu’Aristide se soumet aux terribles thérapeutiques prescrites par le dieu-ou-démon : faire naufrage volontairement, simuler un enterrement, se baigner dans la neige ou dans une rivière d’eau glacée. C’est dans la joie, et presque hilares, que Perpétue et ses compagnons seront conduits en prison après que la sentence de mort eut été prononcée à leur encontre.
Elle y aura en rêve différentes visions, dans lesquelles, d’après l’historien français Louis Robert, on retrouve l’imagerie caractéristique d’un concours grec de premier rang. Dans l’angoisse qui l’étreint pendant la période d’incarcération qui précède le martyre, Perpétue fait en effet des rêves qu’il n’est
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pas difficile de décrypter. Le martyre lui apparaît comme un combat contre le diable, symbolisé par le dragon, et le Ciel est représenté à la façon d’un jardin où l’attend le Bon Pasteur au milieu des élus. Voir le tome précédent.
Note de la rédaction. Nous avons hésité à qualifier de « courageux » ce genre de martyre, car nous nous demandons s’il ne s’agit pas plutôt de folie du type youfakouna ou d’une forme de suicide *, ainsi que l’a très bien vu Lucien de Samosate à propos de Peregrinos Protée. Sur le suicide et la morale, voir aussi l’historien français de la morale Albert Bayet.
Comment se caractérisent donc en réalité ces persécutions qui ont affecté la vie des chrétiens, durant les quatre premiers siècles de leur histoire ?
Sur le plan historique, la religion des Romains est très tolérante, et il existe même un temple dédié aux dieu-ou-démons inconnus à Rome. Les persécutions des deux premiers siècles correspondent davantage à des mesures ponctuelles qui résultent de l’antichristianisme naissant de l’opinion publique ; alors que les importantes mutations du IIIe siècle entraînent des persécutions résultant de la volonté du pouvoir de resserrer les rangs autour de la personne de l’empereur.
Car, et c’est là une quasi constante dans les persécutions des troisième et quatrième siècles, ce n’était pas le culte chrétien qui était interdit en lui-même, ni aucun autre à moins de comporter des sacrifices humains ; c’était certains gestes symboliques du culte païen : le sacrifice individuel, par exemple de quelques grains d’encens, ou la participation à un sacrifice collectif, en l’honneur des dieux de l’Empire ou de l’empereur ; qui étaient obligatoires. Dit autrement il était par moment obligatoire d’accomplir un ou deux des innombrables rituels ou gestes du paganisme (romain). Mais il semble bien établi (voir tome précédent) que de nombreux juges faisaient tout pour ne pas en arriver là, allant jusqu’à souffler les bonnes réponses à faire ou faisant semblant de ne pas comprendre *. Certains juges bien intentionnés ont même répété longuement, mais en vain, à des prévenus qu’ils connaissaient bien (car persécuteurs et persécutés appartenaient souvent au même milieu) : « Qu’est-ce qui vous empêche de brûler un peu d’encens ? S’il y a mal, je le prends sur moi ! Et (sous-entendu) vous pourrez toujours pratiquer votre religion après ! »
Sans parler du cas de saint Pionne et de ses 15 compagnons à Smyrne en 250 qui eux font plus fort et s’enchaînent eux-mêmes volontairement la veille de leur arrestation.
Ou alors les actes de son martyre sont des faux dus à la main de certains chrétiens.
Que nos lecteurs en jugent par eux-mêmes.
BUT ET INTENTION DE LA DÉCISION DE DECE.
On sait depuis les derniers travaux du professeur Graeme Wilbur Clarke.
1) Que ce qu’a ordonné cet empereur en 249 était une « supplicatio » et non une persécution.
2) Que cette supplicatio était générale et ne concernait pas que les chrétiens.
« Plus personne aujourd’hui ne conteste le fait que la « persécution de Dèce » a commencé comme un appel général à sacrifier aux dieux (supplicatio) et n’est devenue une persécution des chrétiens que suite au non-respect de cet appel par certains d’entre eux… les libelli de Dèce trouvés en Égypte n’exigeaient pas d’abjuration spécifique au christianisme ni d’abjuration du Christ… Les chrétiens emprisonnés mentionnés dans Ep. 5. 2 (de Cyprien) ne sont pas empêchés de suivre leurs propres rites religieux. »
Étymologiquement parlant le terme supplicatio désigne un rite dans lequel on se prosterne en pliant les genoux (comme fait un suppliant), devant les dieux. Mais le rituel comprenait également des prières, des libations et des sacrifices.
Cette nouvelle donne forcera les chrétiens à faire un choix. Plusieurs attitudes sont relevées : certains suivent les consignes des autorités relayées par les cités africaines et se plient à l’édit, allant jusqu’au sacrifice d’animaux – chose formellement interdite par leur dogme — ; d’autres pour qui au contraire il est inconcevable de renier leur croyance préfèrent fuir ; d’autres enfin choisissent de proclamer ouvertement leur mécontentement, mettant ainsi leur vie en péril.
PASSION DE SAINT PIONE ET COMPAGNONS.
Première partie.
Le deuxième jour du sixième mois, à l’occasion d’un grand sabbat et de l’anniversaire du bienheureux martyr Polycarpe, alors que la persécution de Dèce se poursuivait, furent arrêtés le prêtre Pione, la
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sainte femme Sabine, Asclépiade, Macédonie, et Limne, un prêtre de l’Église catholique. Or, Pione avait appris, la veille de l’anniversaire de Polycarpe, qu’ils allaient tous être arrêtés ce jour-là.
[soit il y avait eu des fuites soit il avait été prévenu par quelqu’un].
Il était en train de jeûner avec Sabine et Asclépiade. Quand il comprit qu’ils allaient être arrêtés le lendemain il prit trois chaînes de chanvre [des cordes ?] les enroula autour de son cou de celui de Sabine et de celui d’Asclépiade, et leur ouvrit la porte ainsi apprêtés. Il avait fait ça afin que ceux qui devaient venir l’arrêter ne s’imaginent pas une seule seconde qu’ils étaient disposés à manger des aliments interdits, comme les autres, mais qu’ils préféraient aller directement en prison…
[Le texte donne l’impression qu’il s’agit de participer à une cérémonie sacrificielle.]
Ils furent donc emmenés en ville, mais les gens les voyant passer ainsi avec des chaînes autour du cou s’en étonnèrent et il y eut rapidement une telle foule autour d’eux qu’ils se bousculèrent les uns les autres pour assister au spectacle. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le forum, par le portique oriental et la double porte, il y avait déjà toute une foule sur place et même les étages supérieurs des porches étaient bondés, de Grecs, de Juifs et de femmes. Ils faisaient en effet relâche, car c’était un jour de grand sabbat. Ils s’approchèrent tous, les yeux fixés sur les marches du tribunal…
Deuxième partie.
Le proconsul arriva à Smyrne plus tard. Pione fut amené devant lui le 12 mars et y fut interrogé, le procès-verbal fut rédigé par les secrétaires. Assis devant le tribunal le proconsul Quintilien demanda.:
« Comment t’appelles-tu ? »
« Pione ».
Le proconsul : « Acceptes-tu de sacrifier ? »
« Non ».
Le proconsul : « De quelle secte ou culte es-tu membre ? »
« Le catholique ».
« Comment ça, la catholique ? » demanda le proconsul.
« Je suis un prêtre de l’Église catholique ».
Es-tu un de leurs maîtres ? » demanda le proconsul.
« Oui », répondit Pione, « j’étais un de leurs maîtres. »
« Enseignais-tu la folie ? ».
« La piété »,
« Quelle sorte de piété ? ».
« La piété envers Dieu le Père qui a fait toutes choses. »
Le proconsul : « Sacrifie. »
« Non, mes prières ne vont qu’à Dieu. »
« Nous vénérons tous les dieux, nous vénérons les cieux et tous les dieux qui sont dans les cieux. Tu sers les cieux, alors sacrifie aux cieux ».
« Je ne sers pas les cieux, mais celui qui a créé les cieux et tout ce qui s’y trouve. »
Le proconsul : « Dis-moi, qui les a faits ? »
Pione : « Je ne peux pas te le dire. »
Le proconsul répondit : « ça ne peut être que Zeus qui est au ciel, car il est le roi de tous les dieux. »
[Là visiblement Quintilien tend une perche à Pione en lui suggérant une réponse ambigüe genre casuistique ou taqiya].
Alors que Pione se taisait sous la torture, on lui demanda : « Veux-tu sacrifier ? »
« Non ».
Il fut encore une fois torturé avec les ongles de fer et la question lui fut reposée : « Change d’avis. As-tu perdu la raison ? »
« Je n’ai pas perdu la raison, mais je crains le Dieu vivant ».
Le proconsul : « Beaucoup d’autres ont offert des sacrifices, et ils sont maintenant vivants et sains d’esprit. »
« Je ne sacrifierai pas ».
Le proconsul : « réfléchis bien pendant l’interrogatoire et change d’avis ».
« Non ».
« Pourquoi tant de hâte à mourir ? ».
« Je ne me précipite pas vers la mort, mais vers la vie ».
Le proconsul Quintilien : « Ceux qui s’engagent dans la lutte contre les bêtes pour un peu d’argent [les gladiateurs] méprisent la mort. Tu n’es que l’un d’entre eux. Si tu tiens tant que ça à la mort, tu seras brûlé vif ».
La sentence inscrite en latin sur une tablette fut ensuite prononcée : « Attendu que Pione a avoué qu’il était chrétien, nous le condamnons à être brûlé vif. »
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Si grande était l’ardeur de sa foi qu’il il se rendit ensuite en hâte à l’amphithéâtre où il se dépouilla lui-même de ses vêtements alors que le gardien de la prison se tenait prêt pour ce faire. Puis il fut rempli d’une grande joie ; et, levant les yeux au ciel, rendit grâce à Dieu de l’avoir ainsi préservé dans la foi. Il s’étendit ensuite sur la croix et laissa le soldat enfoncer les clous. Lorsque Pione fut cloué, le bourreau lui dit encore « Change d’avis et j’enlève les clous. »
Après un moment de réflexion, il répondit « J’ai hâte de me réveiller dans l’autre monde afin de vivre la résurrection des morts. »
C’est ainsi qu’il passa à une autre vie, puis ce fut le tour d’un dénommé Métrodore, de la secte marcionite. Il se trouva que Pione était à droite et Métrodore à gauche [comme le mauvais larron de la crucifixion], bien que tous deux soient tournés vers l’orient. Après qu’on eut apporté le bois et empilé les bûches tout autour, Pione ferma les yeux, de sorte que la foule crut qu’il était mort. Mais lui priait secrètement et lorsqu’il arriva au terme de sa prière, il rouvrit les yeux. Les flammes commençaient à peine à s’élever autour de lui et il prononça son dernier Amen l’air radieux. Il s’exclama « Seigneur, reçois mon âme ». Puis, paisiblement et sans douleur, comme s’il toussait, il rendit son dernier soupir…
Telle fut la vie pure, irréprochable et incorruptible que vécut le bienheureux Pione, l’esprit toujours tourné vers Dieu tout-puissant et Jésus-Christ notre Seigneur, le médiateur entre Dieu et l’homme (1 Tm 2, 5) ; de cette fin il fut jugé digne en effet. Après sa victoire dans le grand combat, il franchit la porte étroite et entra dans la grande lumière. Sa couronne se manifesta concrètement dans son corps. Après que le feu se fut éteint, ceux d’entre nous qui étaient présents ont pu voir son corps qui ressemblait à celui d’un athlète en pleine forme et au sommet de ses forces. Ses oreilles n’étaient pas déformées, ses cheveux étaient bien disposés sur sa tête et sa barbe était fleurie. Son visage était radieux et rayonnait d’une grâce merveilleuse de sorte que les chrétiens étaient d’autant plus confortés dans leur foi, et ceux qui l’avaient perdue rentraient chez eux consternés et la peur au ventre.
Commentaire personnel de Pierre de La Crau. Le propre maître de Pione a pourtant vécu de façon plus dramatique sa crucifixion. Voir Gethsémani et les évangiles. Pione était-il youfakouna ou le rédacteur de cette passion un docète ?
L’autorité romaine en promulguant cet édit a donc divisé la communauté chrétienne qui, suite à cette crise, montrera une fois de plus toute son intransigeance. Ceux qui ont cédé aux demandes de Dèce et ont participé aux supplications ou aux prières pour le salut de l’Empire ou de l’Empereur – les lapsi – ; seront très mal vus par les « purs et durs résistants » quand viendra l’heure de leur réintégration. Les évêques qui ont « péché » sont pour la plupart pardonnés, mais se voient refuser tout retour à leur statut antérieur. La persécution a engendré une telle crise au sein de l’Église africaine que le concile de Carthage propose, en 256, de rebaptiser ceux qui ont failli (lapsi). Les évêques de ce concile se heurtent là violemment à l’évêque de Rome pour qui ce double baptême est tout bonnement inconcevable. Le baptême n’est pas en effet un simple sacrement de pénitence et de réconciliation et ne sert qu’à effacer (un peu comme par magie ?) le péché mortel originel consubstantiel à l’humanité (une simple faiblesse humaine dira plus tard le très sachant Pélage) transmis de génération en génération depuis que le premier homme (Adam) a désobéi à Dieu.
Pour en revenir à la notion de martyr dans l’islam rappelons que le chahid lui est un combattant qui meurt les armes à la main et ça, ce n’est pas youfakouna, c’est logique et rationnel, c’est parfaitement compréhensible. Comme la taqyia d’ailleurs.
* C’est pourquoi la traduction du terme arabe chahid, par un terme de la famille du mot martyr (dans nos langues vernaculaires), est une faute qui induit gravement en erreur, qui a chez nos élites médiatico-politiques des conséquences philosophiques (social et politiques) bien plus graves que celles de la simple confusion intéressée ** de leur part entre une répudiation (qui est toujours unilatérale) à un divorce par vrai consentement mutuel ou prononcé par une tierce partie pour cause de faute (lourde). Ni sainte Perpétue ni saint Gallone ni saint Polycarpe… ne résistent aux hommes qui viennent les chercher, et encore moins les armes à la main (voir tome précédent).
** Afin de banaliser ou minimiser ou nier l’intolérable violence (toujours faite aux femmes) que constituent en réalité ces répudiations. Un tel manque de nuance ou de précision de la part des journalistes confine à la complicité.
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LES RAISONS RELEVANT DU MENTAL
DES PREMIERS CHRÉTIENS.
La première des raisons de fond est que les chrétiens originels avaient, vis-à-vis des païens, et par définition, les mêmes réactions de rejet (c’est le moins que l’on puisse dire) que les juifs avaient envers les goyim ; et qu’ils essayaient donc toujours de vivre séparés desdits goyim, rebaptisés pour la circonstance « Gentils » ou « gens des nations ». Or ce conditionnement raciste, les premiers chrétiens l’ont transmis aux générations qui leur ont succédé, pour différentes raisons sur lesquels nous reviendrons (obsession de la pureté, croyance en l’enfer, en l’imminence de la fin des temps, etc.). D’où une certaine aliénation religieuse (amixia ou athéia).
Nous reviendrons ultérieurement sur cette accusation (d’être athées) que les chrétiens partageaient avec les Juifs, car nous nous contenterons de noter que d’après l’historien français Bernard Lazare, le judaïsme, lui, était une religio licita. Pour ce qui est de l’accusation d’athéia, il est certain que refuser de diviniser les forces du monde et de la nature (panthéisme), et ne plus garder qu’un seul dieu, qui, en outre, loin d’être le dieu des philosophes, a gardé beaucoup de son caractère étroitement ethnique et anthropomorphique, originel (voir notre essai sur l’Ancien Testament et le judaïsme) est, dans le processus de désacralisation ou de désenchantement, du Monde, que nous connaissons, l’ultime étape psychologique avant le matérialisme athée le plus strict..
Pour le reste et nonobstant cette psychose, les chrétiens acceptaient les grandes lignes du régime politique du moment. Pensons, par exemple, à l’institution de l’esclavage. Ils ne vont rien y changer. D’ailleurs, le pourraient-ils ? Paul écrit aux maîtres : « N’usez pas de menaces envers vos esclaves, car le Maître est dans les cieux et ne fait pas de différence entre les personnes ». Et aux esclaves : « Esclaves, obéissez à vos maîtres d’ici-bas avec crainte et respect comme au Christ. Non d’une obéissance tout extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ, qui font avec cœur la volonté de Dieu » (Éphésiens 6, 5-9). Relisez la lettre qu’il adresse à son ami Philémon, dont l’esclave Onésime s’est enfui, et que Paul renvoie donc à son maître. Paul ne touche pas à l’institution elle-même ni à son cadre juridique. À plus forte raison ne remet-il pas en cause les autres institutions sociales de l’Empire.
Les chrétiens ont donc dans leur ensemble, à la première génération, adopté une attitude très conciliante envers l’Empire romain (Romains 13, 1-7). Persuadés du retour imminent du Christ, ils envisagent les réalités terrestres comme de peu d’importance. Pour eux, l’Empire romain va bientôt disparaître. À quoi bon l’étendre ? À quoi bon le défendre ? À quoi bon même le combattre ? La deuxième génération restera dans les mêmes dispositions d’esprit (1 Pierre 2,13-17) et c’est seulement vers la fin du 1er siècle que certains chrétiens prendront des positions hostiles à Rome (Apocalypse, chap. 18), mais qui resteront toujours le fait d’une minorité. Face à cet État sacralisé, les chrétiens finiront néanmoins par se marginaliser peu à peu.
Alors, pourquoi les empereurs romains ont-ils persécuté les chrétiens ?
Car même si les persécutions, du moins dans les deux premiers siècles, furent moins étendues qu’on le croit d’ordinaire ; il n’en reste pas moins que l’on constate à la fois une expansion continue de la nouvelle religion et une hostilité grandissante à son égard.
Le christianisme, qui est une monolâtrie, conduit ses fidèles à ne participer à aucun culte public puisque ces cultes publics sont pour eux des cultes condamnables et contraires à la loi de Moïse ou préjudiciables au salut de leur âme (ce serait un péché mortel). Alors que bien des religions étrangères ont été tolérées, voire acceptées au début de l’Empire (principe de la Pax Deorum) le refus chrétien est interprété comme une mise en cause des fondements politiques et religieux de l’État romain. Le chrétien va en effet à l’encontre du culte des ancêtres. Faire des sacrifices, c’est vouloir le bien de la cité en réactivant le contrat qui la lie aux dieux : la citoyenneté en elle-même est indissociable des cultes officiels. Par ailleurs, le culte impérial est aussi considéré comme un des ciments de l’Empire. La conséquence logique de cette « impiété », de cet « athéisme », pour un Romain, c’est la répression ; car celui qui n’accepte pas de prouver son attachement à l’État ainsi qu’à la personne même de l’Empereur adopte une attitude égoïste et séditieuse – même si par ailleurs son comportement personnel est d’une moralité irréprochable.
La religion chrétienne conduit donc ses adeptes à se tenir à l’écart de la vie quotidienne (amixia), qui reste imprégnée, en bien des occasions, de rites religieux païens ou, aux yeux des chrétiens, moralement condamnables ; fêtes familiales ou publiques, représentations théâtrales, jeux du cirque
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et de l’amphithéâtre (Minucius Felix, Octavius, XII, 4, 6). Au marché même, on vend des viandes issues des sacrifices offerts aux dieux, que les chrétiens comme les juifs ne veulent pas consommer. Pour ceux qui suivent le Christ, le mariage avec un païen reste prohibé, servir dans l’armée pose problème, occuper fonctions publiques et magistratures aussi. Tertullien rapporte ainsi avec admiration qu’en 211, un soldat refusa, car c’était contraire à ses convictions, le port d’une couronne lors de la remise d’une récompense (Tertullien, Sur la Couronne, I, 1-4). Aux yeux de la multitude, le grand tort des chrétiens était de s’isoler et de se vouloir autres : c’est une tendance habituelle que de haïr ce qui est différent de soi, et, dans une collectivité, ceux qui se mettent à l’écart. L’isolement auquel les réduisait leur strict exclusivisme religieux un peu comme les juifs ultra-orthodoxes d’aujourd’hui par exemple, faisait d’eux des dissidents dans leurs cités et, en les mettant à part de la communauté civique, il les faisait suspecter de misanthropie ». Tacite qui affirme que leur crime était « la haine du genre humain : odium humani generis » (Annales, XV, 44).
Le courant prophétique du judaïsme nous offre de nombreux exemples d’illuminés dont l’exaltation vengeresse appelait sur eux les colères du pouvoir. Voir entre autres le cas de Jean-Baptiste ou de divers pseudomessies. Certains écrits juifs comme ceux d’Esdras demandaient aussi d’abandonner époux et père ou femme et enfants, pour (re) venir à Jéhovah. Voir notre opuscule consacré au judaïsme. Or les chrétiens, comme les juifs, refusaient donc de prêter serment aux aigles symboles des légions de leur pays ; comme les juifs, ils boudaient leurs devoirs civiques. Les premiers chrétiens, qui avaient hérité du judaïsme son mépris pour les autres cultes ; (voir Deutéronome 7 : Alors tu les voueras à l’anathème. Tu ne concluras pas d’alliance avec eux. Tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec eux, tu ne donneras pas ta fille à leur fils, tu ne prendras pas leur fille pour la donner à ton fils, car cela détournerait ton fils de me suivre ; ils serviraient d’autres dieux. La colère du Seigneur s’enflammerait contre vous, et il aurait vite fait de t’exterminer. Voici ce que vous leur ferez : vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs stèles, vous abattrez leurs poteaux sacrés et vous brûlerez leurs idoles) ; attiraient donc de plus en plus sur eux la suspicion des autorités romaines qui, jusque-là, en tant que juifs, les avaient, certes, traités avec condescendance, mais les avaient aussi officiellement reconnus (religio licita).
Les rituels chrétiens restent également mystérieux, mal connus ; au début du christianisme, ils ont lieu dans des maisons particulières ; seuls ceux qui ont été baptisés sont admis à participer à l’eucharistie (autre nom donné au repas de commensalité « devogdonion » avec les dieu-ou-démons), c’est-à-dire à la commémoration du dernier repas et du sacrifice du Christ. Comme dans la célèbre affaire des bacchanales de l’an 186 avant notre ère ; ce secret alimente tous les fantasmes la rumeur publique a vite fait d’accuser les chrétiens de crimes abominables et de faire retomber sur eux la responsabilité des catastrophes naturelles : l’institution juive du bouc émissaire se retourne contre eux. Tertullien souligne le méfait des bruits qui courent et qui dénaturent promptement la vérité.
« Quae ne tum quidem, cum vera defert, a libidine mendacii cessat, ut non falsa veris intexat adiciens detrahens varietate confundens ».
« D’où vient, me direz-vous, que vous êtes en si mauvais renom, qu’il justifie en quelque sorte le législateur ? Et moi, je vous demanderai à mon tour, sur quelle garantie a prononcé le législateur autrefois, et vous-mêmes aujourd’hui : sur la foi de la renommée ! Mais n’est-ce pas d’elle qu’il a été dit : elle est le plus rapide de tous les maux ? (Énéide IV, 176.) Pourquoi l’appeler un mal, si elle dit toujours, ou du moins si elle dit le plus souvent la vérité ? La renommée ? mais lors même qu’elle apporte la vérité, elle ne renonce point à la fantaisie du mensonge, mêlant le faux avec le vrai, ajoutant, retranchant, confondant et dénaturant toutes choses » (Tertullien, Ad nationes, I, VII).
Plusieurs œuvres littéraires se font l’écho des calomnies suscitées par cette rumeur : meurtre – en particulier meurtres rituels d’enfants – anthropophagie, inceste, débauche… On trouve à ces accusations quelques explications dans des croyances et pratiques chrétiennes déformées. L’appellation de frères et sœurs entre les adeptes conduit au soupçon d’inceste ; le repas de commensalité avec les dieu-ou-démons (partage du pain et du vin qui, pour les croyants, sont le corps et le sang du Christ) à celui d’assassinat et de cannibalisme.
Enfin, la religion chrétienne est dès l’origine une religion missionnaire : dans le Nouveau Testament apparaît à plusieurs reprises ce souci d’aller porter la « bonne nouvelle » que le messie est arrivé.
Contrairement au judaïsme, qui est ancré dans une terre d’origine, de souche antique, et donc respectable aux yeux des Romains, les chrétiens ne font pas partie d’une nation à laquelle on reconnaît le droit de conserver ses pratiques religieuses. Leur prosélytisme actif et visible est plutôt celui d’une secte nouvelle, étrangère, intransigeante, sans respect pour les hiérarchies sociales établies, il est donc perçu comme dangereux.
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En ce qui concerne les deux premiers siècles de notre ère, le corpus de textes latins écrits par les auteurs païens, à propos des chrétiens, est extrêmement restreint. Faut-il y voir un signe de mépris envers ce qui est quantité négligeable, ou le fait que la communauté chrétienne ne joue à Rome qu’un rôle encore peu important et se distingue mal, aux yeux des Romains, de la religion juive ? Car dans la société romaine, les chrétiens ne sont d’abord pas distingués des juifs, et de fait le christianisme s’est diffusé dans les synagogues. Les premières persécutions contre les chrétiens sont donc indiscernables de la répression antijuive et antisémite propre à tous les conquérants successifs de la Judée ou de Jérusalem.
En tout cas, ce qui est certain, c’est que les quelques écrivains romains qui en parlent le font dans des termes très péjoratifs. « Une engeance adonnée à une superstition nouvelle et coupable, genus hominum superstitionis novae ac maleficae » (Suétone), « superstition pernicieuse, exitiabilis superstitio » (Tacite), « superstition déraisonnable et sans mesure, supertitio prava et immodica » (Pline le Jeune) : cette croyance nouvelle ne peut donc que nuire au peuple romain. Elle apparaît aussi comme une religion irrationnelle, à laquelle manque le sens de la mesure, bien éloignée des idéaux philosophiques cultivés par l’antiquité gréco-romaine. Pline la qualifie d’amentia, de folie, de ce qui est privé d’intelligence, de capacité de réflexion. Pour ces intellectuels, c’était donc une superstition voire même de l’athéisme atheia) ; car cela revenait à adorer non pas un dieu, mais un simple mortel (Jésus) et pour eux les premiers chrétiens constituèrent donc pendant longtemps, une secte dangereuse, toute de noir vêtue (voir les popes orthodoxes d’aujourd’hui) ; hostile, un peu comme Tertullien, à tout ce qu’il pouvait y avoir de grand ou de beau dans l’espèce humaine. Les jeux olympiques, la patrie et sa défense contre les Barbares, le féminisme, la poésie – voir le cas de la malheureuse Hypatie d’Alexandrie. La plus belle, la plus vertueuse, la plus instruite, et la plus accomplie des femmes, à en croire John Toland, lapidée par le clergé d’Alexandrie afin de satisfaire l’orgueil, l’ambition, et la cruauté, de saint Cyrille (Tetradymus.1720).
L’acceptation du martyre par les chrétiens, le fait que leur théologie fasse de ces morts ignominieuses une victoire, à l’imitation du Christ, est considéré, non comme un signe de fidélité à ses convictions, mais comme un fanatisme irraisonné. Marc-Aurèle voit dans leur courage devant la mort non le fruit d’un jugement personnel, mais un « simple esprit d’opposition » (Marc-Aurèle, Pensées, XI, 3).
Rappelons ici trois exemples notés dans notre précédent cahier de notes et qui montrent à quels points certains des premiers chrétiens de cette époque étaient vraiment youfakouna.
Tertullien. Lettre à Scapula.
« Plus la lutte grandit, plus la récompense grandit avec elle. Votre cruauté fait notre gloire. Prenez garde qu’en nous poussant à bout, nous ne courions pas tous au-devant de vos exécutions, uniquement pour vous convaincre qu’au lieu de les redouter, nous les appelons de nos vœux. Pendant qu’Arrius Antonius se déchaînait contre nous en Asie, tous les chrétiens de la ville, se levant en masse, s’offrirent à son tribunal. Il se contenta d’en faire emprisonner quelques-uns : « Misérables, dit-il aux autres, si vous voulez mourir, n’avez-vous point assez de cordes et de précipices ? »
(Quand on vous disait aussi que traduire le terme arabe chahid par martyr était une faute…)
Lettre des églises de Lyon et de Vienne aux églises d’Asie Mineure et de Phrygie (écrite en l’an 177).
N.D.L.R. Le texte ne nous a été conservé que par Eusèbe de Césarée, ce qui le rend extrêmement suspect.
« Alors Dieu intervint et Jésus manifesta son infinie miséricorde ; le fait était rare dans notre communauté de frères, mais il n’était pas étranger à la sagesse du Christ. Ceux qui avaient renié leur foi dès leur arrestation partageaient les souffrances et le cachot des martyrs. Leur apostasie ne leur avait été d’aucune utilité. Les confesseurs de la foi étaient incarcérés comme chrétiens, sans que l’on portât contre eux aucune autre accusation. Les autres étaient retenus sous l’inculpation d’homicide et de forfaiture. Ils étaient doublement punis par rapport à leurs compagnons.
Les confesseurs trouvaient leur réconfort dans la joie du martyre, l’espérance des béatitudes promises, l’amour pour le Christ, l’Esprit du Père. Les apostats, par contre, étaient torturés dans leur conscience, au point qu’on les reconnaissait, au passage, entre tous les autres, à leur visage.
Les confesseurs s’avançaient pleins d’allégresse, le visage illuminé de gloire et de grâce. Il n’est pas jusqu’à leurs chaînes qui semblaient une parure magnifique, comme celle d’une fiancée dans sa robe aux franges brodées d’or. Ils exhalaient au passage la bonne odeur du Christ, si bien que plusieurs se demandaient s’ils n’étaient point parfumés.
Les renégats marchaient la tête basse, humiliés, repoussants, avec toutes sortes de difformités. Les païens eux-mêmes les traitaient de misérables et de lâches ; ils étaient accusés maintenant
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d’homicide ; ils avaient perdu le nom souverainement honorable, glorieux et vivifiant de chrétiens. À ce spectacle les autres étaient affermis. Ceux que l’on arrêtait encore confessaient leur foi aussitôt, n’ayant même plus l’idée d’écouter les suggestions du démon.
Après toutes ces épreuves, les confesseurs quittèrent ce monde par diverses formes de martyre. Avec des fleurs de toute espèce et de toute couleur, ils tressèrent une couronne unique qu’ils offrirent au Père. Comme il convenait, les valeureux athlètes, après de nombreux combats et des triomphes éclatants, obtinrent la glorieuse couronne de l’immortalité. Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent donc conduits aux fauves dans l’amphithéâtre pour offrir au peuple et à la confédération de cités un spectacle d’inhumanité. Ce jour-là, on donna exprès, à cause des nôtres, des combats entre fauves ».
La profusion des détails fournis par l’auteur de cette lettre étonne… En tout cas ce qui est certain c’est que l’intervention du paraclet en la personne d’un Celte nommé Vettius donne à toute cette folie du martyre une couleur très montaniste.
Les persécutions sont donc avant tout un acte politique, et le plus souvent les autorités romaines se montrent en cela pragmatiques. Les chrétiens troublent l’ordre public en refusant de sacrifier à César, en refusant le service militaire… car la notion d’Empire revêt alors un caractère quasi sacré. Rome est vénérée comme une déesse-ou-démone. À la fin du IIe siècle encore, Rutilius Namatianus célèbre la déesse Rome. Lisez l’Énéide : l’auteur n’a pas d’accents assez vibrants pour chanter la grandeur et l’éternité de l’Empire. Tite-Live écrit que la patrie mérite tous les sacrifices, y compris le sacrifice suprême. Toute l’ambition d’un vrai Romain est donc de servir l’État. Comme le Hésus Mars ou Cuchulainn en Irlande sa meilleure chance de survivre est une gloire dont les générations futures garderont la mémoire.
L’apparition dans la première moitié du IIe siècle de plusieurs écrits apologétiques plaidant la cause des chrétiens auprès des empereurs et de l’opinion publique (voir tome précédent) ; prouve que du côté chrétien, on n’avait pas de plus cher désir que de s’intégrer le plus complètement possible à la société gréco-romaine, sans en contester l’organisation politique et sociale. Mais plus le nombre des chrétiens grandit, plus leur attitude se remarque. D’où l’évolution des autorités : d’abord attentives, elles en viendront à les surveiller, puis à leur marquer une réprobation de plus en plus grande.
Le conflit va rapidement se cristalliser autour d’une question précise : le refus des sacrifices aux dieu-ou-démons romains. Les dieu-ou-démons nationaux sont des alliés fidèles des Romains, des agents efficaces de l’extension et de la sauvegarde de l’Empire. Tous restent, plus ou moins vaguement, attachés à cette croyance, même les intellectuels. Surtout lorsqu’une catastrophe menace ou frappe l’Empire. L’appareil de l’État attache en tout cas une grande importance à ces dieu-ou-démons nationaux. Comme les chrétiens refusent opiniâtrement de leur rendre un culte, ils sont considérés comme des impies ou athées. Voir les actes d’accusation que l’on a conservés. On parle de « crimes de lèse-majesté » qui portent atteinte à la « grandeur » du peuple romain en indisposant les dieu-ou-démons qui en sont les garants.
Si pour les autorités de l’État romain, les persécutions ne sont donc que de simples mesures ponctuelles visant à maintenir l’ordre public ; les chrétiens, eux, y ont vu des actes par lesquels leurs adversaires, de toute provenance, spécialement les magistrats, les procurateurs et les dignitaires de l’empire ; manifestaient leur volonté délibérée de réprimer, voire d’éliminer le christianisme.
Il est, certes, exact, que c’est l’empereur qui faisait la loi, mais par définition, celle-ci restait abstraite ; d’où, par exemple, la fameuse demande d’instruction de Pline à Trajan. En fait un rapport envoyé à l’Empereur sur des groupes de chrestianoi, en grec, c’est dire de juifs convaincus d’avoir trouvé en Jésus le Messie attendu. Il s’agirait d’ailleurs plus précisément de membres de la secte elchasaïte, prolongement du nazoréisme ou ébionisme primitif des chrétiens de Jacques de Jérusalem.
Il appartenait donc en définitive aux gouverneurs d’appliquer avec plus ou moins de zèle, ces instructions. Or certains d’entre eux étaient souvent intimidés par l’agitation des juifs et des païens, avides de spectacles sanguinaires, ou poussés par une animosité notoire à l’égard des chrétiens. La plupart des cas s’expliquent surtout par des soulèvements populaires (pogroms antichrétiens) comme dans le cas de saint Polycarpe à Smyrne. Il est clair par contre, dans les cas de Perpétue et Félicité à Carthage, que le procurateur Hilarianus, comme Ponce Pilate, aurait préféré les relâcher ; puisqu’il insista auprès de Perpétue pour qu’elle prenne en pitié les cheveux blancs de son père et les besoins de son enfant nouveau-né.
PASSION DE SAINT PIONE ET COMPAGNONS.
Pour ce qui est du texte, voir plus haut. BIS REPETITA. Nous nous contenterons d’en faire brièvement l’analyse.
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Le texte est d’Herbert Musurillo Actes des martyrs chrétiens (Oxford 1972 137-167). NB. Certains des éléments retenus pour cette synthèse sont suspects, mais enfin…
Il y a clairement deux parties.
Première partie, la plus longue. L’organisation du sacrifice public en l’honneur des dieux de Rome et de l’empereur.
La foule est rassemblée, un certain nombre de chrétiens s’exécutent dont l’évêque Eudémon. Pione lui prend la parole pour s’opposer à cette cérémonie. Il est conduit en prison ou il retrouve une personnalité montaniste qui y croupit déjà : Eutychien.
Deuxième partie, le procès proprement dit. Présidé par le proconsul Quintilien qui fera tout pour éviter qu’on en vienne à une issue fatale, et qui ira même jusqu’à suggérer à Pione des arguments du genre restriction mentale ou casuistique pour le décider à faire le petit geste qu’on attend de lui. En vain.
Le récit intègre deux discours de Pione, deux dialogues entre chrétiens et responsables païens, des commentaires provenant des badauds, ainsi qu’une scène idéalisée des dernières paroles de Pione et de sa mort. Au centre de la réflexion, un discours sur l’Agora, adressé aux Grecs et aux juifs (IV) et un autre en prison adressé aux chrétiens (XII-XV) dans lesquels les juifs sont assez violemment attaqués par opposition au paganisme qui ne l’est que de manière marginale.
Les informations nous viennent d’un témoin oculaire qui a utilisé des instructions écrites rédigées par Pione au fond de sa prison, d’archives publiques du procès et d’informations « venant d’un témoin privilégié comme le bourreau ». Le texte semble avoir été rédigé pour un usage interne au christianisme, en position de rivalité face aux juifs, et en particulier pour la composante « catholique » dont fait partie Pione, N.B. Pione est également reconnu saint par l’Église orthodoxe, catégorie hiéromartyrs.
Personnalité de Pione.
Nouveau converti, ce rhéteur judaïsant est probablement grec d’origine.
Il est manifestement bien intégré dans la cité. Dans sa prison, il reçoit la visite de nombreux païens (XII) qui le supplient de sacrifier. Considéré comme un homme respectable, il est pétri de rhétorique grecque, comme le prouve son utilisation de la méthode des parallèles (IV, 2) ou sa diatribe argumentée contre les juifs qui vise à fournir des preuves de la colère de Dieu contre ce peuple (IV, 18). En outre, il n’hésite pas à recourir à des mythes communs (comme celui du déluge IV 23) ou à faire l’éloge de la Smyrne antique pour se rallier les Grecs.
Le contexte religieux de Smyrne. Outre les païens de langue grecque, il y a bien sûr des juifs et des chrétiens.
Du côté des chrétiens il y a plusieurs groupes qui ont attiré l’attention des pouvoirs publics. La question du proconsul « De quel culte ou secte es-tu ? (IX, 2) le prouve. Le texte lui-même fait d’ailleurs référence à des marcionites et à des montanistes.
On a donc encore à Smyrne au IIIe siècle un christianisme par affinités. Le groupe de Pione lui – même, semble se distinguer par des marqueurs comportementaux spécifiques : des principes de vie ascétiques (ils refusent toute aide alimentaire en prison) et le port d’un vêtement particulier, le maphorion, influences qui pourraient venir du judaïsme.
Rapports entre chrétiens et juifs justement.
Le martyre de Pione rend particulièrement compte de l’ambigüité des relations entre juifs et chrétiens à Smyrne au milieu du IIIe siècle : les juifs sont encore considérés par les chrétiens comme des proches à convertir, ainsi qu’en témoigne le premier discours de Pione dont la virulence traduit parallèlement la situation de concurrence entre les deux groupes, face aux Grecs. En mettant en avant l’hostilité des juifs au genre humain, leur immoralité ou leur idolâtrie, Pione use d’une rhétorique assez courante dans la littérature chrétienne postérieure à 135 (échec de la révolte de Bar Kokhba). L’argumentation vise à montrer que les juifs sont un peuple scélérat par le rappel des épisodes scabreux présents dans l’Ancien Testament ainsi que celui du rejet d’Israël. Dans son évocation du peuple prophéticide, Pione se situe directement dans la perspective de l’église johannique : à Smyrne le quatrième évangéliste fait figure de référence.
Les persécutions constituent une autre source de divisions. Elles conduisent de nombreux chrétiens à se réfugier dans les synagogues (comme crypto – chrétiens ou lapsi). Mais les juifs ne se contentent pas de leur offrir un abri, ils encouragent l’apostasie. Ainsi Pione met-il sérieusement en garde ces
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chrétiens en fuite : les juifs nient la Résurrection et font le rapprochement entre la mort du Christ et la mort violente des criminels.
Le discours de Pione semble prêter aux juifs un rôle dans les troubles, dans la continuité du récit du martyre de Polycarpe, qui les incluait dans la foule agissant comme agent de pression auprès des magistrats. Mais Marcel Simon estime que le récit du martyre de Pione peut s’expliquer par des réminiscences du martyre de Polycarpe. Pour l’auteur, il est de toute façon plus envisageable de croire que les juifs ont pu attiser les haines contre les chrétiens que l’allumer par eux-mêmes.
Mais les rivalités existantes entre juifs et chrétiens à Smyrne ne constituent pas un obstacle aux interactions entre les deux groupes. Ainsi le récit de l’évocation des morts par Saül est-il évoqué par Pione selon une version qui rejoint la Bible hébraïque. Il est assez clair, dans leur ensemble, que les communautés chrétiennes avaient l’habitude de consulter des rabbins sur des questions d’exégèse biblique jusque tard dans l’histoire de l’Église, soit pour éclaircir le sens exact d’un terme à la lumière du texte hébraïque soit pour l’interprétation de passages difficiles. Ces pratiques semblent avoir été largement répandues dans toutes les régions où existaient des juiveries importantes. En tant que siège d’un évêché et d’une école théologique et comme foyer important de science rabbinique, Césarée est connu pour avoir été l’un des hauts lieux de contacts habituels entre docteurs des deux cultes.
Le Martyre de Pione témoigne enfin de l’inculturation « rituelle » des chrétiens de Smyrne qui utilisent le calendrier juif pour leur célébration hebdomadaire. La perméabilité aux influences juives se retrouve sur place dès le IIe siècle avec Polycarpe, ardent défenseur de la célébration de la fête de Pâques en même temps que de la Pessah juive. Au même moment, les canons des conciles et les pères de l’Église attestent de mariages mixtes et de la participation de chrétiens à des fêtes juives.
Il importe par conséquent de préciser ce que furent les persécutions réellement subies par les premiers chrétiens.
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LES POURSUITES POUR CAUSE DE CRIMES DE DROIT COMMUN.
Les poursuites pénales contre les chrétiens ont duré deux siècles et demi, de 66 à 311. Mais pas sans relâche. Aux moments de tensions succèdent des accalmies, parfois longues. Une alerte en Afrique ou en Asie Mineure peut n’avoir aucune répercussion en Italie. Il ne faudrait pas voir l’Église des premiers siècles comme une société secrète de conspirateurs dont toute la vie se ramènerait à des réunions nocturnes dans des catacombes ou des galeries souterraines. La vie de l’Église s’étale au grand jour. Elle a un patrimoine, des cimetières. L’élection d’un évêque donne lieu à des manifestations populaires. Il y a de fréquents conciles, et de nombreux évêques y participent. À Carthage, au temps de Cyprien, c’est presque chaque année qu’il y aura un concile. Au concile de 256 à Carthage il y a par exemple 87 évêques présents. Or la police ne fait rien pour arrêter les chrétiens rassemblés. Pourtant, c’eût été un beau coup de filet !
Souvent d’ailleurs, c’est la foule qui prend l’initiative, en traînant les chrétiens devant le juge. En outre, au début, les juifs semblent jouer un rôle prépondérant dans les pogroms antichrétiens. Ce fut le cas dans la Passion de Polycarpe. Ils ne sont peut-être pas non plus étrangers à la première persécution déclenchée en 64 par Néron. Mais les païens s’associent, eux aussi, très vite, à cette chasse aux chrétiens. Pline le Jeune (112), en Bithynie, parle des nombreux cas de dénonciation qui lui sont soumis. Trajan répond qu’il ne faut pas rechercher les chrétiens, mais tenir compte des dénonciations et châtier les délateurs s’ils ont menti.
Hostilité populaire. Dans le récit qui nous est parvenu de la passion des martyrs de Lyon, on peut lire en effet ce qui est sans équivoque : « Tout d’abord, ils endurèrent généreusement les sévices que la foule ameutée multipliait contre eux. Hués, frappés, traînés à terre, dépouillés, lapidés, séquestrés, ils subirent tout ce qu’une populace enragée se plaît à infliger à des adversaires et à des ennemis. Puis on les fit monter au forum. Interrogés devant le peuple par le tribun et les premiers magistrats de la ville… »
À Toulouse en 250, Saturnin est lapidé par la foule sans aucun jugement. « On se saisit de lui, on l’attache aux pattes du taureau destiné au sacrifice, on pique la bête qui s’élance du haut du Capitole. Dès les premières marches, la tête se brise, laissant échapper la cervelle ».
Quelquefois aussi, c’est le pouvoir central qui prend l’initiative, en envoyant des instructions aux fonctionnaires provinciaux pour forcer les chrétiens à prêter serment de fidélité à l’État et à l’Empereur. Ce qui arrive notamment lors de graves crises intérieures ou extérieures ; lorsque, par exemple, l’empereur cherche à mobiliser toutes les énergies de l’Empire. Cela se produira particulièrement sous Septime Sévère, Maximin, Dèce, Valérien, Dioclétien.
On dispose de documents assez très précis sur le déroulement des procès.
Les interrogatoires sont courts – en général dix minutes – et aboutissent, en cas d’échec, à la condamnation à mort.
Autant la foule se montre haineuse ou ignoble, autant l’interrogatoire se déroule dans un climat respectueux. Le dialogue est courtois. Le fonctionnaire romain cherche, non pas à condamner, mais à leur faire prêter serment aux dieux ou à l’Empire.
Au procès de Cyprien, le proconsul est prêt à faire des concessions. Il explique à l’accusé qu’il lui suffira de participer à une cérémonie, et qu’ensuite il pourra retourner adorer son dieu. Cyprien lui répond qu’il ne peut pas faire cela, et lui annonce qu’il prie volontiers son Dieu à lui pour le salut de l’empereur et celui de l’Empire. Toujours au procès de Cyprien, le proconsul prononce la sentence « à regret » « aegre » précise en latin le texte des actes proconsulaires du martyre de saint Cyprien.
À Scili en Tunisie, le proconsul accorde un délai de 30 jours de réflexion aux accusés pour les aider à revenir à de meilleurs sentiments (voir Actes des martyrs scillitains).
« Aie pitié de ta jeunesse », dit le proconsul à un jeune, nommé Germanicus.
« Aie le respect de ton âge », dit le procureur à Polycarpe, le vieil évêque de Smyrne. Il ajoute : « Quel mal y a-t-il à dire Seigneur César, à faire ce sacrifice d’encens, et le reste, pour sauver sa vie ? » (Martyre de Polycarpe.)
Dans le cas de l’évêque de Thmuis nommé Philéas (306) le juge Culcien ou ses collègues recourront à tous les moyens possibles (il a déjà sacrifié et ainsi de suite…) pour le relaxer, mais rien n’y fera, Philéas refusera catégoriquement cette grâce et « obtiendra » donc de haute lutte sa condamnation. Les actes de son martyre constituent un témoignage éloquent de cette folie du suicide qui avait alors saisi certains chrétiens, et qui confinait alors à l’égoïsme puisqu’ils ne pensaient alors qu’à eux et aucunement aux.
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« Le gouverneur professait un grand respect pour sa qualité et son mérite et lui dit : « Si vous étiez dans la misère ou la nécessité, je vous ferais exécuter sans plus attendre ; mais comme vous avez des biens suffisants non seulement pour vous et votre famille, mais pour entretenir presque toute une province, j’ai pitié de vous et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sauver ». Les conseillers et les avocats, tout aussi désireux de le sauver, lui dirent : « Il a déjà sacrifié au monastère (phrontisterium)…
Sa femme, ses enfants, son frère, d’autres parents à lui, des personnes de distinction, et des païens, assistaient au procès. Le gouverneur, espérant le convaincre par égard pour eux, lui dit : – « Voyez avez quelle tristesse votre femme vous regarde ». Philéas répondit : « Jésus-Christ, le Sauveur des âmes, me rappelle dans sa gloire et il peut, s’il le désire, rappeler ma femme aussi ». Les conseillers, pris de pitié, s’adressèrent au juge : « Philéas demande un délai. » Culcien lui dit :« Je vous l’accorde bien volontiers… »
Les conseillers, le lieutenant de l’empereur, qui était le premier magistrat de la ville, les autres officiers de justice, et ses parents, se jettent alors à ses pieds, embrassent ses genoux, le conjurent d’avoir pitié de sa famille en pleurs, et de ne pas abandonner ses enfants qui sont encore à l’âge tendre, car sa présence leur est absolument nécessaire. Mais lui, comme un roc inébranlable au milieu des vagues impétueuses qui s’élancent contre lui, demeurait impassible. Élevant son cœur à Dieu, il protesta hautement qu’il n’avait d’autre parents que les apôtres et les martyrs. Philorome un noble chrétien était présent : il était tribun ou colonel, et……
Admirant la prudence et le courage inflexible de Philéas, et transporté d’indignation contre ses adversaires, il leur cria : « Pourquoi vous efforcez de vaincre cet homme si courageux, et, par un respect impie envers les hommes, le faire renoncer à Dieu ? Ne voyez-vous pas que, contemplant la gloire du ciel, il ne tient aucun compte des choses terrestres ? » Ce discours lui valut l’indignation de toute la salle…
Le frère de Philéas, qui était juge, dit au gouverneur : « Philéas demande sa grâce ». Culcien le rappela et lui demanda si c’était vrai. Il répondit : « Non, à Dieu ne plaise. N’écoutez pas ce malheureux. Loin de désirer l’annulation de ma condamnation, j’en remercie au contraire les empereurs, vous-même et votre tribunal, car grâce à vous je deviens ainsi cohéritier du Christ et entrerai ce jour même en possession de son royaume ».
Rappelons enfin à propos de cette folie du suicide chez les chrétiens de l’époque la lettre à Scapula du montaniste Tertullien, qui montre bien que les juges recouraient le plus souvent à tous les moyens imaginables pour éviter des peines trop lourdes.
« Combien de magistrats, plus affermis que toi dans la haine et d’ailleurs moins humains, ont essayé d’étouffer ces iniques procédures ! Cincius Sévérus était le premier à suggérer aux chrétiens de Thisdrum des réponses évasives pour les dérober à la mort. Vespronius Candidus affecta de ne considérer un chrétien que comme un homme un peu trop remuant, et se contenta d’une sorte d’amende honorable envers les citoyens. Asper, après avoir soumis un des nôtres à une torture légère, le détacha promptement du chevalet, sans le contraindre à sacrifier. Il avait d’ailleurs déclaré auparavant aux avocats et aux assesseurs qu’il déplorait de s’être engagé dans cette malheureuse affaire. Prudens eut même l’idée de faire glisser dans l’acte d’accusation d’un chrétien qu’on lui amenait, un grief de concussion. Et comme il ne se trouvait pas de témoin pour soutenir cette inculpation, il déclara que, conformément au texte de la loi, il ne pouvait pas donner suite au procès dans ces conditions » (Tertullien. Lettre à Scapula).
* Ce qui montre encore une fois à quel point la traduction de l’arabe chahid par martyr (tout comme l’assimilation de la répudiation à un divorce), constitue vraiment une grave erreur intellectuelle philosophique ou politique, qui est grosse de conséquences. Car le chahid musulman, lui, meurt les armes à la main.
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LES EMPEREURS « PERSÉCUTEURS ».
La propagande chrétienne (la tradition chrétienne) fait état de dix persécutions pendant le règne des empereurs romains.
En fait il n’y eut que deux empereurs animés par une véritable volonté idéologique (consciente) de contenir la montée de cette « folie », Dèce (250)) et Dioclétien (303).
Ce pénible sujet a déjà été abordé en détail dans notre tome précédent, mais comme c’est un des événements fondateurs du christianisme en Occident nous nous permettrons d’insister dessus.
Suétone donne la première indication connue, à propos de l’expulsion hors de Rome, des chrétiens, ordonnée par Claude, qui eut lieu en 41-42 ou en 49.
La persécution de Claude.
« Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuantis Roma expulit » (Suétone, Vie des Douze Césars, Claude, XXV). « Il expulsa de Rome les juifs qui causaient constamment des troubles à l’instigation d’un certain Chrestus ».
Ce texte signale donc au sein de la communauté juive une agitation que l’on peut attribuer à la présence de chrétiens. Le mot « Chrestus » a fait couler beaucoup d’encre : si certains historiens pensent qu’il s’agit d’un agitateur juif présent à Rome (chrestos n’est pas vraiment à l’origine un nom propre et veut dire simplement « oint » en grec) ; d’autres y voient le signe de dissensions au sein de la communauté juive, dues à la présence de chrétiens. Les païens confondront en effet longtemps les juifs et les chrétiens.
Cette décision de Claude ne fut que temporaire et ne concerna sans doute que les judéo-chrétiens. À la suite de cet édit de Claude, ils durent donc, tout comme les juifs, quitter, eux aussi, la Ville, ne laissant dans la communauté que les pagano-chrétiens non visés par l’arrêté d’expulsion.
Que des judéo-chrétiens aient été contraints à l’exil est confirmé par les Actes des Apôtres. L’apôtre Paul rencontre en effet à Corinthe deux artisans chrétiens d’origine juive, Aquilas et Priscille, qui ont dû quitter Rome « à la suite d’un édit de Claude qui ordonnait à tous les juifs de s’éloigner » (Actes des Apôtres, 18, 2). Après la mort de ce dernier, en 54, les juifs purent rentrer à Rome et, donc, les judéo-chrétiens eux aussi.
La persécution de Néron (54-68).
Jusqu’en 62, Néron a été conseillé par le philosophe Sénèque, et son administration fut considérée par les chrétiens comme équitable. On en trouve un témoignage en Romains 13, 1-7, ainsi qu’en 1 Timothée 2, 1-2 et 1 Pierre 2,13-17. Luc présente souvent les autorités romaines sous un jour favorable. Même Pilate est presque disculpé : il proclame honnêtement l’innocence de Jésus, et ne semble le livrer que pour éviter une émeute (Luc 23, 23). Ni Sergius Paulus à Chypre, ni le proconsul Gallion à Corinthe, ne s’opposent à la prédication de l’Évangile. Même le procurateur Félix, pourtant cupide et débauché (Actes des Apôtres 24, 25-26), n’accepte pas d’abandonner Paul aux mains du Sanhédrin. Quant à Festus, il est présenté comme un homme honnête, un peu dépassé par les événements, mais faisant consciencieusement son métier (Actes des Apôtres 25, 25-27). Luc souligne aussi « l’humanité » du centurion Julius (Actes des Apôtres 27, 3).
Tacite (Annales. XV, 44) évoque la persécution infligée aux chrétiens par Néron – la première rapportée par les historiens romains. L’empereur, après l’incendie de Rome en 64, tente d’en rejeter la responsabilité sur les chrétiens. On peut donc supposer que l’opinion publique ne leur est déjà guère favorable – on ne choisit pas de bouc émissaire dans un groupe apprécié – le seul fait de pratiquer une religion étrangère les met d’ailleurs déjà dans l’illégalité.
Tacite a une fort mauvaise opinion des chrétiens, mais il souligne la bestialité de Néron.
« Ni les moyens humains, ni les largesses du prince, ni les cérémonies religieuses expiatoires, ne dissipaient la rumeur disant que l’incendie était d’origine criminelle. Aussi pour dissiper ces bruits, Néron trouva des coupables tout indiqués, qu’il soumit à des tortures exemplaires, car leurs crimes les rendaient odieux. Le peuple les appelait chrétiens. Ce nom leur venait de Chrestus, supplicié sous l’empereur Tibère par le procurateur Ponce Pilate. Leur funeste superstition avait été réprimée, mais elle refaisait surface, non seulement en Judée, foyer de cette peste, mais à Rome, où s’installent et se développent toutes les idées détestables et choquantes venues du monde entier. Dans un premier temps, on arrêta ceux qui avouaient. Suite à leurs dénonciations, une foule innombrable fut ensuite
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accusée, pas tellement d’avoir allumé l’incendie, mais d’avoir de la haine pour le genre humain. Leur mort était mise en scène : certains, recouverts de peaux de bêtes, étaient déchirés par les chiens ; beaucoup étaient mis en croix ou brûlés ; on en faisait brûler d’autres comme des torches pour éclairer le crépuscule. Néron avait réservé ses jardins pour le spectacle et y organisait des jeux du cirque. Vêtu en cocher, il se mêlait à la foule ou bien il montait sur un char. Voyant cela, malgré leur culpabilité qui valait aux chrétiens des châtiments exemplaires, les gens éprouvaient de la compassion pour eux : ils pensaient que les chrétiens n’étaient pas exécutés dans l’intérêt public, mais qu’ils assouvissaient la cruauté de cet empereur ».
La persécution engagée par Néron à la suite de l’incendie de Rome, en 64, n’est en fait rien d’autre qu’un pogrom dont furent victimes ces dissidents de la colonie juive. Excité, dit-on, contre les chrétiens, par sa femme Poppée, une prosélyte du judaïsme, il les accusera de l’incendie de neuf jours que lui-même avait allumé dans la Ville. La femme de Néron était en effet une « craignant Dieu » c’est-à-dire une sympathisante du judaïsme.
Il n’est pas exclu néanmoins que le parti zélote, hostile aux Romains comme aux partis juifs collaborateurs, les sadducéens et les pharisiens ; ait eu quelque responsabilité dans cet acte terroriste et apocalyptique par excellence que fut la destruction de Rome, abhorrée sous le nom de Babylone.
Nous ne savons rien de certain sur le sort des chrétiens de Rome après la persécution néronienne jusqu’au début du IIe siècle. Après cette première persécution, il y aura une longue accalmie.
Quelques années après (il est difficile d’établir une date précise), Paul, arrêté en Palestine, demande à être jugé, non devant les instances locales, mais à Rome ; et il sera donc conduit dans la capitale de l’Empire, puisqu’il bénéficie des droits attachés à son statut de citoyen romain. Cette requête de Paul tend à prouver que l’apôtre crédite alors le droit romain d’une certaine impartialité pour trancher le conflit qui l’oppose aux juifs.
Sous Domitien (81-96) comme les chrétiens refusaient de payer l’impôt religieux, exigé alors avec une nouvelle rigueur [pour subvenir au besoin du culte] des juifs… ils se virent accuser d’impiété ou d’athéisme (atheia).
Divers indices ne nous permettent pas néanmoins d’attribuer à Domitien une persécution d’une férocité égale à celle de Néron. Il semblerait plutôt que, par méfiance vis-à-vis de déviations potentiellement dangereuses, Domitien ait manifesté son hostilité envers les païens qui abandonnaient leur religion pour des cultes orientaux favorisant le culte exclusif d’un Dieu-ou-Diable aniconique (le judaïsme et probablement le christianisme). Durant son règne, certains adeptes de ces cultes furent exécutés, notamment quand leur position religieuse allait à une activité politique. Que ce soit ou non sur l’ordre personnel de Domitien, les autorités locales peuvent avoir entrepris leurs propres investigations, en particulier dans des zones où les chrétiens avaient agacé leurs voisins qui les jugeaient antisociaux et irréligieux (voir amixia et atheia). Le refus des chrétiens (Note de la rédaction : de la fraction la plus radicale d’entre eux en tout cas) de participer au culte public, et peut-être d’honorer Domitien divinisé, rapporté par ceux qui leur étaient hostiles ; peut s’être conclu par le tribunal, le jugement, éventuellement le martyre. Les cas ont néanmoins dû être très limités. Telle est en tout cas l’opinion du Père Raymond E. Brown à ce sujet.
Aux environs de l’an 100 de notre ère, d’après l’historien français Bernard Lazare, la situation était donc claire : le judaïsme était une religion légale (licita) tolérée par Rome. Les privilèges des juifs dans la société antique étaient en effet considérables ; ils avaient des chartes protectrices leur assurant une libre organisation politique et judiciaire, et des facilités pour l’exercice de leur culte. Grâce à ces privilèges, les Églises chrétiennes purent se développer, car pendant longtemps les associations de chrétiens ne se différencièrent pas, aux yeux de l’autorité, des associations juives ; les distinctions qui existaient entre les deux religions n’étant pas connues du pouvoir romain.
Le christianisme était considéré comme une secte juive ; il bénéficiait des mêmes avantages, il fut non seulement toléré, mais, d’une façon indirecte, protégé par les administrateurs impériaux.
Une fois la séparation entre Église et Synagogue achevée par contre, un problème extrêmement grave se posa aux communautés chrétiennes de l’Empire romain. Pour toutes sortes de raisons historiques et politiques, le judaïsme avait obtenu des autorités romaines un statut très privilégié, il bénéficiait d’une protection qui le mettait à l’abri des avanies que les autorités locales pouvaient vouloir lui faire subir. Tant que les chrétiens restaient membres des synagogues et des groupes de sympathisants qui les entouraient, ils profitaient du statut des juifs et de tous ses avantages fiscaux, judiciaires, politiques ou autres. Cette situation privilégiée n’avait connu qu’une exception ainsi que nous l’avons vu : la persécution néronienne de 64. Néron avait rendu les chrétiens responsables du
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gigantesque incendie qui ravagea Rome le 19 juillet de cette année-là, peut-être sur suggestion des dirigeants des synagogues romaines ; qui pouvaient légitimement redouter un pogrom de la part du petit peuple rendu furieux par la catastrophe, qu’il estimait être d’origine criminelle. La répression qui s’abattit fut terrible ainsi que nous l’avons dit, mais rien ne permet de penser que le christianisme fut interdit ailleurs dans l’Empire. Il restait protégé par le statut légal du judaïsme.
Sous Domitien, il y a lieu de parler seulement de quelques cas de poursuites, sans que la responsabilité personnelle de l’empereur soit engagée. Mais le livre de l’Apocalypse, qui date de cette époque, témoigne néanmoins du changement d’attitude des chrétiens à l’égard de l’Empire. Le pouvoir romain devient le suppôt de Satan.
Qui a commencé le premier ? Ce qui est certain c’est que ce dernier livre du canon chrétien (fin du premier siècle) est un véritable brûlot, une déclaration de guerre contre l’État. Néanmoins, ainsi que le remarque BERNARD Lazare, ce ne sera que lorsque l’expulsion des synagogues aura été un fait accompli, que les autorités romaines commenceront à distinguer les chrétiens des juifs, et qu’elles se mettront à poursuivre les premiers (le judaïsme étant religio licita depuis César et Auguste) sans beaucoup d’acharnement pour autant.
TRAJAN (98 à 117) l’erreur judiciaire par définition.
La correspondance entre Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, et l’empereur Trajan, atteste, pour l’an 112, des persécutions antichrétiennes dans cette province, mais aussi le refus des autorités de pousser trop loin la répression. La situation des Églises était donc devenue précaire, mais leur existence n’était pas menacée. Les persécutions n’ont été que sporadiques et aléatoires et les communautés chrétiennes ont quand même pu vivre et se développer. Les chrétiens feront bien pire plus tard, voir le cas des sorcières de Salem ! Tout ce que demande Trajan dans le fond, c’est que les chrétiens acceptent, non de renier leur foi, mais de prouver leur fidélité à Rome, autrement dit, dans la mentalité de l’époque, d’accepter de sacrifier à ses dieux.
La lettre de Pline le Jeune, en 112-113, interroge en effet l’empereur sur la manière de traiter les chrétiens, ce qui laisse supposer qu’il n’existe pas alors de loi spécifique antérieure à cette date (Pline le Jeune, Lettres, X, 96).
Nous possédons la réponse de Trajan, un « rescrit », c’est-à-dire un texte faisant par la suite jurisprudence (Pline le Jeune, Lettres, X, 97).
Il s’agit en l’occurrence des chrétiens de Bithynie, province dont Pline est gouverneur, et non de ceux qui vivent à Rome ou en Italie. Cette missive donne cependant une indication : ce n’est pas sous l’impulsion du pouvoir central que se font les persécutions, mais à partir de pressions populaires et de dénonciations ; l’hostilité de l’opinion publique contre eux est manifeste.
Le courrier de Trajan protège d’une certaine façon les chrétiens dans la mesure où il interdit toute action violente et toute dénonciation anonyme, mais n’empêche nullement qui le désire de les poursuivre en justice et de les faire condamner [à mort] pour leurs pratiques religieuses. Aucun martyr n’est cependant attesté sous son règne.
On ne doit pas rechercher systématiquement les chrétiens – s’ils sont dénoncés et refusent de prêter serment de fidélité aux dieux de Rome et à l’empereur, il faut les condamner – mais on ne doit pas admettre de dénonciations anonymes, « car cela constitue un exemple pernicieux, très éloigné de nos principes ». Le pouvoir de cette époque fut donc en général tolérant. Par contre, les populations, juives ou païennes, elles, sont très hostiles. On note des persécutions sporadiques en Bithynie, en Palestine.
Après avoir gouverné pendant au moins trois décennies, l’Église de Syrie et de Cilicie, saint Ignace est arrêté dans des circonstances assez étranges puisque l’Église bénéficiait alors d’une grande période de paix. Ignace fut apparemment l’objet d’une plainte émanant de certains citoyens d’Antioche (des juifs ?), arrêté et transféré à Rome pour y être jugé, puis exécuté par les fauves (dans les arènes).
La lettre aux Romains qu’Ignace écrivit de Smyrne atteste en tout cas que c’était déjà de son temps une Église ayant un réseau de relations assez important pour être capable de trouver des appuis jusque dans la maison de César. (« À vous il est facile de faire ce que vous voulez ».)
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Ainsi que nous l’avons dit, Trajan ne prit aucune nouvelle mesure contre les chrétiens et se contenta de faire appliquer celles décidées par ses prédécesseurs. Il existe néanmoins des traditions chrétiennes étranges qui lui attribuent la responsabilité de la mort de saint Ignace et de cinq vierges chrétiennes.
Cette rumeur n’aurait pas mérité d’être reprise faute de place dans ce modeste essai si un des éléments de ce dossier à charge n’avait pas été une perle que nous ne résistons pas au plaisir de citer CAR IL RESSEMBLE BEAUCOUP A LA CORRESPONDANCE ÉCHANGÉE AVEC TRAJAN.
Il s’agit d’une demande d’instructions faite à l’empereur par le préfet de Palestine première Tiberianus et de la réponse que lui aurait faite Trajan.
Tiberianus, déconcerté par l’empressement des chrétiens à se présenter spontanément devant son tribunal, aurait adressé à Trajan la lettre qui suit.
« Conformément à vos ordres, j’ai prodigué tous mes efforts pour punir et mettre mort les Galiléens qui partagent la doctrine de ceux qui ont le nom de chrétiens. Ils ne cessent de se dénoncer eux-mêmes pour qu’on les mette à mort. Aussi me suis-je fatigué à les avertir de ne pas avoir l’audace de prendre l’initiative de se dénoncer à moi comme affidés à la susdite doctrine ; mais ils ne cessent de s’exposer aux poursuites. Veuillez donc me révéler et m’ordonner les décisions de votre invincible puissance. »
Trajan, en réponse à cette requête du préfet de Palestine, aurait ordonné non seulement à Tiberianus, mais également à tous les autres gouverneurs de mettre fin aux persécutions :
« Trajan lui ordonna de cesser de mettre les chrétiens à mort et adressa les mêmes instructions à tous les autres gouverneurs : ne pas mettre à mort à l’avenir ceux qu’on disait chrétiens. C’est ainsi que les chrétiens bénéficièrent d’un répit ».
En outre Ignace est mort en principe à Rome, à une date difficile à déterminer.
Mais on peut bien sûr reprendre la chronologie comme l’a fait Gustav Volkmar dans son étude de 1860.
Il a été le premier auteur moderne à considérer avec Malalas que la date du 13 décembre 115 était celle du séisme d’Antioche :
« Le séisme à la suite duquel Ignace subit son martyre s’est produit après la prise de Batana et la première campagne parthique, alors que Trajan était revenu à Antioche en vainqueur des Parthes, à la fin de novembre ou de décembre, le 13 décembre, comme le précise Malalas » (p. 53) ; il soutient qu’Ignace a subi son martyre non à Rome, mais à Antioche, une semaine après le séisme, le 20 décembre et considère également qu’Ignace fut la victime d’une persécution spontanée à laquelle Trajan ne put s’opposer : « Comme à la suite d’événements générateurs d’effroi et pleins de mystère, alors retentirent bientôt les cris : « Christiani ad Leones ! ». Seuls les dieux pouvaient hurler si farouchement contre ces athées qui leur manifestaient tant de mépris. Trajan lui-même n’aurait pas été capable de retenir la colère de la populace contre les chrétiens ; la persécution se déroula sous ses yeux. Il se peut que, pour mettre un terme au tumulte populaire, la première fois que l’on rendit grâce aux dieux pour avoir apaisé leur colère, on ait condamné les plus considérables ou les plus entêtés des dirigeants athées, ou plutôt leur chef, le premier des presbytres, à combattre des bêtes dans l’amphithéâtre et à affronter des léopards (
sic) une semaine après le séisme, le 20 décembre ».
Les deux empereurs qui succédèrent à Trajan par décrets protégèrent les chrétiens contre les excès ou la colère populaire, si fréquents alors en Grèce et en Asie Mineure.
L’empereur Hadrien (117 – 138) confirme, lui aussi (sans doute vers 125), dans une lettre citée par Justin (Apologie, LXVIII, 6-10), l’essentiel des dispositions de Trajan. Il alla même jusqu’à demander au proconsul Minucius d’appliquer des peines sévères à tous ceux qui dénonçaient calomnieusement les chrétiens.
L’attitude d’Antonin le Pieux (138 – 161) ne fut pas différente.
Il ne devait y avoir de sanction que s’il y avait trouble de l’ordre public. Or en certains endroits, les juifs, en possession de droits acquis auprès de la législation romaine [le judaïsme était une religio licita] se joignirent également aux citoyens des villes faisant du christianisme un trouble de l’ordre public.
À Antioche en 155, il est plus que probable que les juifs réclamèrent, eux aussi, le jugement et l’exécution de Polycarpe. Certains affirment même qu’ils furent les plus acharnés à alimenter le bûcher de l’évêque.
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Le règne de Marc-Aurèle (161 – 180) débuta au milieu de grandes calamités : épidémie de peste, famine et menace des barbares sur les frontières. Les chrétiens de tendance montaniste s’en prenaient alors violemment à l’État (à Rome, avec Marc-Aurèle, on assistera donc à un raidissement des intellectuels païens). Sous le règne de cet empereur philosophe, mais peu enclin à la sympathie envers cette nouvelle secte, l’hostilité envers les chrétiens ne cessera de croître ; on les rend responsables des malheurs qui menacent l’Empire : épidémie, famine, dangers d’invasion… La foule les agresse, de véritables « pogroms » ont lieu, même à Lyon, où, en 177 la foule s’en prend à des chrétiens montanistes purs et durs (mort de sainte Blandine et de son fils). Ces flambées de violence seront particulièrement brutales dans les cités d’Orient. Mais si saint Justin fut par exemple jugé et décapité (vers 163 – 165), ce fut moins en raison de ses idées (il avait plutôt tendance à flatter les autorités) qu’à cause de ses attaques personnelles contre le philosophe Crescens (homosexualité) ; et de sa forfanterie ou de son goût ostentatoire pour le martyre (ce qui irrita le préfet Junius Rusticus pourtant stoïcien. Voir les Actes de son procès, de son martyre). C’est alors aussi qu’aura lieu, en 180, le martyre des chrétiens de Scili (Tunisie). Voir tome I. L’affaire provoquera une telle excitation chez chrétiens qu’ils se présenteront en foule au tribunal pour s’accuser, mais la future Église officielle les désapprouvera.
La période de l’affrontement entre l’Empire et l’Église ne commencera véritablement qu’au début du IIIe siècle, le christianisme s’étant alors déjà considérablement développé ou organisé.
Le IIIe siècle de notre ère sera donc le siècle où les persécutions affecteront l’ensemble des chrétiens et ces efforts pour en faire des citoyens comme tout le monde dureront de 202 à 284. Mais ces persécutions furent néanmoins toujours ciblées (anticléricalisme, arrivistes et nouveaux riches chrétiens…) et relativement courtes, du moins dans leurs formes extrêmes. Le nombre des martyrs fut par conséquent peu élevé.
Le premier empereur à avoir vraiment engagé une lutte de principe contre le christianisme fut Septime Sévère. Certains historiens pensent que c’est avec cet empereur que s’ouvrit une période nouvelle dans les rapports entre l’Église et l’État. Durant les premières années de son règne, les chrétiens continuèrent de jouir de la politique de tolérance suivie par Commode, le dernier des empereurs philosophes (il y avait des chrétiens dans son entourage). Cependant, après quelque temps, Septime Sévère modifia son attitude, irrité par des soulèvements juifs, et rendu sans doute méfiant à cause du nombre croissant de chrétiens dans les classes élevées.
Sous les Antonins, la question chrétienne était réglée dans le cadre de l’administration provinciale, par les gouverneurs sollicités par des événements locaux nés de l’hostilité populaire.
Le règne de Sévère, par contre, préfigura ce qui allait advenir dans la seconde moitié du IIIe siècle, où l’on verra des empereurs organiser des poursuites de principe pour raisons politiques.
Guéri par un esclave chrétien, Proculus, Septime Sévère se montra d’abord tolérant ; mais par la suite, irrité des excès des montanistes, et poussé par des considérations politiques, en 202 il publia un Édit interdisant tout prosélytisme tant juif que chrétien (la distinction n’étant pas encore bien établie).
La persécution fait rage en Égypte et en Afrique. Elle vise ceux qui se préparent au baptême ou ceux qui le reçoivent, mais pas ceux qui l’ont déjà reçu. La charge de catéchiste devient donc particulièrement mal vue. Que l’on admette ou non l’existence de l’édit interdisant le prosélytisme juif et chrétien, force est de constater que la persécution de Septime Sévère fut plus rude et plus organisée que toutes celles qui l’avaient précédée. Cependant, il faut bien reconnaître aussi que cette persécution n’a été ni générale ni systématique, et qu’elle n’a pas revêtu le caractère d’une lutte à mort contre les chrétiens.
Les principales victimes, ainsi que nous avons pu le voir, furent surtout des catéchistes ou des nouveaux convertis de la tendance sectaire ou fanatique des talibans du christianisme d’alors (les parabolani), comme Perpétue et Félicité à Carthage (il s’agissait sans doute en effet de montanistes). Mais ceux qui se soumettaient ou sacrifiaient au culte public rendu à l’empereur, ne furent pas inquiétés.
Les notables de l’Église officielle finiront d’ailleurs assez rapidement par désavouer la course au martyre du genre de celle de l’évêque égyptien de Thmuis appelé Philéas en 308, mais Tertullien exaltait une forme d’autodestruction dont on ne sait trop ce qui la distinguait du suicide. En ce qui le concerne, Saint Cyprien préféra fuir la première persécution et n’accepta le martyre que lors de la seconde. Puis vint saint Augustin, qui mit un peu d’ordre et de raison dans ces excès en dénonçant clairement et sans fioritures le suicide déguisé derrière le martyre ostentatoire.
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« Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que de mille manières nous démontrons, c’est que personne ne doit volontairement s’ôter la vie pour se libérer des peines temporelles, car il tomberait alors dans les souffrances éternelles ; ni pour éviter les péchés d’autrui, parce qu’alors lui-même – que ne souille pas le péché d’autrui – commet un très grave péché personnel ; ni pour ses propres péchés passés, parce que pour pouvoir les expier par la pénitence, nous avons spécialement besoin de cette vie ; ni par désir d’une vie meilleure que nous espérons après la mort, car les suicidés n’ont en aucune façon à espérer avoir une autre vie meilleure » (De Civitate Dei, I, 26).
La polémique de saint Augustin avec les donatistes au sujet de ce qu’il appelle leur suicide collectif est d’ailleurs restée célèbre.
Bref « l’unbesonnes und fanatisches zudrängen zum blutzeugenthum wird zudem der kirche stets entschieden gemissbiligt, selbst die flucht erlaubt, wo keine besondere pflicht zum bleiben mahnte. L’incitation irréfléchie et fanatique, à répandre son sang pour sa croyance, fut donc formellement désapprouvée par l’Église ; elle autorisa même la fuite, lorsqu’un devoir particulier n’obligeait pas à la résidence » (« Lehrbuch der Kirchengeschichte für Studierende ». Fr.- X. Kraus. Tome I).
Un certain nombre d’historiens expliquent la condamnation de Perpétue et Félicité par une vive hostilité populaire contre les chrétiens à l’occasion de la célébration du dixième anniversaire de l’avènement de l’empereur Septime Sévère. On reprocha aux chrétiens d’être indifférents à ces célébrations, puisqu’ils ne participèrent pas aux cérémonies publiques en l’honneur de l’empereur, et ne sacrifièrent pas pour son salut ou son bonheur. Ils furent par conséquent dénoncés pour cela et on leur appliqua la jurisprudence Trajan.
Mais si la cause de l’arrestation de Perpétue et de Félicité a bien été le fait qu’elles avaient boudé tout type de participation au culte impérial ; leur condamnation s’explique par contre par d’incontestables penchants suicidaires très proches de ceux des kamikazes de nos modernes djihads. Perpétue et Félicité ne se sont pas sacrifiées pour leur pays ou pour leur famille, mais pour obéir à une certaine conception de leur croyance. L’interrogatoire de Perpétue et l’intervention infructueuse de son père pour obtenir d’elle un changement d’attitude, en sont la preuve. Elle aurait été libérée si elle avait accepté de sacrifier à l’empereur. Voir tome précédent.
Caracalla, en 212, accordera la citoyenneté à tous les habitants libres de l’Empire. Cette décision leur imposera encore plus, par voie de conséquence, le culte des dieux officiels romains, que les chrétiens refusent toujours. Mais si des violences continuent, particulièrement dans la ville d’Alexandrie ou en Afrique, on ne constate pas encore de volonté politique manifeste et déterminée de venir à bout de cette dissidence intérieure.
Maximin le Thrace (235-238). En réalité, seuls les chrétiens de Cappadoce auront à souffrir de cette persécution, à cause d’un procurateur particulièrement mal disposé, mais la situation des chrétiens redevint excellente sous Philippe l’Arabe. Vers le milieu du IIIe siècle, le christianisme ne se cachait plus. Avec l’argent et le droit de propriété, le style romain, était venue la respectabilité. À Nicomédie, la capitale de la partie orientale de l’Empire « l’église se dressait résolument, bien visible du palais » (Lactance. De la mort des persécuteurs 12). D’après une lettre du pape Corneille à Fabius, évêque d’Antioche, Rome comptait à l’époque 46 prêtres, 7 diacres, 42 acolytes, 52 exorcistes… tous nourris par la bonté divine et la charité de leurs frères.
La persécution, sous Septime Sévère et ses successeurs, n’avait donc pas été, somme toute, très rigoureuse ; en beaucoup d’endroits, les chrétiens avaient joui d’une paix ininterrompue de trente années ou plus.
Tout change avec Dèce, premier empereur à avoir déclenché une vraie persécution même si le contenu même de son édit fait toujours problème. À cet égard mieux vaut donc s’en tenir à ce qui s’est réellement passé.
DÉCE (201-251).
L’édit date probablement de la fin décembre 249. Il est appliqué à Rome dès janvier 250 (exécution du « pape » Fabien le 21 de ce mois).
RAPPELONS TOUT D’ABORD UN POINT CAPITAL : cet édit ne visait pas spécifiquement les chrétiens, mais l’ensemble des citoyens romains, à la seule exception des juifs, protégés par leur
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statut augustéen de tout acte d’idolâtrie. Et malheureusement pour les chrétiens ils n’étaient plus assimilés au judaïsme à cette époque.
L’édit concerne les deux sexes les adultes et même les enfants.
Les guillemets s’imposent en ce qui concerne le mot persécution dans ce cas CAR.
1) Ce qu’a ordonné cet empereur en 249 était une « supplicatio » et non une abjuration ou une apostasie.
2) Cette supplicatio était générale et ne concernait pas que les chrétiens.
3) Cette supplication ne s’est transformée en « persécution » antichrétienne que parce que certains d’entre eux ont refusé de s’y joindre.
Pour la petite histoire, rappelons d’ailleurs que même en prison ces confesseurs de la foi purent continuer à recevoir l’eucharistie des mains d’un prêtre si l’on en croit le paragraphe 2 de la lettre numéro 5 de saint Cyprien de Carthage.
Le texte de cet édit a été perdu, mais on peut en reconstituer les grandes lignes à l’aide des documents suivants.
Les écrits de Cyprien de Carthage (ses lettres et son traité De Lapsis).
La passion de Pione et de ses compagnons (Smyrne mars 250.)
Les certificats de sacrifice retrouvés en Égypte ('une quarantaine) qui décrivent les actes que devaient accomplir et la formule que devaient prononcer les sacrifiants.
On peut y voir d’ailleurs que sacrifient hommes et femmes adultes et que même les enfants sont associés au sacrifice de leurs parents.
En voici un exemple caractéristique, délivré à Oxyrhynchus le 27 juin 250.
« Aux membres de la commission choisis pour surveiller les sacrifices de la ville d’Oxyrhynchus, de la part d’Aurelius Gaiôn, fils d’Ammonios ayant pour mère Taeus :
J’ai toujours eu coutume de sacrifier, de faire des libations et d’honorer les dieux conformément à ce qui a été ordonné par la divine décision, et aujourd’hui, en votre présence, j’ai sacrifié, j’ai fait la libation et j’ai mangé de la viande sacrée, en compagnie de […] ôtis, ma femme, d’Ammonios et Ammonianos, mes fils, et de Thècla, ma fille, agissant par mon intermédiaire.
Et je vous prie de me donner ci-dessous votre signature » {suit la date).
Un de ces documents concerne une nommée Aurelia Ammonous, prêtresse du dieu Pétésouchos, grand, immortel, le dieu crocodile du Fayoum. On voit mal comment cette dame aurait pu être chrétienne.
Ces textes nous montrent que les autorités municipales furent chargées de l’application de l’édit. En Afrique, et sans doute dans tout l’Occident, ce furent les duumvirs. À Arsinoè d’Égypte, c’est au prytane qu’il incombe d’apposer sa signature au bas du certificat. À Smyrne, la procédure est plus complexe : l’arrestation de Pione, puis l’instruction préalable sont menées par un certain Polémon, magistrat à compétence religieuse, puisqu’il est le bedeau du temple de Némésis. Il se montre d’ailleurs plutôt bienveillant à l’égard du prévenu : « Nous t’aimons bien Pione, lui dit-il. Il y a bien des raisons pour que tu vives… C’est bon de vivre et de voir la lumière ». Et, tandis que la foule réclame la mise à mort immédiate du chrétien, Polémon fait valoir que seul le proconsul peut prononcer une telle sentence.
Celui-ci, Iulius Proculus Quintillianus, interviendra quelques jours plus tard. Il se montre beaucoup moins bienveillant, mais essaiera néanmoins à plusieurs reprises d’éviter le pire, notamment en suggérant à Pione des formules relevant de la casuistique ou de la taqiya.
Les écrits de saint Cyprien sont également une source de renseignements inestimables. Notons au passage que si nous avons des lettres de Cyprien c’est PARCE QU’IL S’ÉTAIT FORT OPPORTUNÉMENT retiré dans sa maison de campagne.
La lettre 67 nous apprend qu’il existait à l’époque une Église espagnole organisée en évêchés et que deux évêques au moins, Basilides de Legio-Asturica et Martialis d’Emerita avaient sacrifié aux dieux de la Pax Deorum en avaient obtenu un reçu et bien sûr une fois la tourmente passée entendaient retrouver leur siège épiscopal.
La lettre 68 évoque les répercussions en Gaule
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CYPRIEN A ÉTIENNE SON FRÈRE, SALUT. Faustinus, notre collègue de Lyon, m’a écrit à plusieurs reprises, frère très cher, pour me faire connaître (et je sais que la nouvelle vous a été aussi annoncée par mes autres collègues dans l’épiscopat de la même province) que Marcianus d’Arles s’est joint à Novatien, et éloigné de la vérité de l’Église catholique et de l’unanimité de notre corps épiscopal, il a adopté les dures maximes d’une hérésie présomptueuse, qui fermant la porte de l’Église à des serviteurs de Dieu qui regrettent et pleurent leur faute, et y viennent frapper avec des gémissements et des larmes, leur refuse les consolations et les secours de la Bonté de Dieu et de sa paternelle Miséricorde, sans se soucier d’admettre des blessés à soigner leurs blessures, préférant les abandonner à la rapacité des loups et à la rage du diable. C’est à cette situation, frère très cher, qu’il nous appartient de porter remède, nous qui avons devant les yeux la Clémence divine, et tenant une juste balance dans le gouvernement de l’Église, déployons une grande vigueur à l’égard des pécheurs, sans cependant refuser à ceux qui sont tombés le remède de la Bonté et de la Miséricorde divine pour les guérir de leurs blessures.
Eusèbe et les autres thuriféraires du christianisme nous disent que très nombreux furent les chrétiens qui refusèrent le geste symbolique qu’on leur demandait (participer à une cérémonie en l’honneur de l’empereur) et connurent donc la fin glorieuse des martyrs. Et certes, il semble évident que, sous le règne de Dèce, le libre exercice de la religion chrétienne devint moins facile qu’aux époques précédentes. Mais faut-il pour autant parler de « persécution généralisée » ?
S’il s’agissait réellement de restaurer l’unité idéologique de l’Empire par le biais de l’éradication générale, radicale, et impitoyable, d’une religion « déviante », bon nombre de faits rapportés par des auteurs chrétiens contemporains s’expliqueraient assez difficilement. Au moment où des envahisseurs menaçaient toutes les frontières, était-il bien raisonnable d’envisager une mesure d’une telle ampleur, source de désordres infinis et d’innombrables paperasseries ?
Ce qui est certain c’est que dans un premier temps, Dèce fit exécuter les personnages les plus en vue de l’ancien régime dont la plupart, naturellement, étaient chrétiens.
C’est dans ce cadre qu’Origène fut arrêté et torturé.
Cyprien à Carthage et Denys dans Alexandrie, eux, préférèrent se retirer du devant de la scène.
Mais si Origène était resté silencieux, d’autres chrétiens parlèrent sous la torture, et la liste des suspects d’intelligence avec l’ennemi » s’allongea de jour en jour. L’empereur Dèce se résigna donc à appliquer dans toute sa rigueur la législation de Trajan (ce prince qu’il admirait entre tous !) Les chrétiens opiniâtres, s’ils persistaient dans leur refus d’obéir, furent passibles de la peine de mort.
La mesure de Dèce, qui n’était pourtant que l’application stricte d’un vieux règlement, déclencha néanmoins une véritable révolution. La communauté chrétienne vivait en paix depuis si longtemps !
Parmi ces chrétiens « de base », beaucoup (les soldats convertis par exemple) surent qu’ils n’avaient rien à craindre, car nul ne pourrait jamais douter de leur loyauté envers l’Empire ; mais pour beaucoup d’autres, plus hostiles à l’Empire, plus fanatiques (les ex-montanistes ou futurs donatistes par exemple) ou d’un naturel plus craintif, il n’en fut pas de même ; et la remise en vigueur de l’antique réglementation de Trajan fut donc pour eux un véritable choc.
Les auteurs chrétiens contemporains ne nous parlent évidemment que des martyrs et des lapsi, ces faibles qui acceptèrent de faire le geste qu’on leur demandait. Et c’est bien normal. Ces martyrs étaient la gloire de l’Église et la réintégration des lapsi faisait problème.
Mais ce serait une erreur de réduire la communauté chrétienne de l’époque à ces deux seuls groupes de croyants, à l’attitude violemment contrastée. L’Église n’était pas constituée uniquement de héros ou de lâches. Et puisque nous savons par saint Cyprien que, même au plus fort de la « persécution », des « Confesseurs de la Foi » intervinrent afin que certains lapsi soient réintégrés dans la « communion de l’Église » ; c’est que cette Église ne se réduisait pas à ces deux catégories de fidèles… Et que tous les martyrs de la foi ne périssaient pas sous la griffe des lions ou sous la hache du bourreau !
Le nombre relativement peu élevé des martyrs (environ 1000 pour l’Empire romain d’Occident, 3000 pour l’Empire romain d’Orient) indique donc aussi, a contrario, que les apostats ou « tombés » (lapsi en latin) voire « traîtres » (traditores en latin), durent en réalité être beaucoup plus nombreux.
Petites précisions sémantiques (Glossaire latin d’Église).
Les acta facientes sont ceux qui ont obéi donc menti pour sauver leur vie.
Les libellatici sont ceux qui ont obtenu un certificat de complaisance attestant qu’ils ont bien sacrifié (aux dieux).
Les thurificati sont ceux qui ont brûlé de l’encens sur l’autel, devant les statues des dieux.
Les sacrificati sont ceux qui ont bien sacrifié aux dieux.
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Les traditores traditeurs ou traîtres sont ceux qui ont remis aux autorités les Saintes Écritures des objets du culte voire qui ont donné des noms (d’autres chrétiens).
Confesseur de la foi. Véritable héros ressorti vivant des geôles romaines. Il y en a eu ! Et beaucoup trop apparemment ! Le degré juste en dessous de martyr. Pour tout compliquer se mirent eux aussi à signer des libelli mais pour accorder la paix ou le pardon à des lapsi. Sans avoir au préalable consulté leur hiérarchie et ça les évêques ils n’aiment pas. Certains donc s’y opposèrent, déclenchant ainsi parfois de véritables émeutes.
Dans sa lettre 27, l’évêque Cyprien informe par exemple le clergé de Rome des activités du confesseur Lucianus qui fait distribuer massivement des billets de paix au nom du martyr Paul et qui vient de lui envoyer une lettre le mettant en demeure de réintégrer les lapsi auxquels les confesseurs ont donné la paix.
Il faut reconnaître à la décharge de Lucianus que Cyprien lui est tout le contraire d’un héros À CE MOMENT-LÀ (il s’est en effet enfui).
La persécution une fois passée Cyprien rentre à Carthage après mars 251 et convoque un premier concile pour régler la question des lapsi.
Pour ceux qui se sont procuré des billets de sacrifice, la pénitence accomplie est jugée suffisante et ils sont réintégrés. À ceux qui ont sacrifié une pénitence plus longue est imposée avant le pardon définitif, qui parfois n’est accordé qu’à l’heure de la mort. Le concile en profite pour condamner Novatien, de Rome (les nouvelles vont vite) et Novat (de Carthage). Cette décision ne satisfait pas tout le monde. Cyprien convoquera un autre concile à l’automne pour les mêmes raisons, mais sa situation personnelle ne lui permettra toujours pas d’imposer son autorité sur tous les confesseurs.
Les circonstances mieux que les décrets synodaux aplaniront les difficultés. La crainte en 252 d’une nouvelle menace de persécution – qui, d’ailleurs, n’atteindra pas l’Afrique –, une épidémie de peste qui sème la terreur et la mort, obligent à faire un pas de plus dans la voie du pardon largement accordé.
Martyr. Du grec martus = témoin. Il importe également avant d’aborder la question de l’islam de bien distinguer ici encore une fois le témoin ou martyr (de la foi) du simple confesseur (de la foi, toujours).
Pour être considéré comme martyr ou témoin de la foi, il fallait, convoqué au tribunal, s’y rendre comme au théâtre, injurier empereur, magistrats et bourreaux, subir les supplices en louant Dieu et, si le juge se montrait inflexible, ce qui était, loin d’être toujours le cas, accepter la mort dans d’atroces souffrances comme récompense suprême (voir Tertullien pour l’ensemble de son œuvre et notamment la lettre à Scapula : les chrétiens d’Asie Mineure sous Arrius Antonius). Ce qui, on le voit, et désolé pour les journalistes ou les intellectuels français en général, n’a rien à voir avec la notion de chahid en terres d’islam (Dar al islam).
L’appellation de « confesseur » était par contre, à l’époque, décernée à des chrétiens ayant souffert dans les persécutions autrement qu’en versant leur sang et en finissant exécuté.
Il est vrai que cette notion fut primitivement mal distinguée de celle de martyr. Le martyr était un témoin, il avait par son attitude témoigné de sa croyance devant les juges. Or de la même façon, un confesseur (latin confessor) affirmait lui aussi (ou plus exactement professait) son appartenance à l’Église.
Saint Cyprien précisera donc le sens des deux termes : est témoin ou martyr celui qui a été exécuté pour sa croyance ou est mort en prison, et de même celui qui a été torturé, quand il survit. Est confesseur le chrétien qui s’est exilé volontairement, qui a été incarcéré et a subi d’autres préjudices, en particulier des pertes matérielles, mais qui n’a été ni exécuté ni vraiment torturé, en bref qui n’a pas versé son sang.
N.B. Saint Cyprien pensait donc visiblement à son cas personnel en élaborant une telle définition.
Beaucoup, imitant Cyprien de Carthage et Denys d’Alexandrie, préférèrent donc entrer dans une semi-clandestinité. Ils furent appelés « Confesseurs » (de la Foi).
Mais pour d’autres, ceux qui furent appelés par la suite « Martyrs ou Témoins de la Foi », tenter de se soustraire à ces mesures constituait déjà un péché insoutenable, et ils profitèrent au contraire de l’occasion pour transformer les tribunaux en tribunes. Voir par exemple encore une fois ce que Tertullien a pu écrire à ce sujet, dans la lettre qu’il adressa au magistrat dénommé Scapula. Ou la passion de saint Pione.
Au moment des persécutions, les abandons de la foi chrétienne furent donc vraisemblablement beaucoup plus nombreux que les cas de martyre. De nombreux croyants, y compris des prêtres et des
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évêques (voir tome précédent), préférèrent en réalité accomplir le petit geste que leur demandaient de faire les autorités impériales, pour échapper au martyre (participer à une cérémonie en l’honneur de l’empereur par exemple). Que celui qui n’a jamais péché leur lance la première pierre, mais ils devinrent alors, du moins aux yeux des purs et durs, des lapsi, voire des traditores, autrement dit des relaps, ou des « traîtres », ainsi que nous l’avons vu ; et, une fois les persécutions passées, leur cas souleva une question de principe qui divisa profondément et concrètement les autres chrétiens (voir le cas des catholiques et des donatistes en Afrique par exemple).
Faut-il pardonner ou non aux croyants qui, effrayés par les supplices et les persécutions, ont accepté de participer à la cérémonie d’une religion autre que la leur (en l’honneur de l’Empereur) ?
De longues querelles opposeront pour longtemps ceux qui, parmi leurs proches, avaient eu un martyr (exemple la pieuse Lucilie à Carthage) et ceux qui ont trébuché, qui ont failli, les relaps ou « traîtres » (lapsi ou traditores en latin). Cas de l’évêque Mensurius par exemple toujours à Carthage). De l’évêque Eudémon à Smyrne, etc.
Le nombre des « lapsi » devint donc si important dans le christianisme de l’époque, qu’il finira même par donner naissance à une nouvelle tendance ; plus soucieuse d’éviter le martyre et plus compréhensive que les montanistes ou les donatistes à leur égard : le courant proto-catholique ou pré-orthodoxe ou pré-réformé que le grand historien du christianisme du 19e siècle François Xavier Kraus a ainsi résumé avec une précision toute germanique ou militaire : « unbesonnes und fanatisches zudrängen zum blutzeugenthum wird zudem der kirche stets entschieden gemissbiligt, selbst die flucht erlaubt, wo keine besondere pflicht zum bleiben mahnte. L’incitation irréfléchie et fanatique, à répandre son sang pour sa croyance, fut donc formellement désapprouvée par l’Église ; elle autorisa même la fuite, lorsqu’un devoir particulier n’obligeait pas à la résidence » (Lehrbuch der Kirchengeschichte für Studierende. Fr.- X. Kraus. Tome I). Voir ci-dessus.
Valérien (253-260). Après une brève période de calme, les persécutions recommencent en 257 sous l’impulsion de Valérien. Ce sénateur romain, proche des élites hostiles au christianisme, emploie une nouvelle tactique pour affaiblir les chrétiens. Il décide de couper l’élite chrétienne de sa base. Les gouverneurs de province ont pour ordre d’exiler tout évêque ou clerc qui refuserait de sacrifier aux dieux de l’Empire. C’est ainsi que Cyprien, grande figure du christianisme africain, sera lui-même exilé ; d’autres seront condamnés aux travaux forcés dans les mines. La persécution devient sanglante un an plus tard quand Cyprien et d’autres clercs, victimes des nouvelles mesures romaines, sont condamnés à mort et décapités. En même temps, pour renflouer les caisses de l’État, il s’attaque aux chrétiens fortunés, sénateurs, chevaliers, femmes de la haute société. On confisque leurs biens. L’édit de Valérien prévoyait aussi le cas des membres de la famille impériale qui confessaient ou avaient confessé être chrétiens (condamnés aux travaux forcés).
Avec celle de Dèce, ce sera la persécution la plus sanglante du IIIe siècle. Les martyrs furent nombreux chez les marcionites ; et notamment Métrodore de Smyrne, qui subit le supplice du feu, ainsi qu’une femme qui fut mise à mort à Césarée de Palestine.
Il faut attendre la mort de Valérien en 260 pour que le calme règne à nouveau en Afrique. Avec Gallien en effet, le fils de Valérien, en 260, arrive un édit de Tolérance. Le culte chrétien est autorisé, les propriétés des églises et leurs cimetières leur sont restitués. Ce sera une reconnaissance de fait de la religion chrétienne et de la propriété ecclésiastique.
Ses successeurs, Claude (268-270), puis Aurélien (270-275), feront également preuve de tolérance. Les communautés chrétiennes s’affichent au grand jour. Elles ont leurs cimetières (souterrains ou à ciel ouvert), et des églises, ou du moins (car il est difficile d’en préciser le style) des maisons de culte et de prière. On appelle cette période la « petite paix de l’Église ».
Les chrétiens jouirent alors en effet d’une paix de près de quarante ans, très profitable aux progrès de l’Église, mais qui fut, au témoignage d’Eusèbe, une cause de relâchement et de corruption en son sein. C’est alors que la Providence (sic) permit la dernière, la plus longue et la plus terrible de toutes les persécutions, celle de Dioclétien, de 303 à 304 ; qui fut dirigée contre les chrétiens, mais aussi contre les manichéens. On était alors en pleine guerre civile en Occident : les Bagaudes, sorte de maquis refuges des derniers druides selon l’historien français Maurice Bouvier-Ajam.
La position de Dioclétien était simple. Le trop grand nombre des chrétiens menace l’Empire.
Il commença donc par en épurer l’armée en rendant le christianisme illégal pour les hauts fonctionnaires et les militaires. D’où l’épisode du martyre de la légion de Thèbes (en fait un détachement) qui se serait déroulé à Saint-Maurice en Suisse d’après certains historiens. Le conditionnel est de rigueur, car tout cela ressemble fort à une fable (voir tome précédent).
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La reprise en main de l’armée romaine ayant été achevée, le 23 février 303, l’Empereur Dioclétien promulgua son premier vrai décret contre les chrétiens. Ses intentions étaient claires : s’en prendre à l’organisation ainsi qu’aux moyens matériels (bâtiments, biens, livres et autres objets sacrés) plutôt qu’aux simples fidèles. Cet édit rendit donc le christianisme illégal dans tout l’Empire et ordonna la démolition des églises (comme celle de Nicomédie) ainsi que la confiscation des bibles ou des évangiles. Les nobles chrétiens (honestiores) furent déchus de leur rang.
Des troubles provoqués par les chrétiens en Syrie poussèrent Dioclétien à prendre d’autres dispositions, encore plus sévères, à leur encontre. Arrestation des chefs des églises, c’est-à-dire de tous les membres du clergé. L’évêque marcionite appelé Asclépios fut brûlé vif à Césarée. Un nouvel édit prescrivit ensuite d’emprisonner les clercs jusqu’à ce qu’ils acceptent de sacrifier aux dieux de l’État Romain.
Dernier édit enfin : tous les habitants de l’Empire sont tenus de sacrifier aux dieux, sinon ce sera la mort ou la déportation.
Les résultats furent mitigés, car de nombreux chrétiens prirent les dispositions qui s’imposaient, et répondirent aux enquêteurs avec un art consommé du double langage (cf. la casuistique de Saint Gallone par exemple). Tous n’avaient pas envie de finir martyrs, quoi qu’on en dise. Ce qui s’est passé à Cirta en mai 303 en est une excellente illustration (on est là très loin des cas tant vantés par Eusèbe. Voir tome précédent).
L’étude attentive des arrestations opérées sous le règne de Dioclétien montre que le christianisme à l’époque s’était déjà répandu jusque dans l’entourage immédiat de l’Empereur. Sa femme, sa fille, leurs servantes, le trésorier de l’Empereur, Audactus, l’eunuque Dorothée, et même le directeur de la fabrique de pourpre située à Tyr, étaient soit chrétiens soit sympathisants du christianisme.
L’application de ces édits fut diverse. En Italie, intense, mais brève. En Afrique, assez peu. Mais en Orient, beaucoup plus sévère. Les persécutions continuèrent d’ailleurs dans la partie orientale de l’Empire, plusieurs années après l’abdication de Dioclétien, avec Galérius et Maximin Daza. En Illyrie, en Asie Mineure, en Syrie, en Égypte.
Les citoyens de certaines villes (Tyr, Antioche, Nicomédie…) l’ayant demandé, Maximin Daza entreprit de « déprogrammer » mentalement les membres de la secte ; et en 308, il imposa même aux chrétiens de rebâtir les temples détruits par eux, ou de sacrifier aux dieux en offrant des libations de vin (Eusèbe, à propos des Martyrs de Palestine 9, 1-3).
Certains chrétiens, d’origine juive, retournèrent donc au judaïsme qui n’était pas concerné par ces opérations de police et qui était resté légal (religio licita). En dehors d’eux et des marcionites/montanistes ou des donatistes, les autres chrétiens se soumirent pour la plupart aux décrets de Rome.
Encore une fois, répétons-le, beaucoup de chrétiens acceptèrent de faire le petit geste qu’on leur demandait, mais furent évidemment dès lors considérés comme des traîtres (des lapsi ou des apostates) par les autres. Et il y eut même parmi ces relaps ou ces apostats des évêques traditeurs. Cette situation durera jusqu’au mois d’avril 311, date où Galère, gendre de Dioclétien, avec lequel il partagea le pouvoir, publiera un édit de Tolérance (Lactance, De la Mort des Persécuteurs, XXXIV).
Par cet édit Galère mettait donc fin à la persécution, mais, à condition de ne pas troubler l’ordre public, il restituait aux chrétiens la liberté de culte accordée par Gallien. Il les autorisait aussi à reconstruire leurs lieux de culte et leur demandait de prier pour la conservation de l’Empire ainsi que pour le salut des empereurs. Cet édit de Tolérance fut le dernier acte politique de Galère. Très peu de temps (cinq jours ?) après sa publication, il mourut (5 mai 311).
L’édit fut publié au nom des quatre empereurs alors tenus pour légitimes, Galère, Constantin, Licinius et Maximin Daïa. En Occident, il ne faisait en réalité qu’officialiser une situation de fait dans la plupart des provinces où la persécution s’était éteinte depuis 306 ; bien que, toujours considéré comme usurpateur, il eût été tenu à l’écart de la décision législative, Maxence fit, lui aussi, restituer les lieux de culte encore sous séquestre en Afrique aussi bien qu’en Italie ; ainsi à Rome en juillet 311, à la requête du pape Miltiade.
En Orient néanmoins Maximin ne fit pas appliquer cet édit de Galère. Après la mort de ce dernier (5 mai 311), il s’empara de l’Asie Mineure, prévenant ainsi les intentions de Licinius, héritier désigné du domaine de Galère. Au cours du printemps et de l’été 311, il adopta une attitude attentiste, donnant oralement aux magistrats l’ordre de relâcher la persécution. De nombreux chrétiens détenus dans les prisons furent alors libérés. Mais lorsqu’il fut clair que son rival, Licinius, se rapprochait de Constantin, dont il adoptait l’attitude favorable à l’égard des chrétiens, Maximin, voyant dans ces derniers des
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ennemis politiques, décida, à partir de novembre 311, de reprendre la persécution. Sous prétexte de veiller à la moralité publique, il fit interdire aux fidèles les cimetières ainsi que leur lieu de réunion depuis la destruction des églises. Bien plus, il manœuvra pour les faire chasser du territoire des cités, en suscitant pour cela une campagne de pétitions et des ambassades, comme celle qui fut envoyée par les Antiochiens. À ces requêtes, plus ou moins spontanées, mais savamment orchestrées, Maximin accédait avec empressement, et en félicitant leurs auteurs par des rescrits.
L’empereur Julien tentera un ultime effort de 361 à 363 pour défendre la laïcité ouverte (le paganisme) menacée de toute part. Il ne déclara pas la religion chrétienne hors-la-loi, mais il mit simplement fin à son monopole en cessant d’en faire la religion officielle de l’Empire, et en la plaçant sur le même plan que les autres.
Il abolit les privilèges accordés aux chrétiens… il ordonna la restitution des temples et des biens que l’État leur avait concédés… En même temps qu’il reconnaissait aussi aux diverses sectes ou hérésies une existence légale, il rappela les évêques exilés ; et il invita même les juifs à rebâtir leur temple sur le mont Moriah (à Jérusalem).
« Pour renforcer l’effet de ses arrêtés, il fit entrer au palais les prêtres chrétiens qui étaient divisés entre eux, ainsi que le peuple déchiré par la discorde ; il les exhorta aussi à enterrer leurs querelles, et maintenant que personne ne le leur interdisait, à observer chacun sans crainte sa propre religion. Il avait d’ailleurs une bonne raison pour persévérer dans cette conduite : puisque la liberté augmenterait leurs dissensions, il n’aurait plus à craindre, par conséquent, une populace unie contre lui ; car il savait par expérience qu’aucune bête sauvage n’est aussi hostile à l’homme que ne le sont la plupart des chrétiens dans leur haine mutuelle et mortelle » (Ammien Marcellin. XXII, 5, 3-4).
Contrairement aux images pieuses diffusées par la propagande chrétienne, la persécution engagée contre le christianisme en tant que tel a donc été non seulement tardive, mais aussi relativement faible quant au nombre des victimes (certainement pas les 5 300 000 morts de la Shoah). Jusqu’en 202 les persécutions furent d’ailleurs le plus souvent le résultat de mouvements populaires où se donnait libre cours l’antijudaïsme des grandes villes gréco-romaines (pogroms) plus que des initiatives impériales (le pouvoir suivait l’opinion).
Les supplices réservés aux chrétiens nous semblent aujourd’hui extraordinairement cruels. Et ils le sont, mais sans volonté particulière de s’acharner sur eux – ce n’est que le reflet d’une société alors très violente, bien loin de nos normes actuelles. Les chrétiens sont livrés aux fauves, crucifiés, torturés en public, preuve de l’assentiment de la population qui trouve un exutoire à ses misères dans la mort de ces gens étranges. Néanmoins, une fois la persécution passée, les chrétiens sont de nouveau admis (à défaut d’être véritablement tolérés). On ne constate donc pas de volonté d’éradiquer le christianisme en tant que tel, sauf dans la persécution de Dèce, mais il faut l’inscrire dans un contexte de crise générale de l’Empire romain.
Mais à force de vouloir à tout prix rendre les païens odieux, le christianisme, avec ses histoires de martyrs à dormir debout, s’est rendu ridicule ! De nombreuses « vies » de martyrs chrétiens ne sont en effet que des légendes plus ou moins habilement construites. La plupart des histoires sont presque toutes semblables, écrites en un style puéril et ampoulé, les mêmes phrases ressortent, les mêmes épithètes, les mêmes exagérations. Une longue liste de légendes incroyables remplie de vierges, de miracles, de femmes nues comme sainte Agathonice par exemple.
« Il y avait là une femme nommée Agathonice (une montaniste?) qui assistait à la scène et qui avait aperçu la gloire du Seigneur que Carpus avait dit avoir entrevu ; reconnaissant qu’il s’agissait là d’un appel du ciel, elle s’écria aussitôt : « C’est un festin également fait pour moi. Je dois goûter et manger de ce glorieux délice. La foule lui cria : « Aie pitié de ton fils ». Mais la bienheureuse Agathonice répondit : « Dieu aura pitié de lui. Laissez-moi faire ce pour quoi je suis venue ». Et, enlevant sa robe, se jeta joyeusement sur le bûcher… » (Martyr de saints Carpe, Papyle et Agathonice).
Sans oublier les onze mille vierges et la légion thébaine : six mille six cents chrétiens tous martyrisés (mais dont personne n’a jamais entendu parler). La vierge Eulalie exécutée à Mérida (Buona pulcella fut Eulalia, bel auret corps bellezour anima… histoire composée au 9e siècle dans un latin plus que bizarre). Sainte Agnès exposée nue dans une maison de prostitution, mais dont la pudeur fut miraculeusement préservée. Sainte Lucie à Syracuse dont le voile arrêta la lave de l’Etna (une ancienne déesse romaine ?). Sainte Brigitte en Irlande. Sainte Félicité et Sainte Perpétue martyres de Carthage : une échelle d’or, un dragon, un flacon d’eau miraculeux. Plus proche des contes d’Andersen que de la réalité historique. Saint Ptolémée et saint Luce, une histoire abracadabrante. Le
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martyre de Saint Symphorien d’Autun qui contredit ce que l’on sait des règnes d’Aurélien ou de Marc-Aurèle, et ainsi de suite…………
La présence chrétienne dans les catacombes appartient également au domaine du mythe.
Quoi qu’on ait longtemps cru, les catacombes datent au plus tôt des premières décennies du IIIe siècle, marquées par une véritable installation des Églises, qui ont alors accédé à une réelle visibilité, dont ces cimetières constituent justement le premier témoignage. C’est dire combien est faux le cliché tenace qui fait d’elles le symbole d’une Église primitive cachée ou persécutée. Comme les chrétiens avaient désormais pignon sur rue, ils pouvaient se singulariser jusque dans le décor qu’ils choisissaient pour entourer leur mort. Dès l’origine, et sûrement jusqu’à la dernière grande persécution, celle de Dioclétien en 303, les catacombes furent uniquement des cimetières, et personne n’y vécut ou ne s’y réfugia.
Si l’on en croit le philosophe grec Porphyre, les quelques cas authentiques de martyre de chrétiens prouvent seulement que leur Dieu ou Diable ne pouvait pas, ou ne voulait point, à l’époque du moins, qu’ils soient sauvés. Certes, mais que déduire de cette constatation ? Que cela contredit directement le caractère sauveur de leur dieu-ou-démon ?
N’oublions pas en outre que le parti des persécutés devint, dès qu’il fut au pouvoir, un parti de persécuteurs. La mathématique de l’inhumain est là pour nous montrer que le massacre par les chrétiens et la Sainte Inquisition, des manichéens, des cathares, des vaudois, des juifs, et des hérétiques, a atteint un nombre incomparablement plus élevé.
Au XVIIIe siècle, Jacques de Voragine rassemblera pourtant tous ces récits populaires (la légende dorée) propres à nourrir l’imagination sadomasochiste des voyeurs ; et à renforcer encore, si besoin était, dans l’art et les mentalités chrétiennes, le goût de la souffrance et des supplices. Des supplices infligés aux saints martyrs issus en grande partie des mythes païens, comme le culte druidique des têtes coupées en Extrême Occident par exemple (cf. saint Denis de Paris).
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RAPPEL SUR LES PERSÉCUTIONS.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis le grand incendie de Rome (64), sept empereurs se sont succédé et, si le temps n’est pas encore aux persécutions systématiques de grande ampleur, la délation, la poursuite, l’humiliation et l’exécution de ceux que la foule appelait “chrétiens” ont déjà intégré les affaires courantes de l’Empire.
Mais à ce stade de la répression, la justice romaine ne génère pas encore de « martyrs » à proprement parler : la communauté des croyants n’étant pas directement inquiétée, le chrétien qui se voit condamné fait encore figure d’exception. D’ailleurs, la relative clémence, la flexibilité dont bénéficient les adeptes du christianisme sous le règne des Antonins (96-180) s’explique par le caractère flottant de la législation sur les impies sur laquelle l’autorité s’appuie pour réglementer « l’athéisme » chrétien. Car la grande liberté d’interprétation laissée au juge était elle-même inscrite au cœur de cette loi : il y était stipulé en effet que le proconsul devait établir avec plus ou moins de sévérité ou de clémence la peine d’un sacrilège selon la qualité de la personne et selon la condition de l’accusé, en fonction des circonstances, de l’âge et du sexe (voir le cas de sainte Perpétue à Carthage). Arbitrer avec pondération, mesurer la peine, sanctionner l’impiété outrageante : l’activité judiciaire du procurateur de province se borne à régler les litiges. Elle n’est pas l’expression d’une justice tyrannique, mais le reflet d’une politique générale sécuritaire garante de l’état de droit dans l’Empire. L’État, par les mesures antichrétiennes qu’il promulgue, tend avant tout à préserver la concorde sociale et la paix civile. Car la montée en puissance de la discrimination antichrétienne n’émane ni du pouvoir, ni de l’État, mais procède d’en bas, de la haine ordinaire et des querelles de voisinage, inspirées par la jalousie ou l’envie et alimentées par les dénonciations. Dans ce contexte, il faut insister sur le rôle qu’exerce l’opinion dans la stigmatisation du délit d’athéisme : « Moi aussi, je m’attends à être dénoncé puis attaché au bûcher, par certains de ceux que j’ai désignés, voire par Crescens, cet amoureux de la bravade et de la vanité ; car n’est pas digne du nom de philosophe qui témoigne contre dans des domaines où il ne comprend rien, en accusant les chrétiens d’êtres athées ou impies, et ce afin de gagner les faveurs d’une foule ignorante en la flattant » (Deuxième apologie de Justin).
N.D.L.R. Le grand tort de cette bête noire d’Eusèbe de Césarée, Crescens, était peut-être tout simplement d’être homosexuel.
Quoique la justice suive son cours, le dépositaire de l’autorité a souvent maille à partir avec la finesse de l’accusé (voir par exemple le cas de Saint Gallone) qui, moins que l’accusation, conteste la légitimité de l’accusateur en outre le condamné récuse souvent sa condamnation. La compétence du tribunal est mise à mal par la résistance opiniâtre des confesseurs qui défendent pied à pied leur légitimité. La justice, qui fonctionne pourtant, ne remplit pas sa fonction. Les faits sont systématiquement requalifiés, les jugements disqualifiés.
On verra plus tard comment, renversant la vapeur, la machine judiciaire parviendra à relancer son efficacité et son rendement, mais il convient au préalable de recadrer l’incompétence des tribunaux de province dans son contexte politique en insistant sur le fait que les premières informations contre les chrétiens n’ont pas été ouvertes suite à des décisions émanant du sommet de l’État, mais déclenchées au coup par coup par le harcèlement de la base. Et, cette base, ce n’est ni le zèle procédurier ni le goût de la dialectique qui la décidait à pratiquer la délation, mais la peur.
Ce qui passait mal de la part des chrétiens auprès du reste de la population, à l’exception des juifs évidemment, en effet, c’est la pratique qu’ils avaient héritée du judaïsme, du rejet de tout ce qui était goy. Les Romains avaient donc vis-à-vis des chrétiens une attitude dont la motivation n’était pas la conversion de ces derniers à une « foi » romaine, qui n’existait d’ailleurs pas en tant que telle, mais la défense du corps social face à un mouvement perçu comme sectaire, voire comme source de traîtrise possible dans un contexte de grande fragilité de l’Empire *. Le motif de ces persécutions n’était donc pas les croyances religieuses des chrétiens en tant que telles, mais leur comportement considéré comme raciste, asocial, incivique, hors-la-loi, L’AMIXIA.
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Les chrétiens en effet refusaient de participer à la vie publique, méprisaient les mœurs romaines comme les jeux, se signaient pour conjurer les dieux lors des rituels officiels, rejetaient les devoirs civiques comme le culte de l’empereur, le service militaire et formaient une minorité agitée dont le prosélytisme envers les juifs « officiels » ou les autres chrétiens troublait l’ordre public par d’incessantes luttes intestines.
Outre le fait de pratiquer un début de racisme appelé amixia ** vis-à-vis du restant de la population, on leur reprochait aussi d’être quasiment athées, ce qui pour des hommes comme ceux de cette époque, c’est-à-dire très religieux, était évidemment extrêmement grave. En remettant ainsi en cause la Pax Deorum qui régnait dans tout l’Empire, les chrétiens faisaient courir à tout le monde un très sérieux danger, analogue à celui que pouvait constituer la sorcellerie au Moyen-âge.
Et cette amixia n’aurait pas suscité l’émotion qu’elle a soulevée, si elle ne confinait pas proprement dit à la folie. « Est-il possible (demande Épictète) qu’un homme puisse en arriver à ce point qu’il devienne indifférent à toutes ces choses par folie ou par habitude, comme les Galiléens ? » C’est cette haine de soi, inconcevable pour le philosophe et inadmissible aux yeux de la population, qui déchaîne l’indignation.
Car le fanatique, qui méprise sa mort, méprise aussi en l’espèce l’humanité (« amixia » donc).
Prise au piège de la rhétorique chrétienne, l’autorité garante du droit cherche avant tout à éviter de devenir le bras qui favorise l’exécution des attentes millénaristes. Cet expédient nuirait à la régularité de ses jugements. Il est clair que l’espèce de suicide auquel, en se laissant condamner, se livrent les chrétiens devait à court terme discréditer la pertinence de la justice. La sanction édifiante qui couronne l’instruction, les sévices terrifiants, la visibilité en milieu urbain, de même que la scénographie qui encadre le corps du condamné, jouent ici en réalité un rôle à contre-emploi. Au lieu que la répression serve de dissuasion, elle donne vitrine aux doléances des victimes. La signification pénale du procès est détournée au profit de sa portée exemplaire. Aussi sévère qu’elle soit, l’issue du procès n’est pas à la hauteur du résultat escompté : elle fabrique du miracle, elle stupéfie le badaud, suscite des conversions. La résistance du martyr force l’admiration au détriment de la justice pour finalement témoigner en faveur de sa religion. L’impact « médiatique » du procès oblitère les tenants et aboutissants de l’instruction. La persévérance opiniâtre que le martyr met à professer sa foi emprunte au théâtre son décorum, son public, sa popularité et sa renommée. Dans l’amphithéâtre où, suivant Origène, païens et juifs se réunissaient par milliers, la sanction tourne à la démonstration, la repentance à l’apologie. C’est une scénographie.
La théâtralisation du supplice introduit dans la chaîne judiciaire un surcroît de représentation. À la contemplation vide de l’exécution capitale se substitue celle du corps martyrisé soumis aux sévices. Or qu’est-ce qu’un corps martyrisé ? Un corps qui non seulement décide de sa mort, mais du sens qu’elle va prendre. C’est un corps qui interprète sa propre mort. Acteur de sa passion, le martyr incarne au-delà de sa situation la passion du Christ, qu’il produit et rejoue.
C’est d’ailleurs là tout le problème. L’individu, transcendé par la communauté dont il émane et dont il est le représentant, échappe à la justice qui ne condamne jamais en lui qu’un imitateur dont le modèle reste intouchable. Le tour de force consistant à commuer la condamnation en signe d’élection. Par le truchement du rôle qu’il incarne, le chrétien mené au martyre transforme le code de l’enquête pénale établie sur une culture de la preuve, en un témoignage magistral chargé d’administrer la preuve de la foi.
En choisissant donc de valoriser le martyre, c’est-à-dire en créant une valeur, l’autorité religieuse parasite le pouvoir à sa source même. Prenant à contre-pied la justice, elle recycle intégralement le résidu de l’opération pénale – le corps du condamné – et l’injecte dans le circuit de son économie « médiatique ». L’Église n’invente pas un nouveau statut social, mais le discours qui sublime ce statut. Grâce à ce discours, elle transforme la justice en chaîne de production : au lieu d’éliminer le corps rebelle, l’appareil judiciaire va donc fabriquer pour l’Église un corps glorieux.
L’amphithéâtre des martyrs est un instrument de propagande puissant pour une Église en mal de publicité. Le tribunal, réaménagé en tribune, est le lieu où se publient les bans du contre-pouvoir. Mais la tribune qu’occupe le martyr, la scène sur laquelle il évolue, parce qu’elle échappe à la justice des hommes, n’en est pas moins strictement régentée et codifiée. L’inculpé qui s’avance vers ses juges a conscience que ses réponses sont déterminantes s’il veut entrer dans les rangs des « bienheureux ». Il veillera donc à conformer ses déclarations aux innombrables modèles auxquels on lui propose de s’identifier : le Christ, bien sûr, modèle par excellence, mais aussi certains évêques ou docteurs martyrisés au IIe siècle (Ignace, Justin, Polycarpe) qui, par leur conduite, devenaient de nouvelles figures de référence. Ainsi les témoins du supplice de Polycarpe ne manquent pas de souligner que
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l’évêque de Smyrne « a attendu d’être trahi, comme le Seigneur, pour nous apprendre à l’imiter, nous aussi ». À l’édification par l’exemple s’ajoutent encore les exhortations et les actes des martyrs qui, pour leur auditoire, avaient valeur de norme. Car ces lettres et ces récits offraient autant de lectures idéologiques des persécutions perpétrées, distribuant bons et mauvais points aux impétrants selon qu’ils abjuraient ou non la foi. Consignés et validés par l’Église, ces cas édifiants mettent en scène les attitudes et les réponses que le martyr doit avoir pour ne pas tromper les espoirs de sa communauté. Il ne faut donc pas oublier que la part de prosélytisme qui entre dans le spectacle du martyre est une part ajoutée, entièrement produite et fabriquée, une composante artificielle, et que le credo que professe le martyr, lui-même, est une élaboration secondaire. Le martyr est produit par le tribunal, mais contrôlé par l’Église. Condamné par le premier, il obéit aux instructions de la seconde et se voit le plus souvent dépossédé de toute initiative individuelle. « On ne devient un martyr que parce que les autres ont fait de vous un martyr ». C’est pourquoi devant le juge, le martyr ne répond pas seulement pour lui-même, mais pour l’Église entière. « La puissance de l’Esprit » qui habite le martyr se voit ainsi commuée en pouvoir politique par l’intermédiaire du groupe qui effectue sa transformation. Le groupe façonne à son image le corps du martyr afin qu’il le représente ; et, dans la mesure où il le représente, celui-ci imite le modèle de sa foi. Ce n’est pas l’ardeur à confesser qui fait le martyr, mais l’institution.
C’est l’Église qui évalue si la profession de foi est adéquate au système de croyances qu’elle représente, et qui tranche en dernière instance. La mainmise de l’autorité ecclésiastique sur ses sujets est totale. Autant dire que l’Église répond non seulement pour le martyr, mais à sa place. Très concrètement, le martyr ne rend pas témoignage, il récite. Dans quelles proportions ? Cet extrait d’une correspondance entre l’évêque de Carthage Cyprien (200-258) et une poignée de chrétiens emprisonnés le laisse imaginer :
Némésien, Dative, Félix, et Victor…… dans le Seigneur salut éternel. Cher Cyprien, tu parles toujours dans tes lettres avec beaucoup de profondeur ainsi qu’il sied à la condition de notre époque, la lecture assidue de tes lettres corrige les égarés et conforte les hommes de bonne foi. Car comme tu ne cesses pas dans tes écrits de mettre à nu les mystères cachés, tu nous fais de la sorte grandir dans la vraie foi, et tu y éveilles les profanes […]. En effet, pour ce qui est de la procédure devant le proconsul, en bon et vrai maître que tu es, tu as le premier énoncé ce que nous, les disciples qui te suivons, devons dire devant le président […] C’est pourquoi ceux qui ont été condamnés avec nous, bien-aimé Cyprien, devant Dieu te rendent les plus grandes grâces, ta lettre a rafraîchi leurs poitrines brûlantes, guéri leurs membres blessés à coups de bâton, etc.]
Cette lettre est intéressante à plus d’un titre. Elle montre que les prisons romaines n’étaient pas le goulag du socialisme réel [1917-1960. Un à deux millions de morts]. Ainsi que l’avait déjà montré le cas de Pérégrinus relaté par Lucien de Samosate, les visites étaient possibles, la remise de provisions, de lettres, dans les deux sens [saint Pione transmet des instructions écrites du fond de sa prison]
Pour en revenir à la doctrine, comme dans le cas du célèbre le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, l’individu n’est rien et le Parti ou l’Église est tout, voire plus.
La question est donc « qui s’exprime dans ces actes ou ces passions de Martyrs ayant traversé les siècles jusqu’à nous ? Les martyrs eux-mêmes ?
Qui témoigne ? Qui parle ?
Non le martyr, mais le pouvoir ecclésial et lui seul.
Le pouvoir ecclésial canalise et surveille la puissance de son élite en conditionnant son discours et en limitant sa liberté d’expression. Les martyrs ne parlent pas. Ils sont interdits de parole et, lorsqu’ils rendent « témoignage », il n’est que l’expression des intérêts généraux. Le groupe, dont ils dépendent étroitement, se charge à leur place de toujours dire ce qu’il faut. Le chrétien martyrisé est un acteur, un imitateur capable de jouer un rôle dans lequel son individualité se dissout. Le corps martyrisé disparaît derrière le corps impersonnel de l’événement qu’il incarne. À la fois imitateur du modèle et modèle pour autrui, tout à la fois Christ, athlète et soldat, expression du dogme et attribut du groupe, il n’est lui-même personne. Son corps a définitivement cessé de lui appartenir. Gestes, postures, paroles, tout lui est prescrit, son rôle préparé, sa fonction élaborée. On lui dicte l’attitude à prendre, le jeu à produire, le propos qu’il convient de tenir, les exemples auxquels se conformer et les obligations qui incombent à son personnage. Bref, on le dirige.
Avec les privations, les contritions, les mortifications, les exactions volontairement subies, c’est donc la douleur qui organise sa propre représentation et ce spectacle, le spectacle de la souffrance, livre une image fidèle de la place qu’occupe à cette époque le corps sur la scène publique. Le fait de
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contenir sa peur et de maîtriser sa douleur, qui passait jusqu’alors pour une marque de courage, de vaillance et de vertu, et qu’on manifestait traditionnellement sur le champ de bataille ou dans l’arène, est à présent interprété comme des signes de force et de puissance. Certes l’image du guerrier ou du gladiateur a bien essaimé dans la littérature chrétienne soit à titre de comparaison, soit à titre d’exemple, mais ces archétypes sont toujours appelés à être dépassés : « Si donc la gloire terrestre peut inspirer à l’âme et au corps assez de vigueur pour mépriser le glaive, la croix, les bêtes féroces, les tortures, afin de recueillir quelques louanges humaines, avouons-le, les souffrances de la vie présente sont peu de choses en comparaison de la gloire céleste et des récompenses divines ».
La force qu’accumule le corps en se privant des plaisirs du siècle et en supportant dans la joie les cruautés du bourreau, ne figure pas seulement l’œuvre de la volonté du martyr, sa détermination et sa vigueur, mais exhibe sous des dehors visibles la détermination de sa foi. L’ampleur du renoncement n’a d’égal que la force de sa foi. Ce point mérite d’être souligné, car, ce faisant, l’Église inscrit la foi dans un régime de visibilité sans précédent, qui n’aura de cesse d’être renforcé par la suite. D’un côté, la véritable piété passe par l’acceptation complète de son sort qui dépend de la providence divine, le pouvoir ecclésiastique cherchant à légitimer la disgrâce du martyr par le sens de sa foi. De l’autre, le martyr administre par sa disgrâce même la preuve de sa foi aux yeux de tous. Le paradoxe se laisse résumer ainsi : la foi légitime le martyr qui légitime la foi. Seulement, cette preuve ne s’adresse pas au jugement, au bon sens ou à la raison, mais à la vue. Le martyr est la preuve vivante – et surtout visible – de l’existence de Dieu. Si bien qu’il était plus gratifiant pour les croyants de se recueillir aux côtés du futur martyr, dans la prison, plutôt que dans la célébration posthume de ses exploits. Une attention toute particulière était alors portée à ces derniers par l’Église afin, comme on le verra, de contrôler les agissements de ces héros très populaires.
* Voir les circonstances de la mort de l’empereur Julien en 363.
** Le meilleur moyen peut-être pour nos lecteurs de cerner cette notion d’amixia est de se rappeler que c’est exactement le contraire de ce qu’a voulu mettre en place le roi Hérode le grand avec la construction de sa ville neuve de Césarée. La construction de la nouvelle cité débutera en 22 avant notre ère et sera achevée en dix avant notre ère. Et le petit-fils d’Hérode, Agrippa Ier, poursuivra la politique d’évergétisme de son prédécesseur en construisant à Césarée un théâtre, un amphithéâtre, des thermes, en y organisant des combats de gladiateurs et un concours grec (agôn). Or la caractéristique essentielle de la population originelle de Césarée c’est qu’elle fut organisée suivant le principe cher au roi philosophe Hérode de la mixtio (mixité sociale ou ethnique. Hérode avait en effet spécifiquement voulu que la population de la ville soit composée pour moitié de Juifs et de païens, vivant les uns à côté des autres en toute harmonie, moyennant quoi Césarée fut une anti-Jérusalem.
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L’AFFAIRE DES CHRÉTIENS DE LYON.
Nous avons déjà eu l’occasion de voir dans quelles conditions matérielles le christianisme s’est diffusé dans l’Empire perse, mais surtout de l’Empire romain. De cet empire nous redirons donc deux mots pour commencer.
Les cités, plus nombreuses à l’est du monde méditerranéen, sont le lieu d’un commerce actif et d’un grand brassage de populations et d’idées.
L’Empire est un monde uni par le commerce et la langue : avec ses routes et se villes il constitue un cadre de diffusion idéal pour le christianisme (marchands et soldats ou leurs familles).
Les premiers chrétiens sont des Juifs du 1er siècle convaincus d’avoir trouvé en la personne du grand rabbi nazoréen Jésus le Messie tant attendu et annoncé par leurs écritures.
Le christianisme commence son extension lorsque certains Juifs de la diaspora deviennent eux aussi chrétiens.
Certains de ces premiers chrétiens ou judéo-chrétiens dont le plus connu mais non le seul est Paul de Tarse convertissent alors des Grecs, des Syriens, des habitants des cités d’Asie Mineure qui ne sont pas juifs. Mais seulement des craignant dieu c’est-à-dire des non-juifs familiarisés avec la culture juive pour différentes raisons personnelles. Antioche, en Syrie, devient alors une grande cité chrétienne.
Le christianisme progresse ensuite rapidement dans la partie orientale de l’Empire. À la fin du IIe siècle, les communautés chrétiennes, grâce notamment aux voyages de Paul, sont plusieurs douzaines autour de la mer Égée.
Les premiers chrétiens de Lyon et donc d’Europe de l’Ouest appartenaient sans doute en grande partie à la secte intégriste des montanistes ; puisqu’ils tentèrent (quelques années plus tard ?) en la personne d’Irénée, tout en désapprouvant certains de ses excès, de dissuader l’évêque de Rome Eleuthère de la condamner. En 177 ces montanistes (ou fanatiques) furent donc arrêtés par les Romains. Cette opération de police (moins de 100 personnes) visait d’ailleurs peut-être en réalité les juifs, mais le christianisme dans ce cas évidemment n’a pas retenu les noms des victimes appartenant à leur communauté.
Rappelons néanmoins que l’histoire des martyrs de Lyon (saint Pothin, sainte Blandine…) exécutés à la fin du règne de Marc-Aurèle ne nous est connue que par l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée. Cet auteur, qui écrivait au début du IVe siècle, affirme y reproduire une lettre que les chrétiens survivants de Lyon et de Vienne auraient adressée à leurs coreligionnaires d’Asie Mineure, juste après ces événements.
Mais si l’auteur, anonyme, de la lettre reproduite par Eusèbe, est assez prolixe quand il s’agit de relater les divers supplices infligés aux pauvres martyrs ; et presque intarissable pour célébrer la magnanimité, la longanimité, et le courage de ces « athlètes » de la Religion ; il reste par contre assez flou sur les événements qui précédèrent leur comparution devant les juges, et quasiment muet sur les motifs réels de leur condamnation.
Il semble toutefois indiquer que la répression brutale fut précédée d’une montée progressive de l’animosité des païens envers les chrétiens : « Le pays où fut rassemblé le stade de ceux dont nous parlons… a des métropoles remarquables qui l’emportent sur les autres de cette contrée : leur nom est célèbre, c’est Lyon et Vienne. Le fleuve du Rhône, qui arrose abondamment de son cours toute la région, les traverse l’une et l’autre. Les illustres églises de ces deux cités ont envoyé à celles de l’Asie et de Phrygie la relation écrite qui concerne leurs martyrs ; elles y racontent de la manière suivante ce qui s’est passé chez elles… Les serviteurs du Christ qui habitent Vienne et Lyon aux frères de l’Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance de la rédemption que nous, paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus notre Seigneur……
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C’est en effet avec toute sa force que l’adversaire [le Diable ?] a frappé ; il préludait alors à ce que doit être son avènement quand il sera sans crainte. Il mit tout en œuvre pour former les siens [les autorités civiles ?] et les exercer par avance contre les serviteurs de Dieu. Aussi bien, non seulement on nous interdisait les maisons, les bains, le forum, mais en général on défendait encore à chacun de nous, de paraître en quelque lieu que ce fût ».
Ces réactions populaires avaient d’ailleurs incité certains chrétiens comme saint Irénée à quitter la ville dans les semaines ou les mois qui précédèrent. Quant aux autres, les plus inconscients ou les plus fanatiques – « les piliers », ainsi que les appelle l’auteur de la lettre – il semble qu’ils furent arrêtés lors d’une vaste rafle, ayant suivi ou accompagné des émeutes antichrétiennes.
« Cependant la grâce de Dieu combattit contre eux ; elle fit d’abord éloigner les faibles, puis elle fit avancer des piliers solides qui pouvaient par leur résistance attirer sur eux tout le choc du méchant. Ils allèrent donc à sa rencontre, supportèrent toutes sortes d’outrages et de châtiments, et ils firent peu de cas de ces nombreuses épreuves, ils se hâtaient vers le Christ et montraient réellement que « les souffrances « du temps présent ne sont pas dignes d’être mises en regard de la gloire qui doit être révélée en nous ».
Ils ont d’abord essuyé avec une constance admirable les clameurs d’un peuple, ses emportements, sa férocité : ils ont souffert d’être frappés, traînés sur le pavé, dépouillés de tous leurs biens, accablés sous des monceaux de pierres, jetés dans des prisons obscures ; en un mot, ils ont éprouvé tout ce qu’une populace brutale et livrée à la haine aurait pu entreprendre contre les ennemis les plus acharnés à sa ruine ».
(Note de la rédaction : on pourrait en dire tout autant de la foule de talibans du christianisme, les parabolani, ayant lapidé la belle et malheureuse Hypatie d’Alexandrie…)
« Ils montèrent alors au forum, emmenés par le tribun et les magistrats qui présidaient à la ville… »
La première comparution des accusés devant le légat eut un résultat malheureux : dix des inculpés, peut être mal préparés et mal exercés, car, à cette époque, on vivait constamment dans l’attente du martyre, et les fanatiques s’y préparaient, ou alors sincèrement, affirmèrent ne pas être chrétiens. Notre texte les présente ainsi : « À partir de ce moment il se fit un tri parmi les autres : les uns étaient évidemment prêts au martyre, ils en accomplirent avec un entrain parlait la confession ; mais il en parut d’autres qui n’étaient, ni préparés ni exercés, et qui se trouvaient encore faibles et hors d’état de supporter l’effort d’un grand combat ; de ceux-ci, dix environ échouèrent. Ils nous causèrent un grand chagrin et une incommensurable douleur : ils brisèrent l’empressement des autres qui n’avaient pas été arrêtés et qui, au prix de terribles souffrances, assistaient cependant les martyrs et ne les délaissaient pas.
Nous étions alors tous grandement terrifiés par l’ambigüité de leur confession ; nous ne craignions pas les châtiments qu’on infligeait, mais nous regardions la fin et nous redoutions que d’entre eux quelqu’un ne vînt â faillir.
Chaque jour cependant on arrêtait ceux qui étaient dignes et ils complétaient le nombre de ces martyrs, en sorte qu’on emprisonnait ensemble tous les membres zélés des deux églises…… On saisit même avec nous quelques païens serviteurs des nôtres, parce que le gouverneur avait officiellement ordonné de nous rechercher tous. Ceux-ci à leur tour, grâce au piège de Satan, effrayés par les tourments qu’ils voyaient souffrir aux saints et poussés à cela par les soldats, déclarèrent mensongèrement que nous faisions des repas de Thyeste, que nous commettions les incestes d’Œdipe et des choses qu’il nous est interdit de dire, de penser et même de croire qu’elles aient jamais existé chez des hommes. Ces bruits répandus, tous entrèrent dans une furie de bêtes féroces contre nous, si bien qu’un certain nombre, qui tout d’abord, pour des raisons de parenté, avaient gardé de la modération, furent dès lors grandement irrités et grinçaient des dents contre nous : ils accomplissaient la parole de notre Seigneur : « Un jour viendra où quiconque vous tuera croira rendre un culte à Dieu… Le diable d’autre part paraissait avoir déjà englouti Biblis, une de celles qui avaient renié ; il voulait encore la condamner en la faisant blasphémer, il la fit conduire au supplice et la força de dire les impiétés qui nous concernent ; car elle avait été jusque-là fragile et sans courage.… Ceux en effet, lors de la première arrestation qui avaient renié leur foi, étaient enfermés dans le même cachot, eux aussi, et partageaient leurs souffrances, car l’apostasie, en cette occasion, ne leur avait servi de rien : tandis que ceux qui avaient confessé ce qu’ils étaient, étaient emprisonnés comme chrétiens et aucune autre accusation ne pesait sur eux : mais les autres étaient retenus homicides et impudiques, leur châtiment était deux fois plus lourd que celui de leurs compagnons. Ceux-ci, en effet,
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étaient soulagés par l’allégresse du martyre, l’espérance des promesses, l’amour du Christ et l’Esprit du Père. Ceux-là au contraire étaient grandement tourmentés par leur conscience, si bien qu’entre tous les autres, lorsqu’ils passaient, on les reconnaissait à leur aspect. Les uns en effet s’avançaient joyeux, une gloire et une grâce intense se mêlaient à leurs visages, si bien que même les chaînes les entouraient comme d’une parure seyante, ainsi qu’une mariée dans ses ornements frangés et brodés d’or. Ils répandaient autour deux la bonne odeur du Christ et quelques-uns croyaient qu’ils s’étaient oints d’un parfum profane. Les autres au contraire baissaient les yeux, ils étaient abattus, consternés et remplis d’une entière confusion et les païens les insultaient, les traitant de lâches et de gens sans courage ; ils étaient inculpés d’homicides et ils avaient perdu le nom digne de tout honneur, le nom glorieux qui donne la vie. Le reste des nôtres, voyant cela, étaient affermis, et ceux qui étaient arrêtés n’hésitaient pas dans leur confession et n’avaient plus la pensée d’un calcul diabolique ».
Le montaniste nommé Alcibiade, lui, par contre, continuera de jeûner en prison. (Eusèbe, H. E. 5, 3, 2). Le texte ne le précise pas, mais il paraît logique de penser que Blandine, simple esclave, fut « raflée » en même temps que sa maîtresse, sans doute avec toute la « familia » de celle-ci.
La lettre précise en effet que la maîtresse selon chair de Blandine « qui faisait elle aussi partie des martyrs arrêtés » et qu’elle craignait « que la complexion délicate de son esclave venant à succomber sous la violence des tourments, elle manquât de force pour confesser Jésus-Christ. Mais son grand cœur soutint de telle sorte la faiblesse de son corps, que les bourreaux, qui, depuis le matin jusqu’au soir, se relayant sens cesse, avaient épuisé sur elle tout ce que leur cruauté leur avait suggéré de supplices différents ; se virent contraints de se rendre et de s’avouer vaincus ».
La plupart des commentateurs de ce texte semblent tenir pour un fait bien établi que sainte Blandine était très jeune, presque adolescente. Or rien n’est plus douteux puisqu’elle avait apparemment un fils de 15 ans, appelé Pontique (que le texte d’Eusèbe, plusieurs décennies plus tard, présente comme étant son frère). Blandine fut exécutée comme les Romains en avaient l’habitude, c’est-à-dire jetée en pâture aux fauves avec son fils dans l’amphithéâtre des Trois Celties 1).
Mais ce n’était pas encore assez pour rassasier leur rage et leur cruauté envers les saints. Des peuples féroces, barbares [merci pour eux !], l’esprit troublé par une bête féroce, ne pouvaient pas s’apaiser aussi facilement. Leur violence saisit donc une autre occasion de s’exercer : elle s’en prit aux corps des martyrs. Ils n’eurent pas honte d’avoir été ainsi vaincus par leur courage, parce que, ne sachant plus raisonner en hommes, leur colère, comme celle d’une bête fauve, ne fit que s’enflammer davantage. Le gouverneur et le peuple montrèrent à l’envi contre nous une injuste haine, afin que s’accomplît la parole de l’Écriture : « Que l’ennemi de la loi méconnaisse encore plus la loi ; que le juste soit encore plus justifié ».
On jeta aux chiens le corps de ceux qui étaient morts étouffés dans les cachots ; en les gardant soigneusement nuit et jour, de peur qu’un de nous leur rendît les derniers devoirs. Ils exposèrent également dehors tout ce que le feu et les bêtes avaient laissé. Membres déchirés ou carbonisés, têtes coupées, troncs mutilés, tous ces débris, également sans sépulture, furent gardés par des soldats qui veillèrent sur eux pendant plusieurs jours.
Parmi les païens, les uns frémissaient ou grinçaient des dents, tout cherchant quelque vengeance moins banale à tirer des martyrs ; d’autres riaient, ou se moquaient de nous, tout en glorifiant leurs idoles et en leur attribuant le châtiment des chrétiens
Les plus modérés, ceux qui paraissaient dans une certaine mesure avoir de la sympathie pour nous répétaient souvent comme pour s’en faire des reproches : « Où donc est leur Dieu ? À quoi leur a servi cette religion qu’ils ont préférée à leur vie ? »
Quant à nous, nous étions dans la plus grande douleur de ne pouvoir enterrer les corps : même la nuit ne nous aidait guère, l’argent ne parvenait pas à corrompre nos ennemis, ni nos prières les fléchir. De toute façon, ils faisaient bonne garde, comme si cela leur eût été d’un grand secours que ces restes n’obtinssent pas une sépulture ».
Après quelques autres détails, la lettre ajoute : « Les corps des martyrs de toute manière ainsi exposés pour l’exemple, et laissés en plein air pendant six jours, puis brûlés et réduits en cendres ; furent par ces impies jetés dans le Rhône, qui coulait près de là ; afin que pas un reste ne s’en vît plus sur la terre.
Ils agissaient de la sorte comme s’ils avaient pu vaincre Dieu et ôter aux chrétiens le moyen de renaître ; « Afin, disaient-ils, que ces malheureux n’aient plus l’espoir de ressusciter, cette idée [folle] grâce à laquelle ils introduisent chez nous cette nouvelle religion, si étrange ; et méprisent les plus
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affreux tourments, toujours prêts à marcher avec joie vers la mort. Voyons donc s’ils ressuscitent ou si leur Dieu pourra les secourir et les tirer de nos mains ».
Ce même écrit des martyrs dont nous avons parlé contient une autre histoire mémorable, que rien ne saurait m’empêcher de porter à la connaissance de ceux entre les mains de qui tombera ce livre. La voici.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE LIVRE V.
Alcibiade, un de ces martyrs [un montaniste ?] menait une vie tout à fait misérable : il ne prenait avant d’être arrêté aucun autre aliment que du pain et de l’eau, et il essaya de conserver ce régime, dans la prison. Attalos, après le premier, combat qu’il eut mené à bonne fin dans l’amphithéâtre, apprit par une révélation qu’Alcibiade n’agissait pas bien en n’usant pas ainsi des choses créées par Dieu ; et en laissant aux autres après lui un si mauvais exemple. Alcibiade se laissa persuader, il prit donc ensuite librement de toutes les nourritures, en rendant grâce à Dieu, car les détenus n’étaient pas sans être visités par la grâce de Dieu, et l’Esprit saint était leur conseiller. Mais tenons-nous-en là sur ce point.
Montan, Alcibiades et Théodote, commençaient alors à être considérés par certains comme des prophètes. Plusieurs autres faits incroyables, dus à la grâce de Dieu, accomplis en ce temps-là dans différentes églises, donnaient d’ailleurs à plusieurs des nôtres la conviction que ces hommes étaient vraiment des prophètes. Une controverse donc à leur sujet. Ceux de nos frères qui étaient en Gaule joignirent [à leur lettre] leur jugement particulier à ce propos, jugement prudent, très orthodoxe, et ils produisirent différents écrits que les fidèles consacrés chez eux par le martyre avaient rédigés là-dessus, en prison ; pour leurs frères d’Asie et de Phrygie, mais surtout pour Éleuthère, alors évêque de Rome ; et par lesquelles ils se faisaient en quelque sorte les ambassadeurs de la paix entre les églises.
1) Cet amphithéâtre des Trois Celties était un lieu prédestiné à cet égard apparemment, puisqu’environ cent dix ans auparavant s’y était déroulé le martyre du prophète celto druidique appelé Mariccos.
Voici le texte exact de Tacite à son sujet (Histoire. II, 61)
« Un certain Mariccos, sorti de la plèbe des Boïens, osa se mêler aux jeux de la Fortune et provoquer les armes romaines, en simulant l’inspiration divine. Ce libérateur des Gaules, ce dieu, car c’étaient les noms qu’il s’était donnés, ayant soulevé huit mille hommes, entraîna les cités voisines des Héduens (Autun, en Saône-et-Loire).
Mais cette cité (Autun), pleine de raison, après avoir mobilisé sa jeunesse, avec l’aide des cohortes de Vitellius, dispersa cette multitude fanatisée. Mariccos fut pris dans le combat. Bientôt exposé aux bêtes, comme il n’était pas mis en pièces, la foule stupide le croyait inviolable. Il fut donc mis à mort sous les yeux même de Vitellius ».
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LE CHRISTIANISME EN AFRIQUE DU NORD.
La première trace SÛRE de christianisme en Afrique DU NORD étant l’affaire des martyrs de Scilli et de Madaure vers la fin du 2e siècle, nous en dirons ici pour commencer quelques mots, car ces premiers chrétiens bien que de tendance montaniste ont joué un grand rôle dans la formation de ce qui, après la guerre défensive musulmane en Afrique du Nord 1), ne sera plus représenté qu’en Europe (les futurs chrétiens catholiques ou réformés).
Largement minoritaires, ces premiers chrétiens adoptent dès le départ une attitude offensive et agressive 1) pour propager leur croyance, se dirigeant ainsi tout droit vers un conflit frontal avec le pouvoir impérial païen de Rome.
L’histoire des débuts du christianisme en Afrique est en effet étroitement liée à la personne de Tertullien. Né de parents païens, il entre dans la communauté chrétienne de Carthage vers 195 et devient proche de l’élite de la ville, qui saura le protéger contre la répression des autorités. Ayant reçu la prêtrise, il s’emploie dans ses premiers écrits à lutter pour que l’Église chrétienne soit reconnue officiellement par l’Empire.
On peut parler de « christianisme africain » tant ce dernier adopte un caractère spécifique, se faisant remarquer par son intransigeance (Montanisme). Afin de progresser en nombre d’adeptes et de s’ancrer dans la vie populaire africaine, la doctrine chrétienne, à travers les écrits de Tertullien, cherche à s’émanciper de toutes les institutions païennes qui structurent la société romaine de l’époque. Il faut voir dans ce travail d’écriture plus une transcription et une réflexion sur les problèmes spécifiques d’une nouvelle communauté, que la volonté d’un homme d’imposer à de fervents croyants une doctrine qui ne leur convient pas.
Les chrétiens refusent de participer aux nombreuses cérémonies fondant la vie civique. Dans son ouvrage intitulé « De l’idolâtrie », Tertullien précise la nature des activités déconseillées aux chrétiens. Ils doivent, pour les plus riches, refuser de participer à la vie politique de la cité en tenant un quelconque poste, refuser tout métier agricole qui pourrait fournir des produits et des animaux pour les sacrifices. Les chrétiens ne doivent pas non plus être instituteurs ou professeurs, car cela les obligerait à enseigner les mythes et cultes païens.
Mais ce qui sépare et oppose le plus les autorités romaines et la communauté de chrétiens, c’est sans aucun doute le fait que ces derniers refusent de servir dans l’armée. Tertullien souligne la difficulté de concilier le serment militaire avec celui qui a été prononcé lors du baptême. Outre l’omniprésence des rites païens dans la vie militaire, le plus grand dilemme pour les chrétiens est la probabilité de tuer des adversaires pendant les combats, chose incompatible avec le message de la vie du Christ : c’est aussi une transgression du sixième commandement. Comme on le verra par la suite, une fois le christianisme devenu religion d’État à Rome, de tels scrupules seront balayés bien entendu (voir Saint Augustin), et il sera admis que l’on peut à la fois être soldat et chrétien. Mais à l’époque, le christianisme étant encore dans l’opposition, ce n’était toujours pas le cas. Et ce choix politico-religieux fut donc à l’origine de conflits parfois violents, les chrétiens étant accusés de mettre en péril la cité quand leur refus du service militaire se manifestait lors d’une période qui nécessitait un besoin accru de soldats. Il a entraîné des sanctions qui ont parfois été jusqu’à la mise à mort. Tertullien lui-même prône la souffrance et le martyre comme issue vers le salut, amenant des choix assez éloquents de la part des chrétiens : certains se choisissaient des morts « de héros », en combattant par exemple contre des lutteurs égyptiens (voir rêves de sainte Perpétue) La fonction de martyr devenait ainsi un acte de résistance et de mémoire, inscrite dans un calendrier commémoratif, base du calendrier chrétien actuel d’ailleurs.
À travers cette base doctrinale extrêmement stricte et difficile à défendre devant une population qui ne comprend pas la plupart du temps les choix des chrétiens ; Tertullien cherche à éviter à sa communauté le fait de se mélanger aux rites et coutumes païens, afin de garder toute sa spécificité. Pour autant, il ne veut pas s’éloigner de la vie de la cité, encore moins de celle de l’Empire. Il aime l’Empire et il est convaincu de ses bienfaits dans les provinces africaines.
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Les chrétiens ont cependant contribué, via leur intransigeant besoin à la fois de différentiation et d’affirmation au sein de la société africaine ; à instaurer un climat de tension entre eux et le reste de la population, et surtout avec le pouvoir impérial qui, devant cette menace de division, ne tardera pas à réagir 2).
La doctrine chrétienne qui a pris pied en premier lieu sur les côtes africaines, s’était développée à l’intérieur des terres. C’est à Scilli et à Madaure que les chrétiens connaîtront leurs premiers martyrs (Miggin et Namphamo pour ce qui est de Madaure, du moins selon saint Augustin), dans un contexte politico-religieux en constante évolution.
La religion romaine n’est pas en soi une religion dogmatique. Elle ne possède pas de texte sacré, mais fonde ses croyances sur une définition très vaste de la divinité. Ce ne sont donc pas les nouvelles croyances chrétiennes en elles-mêmes qui heurtent les autorités romaines ; mais le fait que les chrétiens, se formant en une communauté bien distincte, et prête à tout pour développer sa croyance, jouent le jeu de la division ; à une période où l’Empire est devenu la proie de nombreuses et virulentes attaques de la part des Barbares. Voir sur le sujet encore, plus tard et de l’autre côté de la Méditerranée, Salvien de Marseille.
Quoi qu’il en soit, de ce côté de la Méditerranée, La première attaque officielle contre l’Église africaine sera entérinée par un édit de l’empereur Dèce promulgué dès 249 ; et qui oblige tout le monde y compris les chrétiens, à prier pour le salut de l’empereur, et à procéder à cet effet à des sacrifices ou à offrir de l’encens.
1) De Mahomet aux Omeyyades l’empire musulman ou Dar al islam sera le seul exemple d’empire construit uniquement par des actions pacifiques ou d’autodéfense. Plus que réussies il est vrai.
2) Toute ressemblance avec le cas de l’islam dans nos pays (Dar al harb) serait une pure coïncidence ou une grave erreur d’analyse socio-politique l’islam étant, lui, une vraie religion d’amour, toujours, et nos élites médiatico-politiques ne faisant rien contre, bien au contraire, car l’amour rend lucide c’est bien connu.
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LE PREMIER CULTE DES SAINTS DONC : LE SOUTIEN DES MARTYRS.
Le cas du philosophe païen Peregrinus converti au christianisme est exemplaire.
« ………… Ce fut vers cette époque qu’il se fit instruire dans l’admirable religion des chrétiens, en s’attachant en Palestine à quelques-uns de leurs prêtres ou de leurs scribes.… ayant été arrêté pour cette raison, fut jeté en prison. Mais cette persécution lui procura au contraire une grande autorité, et lui valut la réputation d’opérer des miracles, opinion qui flattait sa vanité. Les chrétiens, se regardant comme frappés en sa personne, mirent tout en œuvre pour l’enlever ; mais ne pouvant y parvenir, ils lui rendirent toutes sortes de services avec un zèle et un empressement infatigables. Dès le matin, on voyait rangés autour de sa prison une foule de vieilles femmes, de veuves et d’orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit auprès de lui, après avoir corrompu les geôliers : ils se faisaient apporter toutes sortes de mets, lisaient leurs livres saints ; et le vertueux Pérégrinus, il se nommait encore ainsi, était appelé par eux le nouveau Socrate.
Ce n’est pas tout ; plusieurs villes d’Asie lui envoyèrent des députés pour lui servir d’appuis, d’avocats et de consolateurs. On ne saurait croire leur empressement dans de pareilles circonstances : pour tout dire, en un mot, rien ne leur coûtait. Pérégrinus reçut à cause de cette incarcération, de grosses sommes d’argent et en tira de précieux revenus. Ces malheureux se figurent qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices et se livrent volontairement à la mort. Leur premier législateur les a persuadés qu’ils sont tous frères. Dès qu’ils ont changé de culte, ils renoncent aux dieu-ou-démons des Grecs, et adorent ce sophiste crucifié dont ils suivent les lois. Ils méprisent également les biens de ce monde et les mettent en commun, sur la foi de ses paroles. En sorte que s’il vient à se présenter parmi eux un imposteur, un fourbe adroit, il n’a aucune peine à s’enrichir très vite à leurs dépens, en riant sous cape de leur simplicité.
Mais Pérégrinus fut bientôt libéré par le gouverneur de Syrie, amateur de philosophie, et qui savait notre homme assez fou pour se livrer à la mort dans le dessein de s’illustrer. Il le fit donc remettre en liberté, ne le jugeant digne d’aucune punition ».
Il faut dire que les prisonniers jouissaient durant toute la durée de leur détention soit en prison, soit aux mines, d’un régime de faveur bien particulier en raison du soutien que leur apportait leur communauté, régime de faveur qui paraîtra d’autant plus surprenant au regard de leurs conditions de détention effectives. En évoquant le sort de ces hommes confinés dans des cellules collectives, les sources sont unanimes à mentionner le manque d’hygiène, l’insalubrité, les carences alimentaires, l’exposition au froid et à la chaleur, le dénuement vestimentaire, parfois la mobilité réduite, la mise aux fers et la bastonnade, la privation de sommeil et les humiliations corporelles. Loin du juge, le gardien règne en maître sur l’univers carcéral ; c’est lui qui accorde les autorisations de visite, qui tolère les remises de nourriture ou de vêtements, qui laisse entrer les païens pour convaincre les chrétiens de céder ou qui, selon son humeur, relègue ceux-ci au fond du cachot. Pourtant, malgré la somme d’horreurs que représente la prison, ce lieu d’exclusion sociale est aussi le centre d’une activité intense pour la confrérie chrétienne. En effet, il n’est pas de gardien qui ne se soit laissé soudoyer, pas de porte qui ne se soit ouverte, pas de compagne ou de compagnon qui n’ait pu assister le captif dans sa détention, pas de vivres qui n’aient pu être apportés au fond de ces mitards. D’ailleurs, la visite aux prisonniers s’impose vite comme le modèle par excellence de la charité à la fraction de chrétiens qui n’était pas inquiétée par l’autorité romaine. L’Église elle-même favorisait et soutenait ces œuvres caritatives : « Vous ne devez pas avoir honte d’aller les trouver en prison ; car si vous le faites cela vous sera compté comme martyre ; en effet, le martyre, eux, ils en font l’expérience, mais pour vous il est dans votre ardeur à vous associer à leur combat ». Finalement, tout se passe comme si le martyr, du fond de sa cellule, à proportion de la liberté qui lui est ôtée, concentrait sur lui un pouvoir dont l’influence continuait de s’étendre bien au-delà des limites matérielles de son lieu de détention.
Cette nouvelle source de pouvoir, l’Église, malgré le désir qu’elle en avait, ne l’a pas toujours tenue sous contrôle. Parce que les martyrs étaient les vrais représentants de la sainteté et de la foi, les plus populaires et les plus visibles, ils entraient en concurrence directe avec la légitimité du pouvoir ecclésiastique si bien que celui-ci a toujours cherché à les maintenir sous sa coupe, voulant à tout prix éviter l’émancipation de leur voix qui menaçait de se faire dissidente.
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La figure du martyr qui récitait sa leçon devant le proconsul, sacrifiait sa personne sur l’autel du groupe et maîtrisait la signification de sa mort, cette silhouette semble tout à coup presque pâle et trop lisse au regard des agissements froidement prémédités de Pérégrinus. C’est qu’on avait peut-être trop vite enterré la part de jalousie et de convoitise, de vaine gloire qui se mêle à la valorisation du martyre sous l’image de l’homme docile et droit qui file tout doux vers le bûcher. Le martyre est évidemment une opération rentable en matière de visibilité pour l’Église, mais c’est encore, ce qu’on dit rarement, une fabrique de centres hétérogènes, de lieux ouverts à tous les commerces et à toutes les spoliations, zones indistinctes où se coudoient autorité, débauche et richesse. Partout où se concentre la puissance, il y a prolifération des pouvoirs. La position enviable qu’avait créée l’Église pour ses fidèles, les plus roués d’entre ceux-là se l’approprient pour leur avantage personnel. Apollonius (mort en 185) dénonce ainsi les pratiques d’un certain Thémison « qui a revêtu sa cupidité de dehors avantageux et qui, n’ayant pu porter le signe de la confession, a déposé les fers au moyen d’une grande somme d’argent. Pour cela même il aurait dû s’humilier ; mais il a osé se glorifier comme martyr, et il a singé l’apôtre, et, composant une lettre catholique, catéchiser les gens qui ont une foi meilleure que la sienne ». Les bénéfices matériels, le prestige social procuré par la condition chrétienne, poussent les meilleurs fidèles à toutes les audaces jusque dans l’isolement des fers. De fait, les antichambres des cachots où pourrissent les candidats au martyre sont la proie d’une effervescence sans pareille ; Cyprien ne cesse d’exhorter prêtres et confesseurs en visite dans les prisons à plus de retenue : « Qu’est-ce encore que cet autre mal, et combien détestable, que nous avons appris avec la plus grande douleur : il s’en trouve parmi vous qui souillent, par une promiscuité infamante, un corps qui était le temple de Dieu, et des membres que la confession du Seigneur avait sanctifiés davantage et illuminés de nouveau ; ils n’hésitent pas à coucher dans les locaux ou couchent les femmes. Quand bien même ils n’auraient la conscience souillée d’aucun commerce impur, c’est déjà un grand crime que de scandaliser et de donner des exemples pernicieux ».
Car la prison est un lieu d’inconduite et de collusion. On s’y retrouve, on s’y réunit et, à la faveur de la clandestinité, on y passe des arrangements sans aucune conformité avec la position officielle de l’Église : le cœur des prisons est hors contrôle, bien dissemblable de la sage image d’Épinal qu’en donnent les apologistes. Ainsi que nous l’avons vu avec Pérégrinus, c’est toute une foule interlope, avide de pouvoir et servile, qui transite par la cellule du martyr à la recherche de l’impunité que lui conférera la bénédiction du prisonnier. À l’incessant trafic des visiteurs qui, chargés de vivres et d’argent, viennent soulager la détention du condamné avec l’espoir d’obtenir de sa part l’absolution (quand ce sont des lapsi), répond le long cortège des prêtres et des confesseurs visés par Cyprien dans sa lettre N° 14. « J’entends dire que certains parmi vous courent ça et là sans mesure ni retenue, passent le temps à des frivolités ou à des querelles, souillent en eux-mêmes, en dormant dans une promiscuité irrégulière, des membres du Christ, qu’ils ont confessé, et ne se laissent pas conduire par les prêtres et les diacres, mais font si bien que les mœurs perverses de quelques-uns déshonorent la gloire de beaucoup de bons confesseurs. Ils devraient craindre, au contraire, qu’ils ne soient condamnés par leur jugement et leur témoignage et privés de leur société. Celui-là seul, en effet, est un confesseur glorieux et véritable, dont l’Église, par la suite, n’a point à rougir, mais dont elle reste fière ».
Sans oublier ceux visés par sa lettre N° 15 : « La sollicitude épiscopale et la crainte de Dieu me pressent, très courageux et très heureux martyrs, de vous rappeler par cette lettre que ceux qui conservent avec tant de dévouement et de courage leur foi au Seigneur doivent en même temps observer aussi sa loi et sa discipline. Si tous les soldats du Christ doivent garder les commandements de leur général, à plus forte raison l’obéissance à ses commandements s’impose-t-elIe à vous plus qu’à personne, à vous qui êtes devenus pour les autres le modèle du courage et de la crainte de Dieu. Je pensais, à la vérité, que les prêtres et les diacres qui sont près de vous vous avertissaient et instruisaient pleinement de la loi évangélique, comme cela s’est toujours fait dans le passé sous nos prédécesseurs : les diacres alors allaient à la prison et les martyrs réglaient leurs demandes sur leurs conseils et les préceptes des Écritures. Mais, maintenant, j’éprouve la plus grande des peines, en apprenant que, non seulement on ne leur suggère pas de se conformer aux préceptes divins, mais encore qu’on les en empêche plutôt ».
La renommée et le crédit acquis par les détenus chrétiens étaient tels qu’on les croyait capables de réaliser des miracles, de guérir les maladies et d’accorder la vie éternelle en vertu du chemin de croix qu’ils accomplissaient. Pour accomplir le devoir de charité, et sans doute aussi par admiration, « beaucoup se sont livrés aux fers afin d’en racheter d’autres ; beaucoup se sont livrés comme esclaves et avec le prix de la vente ont donné de la nourriture à d’autres ; beaucoup de femmes, rendues fortes par la grâce de Dieu, ont accompli bien des actions viriles ».
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Autour du pôle de convergence que représente le martyr dans les fers, c’est toute une économie parallèle qui s’installe et se développe, basée sur l’achat et la vente illicites d’indulgences. Illicites, parce que le martyr, sans tenir compte des critères sélectifs de l’Église, ni de sa liturgie, bénit, sanctifie, soigne, intercède, remet les péchés et délivre des places pour le royaume des cieux à ceux qui viennent le trouver. Mais ceux qui absolvent en masse les lapsi ne respectent évidemment pas les consignes de leur hiérarchie en ce domaine.
Rappel sémantique.
Le mot confesseur (de la foi) désigne celui a failli être martyr, qui a tout fait pour être martyr, mais qui pour diverses raisons (fin de la persécution, oubli, erreur, lassitude des autorités…) en sortira vivant.
Le mot lapsi désigne ceux qui ont accepté de faire le petit geste que leur demandait les autorités impériales, à savoir prouver leur loyauté en sacrifiant quelques grains d’encens en l’honneur des dieux de Rome ou de l’empereur, et le mot libelle un billet rédigé par un confesseur de la foi. Ce type de libelle ne doit pas être confondu avec les certificats du même nom attestant que ce geste a bien été accompli par son bénéficiaire et délivrés par les autorités pour valoir ce que de droit aux « Acta faciendes ». Les libelles remis par les confesseurs qui refusaient de faire le petit geste en question étaient parfois du type : « La communion pour lui et les siens ». Du moins d’après saint Cyprien.
Car n’oublions pas que le principal problème de saint Cyprien dans cette affaire c’est que lui CETTE FOIS LÀ, il n’a pas eu un comportement très héroïque, mais a fui. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même, mais sans se rendre compte que cela discréditait à l’avance ses exhortations à la plus grande fermeté. La meilleure des preuves est que lors de la « persécution » suivante qui aura lieu 8 ans plus tard en 258, sous le règne de l’empereur Valérien, il ne recommencera pas la même « erreur ».
En attendant et pour ce qui est de la « vraie » persécution de 250 ci-dessous ce qu’il écrivait pour se justifier dans le courant de la même année (lettre 20).
Cyprien aux prêtres et aux diacres ses frères qui sont à Rome, salut.
« Ayant appris, mes très chers frères, que l’on vous rapporte avec peu de droiture et de fidélité ce qui s’est passé ici et ce qui s’y passe, j’ai cru nécessaire de vous écrire cette lettre, pour vous rendre compte de notre conduite, de notre attachement à la discipline, et de notre zèle. Dès le début de la persécution, la populace m’avait plusieurs fois réclamé en poussant de violentes clameurs. Alors, selon les enseignements du Sauveur, songeant d’ailleurs moins à ma sûreté qu’à la paix de toute la communauté, je me suis retiré pour un temps, de peur d’exciter davantage, par une présence indiscrète, les troubles commencés. Absent de corps, j’ai été présent d’esprit ; et, par mes actes, et mes conseils, je me suis efforcé dans la mesure de mes faibles moyens, dans tous les cas où je pouvais le faire, de diriger nos frères conformément aux commandements du Seigneur.
Ce que j’ai fait, les lettres vous le disent, que j’ai envoyées en diverses occasions (elles sont au nombre de treize), et que je vous ai fait transmettre. Conseils au clergé, exhortations aux confesseurs, représentations aux exilés quand il le fallait, appels à tous les frères, pour leur persuader d’implorer la divine Miséricorde, rien n’a manqué de ce que mon humble personne a pu tenter selon les règles de la foi et de la crainte de Dieu, et sous l’inspiration du Seigneur. Puis, quand vinrent les supplices, pour encourager et soutenir nos frères déjà livrés à la torture, ou incarcérés en attendant d’être torturés à leur tour, nos paroles ont franchi les murs de la prison. De même ayant appris que ceux qui ont sali leurs mains et leurs lèvres par un contact sacrilège, ou qui n’ont pas moins souillé leur conscience par l’usage de certificats abominables, s’en allaient çà et là faisant le siège des martyrs, corrompant les confesseurs à force d’importunités, ou de cajoleries, de sorte que contre la règle de l’évangile des milliers de billets étaient donnés tous les jours au hasard et sans examen, j’ai écrit des lettres pour rappeler autant que je le pouvais les martyrs et les confesseurs au respect des préceptes du Seigneur. De même, à l’égard des prêtres et des diacres, notre vigueur épiscopale n’a pas fait défaut, et c’est ainsi que quelques-uns, qui ne se souvenaient pas assez de la discipline ecclésiastique et avaient déjà commencé à communiquer avec les lapsi, ont arrêté à la suite de notre intervention. Il n’y a pas jusqu’au peuple que nous n’ayons instruit autant que nous l’avons pu, et disposé à observer la discipline ecclésiastique ».
Du martyr qui signe le libelle au prêtre qui l’accepte, il n’y a qu’une seule et même chaîne d’action qui, pour le plus grand bénéfice de ceux qui y participent, dépend du martyr en définitive. Un véritable réseau semble avoir fonctionné
qui tire sa légitimité de la part la plus légitime de l’Église. De toute évidence, la nouveauté du problème jette la confusion dans les rangs du clergé qui cherche une parade.
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Les martyrs eux-mêmes, malgré la possibilité d’action réduite due à leur enfermement, malgré leur isolement régulièrement requis par la justice impériale, malgré la diminution de leur état physique et moral, semblent toujours faire front commun. Et si l’on songe à Pérégrinus, on se rappellera qu’il avait dû se fondre dans le grand réseau social de la prison pour tirer tout le bénéfice de sa claustration. Qu’ils agissent au nom de leur intérêt personnel, à l’image de Pérégrinus, ou en vue de l’intérêt collectif, les futurs martyrs contreviennent à la politique épiscopale, la court-circuitent par leurs initiatives et la remettent en question dans sa globalité : c’est là le point essentiel. Le rapport de force entre sujets du Christ et représentants de l’Église est en train de se modifier profondément, au détriment des officiels. La question qui se pose à eux n’est maintenant plus tellement de savoir comment le martyr doit représenter l’Église, mais comment empêcher qu’il relègue sa hiérarchie à l’arrière-plan du débat sur le salut ? Entre Dieu et le martyr, qui sont en relation directe, l’évêque apparaît comme surajouté. Et, devant la foule qui se présente aux portes des églises munie de ses libelles afin de communier, son influence semble mince en comparaison de celle du martyr.
Face au paradoxe chrétien, la stratégie des autorités romaines se modifie. Désormais on n’arrête plus seulement les fanatiques qui refusent de sacrifier aux images de l’empereur et des dieux, mais tous les responsables chrétiens de manière systématique. Non seulement les chefs locaux, évêques, prêtres ou diacres comme Cyprien finalement, mais encore les personnalités influentes du monde romain devenues chrétiennes ou sympathisantes.
Durant les années qui suivent le déclenchement des 2 grandes persécutions, le nombre des prisonniers arrêtés pour délit de désobéissance aux ordres de l’empereur ou rassemblement illégal, etc., va donc sensiblement enfler. Ces hommes, lettrés pour la plupart, théologiens aguerris, orateurs versés dans la dialectique, viennent grossir les rangs de la foule des petits crédules, attentistes, dévots et autres illuminés. Les deux persécutions antichrétiennes officielles se caractérisent donc autant par l’augmentation des arrestations que par la diversité des classes sociales que brassent les centres de détention. Qu’est-ce que cela implique ? Cette foule hétéroclite qui compose la faune des culs-de-basse-fosse de l’Empire, parsemée de personnalités charismatiques, malgré son caractère hétérogène fortement marqué, s’identifie comme un seul corps. Et la foule non moins grande de leurs admirateurs solidaires ne les identifie pas moins comme une seule et même communauté. C’est que la population composite des cachots s’était organisée selon des lignes de force qui lui étaient propres et avec des moyens qui, bien que rudimentaires, montreront leur efficacité. La circulation des biens et marchandises qui transitent entre l’intérieur et l’extérieur de la prison n’est qu’un aspect manifeste, patent, de la chaîne de communication développée autour du pouvoir d’absolution des martyrs ou confesseurs. La politisation des populations incarcérées, l’organisation de réseaux au sein de la prison montrent combien l’aura médiatique dégagée par les martyrs a su être exploitée au maximum.
IL FAUT AVOIR TOUT CELA BIEN EN TÊTE SI L’ON VEUT COMPRENDRE LA CRISE DONATISTE QUI CULMINERA AU QUATRIÈME SIÈCLE.
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LES PROBLÈMES THÉORIQUES ET PRATIQUES POSÉS PAR LA DÉFAILLANCE DES LAPSI.
Ou plus tard pire encore, sous Dioclétien, par les traditeurs (latin traditores) : ceux qui ont accepté ou concouru à la confiscation des Saintes Écritures, qui sont des lapsi à la puissance 10.
Les persécutions ont en effet fatalement entraîné le problème des lapsi : faut-il réintégrer dans la communauté et dans leur fonction (d’évêque par exemple) ceux de ses membres qui, par peur ou pour sauver leur vie, ont accepté d’obéir aux ordres en sacrifiant aux dieux ou à l’empereur, voire pire encore.
En 249 par exemple, ainsi que nous l’avons vu, Dèce devenu empereur, ordonna à tous les sujets de son empire d’offrir un sacrifice solennel aux dieux. La nouveauté de cet édit réside dans son caractère obligatoire et universel. Des commissions sont chargées de contrôler l’exécution des sacrifices par les habitants et de distribuer des certificats aux ayant-sacrifié (sacrificati) ou à ceux qui ont fait brûler deux ou trois grains d’encens devant une statue (thurificati). Le mot thurificati est employé par saint Cyprien. Il désigne ceux qui, n’étant pas assez riches pour offrir aux idoles l’hostia ou la victima, faisaient acte de paganisme en brûlant de l’encens sur un autel, mode de sacrifice à la portée de toutes les bourses.
Cette persécution ne semble pas néanmoins avoir fait autant de victimes que le laisse supposer l’historiographie chrétienne. De plus, l’application de l’édit semble inégale dans les provinces : sévère en Afrique, la persécution est bien moindre en Gaule. Un grand nombre de chrétiens sacrifient aux dieux. Il y a aussi bien entendu ceux qui se sont débrouillés pour avoir un certificat de complaisance (les libellatici). Soit par faveur, soit à prix d’argent, ils obtenaient d’être inscrits sur la liste de ceux qui avaient sacrifié, donc recevaient en échange un certificat, une sorte de billet de confession païenne, qui les mettait à l’abri des poursuites. Ordinairement ces libellatiques, comme on les appela, s’étaient présentés en personne devant le magistrat, qui se contentait de leur déclaration, sans les obliger à faire un acte formel de paganisme quelquefois même, l’inscription était faite et le billet leur était remis, à leur demande, sans qu’ils eussent besoin de comparaître. Les juifs européens des années 1940 n’ont pas bénéficié d’une telle possibilité (Shoah).
N.D.L.R. Ne pas confondre ce libellus, ou certificat de sacrifice, avec une autre sorte de libellus dont il sera question plus loin, le billet de réconciliation donné par les confesseurs de la foi ou martyrs ayant survécu, aux lapsi repentants.
Tous ces hommes ordinaires, l’Église les considère donc comme des lâches ou des traitres, des « lapsi » = ceux qui sont tombés. Comment les traiter ? Pour certains, on peut les réintégrer (après pénitence) dans la communauté. Pour d’autres, il faut les considérer comme exclus à jamais.
En ce qui le concerne, Saint Cyprien lui-même, dès le commencement de la persécution, chercha le salut dans la fuite, comme plusieurs des évêques de ce temps, parmi lesquels Denys d’Alexandrie et Grégoire le Thaumaturge. Avant son départ, bien des affaires durent être réglées, car, au milieu du troisième siècle, l’administration spirituelle et temporelle d’une grande Église comme celle de Carthage était fort compliquée. La communauté chrétienne, organisée dans tous les centres importants sur le modèle des corporations romaines, possédait une caisse commune, dont les ressources, fournies par des cotisations régulières, servaient aux frais du culte, à l’entretien des cimetières, à la subsistance du clergé. Saint Cyprien voulut en assurer le fonctionnement pendant son absence. Plusieurs de ses lettres sont relatives aux sommes qui doivent être distribuées. Cyprien se préoccupa aussi de sauver de la confiscation ce qui restait de sa fortune privée. On peut donc supposer qu’il était encore riche au moment où éclata la persécution. Il emporta en exil des sommes importantes, qu’il fit peu à peu passer à ceux qu’il avait chargés de l’administration de la caisse ecclésiastique ; il en déposa d’autres à titre de fidéicommis entre les mains d’un prêtre investi de sa confiance. Probablement réussit-il à mettre également ses immeubles sous le nom d’un tiers, car on le retrouve en possession desdits immeubles quelques années plus tard. Ces précautions étaient nécessaires ; l’édit ordonnait la confiscation du patrimoine de tout chrétien fugitif ; et, dès que le départ de Cyprien fut connu, l’autorité fit apposer sur les murs de la ville des affiches : quiconque possédait ou détenait des biens de Cyprien, évêque des chrétiens, était obligé de le déclarer. Mais Cyprien, administrateur habile, avait déjoué l’avidité du fisc et assuré, par la conservation de sa fortune privée, l’alimentation du budget. Il pouvait maintenant s’éloigner : les affaires de l’Église étaient
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réglées : il laissait en outre, pour le remplacer pendant son absence, deux évêques voisins et plusieurs prêtres.
Les portes des prisons finirent par s’ouvrir et ceux qui avaient refusé toute concession aux cultes romains en sortirent. Après un an de détention, beaucoup d’entre eux furent comme grisés par l’air de la liberté. Flattés par les prêtres critiques envers l’attitude de Cyprien, accueillis avec toutes sortes de prévenances par ceux qui, eux, avaient failli (les lapsi), étourdis des éloges qu’ils recevaient. Le pape de l’Église africaine (Cyprien)) écrivit à tous ces confesseurs de la foi (sans distinguer entre les innocents et les coupables) une lettre reprenant les uns en raison de leurs fautes, louant l’innocence des autres ; mais les exhortant tous à conserver la gloire qu’une héroïque résistance leur avait acquise. Craignant les mauvaises suggestions de la pauvreté, il annonçait dans le même temps l’envoi de diverses sommes d’argent. Parmi les avertissements contenus dans la lettre de saint Cyprien, il en est un qui mérite une attention particulière. L’évêque blâme ceux qui, bravant leur exil, reviennent dans leur patrie après avoir encouru une sentence de bannissement non encore levée officiellement, et s’exposent ainsi à être punis, non plus comme chrétiens, mais comme contrevenant aux lois. On ne saurait trop admirer ce scrupuleux respect des lois et décrets chez ceux en qui les persécuteurs s’obstinaient à voir des ennemis de l’Empire…
Le statut de Cyprien ne fut pas néanmoins celui des bannis : aucune sentence judiciaire n’avait été rendue contre lui, et le seul acte de l’autorité qui l’avait visé était l’ordonnance de confiscation de ses biens. Aussi put-il rentrer à Carthage sans braver la loi. Malheureusement pour Saint Cyprien, il avait aussi laissé derrière lui après sa fuite, dans son propre clergé même, un parti hostile, à la tête duquel étaient cinq prêtres, qui s’étaient opposés naguère à ce qu’il fût élu évêque. De ce groupe ambitieux et mécontent partirent des rumeurs malveillantes au sujet de la retraite de Cyprien. Elles se répandirent assez pour que le clergé de Rome y ait fait de discrètes allusions dans une lettre au clergé de Carthage, véritable modèle d’ironie ecclésiastique. Après la persécution, saint Cyprien fut donc encore obligé de se défendre contre ces rumeurs, et le soin avec lequel son biographe et ami, Pontius, explique et excuse son absence ; montre assez que même sa mort héroïque dans la persécution de Valérien 8 ans plus tard ne suffit pas à le laver de tout reproche pendant celle de Dèce… (même situation en somme qu’avec la contestation des miracles de saint Martin, par d’autres ecclésiastiques chrétiens).
Finalement pour l’État, le résultat ne fut pas celui qu’il espérait, car le ralliement de tous ces « lapsi » ne fut que superficiel et momentané ainsi que nous avons pu le voir. Mais le problème des lapsi, lui, par contre, empoisonnera durablement le christianisme en suscitant la crise novatienne, après que l’évêque de Rome Corneille (251 – 253) eut décidé de les réintégrer ; donc par voie de conséquence, le plus grave des premiers schismes de l’Église, le schisme donatiste.
Comme chaque persécution, ainsi que nous l’avons vu, faisait un grand nombre de lapsi, qui demandaient ensuite à réintégrer leur communauté, les divergences à leur sujet eurent parfois une grande importance pratique, surtout quand il s’agissait d’évêques. Certains firent donc preuve de plus de compréhension à l’égard des lapsi, mais les chrétiens plus fanatiques, en particulier l’antipape Novatien, contestèrent la possibilité d’accorder le pardon à quiconque avait accepté de jurer fidélité à l’État ou à l’Empereur et de participer à une cérémonie en l’honneur des dieux pour le prouver. Par leur sévérité, ces novatiens se rapprochaient d’ailleurs des montanistes, avec lesquels on les a parfois confondus.
À Carthage en tout cas, on commença par taxer l’évêque Cyprien de sévérité excessive, parce que, durant la persécution de Dèce et avant qu’elle eût pris fin, il refusait dans ses lettres la réconciliation aux lapsi. La faction de Félicissime, excommuniée avec lui par saint Cyprien, fut renforcée de beaucoup de lapsi, que les mécontents reçurent à bras ouverts ; et d’un certain nombre de chrétiens, que Cyprien avait traités, disaient-ils, comme des relaps, à cause de leurs libelli pacis *.
N.D.L.R. Les persécutions ayant repris quelques années plus tard le Saint-Esprit inspirera alors prudemment à saint Cyprien plus d’indulgence à ce sujet.
Ainsi que nous l’avons vu donc, les lapsi ou « tombés » étaient des chrétiens qui, lors de cette persécution, avaient…
— soit vraiment offert un sacrifice aux dieux (les sacrificati).
— soit brûlé de l’encens sur un autel consacré aux dieux (les thurificati).
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— soit réussi à se faire passer comme ayant obéi aux ordres de l’Empereur, tout en s’abstenant concrètement des sacrifices commandés (les « libellatici »).
Cette conduite était évidemment, qu’on le veuille ou non, quelque part, une tricherie. Ces libellatiques étaient pourtant moins coupables que les apostats sacrificati et thurificati) proprement dits.
Saint Cyprien distingua donc entre les uns et les autres et ainsi que nous l’avons dit l’évêque de Rome suivit en gros les préceptes de saint Cyprien sur la conduite à suivre au sujet des tombés (lapsi), qui devaient être exhortés à la pénitence, encouragés à confesser Jésus-Christ si une seconde épreuve leur était imposée ; mais ne devaient être admis au repas de commensalité « devogdonion » (à la communion) qu’en cas de maladie.
Saint Cyprien écrivit notamment à ses prêtres d’accorder aux malades la paix promise par les billets de réconciliation des confesseurs mentionnés plus haut.
Pour les tombés qui s’étaient relevés en confessant de nouveau Jésus-Christ, et avaient seulement été condamnés au bannissement, Cyprien les considéra comme réhabilités, donc les admit au repas de commensalité « devogdonion » (à la communion).
En ce qui concernait les autres, il jugea qu’il fallait laisser leur cas en suspens ; jusqu’à ce que la paix eût permis de réunir une assemblée d’évêques qui déciderait, d’accord avec le clergé et le peuple, les conditions et l’heure auxquelles il conviendrait de les réintégrer dans la communauté.
Parmi les apostats eux-mêmes (sic : les sacrificati, thurificati), saint Cyprien reconnut des nuances : il jugeait différemment celui qui, à la première injonction, avait accepté de sacrifier aux dieux, et celui qui n’avait accompli ce geste que sous la contrainte, après une longue résistance ; celui qui avait obligé sa famille, ses amis, ses métayers, à sacrifier avec lui, et celui qui avait sacrifié aux dieux, seul.
À plus forte raison classait-il les libellatiques dans une catégorie à part. Puisque l’on doit distinguer entre ceux qui ont sacrifié, il y aurait une injustice révoltante à confondre les libellatiques avec ces derniers.
« J’avais lu, dira celui qui a reçu l’un de ces billets, les instructions de l’évêque, elles m’avaient appris qu’il est défendu de sacrifier aux idoles, et qu’un serviteur de Dieu ne doit pas adorer des simulacres. Voilà pourquoi, profitant d’une occasion que je n’aurais jamais cherchée, si elle ne s’était offerte, j’allai trouver le magistrat ; et je lui déclarai moi-même ou par un intermédiaire que j’étais chrétien, qu’il ne m’était pas permis de sacrifier, que je ne pouvais donc pas me présenter devant les autels des dieux, et que j’offris de l’argent pour en être dispensé ».
Un schisme éclata. Son chef nominal en fut un laïc influent et riche, appelé Felicissime, auquel se joignirent bientôt les cinq prêtres qui n’avaient cessé de s’opposer à Cyprien, et parmi lesquels un certain Novat. Beaucoup de tombés (lapsi) les suivirent, attirés par la promesse d’un rapide pardon.
Après un exil qui avait duré quatorze mois (de février 250 à avril 251), Cyprien revint donc à Carthage. Son premier soin fut de réunir plusieurs évêques en concile, pour régler, de concert avec le clergé et le peuple, toutes les questions pendantes. On entendit d’abord Felicissimus, Novat et leurs partisans : ils furent excommuniés. Puis l’assemblée termina par l’affaire des lapsi (tombés). Elle décida d’exclure de toute fonction ecclésiastique les évêques et les prêtres qui auraient sacrifié ou seraient porteurs de certificats de sacrifice ; d’accorder le bénéfice du repas de commensalité « devogdonion » (la communion) aux autres libellatiques s’ils avaient fait pénitence aussitôt après leur faute. Pour les laïcs qui avaient sacrifié, on décida d’examiner séparément chaque cas, d’après des règles déterminées, et de fixer selon les circonstances le degré de la culpabilité, la durée de la pénitence ainsi que le délai de la réconciliation.
D’après John Toland la réintégration au sein de la communauté de ceux qui avaient ainsi failli, donc étaient devenus relaps ou apostats (lapsi thurificati), se faisait en cinq étapes, appelées de divers noms d’origine grecque.
La première : ceux qui avaient failli étaient obligés de rester plusieurs années, séparés du reste de la congrégation, à se lamenter sur leurs péchés, d’où le nom donné à ce stade : proclausis.
La seconde : ils étaient maintenus à l’écart afin que, pendant trois, ans, ils puissent entendre le prêtre sans pouvoir le voir. Cette étape était appelée acroasis.
La troisième : les trois années suivantes, ils étaient autorisés à entendre et à voir, mais pas à se mêler à la Congrégation. Cette période était appelée hypoptosis.
La quatrième : ils étaient autorisés à se mêler aux autres, mais pas à recevoir les sacrements. C’était la systasis.
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Et enfin la cinquième : ils étaient admis à communier, ce qui était appelé methexis.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, à Rome aussi l’évêque Corneille suivit le parti d’une certaine compréhension à l’égard des laïcs ayant failli ; tandis que les rigoristes, en particulier Novatien, contestaient à l’Église le droit de réintégrer dans ses fonctions ecclésiastiques quiconque avait accepté ne serait-ce que d’acheter un certificat de complaisance attestant qu’il avait obéi en accomplissant extérieurement quelques-uns des innombrables rituels du paganisme romain : un geste symbolique en l’honneur des dieux de Rome et de la personne de l’empereur ; l’Église ne devant être composée que de purs et durs soldats du Christ.
* Expression latine signifiant : certificat (libellum) acheté pour faire croire que l’on a réellement assisté à une cérémonie en l’honneur de l’empereur de son pays.
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LA CHRISTIANISATION DES VILLES (Antioche Alexandrie, etc.).
MAXIME. Maxime, Flavius Magnus Maximus ou Magnus Maximus, en gallois Macsen Wledig (335 ? 28 août 388), est un usurpateur du trône de l’Empire romain d’Occident de 383 au 31 août 384, puis co-empereur légitime en Occident jusqu’à sa mort en 388, exécuté sur ordre de l’empereur Théodose Ier.
Maximus est probablement né en Espagne en 335. De sa vie avant 369 nous ne savons rien ; il est parfois appelé, vraisemblablement par erreur, Magnus Maximus Clemens.
Autour de 380 Maximus est nommé Comes Britanniarum (commandant des armées mobiles de Grande-Bretagne). Durant cette affectation, en 381, il combat victorieusement une incursion de Scots et de Pictes, postérieure à la « Grande conspiration ».
En juin 383, ses troupes le proclament empereur. Maximus confie alors le trône à Caradocus et part immédiatement pour la Gaule afin de réaliser ses ambitions impériales.
À la suite de ses exactions en Gaule, Maxime se porte à la rencontre de son principal concurrent, l’empereur légitime Gratien, qu’il défait à la bataille de Lutèce en 383. Gratien fut trahi par ses troupes au bout de cinq jours et se sauva. Andragathius, le magister equitum de Maximus le poursuivit et le tua le 25 août cette même année à Lyon. S’étant rendu maître de toute la préfecture des Gaules, Théodose Ier, l’empereur d’Orient, le reconnaît empereur lors de l’entrevue de Beroae, ville du nord de la Thrace, le 31 août 384. L’empire compte alors trois empereurs : Maxime à Trèves, Valentinien II, sous la tutelle de sa mère Justine, à Milan, Théodose Ier à Constantinople. Maxime installe sa capitale à Augusta Treverorum (Trèves) en Gaule. Il devient un empereur populaire, persécute les hérétiques. En 386 il fait notamment exécuter l’évêque hérétique Priscillien évêque d’Avila, convaincu d’avoir propagé une hérésie gnostique très proche des enseignements d’Origène et de Mani. Sur Mani et le manichéisme, voir tome précédent. L’évêque d’Avila sera exécuté avec six de ses disciples malgré l’intervention de Valentinien II.
VALENTINIEN II. En 387, Valentinien II est chassé par Magnus Maximus, qui s’empare de Rome et occupe l’Italie. Théodose Ier hésite à s’interposer. Cependant épris de la sœur de Valentinien II, Aelia Galla, qu’il épouse, Théodose Ier intervient contre Magnus Maximus pour rétablir Valentinien II. Tandis que ce dernier débarque à l’embouchure du Tibre, Théodose Ier, dont les troupes sont commandées par les magister militum Richomer et Arbogast, défait Magnus Maximus et fait exécuter l’usurpateur à Aquilée.
Théodose demeure à Milan jusqu’en 391 puis, quand il rejoint la partie orientale de l’Empire, c’est Arbogast qui exerce l’autorité réelle sur la partie occidentale, chargé par Théodose de la protection du jeune Auguste Valentinien II.
Lorsqu’en 392 ce dernier regagne sa capitale Vienne, une altercation l’oppose à Arbogast dont il conteste l’autorité ; l’issue est fatale au jeune empereur que l’on retrouve pendu peu après, soit qu’il se soit donné la mort, soit qu’il ait été assassiné par Arbogast qui ne tarde pas à proclamer le rhéteur chrétien Eugène que refusera Théodose Ier.
EUGENE Ier (392-394). Période de véritable laïcité.
Eugène, né à Eauze et issu de bonne famille, est un vrai chrétien, mais modéré qui professe la rhétorique ou la grammaire en Gaule, à Vienne dans une école qu’il dirige. Il fait ensuite carrière dans l’administration impériale occidentale où il a atteint un poste élevé – soit magister officiorum (maître des bureaux) soit magister scriniorum (secrétaire en chef). Il se lie au général d’origine franque Arbogast auquel il aurait été recommandé par l’oncle de ce dernier, le grand général d’occident Richomer dont Eugène a probablement précédemment été le secrétaire.
À partir de 391, les relations entre Arbogast, alors magister militum, et le jeune empereur d’Occident Valentinien II se dégradent, ce dernier, alors âgé de 20 ans, aspirant à exercer directement ses fonctions impériales. L’empereur tente de destituer le général franc qui lui résiste, arguant qu’il ne tient pas son pouvoir de Valentinien qui n’a donc pas l’autorité de le démettre. Celui-ci sollicite l’intervention
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de l’auguste d’Orient Théodose Ier, mais sa requête reste lettre morte ; Valentinien se tourne alors vers l’évêque de Milan Ambroise afin qu’il tente une médiation avec le général réfractaire.et
Mais Ambroise est toujours en chemin lorsqu’en mai 392, Valentinien trouve la mort en son palais viennois dans des circonstances peu claires qui peuvent laisser penser à un assassinat orchestré par Arbogast, ce dont celui-ci s’est néanmoins toujours défendu ; on peut en effet douter des bénéfices que retire le puissant général franc, qui n’a en tout état de cause pas accès à la pourpre romaine, de la mort d’un prince qu’il dominait. Certains indices laissent d’ailleurs penser qu’Arbogast a été pris de court par cette disparition et il ne tarde pas, pour faire bonne figure, à faire transporter le corps de l’empereur à Milan où des funérailles somptueuses lui sont organisées sous la houlette d’Ambroise.
On ne sait précisément ce qu’Arbogast espère alors de Théodose – le commandement militaire des provinces occidentales ou l’envoi d’un de ses fils comme Auguste ? – et la situation reste en suspens pendant quelques semaines tant en Gaule qu’à Constantinople où la nouvelle de la mort de Valentinien n’est parvenue qu’en juin. C’est alors que, selon Zosime, Arbogast convainc Eugène de prendre la pourpre, mais Socrate le Scolastique présente une autre succession d’événements selon laquelle c’est au contraire Eugène qui choisit de s’adjoindre le brillant officier qu’est Arbogast.
Quoi qu’il en soit, Eugène, un homme estimé pour sa vaste culture hellène et portant la barbe à la manière de l’empereur Julien, peut-être pour marquer son attachement à la tolérance en matière religieuse, accède au titre d’Auguste le 22 août 392, à Vienne ou à Lugdunum et ajoute à son nom celui de Flavius. C’est la première fois depuis un siècle qu’est portée au pouvoir une personnalité sans aucun lien avec une famille impériale et qui n’a aucune expérience militaire.
Le choix d’un chrétien modéré poursuit peut-être le double objectif de ne pas déplaire aux chrétiens nicéens, Théodose Ier, empereur d’Orient résidant alors à Constantinople, et l’influent évêque de Milan Ambroise – qui a également exercé de hautes responsabilités civiles et avec lequel Eugène entretient des relations amicales – tout en ne s’aliénant pas les défenseurs de la religion traditionnelle romaine.
Dans un premier temps, Eugène cherche une légitimité et l’entente avec Théodose Ier comme en témoigne son envoi de deux ambassades afin de se faire reconnaître comme Auguste. L’une d’entre elles, menée par un Athénien nommé Rufinus accompagné d’évêques gaulois, s’attache à innocenter Arbogast bien qu’il ne soit pas fait explicitement mention de ce dernier. Théodose reçoit les ambassades avec une bienveillance affichée, mais ne donne aucune suite aux entrevues.
L’attitude de Théodose est vraisemblablement influencée à la fois par le désir de vengeance de son épouse Aelia Galla, bouleversée par la mort de son frère Valentinien II, et par le danger que constitue désormais la puissance d’Arbogast pour son propre pouvoir.
Durant l’hiver 392-393, Eugène et Arbogast se concentrent sur le limes du Rhin : tandis qu’Eugène renouvelle les alliances traditionnelles avec Alamans, Arbogast fait campagne contre les Francs au-delà du fleuve afin de montrer à Théodose que la frontière est bien gardée.
En Italie, Ambroise refuse finalement de reconnaître Eugène, à l’instar du comte Gildon qui gère l’Afrique romaine et qui, précédemment, s’était révolté contre Valentinien II. Gildon reprend néanmoins ses livraisons de ravitaillements à Rome. De son côté, le sénat de Rome envoie une délégation en Gaule pour rencontrer le nouvel Auguste afin de lui demander l’abrogation des mesures religieuses édictées par Gratien et de restituer aux temples païens ce qui leur avait été enlevé au profit des églises chrétiennes. Eugène n’accède pas à leur demande, mais accorde aux sénateurs de riches présents qui permettent de financer indirectement les cérémonies du temple de Vesta dont les biens avaient été confisqués, se conciliant de la sorte une partie des membres de l’institution, mais suscitant l’hostilité déclarée de Théodose.
Quand le 23 janvier 393, Théodose élève son fils Flavius Honorius – à peine âgé de deux ans – au rang d’Auguste d’Occident, l’affrontement devient inévitable.
Vers le mois de mars, Eugène se met en route pour s’installer en la cité impériale de Milan qu’Ambroise a quitté pour se réfugier à Bologne puis à Florence d’où les courriers qu’il adresse à
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Eugène, s’ils le traitent avec déférence – le désignant explicitement comme « empereur Auguste » –, lui font savoir qu’il a perdu le soutien de l’évêque ainsi que celui des chrétiens d’Italie. Sur le chemin, de passage à Lyon, il autorise le rétablissement dans la Curie de l’autel de la Victoire que Gratien avait fait enlever en 382.
L’action d’Eugène ne procède pas pour autant d’un quelconque militantisme religieux et les libéralités qu’il accorde aux Églises de la péninsule lui valent probablement une certaine gratitude de ces dernières tandis que c’est le préfet du prétoire d’Italie, d’Illyrie et d’Afrique, le païen Nicomaque Flavien, qui accueille celui-ci à Milan, engageant de la sorte des relations cordiales avec la partie du Sénat désireuse de rétablir les cultes traditionnels dans leurs anciens droits. L’aristocratie sénatoriale de Rome fait ainsi relativement bon accueil à un Auguste qui, en recherche de légitimité, s’inscrit dans la lignée des politiques de tolérance conduites par Constantin, Jovien ou encore Valentinien Ier plutôt que dans celle d’une hypothétique « réaction païenne » longtemps présentée par l’historiographie chrétienne pour contrebalancer les édits d’interdiction du paganisme promulguée depuis 391 par Théodose Ier.
Eugène conserve Nicomaque Flavien comme préfet du prétoire, lui accorde le consulat en 394 et nomme son fils du même nom préfet de l’Urbs : les temples romains sont rouverts et restaurés, les sacrifices publics et l’haruspicine reprennent et un temple est même construit à Ostie, dédié à Hercule, sans qu’il faille pour autant surestimer l’ampleur de ce mouvement de restauration qui se cantonne à la ville de Rome ni d’ailleurs l’adhésion de la classe sénatoriale romaine au nouveau régime : le célèbre Symmaque, beau-frère de Nicomaque, reste d’ailleurs prudemment à distance courtoise d’Eugène avec qui il se garde de collaborer trop étroitement.
En Orient, Théodose se prépare à la guerre durant tout l’hiver 393-394, avec plus de soin encore qu’il l’avait fait avant de s’opposer à Maxime, rassemblant une armée majoritairement composée de troupes barbares comptant des Goths, des Huns ou encore des Alains provenant de la frontière danubienne. L’encadrement de ces fédérés d’Asie et de Thrace est aussi largement occupé, à côté du commandement romain assuré par Timasius et Stilicon, par des généraux barbares : le Goth Gaïnas dont un des officiers est Alaric, l’Alain Saul, l’Ibère caucasien Bacurius ou encore le Franc Richomer qui meurt avant de prendre le commandement de la cavalerie.
Les armées en lice pratiquent divers cultes ou confessions, comptant en leurs rangs tant des chrétiens ariens homéens ou nicéens que des païens il s’agit en réalité d’une lutte pour le pouvoir et la réunification des deux parties de l’Empire sous une autorité unique qui se joue.
La rencontre entre les deux armées aura lieu les 5 et 6 septembre 394, à la bataille de la Rivière Froide (bataille du Frigidus), probablement la rivière Vipava, dans les Alpes juliennes, non loin d’Aquilée.
Il semble que la première journée de combat ait été meurtrière et indécise avant que les troupes auxiliaires gothes de Théodose ne soient anéanties, conférant, selon Zosime, un avantage certain aux troupes d’Eugène à l’issue de la journée.
Mais le lendemain, l’avantage tourne en faveur de Théodose, aidé par le changement de camp d’un général d’Eugène, Arbition, ainsi que par des conditions climatiques défavorables : les troupes d’Eugène se débandent et celui-ci est capturé alors qu’il cherche à fuir. Présenté à Théodose, il est décapité le jour même et sa tête, fichée sur une pique, promenée à travers son camp puis à travers l’Italie.
L’Empire romain se voit réunifié pour quelques mois sous le pouvoir de Théodose Ier.
La postérité, modelée par les historiens ecclésiastiques à la suite de Rufin d’Aquilée, transformera cette guerre en archétype de « guerre de religion », ajoutant force détails pour faire le récit d’une véritable « guerre sainte » qui pose la victoire théodosienne en triomphe du christianisme catholique.
Religion trahison et propagande ont toujours fait bon ménage et on retrouvera la même propagande à l’œuvre lors de la bataille de Yarmouk quelque part en Palestine en 636 (le changement de camps de la cavalerie légère ghassanide).
THÉODOSE I. Théodose Ier ou le grand sera le dernier à être à la fois empereur d’Occident et d’Orient, mais ses débuts seront modestes, co-empereur en 379.
Son premier coup d’éclat sera l’édit de Thessalonique qui revenait rien moins qu’à faire du catholicisme la seule religion officielle.
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L’édit fut promulgué le 27 février 380. Il officialisait le culte catholique orthodoxe et en faisait l’unique religion licite de l’Empire romain interdisant donc ainsi l’ensemble des cultes dits « païens ». Suite à cet édit les philosophes stoïciens, épicuriens, et néoplatoniciens (comme Hiéroclès d’Alexandrie) furent également persécutés.
« Édit des empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose Augustes. Nous voulons que tous les peuples que régit la modération de Notre Clémence s’engagent dans cette religion que le divin Pierre Apôtre a donnée aux Romains – ainsi que l’affirme une tradition qui depuis lui est parvenue jusqu’à maintenant – et qu’il est clair que suivent le pontife Damase Ier et l’évêque d’Alexandrie, Pierre, homme d’une sainteté apostolique : c’est-à-dire que, en accord avec la discipline apostolique et la doctrine évangélique, nous croyons en l’unique Divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans une égale Majesté et une pieuse Trinité.
Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de chrétiens catholiques et que les autres, que nous jugeons déments et insensés, assument l’infamie de l’hérésie. Leurs assemblées ne pourront pas recevoir le nom d’églises et ils seront l’objet, d’abord de la vengeance divine, ensuite du châtiment de notre autorité que, conformément à la volonté du Ciel, nous déciderons de leur infliger.
Fait le troisième jour des calendes de mars à Thessalonique, Gratien Auguste étant consul pour la cinquième fois et Théodose Auguste pour la première fois ».
De 388 à 391Thédose séjournera principalement à Milan ainsi que nous l’avons vu.
Son préfet du prétoire pour l’Orient (un haut fonctionnaire), un dénommé Cynegius Maternus, chrétien très actif, fait appliquer à la lettre les lois de Théodose, et notamment l’interdiction des sacrifices divinatoires, la nomination en Égypte d’un chrétien comme grand-prêtre administrateur des temples, le tout dans un sens très restrictif, et avec fracas ferme tous les temples, interdit tous les sacrifices (384).
Il prête l’armée à l’évêque d’Apamée, Marcellus, pour détruire le temple de Zeus (386) et ce sera la première fois qu’un temple sera détruit à l’instigation d’un évêque. Malgré la haine populaire, Marcellus continue son œuvre destructrice dans la Bekaa, puis sur les marches de l’Empire le long de l’Euphrate, en proclamant que c’est le meilleur moyen de convertir la population, et sera finalement tué au combat.
Grâce au préfet du prétoire païen qui succède à Cynegius (388-392), l’administration gère la relation au paganisme dans l’intérêt de l’État et plutôt selon les hauts fonctionnaires en place. Théodose a le souci de l’harmonie, il maintient l’interdiction des sacrifices, mais confirme l’ouverture des temples, alors que les moines et des bandes de chrétiens continuent, de la Syrie à la Grèce en passant par l’Égypte, à commettre des exactions sur la population païenne et à condamner et détruire les édifices sacrés, y compris les temples forteresse sur les marches perses de l’Empire pourtant d’un intérêt stratégique par rapport à la constante menace perse sassanide. À telle enseigne qu’un édit de 390 ordonne aux moines de retourner dans leur désert !
Cette prudence de Théodose à l’égard des païens sera contrecarrée par l’évêque de Milan, Ambroise. Valentinien II en Occident est un faible. À la demande de l’évêque de Milan saint Ambroise, il promulgue aussi une loi qui non seulement interdit les sacrifices, mais interdit également à quiconque de fréquenter les temples. D’où encore de nouveaux troubles en Occident. Valentinien II fit rapidement suivre cette loi d’une seconde qui ordonna que les temples païens soient fermés, loi qui a été considérée comme mettant interdisant de facto le paganisme.
Ambroise, par ses arguments publics, empêchera aussi Théodose de reconstruire la synagogue de Kallinicon (Rakka) sur l’Euphrate brûlée par des moines menés par l’évêque. Théodose, mécontent, tient Ambroise à distance et se rapproche de l’aristocratie romaine, qui est restée en majorité païenne. Des hauts fonctionnaires païens sont nommés à de hauts postes, et Théodose persiste dans cette ouverture, même après une tentative de restauration païenne à Rome (voir plus haut Eugène 392-394). Suite à un incident relatif à la répression d’un homosexuel très populaire à Thessalonique, le commandant militaire, chrétien détesté, est massacré. La population, enfermée dans le cirque, est décimée sur ordre de Théodose. Ambroise l’excommunie jusqu’à expiation de ce crime, soit jusqu’à Noël 390. Dès 391 c’en est fini de la politique d’ouverture religieuse de Théodose, qui avait déjà, depuis 380 (édit de Thessalonique), pris le pli de la restriction, en mettant l’accent (contrainte en matière de foi) sur les apostats et les hérétiques. On alla même jusqu’à punir de mort ceux qui célébraient Pâques à une autre date que celle qu’avait imposée le concile de Nicée !
Les restrictions s’étendent dès 391aux païens, peu après la transformation de leurs jours fériés en jours ouvrables (389).
L’édit de Milan.
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En 391 (le 24 février 391), Théodose réitère l’interdiction des sacrifices d’animaux et décrète : « Nous Empereurs Gratien, Valentinien et Théodose à Albinus, préfet du prétoire : nul ne doit se souiller avec des victimes sacrificielles, personne ne doit sacrifier un animal innocent, ni s’approcher des sanctuaires, visiter des temples et regarde des statues faites d’une main d’homme, ou ils encourront les châtiments de Dieu et des hommes. Les juges feront en sorte de condamner tous ceux qui entrent dans un temple le long d’une route ou en ville pour y accomplir des rites sacrilèges, à payer immédiatement quinze livres d’or et la charge qu’il exercera ne le dispensera pas d’un paiement dans les temps, sauf dans le cas où il contestera le jugement en faisant appel à des témoins. Pour un tel crime, les consuls paieront six fois la somme requise et leur personnel pareillement ; les administrateurs et gouverneurs de province quatre fois cette somme, leurs serviteurs de même » (Décret « Nemo se hostiis polluat », Code de Théodose XVI 10.10).
Cet édit de Milan interdisant tout sacrifice animal aboutit en pratique à l’interdiction du culte païen. Quelques mois après, l’édit d’Aquilée fait de même pour l’Égypte. Mettant à exécution ce nouvel édit, Théophile et son neveu, le futur Patriarche orthodoxe d’Alexandrie saint Cyrille voulurent d’abord faire confisquer le temple de Dionysos pour le transformer en église et obtinrent pour ce projet l’approbation de l’empereur Théodose Ier, mais les païens de la ville se mobilisèrent et se barricadèrent dans l’enceinte du Serapæum, un bâtiment massif sur un terrain surélevé surnommé « l’Acropole d’Alexandrie ».
Les talibans chrétiens (les parabolani) prennent d’assaut immédiatement, avec à leur tête l’évêque Théophile, le Sérapéion et sa bibliothèque, la fameuse bibliothèque d’Alexandrie (défendus par les étudiants).
Le Préfet d’Égypte et le commandant en chef de l’armée provinciale refusèrent d’intervenir sans un ordre exprès de l’empereur, que Théophile sollicita et obtint : un décret impérial approuva la démolition des temples d’Alexandrie. Alors l’évêque, sans attendre l’intervention des autorités civiles et de l’armée, prit lui-même la tête d’une foule de chrétiens exaltés et se présenta devant le Serapæum où il lut à haute voix le décret de l’empereur devant une foule terrifiée. Ensuite il se précipita dans le temple et donna lui-même le premier coup (comme Mahomet en 630 pour ce qui est de la Kaaba) à la statue du dieu Sérapis ; ses partisans, en état de frénésie, se ruèrent derrière lui et entreprirent de saccager et de démolir complètement le sanctuaire, lequel contenait, selon le témoignage du rhéteur contemporain Aphthonios d’Antioche, une importante bibliothèque (4 millions de livres) qui fut apparemment détruite pour faire à jamais disparaître les racines de l’impiété (selon eux) *. Théophile fit attaquer également d’autres temples de la ville comme le Mithraeum, qu’il « purgea » de toute présence païenne ; il fit d’autre part exposer en public les objets sacrés des mystères de Mithra et tourner en ridicule les cultes païens en montrant sur la place publique des représentations du phallus. Ces outrages entraînèrent des affrontements très violents entre chrétiens et païens, et il y eut un très grand nombre de morts et de blessés (à la différence de la prise de La Mecque par Mahomet en 630?) Après la fin des combats, le préfet d’Égypte et l’armée prêtèrent main-forte à Théophile pour la démolition des temples. Les statues des dieux furent fondues et transformées en vaisselle à l’usage de l’Église chrétienne, sauf la statue de Thot en babouin qui fut conservée pour faire honte aux païens. L’évêque fit construire une grande église à l’emplacement du Serapæum, et à Canope il fit installer sur l’emplacement d’un autre temple de Sérapis le monastère de la Métanoia ou monastère des Tabennésiotes.
En 391 également, Valentinien II, empereur d’Occident, à la demande l’évêque de Milan saint d’Ambroise, promulgue aussi une loi qui non seulement interdit les sacrifices, mais interdit également à quiconque de fréquenter les temples. D’où encore de nouveaux troubles en Occident. Valentinien II fit rapidement suivre cette loi d’une seconde qui ordonna que les temples païens soient fermés, loi qui a été considérée comme mettant interdisant de facto le paganisme.
392 (8 novembre 392). Édit de Constantinople (le plus long).
Les empereurs Théodose, Arcadius et Honorius Augustes à Rufin, préfet du Prétoire. Que personne, absolument, quelle que soit sa naissance ou son rang dans les dignités humaines, qu’il exerce une charge ou soit revêtu d’un titre honorifique, puissant par le hasard de sa naissance ou humble par son origine, sa condition, son sort, dans absolument aucun lieu et aucune ville, ne sacrifie à des statues privées de sentiments une victime innocente ou par une impiété plus discrète, ne vénère un lare par le feu, un génie par le vin nouveau, les pénates par le parfum, n’allume des lampes, n’offre de l’encens, ne suspende des guirlandes. Si quelqu’un osait immoler une victime en sacrifice ou consulter des viscères palpitants, considéré comme coupable de lèse-majesté et pouvant être librement dénoncé par n’importe qui, il endurera une condamnation appropriée, et cela même s’il n’a interrogé les victimes ni contre le salut des princes ni à son sujet. Il suffit en effet pour la grandeur du crime de
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vouloir violer les lois de la nature elle-même en scrutant les choses illicites, en cherchant à découvrir celles qui sont cachées, en osant faire ce qui est interdit, en cherchant à connaître la fin de l’existence d’autrui, en promettant l’espoir de la mort d’autrui. Si quelqu’un vénérait des images faites de la main de l’homme, qui doivent souffrir des atteintes du temps, en leur offrant de l’encens ou si, exemple ridicule, se mettait tout d’un coup à craindre ce qu’il a lui-même fabriqué, ou couronnait un arbre de bandelettes, ou dressait un autel fait de mottes de terre et tentait d’honorer de vaines images par un présent, qui, même de faible valeur, n’en serait pas moins une offense grave pour la religion, cet homme, coupable d’avoir violé la religion, sera frappé de la perte de sa demeure ou de cette propriété dans laquelle il s’est manifestement montré esclave de la superstition des gentils. De fait tous les lieux où il est clair que se sont levées les fumées de l’encens, dans la mesure où l’on démontrera qu’ils appartiennent aux thuriféraires, nous ordonnons qu’ils soient réunis à notre domaine. Mais si c’est dans des temples ou des sanctuaires publics, dans des maisons ou sur des terres appartenant à quelqu’un d’autre que l’on avait osé pratiquer ce genre de sacrifice, s’il est établi que le propriétaire ignorait cette pratique, le coupable sera contraint de verser en guise d’amende vingt-cinq livres d’or ; de plus, on retiendra pour le complice de ce crime la même peine que pour celui qui a sacrifié. Nous voulons aussi que les gouverneurs ainsi que les défenseurs et les curiales de chaque cité observent ce qui suit : que, aussitôt que ceux-ci découvrent le crime, ils le dénoncent et que ceux-là punissent aussitôt ce qui leur a été dénoncé. Mais si les premiers avaient cru bon de couvrir le crime par la faveur ou l’oublier par incurie, qu’ils soient passibles de la colère des tribunaux ; quant aux seconds, si, quoiqu’avertis, ils avaient négligé de punir, qu’ils soient frappés d’une amende de trente livres d’or et que leur personnel soit soumis au même châtiment qu’eux ».
En 393 Théodose interdit les Jeux olympiques et, en 394 enfin, il interdit définitivement les cultes païens en décrétant la peine de mort contre ceux qui sacrifient encore aux dieux.
395. Un autre taliban ou parabolanus du christianisme, saint Augustin, devient évêque. Manichéen pendant neuf ans, le jeune et ambitieux orateur africain qui s’établit à Milan au cours de l’année 384 comprend vite que l’avenir est dans le catholicisme. Il se sépare donc des manichéens et reçoit le baptême d’Ambroise, en 387. Ordonné prêtre à Hippone en 391, il en devient l’évêque en 395. Deux ans plus tard, il écrit ses Confessions, s’adressant à tous ceux que la mondanité ne satisfait pas. Et cependant, l’expérience de la mondanité a dû servir à quelque chose dans la carrière de notre repenti, car il prend parti contre le rejet manichéen du monde et contre l’Église dominante alors en Afrique du Nord, celle des donatistes. Enfermé dans une impitoyable doctrine autoritaire, Augustin n’hésitera devant aucun moyen pour l’emporter sur ses adversaires. Il les réduira en poussière en utilisant sans scrupule la force de l’État contre eux. En écrivant par exemple au général romain Boniface pour le convaincre d’intervenir contre les donatistes. Le manichéisme continue de parler par sa bouche et, à travers lui, devient en quelque sorte la doctrine officielle de l’Église. L’hypothèse du péché originel est durcie et érigée en dogme ainsi que celle donc de la culpabilité des enfants dès la naissance. C’est en effet notamment lui qui a introduit contre le grand penseur breton Pélage l’idée de « péché originel » et a commencé la chasse systématique aux hérétiques en Afrique du Nord. Il a aussi passé une bonne partie de sa vie à détruire temples et statues antiques. N.D.L.R. Saint-Augustin, après avoir considéré la religion chrétienne comme une religion d’incultes, s’être tourné vers le manichéisme, puis finalement, après avoir été nommé évêque d’Hippone devenu docteur de l’Église, est considéré comme le plus grand penseur du christianisme antique. Ce sera lui qui défendra l’idée de « péché originel » et commencera une chasse aux hérétiques systématiques.
415. Lapidation d’Hypatie, une philosophe d’Alexandrie, exécutée par un taliban du christianisme ou parabolanus appelé Pierre, lecteur de l’évêque (saint ?) Cyrille, dont la complicité en ce qui concerne ce crime fut de notoriété publique.
Hypatie, la dernière grande mathématicienne de l’École d’Alexandrie, fille de Théon d’Alexandrie, directeur de la bibliothèque, fut mise en pièces et tuée par une foule de moines chrétiens (des parabolans ?) inspirés par Cyrille, patriarche d’Alexandrie, dont l’Église fera pourtant un saint. N.B. Un excellent film d’Alejandro Amenabar a été consacré à cette sainte femme en 2009. Il suffit de remplacer « païens » par « chrétiens » et « chrétiens » par « musulmans » ; pour avoir une étonnante anticipation de ce qui attend l’Occident, notre pays, et même l’Europe tout entière, dans quelques décennies à peine.
Hypatie personnifie à merveille les « chrétiens » ne croyant plus vraiment, car trop évolués, trop instruits ; mais elle se retrouve finalement sur le même bateau que les « chrétiens » plus convaincus, et qui tentent de réagir… mais trop tard, beaucoup trop tard, ainsi que le film nous le montre bien. Quant à Oreste, c’est le prototype même du politique « chrétien » ou « de gauche » dit-on en France,
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qui pense que le meilleur moyen de combattre l’islam radical est encore de soutenir et encourager l’islam « modéré ». Dans son cas ce soutien ira même jusqu’à une conversion à cet islam dit « modéré ». L’assassinat d’Hypatie marque donc un tournant. Après sa mort, de nombreux chercheurs et philosophes quitteront Alexandrie pour l’Inde et la Perse, et la ville cessera d’être le grand centre de l’enseignement et de la science du monde antique. Désormais la science régressera en Occident, et ne retrouvera un niveau comparable à celui de l’Alexandrie antique qu’à l’aube de la révolution industrielle. Les travaux de l’École d’Alexandrie concernant les mathématiques, la physique et l’astronomie, seront en partie préservés par les Perses, les Indiens, les Chinois et enfin les Arabes. L’Occident plonge dans l’obscurantisme et ne commencera à en sortir que plus d’un millénaire plus tard.
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LE DÉBUT DU MOYEN ÂGE.
De 392 à 402 sont promulguées une série de lois contradictoires dont certaines se retrouveront dans le Code de Théodose. En gros, les rites et fêtes sont maintenus, et les sacrifices, magies et divinations confirmés comme étant proscrits. Pendant ce temps, les moines, encouragés par les évêques, poursuivent leur travail de destruction et d’exactions, voire de massacres. Jean Chrysostome, évêque de Constantinople, originaire d’Antioche, en personne, les encourage en Phénicie. En Gaule, c’est Martin, évêque de Tours qui fait de même…
Un édit de 408 exclut les païens du palais, soit du pouvoir. L’édit fut rapporté par l’intervention d’un chef barbare. Finalement, en « 416, les païens sont exclus de l’armée, de l’administration et de la justice ». En 423 Honorius et Théodose II confirment les mesures anciennes, mais adoucissent les peines liées à l’interdiction de sacrifier (confiscation des biens et exil au lieu de la mort), enfin accordent leur protection à ceux qui se tiennent tranquilles en public (y compris les manichéens, les montanistes, ou les juifs). C’est que « la question païenne a perdu de sa spécificité ». Les historiens divergent quant à la magnanimité de Théodose II qui avait pour épouse une poétesse païenne (Eudocia). Les généraux barbares sont devenus chrétiens ou ariens. Les grandes familles doivent choisir entre le traditionnel culte des ancêtres et la carrière politique. Le peuple poursuivra dans la divergence avec obstination. Les persécutions menées par Jean d’Éphèse un siècle plus tard le montrent.
Du moins est-ce l’avis du théologien suisse Jean-Marie Brandt à qui nous empruntons cette analyse de l’œuvre monumentale de Pierre Chuvin.
L’importance de la personne du Christ chez les premiers chrétiens ainsi que son rôle posaient problème par rapport à la stricte monolâtrie du judaïsme de l’époque et à sa conception assez égoïste évidemment d’un salut apporté par le Messie…… uniquement au peuple élu au sens strict du terme (c’est-à-dire par filiation matrilinéaire d’après les rabbins).
Si le Christ n’est pas Dieu, du point de vue du judaïsme les chrétiens n’ont pas le droit de l’adorer. S’ils le font, cela revient alors purement et simplement à pratiquer un culte païen.
Si le Christ n’est pas Dieu, et n’est qu’un homme, même extraordinaire, alors qu’est-ce qui distingue le christianisme c’est-à-dire l’adoration du christ, du paganisme (vu et caricaturé par le judaïsme) ?
Si le christ n’est pas Dieu, il ne peut pas être la révélation de Dieu.
Si le Christ n’est pas Dieu, les croyants ne sont pas unis à Dieu par la communion avec lui.
Athanase insista tout particulièrement sur le fait que si le Christ n’est pas Dieu, les hommes n’ont pas été sauvés par Dieu, car il concevait le salut comme une theiosis (ou déification dans les théologies païennes).
« Si le Fils était une créature, l’homme ne demeurerait pas moins mortel, n’étant pas conjoint à Dieu. Car ce n’est pas une créature qui pourrait conjoindre les créatures à Dieu en cherchant à s’y conjoindre elle-même, car ce n’est pas une partie de la création qui pourrait être le salut de la création, ayant besoin elle-même de salut » (Discours contre les ariens, II, 69).
« De même l’homme n’aurait pas été divinisé, si ce n’eût été le véritable et propre Verbe du Père, issu de lui par nature, qui fût devenu chair. Car telle est la raison pour laquelle une telle conjonction a été réalisée : c’était afin qu’à celui qui appartient par nature à la divinité elle conjoignît celui qui par nature est homme et qu’ainsi fussent solidement assurés le salut et la divinisation de celui-ci » (Discours contre les ariens, II, 70).
Or l’idée que le Christ ait été une simple créature même exceptionnelle (judaïsme, arianisme), était radicalement contraire à cette doctrine d’origine païenne et qui constituait le cœur du christianisme, ce qui le différenciait radicalement du Judaïsme……
420. Apparition des premières représentations du christ crucifié sur une « croix » en forme de T.
Les Romains, pour crucifier leurs ennemis, utilisaient deux barres verticales terminées par une fourche (crux) sur lesquelles était posée une barre horizontale (patibulum) à laquelle on liait les mains du condamné qui était debout, sur le sol. Lorsqu’épuisé, le condamné fléchissait les genoux, la mort
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survenait au bout de deux ou trois jours, du fait de l’étouffement causé par le poids de la tête qui provoquait l’occlusion de la trachée. Les Romains (ni personne d’autre d’ailleurs) n’ont jamais utilisé de croix semblables à la croix chrétienne pour leur supplice ; même s’ils ont parfois utilisé des croix grecques en X ou un pieu fourchu en Y ou même un simple pieu quand le bois manquait (le condamné était alors lié par les avant-bras). L’Église a donc commencé à représenter Jésus sur une croix en Tau seulement au IVe siècle ensuite la croix fut munie d’une partie supérieure afin d’être mieux distinguée ou pour y placer le titulus (l’écriteau « Jésus le nazoréen roi des juifs » que Pilate y aurait fait apposer selon Jean) ; ce qui aurait finalement donné la croix dite « latine ».
530. Expulsion des derniers philosophes néoplatoniciens. L’empereur Justinien fait fermer l’école de philosophie d’Athènes, considérée comme le dernier bastion du paganisme. Désormais l’obscurantisme et l’ignorance règnent en Maîtres dans tout le bassin méditerranéen. Le savoir antique, violemment critiqué par les parabolans ou talibans du christianisme comme saint Augustin, disparaît des esprits. Un voile tombe sur les sciences. Les sept plus grands savants ou philosophes de l’époque vont chercher refuge auprès de Khosro Ier, roi de Perse. Damascios le Diadoque, Simplicios de Cilicie, Eulamios de Phrygie, Priscien de Lydie, Hermias de Phénicie, Diogène de Phénicie et Isidore de Gaza. En 532, ils s’installent dans l’Empire perse, à Carrhae (Harrân dans l’actuelle Turquie) qui avec ses célèbres Sabéens servira de relais vers la culture islamique.
550. Cosmas, un moine chrétien, décrit l’univers. La Terre est en bas, elle a une forme parallélépipédique comme le tabernacle de Moïse, au nord, une montagne autour de laquelle tourne le soleil, d’où les saisons, les jours les nuits. Mille ans après on est là aux antipodes de Pythagore et d’Aristote. Eratosthène lui avait même trouvé une circonférence de 40 000 kms. Et ne parlons même pas de la machine d’Anticythère. Il a fallu seulement quatre siècles (après Ptolémée) pour qu’il ne reste plus rien dans le monde chrétien de l’héritage des anciens Grecs…
570. Naissance de Mahomet (Mouhammad). Le loué fils de l’esclave d’Allah nommé justement Abdallah. L’existence de Mahomet a été romancée à outrance et le Coran a été profondément remanié au cours des siècles (comme le montrent les manuscrits du VIIe siècle découverts dans la mosquée Al Jami al Kabir de Sanaa au Yémen).
630. Le nestorianisme, un autre christianisme, évangélise la Mongolie, et pousse jusqu’à Pékin. Il privilégie la personne humaine du christ et lui attribue une divinité postérieure à sa naissance. Cette variante originale du christianisme (les chrétiens de saint Thomas) a pénétré jusqu’au Kerala (Inde).
* La première bibliothèque d’Alexandrie avait été détruite en – 48 lorsque César ordonna de brûler la flotte égyptienne et les principaux édifices du port où s’étaient réfugiés les partisans de Ptolémée XIII, en conflit avec sa sœur et épouse Cléopâtre, qu’il voulait assassiner. Les flammes gagnèrent la célèbre bibliothèque et détruisirent 700 000 volumes, ainsi que les trente volumes rédigés en grec par le célèbre chroniqueur Manéthon à la demande de Ptolémée 1er. Mais ladite bibliothèque avait été reconstituée dans les locaux du temple de Sérapis d’Alexandrie.
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CHRISTIANISATION DES CAMPAGNES EN OCCIDENT.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, en Orient la christianisation s’est faite autour des synagogues urbaines (les craignant Dieu ayant cru que le grand rabbi nazoréen Jésus était le messie annoncé par les Écritures), en Asie Mineure, en Perse, en Mésopotamie, au Kerala (en Inde) voire en Afrique du Nord, alors qu’en Occident et plus précisément même en Europe de l’Ouest, la christianisation a progressé au fur et à mesure de la Romanisation de la société (vu la faiblesse du nombre des synagogues dans ces contrées). Or il y avait peu de villes en Europe de l’Ouest ou du Nord à l’époque. Saint Cyprien de Carthage mentionne dans ses lettres des évêchés à Narbonne, Toulouse, Arles, Vienne, Reims, Paris. Le prouve aussi abondamment le petit nombre des évêques de ces régions ayant participé aux premiers conciles.16 évêques seulement par exemple prirent part au concile d’Arles de 314 dont ceux de Trèves (Agroecius) et de Cologne (Maternus) aujourd’hui en Allemagne). La christianisation de ces pays s’est donc essentiellement due à l’action missionnaire des moines et tout mensonge ou vérité d’évangile à ce sujet doit être abandonné, notamment la légende de saint Lazare, sainte Marie Madeleine, saint Maxime et sainte Marthe en Provence, la fable de l’envoi en mission par le pape Fabien (236 -250) de Paul-Serge à Narbonne, Trophime à Arles, Saturnin à Toulouse, Martial à Limoges, Austremoine à Clermont, Gatien à Tours, et enfin saint Denis à Lutèce.
Le monachisme martinien s’est principalement développé autour de la Loire, tandis que les monachismes lérinien et cassianite se sont développés dans le sud, sur la Méditerranée.
Saint Martin de Tours, né dans l’Empire romain, plus précisément à Savaria, dans la province romaine de Pannonie (Szombathely actuelle Hongrie), en 316, et mort à Candes, le 8 novembre 397, est l’un des principaux saints de la chrétienté.
Sa vie en partie légendaire est essentiellement connue par la Vita Sancti Martini (Vie de saint Martin) écrite en 396-397 par Sulpice-Sévère, un moine semi-pélagien qui fut aussi un de ses disciples. Ci-dessous quelques extraits de son œuvre.
CHAPITRE Xl.
« Il y avait, non loin de Tours et tout près du monastère, un lieu que l’on considérait à tort comme sacré, et où l’on croyait que des martyrs étaient ensevelis ; un autel y avait même été élevé par les évêques antérieurs… Un jour, prenant avec lui quelques-uns des frères, Martin se rend à l’endroit en question. Debout sur le tombeau même, il prie le Seigneur de faire connaître le nom ou le mérite du défunt. Alors, à sa gauche, il voit se dresser près de lui un spectre hideux et farouche. Il lui commande de révéler son nom et sa qualité. L’autre dit son nom, confesse sa vie criminelle : il était brigand, il a été exécuté pour ses forfaits, il est honoré indûment par le vulgaire ; il n’a rien de commun avec les martyrs, qui sont au ciel dans la gloire, tandis que lui, par contre, subit son juste châtiment dans les profondeurs infernales. Chose étrange, les assistants qui entouraient Martin entendaient sa voix, mais ne le voyaient point. Alors Martin raconta ce qu’il avait vu. Puis il fit enlever l’autel qui avait été dressé à cet endroit. C’est ainsi qu’il éclaira le peuple et le délivra de cette superstition ».
CHAPITRE XII.
« Un peu plus tard, comme Martin était en route, il rencontra par hasard le convoi d’un païen, que l’on conduisait au tombeau en observant les rites superstitieux alors en usage. Il aperçut de loin une troupe de gens qui s’avançaient ; ne sachant ce que c’était, il s’arrêta. Comme il était à environ cinq cents pas, il était difficile de distinguer ce que l’on voyait. Cependant, comme c’était une troupe de paysans et qu’au souffle du vent voltigeaient les toiles de lin jetées sur le corps, Martin crut d’abord qu’il s’agissait des rites profanes d’un sacrifice. Les paysans celtes avaient coutume en effet, dans leur misérable folie, de promener à travers champs des images de démons couvertes de voiles blancs.
La main levée, Martin fait le signe de la croix, en ordonnant à la troupe de s’arrêter puis de déposer son fardeau. On put alors assister à un spectacle étonnant. Les malheureux devinrent raides comme des rochers. Puis, quand ils faisaient un effort pour aller de l’avant, ne pouvant avancer, ils tournaient sur eux-mêmes en pirouettant d’une façon risible. Vaincus enfin par ce miracle, ils déposèrent le corps qu’ils portaient. Frappés de stupeur, se regardant les uns les autres, ils se demandaient en silence ce qui leur était arrivé.
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Cependant, le bienheureux s’était aperçu qu’il avait affaire à un cortège de funérailles et non de sacrifice. Alors, il leva de nouveau la main et leur rendit la liberté de s’en aller en emportant le corps ».
N.D.L.R. Nous, tout ce que l’on voit dans cet épisode, c’est un incroyable manque de respect de ce taliban chrétien (parabolanus) envers le chagrin d’une famille endeuillée par le décès d’un proche.
CHAPITRE XIII.
« Autre miracle. Dans un bourg, après avoir détruit un très ancien temple, Martin se disposait à faire abattre également un pin qui était tout proche du sanctuaire. Le prêtre du lieu et la foule des païens s’y opposèrent. Ces mêmes hommes qui, par la Volonté du Seigneur, s’étaient tenus tranquilles pendant la démolition du temple, ne voulaient pas permettre que l’on coupât un arbre. Martin leur expliqua énergiquement qu’il n’y avait rien de divin dans un tronc d’arbre ; qu’ils feraient mieux de servir le Dieu dont lui-même était le serviteur et que l’on devait couper cet arbre, consacré à un démon. L’un des païens, plus hardi que les autres, lui dit alors : « Si tu as quelque confiance en ce Dieu que tu dis adorer, nous couperons nous-mêmes cet arbre, mais à la condition que tu sois dessous pour le recevoir dans sa chute. Si ton Seigneur est avec toi, comme tu le prétends, tu échapperas au danger ». Rendu intrépide par sa confiance dans le Seigneur, Martin promit donc de faire ce qu’on lui demandait. Cet étrange marché rallia toute cette foule de païens, résignés à la perte de leur arbre, si sa chute devait écraser l’ennemi de leur culte.
Comme ce pin penchait d’un côté, on ne pouvait douter qu’une fois coupé, il s’abattrait de ce côté-là. Martin fut placé et attaché à l’endroit, choisi par les paysans, où tout le monde pensait que devait tomber l’arbre. Les païens se mirent donc eux-mêmes à couper leur pin avec une grande joie, avec allégresse même, sous les yeux d’une foule de gens qui regardaient de loin, étonnés. Peu à peu on vit le pin vaciller puis menacer ruine par sa chute. On voyait pâlir les moines, maintenus à distance. Épouvantés par le péril tout proche, ils avaient perdu espoir et confiance, persuadés de la mort imminente de Martin. Mais lui, confiant dans le Seigneur, attendait, sans peur. Quand le pin eut fait entendre un grand fracas, à cet arbre qui tombe et qui va l’écraser, il oppose sa main tendue pour faire le signe de croix. Alors le pin, comme ramené en arrière à la façon d’un tourbillon, s’abattit du côté opposé, si bien que les paysans, qui se croyaient en sûreté de ce côté, faillirent être écrasés.
Alors jusqu’au ciel s’éleva une grande clameur. Les païens sont frappés de stupeur par le miracle, les moines pleurent de joie, tous s’accordent pour célébrer le Nom du Christ. On vit bien ce jour-là que le salut était venu pour cette contrée ; car dans cette multitude énorme, il n’y eut presque personne qui ne demandât l’imposition des mains afin de manifester sa conversion au Seigneur Jésus et abandonner l’erreur de l’impiété. Avant Martin presque personne dans la région n’avait accueilli le Nom du Christ avec bienveillance. Or, ce Nom s’y répandit tellement grâce aux miracles et à l’exemple de Martin, que maintenant toute la contrée est remplie d’églises et de monastères. C’est que partout où il avait détruit des temples, il construisait aussitôt des églises ou des monastères ».
CHAPITRE XIV.
« À peu près à la même époque, en opérant un miracle analogue, Martin fit preuve de la même puissance surnaturelle. Il avait fait mettre le feu à un très ancien et très célèbre sanctuaire. Poussés par le vent, des tourbillons de flammes allaient atteindre une maison qui était voisine et même attenante. Dès que Martin s’en aperçut, il monta en toute hâte sur le toit de la maison, à la rencontre des flammes. On put voir alors un spectacle merveilleux : le feu aux prises avec la violence du vent et refoulé, une sorte de lutte entre les deux éléments. Ainsi, grâce à la puissance de Martin, le feu ne put-il exercer ses ravages que dans les limites fixées par lui.
Dans un autre bourg, nommé Leprosum, Martin voulut de même renverser un temple entretenu par la superstition. Il rencontra la résistance d’une multitude de païens, si bien qu’il fut repoussé de là et reçut même des coups. Il se retira donc en un lieu voisin. Là, pendant trois jours, couvert d’un cilice et de cendre, jeûnant et priant, il invoqua le Seigneur : puisque la main de l’homme n’avait pu renverser ce temple, seule la Puissance divine pouvait en effet le détruire. Alors tout à coup, se présentèrent à lui deux anges, armés de lances et de boucliers, comme dans la milice céleste. Ils lui dirent qu’ils étaient envoyés par le Seigneur afin de mettre en fuite la multitude des paysans, porter secours à Martin, et faire que personne ne s’opposât par conséquent à la destruction du temple ; l’évêque n’avait qu’à retourner sur place, pour achever pieusement l’œuvre commencée. Martin revint donc dans le village. Sous les yeux d’une foule de païens qui cette fois-ci se tenaient tranquilles, il fit raser jusqu’aux fondements l’édifice profane, et réduire en poussière les autels ainsi que les statues. À cette vue, les paysans comprirent que la Puissance divine était intervenue pour les empêcher de résister à
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l’évêque. Presque tous crurent au Seigneur Jésus, criant à haute voix et confessant que l’on devait adorer le Dieu de Martin, et délaisser des idoles qui ne pouvaient défendre ni elles-mêmes ni les autres ».
N.D.L.R. Même type de raisonnement dans l’islam pour la bataille de Badr. On peut néanmoins se demander si les deux anges en question n’étaient pas plutôt de robustes légionnaires armés de pied en cap.
CHAPITRE XV.
« Je vais rapporter ce qui s’est passé aussi dans le pays des Éduens. Martin y faisait encore renverser un temple quand une multitude furieuse de paysans païens se jeta sur lui. L’un des agresseurs, plus hardi que les autres, tira même l’épée pour le frapper. L’évêque, rejetant son manteau, tendit alors son cou sans défense au meurtrier. Le païen n’hésita pas, mais il leva la main trop haut, ce qui le fit tomber à la renverse. Alors épouvanté, ou plein d’une frayeur divine, il implora son pardon. Autre miracle analogue. Comme Martin détruisait des idoles, quelqu’un voulut le frapper avec un couteau : au même moment, le fer lui échappa des mains et disparut.
Mais le plus souvent, lorsque des paysans s’opposaient à la destruction de leurs sanctuaires, Martin par sa seule prédication apaisait si bien les esprits de ces païens, qu’éclairés par la lumière de la vérité, ils renversaient bientôt eux-mêmes leurs temples ».
Dialogue I.
CHAPITRE XXVI.
« Nos compatriotes, qui ont eu presque parmi eux un si grand homme, n’ont pas mérité de le connaître. Dans ce reproche, toutefois, je n’implique pas les gens du peuple : seuls les clercs, seuls les évêques, ignorent Martin. Et ce n’est pas sans raison d’ailleurs qu’ils n’ont pas voulu le connaître, ces envieux : car, s’ils avaient connu ses vertus, ils auraient dû reconnaître dans le même temps leurs vices à eux. Je répète donc avec horreur, ce que j’ai naguère appris : un misérable, je ne sais lequel, a osé prétendre que dans ton beau livre, tu avais menti sur bien des points. Ce mot-là n’est pas d’un homme, mais du diable. Parler ainsi, ce n’est pas dénigrer Martin, c’est refuser de croire aux Évangiles. Le Seigneur a lui-même attesté que des miracles de ce genre peuvent être accomplis par tous ceux qui ont la foi. Donc, nier que Martin les ait faits, c’est nier que le Christ ait parlé ainsi. Mais ces misérables, ces dégénérés, ces endormis, rougissent de reconnaître que Martin a fait ce qu’eux-mêmes ne peuvent réaliser. Ils aiment mieux nier ses miracles que confesser leur impuissance ».
CHAPITRE XXVII.
« Parle Celte si tu préfères, pourvu que tu parles de Martin. Mais je crois que, même si tu étais muet, les mots ne te manqueraient pas pour parler de lui éloquemment : ta langue se délierait, comme celle de Zacharie pour prononcer le nom de son fils Jean. Au reste, tu es avocat, et, en bon avocat, tu uses ici d’un artifice : tu excuses ton impéritie, parce que tu débordes d’éloquence. Il ne convient pas à un moine d’avoir tant d’astuce… Etc. Etc. »
Dialogue III.
CHAPITRE VIII.
« Dans le vicus Ambatiensis (Amboise), c’est-à-dire le vieux château fort qui est maintenant habité par de nombreux moines, il y avait, vous le savez, le grandiose sanctuaire d’une idole. C’était une énorme tour, en pierre de taille bien polie, qui s’élevait très haut et se terminait en forme de cône. La beauté du travail entretenait les superstitions locales. Le bienheureux Martin avait souvent ordonné à Marcellus, le prêtre de l’endroit, de détruire cet édifice, mais en vain. Revenu là quelque temps après, l’évêque reprocha au prêtre d’avoir laissé subsister ce sanctuaire. Ce dernier prit pour excuse le fait que, même avec de la main-d’œuvre militaire et une multitude d’ouvriers au service des autorités, on aurait eu de la peine à renverser un si énorme édifice ; et donc que l’on ne devait pas croire la chose facile à exécuter avec de faibles clercs ou des moines à la santé fragile. Alors, Martin recourut à ses armes bien connues et passa toute la nuit en prière. Au matin, éclata un orage qui renversa jusqu’aux fondements le temple de cette idole. De ce que je viens de raconter, Marcellus lui-même peut en témoigner ».
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CHAPITRE IX.
« Autre miracle, comparable au précédent et opéré dans de semblables circonstances. Je le rapporte ici, d’accord avec Refrigerius. Il y avait une énorme colonne que surmontait une idole. Martin songeait à la renverser ; mais il ne disposait d’aucun moyen matériel à cet effet. Alors, selon sa coutume, il eut recours à la prière. Et l’on vit une sorte de colonne, à peu près de la même dimension, tomber du ciel, écraser l’idole, et réduire en poussière toute cette masse de pierre inexpugnable. Il eût été insuffisant, sans doute, que Martin se servît des puissances du ciel d’une manière invisible : il fallait encore que, visiblement, sous les yeux des hommes, ces puissances elles-mêmes fussent au service de Martin ».
[Serons-nous brûlés ou soupçonnés de nazisme si nous nous permettons, nous aussi, comme certains des ecclésiastiques évoqués par Sulpice Sévère, de douter quelque peu de l’objectivité de ces miracles ; et d’émettre timidement l’hypothèse que l’emploi de la force publique par ce taliban ou parabolan du christianisme n’a pas dû être étranger au fait que tous ces malheureux paysans ont été ainsi « vaincus » et ont abandonné, officiellement du moins, leurs anciens cultes.]
« Ce dernier prit pour excuse le fait que, même avec de la main-d’œuvre militaire et une multitude d’ouvriers au service des autorités, on aurait eu de la peine à renverser un si énorme édifice… Alors tout à coup, se présentèrent à lui deux anges, armés de lances et de boucliers, comme dans la milice céleste. Ils lui dirent qu’ils étaient envoyés par le Seigneur afin de mettre en fuite la multitude des paysans, porter secours à Martin, et faire que personne ne s’opposât par conséquent à la destruction du temple ; l’évêque n’avait qu’à retourner sur place, pour achever pieusement l’œuvre commencée. Martin revint donc dans le village. Sous les yeux d’une foule de païens qui cette fois-ci se tenaient tranquilles, il fit raser jusqu’aux fondements l’édifice profane, et réduire en poussière les autels ainsi que les statues ».
COMMENTAIRE DE PIERRE DE LA CRAU.
Question : qui concrètement rase cet édifice, consacré à un autre dieu ou démon que celui d’Abraham d’Isaac et de Jacob il est vrai, jusqu’en ses fondations ??? Saint Martin tout seul avec un pic ou une pioche ??? Ou des hommes (lesquels ?) obéissant à ses instructions ???
Grégoire 1er, dit le grand renoncera à l’évangélisation par la force à la façon de saint Martin et inventera ou entérinera la christianisation « en douceur » par substitution, voir sa lettre à l’abbé Mellitus.
« Une fois donc que Dieu tout-puissant vous aura menés auprès de notre très révéré frère l’évêque Augustin (de Cantorbéry), dites-lui ce que, après avoir longuement médité au sujet des Angles, j’ai décidé : qu’il ne faut en aucun cas détruire les temples des idoles (fana idolorum) chez le peuple en question, mais seulement les idoles qui s’y trouvent ; que l’on bénisse de l’eau et que les temples en question en soient aspergés ; enfin qu’on bâtisse des autels et qu’on y dépose des reliques.
En effet, si les temples dont nous parlons ont été bien construits, il faut impérativement qu’on les transforme (commutari) pour qu’ils passent du culte des démons à l’observance du vrai Dieu, afin que lorsque la population verra que ses temples justement ne sont pas détruits, elle quitte son erreur et reconnaissant enfin et adorant le vrai Dieu, elle accoure avec plus de confiance en ces temples auxquels elle est habituée.
De même, comme ces populations ont coutume de sacrifier de nombreux bœufs aux démons, il faut transformer (inmutari) aussi cet usage en solennité chrétienne : le jour où une église est dédiée à un saint ou bien pour l’anniversaire des martyrs, dont les reliques y sont déposées, qu’ils se fassent des huttes de branchages autour de ces anciens temples transformés en églises et qu’ils y célèbrent la fête par des banquets religieux. Que ce ne soit plus au Diable qu’ils immolent des animaux, mais que dorénavant ce soit à la gloire de Dieu qu’ils tuent les animaux qu’ils mangent et qu’ils rendent grâce de leur satiété à Celui qui donne tout, de sorte que par ces quelques joies extérieures qui leur sont conservées, ils puissent consentir plus facilement aux joies intérieures.
Il ne fait aucun doute en effet qu’il est impossible de faire brusquement table rase dans des esprits obtus, car aussi celui qui veut escalader un sommet, ne s’élève pas par bonds, mais progressivement pas à pas. Ainsi, s’il est vrai que notre Seigneur se révéla au peuple d’Israël en Égypte, il leur permit toutefois de conserver pour son propre culte l’usage des sacrifices rendus jusque-là au Diable, puisqu’Il ordonna qu’on immolât des animaux dans les sacrifices qu’on Lui rendait, afin qu’en changeant leurs cœurs, ils perdissent certains aspects du sacrifice, mais qu’ils en gardassent d’autres. De la sorte même si c’étaient les mêmes animaux qu’ils avaient l’habitude de sacrifier, maintenant qu’ils les sacrifiaient au vrai Dieu et non plus à des idoles, ce n’étaient plus les mêmes sacrifices. Voilà ce qu’il faut, très cher, que tu dises à notre frère Augustin de Cantorbéry »
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PÉLAGIANISME ET SEMI-PÉLAGIANISME.
Il est caractéristique que le pélagianisme soit un ensemble d’idées qui ont d’abord agité les milieux que l’on qualifierait, aujourd’hui, de « monastiques ». Car, chez ceux qui embrassaient alors la vie ascétique, les divers renoncements qu’ils s’imposaient, comme les jeûnes, les veilles, la dureté du travail manuel, exigeaient des efforts considérables de la volonté. Et tous ces efforts, ces « mérites », ils les ressentaient, à juste titre, comme absolument nécessaires à leur salut ou tout au moins indispensables à la persévérance dans le mode de vie qu’ils avaient choisi.
On peut voir au travers de certains extraits de Prosper d’Aquitaine que, sans dépendre de Pélage et des pélagiens, la doctrine des moines provençaux s’en rapprochait effectivement. Il ne semble pas que ce soit une exagération de Prosper d’Aquitaine. Lorsqu’on lit attentivement Cassien, même en dehors de sa 13e Conférence, considérée comme la plus semi-pélagienne, on retrouve cette doctrine sous-jacente.
Les moines d’Occident ont toujours eu du mal à accepter la notion de prédestination absolue défendue par Saint Augustin, pour d’évidentes raisons psychologiques personnelles évidemment : ils ne pouvaient admettre n’avoir aucun mérite, surtout comparés au reste de leurs compatriotes. Ils suivirent donc SANS LE SAVOIR MAIS UNIQUEMENT PARCE QU’IL ETAIT LOGIQUE le principe du « Aide-toi et le Ciel t’aidera » ainsi exprimé en grec par Arrien au cours du 2ème siècle : Kai ego hama tois suntherois hepomai to Kelton nomo kai apophaino hos ouden aneu theon gignomenon anthropois es agathon apoteleuta (Cynégétique chapitre XXXV) et la prédestination absolue fut rejetée par le concile d’Orange en 529.
« Nous croyons aussi, selon la foi catholique, qu’après avoir reçu la grâce par le baptême tous les baptisés peuvent et doivent accomplir, avec l’aide et la coopération du Christ, tout ce qui concerne le salut de leur âme, s’ils veulent fidèlement y travailler. Non seulement nous ne croyons pas que certains hommes soient prédestinés au mal par la puissance divine, mais s’il était des gens qui veuillent croire une telle horreur, nous leur disons avec toute notre réprobation : anathème ! »
Le pélagianisme est une doctrine développée à partir de la deuxième moitié du IVe siècle par l’ascète breton Pélage, Célestius, Julien d’Eclane et leurs disciples, caractérisée par l’insistance sur le libre arbitre de l’homme.
Il est généralement admis que Pélage vint à Rome vers 401, qu’il y séjourna jusqu’en 409 et y composa trois ouvrages : un traité sur la Trinité, une collection de passages des Saintes Écritures, appelée par Gennade Eulogiarum liber, et par Augustin Testimoniorum liber ; une Exposition des Épîtres de saint Paul. En même temps, il professait la doctrine à laquelle son nom est attaché.
On a souvent parlé de druidisme à propos de Pélage. Pélage aurait été un druide caché sous la robe de bure des moines. Cela est peu vraisemblable. Parler de semi-druidisme à son sujet est plus raisonnable (tout comme il y a du semi-augustinisme). Pas simple tout ça ! Comme toujours avec les chrétiens le Saint-Esprit peine à se manifester.
Le semi-druidisme de Pélage (l’amélioration de l’individu fruit de sa volonté suffit à assurer le salut) suscitera la réaction jalouse et raciste (il traite par moments Pélage de « gros… plein de porridge » à cause de ses origines celtes) de saint Jérôme. Le refoulé de saint Augustin ne pouvait s’accommoder du bon sens humaniste avant la lettre de la position du pélagianisme, doctrine peut-être partiellement d’esprit celtodruidique, mais surtout monastique, insistant sur l’effort personnel pour s’améliorer.
En voici les cinq points principaux.
Adam a été créé mortel qu’il péchât ou non, il devait mourir.
Le péché d’Adam n’a nui qu’à son auteur, et non au genre humain.
Les enfants naissent dans le même état où se trouvait Adam avant son péché.
Dire que l’Humanité entière meurt par la mort d’Adam est aussi inexact que de dire que toute l’Humanité ressuscite par la résurrection de Jésus-Christ.
Les enfants morts obtiennent la vie éternelle, même sans le baptême.
Le sacrifice du Christ sur la croix a racheté l’Humanité, un peu comme l’ont fait les vœux du bouddha Amithaba en extrême Orient, à cette différence près que dans le cas d’Amida ce rachat fut total et définitif, alors que dans le cas du christianisme ce rachat était conditionnel (nécessité d’un nembutsu).
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Le druidisme dont s’inspirait Pélage était un monisme philosophique et réfléchi, équivalent occidental de la gnose. Sa principale thèse était celle de l’éternité de l’esprit et de la matière.
« Ils affirment que les âmes et l’univers sont indestructibles, mais qu’un jour seuls le feu et l’eau régneront » (Strabon. Dans son ouvrage intitulé « Géographie » 4, 4).
Autrement dit une religion où s’imbriquaient étroitement foi et raison.
« Les druides nient que les âmes puissent périr
[Driadae negant interire animas] en latin
OU ALLER EN ENFER »
[aut contagione inferorum adfici] toujours en latin.
Scolies bernoises commentant l’ouvrage de Lucain intitulé « la Pharsale » ou « la guerre civile ». Les vers I, 454-458.
Un tel bon sens était évidemment intolérable et saint Augustin, par réaction au semi-druidisme de Pélage, découvrira miraculeusement dans l’Ancien Testament des preuves de l’existence de la grâce et de la prédestination.
Celestius fut le plus actif et le plus célèbre des disciples de Pélage. Il était avocat, auditorialis scolasticus ; il abandonna sa profession pour se vouer à la propagation des idées de Pélage. Il nous semble même qu’il dut beaucoup contribuer à les développer et à les systématiser ; car en la forme où elles nous sont parvenues, non seulement elles apparaissent comme la protestation d’un ascète austère contre une théologie qu’il accusait d’affaiblir chez les humains le sentiment de leur responsabilité et de cultiver leurs inconséquences et leurs défaillances, en leur présentant les illusions de la grâce, mais elles sont aussi, peut-être surtout, la revendication énergique des principes et des règles de justice qui doivent présider aux sentences des juges, dans les tribunaux terrestres.
Le semi-pélagianisme.
Le semi-pélagianisme, dans sa forme originale, peut apparaître comme un compromis entre le pélagianisme et l’augustinisme, pour qui le salut est un don entièrement gratuit de Dieu. Cependant, une distinction y est faite entre le début de la foi qui est un acte de libre arbitre et la progression de la foi qui est œuvre divine. Kai ego hama tois suntherois hepomai to Kelton nomo kai apophaino hos ouden aneu theon gignomenon anthropois es agathon apoteleuta.
En 401, Proculus, évêque de Marseille, fait construire la première église, connue sous le nom de la « Major » (ecclesia major) et le grand baptistère qui fut détruit par le clergé français local en 1852. C’était le plus important de tout le pays. Avec lui, l’Église de Marseille affichait sa puissance, sa richesse et son originalité, mais affirmait surtout sa primauté dans le cadre de la défense doctrinale de l’humanisme semi-pélagien.
De son côté Lazare d’Aix, l’évêque d’Aix-en-Provence, fait construire un baptistère sur le forum de la ville. Cette implantation prouve la fin d’un certain type de vie civile dans la capitale et la métropole de la Narbonnaise Seconde par la cession d’un terrain public à l’Église. C’est le point de départ d’un changement de mentalité et il va profiter à la doctrine de Pélage.
Fuyant l’invasion wisigothe, en 413, le préfet Caius Posthumus Dardanus, quitte Arles avec son épouse Nevia Galla, son frère Claudius Lepidus, leurs familles et leurs esclaves. Ils se réfugient dans les Alpes près de Sisteron où ils fondent Théopolis
Deux ans plus tard, en 415, Jean Cassien, l’ami de Jean Chrysostome, arrive à Marseille où il est accueilli par l’évêque Proculus. Formé au monachisme oriental, il fonde l’abbaye Saint-Victor et un monastère de femmes. La bibliothèque abbatiale, tout comme celle de Lérins, avec plus de trois cents volumes, proposait, aux côtés des écrits de Pères de l’Église, les meilleurs auteurs grecs et latins. Un an plus tard, pour fuir les Goths, le sénateur d’Aix Eucher et son fils Véran se retirent à l’abbaye de Lérins pour rejoindre la « communauté des moines de Marseille ». Eucher hésite entre Pélage et Augustin et l’évêque pélagien saint Paulin de Nole, disciple de saint Martin, également. Le prouve incontestablement la lettre un peu inquiète envoyée par Saint Augustin à l’évêque de Nole en 417 (la lettre N° 186).
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En 417, décès d’Innocent Ier qui, à l’article de la mort, avait condamné les pélagiens. Augustin exulta « Rome a parlé, la cause est finie ». Mais Zozime qui lui succéda était sous l’influence de Patroclus, l’évêque pélagien d’Arles. L’Église entra en ébullition. Deux ans auparavant, Paul Orose, disciple de l’évêque d’Hippone, avait rédigé son Liber Apologeticus de Arbitis Libertate contre Pélage. Mais en 418, à la demande du métropolite d’Arles, Zozime donna son absolution au moine breton. À l’instigation d’Augustin, les pélagiens furent à nouveau voués aux gémonies par un troisième concile tenu à Carthage en 418.
Les canons de ce concile, en opposition au pélagianisme, notifièrent que la grâce était absolument nécessaire pour faire le bien.
Les moines de Saint-Victor et de Lérins, informés des positions d’Augustin, les étudièrent avec moins d’indulgence que ceux d’Hadrumète et repoussèrent, avec nombre d’arguments tirés des Écritures, les thèses augustiniennes. Convaincu que l’enseignement d’Augustin concernant la nécessité et le don gracieux de la grâce n’était pas très orthodoxe, Cassien avait déjà exposé ses idées dans ses « Conférences ». Il ne faisait que reprendre la pensée de Jean Chrysostome, qui avait enseigné que la volonté de l’homme le porte à plus d’initiative que ce qu’expliquait l’évêque d’Hippone dans ses écrits. Pour lui et ses disciples, dont l’abbé Hilaire, évêque d’Arles depuis 430, ces gloses venues d’Afrique étaient erronées et en contradiction totale avec la doctrine chrétienne.
Pélage mourut en Terre sainte en 422, à l’âge de 62 ans. Son enseignement, sous les critiques de Jérôme, s’était affiné. Cette même année voit, à Lérins, le départ d’Eucher, qui se fait ermite dans le Luberon, et de son fils Véran qui se retire dans la vallée du Loup. Mais son cadet Salon rejoint cette abbaye où il a comme maîtres les moines Salvien et Vincent de Lérins.
Cinq ans plus tard, à Lérins, Maxime succède comme abbé à Honorat qui monte sur le siège métropolitain d’Arles. Le nouvel abbé fait adopter la seconde « Règle des quatre Pères ». Léonce, l’évêque de Fréjus, facilite cette nouvelle orientation. Cette année-là, Prosper d’Aquitaine et un certain Hilarius, quittent Bordeaux pour s’installer à Marseille.
Enthousiasmés par cette nouvelle vie monastique, ils écrivent par deux fois à Augustin lui brossant un tableau de la théologie développée par l’abbé de Marseille. Cassien faisait la distinction entre le début de la foi (Initium fidei) et l’augmentation de la foi (Augmentum fidei). La première trouvait ses racines dans la volonté libre, tandis que son augmentation dépendait uniquement de Dieu. Il expliquait aussi que le don de la grâce doit être maintenu contre Pélage dans la mesure où tout mérite strictement naturel est exclu, ce qui, toutefois, n’empêche pas une certaine demande de grâce. Enfin, en ce qui concernait la persévérance, elle ne devait pas être considérée comme un don de la grâce, puisque l’homme peut de sa propre force persévérer jusqu’à la fin. Ces trois propositions contiennent toute l’essence du semi-pélagianisme.
L’évêque d’Hippone (Augustin) adressa (428 ou 429) à Prosper et Hilarius deux de ses œuvres De prædestinatione sanctorum et De dono perseverantiæ. En réfutant leurs errements, il ajoutait que, lui-même avait été pris dans une semblable erreur et que seule la première épître de Paul aux Corinthiens lui avait ouvert les yeux.
Dès lors, ce grand théologien laïc (Prosper d’Aquitaine) va polémiquer avec Jean Cassien et ses partisans. En 427, à Narbonne, mourut l’évêque Bonosus auquel succéda son fils Rustique de Narbonne. Ce moine cassianite, ordonné prêtre à Marseille, se réclamait de la doctrine de Cassien. À Marseille, un an plus tard, après la mort de l’évêque Proculus, le prêtre Venerius, ami de l’évêque Rustique de Narbonne, lui succéda.
Ce foisonnement du semi-pélagianisme inquiéta les partisans de la grâce. En 429, à la demande de Célestin Ier, pontife romain, l’évêque Germain l’Auxerrois arrive dans l’île de [Grande] Bretagne pour en extirper l’hérésie de Pélage. Comme le flambeau du pélagianisme avait été repris par Julien d’Eclane, l’évêque d’Hippone prépara son traité « Contre Julien ». L’ensemble de ses écrits fondent l’augustinisme.
Augustin décéda le 29 août 430, tandis que les Vandales assiégeaient Hippone. Désormais, Prosper, son meilleur disciple, allait rester seul avec Hilarius dans la Province face aux redoutables théologiens formés à l’école lérinienne et cassianite. Convaincus qu’ils ne pouvaient pas réussir à les faire céder, les deux hommes se rendirent à Rome, en 431, afin d’exhorter Célestin Ier à prendre des mesures
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contre les Marseillais. Le pape, hésitant, se contenta d’une exhortation aux évêques, leur demandant de protéger la mémoire d’Augustin de toute calomnie.
À son retour, Prosper put prétendre agir en vertu de l’autorité du Siège apostolique (ex auctoritate Apostolicae Sedis). Sa tâche fut ardue tant les prélats issus des deux abbayes provençales avaient affiné leurs arguments contre Augustin. Au cours des années 431-32, il tenta de repousser les « calomnies » dans ses Responsiones ad capitula objectionum Vincentianarum, Responsiones ad capitula objectionum Gallorum et enfin, Responsiones ad Excerpta Genuensium. Puis en 433, il s’en prit à Cassien lui-même dans son pamphlet, De gratia et libero arbitrio contra Collatorem.
Mais la réaction provençale eut raison de lui. Les moines marseillais, dont l’influence doctrinale gagnait du terrain, étaient maintenant convaincus de leur victoire. Ils en étaient d’autant plus assurés que Rome n’avait pas encore pris de décision. Ce semi-pélagianisme devint la tendance qui prévalut désormais dans le pays.
En 433, à Lérins, Maxime fut sollicité pour succéder à Léonce, l’évêque de Fréjus qui venait de décéder, ou à défaut, redonner vie au diocèse d’Antibes sans titulaire depuis la mort de Remigius son premier évêque (d’après Louis Duchesne). Il refusa, quitta son abbaye et partit fonder l’évêché de Riez où il allait faire édifier le baptistère. Tandis que Theodorus montait sur le siège épiscopal de Fréjus, le Breton Fauste devenait le troisième abbé de Lérins. Disciple de Pélage, il eut l’intelligence de se réclamer de Jérôme contre Augustin sur la question de la grâce. Le lérinien Salvien lui servit de lien avec l’abbé Jean Cassien. Les deux abbayes provençales approfondissent dès lors leur doctrine humaniste. L’année suivante, le moine Vincent de Lérins rédigea son Commonitorium pro catholicæ fidei antiquitate. Cet exposé de la théologie traditionnelle sur le développement des dogmes peut être considéré comme le premier catéchisme.
Jean Cassien mourut à Saint-Victor en 435. Prosper d’Aquitaine, son adversaire augustinien, quitta alors Marseille pour se rendre à Rome où y devint un familier du futur pontife Léon. Malgré la mort de leur fondateur, les cassianistes restèrent très actifs. Le plus important représentant de cet humanisme, après Cassien, fut dès lors l’abbé Fauste de Lérins, futur évêque de Riez. En 439, à Marseille, le prêtre Salvien commença la rédaction de son traité « Sur le gouvernement de Dieu » (De gubernatione Dei) tout empreint de l’humanisme semi-pélagien et qui prenait le contre-pied des thèses de « La cité de Dieu » de l’évêque d’Hippone. Le théologien de Lérins, y dénonçait les vices des Romains et les fautes des chrétiens, responsables selon lui des malheurs du temps.
Un an après, Salon, le second fils d’Eucher, élève de Salvien et de Vincent de Lérins, fut élu évêque de Genève. C’est ce prélat qui présida à la réfection de l’église qui prit le nom de Saint-Pierre de Genève et fit construire, lui aussi, le nouveau baptistère.
Cette même année 440, à Marseille, l’évêque Lazarus consacra la première église abbatiale de Saint-Victor. Elle avait été voulue par Jean Cassien avant sa mort. La similitude des autels paléochrétiens de Saint-Marcel de Crussol et de Vaugines avec ceux de l’abbaye marseillaise laisse supposer l’essaimage de prieurés cassianites dans les vallées du Rhône et de la Durance et la diffusion de leur humanisme semi-pélagien. À la même période, dans le Luberon, des ermites, disciples de Castor d’Apt, l’ami de Jean Cassien, vivaient dans la falaise de Buoux, soit dans les grottes, soit au sommet de pitons rocheux accessibles seulement par des cordes ou des échelles.
L’ex-évêque d’Aix mourut le 31 août 441 et fut inhumé dans l’abbaye Saint-Victor où sa pierre tombale porta longtemps l’inscription suivante :« Hic iacet bone m(e)m(oriae) p(a)p(a) Lazar(us) que vixit in timor(e) D(e)i p(lus) m(inus) an(nos) LXX » ce qui peut se traduire ainsi : « ci-gît l’évêque Lazare qui vécut dans la crainte de Dieu environ soixante-dix ans » (l’original a disparu, mais une copie en avait été relevée en 1626 par Nicolas-Claude Fabri de Peiresc).
Dès lors la sépulture de cet évêque fut confondue avec celle de Lazare le Ressuscité. Ainsi naquit l’incroyable mensonge ou mythe de la venue des saints de Béthanie en France.
Les prélats lériniens et victoriens continuaient toujours à avoir le vent en poupe. En 445, à Narbonne, l’évêque Rustique fit graver, sur un linteau de marbre l’inscription dédicatoire de son « ecclesia episcopalis ». C’est le plus bel exemple de dédicace paléochrétienne dans le pays :
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« Avec l’aide de Dieu et du Christ, ce linteau de porte a été placé la quatrième année de la construction de l’ecclesia, alors que l’empereur Valentinien (III) exerçait le consulat pour la sixième fois, le 3 des calendes de décembre (29 novembre), dans la dix-neuvième année d’épiscopat de Rustique ».
Tandis que le semi-pélagianisme s’installait sans opposition dans les Narbonnaises première et seconde, son foyer breton était menacé par une invasion. En 446, les [Grand] Bretons lancèrent un appel désespéré au général romain Ætius pour qu’il vînt, avec ses légions, les protéger des Pictes. Ce ne fut pas Ravenne qui répondit, mais Rome. L’île étant « un nid » de partisans de Pélage, Léon Ier y envoya Loup, l’évêque de Troyes. Cet ancien lérinien avait montré sa rouerie dans les joutes théologiques qui l’avait opposé à Salvien et à l’abbé Fauste. L’année suivante, à l’appel du chef breton Vortigern, les Angles et les Saxons, conduits par leurs chefs Hengist et Horsa, envahirent l’île pour lutter contre les Pictes. Loup de Troyes accusa le tiern de pélagianisme mâtiné d’inceste et d’adultère. Ce fut le début de la migration des Bretons insulaires christianisés vers le continent et plus spécialement vers l’Armorique. Cet exil fut à l’origine du monachisme celte qui trouva son apogée avec st Colomban de Luxeuil et Bobbio.
À l’abbaye de Lérins, le moine Vincent, auteur du Commonitorium, mourut en 450. Un an plus tard, son ami Salvien, après douze ans de travail, put mettre un terme à la rédaction de son ouvrage « Sur le Gouvernement de Dieu » auquel Gennade donna le nom de De præsenti judicio. Il s’éteignit à l’âge de 94 ans. Ce lérinien, originaire de Trèves, avait été l’ami d’Honorat qui l’accueillit dans son île avec son épouse puis l’ordonna prêtre. Ce chrétien libéral, théoricien du semi-pélagianisme, avait fait œuvre de moraliste, d’historien et d’apologiste. Il fut surnommé par ses contemporains « le nouveau Jérôme ». Salvien avait formé nombre de prélats en leur faisant partager son idéal humaniste et fut pour cela considéré comme le « maître des évêques ».
Le 27 novembre 460 mourut Maxime, l’ancien abbé de Lérins devenu évêque de Riez. Il fut inhumé dans la basilique hors les murs de Saint-Alban qui dès lors prit son nom. Un an après, au cours du mois de janvier, Fauste, l’abbé de Lérins, monta sur le siège épiscopal de Riez. Anselme lui succéda en tant qu’abbé. Le Breton, devenu évêque, continua, avec le plein assentiment des prélats provençaux, à développer les thèses chères à Jean Cassien, à Salvien de Marseille et à Vincent de Lérins, en enseignant que toute grâce nécessaire au salut devait être méritée par l’homme. Prosper d’Aquitaine fustigea cette hérésie.
Dix ans plus tard, le métropolitain Léonce d’Arles présida le grand concile arlésien qui réunit vingt-neuf prélats venus de Lyon, Autun et Genève. Le prêtre Lucidus, en raison de ses thèses augustiniennes radicales, avait attiré l’attention sur lui. Les pères conciliaires le condamnèrent pour avoir prêché la prédestination et stigmatisé la doctrine des moines marseillais.
Cette condamnation d’Arles fut suivie d’un synode à Lyon, en 474, où Lucidus fut à nouveau mis en cause. L’assemblée des évêques demanda alors à Fauste de Riez d’écrire un texte réfutant et condamnant l’hérésiarque augustinien, ce qu’il fit dans son De gratia dei et libero arbitrio, libri duo.
Ces deux conciles marquèrent un moment important dans l’apogée du semi-pélagianisme. Dès lors un climat religieux apaisé permit aux lériniens et aux cassianites de se lancer dans l’apologie de leurs saints évêques. Les actes (vita ou sermo) qui en sont témoins s’échelonnent majoritairement au cours du Ve siècle et VIe siècle.
Déjà, quand Arles prétendit au rôle de métropole du pays, à Rome, le pape Zozime n’avait pas hésité à soutenir cette exigence. En 417, il inventa un Trophime censé avoir été envoyé par l’apôtre Pierre, lui-même, évangéliser la Province. Ce saint, inventé de toutes pièces, mais qui faisait d’Arles la fille de Rome, dut pourtant attendre 972 pour que soient découvertes ses reliques dans la cathédrale arlésienne qui porte aujourd’hui son nom. La Vie de ce saint mythique s’étoffa au cours des siècles. Il fut expliqué d’abord qu’il avait été ordonné évêque par l’apôtre Paul, puis qu’il cousinait avec Étienne, le protomartyr, et qu’ensuite il était apparu aux barons de Charlemagne.
Plus sérieuses sont les Vies d’Honorat, de Maxime et d’Hilaire. Celle du fondateur de l’abbaye de Lérins fut d’ailleurs rédigée par son successeur sur le siège épiscopal. Hilaire prononça ce sermo, lors du jour anniversaire de sa mort et ce texte peut donc être situé entre 430 et 439. Le prélat mit l’accent sur sa double vocation, sur ses miracles et sur l’importance de sa vie érémitique. Cette trame servit de modèle pour toutes les autres Vies des évêques semi-pélagiens. Ces trois thèmes furent repris par
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Fauste de Riez quand il rendit hommage à Maxime, son prédécesseur dans son Sermo de sancto Maximo episcopo et abbate. Ces deux sermons par l’importance qu’ils accordent aux miracles prouvent qu’un véritable culte se développait alors autour de leurs lieux d’inhumation.
Le concile d’Orange.
Il faut attendre le VIe siècle pour assister au revirement des deux Narbonnaises. À Constantinople, Jean Maxence, un des chefs de file des moines scythes, dans sa lutte contre le nestorianisme et le monophysisme, souleva la question de l’orthodoxie de Fauste et de la doctrine des moines marseillais en général. Comme aucune décision ne pouvait être prise sans l’assentiment de Rome, en juin 519, plusieurs moines scythes furent chargés de déposer une pétition devant le pape Hormisdas. Au cours de leurs quatorze mois de résidence à Rome, ils employèrent tous les moyens pour inciter le pontife à reconnaître leur christologie et à condamner l’évêque de Riez.
Hormisdas ne céda pas à leur demande. Dans une réponse à l’évêque Possesseur de Coutances, en date du 20 août 520, il se plaignit de la maladresse et de la conduite fanatique des moines scythes à son égard. Le pontife romain déclara dans la même lettre que les œuvres de Fauste contenaient nombre de choses qui avaient été déformées (incongrua) et qu’il ne figurait pas parmi les auteurs reconnus des Pères. Pour lui, la saine doctrine sur la grâce et la liberté ne pouvaient être prises qu’à partir des écrits d’Augustin.
Cette réponse évasive du pape fut loin d’être satisfaisante pour Jean Maxence. Il rechercha alors le soutien des évêques africains, qui vivaient en exil en Sardaigne, ayant fui les persécutions du roi vandale Thrasamund. Fulgence de Ruspe au nom de ses collègues, se chargea de l’affaire. Dans une longue épître, il félicita les Scythes, approuvant l’orthodoxie de leur christologie et formula la condamnation de Fauste de Riez.
Le coup porté eut des effets. L’évêque Césaire d’Arles, pourtant moine de Lérins, fut sensible à l’argumentation et ses vues partagées par un certain nombre d’évêques, d’autres prélats déclarant toujours leur attachement à la doctrine humaniste des moines Marseillais. Lors du synode de Valence, en 529, l’évêque d’Arles s’était fait représenter par Cyprien de Toulon. Alors qu’il pensait faire condamner la doctrine, il fut en butte à l’hostilité de certains de ses collègues sur la question de l’enseignement (lors du synode de Vaison, de la même année, le métropolite d’Arles avait fait décider que chaque paroisse devait ouvrir une école pour éduquer les jeunes clercs. C’était la première initiative en ce sens dans la Gallia. Elle avait choqué).
Ce ne fut que partie remise. Ayant reçu l’assurance de l’autorité primatiale et le soutien du Siège apostolique, Césaire convoqua le 3 juillet 529, les prélats qui lui étaient favorables à un synode (qui deviendra concile) à Orange. Il y assista personnellement et fit condamner l’arianisme et le semi-pélagianisme en vingt-cinq canons. Boniface II ratifia solennellement les décrets l’année suivante (530).
Bien que condamnée par ce concile la doctrine des moines provençaux est considérée aujourd’hui comme tout à fait acceptable par bon nombre de théologiens catholiques qui font d’ailleurs remarquer qu’elle est conforme à celle de l’Église orthodoxe. L’Orthodoxie vénère en effet les saints Jean Cassien, Vincent de Lérins et Fauste de Riez, comme des Pères de l’Église authentiques.
Le pélagianisme enseignait que l’homme avait la capacité de chercher Dieu en et hors de lui-même sans intervention de l’Esprit-Saint et par conséquent, que le salut était un effet des efforts de l’homme. La doctrine tirait son nom de son auteur principal Pélage (v. 350 – v. 420), moine breton qui l’avait développée. Elle s’opposait en particulier aux écrits de saint Augustin sur la grâce.
Dans le semi-pélagianisme, l’homme ne disposait pas d’une telle capacité, mais lui et Dieu pouvaient coopérer, dans une certaine mesure, dans cet effort de salut. Tout homme pouvait, sans aide de la grâce, faire le premier pas vers Dieu qui, ensuite, pouvait accroître et conserver la foi, achevant ainsi le travail de rédemption.
Cette doctrine visait à un compromis entre deux extrêmes, le pélagianisme et le prédestinatianisme absolu de Saint Augustin.
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Le semi-pélagianisme fut donc néanmoins condamné au deuxième Concile d’Orange en 529, après des controverses qui s’étendirent sur plus d’une centaine d’années. Mais le concile qui se prononçait ainsi contre tous ceux qui donnaient un rôle plus important au libre arbitre condamna simultanément la théorie de la prédestination absolue. Le Saint-Esprit n’a pas beaucoup simplifié les choses ce jour-là !
Note de la rédaction.
La notion de semi-pélagianisme a été utilisée par les protestants calvinistes pour désigner toute personne qui s’écarte des doctrines de saint Augustin ou de Jean Calvin sur le péché, la grâce et la prédestination, notamment les adeptes de l’arminianisme (Remonstrants) et les catholiques romains.
Au XVIIe siècle, les jansénistes accusèrent les molinistes, généralement jésuites, de semi-pélagianisme.
Jean-Jacques Rousseau et d’autres ont été accusés d’être au moins semi-pélagiens, si ce n’est pélagiens, parce que la philosophie de l’époque jugeait que la grâce pouvait purement et simplement être remplacée par la raison humaine.
La constitution pastorale Gaudium et Spes, du concile Vatican II, promulguée par Paul VI en 1965, est considérée par ses détracteurs comme du semi-pélagianisme. Le cardinal Joseph Ratzinger (devenu le Pape Benoît XVI) en critiqua la terminologie pélagienne dans ses discussions sur le libre arbitre.
Le mot de la fin nous avait pourtant été donné en quelque sorte par anticipation non par Arius, mais par Arrien, dans son célèbre ouvrage consacré à la chasse : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, aide-toi et le ciel t’aidera.
ARRIEN (environ 86-160) CYNÉGÉTIQUE OU TRAITÉ SUR LA CHASSE (À COURRE) Chapitre XXXIV : « je déclare qu’aucune entreprise humaine ne peut avoir d’issue heureuse sans l’intervention des dieux ».
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RÉVISIONNISME : LA CHRISTIANISATION DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Commençons par le plus sévère des révisionnismes en la matière et donc par éliminer quelques légendes, celles du Graal et celle du roi Lucius (qui sont toutes deux des contre-vérités).
Pour ce qui est de l’affaire Lucius roi de Grande-Bretagne nous sommes là encore en pleine escroquerie intellectuelle. Ci-dessous ce qu’en dit le théologien anglais John Fox (né en 1516 à Boston) dans son célèbre « Actes et monuments de l’église ».
L’ÉGLISE DE [GRANDE] BRETAGNE AVANT L’ARRIVÉE DES SAXONS.
« Vu les persécutions mentionnées dans le livre précédent, tu as déjà pu comprendre (cher lecteur) comment la fureur de Satan et la fureur des hommes ont fait ce qu’ils pouvaient pour éradiquer le nom et la religion du Christ… Gildas, notre compatriote, a clairement établi dans son Histoire que l’Angleterre a reçu l’Évangile au temps de l’empereur Tibère, sous le règne duquel lequel Christ a souffert. Et il dit en outre que Joseph d’Arimathie, après la dispersion des Juifs, fut envoyé par l’apôtre Philippe en Grande-Bretagne, vers l’an de grâce 63, et qu’il y demeura ; il a ainsi avec ses compagnons jeté les premiers fondements de la foi chrétienne chez les Britanniques, après quoi d’autres prédicateurs et enseignants vinrent eux aussi pour la conforter voire même l’augmenter… ce n’est donc pas le pape Eleuthère qui a le premier semé la foi chrétienne dans ce domaine, car l’évangile y a été reçu avant, soit par Joseph d’Arimathie, comme certaines chroniques le disent, soit par quelques-uns des apôtres, ou de leurs disciples, venus prêcher le Christ avant qu’Éleuthère n’écrive à Lucius……
Simon le zélote a répandu l’évangile du Christ jusque dans l’Océan Occidental, et l’a même introduit dans les îles de Grande-Bretagne.
Et pour ce qui est du septième point, j’en prendrai comme preuve les paroles mêmes d’Éleuthère ; son épître, écrite au roi Lucius, montre en effet clairement que ce dernier avait déjà embrassé la foi du Christ dans ce pays avant…… De toutes ces conjectures on peut déduire que les [[Grand] Bretons ont reçu cet enseignement par les Grecs de l’Église d’Orient, plutôt que par les Romains.
LA GRANDE – BRETAGNE DU TEMPS DE LUCIUS JUSQU’À L’ARRIVÉE DES SAXONS.
Lucius, un Britannique.
Sévère, un Romain.
Bassianus, romain par son père.
Carausius, un Britannique.
Allectus, un Romain.
Asclepiodote, un Britannique.
Coel, un Britannique.
Constance, un Romain.
Constantin, britannique de par sa mère, appelée Hélène, fille de Coel, et mariée à Constance, père de Constantin, passe pour avoir construit les murs de Londres d’abord, ensuite ceux de Colchester, vers l’an de grâce 305.
Octave, un Saxon du Wessex.
Maxime, né Romain, mais de mère Britannique.
Gratien, un Romain.
Constance, Britannique de par sa mère.
Constant, romain de par son père.
Vortigernus, un Saxon de l’Ouest ou un Britannique.
Vortimerus, un Britannique.
Vortigernus, idem.
……
Je passe sur la fabuleuse histoire que racontent les Gallois sur les pierres que Merlin aurait fait venir d’Irlande (Stonehenge ?). Certaines histoires narrent qu’ils ont été tués lors d’un banquet. D’autres disent que cela eut lieu à l’occasion d’une conférence ou d’une réunion, où les Saxons vinrent avec des couteaux, contrairement à ce qu’ils avaient promis ; des couteaux avec lesquels ils tuèrent les Britanniques venus sans armes ».
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Lucius (Gallois : Lles ap Coel) aurait donc été un saint et un roi de la seconde moitié du IIe siècle. Le Liber Pontificalis du début du VIe siècle affirme en effet que le roi Lucius aurait envoyé des émissaires au pape Éleuthère (176-189) à Rome afin de lui réclamer des prêtres pour convertir son pays. Le Pape lui aurait envoyé Fagan ou Fugace et Damien ou Déruvien, qui auraient bâti une église à Glastonbury et une à Saint-Pierre sur Cornhill à Londres en 179.
Le roi Lucius est ainsi évoqué par Bède :« En ce temps-là Éleuthère, un saint homme devint pape de l’Église de Rome. Lucius, roi des Bretons lui adressa une lettre lui exprimant son désir de devenir chrétien par son canal. Il obtint une réponse favorable à sa pieuse requête et les Bretons conservèrent intégralement et sans tache la foi qu’ils avaient reçue. Ils connurent une période de paix et de tranquillité jusqu’à l’avènement de l’empereur Dioclétien »
Nennius dans son Historia Brittonum précise : « Cent soixante-sept ans après la naissance du Christ, le roi Lucius et tous les chefs du peuple breton furent baptisés suite à une délégation envoyée par les empereurs romains et le pape Évariste »
Geoffroy de Monmouth le fait mourir à Gloucester en l’an 156 et précise qu’il n’y eut pas d’héritier pour lui succéder.
Tout cela n’est pas très sérieux et la liste des rois donnée par Fox est plus que fantaisiste : elle mélange tout, toutes les langues et toutes les époques !!
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LE MYTHE DU GRAAL.
L’arrivée du Graal en Grande-Bretagne relève bien évidemment du mythe.
Nombre de spécialistes admettent en effet que les quatre hiéra figurant dans la procession du Graal viennent probablement des quatre hiéra de la tribu de la grande déesse irlandaise Dana. Les hiéra de ce premier rite celte étaient l’Épée de Nodons/Nuada/Nudd, la Pierre de Fal (Lia Fail), le Chaudron du Dagodevos Dagda et la Lance de Lug. Comparés à l’épée brisée, au plat en argent, au Graal, et à la Lance saignante que l’on trouve chez Chrétien, il devient évident que ces hiéra viennent d’un rite druidique antérieur.
En tant que tels ils méritent néanmoins d’être étudiés, ce que nous n’avons pas manqué de faire dans nos essais pour ou contre le druidisme (voir tomes précédents)……………
Initialement l’Église ne vit pas d’un bon œil la vogue des légendes arthuriennes, d’origine celtique et donc païenne, ainsi que celle de l’amour courtois. Elle entreprit par conséquent de christianiser ces légendes. Le processus se fit en plusieurs étapes.
Le terme « graal » est un mot dérivé du latin gradalis et signifiant « plat ou assiette ». Il ne possède au départ aucune connotation religieuse particulière. Cet objet mythique n’aurait pas seulement contenu le vin de la Cène ; il aurait également servi à recueillir le sang du Christ en croix.
Rappelons en deux mots les grandes lignes de ce mythe chrétien.
Joseph d’Arimathie, fuyant les persécutions après la mort du Christ et n’emportant avec lui pour tout trésor que quelques gouttes du sang de Jésus, aurait débarqué à l’ouest de l’Angleterre, avec douze compagnons, et y aurait trouvé asile dans un site désert, entouré d’eau, où il aurait construit et consacré à la bienheureuse Vierge Marie une chapelle dont les murs étaient formés de branches de saules entrelacées, et dont Jésus Christ lui-même n’aurait pas dédaigné de célébrer la dédicace.
Ce lieu, prédestiné à devenir le premier sanctuaire chrétien des îles Britanniques, était situé sur un affluent du golfe où se jette la Severn, et il prit plus tard le nom de Glastonbury.
Cette tradition anglaise n’a pas plus de valeur que la calembredaine française du débarquement en Provence à la même époque de sainte Marthe et de saint Lazare.
Le conte du Graal.
Jamais aucun récit sur des faits réels ou inventés n’a néanmoins autant excité la curiosité ou l’imagination. Adolf Hitler était par exemple convaincu qu’en unissant le pouvoir magique du saint calice et celui de la lance de Longin, qui faisait partie du trésor des Habsbourg, à Vienne ; il pourrait se lancer avec succès à la conquête du monde, et imposer son Ordre nouveau, qui devait durer mille ans. En France, de 1940 à 1944, il envoya donc un dénommé Otto Rahn à Rennes-le-Château et en d’autres lieux où existaient des grottes cathares, avec pour mission de trouver le Graal.
Le Graal qui n’appartient ni à l’antiquité gréco-romaine, ni à l’antiquité germanique, ni aux sources hébraïques, ne peut avoir d’autre origine que celtique. Le conte du Graal appartient aux romans du cycle arthurien.
Arthur est un personnage qui a réellement existé au VIe siècle. Il a défendu son pays contre les Barbares germaniques au cours d’une douzaine de batailles.
La bataille du Mont Badon (le mont Badonicus en latin) est une défaite militaire que les troupes britto romaines et celtes d’Ambrosius Aurelianus ont infligée à l’armée anglo-saxonne ; entre les années 490 et 510, lors de l’invasion de l’île de Grande-Bretagne. C’est un événement majeur dans l’histoire politique et militaire de la Grande-Bretagne, car il permit sans doute la reconquête d’une grande partie du terrain perdu au nord-ouest de Londres. On ne connaît pas avec certitude néanmoins le lieu où celle-ci s’est déroulée.
Cette brève période de paix fut très propice au christianisme (voir les vies de saint Gildas, de saint Cadou, et saint David).
À partir de cette réalité se sont élaborés de nombreux récits qui rappellent la gloire d’Arthur et qui, au fil du temps, se sont écartés des données historiques, pour donner lieu à des récits de plus en plus idéalisés ou merveilleux.
La Table ronde était, à l’origine la table des festins autour de laquelle le roi Arthur et ses chevaliers se retrouvaient pour partager ensemble le repas, les jours où le roi tenait en même temps conseil. Rien n’indique que cette table fut ronde, mais comme elle est devenue un symbole de l’égalité voire de la cordialité, sa circularité devenait évidente. Chrétien de Troyes a été le premier à écrire un roman sur le thème du Graal. Perceval le Gallois ou le Conte du Graal justement. Dans son prologue, il se réfère à un texte écrit qui lui aurait été donné par le comte Philippe de Flandre, texte en prose qu’il se
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propose de mettre en vers ; mais jamais ce texte n’a pu être retrouvé, ce qui laisse supposer qu’il s’agit là en fait d’une supercherie de l’auteur pour donner du crédit à son œuvre.
Dans son roman inachevé, le héros arrive au château du Roi Pêcheur. Là, il assiste à une étrange procession, où il voit porter une lance qui saigne et un Graal resplendissant de lumière. Perceval est intrigué, mais n’ose pas poser de questions, ce qui lui vaut d’être mis à la porte. Il apprend ensuite que la lance est celle qui a un jour blessé le Roi Pêcheur, provoquant du même coup la désolation du pays à l’entour ; tandis que le Graal est une « très sainte chose », contenant une hostie consacrée, seul aliment du vieux père du Roi Pêcheur. S’il avait demandé des explications sur ce qu’il voyait, Perceval aurait guéri le Roi et rendu la prospérité à son royaume. Perceval essaye donc de retrouver le château du Graal. Le roman narre ensuite les aventures de Gauvain, lui aussi parti à sa recherche, puis s’interrompt brusquement.
Le cortège du Graal dans le récit de Chrétien de Troyes.
« Alors qu’ils parlaient, un valet entra par la porte, une épée suspendue au cou par un étrange baudrier, et la remit à son seigneur. Celui-ci la sortit à moitié du fourreau et regarda où elle avait été fabriquée, car c’était écrit dessus. Il vit ainsi qu’elle était faite d’un acier si solide qu’elle ne se briserait jamais, hormis en une seule occasion, que celui qui l’avait forgée puis trempée connaissait. Le valet qui l’avait apportée dit alors : Sire, c’est votre nièce qui vous envoie ce présent. Jamais vous n’en avez vu de plus légère étant donné ses dimensions. Remettez-la donc à qui vous voulez, mais ma dame serait heureuse qu’elle soit bien employée. Celui qui a forgé cette épée n’en a fait que trois comme celle-ci, et il mourra sans en faire d’autres ».
Le seigneur des lieux remit cette épée au jeune étranger en la tenant par le baudrier, un baudrier qui valait une petite fortune. Le pommeau de cette épée était en or, du meilleur or d’Arabie ou de Grèce, et le fourreau en galon doré de Venise. Le seigneur des lieux remit donc cette épée si richement ornée au jeune homme en lui disant : Biau sire (vieux français Gentil seigneur), cette épée vous était destinée depuis toujours, et ce que je veux le plus c’est que vous l’ayez. Mettez-la donc à votre taille et sortez-la de son fourreau.
Le jeune homme le remercia, mit l’épée à sa taille sans la serrer, la sortit de son fourreau, et la rengaina presque aussitôt. Elle lui allait admirablement, que ce soit au côté ou au poing, et il fut clair qu’en cas de nécessité, il saurait s’en servir en bon chevalier… 1)
« Un jeune homme sortit d’une chambre, tenant une lance blanche empoignée par le milieu ; il passa entre le feu et ceux qui étaient assis sur la banquette (vieux français : et çaus qui el lit se seoient). Toute l’assistance pouvait voir la lance, le métal blanc, et une goutte de sang (vieux français vermeille) qui, venue de la pointe du fer de la lance, coulait jusqu’à la main du jeune homme ».
Perceval vit donc cette merveille le soir de son arrivée en cet endroit, mais il se retint de demander la cause de tout ceci, car il se souvenait de l’avertissement du vieux maître qui l’avait fait chevalier ; et qui lui avait appris et enseigné à se garder de trop parler. Il craignit, en posant des questions, de se conduire grossièrement, et c’est pourquoi il resta muet 2).
Mais alors, deux autres jeunes gens arrivèrent également, tenant dans leurs mains des chandeliers en or fin décorés d’émaux. Ils avaient fière allure, avec ces chandeliers entre les mains. Sur chacun d’entre eux brillaient au moins dix chandelles.
Puis vint un Graal tenu à deux mains par une demoiselle qui suivait les jeunes gens, belle, élégante et parée avec goût. Quand elle fut entrée dans la salle en portant ce Graal, une si grande clarté se répandit alors, que les chandelles en perdirent leur clarté, comme le font les étoiles quand le soleil se lève, ou la lune.
Après cette demoiselle en arriva une autre, tenant un tailloir (vieux français tailleoir) en argent.
Le Graal, porté en tête du cortège, était d’or pur et fin ; on y voyait des pierres précieuses de plusieurs sortes, les plus riches et les plus chères que l’on puisse trouver en mer ou dans la terre ; car elles surpassaient toutes les autres, et de loin.
Le jeune homme vit passer tout cela sans oser demander pour qui était ce Graal, car il avait toujours en mémoire les paroles de son noble et vieux maître, qui li anseigna et aprist que de trop parler se gardast ; et il craignait de trop parler 2) ».
La mort de Chrétien de Troyes laissa l’œuvre inachevée, mais le conte du Graal fut à l’origine d’une importante production littéraire au Moyen Âge. Outre les Continuations qui terminent le récit des aventures de Perceval et de Gauvain, et de la quête du Graal, sans être exhaustif on peut citer d’autres auteurs qui se sont également intéressés au thème en le modifiant le plus souvent.
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Au début du XIIIe siècle, un poète allemand, Wolfram d’Eschenbach, vers 1205, raconte l’histoire de « Parzifal ». Dans son roman, le Graal devient une pierre précieuse. Cet auteur se revendique d’une source écrite, qui aurait été méconnue de Chrétien de Troyes, et il remet en cause son texte. Cette source émanerait d’un auteur provençal « Kyot » (Guiot), qui du reste, elle aussi, n’a jamais été retrouvée. On pense donc qu’il s’agit également d’une supercherie de l’auteur, pour donner plus d’éclat à son texte qu’à celui de son prédécesseur.
Ce Graal-pierre des poètes allemands a été rapproché de la Pierre philosophale des alchimistes ou de la mystérieuse pierre d’Arar ou plus exactement des poissons de cette rivière dits scolopides (scolopias or clupea) d’après les druides évoqués par le pseudo Plutarque dans son ouvrage consacré aux noms des rivières et des montagnes et à leurs curiosités (chapitre VI, 3). Voir aussi le thème du roi pêcheur.
Sans oublier l’histoire de Peredur, un récit gallois qui donne à lire une version de la quête du Graal assez différente. Le Graal est ici un plat contenant une tête coupée, très précisément celle de l’oncle de Peredur tué par des sorcières, et dont la mort doit être vengée (voir les conceptions druidiques relatives aux têtes coupées)
Différents auteurs ont très tôt essayé de terminer le Perceval de Chrétien. Dans une de ces continuations, le Graal apparaît non plus porté par une jeune fille, comme chez Chrétien, mais flottant dans les airs, et servant à tous des mets délicieux. De son côté, la lance qui saigne se voit assimilée à la Sainte-Lance, avec laquelle un certain Longin aurait percé le flanc du Christ. Un pas supplémentaire dans la christianisation fut franchi par Robert de Boron. Il a écrit en vers, une légende du Graal mettant en scène Joseph d’Arimathie (en partie inspirée de l’évangile de Nicodème).
Un juif (ou un homme de Ponce Pilate) aurait dérobé le Saint Calice puis l’aurait remis au préfet romain. Certaines légendes ajoutent même que Pilate y aurait puisé l’eau avec laquelle il s’est lavé les mains. Bref, à en croire tous ces écrits, Joseph d’Arimathie aurait recueilli dans le Saint Calice que Ponce Pilate lui aurait remis ou qu’il serait allé chercher au Cénacle de Jérusalem ; quelques gouttes du sang émanant de la plaie faite aux côtes de Jésus par un coup de lance (les évangiles parlent bien de cette plaie ; l’évangile de Nicodème donne même le nom du soldat qui infligea cette blessure : Longin.
N.B. Le fait que Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Christ est uniquement mentionné dans ces légendes.
Joseph d’Arimathie est ensuite arrêté puis emprisonné (généralement, le soir même vers la dixième heure). L’évangile selon Nicodème nous rapporte cet épisode. Cela dit, certaines versions de la légende situent plutôt son arrestation trois jours après, lorsque l’on s’aperçoit que le corps du Christ a disparu du tombeau.
Il est aussi raconté que Jésus est apparu à Joseph d’Arimathie (le vendredi soir à minuit précisent l’évangile selon Nicodème ainsi que certaines légendes).
Dans d’autres versions, c’est Jésus lui-même qui lui remet le Saint Calice (soit il le lui rend, soit il le lui donne pour la première fois).
Tandis que, dans l’évangile selon Nicodème, Jésus « téléporte » Joseph d’Arimathie dans sa demeure, en lui demandant d’y rester pendant quarante jours ; dans la légende, il reste enfermé dans son cachot, pendant trente à quarante ans, mais une colombe vient déposer tous les jours du pain dans la coupe). Dans la version de Joseph de Boron, Joseph d’Arimathie transmet le Saint Calice à son beau-frère (Hébron, ou Bron), époux de sa sœur (Enygeus), qui le transmet à son tour à son fils, Alain ; lequel à son tour le transporte aux Vaux d’Avaron, le val d’Avaron, un endroit inconnu que certains interprètent comme étant l’île d’Avallon, fondant ainsi la dynastie des Rois Pêcheurs. Ceux-ci conservent le Graal caché, au sein de la Terre Gaste, jusqu’à ce qu’un chevalier soit admis aux secrets du divin calice, et, donc, mette fin aux « enchantements ».
C’est à Perceval que reviendra cet honneur, après diverses aventures.
La Quête du Saint Graal représente le degré ultime de la christianisation. Ce texte fut probablement écrit par des moines cisterciens, car sa symbolique correspond exactement à la théologie de saint Bernard de Clairvaux. Le Graal est ici le vase de la dernière Cène, et la lance qui saigne est la Sainte Lance. Mais Perceval, quoiqu’admis à la contemplation du Graal, sera supplanté par un autre héros, Galaat, le pur chevalier, qui lui seul aura la révélation des ultimes secrets du Graal. Après quoi il meurt, et le calice est emporté au ciel.
Galaat et Perceval se voient attribuer un troisième compagnon, Bohort, dont le degré de perfection est moindre.
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Ces trois chevaliers représentent donc trois degrés de sainteté, conformément à la doctrine de saint Bernard de Clairvaux, alliant les notions de grâce et de mérite, de volonté divine et de liberté humaine. Il est caractéristique de l’attitude cistercienne que les grands héros de la littérature arthurienne, Lancelot et Gauvain, se voient refuser l’accès au Graal pour cause de vie impure. C’est Galaad qui sera le Chevalier parfait, créé par la Grâce. Tout cela est bien dans l’esprit de saint Bernard, prédicateur des Croisades et inspirateur spirituel de l’Ordre du Temple, dont il rédigea la Règle.
L’idée du Graal comme signe, symbole, ou métaphore, de la lignée du Christ, elle, est relativement récente. Pourtant, nombre d’auteurs modernes tentent de nous faire croire que cette vérité a été connue à travers les siècles par une poignée d’hommes soigneusement choisis, qui auraient dissimulé cette idée dans des travaux d’art et d’architecture au cours des âges.
Une théorie, flatteuse pour l’amour-propre français, implique que le Christ se soit marié à Marie-Madeleine avant sa mort et qu’elle ait porté son enfant. Après la Crucifixion, Marie-Madeleine aurait donc débarqué dans le sud de la France avec lui. Par la suite, un des descendants se serait marié dans une tribu franque, donnant ainsi le jour à la dynastie mérovingienne.
Cette escroquerie intellectuelle connaît actuellement une étonnante renaissance grâce à la popularité du Da Vinci Code.
Un auteur du début du vingtième siècle, lui, a soutenu la thèse que le Graal était à l’origine le fameux temple « vasso galate » édifié en l’honneur du dieu celte Lug au sommet du Puy-de-Dôme, toujours en France. Si ! Il s’agit d’Auguste-Théophile Vercoutre (Origine et genèses de la légende du Graal : un problème littéraire résolu).
D’après cet auteur, la légende du Graal reposerait donc sur une ou plusieurs erreurs de traduction. On aurait traduit le célèbre nom du temple « Vasso Galate » par le latin vas. Le Graal est en effet parfois dit également « sépulcre du Sauveur » parce qu’une acception latine de « vas » est aussi « sépulcre ». Enfin, si dans certains textes, il est question d’une mystérieuse nef construite par Salomon, c’est donc parce qu’un troubadour a pris « vas » dans le sens de « vaisseau, navire » qu’il a aussi quelquefois.
L’épée allant si souvent avec le Graal viendrait aussi d’une acception paronymique de vas signifiant arme, acception rendue plausible par la présence historique du glaive de César dans ce fameux Vasso Galate du Puy-de-Dôme. Cette gerbe de contresens n’aurait pu prendre naissance qu’en étant surdéterminée par un vecteur psychologique réel. Le temple, le vase, le sépulcre, et la nef, sont psychologiquement synonymes. Dans le cas du Graal, il y aurait eu non seulement la présence du sang de Jésus, mais encore la présence historique d’une statue du dieu-ou-démon Lug, doublet celtique du Mercure romain, dans le temple en question.
Au secours ! Arrêtons ces délires typiquement franco-français ! La vérité est bien plus simple !
Les travaux de Marx et Loomis ont mis en lumière de nombreuses similitudes entre le Graal-coupe (ou plat) et le chaudron d’abondance des mythes celtiques. Ceux qui défendent la thèse celtique invoquent des motifs qui se retrouvent dans nombre de récits d’Irlande et du pays de Galles ; où un récipient magique, une olla ou un chaudron, possède la vertu magique de dispenser boisson et nourriture à volonté. Talisman de l’Autre Monde, la lance, elle aussi, apparaît fréquemment dans le domaine celtique, exemple celle du dieu-ou-démon Lug. Celtiques également sont les motifs du Siège Périlleux et de la Terre Gaste, ainsi que le thème des trois gouttes de sang sur la neige, qui plongent Perceval dans une sorte d’extase.
Le Graal de la littérature médiévale européenne est donc l’héritier, sinon le continuateur, de symboles de la religion celtique préchrétienne : le chaudron du Suqellos Gargant Dagda et la coupe de souveraineté.
Ce qui explique que cet objet merveilleux soit souvent un simple plat porté par une jeune fille.
Parmi ses innombrables pouvoirs, il possède, outre celui de nourrir (don de vie), celui d’éclairer (illuminations spirituelles), mais également celui de rendre invincible.
Cette Quête exige des conditions de vie intérieure rarement réunies. Les activités extérieures empêchent la contemplation qui serait nécessaire et détournent le désir. Le Graal est tout près, mais on ne le voit pas. C’est le drame de l’aveuglement devant les réalités spirituelles, d’autant plus intense que l’on croit plus sincèrement les rechercher.
1) Curieuse épée d’ailleurs, car elle n’est pas fiable et a un vice caché. Des générations entières se sont perdues en conjectures sur la valeur d’un cadeau si empoisonné. « Où avez-vous pris cette épée qui pend à votre côté, et qui n’a jamais fait couler de sang, ou qui n’a jamais été dégainée ? Gardez-
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vous de vous y fier, car elle vous trahira. Quand vous en viendrez à la bataille, elle vous trahira… Seul celui qui saurait se frayer un chemin jusqu’au lac qui est au-dessous de Cotoatre pourrait la faire à nouveau forger, tremper, réparer. Si d’aventure vous passez par là, n’allez donc nulle part ailleurs que chez Trébuchet, le forgeron, car c’est lui qui a fait cette épée naguère, et qui donc peut la refaire ; mais faites attention à ce qu’aucun autre n’y mette la main, car il n’y arriverait pas ». (Chrétien de Troyes. Perceval ou le conte du Graal). Et effectivement, dans certaines variantes de la légende, Perceval est obligé de faire réparer son épée chez ce mystérieux forgeron.
2) Certains auteurs rapprochent ce mutisme des gessa ou tabous de la tradition celtique irlandaise.
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AUTRE ESCROQUERIE À LA MODE AUJOURD’HUI : JÉSUS SUPER DRUIDE.
Note de Pierre de La Crau sur feuille volante, retrouvée par ses héritiers, et insérée par eux à cet endroit.
« Après son séjour en Égypte, où il passa sa prime enfance, Jésus vint en Gaule… Il nous est traditionnellement rapporté que Jésus voyagea beaucoup et que son séjour peut être localisé vers Montségur – qui devint le haut lieu des cathares – à Chartres, et même en Grande-Bretagne, notamment à Yarmouth… Jésus ayant été initié par les druides à cette vie interne du globe, en vint à savoir entendre ses mouvements. Vous comprendrez maintenant pourquoi mon père Paul Bouchet enseigne au sein de notre collège druidique : « Le temps se prépare sous terre et se réalise dans l’espace ».
Jésus reçut donc toute cette initiation secrète qui lui valut le titre de « Fils de la Terre ». Une tradition secrète, qui était révélée au roi lors de son couronnement, veut que ce soit à Reims que Jésus accédât à la dignité de ce premier grade de la Haute Initiation, qui lui fut conféré par l’Assemblée des druides… Par télé psychisme, le grand-druide informa les initiés chaldéens de l’accession de Jésus au 2e titre de la Haute Initiation : « Fils de l’Homme » et de sa prochaine venue en leur pays.
KA ELD ou terre des ancêtres, reçut juste un contingent des tribus celtiques qui avaient suivi Ram… » (Druidisme et Christianisme. René Bouchet. Éditions de l’Aurore. Janvier 1979. Page 33).
Ce type d’escroquerie intellectuelle a déshonoré pour longtemps toute tentative de renouveau, plus sérieux, du druidisme. Nous mettons donc vraiment en garde nos lecteurs contre cette druidomanie au niveau intellectuel consternant.
Le Français Philéas Lebesgue (1869-1958) a été un grand écrivain, pétri de terroir et de lettres classiques, ayant justement attiré notre attention sur les origines celtiques du grand poète latin Virgile. Ce poète-paysan, né le 26 novembre 1869 à la Neuville-Vault en Picardie, assez connu pour ne pas être ignoré, mais si peu célèbre que l’on peut se demander pourquoi son œuvre n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait ; a eu le malheur de traduire l’ouvrage paru en 1931 et intitulé « sous le chêne des druides » 1).
Mais celui qui lui a succédé à la tête du mouvement, dans des conditions très douteuses d’ailleurs, le peintre amateur Paul Bouchet ; n’a été, lui, qu’un escroc intellectuel de bas étage, et son fils René n’avait rien à lui envier en ce domaine.
Nous mettons donc vraiment en garde encore une fois nos lecteurs contre cette druidomanie typiquement française au niveau intellectuel affligeant, et contre ses actuels héritiers.
1) Ouvrage d’Yves (en breton Erwan) BERTHOU, alias Kaledvoulc’h, Alc’Houeder Treger ou encore Erwanig. En 1899, il fit partie des vingt-deux Bretons qui se rendirent à Cardiff et furent reçus par le Gorsedd gallois. Engagé dans le mouvement régionaliste, il fut également membre de l’Union régionaliste bretonne. Il participera donc à toutes les phases de la création du Gorsedd de Bretagne armoricaine dont il fut Grand-Druide de 1903 à 1933. Le druidisme de Berthou, qui a malheureusement influencé si profondément le druidisme français, avait toutes les caractéristiques découlant de l’énorme escroquerie littéraire qu’est l’œuvre du Gallois Iolo Morganwg.
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RÉVISIONNISME TOUJOURS : PETIT RAPPEL HISTORIQUE MAINTENANT.
Les premiers éléments chrétiens sont arrivés en Grande-Bretagne dans le cadre général de l’Empire romain.
À l’époque le christianisme s’étend un peu au-delà des frontières de l’Empire, sur les rives du Tigre et de l’Euphrate et en Arménie, mais, de manière générale, monde chrétien et monde romain coïncident.
L’organisation du premier monde chrétien sera par conséquent calquée sur celle de l’Empire romain : des cités et leurs territoires, une cité principale, Rome.
Nous avons déjà eu l’occasion de voir dans quelles conditions matérielles le christianisme s’est diffusé dans l’Empire perse, mais surtout de l’Empire romain. De cet empire nous redirons donc deux mots pour commencer.
Les cités, plus nombreuses à l’est du monde méditerranéen, sont le lieu d’un commerce actif et d’un grand brassage de populations et d’idées.
L’Empire est un monde uni par le commerce et la langue : avec ses routes et se villes il constitue un cadre de diffusion idéal pour le christianisme (marchands et soldats ou leurs familles).
Les premiers chrétiens sont des Juifs du 1er siècle convaincus d’avoir trouvé en la personne du grand rabbi nazoréen Jésus le Messie tant attendu et annoncé par leurs écritures.
Le christianisme commence son extension lorsque certains juifs de la diaspora deviennent eux aussi chrétiens.
Certains de ces premiers chrétiens ou judéo-chrétiens dont le plus connu mais non le seul est Paul de Tarse convertissent alors des Grecs, des Syriens, des habitants des cités d’Asie Mineure qui ne sont pas juifs. Mais seulement des craignant dieu c’est-à-dire des non-juifs familiarisés avec la culture juive pour différentes raisons personnelles. Antioche, en Syrie, devient alors une grande cité chrétienne.
Le christianisme progresse ensuite rapidement dans la partie orientale de l’Empire. À la fin du IIe siècle, les communautés chrétiennes, grâce notamment aux voyages de Paul, sont plusieurs douzaines autour de la mer Égée.
Le christianisme a donc probablement commencé à s’implanter en Grande-Bretagne au deuxième siècle de notre ère, car Tertullien en 208 dans son traité intitulé « Contre les juifs » (chapitre 7) mentionne « les retraites des Bretons, inaccessibles aux Romains, mais subjuguées par le Christ » (Britannorum inaccessa Romanis loca, Christo vero subdita).
Ces chrétiens britanniques seront aussi mentionnés par des pères de l’Église comme Origène (Sixième Homélie sur saint Luc, Quatrième Homélie sur Ezéchiel, Commentaire sur saint Matthieu) puis, Eusèbe, Chrysostome, Jérôme, Théodoret).
John Fox fait également grand cas du martyre de Saint Alban de Verulamium. « « Innombrables sont les noms de ceux qui ont souffert durant ces dix persécutions… Nous avons donc pensé mentionner ici, pour l’édification des autres chrétiens, qui peuvent et doivent s’inspirer de leurs exemples, en commençant d’abord par Albanus, le premier martyr mort pour le Christ en Angleterre………… »
Le plus probable est que ce martyre eut lieu à l’occasion des persécutions de Dèce et Valérien (250-259).
Mais pour ce qui est de la persécution de Dèce les guillemets s’imposent CAR.
1) Ce qu’a ordonné cet empereur en 249 était une « supplicatio » et non une abjuration ou une apostasie.
2) Cette supplicatio était générale et ne concernait pas que les chrétiens.
3) Cette supplication ne s’est transformée en « persécution » antichrétienne que parce que certains d’entre eux ont refusé de s’y joindre.
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Pour la petite histoire, rappelons d’ailleurs que même en prison ces confesseurs de la foi purent continuer à recevoir l’eucharistie des mains d’un prêtre si l’on en croit le paragraphe 2 de la lettre numéro 5 de saint Cyprien de Carthage.
Certains historiens pensent néanmoins que le culte de saint Alban est en fait une invention de Saint Germain d’Auxerre. Avant lui il se serait agi d’un martyr quasiment anonyme. Mais quand saint Germain vint en Grande-Bretagne pour combattre le pélagianisme, il prétendit avoir eu alors une vision qui lui aurait raconté son histoire soit la première version de la passion de Saint Alban.
Quoi qu’il en soit ces premières communautés chrétiennes délègueront trois évêques au concile d’Arles de 314, Eborius évêque d’York, Restitutus évêque de Londres et Adelfius évêque de Lincoln. Ainsi que deux autres ecclésiastiques. Donc 5 personnes en tout.
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LE CONCILE DE RIMINI (353).
L’Arianisme a-t-il prospéré à l’époque en Grande-Bretagne ? Vu les conditions dans lesquelles s’est déroulé ce concile de Rimini de 353, il est difficile de savoir si les trois évêques y représentant la Grande-Bretagne étaient – ou non – ariens.
Deux mots en effet sur cet important concile.
Libère, qui succède au Pape Jules en 352, est aussitôt sommé par l’entourage de l’Empereur de revenir sur la réhabilitation d’Athanase prononcée par le Pape Jules et le Concile de Sardique. Et à ce moment de l’histoire du christianisme, Athanase personnifie la foi catholique orthodoxe. Libère rouvre son procès à Rome et Athanase lui envoie un Mémoire présentant sa défense. Le parti de l’Empereur provoque alors la réunion du deuxième Concile d’Arles (353) où tous les Évêques, même les légats pontificaux condamnent Athanase. Au Concile de Milan, en 355, Lucifer, évêque de Cagliari en Sardaigne, et Eusèbe de Verceil, un doux et saint homme, défendent Athanase au milieu de trois cents évêques hostiles ou n’osant pas s’opposer à l’empereur. Saint Hilaire, seul opposant, est exilé en Phrygie ; Athanase doit s’enfuir précipitamment. Les deux légats sont exilés en Orient. Eusèbe y aura beaucoup à souffrir. Quant à Lucifer, de là-bas il rédige des pamphlets d’une totale indigence intellectuelle, mais d’une violence de ton provocante à l’adresse de l’Empereur. Nous les retrouverons bientôt.
Libère est exilé de Rome où un antipape, Félix, prend sa place. Les derniers témoins de Nicée sont pourchassés.
Il est indubitable que le Pape Libère eut alors un réflexe inqualifiable. Il souscrit à une première formule, équivoque, dans l’espoir de rentrer en grâce. Ensuite il signa délibérément le nouveau formulaire homéousien de Basile d’Ancyre (Ankara), dans le dessein de faire bloc avec ces semi-ariens. Cette habileté lui vaut de rentrer dès 358 à Rome, qui l’accueillit comme le champion de l’orthodoxie. L’antipape Félix est chassé et jusqu’à sa mort Libère jouira d’une immense popularité.
Sur les entrefaites, les Évêques du monde entier furent convoqués en Concile par l’empereur Constance pressé d’en finir. Les Occidentaux se réuniront à Rimini (Ariminum), les Orientaux à Séleucie, en face de Constantinople sur le Bosphore. Libère, à peine revenu d’exil, est tenu à l’écart. Alors, sous la menace du bannissement et de la mort, tous y compris les trois évêques grand-bretons, signèrent une formule équivoque qui constituait en soi un reniement du crédo de Nicée. Seul saint Hilaire tentera de s’y opposer. L’Empereur le renverra chez lui, à Poitiers !
Le 31 décembre 359, c’en est fait. Le triomphe des Acaciens est total, universel. Le très catholique Saint Jérôme s’exclamera même : « Le monde entier gémit, stupéfait de se réveiller arien ».
Les trois évêques de Grande-Bretagne au concile arien (ou antiarien ?) de Rimini en 353 auront néanmoins besoin de solliciter une aide financière pour leur voyage de retour.
Ce que montre en tout cas ce concile de Rimini de 353 c’est qu’au IVe siècle, la plupart des régions de l’Empire sont christianisées, c’est-à-dire qu’il y a sur leur territoire des communautés de chrétiens (même si tous les habitants de ces régions ne le sont pas). Ces communautés de chrétiens sont alors dirigées par l’évêque de leur cité, qui est considéré comme le successeur des apôtres de l’époque de Jésus. L’évêque est élu et entouré par des prêtres, des diacres et diaconesses. Le territoire de l’évêque, appelé diocèse, regroupe plusieurs communautés : les paroisses. Les rares exceptions sont les Alpes et la vallée du Douro (Espagne et Portugal actuels) ainsi que le nord-ouest de la Gaule et la Grande-Bretagne, qui ne sont pas des pays organisés en cités-État mais en tribus-État.
La mosaïque retrouvée à Hinton St Mary dans le Dorset nous montre un personnage divin nimbé du chrisme (les lettres grecques chi rho) ce qui prouve que le christianisme était néanmoins déjà bien implanté dans le Dorset au 4e siècle et l’on sait en outre qu’un évêque du Continent (Victrice de Rouen) fut envoyé en 396 en Grande-Bretagne pour régler des affaires disciplinaires.
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LA FIN DU PÉLAGIANISME.
En Grande-Bretagne le désengagement de l’Empire romain au début du cinquième siècle (le dernier soldat romain quittera le pays en 407) laissera le champ libre à l’activité d’un certain Ninian dans le nord et au pélagianisme dans le sud.
On appelle pélagianisme la variété de christianisme diffusée par deux religieux scots (irlandais ou écossais donc) nommés Pelagius et Cœlestius (Morgan et Celleagh ou Kelly). Le second étant allé beaucoup plus loin que le premier dans l’élaboration de cette spiritualité il m’est impossible de dire si le pélagianisme qui se répandit alors en Grande-Bretagne fut celui prôné par Pélage lui-même ou celui défendu par son disciple Celleagh/Kelly.
Après le Concile d’Éphèse (431), le pélagianisme n’agita plus l’Église d’Orient, de sorte que les historiens grecs du Ve siècle n’en parlent plus. Mais cette forme de christianisme survécut en Occident et n’en disparut que très progressivement. Ses principaux centres en étaient la Provence (Marseille) et la Grande-Bretagne.
Et ce qui est indéniable c’est que les évêques de Grande-Bretagne eurent le plus grand mal à combattre sur le plan intellectuel cette approche du christianisme (elle correspondait à l’esprit celte ?) ils durent pour ce faire accepter l’aide des Continentaux (moins Celtes d’esprit peut-être).
Dans sa chronique Prosper d’Aquitaine insiste sur le fait que le pélagianisme était bien implanté dans ce pays. Il mentionne en effet au regard de l’année 413 que……
« Hac tempestate Pelagius Britto dogma nominis sui contra gratiam Christi Celestio et Iuliano adiutoribus Exserit multosque in suum errorem trahit, praedicans unumquemque ad iustitiam uoluntate propria regi tantumque accipere gratiae quantum meruerit quia Adae peccatum ipsum solum laeserit non etiam posteros eius obstrinxerit. Vnde et uolentibus possibile sit omni carere peccato omnesque paruulos tam insontes nasci quam primus homo ante praeuaricationem fuit nec ideo baptizandos ut peccato exuantur sed ut sacramento adoptionis honorentur ».
« En ce temps-là, Pélage le Breton répandit la doctrine attaquant la grâce du Christ qui porte son nom avec l’aide de Celestius et de Julien, et gagna beaucoup de gens à son erreur en proclamant que chacun est guidé vers la justice de par sa propre liberté et reçoit autant de grâce qu’il le mérite, puisque le péché d’Adam n’a frappé que lui et n’a pas aussi touché ses descendants. C’est pourquoi il est donc possible à ceux qui le désirent d’être libres de tout péché, mais aussi que les enfants naissent aussi innocents que le premier homme avant sa transgression. Et les hommes ne doivent pas être baptisés pour être lavés de ce péché, mais pour être honorés du sacrement d’adoption [divine] ».
Un peu plus loin, pour l’année 429, il renchérit en écrivant…
Chronique de Prospère d’Aquitaine. Année 429. Le Pélagien Agricola, fils de l’évêque Pélagien Séverin, a corrompu les églises de Grande-Bretagne avec ses enseignements. Mais, grâce à l’entremise du diacre Palladius, le pape Célestin y envoya Germain évêque d’Auxerre pour agir en son nom, il mit en déroute les hérétiques et ramena les Britanniques à la foi catholique.
Un synode, tenu probablement à Troyes en 429, fut obligé de prendre des mesures contre les pélagiens. Il dépêcha aussi en Grande-Bretagne les évêques Germain d’Auxerre et Loup de Troyes pour lutter contre cette hérésie endémique qui était soutenue par deux disciples de Pélage, Agricola et Fastidius. Le tout sans grand résultat, car près d’un siècle plus tard en 519, l’archevêque David de Ménevie prit part au synode de Brefi, qui visait les pélagiens et après avoir été fait primat de Cambrie convoqua lui-même un synode contre eux. En Irlande, le « Commentaire sur saint Paul » de Pélage fut encore utilisé longtemps après, comme en témoignent de nombreuses citations irlandaises. Et même en Italie, on en trouve des traces non seulement dans le diocèse d’Aquilée, mais aussi en plein centre du pays ; car le prétendu « Liber Praedestinatus », écrit vers 440, peut-être à Rome même, est encore plus véritablement pélagien que semi-pélagien. Ce n’est en fait qu’avec deuxième Synode d’Orange (529) que le pélagianisme disparut d’Occident, bien que les décisions de ce concile aient surtout concerné le semi-pélagianisme.
Ci-dessous donc deux mots sur le contenu de cette approche du christianisme puisqu’elle aussi compta dans la Grande-Bretagne de l’époque (les invasions anglo-saxonnes mirent ensuite tout le monde d’accord en ce qu’elles permirent au catholicisme d’en faire table rase avec Augustin de Cantorbéry).
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AIDE-TOI ET LE CIEL T’AIDERA.
La « découverte » au 19e siècle du Corpus Caspari c’est-à-dire d’un ensemble de 6 écrits pélagiens assez peu étudiés jusque-là, a permis de jeter un jour nouveau sur cette doctrine et de s’apercevoir qu’au-delà du christianisme elle renouvelait effectivement une très ancienne problématique païenne, celle de l’existence ou non d’hommes parfaits (des sages ou très sachants).
Quel fut l’enjeu du débat entre Pélage et Augustin ? Comment l’empereur Honorius et l’Église en sont-ils arrivés à la condamnation du pélagianisme au printemps 418 ?
Bien que Pélage utilise le réseau littéraire de l’aristocratie chrétienne pour diffuser ses œuvres, maints détails des relations de Pélage avec l’aristocratie romaine restent plus obscurs qu’on ne l’admet généralement.
Sa lettre à Demetria invite à des exercices spirituels et poursuit donc le vieux projet de la philosophie druidique : apprendre une manière de vivre qui tienne compte de l’essence de l’homme et son destin. Interrogés par un laïc éduqué comme le comte Marcellinus, Pélage et Augustin affirment tous les deux la possibilité de l’impeccantia, c’est-à-dire, d’un état de perfection de l’homme (appelé isma quand il s’agit de Mahomet), tout en contestant l’existence actuelle d’un tel homme parfait. Or, le même paradoxe se trouve discuté dans la philosophie druidique, c’est le paradoxe « de l’extrême rareté des sages, voire même de leur inexistence ». La controverse pélagienne – au moins dans son stade initial – se présente comme une reprise de cette discussion.
L’auteur anonyme du Corpus Caspari, tout en prônant la possibilité de l’impeccantia à la manière de Pélage et Caelestius, évite de prendre position sur le baptême des enfants et le péché originel, dogmatisés au printemps 418. Le profil doctrinal de l’auteur du Corpus Caspari soulève donc la question de la cohérence idéologique du mouvement pélagien.
La qualité et l’intensité du débat entre Augustin et Pélage (et on peut ajouter, un peu plus tard, entre Augustin et Julien d’Éclane) instaurent un nouveau discours regardant la possibilité, la réalité et les modalités de la transformation de l’homme.
Cette doctrine en arrivait, de fait, à nier la réalité du péché originel. Il en résultait alors l’inutilité du baptême des petits enfants. C’est sans doute d’ailleurs ce dernier aspect du pélagianisme qui a ému, au début du Ve siècle, l’épiscopat d’Afrique. Pélage et son disciple Célestius furent condamnés par le XVIe concile de Carthage (1er mai 418).
Bien que condamné par le Concile de Carthage, dont les décisions furent approuvées par Zosime évêque de Rome, le pélagianisme engendra d’autres remous. Ces remous furent provoqués par les difficultés à comprendre la doctrine augustinienne de la grâce. Pour certains moines, comme ceux d’Adrumète (en Tunisie actuelle), ceux de Marseille et de Lérins, la grâce, au sens d’Augustin, revenait à éliminer le libre arbitre.
L’opposition la plus forte à la doctrine augustinienne fut celle des moines de saint Victor à Marseille. Le monastère avait été fondé par Jean Cassien, qui y vivait encore et qui avait déjà publié ses Institutions Cénobitiques et ses premières Conférences. Son autorité était considérable dans les milieux chrétiens du sud. Mais ces critiques contre les positions d’Augustin heurtèrent, à leur tour, un certain nombre d’esprits dans les milieux des laïcs marseillais, par ailleurs admirateurs d’Augustin. Ces laïcs, avec à leur tête Prosper d’Aquitaine, écriront à Augustin pour qu’il réfute la doctrine que l’on qualifiera, beaucoup plus tard, de semi-pélagienne. Augustin répondit par les deux derniers livres publiés avant sa mort : le De Predestinatione Sanctorum et le De Dono Perseverantiae.
La mort d’Augustin ne mit pas fin à la crise. Prosper d’Aquitaine continuera le combat et publiera dans l’Indiculus (entre 435 et 442) l’ensemble des décisions du concile de Carthage et du Siège apostolique sur la grâce. Finalement, ce sera au siècle suivant que le IIe Concile d’Orange (3 juillet 529), sous l’impulsion de Césaire d’Arles, condamnera même les thèses semi-pélagiennes. Ce synode sera dès lors considéré, malgré son caractère local, comme l’expression de la foi de l’Église d’alors sur le sujet.
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LE CAS DE L’ÉCOSSE MAINTENANT.
Bien que les Celtes d’Écosse soient entrés en contact avec le christianisme par l’intermédiaire des Romains, ce n’est qu’au 6e siècle que la nouvelle religion a véritablement progressé dans le nord du pays. Trois hommes furent les principaux artisans de cette diffusion du christianisme en Écosse ; Ninian, Columba d’Iona et Kentigern.
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SAINT NINIAN (360 ? – 432).
Saint Ninian est né vers 360 dans le Nord-Ouest de l’Angleterre (ou au sud-ouest de l’Écosse) dans ce qui était un territoire redevenu indépendant après le recul de l’armée romaine. C’était le fils du chef d’une tribu appelée les Novantae. Il y avait là en effet une Église déjà bien établie et tout ce qu’il y avait de plus officielle depuis plusieurs décennies, puisque le père de Ninian lui-même, apparemment, était déjà chrétien.
Noïbo * Ninian est considéré comme le premier grand prédicateur chrétien des peuples vivant au-delà du Mur d’Hadrien, c’est-à-dire en dehors du territoire ayant été sous la domination de Rome.
Ce fut un grand ami de saint Martin et il est probable en effet qu’il appela son quartier général dans le Solway du nom de la fondation de Martin sur le Continent, connue sous le nom de Logo Tecia (Lutèce, la cabane blanche). Log signifiant « blanc, brillant » et tecia signifiant « hutte ».
L’église de noïbo Ninian ayant été construite en pierre et enduite de blanc, une construction inhabituelle dans un pays où presque tous les bâtiments étaient en bois, il l’appela donc « Candida Casa » (Maison Blanche en latin) ou Whithorn en vieil anglais. Les archéologues ont dégagé et partiellement restauré son église au XXe siècle.
En évacuant la zone, les soldats romains laissèrent donc derrière eux, dans la région du Solway, un évêque, qui réussira à faire ce que les légions n’avaient jamais pu accomplir jusque-là en Calédonie. D’après F.R. Webber en effet noïbo Ninian n’avait pas besoin d’un interprète pour se faire comprendre des Pictes alors que ce fut le cas de saint Colomban d’Iona deux siècles plus tard.
De sa base du Solway, Ninian partit en effet prêcher à travers le sud de l’Écosse, le sud des monts Grampian, et mena des missions de prédication parmi les Pictes jusqu’au Moray Firth. Son influence s’exerça même au-delà de la Calédonie puisque beaucoup de grands saints irlandais furent formés à son École – notamment saint Tighernac et saint Kieran, le fondateur de la grande école de Clonmacnoise ; saint Finnian de Moville, le maître de Colum Cille (saint Columba) ; et saint Caranoc le grand.
Certains historiens pensent néanmoins que l’on a beaucoup exagéré le nombre et l’étendue de ses conversions. Saint Patrice, dans sa lettre à Coroticus, qualifie les Pictes d’apostats, et des allusions à un abandon du christianisme chez les convertis de saint Ninian se trouvent également sous la plume de saint Columba d’Iona ou de saint Kentigern. Ce qui est certain néanmoins, c’est qu’un grand nombre d’églises portent son nom dans le sud de l’Écosse.
Le plus ancien récit concernant saint Ninian se trouve chez Bède (Hist. Eccles., 3, 4). « Les Pictes du Sud ont reçu la vraie Croyance par la prédication de l’évêque Ninias. Un très vénéré et très saint homme de la nation britannique, qui avait été instruit dans la Croyance et les mystères de la Vérité à Rome ; et dont le siège épiscopal, portant le nom de saint Martin l’évêque, ainsi que la célèbre église qui lui est dédiée (en laquelle Ninias lui-même et nombre d’autres saints reposent pour ce qui est de leur corps) ; sont à présent en possession de la nation anglaise. Le lieu appartient à la province des Berniciens et est habituellement appelé la « Maison Blanche » [Candida Casa], parce qu’il fit bâtir en ce lieu une église en pierre, ce qui n’était pas habituel parmi les [Grand] Bretons ».
N.D.L.R. Les faits indiqués par ce passage représentent en pratique tout ce que nous savons de certain sur la vie et l’œuvre de saint Ninian.
Un texte postérieur, compilé au XIIe siècle par saint Aelred, prétend donner une vie plus détaillée, fondée sur Bède, mais aussi sur un Liber de vita et miraculis eius « barbarice scriptus » (le livre de sa vie et de ses miracles, écrit par un barbare, donc peut-être par un Picte membre de sa communauté). Mais les éléments légendaires y sont largement évidents.
* Mot celte signifiant saint. Ainsi que l’a établi Thomas Maclaughlin, le mot « saint » en gaélique primitif signifiait « missionnaire » et rien de plus. St Ninian n’est pas un homme qui a été officiellement canonisé par l’Église. Voir F.R. Webber, l’Église picte victime de l’histoire.
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LES PREMIERS SAINTS IRLANDAIS.
Saint Dubhan serait venu du Pays de Galles au 5e siècle et aurait fondé une abbaye sur la péninsule de Hook dans le comté de Wexford.
Saint Declan aurait été un moine-évangéliste actif dans le sud du pays au début du cinquième siècle. Il avait des liens de parenté avec le Pays de Galles et a probablement été initié à la vie monastique dans le sud du pays de Galles ou en Gaule. Il vécut comme ermite à Ardmore dans le comté de Waterford sur ce qui était alors probablement une île à l’époque.
Il y avait aussi un autre monastère sur la Grande Île de la rivière Barrow, dans le port de Waterford.
Saint Ailbe, un ami de Declan, fut aussi un moine évangéliste actif dans le sud de l’île au début du 5e siècle. Il aurait fondé un monastère à Emly dans le comté de Waterford.
Saint Ibar aurait aussi fondé un monastère sur l’île de Beg Eire dans le comté de Wexford au début du 5e siècle. Le mot « beg erin » signifie « petite Irlande ». C’était une île située dans le port de Wexford.
Saint Ibar et Saint Abban ont peut-être également fondé une abbaye dans l’île Notre-Dame du comté de Wexford. Abban était le neveu d’Ibar.
Il y aurait eu également un autre saint Abban, ayant vécu quelques années plus tôt que le neveu de saint Ibar, qui aurait fondé un monastère à Adamstown (= Abbanstown) dans le comté de Wexford. Il passe aussi pour avoir fondé des abbayes dans tout le sud du pays.
Saint Kieran d’Ossory (458?) aurait fait de même. Né sur le territoire des Corca Laighde (comté de Cork), il devint ensuite ermite. Lui aussi serait allé se former à l’étranger, qui plus est vraisemblablement avant la venue de Saint Patrice en Irlande.
Enfin saint Sechnal ou Secundinus, saint Auxilius et saint Iserninus (un Britannique ?) ont peut-être été des compagnons de Palladius ; ou des évêques de sa génération. Ce qui est certain néanmoins c’est qu’il est peu probable qu’ils aient dépendu en quoi que ce soit de saint Patrice.
Les églises de Dunshaughlin (Comté de Meath), d’Aghade (Comté de Carlow) de KiIlashee et de Kilcullen (Comté de Kildare) auraient été fondées par eux.
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PALLADIUS OU PLEDI (431).
La vie et l’œuvre de Palladius sont obscures. Le Pape de l’époque l’envoya en mission pour contrer les progrès du pélagianisme dans les îles Britanniques.
Chronique de Prospère d’Aquitaine.
Année 429. Le Pélagien Agricola, fils de l’évêque Pélagien Severin, a corrompu les églises de Grande-Bretagne avec ses enseignements. Mais, grâce à l’entremise du diacre Palladius, le pape Célestin y envoya Germain évêque d’Auxerre pour agir en son nom, il mit en déroute les hérétiques et ramena les Britanniques à la foi catholique.
Année 431. Nestorius a été condamné, avec l’hérésie qui porte son nom, ainsi que beaucoup de pélagiens qui ont soutenu un dogme lié au sien, par un concile de plus de deux cents évêques rassemblés à Éphèse.
Palladius a été ordonné par le pape Célestine et envoyé aux Scots qui croient en Christ [ad Scotos in Christum credentes] pour être leur premier évêque.
L’expression « qui croient en christ » (in Christum credentes) implique l’existence, déjà sur place, de communautés chrétiennes, et cette mission souligne d’ailleurs la volonté de Rome de les faire entrer dans l’obédience pontificale.
Mais de quels Scots pouvait-il s’agir ? ? Ceux d’Irlande ou ceux d’Écosse justement ? ? Sans aucun doute l’Irlande. Il y avait déjà des chrétiens là-bas en ce temps-là. Sans doute grâce au commerce maritime reliant l’Espagne et la Gaule à l’Irlande.
Et comme le pélagianisme était en train d’y progresser, il est vraisemblable que Célestin y envoya Palladius pour le combattre aussi dans cette île. Les traditions irlandaises les plus anciennes désignent Wicklow comme étant le lieu où Palladius débarqua pour s’enfoncer vers l’intérieur.
Les Scots d’Irlande lui réservèrent un accueil assez froid. La mission de Palladius fut un échec et la même année qui vit son arrivée vit aussi son départ. Les Irlandais chrétiens se méfiaient de Rome et de tout ce qui en venait. Ses évêques, ils le savaient suivaient les traces de ses empereurs, et cherchaient à s’emparer du gouvernement universel de l’Église.
En outre le sacerdoce druidique était encore puissant en Irlande, les Romains n’ayant jamais réussi à s’y implanter (durablement). Les Irlandais païens ne s’y intéressèrent donc même pas.
Palladius retraversa la mer et finit ses jours chez les Pictes d’Écosse (Muirchu).
L’endroit précis du territoire picte où l’infortuné légat du pape Célestin est mort, nous est indiqué par une autre biographie antique. La scholie sur l’Hymne de Fiacc, rapportée par Colgan, dans sa collection des Biographies de saint Patrice ; nous dit en effet à propos de Palladius : « Il ne fut pas bien reçu et fut forcé de remonter le long des côtes d’Irlande vers le nord ; jusqu’à ce que, poussé par une grande tempête, il atteignît la partie extrême de Moidhaidh vers le sud, où il a fondé l’église de Fordun, et où il fut honoré sous le nom de Pledi ».
Une autre biographie datant des environs de l’an 900 précise que Célestin, quand il l’envoya en mission, lui remit les reliques de saint Pierre et saint Paul ; qu’il a débarqué dans le Leinster, qu’un chef nommé Garrchon lui a résisté, que, néanmoins, il a fondé trois églises (Teach-na-Roman/Tigroney, Kill-Fine/Killeen Cormac, Domnec Ardec/Donard) et y a déposé les os des apôtres ainsi que certains livres que le Pape lui avait donnés ; mais que « peu de temps après, il mourut dans la plaine de Girgin, en un lieu appelé Fordun ». Girgin ou Maghgherginn est le nom irlandais désignant le Mearns. Un autre de ses biographes écrit « qu’il reçut la couronne de martyr » à Fordun. Ce qui est loin d’être assuré (un énième mensonge de plus), car les Pictes du Sud étaient déjà chrétiens à l’époque et n’avaient par conséquent aucune raison de le traiter ainsi. Voir le cas de saint Ninian. L’histoire de Palladius ou Pledi est donc assez embrouillée.
C’est chez les Scots d’Irlande qu’il est envoyé, mais c’est chez les Pictes du Mearns que nous trouvons le premier monument attestant son action. Si Palladius avait directement fait voile sur Rome, il aurait dû débarquer au Pays de Galles ou dans le nord de la France. Au lieu de cela, nous le trouvons débarquant sur la côte orientale de l’Écosse. Il a dû y avoir eu quelque raison à cela. Palladius n’était en aucune façon pressé de rentrer à Rome y annoncer l’échec de sa mission, à savoir que les Scots chrétiens n’avaient pas voulu de lui comme évêque et que les Scots païens l’avaient complètement ignoré. Expulsé par le roi Garchon, il a sans doute navigué vers le nord dans l’espoir de trouver dans une autre partie de l’Irlande une tribu plus favorable à son entreprise ; et dont la conversion au christianisme aurait pu compenser l’échec de sa première tentative. Mais une tempête en décida autrement !
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Ce qui est certain, c’est qu’après des années d’errance Palladius/Pledi a fini ses jours à Fordun dans le Mearns.
Le village de Fordun est situé sur un éperon des Grampians, dominant les plaines cultivées du Mearns. Dans son cimetière se trouve une petite maison à l’air très ancien. Ses murs épais, son toit très bas, et la petite fenêtre, par laquelle le soleil lutte sans grand succès pour dissiper l’obscurité de l’intérieur, en font plutôt une caverne qu’un sanctuaire. Cet édifice passe pour avoir été la chapelle de Palladius.
Quand Palladius/Pledi est arrivé en Écosse, Fordun dit qu’il y trouva des individus « habentes fidei doctores et sacramentorum ministros presbiteros et monachos, primitivae ecclesiae solum modo sequentes ritum et consuetudinem ». « Ayant des docteurs de la foi, et pour administrer les sacrements des presbytres et des moines, ne suivant que les rituels et habitudes de l’Église primitive ».
Il existe des doutes sur cette visite de Palladius en Écosse, mais des documents comme le Bréviaire d’Aberdeen, bien que dénués de toute valeur historique, nous en ont néanmoins conservé des traces probables. Le Bréviaire d’Aberdeen nous rapporte en effet que saint Servan ou Serf vécut « sub forma et ritu primitivae ecclesiae ». Donc qu’il y avait des chrétiens avant saint Servan lui-même, dans la région. L’œuvre de Ninian parmi les Pictes semble par conséquent avoir été poursuivie, non seulement par ses disciples, mais par saint Palladius/Pledi, qui mourut en laissant sa charge à ses élèves saint Ternan et saint Serf/Servan. Banchory-Ternan est le bangor ou école monastique de saint Ternan. Quant à saint Servan (saint Serf), lui, il poursuivit l’œuvre de saint Ninian dans le Sud-Ouest de l’Écosse, mais sous le règne d’un autre roi que celui des Pictes. Il fut le maître de saint Kentigern ou Mungo à Culross.
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ENFANCE ET JEUNESSE DE SAINT PATRICE (MAGONUS SUCCATUS)
(385- 432 ???) EN GRANDE-BRETAGNE.
L’histoire de la Bretagne romaine au Ve siècle est assez peu connue, et plus on avance dans le siècle, plus les documents se font rares… jusqu’à disparaître complètement – ou presque – après 450.
Issu d’une famille romanisée et christianisée, Calpurnius et Conchessa – son père était décurion et son grand-père diacre – Patrice serait né vers 385-390 en Angleterre dans la région de Dumbarton, ou au Pays de Galles. Son lieu de naissance le plus probable est un petit village le long de la côte occidentale, près de l’embouchure de la Severn. Quel que soit exactement son pays d’origine, par contre, ce qui est certain, c’est qu’il était celte. On lui donna le nom de Magonus Succatus, en abrégé et en gallois Maelwyn Succat. Son père, Calpurnius, étant fonctionnaire romain, cela signifie que le petit Maelwyn vécut dans un certain confort jusqu’à son seizième anniversaire. Il reconnaît lui-même d’ailleurs ne pas avoir fait preuve d’un christianisme très évident jusqu’à ses seize ans. S’il avait été à l’époque inculpé de christianisme, il aurait sans doute été relâché comme on dit : « faute de preuve ».
Le petit Maelwyn avait donc la vie belle alors, mais cette vie s’arrêta brusquement dans les premières années du Ve siècle (vers 401 ou 402) à l’occasion d’une incursion de pirates irlandais dans son village. Des centaines de personnes furent capturées puis vendues comme esclaves avec lui. Pendant six ans, Maelwyn servit donc comme porcher dans les montagnes d’Irlande du Nord, pour le compte du roi d’Antrim. Rude choc pour un fils de bonne famille ayant jusque-là mené une vie aisée. Ce fut à cette époque (qui fut remplie de longues périodes de solitude dans ces montagnes perdues en compagnie de ses troupeaux de porcs) que Maelwyn semble s’être vraiment converti au christianisme ; tout en apprenant le gaélique et des rudiments de druidisme auprès du personnel de son maître ; notamment le druide chargé de ses troupeaux de porcs, qui se nommait Miluc. Car il y a lieu de noter que le porc étant un animal très important, voire sacré chez les Celtes, ce sont des druides qui s’en occupaient en général dans ce pays.
En 411, après avoir vu en rêve Dieu lui indiquant qu’un navire l’attendait à Westport à 300 km de là, il se serait alors évadé, et aurait réussi à rejoindre sa famille en Grande-Bretagne. Il devient prêtre et va pendant douze ans acquérir sur le Continent la formation religieuse qui lui manque. Selon certaines sources, il aurait rendu visite à saint Martin de Tours, ce qui est chronologiquement impossible. Une autre tradition tardive qui le fait séjourner à Lérins semble également dépourvue de tout fondement. En revanche, il est possible qu’il se soit fixé à Auxerre, comme l’affirme la vie de saint Patrice selon Muirchu, et même qu’il ait été ordonné évêque par saint Germain, avant d’être envoyé en Irlande par le pape Célestin. Il prend alors le nom de Patricius (en gaélique Padraig).
Entre-temps il avait fait toute une série d’autres rêves dans lesquels ses anciens compagnons de captivité le suppliaient de revenir en lui disant – « Nous te prions, saint enfant, de revenir et d’être encore parmi nous ». Dans un de ces rêves, un personnage du nom de Victor lui délivra même un message intitulé « La Voix de l’Irlande ». En en prenant connaissance, saint Patrice entendait de nombreuses voix qui le suppliaient de revenir parmi eux. Ses supérieurs le trouvaient pourtant très ignorant et ne le jugeaient en aucune façon qualifié pour une telle mission.
Mais quand Palladius/Pledi abandonna d’Irlande pour partir en Écosse deux ans plus tard, Patrice renouvela sa demande et ses supérieurs consentirent enfin cette fois-ci, faute de mieux, à l’envoyer en mission dans le pays.
Il embarque en 432 (ou en 460 pour d’autres auteurs) et arrivera dans l’embouchure de la Vartry, une rivière du comté de Wicklow, ou de la Boyne. D’après les Annales d’Ulster, Patrick serait arrivé dans l’île en 432, en débarquant à Saul, dans le comté de Down. Peu importe, ce qui compte c’est de souligner qu’il n’arriva pas en terre complètement inconnue et qu’il y avait déjà des chrétiens en Irlande depuis quelques générations, sans doute suite au commerce du vin avec la ville de Bordeaux sur le continent.
La langue écrite de l’église irlandaise a toujours été le latin. La formation des moines irlandais au Pays de Galles a donc dû jouer un rôle important dans la naissance de cette Église.
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SAINT COLOMBAN D’IONA EN ÉCOSSE (563-597).
Colomba d’Iona ou Columbkill ou Columcille ou Colum Cille, colombe d’église en gaélique (521 – 597). Moine irlandais d’origine princière.
Condamné selon la légende à convertir autant de nouveaux chrétiens qu’il en était morts par sa faute » à l’occasion de la bataille de Cul Dreimne en 561, en 563 il s’installe avec douze compagnons, dont saint Odhran, Odran ou Oran, sous la protection du roi Conall mac Comgaill de Dal Riada * sur la petite île de Iona, ancien lieu sacré des druides, située au large de l’île de Mull et il en fait une plaque tournante de ses missions et interventions, tant au royaume de Dal Riada que chez les Pictes.
En s’enfonçant vers le nord par le Grand Glen, il dompte (selon la légende) le monstre qui hantait (déjà) les rives du Loch Ness et entre en contact avec les druides (magi) qu’il rencontre à la cour du roi Brude (à Inverness), dont le primat était un certain Broichan.
La conversion, au cours de la neuvième année de son règne, des Pictes du roi Brude, pourtant (peut-être) issu d’une famille grand-bretonne théoriquement déjà chrétienne (celle du roi Magloconus admonesté par Gildas le sage), est passée sous silence par Saint Adomnan biographe (ou plutôt hagiographe) du saint, mais mise au crédit de Colomba par la Chronique Picte et sous-entendue par Bède le Vénérable :
« Colomba arriva en Bretagne la neuvième année du règne de Bride, fils de Meilochon, très puissant roi de la nation picte. Et par sa prédication, autant que par son exemple, il convertit cette nation à la foi du Christ. Sur quoi il reçut des Pictes une île pour y édifier un monastère ».
Colomba entretint également des relations amicales avec Rhydderch Hael le roi du Strathclyde qui régnait à cette époque à Alt Clut.
Selon Adomnan, outre Brude le roi des Pictes, quatre autres rois contemporains auraient aussi été abordés par Colomba : Diarmait mac Cerbaill roi de Tara, Áedán mac Gabráin roi du Dal Riada d’Écosse, Áed Sláine ainsi qu’Oswald de Nord-Humbrie.
Le monastère d’Iona devint donc le centre d’une première l’activité missionnaire chez les Pictes, mais aussi chez les Anglais du nord du pays.
La tradition attribue évidemment un grand nombre de miracles à saint Colomban d’Iona.
Alors qu’il était en Écosse par exemple, des paysans vinrent chez lui, en amenant un enfant pour le faire baptiser. Ne trouvant pas d’eau tout près, Colomba se mit à genoux et pria longuement. Puis, il bénit un rocher, et un torrent d’eau en jaillit, tel celui que Dieu fit jaillir à la prière de Moïse au milieu du désert. Colomba baptisa l’enfant, et fit à son sujet une prophétie, qui se réalisa quelques années plus tard.
La tradition relate qu’il mourut alors qu’il était en train de recopier les Saintes Écritures. C’était en 597, dans la nuit du 9 juin.
Après la mort de Colomba (8/ 9 juin 597) la direction de la communauté monastique d’Iona fut assurée pendant au moins un siècle et demi, à une exception près, par des princes abbés issus directement de la famille des Cenél Conaill, dont son biographe et neuvième successeur comme abbé d’Iona, saint Adomnan.
Les reliques de saint Colomban restèrent deux siècles et demi à Iona, accomplissant de nombreux miracles, jusqu’en 849 ; année où elles furent déplacées à Dunkeld, à cause des attaques vikings. Un monastère orthodoxe du Massachusetts, placé sous la juridiction canonique de Monseigneur Nicolas, Archevêque de l’Archevêché Orthodoxe Roumain d’Amérique et du Canada, s’est de nos jours placé sous son patronage.
* Royaume qui avait la particularité à l’époque de s’étendre des deux côtés de la mer d’Irlande (du canal nord de la mer d’Irlande) suite à diverses conquêtes effectuées par les Scots irlandais au détriment des Pictes de Calédonie.
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MERLIN ? ET SAINT KENTIGERN OU MUNGO
PREMIER ÉVÊQUE DE GLASGOW (550-612).
Après le départ de l’armée romaine au Ve siècle, la Britannia secunda dont la capitale administrative était Eburacum (York) se retrouva indépendante sans l’avoir vraiment voulu ; et fut administrée par Cœlestius Senex (Coel Hen), l’ancien commandant en chef (dux) de l’armée romaine dans la région.
Ce royaume des [Grands] Bretons du Nord ou Gogleddd Hen fut assez éphémère et fut partagé entre ses divers successeurs. La montée en puissance du christianisme dans la ville d’Eburacum (York) entraîna une scission du royaume de York (Caer Ebrauc) et son partage entre les petits-fils du dernier roi : Einion ap Mor. Peredur et Gwrgi, fils d’Eliffer, gardèrent le Sud, avec York comme capitale, et leur cousin Ceido hérita du Nord.
Comme il n’était en aucune façon sensible aux sirènes du christianisme, sa cour devint rapidement le refuge ou le point de chute de tous les intellectuels tenants de la culture traditionnelle (les cyfarwydd), et notamment d’un certain… Myrddin Willt (le druide Merlin dit aussi Lailoken).
Saint Kentigern par contre fut le premier évêque de Glasgow (vers 550-612). Contemporain de saint Colomba d’Iona, il est considéré comme l’apôtre du Royaume du Strathclyde.
Kentigern est également connu sous le diminutif populaire de « Mungo » qui signifie le « Bien-Aimé », surnom que saint Serf de Culross lui aurait donné. Il serait d’origine princière, mais de naissance illégitime.
Kentigern serait en effet le fils d’Owain mab Urien roi de Rheged et de sainte Thanew, une fille du roi Leudonus (Loth, Luwdoc ?) de Gododdin (i.e le Lothian ou la région d’Édinbourg).
Chassée par son père lorsqu’il découvre sa faute Thanew est abandonnée dans un petit bateau (curragh) sur le Firth du Forth. Elle accoste à Culross (Fife) où elle donne naissance à son enfant. Elle et son fils furent alors recueillis par « l’abbé-évêque » celtique saint Serf (Servanus) qui s’occupe de l’éducation de Kentigern et lui donne son surnom (i.e : le disciple préféré).
Devenu adulte Kentigern retraverse les eaux du Forth et est consacré par un évêque irlandais itinérant. Une réaction païenne dirigée par un roi nommé Morken (Morcant de Galloway de la famille de Coel Hen ?) l’oblige néanmoins à s’exiler ensuite en Ménevie (Pays de Galles) où il aurait rencontré saint David et construit un monastère dans le Flintshire qui porte le nom de son disciple et successeur, le futur saint Asaph.
Ce qui semble certain effectivement c’est que le prince Ceido mentionné plus haut ci-dessus s’était alors taillé un fief à lui à la limite du Rheged (la Cumbrie) et du Strathclyde. Afin de consolider son autorité sur ce territoire, il fit alliance avec Aedán mac Gabráin, le roi du Dalriada, ce qui du coup en fit un ennemi de fait du roi du Strathclyde, Rhydderch Hael.
Le fait que Rhydderch Hael était alors un ami de saint Kentigern n’arrangea pas les choses évidemment.
Rhydderch Hael s’allia donc aussitôt avec les fils d’Eliffer de York : Peredur et Gwri. La rencontre entre les maigres forces païennes du fils du roi Ceido, Gwenddoleu, et du roi du Dalriada, avec les forces du très chrétien Rhydderch ainsi que de Peredur et Gwri, eut lieu à Arfderydd (aujourd’hui Arthuret) en 573.
Le vainqueur, Rhydderch Hael (le généreux) ou Hen (l’ancien) roi du Strathclyde, devenu maître de la Cumbrie, rappela ensuite saint Kentigern et lui permit d’établir une abbaye à Hoddom où il accueillera jusqu’à 665 moines (!) puis de fonder l’évêché de Glasgow, dont il demeurera le saint patron jusqu’à la Réforme.
Conséquences littéraires mythiques et culturelles.
Un dénommé Lalliogenos Moridunios > Lailoken Myrddin/Merlin * ; qui en plus de son protecteur et mécène Gwenddoleu, a aussi perdu son neveu, le fils de sa sœur Gwenddydd, dans ce massacre,
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puisqu’il était dans le camp adverse (Gwenddydd était en effet mariée à Rhydderch) fou de douleur s’enfuit dans la vaste forêt calédonienne.
Une version de cette histoire nous a été conservée par le Scotichronicon de Walter Bower (Livre 3 chapitre 31). Le chapitre De Mirabili pœnitentia Merlini vatis (De l’extraordinaire pénitence du prophète Merlin).
Il s’agit du récit de la première rencontre entre Saint Kentigern et Merlin. Saint Kentigern lui ayant demandé de lui donner les raisons de l’état où il se trouve, Merlin lui répond que la pénitence qu’il accomplit lui a été imposée par une voix venue du ciel, lors d’une sanglante rencontre ayant eu lieu entre la Lidel et Carwanolow, dont il avait été la cause. Conformément à sa propre prédiction, il mourut à la fois du fait d’un bois d’un roc et d’une rivière. En effet, poursuivi par des paysans, il tomba d’un rocher dans la Tweed et fut transpercé par un piquet très pointu qui se trouvait là pour maintenir un filet de pêche.
Jocelin de Furnes par contre nous montre Lalliogenos Moridunios > Lailoken Myrddin/Merlin ayant intégré la cour de son vainqueur : le roi Rhydderc Hael.
« La même année où Saint Kentigern fut libéré des affaires de ce monde et monta au ciel, le roi Rederech resta un jour plus longtemps que de coutume dans un village royal nommé Pertnech. Un fou qu’on appelait Laleocène, vivait à sa cour, et y recevait la subsistance et les vêtements nécessaires. Car il est d’usage pour les princes de ce monde et les fils de rois de se consacrer à des futilités ou de s’entourer d’hommes de ce genre, susceptibles d’inciter ces grands seigneurs et leurs gens à rire à gorge déployée de leurs paroles et gestes stupides. Mais, après l’enterrement de saint Kentigern, cet homme fut plongé dans le plus grand chagrin et personne n’arrivait à l’en sortir.
Quand on lui demanda pourquoi il était si inconsolable, il répondit que le Roi Rederech et un autre des princes du pays, nommé Morthec, ne survivraient pas longtemps au saint évêque, mais qu’ils succomberaient à leur destin la même année. La mort de ceux dont il parlait, qui survint cette année-là, montra que ces paroles du fou n’étaient pas des paroles en l’air, mais des prophéties… C’est pourquoi, la même année où le saint évêque Kentigern mourut, le roi et le prince moururent comme annoncé par le fou, et ils furent enterrés à Glasgow.
Six cent soixante-cinq saints reposent dans le cimetière de l’église de cette ville à ce que prétendent les paysans et les habitants de ce lieu. La coutume depuis de nombreuses saisons et d’y enterrer là tous les grands hommes de la région.… Amen. Fin de la vie du très saint Kentigern, évêque et confesseur, appelé aussi Mungo à Glasgow ».
En Grande-Bretagne ou du moins dans le centre, ouest, de la Grande-Bretagne, le christianisme l’a donc définitivement emporté au VIe siècle avec la bataille d’Arderryd (ou Arthuret) en 572-3 qui vit le triomphe du parti chrétien sur les derniers partisans du paganisme dans la région.
* Il existe cinq ou six poèmes en vieux gallois traditionnellement attribués à ce dernier des grands bardes païens bretons. Yr Afallenau (les pommiers), Yr Oianau (les salutations), Ymddiddan Myrddin a Thaliesin (le colloque de Myrddin et de Taliesin), Cyfoesi Myrddin a Gwenddydd ei Chwaer (la conversation de Myrddin et de sa sœur Gwenddydd), Gwasgargerdd Fyrddin yn y Bedd (le chant funèbre outre-tombe de Myrddin) et Peirian Faban (jeunes chefs).
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SAINT AUGUSTIN DE CANTORBÉRY ET L’ÉVANGÉLISATION DES ANGLO – SAXONS (597).
Augustin est un moine bénédictin mort entre 604 et 609. Chef de la mission envoyée pour convertir les Anglo-Saxons, il devint le premier archevêque de Cantorbéry en 597.
Prieur dans une abbaye de Rome, Augustin est choisi par le pape Grégoire le Grand pour prendre la tête de la mission.
Après son arrivée en Angleterre, en 597, il reçoit du roi Æthelberht du Kent l’autorisation de s’installer à Cantorbéry et de prêcher dans son royaume. Æthelberht lui-même finit par recevoir le baptême. Augustin établit des évêchés à Londres et Rochester en 604, et il est probable qu’il fonde également des écoles pour la formation d’un clergé local.
Contexte historique.
Quelques années après le départ du dernier soldat romain en 407, en 410, l’empereur Honorius envoie aux différentes cités de l’île une lettre leur enjoignant de pourvoir elles-mêmes à leur sécurité, une injonction équivalant donc à une abrogation de la Lex Julia qui interdisait aux simples citoyens de porter des armes.
Ce rescrit de 410 implique par conséquent trois choses.
— Premièrement que les sénats et autres corps constitués locaux comme les municipes s’étaient substitués aux fonctionnaires romains évacués.
— Deuxièmement que l’île faisait face à un début d’invasion barbare.
— Troisièmement que l’île avait encore assez d’hommes prêts au combat pour venir à bout d’envahisseurs (ces combattants, d’ailleurs, pouvant être des Britanniques de souche ou des colons issus des troupes auxiliaires fédérées).
On peut donc résumer ainsi ce rescrit d’Honorius de 410 : « Rome aux Grand-Bretons : maintenant débrouillez-vous et bonne chance, vous êtes autorisés à vous armer ! »
À ce moment l’île est déjà convertie au christianisme : elle a envoyé trois évêques au concile d’Arles en 314, et l’on sait qu’un évêque du Continent (un évêque de Rouen nommé Victrice) y sera envoyé en 396 pour régler des affaires disciplinaires. Le pélagianisme y est aussi endémique.
Après le départ de Rome donc, des tribus germaniques païennes s’installent sur toute la côte est de la Grande-Bretagne faisant ainsi disparaître les structures économiques et religieuses héritées de la période romaine.
Bien que le christianisme ne disparaisse pas totalement des régions conquises par les Anglo-Saxons, comme en témoigne la survivance du culte de saint Alban et la présence de l’affixe eccles (du latin ecclesia « église ») dans plusieurs toponymes, les chrétiens de ces régions ne semblent pas avoir cherché à convertir les Anglo-Saxons
À la fin du VIe siècle, le royaume du Kent, le plus proche du continent, est gouverné par Æthelberht.
Selon certains historiens, Æthelberht, resté païen, serait à l’origine de l’envoi de missionnaires par le pape Grégoire le Grand ; pour d’autres, l’initiative de la mission reviendrait à Grégoire, mais ses raisons précises restent incertaines.
Grégoire est certainement motivé par des raisons plus profondes, comme le désir de voir de nouvelles provinces reconnaître l’obédience romaine ou la possibilité d’exercer une influence sur le gouvernement du Kent. Il faut peut-être envisager cette mission comme une extension des efforts missionnaires de la papauté en direction des Lombards païens et ariens.
Le choix du Kent n’est sans doute pas uniquement lié à la religion de sa reine, Berthe, qui était une princesse mérovingienne chrétienne. À l’époque, le Kent était le royaume le plus puissant du sud-est de l’Angleterre : Bède indique en effet qu’Æthelberht exerçait l’imperium au sud de la rivière Humber. L’archéologie prouve que l’influence franque sur le Kent est également d’ordre culturel et l’évêque Létard y représente l’Église franque.
En 595, Grégoire choisit donc les moines qui doivent faire partie de la mission et demande à Augustin, le prieur de l’abbaye Saint-André à Rome, de prendre leur tête. Grégoire envoie également des lettres aux souverains mérovingiens Thierry II de Bourgogne et Thibert II d’Austrasie, ainsi qu’à leur grand-
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mère Brunehaut, pour leur demander de soutenir la mission ; par la suite, il envoie également une lettre de remerciements au roi de Neustrie Clotaire II pour son aide. Les évêques et rois francs accordent l’hospitalité aux missionnaires durant leur voyage, et leur fournissent également des interprètes ou des prêtres pour les accompagner.
On ignore les raisons qui ont poussé Grégoire à choisir un simple moine comme Augustin pour diriger la mission. Dans une lettre à Æthelberht, il loue ses connaissances bibliques, ce qui implique un certain degré d’éducation. Augustin doit également être un administrateur compétent : en tant que prieur de l’abbaye Saint-André, c’est lui qui s’occupe des affaires courantes, puisque son abbé n’est autre que le pape Grégoire lui-même.
Augustin sera suivi d’une quarantaine de compagnons, dont plusieurs moines. Peu après leur départ de Rome, les missionnaires s’arrêtent, effrayés par l’ampleur de la tâche qui leur est imposée. Ils renvoient Augustin auprès du pape, pour lui demander de leur permettre de rentrer. Grégoire refuse et renvoie Augustin auprès de ses compagnons avec des lettres les exhortant à poursuivre.
Augustin aura carte blanche pour convertir les Anglo-saxons : le violent racisme des premières instructions, conforme à ce qui se pratiquait alors sur le Continent, voir les documents que nous décortiquerons plus loin, sera remplacé par des manœuvres plus hypocrites. cf. la contradiction entre les deux lettres à ce sujet que Bède nous a conservées.
L’ÉVANGÉLISATION TYPE AVANT LA LETTRE À L’ABBÉ MELLITUS DE 601.
ANNÉE 395. LETTRE 29 À ALYPE, ÉVÊQUE DE THAGASTE, SUR LE JOUR DE LA FÊTE DE LÉONCE, ÉVÊQUE D’HIPPONE.
« Ne voulant rien laisser ignorer à votre charité de ce qui s’est passé, et pour que vous rendiez grâces à Dieu avec nous d’un tel bienfait…… je vous dirai qu’après votre départ, ayant appris qu’il y avait du tumulte et que le peuple déclarait ne pouvoir souffrir l’interdiction de la solennité à laquelle il donne le nom de Laetitia (réjouissance)…
Le lendemain, au lever du jour où ils avaient coutume de se préparer à boire et à manger, on m’annonça que quelques-uns d’entre eux, de ceux-là mêmes qui avaient assisté à mon discours, murmuraient encore, et que, sous l’empire d’une déplorable coutume, ils disaient : « Pourquoi maintenant ? Ceux qui jusqu’ici n’ont pas défendu ces choses n’étaient donc pas chrétiens ? » Je ne savais pas à quels plus grands moyens je pouvais recourir pour les toucher ; cependant je songeais, en cas de persistance, à leur lire le passage du prophète Ézéchiel, où il est dit que la sentinelle est absoute si elle a dénoncé le péril, quand même ceux à qui elle le dénonce refuseraient d’y prendre garde ; et puis j’aurais secoué sur eux mes vêtements et je me serais retiré, mais alors le Seigneur montra qu’il ne nous abandonne point et par combien de moyens il nous exhorte à nous confier à lui ; car avant l’heure où je devais monter en chaire, ceux-là mêmes qui, d’après ce qu’on m’avait dit, s’étaient plaints qu’on eût attaqué une ancienne coutume, vinrent me trouver ; je leur fis un doux accueil ; quelques mots suffirent pour les amener à de saines idées ; et, quand le temps de parler fut venu, je mis de côté le passage que je m’étais proposé de lire et qui ne me paraissait plus nécessaire ; je me bornai à peu de choses sur la question ; à ceux qui disent : « Pourquoi maintenant ? » nous n’avons rien de plus court ni de plus vrai à répondre que ceci : « Au moins maintenant. »
Toutefois, pour mettre à l’abri de tout reproche nos devanciers, qui avaient permis ou n’avaient pas osé défendre ces désordres manifestes d’une multitude ignorante, j’exposai comment il me paraissait que ces désordres avaient commencé dans l’Église : après les nombreuses et violentes persécutions, lorsque, la paix faite, les païens accourant en foule au christianisme n’étaient plus retenus que par le regret de perdre les festins joyeux des jours de fête consacrés à leurs idoles, et semblaient ne pouvoir s’arracher à ces anciens et pernicieux plaisirs, nos ancêtres trouvèrent bon de compatir à cette faiblesse et permirent qu’on célébrât, non point par un pareil sacrilège, mais par les mêmes profusions, les solennités en l’honneur des saints martyrs ; mais d’anciens serviteurs du Christ, soumis au joug d’une autorité si haute, doivent être rappelés aux préceptes salutaires de la sobriété, et ne sauraient y manquer par respect et crainte de celui qui ordonne. Il est temps que ceux qui n’osent pas ne pas se dire chrétiens commencent à vivre selon la volonté du Christ, et qu’ils repoussent, étant chrétiens, ce qu’on avait cru pouvoir permettre pour qu’ils le devinssent…
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À Hasna, où l’on a pour prêtre notre frère Argentius, les Circoncellions ont fait invasion dans notre basilique et brisé l’autel. L’affaire s’instruit. Nous vous demandons beaucoup de prier pour qu’elle se poursuive paisiblement et comme il convient à l’Église catholique, afin d’imposer silence à l’hérésie, qui ne veut pas demeurer en paix. J’ai envoyé la lettre à l’asiarque. Bienheureux frères, persévérez dans le Seigneur, et souvenez-vous de nous. Ainsi soit-il ».
CODE THÉDOSIEN. De paganis sacrificiis et templis (16. 10. 25).
14 novembre 435. « Les empereurs Théodose et Valentinien, à Isidore, Préfet du prétoire. « Nous interdisons à tous païens et aux esprits criminels d’accomplir de détestables immolations de victimes, d’offrir d’odieux sacrifice ainsi que toutes les autres actions du même genre qui ont été condamnées depuis longtemps par les autorités. Nous ordonnons que leurs sanctuaires, leurs temples, leurs chapelles – même s’il n’y en a plus beaucoup – soient détruits sur ordre des magistrats et qu’ils soient purifiés par l’érection en ce lieu d’un signe de la vénérable religion chrétienne. Que chacun sache que s’il est dûment prouvé devant un juge compétent qu’il n’a pas respecté cette loi, il encourra la peine de mort ».
Ramsay MacMullen a néanmoins remarqué que saint Augustin n’était sans doute pas très sincère dans cette profession de tolérance : il autorise des banquets pour les martyrs à la place de banquets pour les dieux païens alors qu’en réalité il sait très bien que les banquets des « ancêtres » ne concernaient pas tant les dieux que les défunts et que, bien sûr, il y a une continuité bien plus marquée entre le culte des défunts et le culte des martyrs qu’entre le culte de telle ou telle divinité païenne et celui des martyrs. Il est clair que le ton de saint Augustin n’est pas a priori favorable à ces pratiques. Il s’agit d’une « déplorable coutume », il n’admet que des concessions temporaires.
On peut sans doute distinguer deux situations différentes.
Dans la première situation, les chrétiens sont tellement indifférents aux temples païens qu’ils établissent leurs propres lieux de culte d’une manière totalement étrangère à ces temples. Par la force des choses cette indifférence dut prévaloir avant la Paix de l’Église. Mais même après 313, les sanctuaires païens continuèrent d’être fréquentés et les églises furent d’abord situées sur des sites originaux, les tombes de martyrs à l’extérieur des villes, ou les terrains (avec immeubles éventuellement) généreusement accordés par la faveur impériale à l’intérieur des villes.
Mais une deuxième situation put apparaître au cours du IVe siècle et a fortiori après l’interdiction des cultes païens sous Théodose. C’est un combat frontal contre le paganisme qui conduit par exemple saint Martin sur le Continent à détruire des temples païens pour établir à leur place des églises chrétiennes. Or la volonté de détruire les temples païens et de réinstaller une église au même emplacement suppose qu’on perçoit dans ledit temple une force réelle et négative (aux yeux des chrétiens) et que le lieu est porteur d’un sacré dont il faut changer le signe.
Grégoire n’était pas un obscur évêque de Rome. Docteur de l’Église, il figure parmi les quatre pères de l’Église d’Occident avec saint Augustin d’Hippone, saint Ambroise et saint Jérôme. Son influence fut considérable au Moyen-Age.
On peut donc considérer que sa façon de relever le défi de la conversion au christianisme des Anglo-saxons représente bien la doctrine chrétienne officielle à ce sujet.
Grégoire n’étant pas un obscur évêque de Rome ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire, nous possédons de nombreux témoignages sur sa vision du paganisme qui est surtout d’abord celle des débuts du christianisme (le monde gréco-romain, goy du nouvel Israël, les gentils au sens latin terme, etc.).
Il s’était par exemple déjà penché sur le cas de la Sardaigne où le petit peuple des campagnes était resté majoritairement païen.
Dans une lettre envoyée en 595 à l’impératrice Constantina, il écrit par exemple, en recourant pour cela toujours à la terminologie classique en la matière : gentiles au lieu de pagani)…
« Puisque je sais que votre sérénissime majesté se préoccupe beaucoup de notre céleste patrie et du salut de son âme, je pense que je commettrais un très grave péché si je me taisais au sujet de ce la crainte du Seigneur tout-puissant m’oblige à dire.
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Puisque je savais qu’il y avait encore beaucoup de païens dans l’île de Sardaigne qui, selon l’abominable coutume du paganisme, s’adonnaient aux sacrifices à offrir aux idoles, et que les prêtres de la même île étaient peu enclins à prêcher à propos de notre rédempteur, j’y ai envoyé par les évêques d’Italie qui, avec l’aide du Seigneur, a conduit beaucoup de païens à se convertir. Mais il m’a rapporté une pratique sacrilège : à savoir que ceux qui sacrifient aux idoles paient une taxe à un juge pour qu’il les laisse faire. Et que ceux qui ont été baptisés et ont maintenant arrêté de sacrifier aux idoles, sont toujours obligés de payer cet impôt par le même juge de cette île *.
Quand l’évêque susmentionné l’a réprimandé sur ce point, il a répondu qu’il ne pouvait honorer les paiements élevés qu’il avait promis sans recourir à de tels procédés.
Sa sérénissime majesté devrait examiner tout ceci avec sagesse……… Vous devez en parler à votre pieux seigneur et maître à un moment approprié afin qu’il soulage son âme du poids d’un tel péché. Je sais qu’il répondra que tout ce qui est recueilli dans ces îles nous sert à payer l’Italie. Mais je suggère que, même si cela diminue les sommes versées à l’Italie, etc., etc. »
* Tentation vieille comme le monde. Les musulmans feront de même quelques siècles plus tard. Les dhimmi d’Espagne seront astreints à payer un impôt personnel (la djizia) et la conversion à l’islam ne suffira point à les dispenser de l’impôt foncier exigé aussi par les vainqueurs.
Mais venons-en maintenant au point central de notre remarque, les deux lettres différentes de Grégoire le Grand à propos du paganisme anglo-saxon : la lettre envoyée au roi Ethelbert et la lettre envoyée à l’abbé Mellitus.
La lettre au roi Ethelbert.
« Dieu tout-puissant a conduit des hommes de bien à diriger les peuples pour cette raison : par leur intermédiaire, il accorde les dons de sa pitié à tous ceux auxquels ils auront commandé. C’est ce qui se passe chez le peuple des Anglais, ainsi que nous l’avons appris ; votre gloire est à la tête de ce peuple de sorte que, par les biens qui vous ont été accordés, les bienfaits supérieurs sont fournis aussi au peuple qui vous est soumis. Et ainsi, glorieux fils, cette grâce que tu as reçue de Dieu, conserve-la avec soin, hâte-toi d’étendre la foi chrétienne aux peuples qui te sont soumis, multiplie le zèle de ta rectitude dans leur conversion, élimine le culte des idoles, détruis les bâtiments des temples, édifie les mœurs des sujets dans une grande pureté de vie en exhortant, en menaçant, en rassurant, en corrigeant et en montrant des exemples d’une bonne action, de sorte que tu trouves au ciel ce rétributeur dont tu auras étendu le nom et la connaissance sur la terre. C’est lui-même en effet qui rend plus glorieux pour la postérité le nom de votre gloire, lui dont vous-même recherchez et conservez l’honneur dans les nations ».
La lettre envoyée à Mellitus, mais aussi destinée à Augustin de Cantorbéry.
« Nous n’avons cessé d’être soucieux après le départ de la congrégation qui t’accompagne, parce que nous ne savons rien de l’heureuse issue de ton voyage. Lorsque le Dieu Tout-Puissant t’aura fait parvenir auprès du très révérend évêque Augustin, notre frère, dis-lui que j’ai longuement réfléchi au sujet des Angles : je veux dire qu’il ne faut pas détruire les temples qui abritent les idoles, mais les idoles qui s’y trouvent ; on aspergera les temples avec de l’eau bénite, puis on érigera des autels où seront disposées les reliques. Car si ces temples ont été convenablement bâtis, il est indispensable qu’ils passent du culte des démons au service du vrai Dieu. Ainsi, voyant que leurs temples ne sont pas détruits, les habitants pourront renoncer du fond de leur cœur à leurs erreurs et, connaissant désormais le vrai Dieu, se sentir d’autant plus prêts à revenir l’honorer dans des lieux qu’ils fréquentaient naguère.
« Comme on les avait habitués à égorger un grand nombre de bêtes pour les offrir en sacrifice aux démons, il faudra également, à la place de ces sacrifices, instituer des fêtes solennelles : le jour de la dédicace ou de la naissance des saints martyrs dont on expose les reliques, on pourrait leur faire aménager des huttes de branchages autour de ces temples convertis en églises, et célébrer la solennité au cours d’un festin à tonalité religieuse. Ils n’offriraient plus de bêtes au diable, mais abattraient du bétail pour glorifier Dieu par leur repas, faisant monter leurs Actions de grâce vers Celui qui leur prodigue tous ces biens nécessaires à leur subsistance. De la sorte, pendant qu’on accordera ces plaisirs à leur corps, leur âme sera plus réceptive aux consolations de la grâce divine.
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« Il est impossible de tout effacer d’un seul coup de leurs cœurs rudes ; de la même manière, celui qui s’efforce de gravir un endroit élevé s’élève par degrés et petits pas, non par des bonds. Ainsi, lorsque les enfants d’Israël étaient en Égypte, le Seigneur se fit connaître Lui-même, mais Il leur permit de conserver l’usage des sacrifices qu’ils avaient l’habitude d’offrir naguère au diable, lorsqu’Il leur enjoignit, dans le culte qu’ils Lui rendraient, de Lui offrir des animaux en sacrifice. Ainsi, pendant que leurs cœurs changeaient, ils perdaient une chose dans le sacrifice tout en en conservant une autre : ils continueraient d’offrir, certes, des bêtes en sacrifice, mais, comme ils les abattraient pour les offrir au vrai Dieu et non pas aux idoles, ces rites n’auraient plus rien à voir avec les anciens sacrifices. Tout cela, je le confie à ton affection pour que tu en fasses part à notre frère, afin qu’il examine, sur place, de quelle manière le mettre à exécution.
Fait le 18 juillet, la dix-neuvième année du règne de notre pieux et auguste empereur Maurice Tibère, la dix-huitième année après le consulat de Notre dit Seigneur, quatrième indiction. ».
La réussite de la christianisation, du moins sur l’échelle d’un siècle, de Grégoire à Bède, laisse penser que ces directives ont été appliquées. Parmi les sites possibles de temples païens devenus églises, il y a le site de Yeavering, au nord du Northumberland, qui a fait l’objet de fouilles dans les années 1950.
Les deux lettres semblent donc présenter des attitudes contraires à propos des temples païens. La situation prônée par e la lettre à Mellitus semble assez proche de la précédente mentionnée plus haut. Le lieu du temple païen doit être reconverti en église, mais on ne détruit que le minimum, on réutilise les murs.
Cette troisième situation est néanmoins plus originale qu’il n’y paraît. Grégoire a conscience des liens entre culte et culture, entre des dieux et des fêtes. Ce n’est pas seulement les murs qu’il ne veut pas détruire, mais aussi le lien social, des formes de sociabilité. Le fait de réutiliser le même bâtiment peut évidemment indiquer un changement de signe du sacré, du négatif au positif, comme dans la destruction martinienne. Mais la force sous-jacente du paganisme, certes présente, paraît bien moins puissante pour Grégoire que pour Martin. C’est aussi en quelque sorte un retour à la première situation, à une relative indifférence ou neutralité ou laïcité avant la lettre, vis-à-vis du paganisme.
N.D.L.R. Diverses explications ont été avancées pour expliquer la divergence des contenus entre ces deux missives. Ockham et son rasoir incitent à choisir comme meilleure explication l’hypocrisie chrétienne bien connue ou sa double personnalité (le dieu d’amour, mais aussi le dieu vengeur et guerrier de l’Ancien Testament).
Quoi qu’il en soit la première mission grégorienne arrivera donc au Kent en 597. Æthelberht leur permet de s’installer dans sa capitale de Cantorbéry et d’y prêcher, avant de se convertir lui-même au christianisme. On ignore la date exacte de son baptême, mais il a vraisemblablement eu lieu en 597. En effet, l’année suivante, Grégoire écrit au patriarche d’Alexandrie pour se féliciter des succès d’Augustin, qui aurait converti 10 000 païens, mais une conversion aussi massive (même si le chiffre peut être exagéré) n’aurait pu avoir lieu sans celle du roi. Néanmoins, lorsque Grégoire écrit au patriarche Euloge d’Alexandrie en juin 598, il mentionne les nombreuses conversions effectuées par Augustin, mais ne parle pas du baptême du roi. Celui-ci s’est de toute façon produit avant 601, probablement à Cantorbéry.
Augustin établit son siège épiscopal à Cantorbéry. On ne sait pas exactement quand ni où il a été sacré évêque. D’après Bède, c’est l’archevêque d’Arles qui l’aurait sacré après la conversion d’Æthelberht. Pourtant, les lettres de Grégoire lui donnent le titre d’évêque avant même son arrivée en Angleterre.
Assez rapidement, Augustin renverra un des moines de la mission à Rome, chargé d’informer le pape de ses premières conversions et de lui demander conseil sur divers points de doctrine et d’administration de l’Église. Grégoire envoie de nouveaux missionnaires en Angleterre en 601. Ils emportent avec eux des vases sacrés, des reliques, des livres et un pallium. Symbole de l’autorité métropolitaine, ce pallium confère à Augustin le statut d’archevêque, directement lié au Saint-Siège. Il est accompagné d’une lettre dans laquelle Grégoire demande à Augustin d’ordonner douze évêques suffragants dès que possible, et d’envoyer un évêque à York. Le pape envisage de diviser l’île entre deux sièges métropolitains, l’un à York et l’autre à Londres, chacun d’eux ayant autorité sur douze évêques suffragants. En accord avec les projets de Grégoire, Augustin aurait dû transférer son siège de Cantorbéry à Londres, mais ce déplacement n’eut jamais eu lieu, vraisemblablement parce que la ville ne Londres ne relève pas d’Æthelberht : elle appartient au royaume d’Essex, sur lequel règne son
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neveu Saebert. Augustin fonde néanmoins un évêché à Londres en 604, ainsi qu’un autre à Rochester. Il sacre leurs premiers titulaires, tous deux arrivés en Angleterre avec la seconde vague de missionnaires en 601 : Mellitus à Londres et Juste à Rochester.
À la mort d’Augustin, le 26 mai 604, les efforts de la mission grégorienne n’ont guère dépassé les frontières du Kent. Néanmoins, ses travaux marquent le début d’une christianisation plus active des îles Britanniques, là où les chrétiens irlandais et gallois ne s’étaient guère efforcés de convertir les envahisseurs saxons. C’est donc lui et ses successeurs qui permettront l’implantation définitive de cette religion en Grande-Bretagne.
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SAINT AUGUSTIN DE CANTORBÉRY ET L’ÉVANGÉLISATION DES CHRÉTIENS GALLOIS.
Sans avoir atteint le degré de romanisation de la Gaule, l’Angleterre (entendons par là la partie de la Grande-Bretagne située au sud du mur d’Hadrien, en gros la Grande-Bretagne moins l’Écosse) fut assez profondément et durablement marquée par l’occupation romaine. Des villes comme Londres, York ou Lincoln, avaient forum, thermes, théâtre, tout comme Nîmes, Arles ou Autun sur le Continent. Un réseau de routes couvrait le pays ; toute une hiérarchie de fonctionnaires assurait l’administration, l’armée faisait régner l’ordre. On peut donc parler, sans abus de langage, d’une civilisation « britto-romaine » équivalente de la « gallo-romaine » du sud de la Manche.
L’apparition du christianisme en Grande-Bretagne fut une conséquence des invasions romaines et de leur occupation du pays. Partout où régnait la Loi romaine, il est probable qu’il y eut des chrétiens.
Il n’y a donc pas eu d’irruption massive du christianisme, mais une apparition progressive et graduelle, qui a suivi les voies romaines antiques ; et qui n’a pas été considérée comme une menace par les très-sachants de la druidiaction (druidecht) ou les bardes des tribus locales.
Il y a eu aussi des territoires soumis à la Loi de Rome pendant un certain temps dans le sud de l’Écosse. Entre le mur d’Antonin et le mur d’Hadrien plus au sud.
Le mur d’Antonin est une muraille que l’empereur Antonin le pieux fit construire vers 140 par Quintus Lollius Urbicus, entre le Firth du Forth et la Clyde ; et qui « doublait » au nord la fortification déjà édifiée par son père adoptif Hadrien. Il fut submergé par les invasions pictes (écossaises) à la fin du IIe siècle. L’empereur romain Septime Sévère préféra donc abandonner le mur d’Antonin et renforcer celui d’Hadrien, la pression des peuples du nord de l’île se faisant trop forte.
Le christianisme atteignit donc également les garnisons du sud de l’Écosse et notamment le sud du Galloway. Il s’est sans doute répandu dans les vallées de la Dee et de la Don à partir de camps romains comme ceux de Normandykes, Raedykes, Kintore et Durno !
Tertullien, tout au début du troisième siècle (vers 208 ?) parle des « Britannorum inaccessa Romanis loca, Christo vero subdita », des places britanniques, hors de portée des Romains, mais vaincues par le vrai christ.
Origène, lui, vers 240 (quatrième homélie sur Ézéchiel) parle du christianisme comme d’une force capable d’unir les Britanniques (quando enim terra Britanniae ante adventum Christi in unius dei consensit religionem).
Vu la nature essentiellement rurale du pays, la Grande-Bretagne ne possédait sans doute aucun des grands évêchés que l’on peut trouver sur le Continent, évêchés essentiellement centrés sur les villes et en pleine expansion. Les évêques britanniques étaient donc vraisemblablement plus « régionaux » même s’il semble qu’au Pays de Galles, il y ait eu plus de ressemblances avec le modèle continental (évêques diocésains avec siège fixe).
L’importance de cette Église brittonne peut se déduire du fait que ses évêques ont été invités à participer aux grands conciles continentaux de l’époque : les évêques de York, de Londres et de Colchester, au concile d’Arles en 314 ; dont un certain Eborius (Yvor, Ifor), mais il y en eut également à Nicée en 325, au concile de Rimini en 359 ; et a contrario dans le fait qu’une des grandes « hérésies » du temps, le Pélagianisme, naquit en Grande-Bretagne. Le Pélagianisme témoigne en effet, indirectement il est vrai, de la profondeur de la pensée théologique de cette Église.
Pélage ou Morgan (360 – 418) fut évidemment considéré comme hérétique par l’Église romaine.
On ne sait pas grand-chose de la biographie de Pélage, mais certains de ses écrits ou des témoignages de l’époque nous fournissent des indications. Pélage était surnommée Morgan, il s’agissait donc sans doute d’un Britannique ayant latinisé son nom en Pelagius, suivant la mode régnant à l’époque (pour Augustin, c’était un britto, pour Marius Mercator un britannus).
Il aurait été d’une tribu de ce que nous appelons maintenant le Pays de Galles. Comme saint Jérôme, dans son prologue au Commentaire de Jérémie s’y réfère de façon raciste en le qualifiant de « pultibus Scottorum praegravatus » (plein de gruau d’avoine écossais : le fameux porridge) ; cela conduisit certains à supposer qu’il était Scot, mais chez saint Jérôme, Scot est le plus souvent une injure comme une autre.
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C’était un homme d’origine sociale modeste, mais d’une grande culture. Il eut un compagnon également Scot (Écossais ou Irlandais) appelé Celleagh, ou Kelly, qui lui aussi, pour suivre la mode de l’époque, prit un nom latin, Cœlestius.
Morgan et Kelly, ou comme nous les appellerons dorénavant, Pelagius et Cœlestius, arrivèrent à Rome avant l’an 400.
Quoique Pélage ait donné son nom à l’hérésie, il n’en fut pas le plus ardent propagandiste. Ce rôle revint à son disciple Cœlestius.
Ainsi que nous l’avons vu, saint Jérôme combattit cette première tentative de Réforme, avec énergie, c’est le moins que l’on puisse dire : il n’hésita pas à recourir à des insultes racistes pour cela ! Il assimila Pélage à Pluton et Cœlestius à son chien Cerbère, en en parlant par exemple en ces termes : « Le chien » est meilleur que « le roi ».
Après le départ de Jérôme pour l’Orient, Pélage entreprit de prêcher à l’aristocratie romaine chrétienne. Il prêche une règle de vie assez dure afin de faire d’elle « une élite ». Mais son message n’était pas pour autant limité à la seule aristocratie, celle-ci était juste mieux préparée à le recevoir. Sa vie ascétique en qualité de Servus Dei ainsi que son enseignement, connurent un engouement considérable.
En 410, après la chute et le pillage de Rome, il part pour l’Afrique avec son disciple Célestius et débarque à Hippone pour y rencontrer Augustin, mais celui-ci étant absent, il le rencontrera finalement à Carthage. Il part ensuite dès 411 pour Jérusalem, Célestius restant en Afrique. La suite n’est que justification, expulsion et condamnation. On ignore la date de sa mort, même si elle est généralement située vers 420.
Voici l’essentiel de sa doctrine. Il n’y a pas de péché originel. Adam a été créé mortel et sujet à la concupiscence. Le baptême n’efface pas une tache originelle – qui n’existe pas –, mais seulement les péchés actuels, pour ceux qui en ont commis (il ne faut pas oublier qu’au début du christianisme le baptême était réservé aux adultes). Le baptême est seulement nécessaire pour entrer dans la communauté des fidèles, et le Christ lui-même a subi l’épreuve (car c’est une épreuve, initiatique). Quant à la grâce, ce mot désigne seulement les biens naturels donnés par Dieu à l’Homme, notamment sa liberté, à laquelle s’ajoutent les enseignements que nous apportent la révélation et les prédications de Jésus-Christ.
Cette doctrine, qui allait très loin, fut reprise et développée par Celestius : « Le péché ne naît pas automatiquement avec l’homme. C’est un acte de sa volonté auquel son imperfection individuelle peut le conduire, mais ce n’est pas un effet nécessaire de l’imperfection intrinsèque de l’Humanité ». Celestius ne voulait pas de baptême pour les enfants, de peur que l’administration de ce sacrement ne fît naître cette idée si fausse et injurieuse pour le Créateur : « L’Homme est méchant par nature, même avant d’avoir commis aucun mal »…
Saint Augustin d’Hippone (354-430). Manichéen converti au christianisme, ainsi que nous l’avons déjà vu.
Crétin et chrétien sont deux termes ayant la même étymologie. En ce domaine, saint Augustin d’Hippone fut sinistrement l’un et l’autre.
[Une partie des hommes seulement est prédestinée à la vie éternelle, et le nombre en est rigoureusement fixé [comme pour les témoins de Jéhovah si nous comprenons bien. Étrange petitesse de Dieu qui, apparemment, ne connaît pas l’infini. Note de la rédaction].
Saint Augustin d’Hippone renonce à faire dépendre la prédestination de la prescience ou de la prévision par Dieu des mérites de chacun. La prédestination est absolue et pleinement gratuite ; mais au sens strict, elle a pour objet les seuls sauvés… pour les autres, Augustin d’Hippone admet, non qu’ils sont prédestinés à la mort, mais qu’ils sont laissés, par un jugement de Dieu, dans la masse de perdition.
Le refus d’admettre la justesse du pélagianisme, au moins partiellement (semi-pélagianisme), va compliquer pendant des siècles le raisonnement (si l’on peut dire) de la théologie chrétienne, et en fera un véritable casse-tête (jansénisme et ainsi de suite…)
Trois conciles s’opposèrent au pélagianisme : ceux de Carthage, 415 et 417, et celui d’Antioche en 424. Le Concile œcuménique d’Éphèse, en 431, le condamna, lui aussi, cette hérésie, en dépit des correctifs de Pélage. Le Pélagianisme subsista néanmoins jusqu’au VIe siècle. Il fut donc surtout combattu par saint Augustin qui, à partir de 412, se déchaîna littéralement contre son ancien ami, et qui a tout fait pour que Pélage soit excommunié. En 419, les empereurs Honorius et Théodose
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condamnèrent solennellement le pélagianisme. Heureusement à l’époque, on n’avait pas encore inventé les bûchers de l’Inquisition.
Les doctrines pélagiennes furent en partie soutenues par Jean Cassien et Vincent de Lérins (semi-pélagianisme). Il y eut un léger désaccord entre l’Orient et l’Occident sur la manière de traiter ce problème. Plusieurs théologiens orthodoxes blâmeront Augustin d’Hippone et soutiendront au contraire Cassien.
L’axe central de la théologie de Pélage était le développement moral de l’Homme, comme les druides antiques l’enseignaient apparemment. Le pélagianisme n’aurait donc été que du druidisme habillé à la chrétienne. Cela reste à voir ! L’idée centrale du pélagianisme était que le libre arbitre de l’homme est intact et qu’il est parfaitement libre de choisir entre le bien et le mal. Or notre bon docteur, tout héritier des très-sachants de la druidiaction (druidecht) qu’il fut, se trompait. Nous savons maintenant (voir l’étude des rêves commencée par les vrais druides) que l’être humain est aussi déterminé par son inconscient, et ses instincts, car l’homme est aussi un animal.
Pélage ne conserve donc pas seulement, il amplifie la doctrine druidique de l’équilibre. Dieu n’est plus que la cause et la fin de l’Homme : dans l’intervalle, ce dernier marche seul. Le pélagianisme n’est pas le druidisme, loin de là. Mais on ne peut que reconnaître une tendance très nettement celtique dans cette doctrine basée sur la liberté… En rejetant la nécessité de la grâce, Pélage luttait contre la superstition latine, rétablissait l’idée de responsabilité humaine, et rehaussait sa dignité, que les premiers Pères de l’Église cherchaient, au contraire, à rabaisser, au nom d’une humilité évangélique fort mal comprise.
En 429, Agricola, le fils d’un évêque pélagien nommé Séverin, entraîna les églises bretonnes à sa suite. Bède ajoute que les autres évêques étaient incapables de réfuter les enseignements des pélagiens et qu’ils durent, pour cela, se faire aider par des évêques continentaux. Germain d’Auxerre et Loup de Troyes, se rendirent en Grande-Bretagne pour participer à un grand débat contre les pélagiens.
Le christianisme officiel nous présente leur mission comme ayant été couronnée de succès, mais on peut en douter étant donné que saint Germain dut y retourner une seconde fois en 444, en compagnie d’un disciple de saint Loup appelé Sévère ; toujours pour y combattre le pélagianisme.
Beaucoup de contestations ultérieures du christianisme dogmatique sont sorties de cette faille dans la doctrine chrétienne et n’ont donc été, dans le fond, que des variantes du pélagianisme.
LAISSONS DE CÔTÉ SAINT AUGUSTIN D’HIPPONE ET VENONS-EN MAINTENANT À SON DIGNE ÉMULE SAINT AUGUSTIN DE CANTORBÉRY.
La haine raciste et l’orgueil typiquement romain de saint Augustin de Cantorbéry lui valurent donc les pires difficultés en ce domaine (la mainmise de l’Église catholique apostolique et romaine sur cette Église, notamment au Pays de Galles). Ci-dessous le texte de Bède (il s’agit du chapitre 2 du livre 2 de son Histoire ecclésiastique du peuple anglais) qui le prouve.
II. Comment Augustin admonesta les évêques britanniques au nom de la paix catholique, et à cette fin accomplit un miracle céleste en leur présence ; et de la vengeance qui les poursuivit à cause de leur mépris.
« Pendant ce temps-là, Augustin, avec l’aide du roi Ethelbert, organisa une conférence des évêques et des docteurs de la plus proche province des Britanniques, en un lieu qui est aujourd’hui appelé, en langue anglaise, le Chasne d’Augustin, autrement dit le chêne d’Augustin, aux frontières des Hwicces et des Saxons occidentaux ; et commença par leur adresser des avertissements fraternels afin de les inciter à préserver la paix avec lui et d’entreprendre en commun le travail de prédication de l’Évangile chez les païens pour l’amour du Seigneur, car ils n’avaient pas célébré le dimanche de Pâques au bon moment, mais du quatorzième au vingtième jour de la lune ; le tout dans un cycle de quatre-vingt-quatre ans. Ils faisaient en outre beaucoup d’autres choses contraires à l’unité de l’église. Lorsque, après un débat qui dura longtemps, ils refusèrent de se conformer aux prières, aux exhortations ou aux réprimandes d’Augustin et de ses compagnons, mais préférèrent continuer à suivre leurs propres traditions plutôt que celles des Églises unies en Christ dans le monde entier, le Saint-Père Augustin mit un terme à ce pénible et ennuyeux débat en disant : « Qu’on amène ici un malade, et que la foi et la pratique de celui dont les prières le guériront, soient considérées comme saintes aux yeux de Dieu et donc devant être adoptées par tous. »
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Ses adversaires y consentant à contrecœur, on fit alors venir devant lui un aveugle anglais, qui ayant déjà été présenté aux évêques britanniques, n’avait retiré aucun bénéfice ni guérison de leur ministère…
L’aveugle retrouva aussitôt la vue et Augustin fut acclamé par tout le monde comme un véritable héraut de la lumière du ciel. Les [Grands] Bretons reconnurent alors que c’était bien le droit chemin qu’Augustin leur avait enseigné, mais qu’ils ne pouvaient s’écarter de leurs anciennes coutumes sans le consentement et la sanction de leur peuple. Ils demandèrent donc qu’un autre synode soit convoqué, auquel un plus grand nombre des leurs pourraient être présents.
Ceci ayant été décidé, il vint dit-on sept évêques britanniques, et beaucoup d’hommes de grand savoir, surtout de leur plus célèbre monastère qu’on appelle en anglais Bancornabourg [Bangor], dirigé à l’époque par l’abbé Dinoth [Dunod Fawr] dit-on. Ceux qui devaient se rendre au concile susmentionné se rendirent d’abord chez un saint homme qui vivait en ermite chez eux, afin de lui demander s’ils devaient, suite à la prédication d’Augustin, abandonner ou non leurs traditions. Il leur répondit : « Si c’est un homme de Dieu, suivez-le. »
« Mais comment le saurons-nous ? »…
L’anachorète répondit « s’il arrive le premier avec les siens à l’endroit où doit se tenir le synode ; et si lors de votre venue il se lève pour aller à votre rencontre, écoutez-le sans vous poser de questions et soyez assurés qu’il est bien le serviteur du Christ ; mais s’il vous humilie en ne se levant pas pour aller à votre rencontre, bien que vous soyez plus nombreux, alors méfiez-vous de lui ».
Ils suivirent son conseil, mais le hasard voulut qu’en arrivant Augustin était assis sur un siège…
Il leur dit : « Vous faites beaucoup de choses contraires à notre coutume, ou plutôt à la coutume de l’Église universelle, mais si vous voulez me suivre dans les trois choses suivantes, à savoir célébrer Pâques au moment convenable, administrer le baptême qui nous fait renaître à Dieu conformément à la coutume de la sainte Église apostolique romaine, et vous joindre à nous en prêchant la Parole de Dieu à la nation anglaise, nous nous ferons un plaisir de tolérer toutes les autres choses que vous faites bien qu’elles soient contraires à nos coutumes »
Ils répondirent qu’ils ne feraient rien de tel et qu’ils ne le reconnaîtraient pas comme leur archevêque ; car ils se disaient entre eux : « S’il ne se lève pas maintenant que nous arrivons, il nous méprisera bien plus si nous acceptons d’emblée de nous soumettre à lui ».
L’homme de Dieu les aurait alors menacés, s’ils n’acceptaient pas de faire la paix avec leurs frères, de se retrouver en guerre avec leurs ennemis ; et s’ils ne prêcheraient pas ce mode de vie à la nation anglaise, de souffrir un jour de sa part la vengeance et la mort. Ce qui arriva de par le jugement de Dieu, exactement comme il avait prédit ; car peu de temps après le belliqueux roi anglais, Æthelfrit, dont nous avons parlé, ayant levé une puissante armée, fit un grand massacre de cette nation hérétique, dans la cité des Légions, que les Anglais appellent Legacaestir, mais les Britanniques à plus juste titre, Car-legion [Caerleon). Alors qu’il était sur le point de livrer bataille, il remarqua leurs prêtres, qui s’étaient rassemblés en un lieu des plus sûrs afin de prier pour leurs soldats.
Il leur demanda qui étaient ces hommes t ce qu’ils venaient faire en ce lieu. La plupart d’entre eux étaient venus du monastère de Bangor, où l’on dit qu’il y avait tellement de moines que le monastère étant divisé en sept sous-monastères… Plusieurs d’entre eux, après avoir observé un jeûne de trois jours, s’étaient réunis avec d’autres pour prier, sous la protection de Brocmail…
Le roi Æthelfrit ayant appris la raison de leur venue, s’exclama ; « S’ils en appellent à leur Dieu contre nous, même s’ils ne portent pas d’armes, alors ils combattent bien contre nous, car ils nous bombardent de leurs malédictions ». Il ordonna donc de les attaquer en premier ensuite ils détruisirent le reste de l’armée impie, non sans avoir subi de grandes pertes dans leurs propres forces. On dit qu’environ douze cents de ceux qui étaient venus prier sont furent tués, et que seuls cinquante d’entre eux en réchappèrent en prenant la fuite. Brocmail, s’enfuit avec ses hommes dès la première approche de l’ennemi, et laissa ceux qu’il aurait dû défendre livrés aux épées des assaillants. Ainsi fut accomplie la prophétie du saint évêque Augustin, quoiqu’il fût lui-même, depuis longtemps passé dans le royaume céleste ».
Commentaire de Pierre de La Crau. Nous laissons aux adeptes du Dieu d’amour (toujours), le soin expliquer les actions des uns et des autres (Dieu, la divine providence, la justice immanente, saint Augustin de Cantorbéry, les chrétiens gallois, les païens anglais), le récit de Bède étant assez étrange.
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LE SYNODE DE WHITBY ET LA FIN DES CHRÉTIENTÉS CELTIQUES (664) ?
Techniquement parlant le synode de Whitby ne fut qu’un synode local valable uniquement pour le royaume de Nord-Humbrie (Nord-est de la Grande-Bretagne). Ce ne fut au départ qu’une affaire Nord-Humbrienne.
La Réforme anglaise en a fait le symbole du triomphe du papisme de l’Église de Rome ou du césaro papisme sur le pur christianisme des origines ou que sais-je encore et la décision d’Oswiu a été vue comme la « soumission » à Rome de « l’Église britannique ». Jusqu’à tout récemment, le cours de la Faculté écossaise de théologie sur l’histoire de l’Église allait des Actes des Apôtres à 664 et s’interrompait ensuite avant de reprendre avec l’an 1560 (cf. Patrick Wormald : L’époque de Bède, études sur la société chrétienne primitive et ses historiens). Avec le recul on s’aperçoit il est vrai que ce synode eut des conséquences à long terme considérables.
CONTEXTE HISTORIQUE ET POLITIQUE : IONA LUMIÈRE DU NORD.
Le christianisme en Grande-Bretagne à la fin du septième siècle existait sous deux formes distinctes portées par des traditions liturgiques différentes, dites tradition « d’Iona » et « tradition romaine ». La pratique « selon Iona » était celle des moines irlandais de l’abbaye d’Iona (une tradition relevant du « christianisme celtique »), alors que la tradition « romaine » observait les coutumes de Rome. Les deux traditions coexistaient dans le royaume de Nord-Humbrie, et chacune avait à un moment donné reçu l’approbation de la maison royale.
Edwin de Nord-Humbrie s’était converti au christianisme sous l’influence des missionnaires envoyés de Rome par le pape Grégoire le Grand et avait ainsi établi la pratique romaine dans son royaume. Mais après sa mort survenue en 633 et une brève période d’instabilité politique, Oswald de Nord-Humbrie accéda au trône. Il avait suivi la pratique chrétienne des moines d’Iona pendant son séjour là-bas (dans sa jeunesse), et avait donc aidé des missionnaires venus de cette île à évangéliser la Nord-Humbrie, en particulier le célèbre évêque nommé Aidan.
Le problème était que les traditions d’Iona n’avaient pas évolué depuis saint Colomban et la fondation du monastère dans cette ancienne île sacrée des druides en 563 soit cent ans plus tôt alors que le reste du monde occidental y compris une partie de l’Irlande d’ailleurs avaient adopté un certain nombre d’usages plus « modernes » venus de Rome, les plus évidents étant le comput de la fête de Pâques (calendrier lunaire ou calendrier solaire ?) et la tonsure ecclésiastique.
Le futur archevêque d’York, alors simple moine, Wilfrid, un protégé de la reine Eanflaed, deuxième épouse du roi Oswiu, une catholique très dévote, était revenu d’un pèlerinage de plusieurs années sur le Continent (Lyon puis Rome) adepte convaincu lui aussi des nouvelles méthodes de calcul de la date de Pâques. Le fils d’Oswiu, Alhfrid, prince de Deira, et ami de Wilfrid, devint également un partisan enthousiaste des traditions romaines de sa belle-mère la reine Eanflaed.
Cette désunion ne provoqua aucun problème tant que le très respecté Aidan demeura en vie. Mais après sa mort, son successeur Finan fut contesté par un moine nommé Ronan, un Irlandais formé à Rome et qui voulait que la Pâque romaine soit instaurée partout. Les choses auraient pu néanmoins continuer comme avant si la situation n’était pas soudainement devenue critique en 660/1, quand le fils du roi Oswiu, le prince Alhfrith, installa son ami Wilfrid à la tête du monastère de Ripon en remplacement de l’abbé celte Eata. Il semble qu’il ait alors pris la décision de soumettre le territoire placé sous son autorité aux nouveaux usages venus de Rome, mettant ainsi l’ex-royaume de Deira en porte à faux vis-à-vis de celui de son père, la Bernicie. En 661 également saint Finan de Lindisfarne fut remplacé par Colman, un autre moine celtique d’Iona. Or les prochaines Pâques où le problème se poserait, c’est-à-dire où le roi fêterait Pâques alors que la reine serait encore en train de faire le carême, devaient être celles de l’an 665. D’où problème !
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Résumons cet imbroglio.
La chrétienté en Grande-Bretagne vivait alors effectivement deux formes différentes de christianisme : le christianisme celte, au pays de Galles, et au nord de l’Angleterre ainsi qu’en Écosse, et le christianisme romain, dans le sud et le centre de l’Angleterre, établi par Augustin de Cantorbéry. Ces deux chrétientés étaient proches, mais avec des variantes dans certains rites visibles. Les principaux sujets de discussion étaient le mode de calcul de la date de Pâques et le style de la tonsure des moines. D’après Henri Mayr-Harting (la christianisation de l’Angleterre anglo-saxonne) le fils du roi Oswiu, prince du royaume vassal de Deira, avait aussi politiquement intérêt à ce que l’autorité de son père en Bernicie soit affaiblie et que l’abbé de Lindisfarne alors en grâce à la cour de son père soit remplacé par un autre plus en phase avec lui. Mais comme souvent l’affaire éclata suite à un banal problème de couple entre le roi et la reine. Oswiu, qui suivait la pratique celte – issue du comput antique –, fêtait Pâques et interrompait donc son Carême, alors que la reine, elle, suivant la pratique réformée venue de Rome, continuait de jeûner.
Oswiu, désormais personnellement touché par ces subtilités religieuses issues de la non-concordance des calendriers solaire et lunaire qui menaçaient de déstabiliser sa famille et son royaume (la Nord-Humbrie étant issue de l’Union des royaumes de Bernicie et de Deira) décida d’organiser une réunion des principaux dirigeants de l’Église de son pays afin de trancher ces questions une fois pour toutes. Le lieu choisi pour abriter ce synode fut le monastère de Sainte Hilda, un monastère double (hommes/femmes) dirigé par une abbesse d’obédience « Iona » et situé à Streonshalh (aujourd’hui Whitby dans le nord-est de l’Angleterre).
LE DÉROULEMENT DU SYNODE.
Le synode prit la forme d’un débat présidé par le roi Oswiu lui-même, chargé de désigner le vainqueur de cette « disputatio ».
Assistent à la réunion le roi Oswiu, son fils Alhfrith, la reine Aenfled sa belle-mère, Colman l’abbé de Lindisfarne (, grand centre culturel et spirituel du nord-est de la Grande-Bretagne fondé en 635 par des moines de l’abbaye d’Iona justement), saint Chad et son frère Cedd, l’évêque franc Agilbert, l’abbé de Ripon Wilfrid, et enfin le roi Oswiu lui-même.
Sont partisans de la nouvelle tradition catholique et romaine Alhfrith le fils du roi, la reine Aenflaed deuxième femme du roi, Jacques le diacre, l’évêque franc Agilbert, évêque de Dorchester futur évêque de Paris, et l’abbé Wilfrid de Ripon qui lui sert habilement d’interprète pour la traduction en anglais, le frère de saint Chad, l’évêque ou abbé Cedd, servant d’interprète aux deux parties.
Sont en principe partisans de la tradition d’Iona l’abbé de Lindisfarne Colman, saint Chad et son frère Cedd, ainsi bien entendu que le roi Oswiu lui-même qui préside le synode. Normalement donc en toute logique le point de vue celtique aurait dû l’emporter, car à l’époque tout le monde trouvait normal qu’un roi décide de la religion de ses sujets par application anticipée du principe cujus regio ejus religio. Mais voilà, en politique tout est possible ! L’argument de la primauté de Pierre, fondé sur un seul passage des évangiles, vraisemblablement surajouté d’ailleurs : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, je te donnerai les clés du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, etc. etc. » (Matthieu 16 :18-19) jouera un rôle décisif dans l’esprit du roi.
Personne à l’époque ne remettant en cause l’authenticité de ce passage de l’évangile, Colman eut beau se référer ensuite au concile de Nicée, la cause fut définitivement entendue dans l’esprit du roi Oswiu. Puisque saint Pierre constituait évidemment une autorité supérieure à saint Colomban d’Iona, il valait mieux pour le salut de l’âme de ses sujets et pour le salut de son âme à lui ne pas lui déplaire et suivre Rome pour ce qui est du calcul de la date de Pâques.
Il est vrai que Colman s’était piégé lui-même en se référant à saint Colomban d’Iona et à saint Jean et que l’évêque Agilbert avait habilement choisi le raciste saint Wilfrid comme porte-parole. La chose peut sembler incroyable, mais Bède le dit lui-même en toutes lettres.
« A cette époque-là, une controverse importante et récurrente sur l’observance de Pâques, ceux formés dans le Kent et en Gaule soutenant que l’observance écossaise [irlandaise] était contraire à celle de l’Église universelle… Le Roi Oswy ouvrit la séance en faisant remarquer que ceux qui servent le Dieu unique devaient observer une règle de vie unique, et puisqu’ils croyaient tous en un unique royaume céleste, ils ne devraient pas diverger plus longtemps dans leur célébration desdits sacrements célestes. Que le synode avait maintenant la lourde tâche de déterminer quelle était la plus authentique des deux traditions, et que cela devrait être loyalement accepté par tous.
Les deux parties présentèrent ensuite leurs arguments…
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Les seuls assez stupides pour être en désaccord avec le monde entier sont les Scots et leurs disciples obstinés, les Pictes et les [Grands] Bretons, qui habitent une partie de ces deux îles perdues dans l’océan lointain… Mais vous et vos collègues êtes certainement les plus coupables d’un péché mortel si vous rejetez les décrets du Siège apostolique et de l’Église universelle qui sont confirmés par ces Lettres, car bien que vos Pères soient de saints hommes, croyez – vous vraiment qu’une poignée d’hommes habitant dans un coin d’une île éloignée puissent prévaloir sur l’Église universelle du Christ dans le monde entier ?
Après avoir demandé si Pierre avait vraiment reçu les clés du ciel, le roi Oswy prit sa décision. « Pierre est le gardien des portes du ciel, et je ne le contredirai pas : j’obéirai en toute chose à ses commandements, au mieux de mes connaissances et de mes capacités, sinon, quand j’arriverai devant les portes du ciel, celui qui en détient les clés pourra ne pas être disposé à les ouvrir devant moi » (Bède, Histoire ecclésiastique du peuple anglais).
Note de la Rédaction. La vie de saint Wilfrid d’York rédigée quelques années après sa mort par Étienne de Ripon nous fournit les informations complémentaires nécessaires à la compréhension du déroulement de cette dramatique confrontation (latin disputatio) Bède n’étant pas toujours très clair sur le sujet.
LES POINTS ABORDÉS PAR LE CONCILE.
Les divers comptes rendus que nous possédons (l’histoire ecclésiastique de Bède, la vie de saint Wilfrid…) se sont focalisés sur le calcul de la date de Pâques.
Au début du 7e siècle (vers 602 ?) saint Colomban de Bobbio avait déjà été condamné par un synode de clercs français pour observance du calcul de la date de Pâques propre à sa patrie. Les Français suivaient alors un troisième mode calcul élaboré par Victor d’Aquitaine. Les appels de ce Colomban auprès de pape Grégoire Ier étaient restés sans réponse et il avait été obligé de se retirer de la juridiction de ces évêques. Les calculs victoriens et dionysiens étaient plus exacts que le calendrier indigène, et un synode en Irlande du Sud avait déjà entériné un des nouveaux systèmes dans les années 630. Mais certains Gallois et Français résistèrent à ce changement pendant plus d’un siècle.
Il y avait néanmoins d’autres points de désaccord visibles.
— La tonsure. Peut-être d’origine druidique ou propre à certains guerriers. En tout cas différant de celle pratiquée à Rome.
Plus profondément le conflit peut également s’expliquer par les différences de fond qui séparent le christianisme romain de celui pratiqué en Grande-Bretagne sur des questions telles que l’organisation hiérarchique des églises, l’ascétisme, et l’évangélisation.
LES CONSÉQUENCES IMMÉDIATES.
L’Église de Nord-Humbrie reconnaît la primauté de l’Église Universelle, l’abbesse Hilda se rallie à la mode romaine, Wilfrid prend la tête de l’Église de Nord-Humbrie et sera canonisé. York remplace Lindisfarne comme siège ou centre des autorités chrétiennes dans le nord de l’île. L’irréductible Colman refuse de se plier aux directives du synode. Il quitte Lindisfarne avec ses moines gaélophones et une trentaine de moines anglais en emportant les reliques de saint Aidan le fondateur de l’abbaye, et se retire de l’autre côté de l’Écosse, au nord-ouest de l’Irlande plus précisément, dans l’île d’Inishboffin, où il fonde un nouveau monastère (Sinn Fein ! Mieux vaut être pauvre que perdre son âme !).
Pour remplacer les ecclésiastiques partis, Oswiu prit surtout des moines issus des régions d’Irlande qui observaient déjà les Pâques romaines. Oswiu nomma ensuite Eata, un des disciples anglais d’Aidan, abbé de Lindisfarne et Tuda, un autre Irlandais de tradition celtique, mais rallié au mode de calcul romain, évêque du lieu.
MORALE DE CETTE HISTOIRE.
L’élimination d’un groupe d’étrangers spécialisés dans telle ou telle activité, religieuse commerciale ou autre est un des grands classiques de l’Histoire. Édouard Ier à la fin du XIIIe siècle interdira l’Angleterre aux Juifs, les Anglais au XVIIIe siècle déporteront les Français d’Acadie, après l’avoir conquise, Idi Amin Dada expulsera les Indiens d’Ouganda. En les chassant sous un prétexte quelconque, les bénéficiaires de ces expulsions pensent prendre leurs places et accaparer leurs bénéfices. Ces procédés déplorables se sont répétés à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’humanité.
Les historiens chrétiens nous disent que l’enjeu du synode de Whitby en 664 fut la date de Pâques. Ce fut plutôt l’avenir des Irlandais dans l’Église de Nord-Humbrie. Le synode décida de se débarrasser d’eux et d’attribuer leurs places aux membres du clergé nord-humbrien que les Irlandais avaient formés.
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Cette expulsion du clergé irlandais n’a jamais suscité beaucoup de remords en Nord-Humbrie. Au contraire, elle a permis à Wilfrid de devenir célèbre et influent. En 705, après deux longs exils ordonnés par les rois, Wilfrid continuait à jouir d’un renom sans pareil et avait de nombreux disciples loyaux parmi le clergé et les moines nord-humbriens.
L’Histoire ecclésiastique regrette que l’Irlandais Aidan et ses disciples aient observé la date de Pâques à leur manière plutôt qu’à celle de Rome : Bède est aussi catholique que Wilfrid pour ce qui est du comput pascal. Toutefois, le synode de Whitby, tel que Bède le raconte, semble être une tragédie plutôt qu’un triomphe de la vérité et Bède note l’arrivée de la peste en Angleterre tout de suite après, alors que la chronologie n’imposait pas l’enchaînement de ces deux événements. Si on discute encore aujourd’hui sur les sentiments de Bède envers les Irlandais, c’est sans doute parce qu’il accepta leur expulsion tout en leur prodiguant des louanges. Son portrait d’Aidan est totalement positif et Bède fait l’éloge de nombreux autres Irlandais. Le point culminant du livre cinq est atteint lorsque le grand monastère irlandais d’Iona se rallie au comput pascal romain. Bède ne pouvait pas mettre en cause les règles ecclésiastiques romaines, mais il consacra beaucoup de ses plus belles pages aux missionnaires irlandais en Nord-Humbrie.
L’unification totale et l’intégration à l’Église catholique romaine sous l’autorité du pape ne sera néanmoins achevée qu’aux conciles d’Hertford (673) et d’Hatfield (680), sous la direction diplomatique de Théodore de Tarse, moine grec de l’Église orthodoxe, consacré archevêque de Cantorbéry par le pape Vitalien, arrivé en Angleterre en 669.
LES CONSÉQUENCES À PLUS LONG TERME.
Le concile de Whitby est une étape clé de l’histoire de l’Église en Grande-Bretagne, mais aussi de l’Église en général.
Les pratiques romaines sont donc adoptées par les Nord-Humbriens. La conséquence à moyen terme en fut évidemment une expansion sans précédent du christianisme d’obédience romaine en Grande-Bretagne et donc dans le monde et l’isolement grandissant des églises celtiques.
D’après le livre (1864) de William Reeves sur le sujet, il a existé à York, jusqu’à la dissolution des monastères, un hospice appelé Saint-Léonard, dont le cartulaire (un volume très bien écrit, rédigé sous le règne d’Henri V) a fini dans la collection Cotton. Un résumé en a été fait par Dugdale, dans son Monasticon, qui nous fournit les précisions suivantes.
Quand le roi Athelstan partit en guerre contre les Écossais, en 936, il fit halte à York ; et là demanda aussi à des ministres du culte de l’église Saint-Pierre, appelés Colidei, d’offrir à Dieu leurs prières de sa part et de la part de son expédition. En leur promettant, s’il revenait victorieux, qu’il honorerait comme il convient l’église et ses ministres. Sa campagne ayant été couronnée de succès, il revint visiter cette église et la remercia publiquement de la faveur que le Ciel lui avait accordée. Et voyant dans cette même église des saints hommes à la conversation honnête, désignés alors sous le nom de Colidei ; qui entretenaient un certain nombre de pauvres et avaient pourtant peu de moyens pour vivre ; il leur accorda donc, à eux et à leurs successeurs, pour toujours, afin de leur permettre de mieux aider les indigents qui affluaient là, de pratiquer l’hospitalité ou d’accomplir d’autres bonnes œuvres, 24 gerbes du blé de chaque terre labourable du diocèse de York. Une donation dont ils continuèrent de bénéficier jusqu’à une date tardive, sous le nom de « blé de Saint-Pierre ».
Le rapport poursuit en déclarant que ces colidei ont continué à recevoir de nouveaux accroissements de leurs dotations, et tout particulièrement de Thomas, que Guillaume le Conquérant plaça sur le siège de York en 1069. Ce prélat reconstruisit l’église cathédrale et augmenta les revenus de ses ecclésiastiques. Les colidei, peu après, fondèrent ou érigèrent dans la même ville, sur un site qui avait jadis appartenu à la Couronne, un hospice, ou une halte pour les pauvres qui venaient là ; un établissement auquel furent transférées les dotations que lesdits colidei ou ecclésiastiques avaient reçues jusque-là. Guillaume le Roux installa l’hospice dans une autre partie de la ville ; et le roi Étienne, en augmentant par la suite ses ressources, changea son nom de Saint-Pierre en celui d’hôpital Saint-Léonard. Il y avait là un maître ou gardien et 13 frères, 4 prêtres séculiers, 8 sœurs, 30 choristes, 2 maîtres d’école, 206 égreneurs de chapelet ainsi que 6 domestiques.
Il semble que ces colidei aient été le clergé officiant de la cathédrale de Saint-Pierre à York en 936, et qu’ils assumaient la double fonction d’assurer le service divin et de faire l’aumône ; combinant ainsi les deux principales caractéristiques du vieux système monastique, communes à la fois aux usages irlandais, mais aussi à la règle bénédictine. Mais quand les choses commencèrent à changer, qu’un archevêque normand fut nommé, une nouvelle cathédrale construite ; un service divin assuré à plus
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grande échelle dans cette église métropolitaine, les colidei, ou le vieil ordre ecclésiastique officiant jusque-là, furent remplacés. Tout en étant exclus de leurs fonctions dans la cathédrale, ils reçurent d’autres revenus supplémentaires destinés aux aumônes. Et, pour bien marquer leur différence, ils furent installés dans un autre quartier de la ville, où ils transférèrent leurs dotations. Et où ils subsistèrent ainsi pendant plusieurs siècles, sous un autre titre et avec une autre organisation. Avant que tout souvenir de leur origine ne finisse par disparaître, à l’exception de ce qui a été enregistré dans le préambule de leur chartrier.
L’existence du nom de colidei à York, au début du dixième siècle, est sans doute une trace de l’influence en ce lieu de l’École celtique de discipline ecclésiastique. Car le nom est indubitablement technique et une forme Céli-dé convenait aux oreilles des gens qui ignoraient le Gaélique, mais qui étaient familiarisés avec le latin ; et comme l’étymologie de colideus allait si bien avec le rôle des Céli-dé, l’adaptation que l’oreille suggérait fut sanctionnée par l’usage d’un terme apparemment très proche. Quand cette transformation du nom eut-elle lieu ? Il est difficile de le dire ; mais les mémorandums dont le chartrier fait sa première page semblent indiquer qu’en 936 le processus était achevé.
Autre trace de la présence des culdées plus au sud. Dans la collection Cotton est conservé le texte d’un Privilège que le roi Ethelred est censé avoir accordé à l’église de Cantorbéry. Il est écrit en saxon, avec une contrepartie en latin. Dans la première il y a un passage qui stipule : « J’observe et je perçois clairement que cette discipline est largement corrompue à cause du relâchement et de la négligence des prêtres ». Ce que la contrepartie latine traduit ainsi « Dei servitium passim nostra in gente a cultoribus clericus defleo extinctum et tepefactum ». Dans ces chartes, les prébendiers sont donc appelés cultores clerici, une expression singulière, qui semble indiquer que ce clergé collégial était alors désigné par le titre de culdées, cultores Dei, dans le sud de l’Angleterre, tout aussi bien que dans le Nord.
PAYS DE GALLES. Bardsey.
Dans un rapport de Carnarvon datant de 1252, les ecclésiastiques du lieu sont appelés canonici, vraisemblablement réguliers, car, contrairement à eux, les occupants de la maison voisine d’Aberdaron étaient, eux, appelés canonici seculares. Ces derniers dépendaient de Bardsey, qui a probablement adopté à ce moment-là la discipline régulière selon saint Augustin [de Cantorbéry].
Dans la seule institution galloise où l’existence de colidei est enregistrée, nous trouvons donc des chanoines réguliers comme représentants de l’Ordre antique. Maintenant, comme l’Ordre des chanoines représentait une catégorie d’ecclésiastiques occupant une place intermédiaire entre les moines et le clergé séculier ; nous pouvons donc considérer ces colidei, dont sont sortis les chanoines bretons, comme ayant été d’une nature quelque peu semblable. Au début tous séculiers, c’est-à-dire non liés par des vœux, et différant seulement du clergé séculier en ce qu’ils vivaient ensemble, avec une maison commune, une table commune et un oratoire. Mais quand, au milieu du onzième siècle, une séparation se produisit, entre ceux qui adoptaient l’observance plus stricte introduite par Yves de Chartres, et ceux qui continuaient à suivre l’ancien usage ; alors les qualificatifs distinctifs de réguliers ou séculiers apparurent. Et la même différence qui a existé en pratique entre les deux, semble avoir prévalu parmi les keledei ou colidei, jusqu’à ce que la partie la plus stricte renonce à cette appellation pour prendre celle de chanoines réguliers de saint Augustin [de Cantorbéry]. La partie la plus libérale, qui la conserva plus longtemps, résista jusqu’à ce que l’on y mette brutalement fin par suppression, ou graduellement par fusion dans la masse d’un système mieux organisé ou plus efficace.
HYPOTHÈSE.
Ce qui est certain c’est que les culdées ne sont pas les descendants directs des druides antiques.
Ce sont…
— Soit des descendants directs des druides inférieurs de type barde, gutuatre, vellède ou vate et ainsi de suite convertis par saint Patrice.
— Soit des descendants des premiers ascètes du christianisme celtique mais à la discipline qui se serait relâchée.
Nous laissons aux spécialistes chrétiens comme William Reeves le soin de trancher.
— Il existe bien sûr une troisième hypothèse, qu’il y ait toujours eu à la fois des ascètes et de simples artistes ou intellectuels gravitant autour, coexistant dans une même communauté.
Leur Tiers Ordre, véritable synthèse entre les moines célibataires catholiques vivant retirés du monde, et les prêtres engagés dans la société ; correspondait bien à l’esprit du druidisme (pas d’obligation de célibat, et action dans le monde, y compris en participant à des batailles **). Et ils ont conservé (pas
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beaucoup plus que les chrétientés celtiques néanmoins, puisqu’ils en étaient) de nombreuses caractéristiques de détail du druidisme.
Compétences en matière de musique, de chant, éloquence, charpente, vie en communauté, mais sans célibat obligatoire et ainsi de suite.
D’où leur succès en Irlande et en Écosse, et le fait que l’Église catholique romaine a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les remplacer.
En Irlande, dans l’île de Devenish, les Culdées ont tenu jusqu’à la Réforme, conjointement avec des chanoines d’obédience romaine ; et dans le diocèse d’Armagh, ils ont rempli un office qui, avec leur nom, a même survécu à la Réforme ; mais en Écosse, où l’usage celtique, quand il entra en compétition avec les institutions saxonnes, céda le pas, et à une date beaucoup plus ancienne, le nom et l’office de Keledei disparaissent de l’Histoire dès 1332. Le seul vestige qui leur survécut quelque temps fut la direction de Kirkheugh à Saint-André ; tandis qu’à York, il fut réservé à la politique normande de rétrograder les Colidei à un rang subalterne et de les éloigner de cette vénérable église. Sur les ruines de laquelle fut construite une splendide cathédrale, aux ressources si somptueuses que la traditionnelle pauvreté ou simplicité originelle des Colidei d’Athelstan aurait été bien en peine de l’entretenir.
* Dans le texte original grec, la déclaration de Jésus est en fait, basée sur un jeu de mots qui n’est plus perceptible actuellement sauf en français. Le mot grec pour l’apôtre « Pierre » est petros (signifiant caillou, allusion à sa calvitie), et le mot grec pour « roc » est petra (un rocher ou une montagne).
** Guerres défensives, ou pour aider les leurs à bien mourir (les vates).
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RÉVISIONNISME TOUJOURS : LA CHRISTIANISATION DE L’IRLANDE JUSTEMENT.
Il est nécessaire ici de rappeler qu’il y a eu des chrétiens en Irlande avant l’arrivée de saint Patrice dans le pays, et qu’il ne fut sans doute qu’un missionnaire opérant dans une des parties de l’île. Le christianisme s’est progressivement infiltré en Irlande, sans doute, au IVe et au Ve siècle, au hasard des circonstances ; à partir de la Grande-Bretagne, ou directement du Continent.
Esclaves britanniques capturés par des pirates irlandais.
Irlandais installés en Grande-Bretagne.
Relations commerciales avec la Grande-Bretagne, le Continent, voire l’Espagne.
Des lettrés ou intellectuels ont aussi pu chercher refuge dans cette île lors de ce qu’il est encore admis d’appeler les invasions barbares (attention au racisme !) emmenant avec eux leur conception du christianisme, au début du Ve siècle.
C’est du moins l’hypothèse formulée par Kuno Meyer lors de la conférence qui eut lieu le 18 septembre 1912 à l’École irlandaise d’enseignement supérieur de Dublin.
Kuno Meyer s’est en effet interrogé sur les raisons du décollage de l’Irlande en tant que nouveau foyer de culture classique dans l’Europe du 7e siècle.
« Le rôle joué par l’Irlande dans la transmission des lettres classiques au cours du septième siècle et des siècles suivants est connu de tous. Mais ni la manière dont ces lettres sont arrivées dans le pays ni les causes qui ont conduit à ce remarquable et soudain développement à la fin du sixième siècle, n’ont encore été bien établies.
Ceux qui ont lu les travaux Zimmer sur l’église celtique se souviendront que l’une de ses affirmations, sur laquelle il est revenu plus d’une fois, est que la formation scolaire pour laquelle l’Irlande est devenue célèbre au cours du sixième siècle et des siècles suivants ne pouvait pas venir de l’œuvre de Saint Patrice. La plupart de ceux qui connaissent bien la personnalité du saint telle qu’elle apparaît dans ses propres écrits l’admettront…
La plupart des auteurs s’expriment d’une manière plutôt vague ou supposent que diverses influences venant de Grande-Bretagne ou du Continent avaient en quelque sorte atteint l’Irlande, mais ils n’ont jamais été en mesure d’établir à quel moment ni par quels canaux précisément.
C’est encore à Zimmer que nous devons la solution de ce problème. Avec sa sagacité coutumière, Zimmer s’est d’abord servi d’un document dont l’importance pour l’histoire de l’Irlande est impossible à sous-estimer. Il s’agit d’une simple phrase, mais remplie d’informations. Bien que publié depuis 1866, ce document a échappé à l’attention de la plupart des historiens irlandais. La raison en est probablement qu’elle était enfouie dans un périodique allemand au titre (« Sammelsurien ») qui ne semblait guère prometteur. Sous cette rubrique, le célèbre latiniste allemand Lucian Müller, alors professeur à Leen, a donc attiré l’attention sur un certain nombre de textes latins tardifs, entre autres le « quaedam excerpta utilium verborum » d’un manuscrit de Leyde du XIIe siècle. C’est un glossaire de mots latins au milieu desquels le scribe a introduit abruptement la note suivante sur les invasions barbares : « Les Huns, engeance infâme née du Démon, après avoir suivi une biche pour traverser le palus Méotide, envahirent le pays des Goths, paniqués par leur soudaine apparition. Et c’est à cause d’eux que commença la dépopulation de l’Empire effectuée par les Huns et les Vandales, les Goths et les Alains, suite à laquelle tous les intellectuels de ce côté-ci de la mer s’enfuirent, et dans les régions outre-mer, c’est-à-dire en Hibérie et là où ils s’établirent, ils apportèrent un grand progrès dans la civilisation des habitants de ces régions ».
La forme Hiberia pour l’habituelle Hibernia est sans doute une simple confusion due au dernier scribe, du nom habituel de l’Espagne, avec celui de l’Irlande, de sorte que nous devons le rectifier en Hibernia.
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La conclusion de la phrase sur le grand progrès dans l’étude du maximus profectus sapientiae attribué aux Irlandais à partir de l’établissement de ces professeurs parmi eux a du être écrite à un moment où la renommée de l’Irlande comme un foyer et un centre d’études classiques était déjà bien établie.
Ce passage rend très clair ce qui était auparavant obscur et vague. Un flot de lumière est jeté sur l’une des périodes les plus sombres, mais les plus importantes de l’histoire irlandaise, et un nouveau point de départ pour notre enquête nous est fourni. Nous sommes enfin en terrain ferme… La première question à se poser est celle de savoir pourquoi ces réfugiés cherchèrent asile en Irlande plutôt que dans tout autre pays. Il est vrai que l’Irlande n’était pas susceptible d’être exposée à des invasions comme celles dévastant les régions qu’ils fuyaient ; mais il a dû y avoir d’autres raisons qui ont dirigé les pas de ces émigrés en premier lieu vers cette île lointaine.
L’Irlande n’était pas une terra incognita. Comme l’ont montré les recherches de M. George Coffey, Zimmer et Mme A. S. Green, les relations et le commerce entre la Gaule et l’Irlande étaient restés constants et réguliers avant le cinquième siècle. Les Irlandais n’étaient pas étrangers au grand ensemble que formait le monde celtique, qui est l’un des faits les plus remarquables de l’histoire antique, si bien illustré – pour ne citer qu’un exemple frappant – par les pièces grecques données par Alexandre aux ambassadeurs celtes en Orient, et arrivant jusqu’en Grande-Bretagne où elles devinrent les modèles de sa première monnaie.
C’était un pays celte dans lequel arrivaient ces fugitifs, habité par un peuple apparenté de tempérament et caractère semblables, parlant une langue étroitement apparentée. Ces hommes n’étaient pas les premiers de leur nation à venir en Irlande. Outre les commerçants, il y eut des mercenaires au service des rois irlandais dans les premiers siècles de notre ère. En outre les Irlandais étaient même à cette époque des figures familières sur le continent.
Zimmer soutenait que Pélage était Irlandais. Que cela soit vrai ou non, son fidèle suppôt Caelestius, lui, appartenait certainement à la même communauté linguistique. Et il y en avait d’autres. Virgile le grammairien était dans une certaine mesure familier avec la langue irlandaise. Dans son chapitre de nomine, où il traite de l’ordre des mots dans la phrase latine, il remarque que, alors que les Irlandais mettent le verbe en premier dans la phrase, à la fois dans la langue parlée et dans les compositions, en latin par contre c’est le nom qui est placé en premier…… Si l’Irlande avait été à cette époque et plus tard le pays barbare que tant d’historiens pensent, ces intellectuels fuyant les invasions barbares ne l’auraient pas choisi comme refuge.
Nos intellectuels devaient être assurés d’un accueil amical et hospitalier, de trouver dans leur nouvelle patrie les produits de première nécessité ainsi que quelques-unes des convenances ou commodités de la vie à laquelle ils avaient été habitués, et de pouvoir ainsi continuer leurs études et exercer leur profession. Ils furent les premiers d’une longue série de migrants qui, quelle que fût leur nationalité ou leur croyance, furent accueillis par les Irlandais : les Britanniques fuyant l’invasion saxonne ; les Angles…
Encore une fois, si l’Irlande avait été entièrement païenne, elle n’aurait guère été choisie par des chrétiens pour être leur terre d’asile. Il y avait sans doute, ainsi que nous le verrons plus loin, des païens parmi ces lettrés ; mais au commencement du cinquième siècle, le paganisme était en train de disparaître rapidement dans leur pays où, vers 450, tous les postes de confiance ou honorifiques étaient aux mains des chrétiens. Le sud de l’Irlande ne peut donc pas avoir été un pays où un chrétien aurait été reçu avec hostilité ou exposé aux persécutions. Les chrétiens parmi ces fugitifs devaient savoir qu’ils pouvaient continuer d’observer les pratiques de leur religion et trouver des communautés chrétiennes ainsi que des lieux de culte.
Les vagues successives de ces intellectuels réfugiés se rendaient bien sûr en Irlande en embarquant sur les navires marchands qui naviguaient entre les embouchures de la Loire et de la Garonne et la côte sud et est de l’Irlande. Ils devaient débarquer dans un de ces ports dont Tacite nous dit qu’ils étaient mieux connus des commerçants que ceux de la Grande-Bretagne, et dont certains sont d’ailleurs énumérés par Ptolémée.
Les sceptiques pourront maintenant demander, si cet afflux d’intellectuels étrangers se fit à une si grande échelle et eut alors une telle influence sur l’Irlande, comment il se fait que nous n’ayons aucun élément s’y référant dans les archives irlandaises de l’époque. Réponse : nous n’avons pratiquement aucun écrit remontant à ne époque si ancienne. Les Annales, d’origine locale, et qui se réfèrent
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rarement dans leurs parties les plus anciennes s aux événements nationaux, sont très pauvres en informations sur le Ve siècle. Si nous disposions de vies des premiers saints ou des fondateurs des plus anciens monastères, écrites juste après leur mort, nous pourrions raisonnablement nous attendre à y entendre parler de la formation qu’ils auraient reçue. Car des hommes comme Finnian, Buite, Kevin et beaucoup d’autres, qui au début du sixième siècle ont fondé des écoles ayant donné des intellectuels accomplis comme Columbanus, ont bien du avoir été eux-mêmes formés au cours du siècle précédent. Malheureusement, les vies des premiers saints sont pour la plupart des compositions beaucoup plus tardives et contiennent très peu d’informations exactes ou dignes de confiance sur les événements et les circonstances, réels…
Il y a cependant une référence à ces intellectuels arrivés en Irlande dans un vieux document à l’authenticité incontestable, c’est le passage de la « Confession » de Patrick, où le saint apostrophe certains « rhetorici » païens qui lui sont hostiles : « et vous, maîtres de rhétorique qui ne connaissez pas le Seigneur, écoutez et examinez. Qui m’a appelé, sot que j’étais, du milieu de ceux qui semblent être sages et instruits de la loi et puissants en paroles et en toute chose ? »
Ce passage a toujours constitué une difficulté pour les commentateurs qui ont échafaudé à son sujet les hypothèses les plus diverses. Il est clair maintenant, je pense, que Patrice fait allusion ici à des rhéteurs païens venus en Irlande, dont la prétention arrogante, tirée de leur éducation supérieure, toisait avec dédain et dérision le saint illettré. Ces quelques épithètes brèves, mais vigoureuses décrivent bien un type de rhétoricien commun en Gaule.
Ayant maintenant bien enraciné nos professeurs venus du Continent sur le sol irlandais, nous en sommes malheureusement presque entièrement réduits à des suppositions quant à leur carrière et à leur destinée ultérieures dans leur nouvel environnement. Nous pouvons supposer qu’ils se sont installés principalement dans le sud et l’est, c’est-à-dire dans le Munster et le Leinster, les deux provinces qui, par leur position face au continent et à la Grande-Bretagne, ont toujours été indubitablement des civilisateurs en Irlande. Une étude plus approfondie des anciens toponymes irlandais nous apprendra peut-être quelque chose sur les cantons où ils se sont principalement installés.
« Bordgal » est un toponyme des comtés de Westmeath ou Kilkenny, voire un terme désignant un lieu de rencontre. Or c’est la forme irlandaise du nom de la principale université de Burdigala, maintenant Bordeaux, où peut-être quelques-uns de ces exilés avaient enseigné comme professeurs jusqu’à ce qu’ils en soient chassés par les Visigoths. Le petit « Bordeaux » irlandais du West Meath a peut-être été l’un de leurs établissements, le siège d’une école appelée du nom de leur maison mère perdue. Ce qui st certain en tout cas c’est que ces hommes ont enseigné, et ont trouvé en Irlande des élèves bien disposés et assidus. Quoi qu’ils aient laissé derrière eux dans leur fuite, il y a une chose qu’ils n’ont assurément pas manqué de prendre avec eux : leurs livres.
Les Irlandais se frottèrent donc ainsi avec les arts de l’écriture et de la lecture des livres, qu’ils appliquèrent bientôt à leur langue. Les paléographes devraient étudier l’origine, et l’histoire ancienne de l’écriture irlandaise sous ce nouveau jour. Dans la bibliothèque de Saint-Gall, monastère fondé en 610 par l’Irlandais Gallus, il y a un fragment de Virgile datant du IVe ou du Ve siècle. Il n’est pas écrit en écriture irlandaise, mais d’une main continentale. Amené là par les missionnaires irlandais, il se peut qu’il ait été un des livres apportés à l’origine en Irlande par un des intellectuels en question.
Ces colonies d’intellectuels continentaux réfugiés en Irlande ont sans doute longtemps survécu dans ce milieu pourtant resté globalement païen, et l’allusion de saint Patrice (Confessio 13) aux rhéteurs ou aux professeurs de rhétorique, mentionnée plus haut, en est la preuve. Tel est sans doute aussi le milieu intellectuel (les descendants de ces immigrés) qui a vu la naissance des Hisperica Famina d’après James F. Kenney.
Les Hisperica Famina viennent d’un milieu monastique savant et parlent de Dieu, de prière et de chapelle. Mais ce ne sont pas des écrits religieux, car ils sont plutôt laïques pour ce qui est du ton et du sujet. Ce sont des textes du septième siècle rédigés en un latin obscur et artificiel. Une grande partie du vocabulaire vient de racines grecques sémitiques ou celtiques, agrémentées de terminaisons latines. Les critiques ne sont pas entièrement d’accord sur leur finalité, mais cela ressemble à exercices scolaires très poussés, dans lesquels le rhéteur décrit une scène ou quelque chose en utilisant volontairement le vocabulaire le plus obscur possible. Beaucoup de ces descriptions se
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terminent par des phrases qui suggèrent qu’ils participent à un concours et qu’ils ont un temps limité pour écrire.
La section la plus intéressante du texte A est appelée Lex Diei, « Le Règlement du jour ». Ses premières lignes nous décrivent les oiseaux qui cherchent leur nourriture au lever du soleil et se poursuivent avec une vraie scène pastorale comprenant bétail, moutons, porcs, chevaux et même des dauphins. Les êtres humains décrits sont des paysans qui s’occupent d’élevage ou travaillent la terre. Les étudiants que nous rencontrons là pour la première fois sont logés dans de grandes salles ou des dortoirs au milieu des paysans et non dans un monastère apparemment.
Comme les étudiants de n’importe quel pays, ces derniers prétendent avoir « brûlé l’huile de minuit » et se plaignent d’avoir été réveillés. Ils demandent de façon dithyrambique : « Pourquoi nous écrasez-vous avec une avalanche de mots… nous avons passé une bonne partie du clair de la lune à veiller studieusement ».
Les étudiants se lèvent néanmoins, se frottent les yeux et commencer à étudier de leurs livres de vélin.
Que ce soient des étrangers venus d’ailleurs et non des Irlandais paraît confirmé par les lignes suivantes, qui précèdent leur quête de nourriture : « Qui demandera donc à ces propriétaires de nous accorder un peu de leur douce abondance ? Car une chaîne ausonienne (sic) m’en empêche, qui fait que je ne parle pas bien irlandais… »
L’affirmation de Bede selon laquelle les Irlandais fournissent aux étudiants étrangers leur nourriture quotidienne sans demander de paiement est confirmée par certaines déclarations de la Lex Diei. « Je suis allé dans les fermes éloignées de ce pays afin d’y trouver les charmants habitants qui nourrissent les bandes d’étudiants errants ».
Cette hospitalité des habitants est soulignée. Plus loin en effet dans le texte, un rhéteur dithyrambique exprime son appréciation à ce sujet en disant : « J’espère du fond de mon cœur que les habitants qui nous ont donné leurs flots de miel et des monceaux de nourriture délicieuse pourront jouir d’une longue et digne vie ».
Les articles scolaires, comme les cartables et les tablettes en cire pour écrire, sont également mentionnés dans le texte. Les étudiants sont par exemple exhortés un moment donné « à bien aligner les adorables cartables accrochés au mur afin qu’ils constituent un beau spectacle pour les paysans… ». Une section intitulée De Taberna nous décrit un cartable, comment on le fabrique avec une peau de mouton, et comment un artisan tanne la peau… Une autre section, De Tabula, décrit une tablette en cire pour écrire, dont le cadre est orné de dessins en couleurs gravés dans le bois. De telles tablettes de cire du VIIe siècle ont été retrouvées dans un marais du comté d’Antrim ».
La chose la plus importante en ce qui concerne le nouvel enseignement implanté en Irlande est donc de se rappeler que c’était encore pleinement la meilleure tradition des études en grammaire latine, l’art oratoire et la poésie, avec des rudiments de grec, en fait tout le savoir classique du 4e siècle. Car nos exilés devaient tous avoir été formés à cette époque. Et ils arrivèrent au bon moment. Car la décadence de l’étude des lettres classiques sur le continent commença juste après leur départ. On peut d’ailleurs se demander si leur fuite et leur disparition n’ont pas quelque chose à voir avec cette décadence générale de l’enseignement sur le Continent, ne l’ont pas en quelque sorte précipitée. En 470, Sidoine Apollinaire se plaint qu’à cause de la terrible désolation apportée par les Barbares, il n’y a plus qu’une seule personne à Trêves – Arbogast – capable de parler et d’écrire le latin dans toute sa pureté. La même situation a dû prévaloir dans de nombreux cantons du pays.
Les savants irlandais ayant ainsi reçu l’enseignement classique, à un moment où il constituait l’éducation encore naturelle de toute personne bien élevée, ne furent pas comme leurs frères continentaux troublés par des scrupules quant au bien-fondé de cette littérature pour un chrétien, par cette « secrète inquiétude de la conscience qui hante le moine continental ayant aimé son Virgile ». Alors que Jean Cassien déplorait ou se plaignait que les diaboliques enchantements des vers de Virgile perturbent ses pieuses méditations, alors que le Concile de Carthage (en 436) disposait qu’aucun évêque ne devait lire les livres des païens (ut episcopus gentilium libros non legat), tandis qu’Augustin et Ennode décrétaient que les arts libéraux ne devaient que servir la théologie, les Irlandais eux continuaient à étudier ou à aimer les classiques pour eux-mêmes. C’étaient officiellement des moines et des prêtres, mais en réalité, des savants et des humanistes : Sedulius
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Scottus se présente lui-même ainsi que ses compatriotes de Liège comme des Doctos grammaticos presbiterosque pios. Et quand, à la fin du sixième siècle, ils ont ramené ce savoir sur le continent, ils constatèrent à leur grand étonnement qu’eux et leurs élèves en étaient presque devenus les derniers représentants.
« Grâce à eux, l’Europe n’a jamais été plongée dans une obscurité intellectuelle aussi profonde que celle de la période mérovingienne ». Les écoles et les bibliothèques de Saint-Gall et de Bobbio, ce foyer des lettres classiques, dont la seule mention, dit Norden, fait vibrer le cœur de l’érudit en lettres classiques ; de Péronne, Corbie, Saint-Riquier et d’autres centres, fondés et dirigés depuis longtemps par des Irlandais ; des fondations de leurs disciples, Angles, Saxons et Francs ; de l’école du palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle sous Alcuin, l’élève de Colgu de Clonmacnois ; celle de son propre élève, Raban Maur à Fulda ; de l’école de Charles le Chauve sous Jean Scot Érigène – voilà quelques-unes des étapes par lesquelles la torche du savoir fut transmise d’une génération à l’autre.
Permettez-moi maintenant de passer à un autre aspect de mon sujet, qui intéressera encore plus les étudiants de cette école : la question de savoir si nous pouvons retrouver cette influence de l’art du rhéteur dans la plus ancienne littérature vernaculaire d’Irlande.
Ce n’était pas le Latin livresque, pour employer l’expression de Bède, mais une langue vivante et une littérature en voie d’élaboration que l’on trouva donc alors en beaucoup d’endroits d’Irlande, l’art pratiqué par ces rhéteurs, poètes et professeurs dans leurs récitations, déclamations et débats. Maintenant, il faut se rappeler que les Irlandais avaient eux aussi leurs écoles autochtones d’art oratoire et de poésie, dans lesquelles leurs brehon et leurs filid avaient été formés.
Et comme nous voyons qu’au septième siècle les bardes irlandais ont progressivement adopté le système métrique des hymnes latins qu’ils ont entendu chanter à l’église, et ont introduit la rime et un nombre régulièrement récurrent de syllabes dans leur poésie nationale, nous pouvons donc imaginer qu’à cette époque reculée les techniques de la rhétorique ont exercé une certaine influence sur l’art du fili… Et quand nous voyons maintenant que le terme technique pour désigner ce genre de composition en gaélique a toujours été retoric, peut-il subsister le moindre doute sur le fait qu’il doit son origine à l’influence sur les filid irlandais de l’art oratoire de ces rhéteurs ?
Kuno Meyer finira son exposé en citant le très beau et très émouvant poème intitulé en gaélique cétnad n-aise, et quelques autres, aussi remarquables, mais n’ayant pas grand-chose à voir avec le christianisme. Par exemple, la prophétie du druide Cathbad à propos de Deirdre.
Bède et Aldhelm nous confirment que les écoles monastiques irlandaises dispensaient aussi une formation laïque en dépit de la primauté qu’elles accordaient aux études religieuses et à la formation des ecclésiastiques. Bède nous a par exemple rapporté une anecdote, attribuée à l’Anglais Willibrord, et parlant « d’un érudit de race irlandaise qui était fin lettré, mais ne se préoccupait aucunement du salut de son âme » (HE III 13)……
Nous ne savons pas très bien quelles étaient les matières laïques enseignées concrètement dans les écoles monastiques irlandaises. Nous avons, cependant, des textes qui nous nous donnent une idée des matières laïques qui retenaient l’attention des étudiants de ces monastères, au VIIe siècle. Les Hisperica Famina viennent probablement de l’école monastique de Bangor, mais il existe d’autres textes qui peuvent aussi venir de Bangor : « La navigation de Bran », les histoires concernant Mongán et « Le vol du bétail de Fróech »…
Bède (vers 731) écrit que durant les années 650 et 660, des Anglais de toutes les classes sociales, « nobles et roturiers », quittaient l’Angleterre pour partir étudier en Irlande (HE III 27) et que certains de ces Anglais préféraient rester itinérants afin d’auprès de différents maîtres, plutôt que de se soumettre à un strict régime d’internat monastique. Les Irlandais les accueillaient avec joie, leur donnaient à manger tous les jours, et leur fournissaient aussi des livres, sans demander aucun paiement » (HE III 27). Bref un accès facilité à l’enseignement supérieur dans un pays étranger, sans soucis financiers pour l’étudiant, quelle que soit sa classe sociale d’origine. Maintes lignes des Hisperica Famina vont dans le sens des déclarations de Bède et nous expliquent comment il pouvait y avoir des étudiants ou professeurs étrangers parmi la population irlandaise.
Mais la principale influence chrétienne exercée primitivement dans le pays est sans doute celle que l’on peut attribuer aux esclaves chrétiens capturés sur les côtes de Grande-Bretagne, pour une raison très simple : ils étaient plus nombreux que partout ailleurs dans l’entourage des grands seigneurs, l’exemple même de Niall Noígiallach est là pour le prouver. C’était le fils d’un roitelet local et d’une esclave chrétienne originaire de Grande-Bretagne.
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N’oublions pas non plus qu’à l’époque, de nombreuses colonies conquérantes irlandaises prospéraient sur les côtes nord-ouest et sud-ouest de la Grande-Bretagne. D’où de possibles conversions ayant des conséquences sur le sud-est de l’île (les côtes irlandaises faisant face au Pays de Galles et à la Cornouailles).
Il semble bien en outre que vin, huile, et même blé peut-être, aient été à l’époque importés en grande quantité en provenance du Continent. Les archéologues en ont trouvé des traces dans le sud de l’Irlande. La tribu des Corcu Laegde (à l’ouest de l’actuel Cork), qui a longtemps revendiqué le titre de « premier peuple chrétien d’Irlande », importait justement beaucoup de vin du Continent, et il est intéressant de noter à cet égard que le mot irlandais « Bordgal » n’est en fait qu’une adaptation du nom de Burdigala, aujourd’hui Bordeaux. Les négociants bordelais devaient sans doute être plus préoccupés de remplir de vin les estomacs des Irlandais que de les abreuver de foi chrétienne, mais ils ont dû néanmoins jouer aussi un rôle dans cette transmission du christianisme à l’Irlande.
De toute façon, le témoignage de Tacite nous montre bien que les négociants bretons ou continentaux ignoraient tout bien entendu de l’intérieur du pays, mais avaient par contre une assez bonne connaissance des côtes irlandaises, voire de certains secteurs de l’intérieur le long des rivières Nore et Barrow.
Les Irlandais importaient de la poterie, des objets en métal et tout un véritable bric-à-brac en provenance de l’Empire romain. En échange ils exportaient du cuivre, de l’or, des esclaves, des peaux, du bétail et des chiens de chasse à courre.
Le culte de saint Martin de Tours (cf. le toponyme Kilmartin dans le comté de Dublin, la paroisse de Desertmartin dans le Kerry, de Templemartin dans le comté de Cork), ainsi que celui de saint Ninian ; témoignent de cette lente et progressive infiltration du christianisme dans la décennie ayant précédé la prédication de saint Patrice.
L’étude du vocabulaire religieux en irlandais archaïque montre qu’un certain nombre de termes viennent du latin, via le Briton, et non directement, comme cela aurait été le cas si c’était saint Patrice qui les avait introduits. Exemple Cáisc (Pâques) et cruimther (prêtre). Par contre, il n’y a aucun mot irlandais ancien pour « évêque ».
Certains saints irlandais passent d’ailleurs pour avoir exercé leur activité avant même Patrice. Il s’agit de Ciaran de Saigir, Declan d’Ardmore, Ibar de Beccére, Ailbe d’Emly, Mochanoc et Mochatoc.
Saint Ibar (Iberius ou Ivor). Patron de Bergerin. Œuvra principalement dans ce qui est aujourd’hui le comté de Wexford.
Saint Ailbe ou Elvis. Fondateur du monastère et diocèse d’Emly dans le Munster. Aurait baptisé saint David au Pays de Galles. Une Règle du IXe lui est attribuée.
Saint Ciarán de Saighir, fondateur de Seir-Kieran, dans le comté d’Offaly, premier évêque d’Ossory.
Saint Declan mac Eircc, Declanus en latin ; saint passant pour avoir converti les Déisi Muman et avoir fondé le monastère d’Ardmore dans l’actuel comté de Waterford.
La mission de Palladius en Irlande, elle, en tout cas, est attestée (cf. les trois plus anciennes églises du comté de Wicklow). Son œuvre dans le Leinster fut poursuivie par des hommes comme Sechnall ou Secundinus, Auxilius et Iserninus. Auxilius et Iserninus seraient les véritables auteurs du document rédigé en latin, connu sous le titre de « premier synode de saint Patrice », le nom de Patrice ayant été ajouté après-coup.
Et d’ailleurs, l’évasion elle-même de saint Patrice, implique l’existence de tout un réseau s’étant donné pour mission de faire passer les esclaves chrétiens fugitifs hors d’Irlande.
Le paragraphe 51 de la confession de Patrice implique également qu’il y avait déjà eu des régions d’Irlande plus ou moins christianisées avant lui, puisqu’il évoque expressément certaines régions d’Irlande où nul n’était venu avant lui pour baptiser ni pour ordonner des prêtres ni pour confirmer. Ce qui signifie bien a contrario qu’il y avait d’autres contrées en Irlande où cela ceci avait déjà été fait, par d’autres…
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SAINTE BRIGITTE DE KILDARE.
Disons tout de suite que tout ce qui touche cette sainte Marie des Gaëls est assez hypothétique. Son culte est si ancien en Irlande que certains spécialistes pensent qu’il y a eu sans doute un syncrétisme religieux, diverses légendes concernant la déesse du même nom ayant été ensuite attribuées à la sainte. Qui porte en effet le même nom que la déesse Brigindo, dérivé du protoceltique Brigant – « élevé, loué ». En vieil irlandais son nom s’écrivait Brigit. En irlandais moderne il a été orthographié Briġid / BrighidBride. En gallois elle est appelée Ffraid (lénifié en Fraid). Cf. Llansanffraid = « église de sainte-Brigitte ».
Que sainte Brigitte ait réellement existé, historiquement parlant, fait débat. Elle a le même nom et jour de fête que la déesse celtique Brigindo, et il y a beaucoup d’événements surnaturels, légendes et coutumes populaires associées à son nom. Certains spécialistes suggèrent donc que la sainte est simplement une christianisation de la déesse. D’autres pensent que c’est un personnage historique ayant été doté des attributs de la déesse.
Bref, sainte Brigide d’Irlande ou Brigide de Kildare serait née en 451 à Faughart près de Dundalk, dans le comté de Louth, en Irlande. Elle est morte vers 525 à Kil Dara (Kildare) étymologiquement interprété comme la « l’église du chêne » (ou une cellule monastique). C’est une sainte des Églises catholique et orthodoxe. Fêtée le 1er février.
Le père de sainte Brigitte aurait été un chef de clan du nom de Dubhtach, et sa mère Broca ou Brocessa une esclave chrétienne baptisée par saint Patrice. Son père ayant voulu la marier elle refusa et fit profession et prit le voile d’entre les mains de Saint Mac Caill ou de saint Mel d’Ardagh, un disciple de saint Patrice.
Elle se construisit alors un abri sous (ou dans) un gros chêne autour de laquelle plusieurs autres femmes se rassemblèrent et la prirent pour mère supérieure. Elle fonda ainsi un couvent, autour duquel se construisit la ville de Kildare. Elle adopta pour ce couvent la règle de saint Césaire d’Arles. Ce couvent fut le premier monastère double d’Europe : il regroupait des moines et des moniales. Ce couvent était réputé pour son feu éternel et ses travaux d’orfèvrerie.
Sainte Brigitte mourut à Kildare au début du VIe siècle et fut enterrée à Downpatrick avec saint Patrice.
Le culte de sainte Brigitte est donc probablement dérivé de celui de la triple déesse Brigindo, qui était célébrée lors de la fête druidique d’Ambolc, au début de février. Ce culte aurait été christianisé comme beaucoup d’autres après l’évangélisation de l’Irlande. Dès le VIIe siècle, le culte de la sainte Brigitte historique sera donc très largement répandu en Irlande, car des dédicaces à Brigitte se retrouvent dans toute l’île. Les variantes du nom suggèrent que beaucoup de lieux dédiés à la divinité Brigindo locale furent ensuite transférés à la dévotion de la sainte ; et le problème des historiens du christianisme est donc que dans les plus anciens documents conservés mentionnant sainte Brigitte, le personnage historique de la sainte semble déjà oublié.
Chronologiquement parlant, la première Vie conservée pour l’Irlande est une Vie de Brigit rédigée par Cogitosus. Cogitosus n’est probablement pas le premier à écrire une « biographie » de la sainte. Des personnages du nom d’Ultan et d’Ailerán sont réputés avoir écrit avant lui, mais que savons-nous d’eux ? Cette Vie de Brigitte par Cogitosus eut par contre un important succès. En Irlande, d’où aucun manuscrit ne nous est parvenu, son influence littéraire fut considérable, tant pour l’hagiographie postérieure de Brigitte que pour le traitement des Vies des autres saints. Sur le continent, sa Vie est conservée dans plus de quatre-vingts manuscrits.
Après un prologue qui sous – entend la fondation de Kildare par Brigitte et l’élection de l’évêque Conláed, suivent trente miracles, souvent introduits ou suivis par une louange de la sainte. Le support chronologique est mince : les trois premiers chapitres concernent des miracles s’étant produits durant la jeunesse de la sainte ; les deux derniers chapitres relatent des miracles posthumes ; aucune autre
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dimension temporelle n’est fournie. L’épilogue enfin souligne la grandeur de Kildare et mentionne la mort de la sainte. Les trente miracles opérés par sainte Brigitte de son vivant sont tous bâtis de la même manière : un prologue d’une phrase, le miracle lui – même, un bref épilogue.
Il n’y a pas d’organisation thématique globale dans la Vie. L’impression qui se dégage d’une lecture de ces récits de miracle est celle d’une présentation par l’hagiographe d’un corpus traditionnel de base qu’il a retravaillé.
Selon certains, l’hagiographe aurait rédigé une Vie de sainte Brigitte pour rivaliser avec Armagh et saint Patrice. Cette hypothèse est fondée sur l’idée que Cogitosus aurait repris pour Kildare les revendications territoriales exprimées en faveur d’Armagh dans le texte intitulé le Liber Angeli. Elle suppose donc l’antériorité du Liber sur la Vie. Mais T. M. Charles-Edwards a proposé d’inverser la relation entre les deux textes. Cogitosus aurait été le premier à tenter d’imposer la suprématie de son centre religieux. Autre problème donc pour les historiens chrétiens.
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DOCUMENTS.
CONFESSION DE SAINT PATRICE.
Mon nom est Patrice, je suis un simple pécheur, le plus inculte de tous les hommes et le dernier des croyants. À juste titre méprisé par beaucoup. Mon père était le diacre Calpurnius, fils de Potitus, un prêtre du village de Banaven Taberniae. Il possédait une villa juste à côté. C’est là que j’ai été enlevé.
J’avais alors environ seize ans et je ne connaissais pas encore le vrai Dieu. J’ai été emmené comme esclave en Irlande avec des milliers d’autres personnes, parce que nous nous étions détournés de Dieu, n’avions pas suivi ses commandements, et n’avions pas obéi à nos prêtres (brrr !)…
Je fus un jour attaqué par un certain nombre de mes aînés qui se dressèrent contre moi et opposèrent mes péchés à mon laborieux épiscopat. J’en fus tellement affecté que je crus succomber, mais le Seigneur a gracieusement épargné le nouvel arrivant que j’étais devenu pour la plus grande gloire de Son Nom, et il est venu me prêter main-forte dans cette épreuve. C’était si honteux et blâmable de la part de ces gens que je demande à Dieu que cela ne leur soit pas compté comme un péché.
Afin de me mettre en cause, ils utilisèrent contre moi – trente après ! – une confession que je fis un jour avant de devenir diacre. L’esprit troublé par le remords, j’avais alors confié à mon ami le plus cher ce que j’avais fait dans mon enfance un jour, que dis-je un jour, une heure seulement ; parce que je n’étais pas alors encore assez fort dans la foi. Je ne sais même plus (Dieu seul le sait) si j’avais quinze ans ou plus : et je ne croyais pas encore en Dieu, mais je vivais dans la mort et l’impiété.
(N.D.L.R. Ces pratiques typiquement chrétiennes de dénonciation individuelle ou collective, cautionnées finalement ou indirectement par saint Patrice lui-même, puisqu’il en fait tout un plat, ne nous intéressent guère évidemment. Quel pouvait donc être cet abominable crime d’un adolescent de quinze ans ? ? Avoir fait l’amour sans être marié ? ? Il faut vraiment être chrétien pour en faire une telle histoire !)
De toute façon, je ne suis jamais allé en Irlande de ma propre volonté, du moins pas pour manquer y mourir, j’y suis allé afin d’y être purgé par le Seigneur ; il m’a fait aller en ce lieu afin de me faire comprendre ce qui était alors loin de mes préoccupations ; c’est-à-dire que je devais aussi me soucier du salut d’autrui et y travailler, alors qu’avant je ne me souciais même pas du mien.
Le jour où je fus violemment attaqué par ceux que j’ai mentionnés plus haut, la nuit venue, je fis un rêve. Des choses déshonorantes étaient écrites à mon sujet et j’entendais la voix de Dieu me dire : nous avons vu avec le plus grand déplaisir la face de celui que nous avons choisi, perdue et déshonorée.
Dieu n’a pas dit : « Tu vois », mais « Nous voyons ». Exactement comme s’il avait vu les choses du même point de vue que moi.
Ce fut donc comme si Dieu m’avait dit : ce qui te touche me touche aussi personnellement, et je vois les choses comme si c’était avec tes propres yeux.
Je remerciai donc le Seigneur de m’avoir ainsi conforté dans mes intentions, de ne pas avoir empêché le voyage que j’avais décidé, et la mission que j’avais reçue de lui. Après cela je me sentis plus fort et ma valeur fut reconnue devant Dieu et les hommes. C’est pourquoi je le dis hardiment, ma conscience ne me blâmera ni maintenant ni à l’avenir, car Dieu m’est témoin qu’il n’y a aucun mensonge dans ce que je vous rapporte.
Ce qui m’attriste le plus c’est que nous ayons dû entendre ces accusations de la bouche même de mon ami le plus cher. Celui à qui je faisais toute confiance !
Certains de nos frères m’ont même rapporté qu’avant que l’on prenne ma défense ; – défense que je n’ai en aucune façon suggérée étant donné que je n’étais pas présent à ce moment-là, mais en (Grande) Bretagne — ; que tout le monde attendit alors, mais en vain qu’il se lève pour intervenir en ma faveur. Il m’avait lui-même dit un jour « tu devrais bien être évêque ! » Alors que je n’en étais pas digne.
D’où lui est-il venu alors qu’il m’a si gravement et publiquement fait défaut ensuite à propos d’une faute qu’il m’avait déjà pardonnée sans hésitation ainsi que l’avait Dieu qui est plus grand que tout ?
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Note de la Rédaction. Il va de soi que ces trahisons typiquement chrétiennes ne nous intéressent guère, car le véritable péché (contre l’Esprit) de saint Patrice n’est venu qu’après, l’introduction en Irlande du pire obscurantisme religieux que cette région du monde ait jamais connu. Obéissance absolue aux prêtres, comme il le reconnaît lui-même d’ailleurs, puisque ne pas le faire est puni par Dieu. « J’ai été emmené comme esclave en Irlande avec des milliers d’autres personnes, parce que nous nous étions détournés de Dieu, n’avions pas suivi ses commandements, et n’avions pas obéi à nos prêtres », etc.
Je prie ceux qui croient et qui craignent Dieu, quiconque daignera regarder et recevoir cet écrit, que Patrice, le pécheur ignorant, a écrit en Irlande. Que personne ne dise jamais que c’est par ignorance que j’ai fait ou montré quelques petites choses pour plaire à Dieu. Que chacun soit vraiment assuré au contraire que ce fut vraiment un don de Dieu. Ceci est ma confession avant de mourir.
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L’AFFAIRE COROTICUS.
Coroticus (400 – 440) était un des rois du Strathclyde au Ve siècle. De son vrai nom Ceretic Guletic en brittonique. Le Strathclyde (écossais : Strathalcluith, puis Strathcluaide : « au-delà du Clyde ») est l’un des royaumes celtes brittoniques qui résistèrent aux Anglo-Saxons, aux Pictes, aux Scots et aux Vikings durant le haut Moyen Âge ; avant d’être réuni au royaume des Pictes et des Scots vers le milieu du XIe siècle.
Sa formation, mal connue, eut lieu durant la période romaine de l’île de Grande-Bretagne (avant 410) ; durant la période anglo-saxonne, le Strathclyde eut comme voisins le Dal Riada et la Calédonie au nord, le Gododdin et la Bernicie à l’est, le Rheged du Nord et le Galwyddel (Galloway) au sud (de 450 à 600) ; puis, la Cumbrie au sud et la Northumbrie à l’est (à partir de 650) avant de se fondre dans l’Écosse médiévale.
À partir du milieu du Ve siècle, l’avancée des Anglo-Saxons sur l’île sépara les Bretons insulaires en plusieurs groupes. La majeure partie d’entre eux se trouva cantonnée dans les terres occidentales correspondant au futur Pays de Galles et forma par la suite les « Gallois » du Cymru ; un nombre plus réduit se retrouva isolé autour de la Clyde et du Forth, au nord du mur d’Hadrien.
Ces derniers constituèrent deux « royaumes » celtiques, dont un, situé le plus à l’est et nommé « Guotodin » ou « Gododdin » (390 – 425) par les sources les plus anciennes – probablement d’après le nom de la tribu des Votadini – ; fut intégré à la Northumbrie anglo-saxonne sous le règne d’Ecgfrith, fils d’Oswiu (+ 685).
L’autre, situé à l’ouest, dont l’historien Nennius rapporte la fondation au Ve siècle, survécut sous le nom écossais de « Strathclyde ». Les rares sources britanniques sont quasiment muettes sur la période de sa formation.
En réalité, il semble que les territoires qui le composèrent puissent être identifiés dès la période romaine comme un territorium placé sous l’autorité d’un chef barbare, vassal de Rome.
Le premier de ces vassaux donc, auquel on peut attribuer le contrôle du futur Strathclyde, gardait l’ouest du mur d’Antonin. Il est connu sous le nom de Ceretic Guletic ou, en latin, Coroticus. Au début du Ve siècle, la capitale de cette « chefferie » était Alcluith (Dumbarton), établie sur un promontoire surplombant la Clyde : son nom signifie littéralement « la forteresse des Bretons ».
Ce roitelet britannique (Coroticus), aidé de Scots et de Pictes encore païens, fit un jour une incursion en Irlande, massacra de nouveaux convertis au christianisme à la sortie de la messe et emmena les survivants avec lui. Patrice réclama leur libération au nom du Christ, puisque Coroticus était, lui aussi, théoriquement chrétien, mais en vain. Coroticus les vendit ou les distribua comme esclaves à ses alliés païens.
Ci-dessous la lettre aux soldats de Coroticus écrite par saint Patrice à cette occasion. Patrice excommunie Ceretic et l’invite à faire pénitence ou à réparer. L’évêque du cru, lui, par contre, prit parti contre Patrice et pour le roi en question (qui était sans doute un de ses parents). N.D.L.R. Toutes ces histoires entre chrétiens ne sont évidemment guère reluisantes et n’ont qu’un intérêt historique.
LETTRE AUX SOLDATS DU TRÈS CHRÉTIEN ROI COROTICUS.
Moi, Patrice, pécheur inculte résidant en Irlande, évêque. Convaincu que ce que je suis je le dois à Dieu. Donc que je vis parmi les barbares, en tant qu’étranger exilé pour l’amour de Dieu. Qu’il m’en soit témoin ! Je n’ai jamais voulu que ma langue prononce d’aussi dures et sévères paroles, mais j’y suis forcé par mon zèle pour Dieu ; et la vérité du Christ me les a arrachées de la bouche, outre mon amour pour mes voisins et leurs fils, pour qui j’ai renoncé à mon pays à mes parents et à ma vie. Autant que je puisse en être digne, je vis pour Dieu, afin de l’enseigner aux païens, malgré le mépris de certains.
J’ai écrit et composé ces mots de ma propre main, afin qu’ils soient portés à la connaissance des soldats de Coroticus ; non des compatriotes, ou des compatriotes des saints romains, mais des compatriotes des démons, étant donné le mal qu’ils ont fait. Ils vivent dans la mort en tant qu’ennemis
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des nôtres, alliés aux Écossais ainsi qu’aux Pictes apostats. Les mains dégoulinantes de sang, ils se vautrent dans le sang de chrétiens innocents, que j’avais conduits à Dieu et confirmés dans le Christ !
Le lendemain du jour où les nouveaux baptisés oints d’huile consacrée ont été massacrés dans leurs vêtements blancs – un doux et suave parfum flottait encore sur leurs fronts quand ils furent abattus et assassinés par l’épée de ces ignobles individus – j’ai fait porter une lettre par saint homme qui était mon élève depuis son enfance, avec des ecclésiastiques pour l’accompagner, en leur demandant de nous rendre une partie du butin et des baptisés qu’ils avaient capturés, mais ils se sont moqués d’eux. Depuis je ne sais que déplorer le plus : ceux qui ont été tués, ceux à qui ils ont arraché ces captifs, ou ceux que le Démon a entraînés derrière lui. Ils finiront esclaves avec lui en Enfer pour l’éternité ; car qui pèche est un esclave et sera appelé fils du démon……………
Je supplie humblement tout vrai serviteur de Dieu d’aider à la transmission de cette lettre, afin qu’en aucun cas elle ne puisse être détruite ou dissimulée par quelqu’un, mais qu’elle soit au contraire lue en public et en présence de Coroticus lui-même. Puisse Dieu les inciter à recouvrer leur foi, et les pousser à se repentir même tardivement, de leurs actes abominables – eux les meurtriers de frères du Seigneur ! – ainsi qu’à libérer les baptisées qu’ils ont capturées, afin qu’ils puissent mériter de vivre à nouveau avec Dieu et soient ainsi préservés, ici et dans l’éternité ! Allez en paix avec Père le Fils et le Saint-Esprit. Amen.
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SAINT PATRICE (386 ? 461 ?).
Sur sa jeunesse et son enfance en Grande-Bretagne au Pays de Galles ou plus au nord, voir chapitres précédents.
Avec saint Patrice nous sommes confrontés au même problème qu’avec sainte Brigitte : un certain nombre de faits réels ou supposés concernant d’autres figures, historiques ou légendaires (son éphémère prédécesseur Palladius, les légendes druidiques voire des mythes) lui ont été attribués.
La vie de saint Patrice nous a été rapportée par deux biographes différents.
Tirechan (Collectanea).
Muirchu (Commentarius).
Sans oublier saint Patrice lui-même (dans sa Confessio. Un texte très curieux. Le futur saint n’arrête pas d’y souligner la médiocrité de sa culture, et notamment de sa connaissance du latin. Ce qui, pour un homme appelé à exercer d’aussi importantes responsabilités, humaines, était quand même un peu gênant effectivement. Le paragraphe 26 de sa confession et les premières lignes de sa lettre à Coroticus ne prouvent pas d’ailleurs qu’il a vraiment été officiellement ordonné évêque un jour, puisque ces deux documents sont évidemment dus à saint Patrice lui-même).
Ces antiques documents attribués à saint Patrice ou à ses disciples – deux écrits latins, la Confession et la Lettre aux soldats de Coroticus – sont donc sujets à caution, et les récits de ses premiers biographes, Muirchu et Tirechan, ne sont pas très fiables. Voir les confusions de Muirchu en ce qui concerne l’ordination (ou les ordinations ? Patrice ayant été obligé de s’y prendre à plusieurs reprises ?) du futur évangélisateur de l’Irlande. Rédigés au VIIe siècle, lors du conflit entre Rome et les chrétientés celtiques, ces documents épousent manifestement les thèses de la cause romaine.
La Bethu Phatraic ou vie tripartite de saint Patrice par contre (auteur anonyme) est du 9e ou 10e siècle. Elle est écrite moitié en latin moitié en gaélique.
Cette tradition irlandaise fait de saint Patrice l’évangélisateur de l’Irlande dans le second tiers du VIe siècle. Il aurait converti l’île en défiant les très-sachants de la druidiaction (druidecht) dans des joutes singulières, comme l’épreuve du feu ; et en expliquant le mystère de la Sainte Trinité par la feuille trilobée du trèfle, qui deviendra, tout comme la harpe, le symbole de l’Irlande. Le symbole druidique du trèfle fut en effet repris par le nouveau venu afin d’expliquer le mystère de la sainte polyunité réduite à trois personnes. Le fait qu’il y a une seule tige montre bien qu’il n’y a pas trois dieux distincts, mais un seul dieu, aboutissant à trois entités distinctes. La fête de la saint Patrice est d’ailleurs appelée « fête du Shamrock », c’est-à-dire du trèfle.
Plus précisément saint Patrice aurait implanté la forme romaine du christianisme dans la partie du nord du pays, essentiellement dans le territoire des Ui Neill (l’Ulster), autour d’Armagh.
Sans vouloir offenser la tradition irlandaise ni diminuer les mérites de saint Patrice, il est difficile de croire qu’il ait trouvé en 432 l’Irlande vierge de toute influence chrétienne ; alors que l’île voisine, la Grande-Bretagne, avait été touchée par la nouvelle religion au moins deux siècles plus tôt.
Faute de repères historiques précis, il est néanmoins difficile à son sujet d’extraire la réalité du merveilleux.
Ci-dessous néanmoins ce que l’on peut en déduire prudemment.
Bien que son grand-père ait porté un nom latinisé (Potitus/Potitos est un des noms masculins de la tablette de plomb découverte dans le Larzac) et son père un nom carrément romain (Calpurnius) ; son véritable nom à lui était Sucatuos en brittonique (ce qui signifie « très combatif »).
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Né en Grande-Bretagne dans le dernier quart du IVe siècle. Petit-fils du prêtre chrétien nommé Potitus et fils du décurion romain Calpurnius. Calpurnius, qui était aussi diacre de l’Église romaine, il vivait au vicus de Bennaventa ou Benavente (Taberniae), localité aux environs de laquelle il avait une ferme.
À l’âge d’environ seize ans, Sucatuos fut capturé par des pirates lors d’un raid lancé par eux sur la Grande-Bretagne et il fut emmené en Irlande avec un certain nombre de ses compatriotes. Il demeura captif dans une région du pays située à l’ouest et appelée Foclut, chez un druide nommé Miliuc. Il était chargé de surveiller ses troupeaux de porcs dans la forêt, ses troupeaux de porcs ou plus exactement ceux du roi dont le druide Miliuc avait la responsabilité ; jusqu’à la fête de Trinouxtion Samoni (os), jour où ils étaient tués en masse pour être consommés. Un peu comme les moutons le sont encore aujourd’hui dans l’islam. À la différence que dans le cas des porcs, il y avait conservation de la viande par salaison. D’après saint Adamnan en effet, au VIIe siècle encore, en Irlande, on engraissait pendant l’automne d’immenses troupeaux de porcs. Cela jette un jour nouveau sur la tâche dévolue au futur saint Patrice lors de sa captivité dans ce pays.
On n’a pas pu identifier avec certitude le lieu exact correspondant à cette mystérieuse forêt de Foclut.
Ce premier séjour en Irlande dura six ans. Six années durant lesquelles Sucatuos eut tout le loisir d’apprendre la langue et sans doute bien d’autres choses, auprès de son maître (Miliuc). À moins qu’il ne se soit agi d’une légende due à une incompréhension de son nom : succos = goret, succatos = porcher. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est que Sucatuos après ces six longues années de captivité, parvint à s’enfuir…
Il revint en Grande-Bretagne où il eut le bonheur de retrouver ses parents, qui le reçurent « comme un fils et lui demandèrent instamment qu’après tant de tribulations il ne les quittât plus jamais ». Hélas pour les parents, quelque temps après, Sucatuos aperçut en rêve ceux de ses compatriotes restés à Foclut. Ils s’écriaient tous d’une seule voix : « Nous te demandons instamment, saint enfant, de revenir et d’être encore avec nous ».
Après plusieurs années passées sur le Continent afin de devenir évêque (quinze ans à Auxerre auprès d’Amateur et Germain par exemple, mais en vain, saint Patrice n’arrête pas en effet dans sa Confession de se plaindre de la médiocrité de son latin et de sa culture) ; les premiers chrétiens irlandais ou vivants sur place ayant attiré son attention sur un dénommé Dichu, roitelet d’une région d’Ulster située juste en face de la Grande-Bretagne, avec qui il entretenait de nombreux liens, commerciaux ou autres ; en 432 (????) Patrice prit la mer avec quelques compagnons pour longer la côte orientale, faire escale dans l’île nommée depuis Inis Patrick, à l’embouchure de la Boinne, et gagner l’Ulster par le Loch Cuan (maintenant appelé Strangford Lough). À son arrivée le futur saint Patrice fut accueilli par le premier noyau de chrétiens qui vivait déjà là et avec qui, sans doute, il avait toujours maintenu le contact.
Les coups les plus bas vinrent cependant non des païens, mais des chrétiens eux-mêmes.
Certaines personnes (qu’il appelle ses anciens, seniores mei) prirent occasion d’une faute commise par lui à l’âge de quinze ans, et qu’il avait avouée avant d’être diacre ; pour jeter le discrédit sur son laborieux épiscopat et le fouler aux pieds. Même son meilleur ami ne craignit pas de le déshonorer publiquement à l’occasion.
Quelle fut donc cette faute déshonorante commise par Saint Patrice à l’âge de quinze ans ? On se perd en conjectures sur sa nature. Une sympathie suspecte envers le paganisme ? Ce qui expliquerait la méfiance des autres chrétiens à propos de son apostolat ? Méfiance explicable aussi apparemment par de sérieux doutes sur ses capacités, en quelque sorte « professionnelles ».
Le roi Dichu ayant eu depuis longtemps l’occasion de fréquenter des chrétiens, vu sa proximité de la Grande-Bretagne, il ne fit donc aucune difficulté pour se convertir ; et il donna à saint Patrice du terrain dans la région de Saul (près de Downpatrick) pour y construire une église.
La conversion d’un roi, d’un chef de clan, était toujours un événement particulièrement heureux pour les chrétiens. Le suivisme moutonnier étant une des caractéristiques de l’espèce humaine, les foules, entraînées par l’exemple, ou désireuses de plaire, adoptaient aussi fréquemment le christianisme à la suite de leurs chefs. Et les rois et les nobles étant les seuls possesseurs du sol, eux seuls pouvaient fournir au missionnaire l’emplacement pour construire une église. Aussi voit-on Patrice s’appliquer en tous lieux à d’abord convertir les grands. Le suivant sur la liste fut le chef suprême, non des druides, mais des vellèdes irlandais, un dénommé Dubtach, frère du roi Loégaire.
Mais la conversion au christianisme du chef suprême des vellèdes irlandais n’entraîna nullement celle des druides situés au-dessus, bien au contraire. Chaque fois que saint Patrice se disposait à évangéliser une nouvelle région d’Irlande, ces derniers se réunissaient pour l’en empêcher. Les vrais druides – les druides druides – avaient d’ailleurs senti venir cette catastrophe spirituelle (impiété), provoquée par la jalousie des druides de rangs inférieurs qu’étaient les vellèdes ; du moins si l’on en
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croit la célèbre prophétie rapportée par Muirchu et attribuée, non aux druides vellèdes mais aux druides druides.
« Ticfa tailcend tar muir meircenn a bratt tollcend a chrand cromchend. A mias inairthiur a tigi, friscerat a muinter huili : amen, amen ! »
Le terme gaélique mias voulant dire altoir cela nous donne ce qui suit :
« Il viendra un homme à la tête tonsurée [littéralement tailcend « tête d’herminette »], au manteau ayant un trou pour laisser passer la tête [une chasuble ?], au bâton recourbé [une crosse d’évêque ?]. Il chantera des impiétés 1) devant l’autel situé à l’est de sa maison ; et tous ses gens répondront : ainsi soit-il, ainsi soit-il ! » (Vie tripartite de saint Patrice.)
À Tara, résidence du roi suprême (ard ri) Loegaire, alors qu’allumer un feu sur les hauteurs pour célébrer la fête de Caisc na ngenti était un privilège des très-sachants de la druidiaction (druidecht), saint Patrice osera violer cette loi (non écrite) pour célébrer les Pâques chrétiennes. Il échappa au châtiment malgré l’indignation bien compréhensible des très-sachants de la druidiaction (druidecht) devant un tel sacrilège à leurs yeux, ou un si dangereux blasphème du nom des dieu-ou-démons, et l’on prétend qu’il réussit à convertir le roi. En utilisant habilement l’image du trèfle, mais aussi en battant à plate couture lesdits druides dans l’art de faire du feu.
À l’origine même du christianisme irlandais, on voit en effet Patrice s’opposer aux druides, aux druides et non aux vellèdes ou filid. Patrice en effet n’aurait pas été un enfant de chœur, et il aurait vigoureusement combattu (c’est le moins que l’on puisse dire) les druides druides qui tentaient de s’opposer à son action. Deux exemples.
— L’engloutissement par la terre semble être la sanction préférée de saint Patrice, celle qui punit le blasphème (le blasphème selon lui évidemment). C’est ainsi qu’un malheureux druide finira ses jours, non loin de l’estuaire de la Boinne, à en croire ces quelques lignes de la vie tripartite.
« Il [Patrice] se rendit à lnver Boinde. Il y trouva du poisson. Il le bénit et l’estuaire en fut prodigue. Il trouva un druide à cet endroit. Celui-ci se moqua de la virginité de Marie. Patrice fit le signe de croix sur la terre et celle-ci engloutit aussitôt le druide ».
Voici, pour clore cette série, comment saint Patrice traite un autre druide. Toujours dans la Bethu Phatraic ou vie tripartite de saint Patrice, un passage mi-irlandais, mi-latin.
« Alors, chacun d’eux demanda des nouvelles à l’autre, c’est-à-dire Patrice et Loegaire. Lochru [le druide] vint polémiquer [??] ou poser des questions à Patrice. Il osa blasphémer la Trinité et la foi catholique. Patrice le regarda avec colère, appela Dieu avec une grande voix et dit [en latin dans le texte] : « Seigneur, qui peut toutes choses et de qui dépendent toutes choses, toi qui nous as envoyés ici pour enseigner ton nom aux nations ; fais que cet impie, qui blasphème soit enlevé dans les airs et qu’il meure immédiatement ».
Ces paroles à peine dites, le druide fut enlevé dans les airs, puis violemment rejeté à terre. Sa cervelle fut dispersée sur la pierre, il fut mis en pièces, et mourut [en gaélique à nouveau]. Les païens en furent terrorisés » [N.D.L.R. Il y avait de quoi !]
Commentaire de Pierre de La Crau. Pourquoi tant de haine et de mensonges ? Chacun sait que le christianisme a toujours eu un problème avec la vérité, que la vérité n’a jamais été son fort, mais quand même ! Ah religion d’amour, toujours, quand tu nous tiens ! Tous ces mensonges sont d’une telle stupidité !
L’action de saint Patrice n’est donc pas faite que de charité, elle a aussi la force irrésistible de la magie. La différence est que l’incantation chrétienne est, ici, extérieurement du moins, une prière à Dieu. Il n’est cependant pas difficile de constater que la différence réside dans le principe, non dans le fonctionnement ni dans le résultat, qui est le même : de la superstition ou de la basse magie noire.
Voilà pour ce qui est des druides druides. Pour ce qui est des vellèdes ou filid par contre, saint Patrice acquiert leur soutien. Dubtach, frère du roi Loégaire, et chef suprême des vellèdes ou filid (ard ollam) lui apporte son concours dès le début de sa mission. Sa conversion en aurait entraîné d’autres, nombreuses.
Ceci a néanmoins toutes les apparences d’une légende forgée par les chrétiens. Le père du roi Loégaire, le roi Nial aux neuf Otages, avait dû le mettre en garde contre les dangers du christianisme (voir ce qui arrivera effectivement aux malheureuses filles du roi, Eithne et Fedelm. Elles mourront aussitôt après avoir fait la connaissance de saint Patrice. Ce qui n’était guère encourageant, il faut bien l’avouer).
En outre si l’on en croit Tirechan, le roi serait mort païen.
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« Neel pater meus non siniuit mihi credere, sed ut sepeliar in cacuminibus Temro quasi uiris consistentibus in bello » (quia utuntur gentiles in sepulcris armati prumptis armis) « facie ad faciem usque ad diem erdathe » (apud magos, id est iudicii diem Domini) (Tirechan, Collecteana).
Ce qui nous donne, sous toutes réserves car mes 7 ans de latin sont loin :
« Niall, mon père, ne m’a pas permis de croire et je veux être enterré sur les hauteurs de Tara, en tenue de guerre parce que les païens ont coutume d’être armés dans leurs sépultures) et le visage tourné vers l’ennemi, jusqu’au jour d’erdathe 2) qui est pour les magi [c’est-à-dire les druides. N.D.L.R.] le jour du jugement du Seigneur) ».
Ce qui est probable par contre c’est que Patrice a peut-être eu de l’influence sur les enfants du roi, en tant que précepteur, et que ses filles notamment, sont peut-être devenues religieuses ; bien que le récit relatant tout ceci soit pour le moins assez paradoxal (les filles du roi meurent aussitôt après s’être converties).
Nous l’avons déjà dit, mais répétons-le, car c’est important ; contrairement au mythe savamment entretenu par les chrétiens à ce propos, la conversion de l’Irlande ne s’est pas faite par le bas, par l’intermédiaire des esclaves ou du petit peuple, mais par le haut ; en séduisant les chefs de clan ou de tribu, seuls à même d’autoriser ou de soutenir les activités missionnaires au sein de leur peuple.
Bref, en s’adressant de préférence aux rois et à leur famille pour convertir ensuite plus facilement le reste de la population, Patrice aurait été, pendant une trentaine d’années, avec quelques disciples, l’infatigable propagateur de la religion chrétienne en Irlande ; baptisant des milliers de personnes, fondant de nombreuses églises.
La légende veut qu’il ait chassé tous les serpents du pays, une action qui, comme dans le cas de saint Honorat une génération plus tôt à Lérins 3), symbolise évidemment la conversion du peuple irlandais : les serpents représentent Satan, rendu responsable de l’ignorance du vrai Dieu ou Démiurge.
Or d’après Solin l’Irlande était déjà dépourvue de serpents de son temps.
« l’Hibernie a la même étendue ; les mœurs des habitants sont barbares ; elle a tant de pâturages que l’on n’en éloigne le bétail que par crainte des suites d’une nourriture trop abondante. On n’y trouve point de serpent ; il y a peu d’oiseaux ; le peuple y est tout autant inhospitalier que redoutable à la guerre. Les vainqueurs se couvrent le visage du sang de leurs ennemis, après en avoir bu. Ils ne font pas la distinction entre le bien et le mal » (Caius Julius Solinus, Polyhistor, XXXIII).
On n’y trouve point de serpents ! Voilà qui remet à sa juste place le miracle de l’éviction hors d’Irlande des serpents, attribué à saint Patrice. Encore un mensonge de plus dans la bouche de nos amis chrétiens.
Par contre saint Patrice fit brûler des centaines de livres rapportés du Continent par les intellectuels fuyant les invasions barbares, voir chapitre plus haut précédent (un tissu de fables et de superstitions relevant de l’idolâtrie païenne) du moins si l’on en croit le Docteur Kennedy et John Toland dans son histoire des druides. Et l’auteur du livre jaune de Lecan (Leabhar Buidhe Leacáin) se vante du fait que saint Patrice aurait brûlé à un moment donné cent quatre-vingts livres des druides. « Un tel exemple », dit-il, « incita les convertis au christianisme à œuvrer dans toutes les parties de l’île afin que les restes de la superstition druidique soient complètement détruits ».
Les chrétiens ont toujours eu la fâcheuse tendance à privilégier cette forme très particulière de dialogue avec ceux qui ne partagent pas leurs idées, et ce sont là des exemples qui ont été mieux suivis que les préceptes de l’évangile.
Après de longues années d’évangélisation, Patrice se retire à Downpatrick où il meurt le 17 mars 461. Mais l’histoire officielle de saint Patrice est un curieux mélange de légendes, de mythes, et de vérité. Comme souvent dans le christianisme d’ailleurs. Et nous ignorons en réalité comment saint-Patrice, qui fut apparemment pendant un certain temps, le seul évêque catholique de l’île sinon le premier évêque chrétien, y organisa l’épiscopat irlandais appelé à continuer son œuvre.
L’Irlande chrétienne que l’on trouve au 6e siècle est en effet de type monastique et non organisée en diocèses à la romaine. Exemples.
St Enda (450-530 ???) a d’abord été de nombreuses années en ermite. Fondateur d’un monastère et maître de nombreux disciples à Inishmore, l’île principale d’Aran Comté de Galway.
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St Domangard ou Donard de Maghera Comté de Down. Aurait vécu en ermite au sommet de Slieve Donard dans les montagnes de Mourne.
St Fortchern de Truim aurait été évêque puis ermite dans le Meath.
Finnien de Clonard (470-550 ??) un des fondateurs du monachisme irlandais d’après la tradition. Fut sans aucun doute un grand fondateur et un maître renommé, mais il y en avait eu beaucoup d’autres avant lui.
St Buite (mort vers 521) a fondé l’abbaye de Monasterboice dans le comté de Louth.
St Senan (488-544) évangélisa l’ouest et le sud du comté de Clare. On lui attribue à lui et à ses disciples de nombreuses fondations sur la côte et sur les îles de l’estuaire du Shannon.
Finnian de Moville (495-589). Monastère de Druim Fionn en 540 et monastère de Moville en 545.
Nombre de ces saints ou de ces abbés ont par la suite été systématiquement associés à Saint Patrice par la tradition (autre nom du mensonge), mais rien n’est moins sûr.
C’est par exemple très peu probable pour Saint Enda. Quant à Finnien de Clonard, il aurait d’abord été formé dans l’abbaye saint Martin de Tours puis au monastère de Saint Cadoc au Pays de Galles.
Le reste de cette courte liste de saints abbés prépatriciens est donc à l’avenant. Les liens avec saint Patrice ont été inventés par la suite. Par la fameuse « tradition ».
Notons aussi que certaines peines irlandaises n’apparaissent que dans le droit canon chrétien ou les pratiques monastiques. Elles n’apparaissent dans aucun texte juridique séculier. Nous pouvons donc en déduire qu’elles ne faisaient pas partie de la mentalité irlandaise d’avant l’avènement du christianisme.
À la différence de beaucoup d’autres systèmes judiciaires, la mutilation ne semble pas avoir été une peine d’esprit celte. Aucun texte juridique ancien ne mentionne la mutilation, à l’exception du Cáin Aomnáin (un texte canonique) qui prévoit une peine en deux temps, d’abord la mutilation (du pied gauche et de la main droite) ensuite la mise à mort. En bref pire que dans l’islam. Ah religion d’amour, toujours quand tu nous tiens… La première mutilation enregistrée pour un crime date de 1224, où un voleur eut les mains et les pieds coupés.
Très souvent mentionnée dans les anciens textes juridiques, en particulier comme peine pour les esclaves, la flagellation n’apparaît en Irlande que dans les textes du droit canon et dans les règles monastiques. Il n’y est fait aucune référence dans les anciens textes juridiques séculiers.
1) Nous n’avons pas retrouvé le mot gaélique correspondant à « impiété », mais faisons confiance au traducteur chrétien. Ce terme d’impiété est peut-être d’ailleurs à comprendre dans le sens qu’on lui donnait dans les polémiques de l’Antiquité où les chrétiens étaient accusés d’athéia.
2) Erdathe individuelle = réintégration dans le Grand Tout ; erdathe collective ou universelle = renouveau du Bitos (de l’univers) ? On ne peut tirer de ce mot aucune conclusion quant à l’existence chez les très-sachants de la druidiaction (druidecht) d’une doctrine du jugement des morts analogue à celle du christianisme. Il doit s’agir de quelque chose de très différent, mais une telle fidélité de la part du roi Loégaire à la religion de ses pères est émouvante.
3) « Voici que le Christ nous ramène notre cher Honorat, et, en secret, sa main le guide sur le chemin du retour. Car tout ce qu’il touche sur son passage est illuminé. L’Italie se réjouit de l’arrivée de cet homme béni. La Toscane l’accueille avec vénération et par l’intermédiaire de ses prêtres le retient par les liens les plus doux. Cependant, la Providence de Dieu, qui veille sur nous, rompt toutes ces attaches et, alors que le désir du désert l’avait poussé à quitter son pays, le voici appelé par le Christ dans un désert proche de notre ville. Ainsi, gagne-t-il une île inhabitée à cause de sa nature particulièrement repoussante, où personne n’abordait par crainte des bêtes venimeuses ; et qui est située au pied de la chaîne des Alpes. Outre l’avantage de l’isolement, il appréciait le voisinage d’un homme (saint et bienheureux dans le Christ) l’évêque Léonce, auquel il s’était lié d’affection. Mais bien des gens s’efforçaient de le détourner d’un acte d’audace si nouveau. Les habitants des environs racontaient que ce désert était vraiment effrayant et, poussés par le désir de leur foi, ils rivalisaient afin d’obtenir qu’il s’installe plutôt sur leurs propres terres.
Mais lui, incapable de supporter la compagnie des hommes, brûlant du désir d’être retranché du monde, et qui plus est par la barrière de la mer ; portait ce lieu sur ses lèvres et dans son cœur, se disant tantôt à lui-même, tantôt déclarant aux siens : sur l’aspic et sur le basilic tu marcheras, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon… Et, dans les Évangiles, la promesse faite par le Christ à ses
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disciples : « Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions ». Il s’avance donc sans peur et dissipe, par son assurance, la frayeur des siens. L’horreur de la solitude s’enfuit, la masse des serpents est vaincue. Mais quelles ténèbres n’ont-elles pas fui devant cette lumière ? Quels venins n’ont-ils pas été vaincus par ce remède ? Oui, vraiment, je pense que ceci est inouï et doit être rangé au nombre de ses miracles et de ses mérites. Dans ces lieux arides, la rencontre si fréquente, comme nous l’avons vu, de serpents, que les remous de la mer, surtout, faisaient sortir, ne fut plus jamais pour personne une cause de danger ni même de frayeur (Vie de saint Honorat par Hilaire d’Arles).
SAINT ENDA EANNA ENNA ENDEUS (450 ? 530 ?)
Figure majeure du christianisme irlandais puisque Patrick Pearse appela son école Sgoil Eanna, ou École saint Enda en l’honneur de ce saint, en 1908.
RAPPEL DU CONTEXTE HISTORIQUE.
Dans l’empire romain, depuis Théodose (347-395), le christianisme est devenu la religion officielle et exclusive du pays. L’empereur est le grand pontife des chrétiens, le chef des évêques. C’est lui qui préside les conciles œcuméniques. À la mort de Théodose, l’empire sera scindé en empire d’Orient et empire d’Occident. Dans un premier temps l’empereur d’Orient aura virtuellement l’Occident sous sa coupe.
En 476, l’Empire romain d’Occident disparaît. Le christianisme lui survit dans bon nombre des royaumes barbares qui se constituent. Mais les évêques de ces royaumes cessent de prêter serment à l’empereur et de nombreux évêques barbares marquent encore plus leur différence en restant fidèles à la doctrine arienne, pourtant définitivement condamnée par le concile de Constantinople en 381. Les « Églises » (communautés citadines, ancêtres des diocèses) des royaumes barbares sont nationales. Leurs évêques doivent fidélité au souverain de leur royaume.
À mesure qu’il s’était propagé dans l’Empire romain, le christianisme avait donc établi sa hiérarchie conformément au cadre de l’administration civile. Mais dans l’Irlande restée hors de l’emprise romaine par contre, les institutions ecclésiastiques durent se modeler sur une constitution politique et sociale toute différente. Ici pas de villes, un pays dépourvu d’unité, fractionné en une multitude de tribus antagonistes, animées d’un esprit particulariste et régionaliste très prononcé, aux circonscriptions pas très bien définies.
Dans les royaumes celtiques comme dans tous les nouveaux royaumes, ce christianisme est donc national. Il aide les peuples à affirmer leur identité, face aux tentatives de colonisation (guerrière ou culturelle). Si les peuples de la façade atlantique adoptent contre toute attente la religion de l’ennemi romain, c’est parce que l’empire d’Occident n’est plus là pour les menacer et c’est parce que Constantinople, au Ve siècle, leur paraît trop éloignée pour représenter un danger (l’empereur d’Orient n’engage une reconquête de l’Occident qu’au VIe siècle). L’éloignement géographique permet d’évacuer toute référence à l’empereur. Il permet d’éviter les querelles dogmatiques, chères aux évêques. Enfin, il permet au christianisme de s’adapter à la sensibilité locale (chose permise et courante, dans les premiers temps du christianisme, pourvu que le dogme soit respecté).
Dépourvus de villes les pays celtiques ne peuvent imiter le mode d’organisation répandu dans les pays romanisés (une communauté urbaine, groupée autour d’un évêque. Le christianisme celtique est rural et n’a pas d’évêques, pas de clergé séculier, mais des moines et des ermites. Chaque abbé (ou chaque ermite) est totalement indépendant. On ne peut donc parler d’« Églises » comme dans les pays romanisés. La dénomination de « chrétientés celtiques » semble plus appropriée que « christianisme celtique ». Car il s’agit ici de communautés indépendantes, non d’un appareil centralisé, non plus d’une communion hérétique ou schismatique.
La première communauté chrétienne structurée et organisée dont on trouve des traces en Irlande à la mort de saint Patrice n’est pas celle formée par les églises fondées par Palladius en 431, mais la communauté monastique de Killeaney dans les îles Aran. L’historiographie catholique nous montre également saint Patrice laissant après derrière lui le diocèse d’Armagh. Nous on veut bien, mais rien ne prouve par contre et surtout pas le liber angeli de Tirechan au 7e siècle, que l’évêché d’Armagh a été fondé par saint Patrice.
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Ce livre est dit Liber Angeli, car il est censé rapporter ce qu’un ange aurait dit en rêve à saint Patrice. Le Liber Angeli parle d’un tribut à percevoir au profit d’Armagh (Ard Macha < Arda Magosias) dans toute l’étendue de la « parochia ». Ce texte règle aussi la façon dont le successeur de Patrice doit être reçu au cours de ses visites et indique quelles peines frappent ceux qui se rendent coupables envers lui, soit envers sa maison, soit envers sa paroisse. Toute cause difficile, ou cause que les juges d’Irlande seraient incapables de juger doit être portée au tribunal de l’archevêque d’Armagh. On peut, à l’aide de ce document se faire une idée approximative de ce que dut être, jusqu’aux réformes entreprises par Malachie, la nature des revendications de cet évêché à partir du 7e siècle : une prééminence d’honneur, certains privilèges honorifiques, le droit de visite, le droit de juger certaines causes et, peut-être, d’appel, enfin du droit de lever un tribut. Mais il ne constitue en aucun la preuve que ledit évêché fut fondé par saint Patrice. Kildare avait d’ailleurs les mêmes prétentions et plus anciennes peut-être, pour sainte Brigitte.
De toute façon ce que nous trouvons essentiellement au 6e siècle en Irlande ce ne sont pas des diocèses, mais des abbayes d’où nos quelques mots à ce sujet pour commencer.
Les mots abbé ou abbatiat en gaélique (abb et abdhaine) ont une acception très large en Irlande à l’époque et désignent en fait toute autorité temporelle ou spirituelle supérieure. Il est donc souvent synonyme d’évêque.
Ce qui est massivement évident c’est que les abbés irlandais ne se réclament presque jamais de Patrice. Il n’y a pas de lien de filiation directe entre saint Patrice, et les chrétientés celtiques – totalement indépendantes vis-à-vis des évêques continentaux, se contentant de s’aligner strictement sur le dogme défini par les conciles œcuméniques.
Diverses hypothèses ont été avancées pour expliquer l’origine de ce phénomène.
Si on ne retient pas celle avancée par le Français Alexandre BERTRAND en 1897 (Nos Origines page VIII de la préface) qui va un peu loin (jusqu’au Tibet), il ne nous reste plus que l’influence de saint Martin de Tours, ANCIEN MILITAIRE du pays des Boïens en Pannonie (Sabaria). L’organisation quasi militaire de la vie des moines y compris dans le travail manuel, est en effet une des caractéristiques de ce mode de vie.
Ce qui est certain par contre c’est que bon nombre de saints fondateurs d’abbayes ont appartenu au sous-ordre druidique des vellèdes ou filid ; saint Fiacc, par exemple, l’un des premiers disciples de Patrice. C’est d’ailleurs à l’intervention de saint Colomban d’Iona lors de l’assemblée de Druim Ceatt, que les vellèdes/filid durent le maintien de leur corporation.
Par bien des points, l’École du moine se rapproche en effet de l’École du fili. On lui confie les enfants de noble famille, comme on les confiait au fili. Ils apprennent par cœur auprès de lui les Écritures, le Psautier surtout, comme ils apprenaient par cœur auprès du file les traditions héroïques de leur nation. Et quand le moine, qui, outre des clercs, forme des chefs, des juges, des poètes, abandonne les sujets religieux pour les sujets profanes, la culture chrétienne pour la culture nationale ; il n’est plus qu’un rival du filé : il lui emprunte thèmes et méthodes.
La ressemblance entre les deux Écoles est d’autant plus frappante que l’institution scolaire se greffe sur la daltachas une forme d’adoption qui remonte aux âges les plus lointains. On remettait l’enfant, dès son plus jeune âge, entre les mains d’un père nourricier (athair altroma), qui devenait son père au sens plein du terme ; car ce type d’adoption créait plus que des liens d’affection. Pour cette fonction adoptive, on choisissait un très-sachant de la druidiaction (druidecht) ou un fili de renom, ainsi promu maître et père à la fois.
Ce système de mise en pensionnat chez un tuteur s’accordait à merveille à la conception chrétienne de la paternité spirituelle.
Le christianisme, loin de l’abolir, l’utilisa donc : le moine prit simplement la place du druide, devenant doublement père de l’enfant qu’on lui confiait, père selon l’esprit, père selon la loi.
La première communauté chrétienne structurée et organisée dont on trouve des traces en Irlande à la mort de saint Patrice n’est donc pas le diocèse d’Armagh, mais la communauté monastique de Killeaney dans les îles Aran (Aranmore).
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Vers 484 saint Enda fonde le premier monastère irlandais à Killeaney sur l’île d’Aran Mor. Saint Enda passe pour être le « Père du monachisme irlandais ». La plupart des grands saints irlandais sont associés à ce monastère.
La légende de Saint Enda maintenant (nous disons bien légende, car rien n’est historiquement certain).
Si l’on en croit le martyrologe d’Oengus le culdée, saint Enda était un prince irlandais, fils de Conall Derg d’Oriel (Ergall) en Ulster. La légende raconte que lorsque son père mourut, il lui succéda comme roi et partit combattre ses ennemis. Mais le farouche guerrier aurait été converti par sa sœur, sainte Fanche, une abbesse (???). La jeune fille qu’elle lui avait promise comme femme venant juste de mourir, Franche aurait forcé son frère à voir le cadavre, afin de lui faire comprendre que lui aussi un jour devrait affronter la mort et le jugement.
Franche l’aurait ensuite envoyé à Rosnat (Candida Casa dans le sud-ouest de l’Écosse?) un grand centre du monachisme celtique 1). De retour en Irlande, Enda construisit une église à Drogheda. Ensuite vers 484 son beau-frère le roi Aengus du Munster lui aurait donné une terre dans les îles d’Aran.
Le monastère de Killeaney sur Inismor passe pour être le tout premier monastère d’Irlande.
La vie d’Enda et de ses moines était frugale et austère. Ils vivaient de l’agriculture et de la pêche. La journée était divisée en moments destinés à la prière, au travail et à l’étude des textes sacrés. Chaque communauté avait sa propre église et son village de cellules de pierre, où ils dormaient soit à même le sol soit sur des bottes de paille, mais toujours dans les vêtements portés la journée. Ils se réunissaient pour leurs dévotions quotidiennes dans l’église ou l’oratoire du saint sous la protection duquel ils s’étaient placés. Ils mangeaient en silence dans un réfectoire commun, servi par une cuisine commune, n’ayant pas de feux dans leurs cloghauns ou leurs cellules de pierre, qu’il fasse froid ou que la mer soit démontée.
Certains pêchaient autour des îles ; d’autres cultivaient de l’avoine ou de l’orge dans des carrés de terre abrités entre les rochers. D’autres moissonnaient les céréales ou pétrissaient la pâte pour en faire du pain, puis les cuisaient pour les frères. Ils filaient ou tissaient leurs vêtements à partir de la laine de leurs moutons. Ils ne pouvaient produire aucun fruit dans ces îles balayées par les tempêtes et ne buvaient pas de vin ni d’hydromel. Ils ne mangeaient pas de viande, sauf peut-être un peu les malades.
Les moines qui ont vécu en ce lieu ont aimé ces îles « comme un collier de perles » et ce d’autant plus qu’elles avaient abrité des cultes druidiques. Sur la plus grande, il y aura le puits et l’autel de Saint Enda, ainsi que la tour ronde de l’église où sonnait la cloche qui indiquait que Saint Enda avait pris place devant l’autel. Au signal de cette cloche, l’office divin commençait dans toutes les églises de l’île.
L’établissement monastique des îles d’Aran devint de son vivant un important lieu de pèlerinage, et un foyer d’évangélisation des terres alentour. Enda construisit également un monastère dans la vallée de la Boinne et plusieurs autres ailleurs. Il est considéré avec saint Finien de Clonard comme le père du monachisme irlandais. Il mourut de vieillesse vers 530.
Au moins deux douzaines de saints ont eu des liens avec les îles Aran.
— Saint Ciaran de Clonmacnoise y vint d’abord jeune homme afin de moudre le grain, et y serait resté le reste de sa vie sans l’insistance de saint Enda qui lui expliquait sans relâche que son vrai travail se trouvait ailleurs. La légende veut que Ciaran soit ensuite allé à pied jusqu’à Clonmacnoise en compagnie de sa vache qui était une très bonne laitière. La reliure du Livre de la Vache brune aurait été faite avec sa peau.
— Parmi ceux qui passèrent aussi quelque du temps avec Enda, il y eut Saint Brendan le Navigateur. Lorsque saint Brendan revint de ses voyages loin vers l’Ouest, il remercia Dieu à l’abbaye et y laissa le seul cadeau qu’il avait ramené de son périple, une pierre avec un œil sculpté à un bout et une rune sur l’autre 2). Elle lui aurait été donnée par un nain. Cette pierre 2) était censée flotter si on la posait sur de l’eau et la pierre précieuse pointer en direction de la dernière île située à l’ouest.
— Saint Finnian quitta saint Enda pour fonder le monastère de Moville (où Colomba d’Iona passa une partie de sa jeunesse, saint Colomba qui appelait Aran « le soleil de l’ouest ») et certains auteurs disent même qu’il devint sous le nom de Fridianus évêque de Lucques en Italie. Qui l’eût cru ?
— Sans oublier Finien de Clonard déjà mentionné plus haut.
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Grâce à eux l’Irlande va donc rapidement se couvrir de monastères, comme Clonard (520) à l’est, Clonmacnoise (545) au centre, et Bangor (559) au nord-est.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir ce souvent des clans entiers qui, à la suite de la conversion de leurs rois et de leurs vellèdes/filid, adhéraient au christianisme, et les moines apparurent comme les nouveaux guides spirituels de ces communautés, les héritiers directs de la classe sacerdotale païenne. Cette conversion « par le haut » de l’Irlande au christianisme explique sans doute que l’Église n’y compta aucun martyr. Il est à noter en effet que bon nombre de fondateurs de monastères aient été de sang royal, ou fils de vellède. Cas par exemple de saint Ciaran, fondateur de Clonmacnoise, de saint Colomban à Derry mais aussi de saint Kevin à Glendalough, de saint Comgall à Bangor, etc.
Le monachisme s’est donc rapidement développé en Irlande, pays dépourvu de villes où les monastères ruraux convenaient mieux qu’une organisation épiscopale urbaine.
Si l’initiateur en fut saint Patrice, mais on peut en douter, ce qui est certain c’est qu’il y en eut ensuite une floraison considérable
— En Irlande outre Clonmacnois, Clonard, Bangor, Glendalough (par Kevin), déjà mentionné : Clonfert (par Brendan), Durrow (par Colomba d’Iona), Skellig Michael, etc.etc.
— En Écosse : lona (par Colomba)…
— Au Pays de Galles : Bangor…
— En Cornouailles : Crediton…
— En Armorique : Rhuis (par Gildas), Dol (par Samson), Léon (par Paul ou Pol), Landevennec (par Guénolé)…
Le monachisme celtique était d’origine druidique et différait du monachisme du sud, non seulement par ses structures (monastères évêchés), mais aussi par ses aspirations et par le mode de vie qu’elles impliquaient.
— Il combinait érémitisme et cénobitisme (lieux souvent répulsifs, îlots inhospitaliers comme les îles Aran, des cellules de pierre ou de branchages, individuelles, avec seulement un oratoire en commun). Une antique tradition d’origine païenne si l’on en croit le témoignage de Plutarque.
«… Démétrius dit que parmi les îles situées à côté de la [Grande] Bretagne, beaucoup sont isolées, à peine habitées voire désertes. Certaines portent le nom d’une divinité ou d’un grand héros. Lui-même, sur ordre de l’empereur, a fait là-bas un voyage à des fins d’enquête et d’observation, afin de se rendre dans la plus proche de ces îles qui n’a que quelques habitants, de saints hommes qui sont tenus pour intouchables par les [Grands] Bretons. Peu de temps après son arrivée, il se produisit un grand tumulte dans les airs, accompagné de divers signes annonciateurs ; des vents violents se mirent soudainement à balayer la terre et la foudre s’abattit à plusieurs reprises. Quand le calme fut quelque peu revenu, les gens de cette île lui expliquèrent que venait de trépasser un homme doté d’une âme/esprit à l’exceptionnelle puissance [en grec megalai psychai]. « Car », disaient-ils, « une lampe que l’on allume n’inspire aucune crainte, mais son extinction plonge dans les ténèbres ; de même les grandes âmes/esprits [grec megalai psychai] ont une flamme ainsi qu’une lumière, bienfaisante et inoffensive, mais leur extinction souvent, comme tout à l’heure, donne lieu à des tempêtes et à des orages, voire même infecte fréquemment l’air de souffles pestilentiels ». Ils ajoutent en outre qu’il y a dans cette partie du monde une île où Cronos est tenu confiné, gardé pendant qu’il dort par Briarée ; car le sommeil est le lien qui le retient enchaîné en ce lieu, et que tout autour sont de nombreux démons qui lui servent de valets ou de serviteurs…
» (Plutarque. De defectu oraculorum 29).
— Ce monachisme impliquait une vie de type militaire, à la saint Martin, avec châtiments corporels, et un système de pénitences tarifées (pour telle ou telle faute, tant de jours, de mois ou d’années, de jeûne) consignées dans des pénitentiels.
— Il impliquait une ascèse héroïque (prière individuelle des nuits entières dans la marée montante, voyages solitaires au risque de sa vie…)
— Mais paradoxalement (c’était d’ailleurs là une caractéristique druidique), il était plus ouvert sur le monde (abbés/évêques et moines/prêtres chargés de la christianisation d’abord du clan, puis éventuellement des pays lointains) ; d’où l’importance du grand voyage missionnaire (peregrinatio pro Deo) dans cette mystique. Le droit celtique des brehon faisait de la peregrinatio d’un peuple ou d’une tribu à l’autre un mode d’exil ou de sanction. Une des peines prévues par la tradition irlandaise consistait en effet en un abandon aux flots condamnant un criminel à naviguer, privé de rames et de gouvernail, là où le vent le porterait. Dans les deux cas, l’homme était privé de l’aide de sa
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communauté et cela constituait la peine la plus grande qui pouvait lui arriver. Ce pèlerin forcé ne pouvait ainsi compter que sur la Providence divine.
On en a un excellent exemple dans la Cain Adomnain de 697, il s’agit de la peine remplaçant le prix du sang pour les femmes (les coupables de sexe féminin).
45… Une femme mérite la mort pour avoir tué un homme ou une femme, ou pour avoir administré un poison mortel, ou pour avoir brûlé une église, ou pour y avoir creusé… elle sera abandonnée dans une barque à une seule pagaie sur l’océan pour y dériver sous l’effet de la brise de terre avec un seau de nourriture et un seau d’eau. Il lui adviendra ce que Dieu aura décidé.
Notons au passage qu’on peut se demander si un lourd wergeld à payer comme dans le cas des coupables de sexe masculin (la société celtique ancienne en effet ne connaissait pas la prison et pratiquait rarement la peine de mort, mais recourait le plus souvent au principe du wergeld s’il y avait mort d’homme) n’aurait pas été une peine plus douce, mais les voies de Dieu sont impénétrables. Surtout dans le christianisme (les dieux païens, eux, étaient plus faciles à comprendre, car plus logiques).
Dans un tout autre contexte, le danger suprême sera donc tenté par certains moines qui, se sentant coupables (ou pécheurs), rompront volontairement leurs attaches et s’exileront pour faire la volonté de Dieu en partant à la conquête spirituelle de la Grande-Bretagne voire du Continent.
Le premier saint Colomban (Columba ou Columcille) né vers 521, a fondé les monastères de Derry, Durrow puis lona (le plus connu) en Écosse, en 563, et Aidan partit d’lona pour aller fonder Lindisfarne en Northumbrie vers 635. Puis ce fut au tour du reste de l’Europe.
CONCLUSION
Le christianisme celtique (ou « chrétientés celtiques » terme préférable) sera un phénomène d’abord circonscrit aux terres peu ou pas du tout romanisées, et vierges d’invasions germaniques (ouest de la Grande-Bretagne, Irlande). Il constituera sera un mode d’organisation de la vie religieuse, au sein du christianisme d’Occident. À l’inverse du système romain, il est fondamentalement décentralisé. Les monastères jouent un rôle important dans l’organisation de la vie économique. Certains abbés, proches d’un souverain, jouent un rôle clé dans la vie politique.
En Irlande et en Grande-Bretagne, les grands monastères pourront abriter jusqu’à 3 000 âmes. Le maître absolu du monastère est l’abbé. Les abbés sont égaux entre eux. Chaque monastère est indépendant.
Les diverses fondations d’un même saint abbé formaient ce que l’on appelait sa familia (en irlandais muintir, du vieux celtique mantera/manutera, ce qui signifie littéralement « la maisonnée ») de ce saint. Dans cette familia rentrèrent les fondations faites, au cours des siècles, par les coarb ou successeurs du premier abbé. Les territoires appartenant alors en pleine propriété à ces familiae monastiques, ou ceux sur lesquels, en raison de services spirituels ou matériels rendus aux populations, elles exerçaient comme une sorte de protectorat, y touchant des offrandes, y prélevant des tributs ; constituaient la parochia (en gaélique, fairche) du saint fondateur. Ces paroisses monastiques étaient des espèces de diocèses abbatiaux, englobant de riches domaines disséminés à travers l’Irlande, situés même parfois au-delà de la mer, et enclavés dans les diocèses épiscopaux. Les moines, missionnaires, au début, ne perdirent rien de leur importance ni de leur influence après la conversion du pays. Les monastères, nantis de riches domaines, très peuplés, demeurèrent des foyers d’apostolat et de piété, des centres recherchés de culture profane et sacrée, bref des havres de paix, de lumière, de civilisation, au milieu de la barbarie générale. Aux yeux des populations chrétiennes, leur prestige éclipsa même en partie celui de l’épiscopat classique de type catholique romain. Cette importance extraordinaire de l’élément monastique a même conduit certains auteurs à envisager l’ancienne Irlande chrétienne comme un ensemble de fédérations monastiques.
Au VIIe siècle, grâce aux missionnaires irlandais, le christianisme celtique connaîtra un fulgurant essor en Occident, jusqu’en Italie et en Germanie, mais après avoir connu son apogée au VIIe siècle, il s’éteindra au XXIIe siècle.
On peut y distinguer deux cultures d’expression ou de référence.
— La culture brittonique (de langue brittonique).
— La culture gaélique (de langue gaélique), ou christianisme irlandais.
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N.D.L.R. Sur le Continent l’Armorique occupera vite une place à part au sein des chrétientés celtiques. Elle n’a pratiquement pas de monastères. Des ermites s’isolent, chacun en un site privilégié. Chacun a la charge d’un certain nombre de familles, elles-mêmes dispersées. Ainsi se forme la paroisse rurale (le plou, du latin plebs, le peuple), car le sens de la communauté reste très fort (il est particulièrement marqué en Armorique avec les pardons ou pèlerinages annuels).
1) En fait Rosnat est un endroit de Grande-Bretagne à ce jour toujours non identifié. La Candida Casa (Whithorn) de saint Ninian dans le Galloway ?
2) Celtic runa, gallois rhin, irlandais run, « mystère. » Une sorte de boussole primitive en quelque sorte. Mais il doit s’agir d’une légende postérieure et datant du temps des Vikings.
LE PROBLÈME DU TIERS ORDRE CULDÉE.
Il a également existé en Irlande et dans les pays limitrophes un tiers ordre monastique voué à l’art ou à l’artisanat, dont la caractéristique principale était qu’ils n’étaient en aucune façon astreints au célibat. Certains auteurs pensent que ces Culdées furent les descendants directs des premiers chrétiens de saint Patrice.
D’Irlande l’institution passa en Écosse où l’on en trouve encore des traces, au XIIe et au XIIIe siècle. Voir notre étude détaillée sur le sujet : « des Fianna aux Culdées ».
Avertissement au lecteur. Dans ce qui suit l’adjectif « régulier » doit être compris, pour simplifier, comme équivalant à « catholique romain », car les Culdées aussi devaient bien avoir une règle. Notons également que séculier signifie « qui ne vit pas reclus à l’écart de la société dans un couvent ». En ce sens s’oppose à « conventuel » (qui vit dans un couvent). Un curé ou un pasteur sont des prêtres séculiers, un moine ou une religieuse sont « conventuels ».
Un chanoine est un membre du clergé attaché au service d’une église. Au haut Moyen Âge, le mot pouvait désigner certains membres du personnel laïc des églises.
Les principales caractéristiques des Culdées furent donc les suivantes : ils ne vivaient pas totalement à l’écart du monde, et seulement à titre partiel en communauté (maison commune, table commune, et oratoire commun). Ils pouvaient être mariés, donc avoir des enfants. Ils n’avaient pas fait vœu de pauvreté, donc pouvaient avoir des biens. C’étaient des prêtres disant la messe, mais aussi souvent des artistes (des poètes, des chanteurs…) ou des artisans, dont l’association (10 à 20 personnes) faisait vivre l’église du lieu. On ne sait pas grand-chose des règles du culte chrétien à cette époque, sauf que le jeudi saint, les moines se lavaient mutuellement les pieds ou que le jour de Pâques, on pratiquait le vieux rite du feu pascal.
Mais ces Culdées du XIIe étaient-ils ainsi à l’origine, ou s’est-il agi du relâchement d’une discipline ecclésiastique initiale beaucoup plus sévère comme celle de Maelruain de Tallaght (mort en 792 ?).
Réponse. D’après Toland (Nazarenus), les Culdées apparurent en Irlande et en Écosse au VIIIe siècle. Il s’agissait d’une spiritualité très égalitariste, non hiérarchisée, sans évêque diocésain, et sans pape, reconnaissant à chacun une totale liberté de conscience. D’après lui, les Culdées disparurent au XIe siècle et c’est une bulle du pape Hadrien IV qui aurait décidé le roi d’Angleterre Henri II, en 1154, à entreprendre la conquête de l’Irlande, pour mettre fin à ce christianisme original.
Disons tout de suite que William Reeves (1864) est plus précis en ce domaine. D’où ce qui suit…
La dévotion et l’abnégation caractérisant la vie monastique lors de son apparition en Irlande valurent à ceux qui l’adoptaient, l’appellation de « Servus Dei » qui devint, avec le temps, un quasi-synonyme du mot monachus. Ancilla Dei prit le sens de « moniale » (religieuse) et « servire Deo » celui de « mener une vie monastique ». L’expression Servus Dei étant devenue familière dans leur culture, il était fatal que les Irlandais cherchent à lui trouver un équivalent dans la langue de leur peuple.
Célé = compagnon ?
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Mais le terme célé, ainsi que les mots « puer » et « comes » en latin, ou gilla en irlandais, admettent aussi comme signification secondaire la soumission ou la relation pouvant exister de maître à domestique. Pour des esprits imbus de déclarations du genre : « Dorénavant je ne vous appellerai plus des domestiques, mais des amis » ; l’adoption de l’expression servus Dei au sens de frères, compagnons, ou camarades, a peut-être suggéré un équivalent comme celui de Célé-dé en gaélique. Il importe de rappeler que le mot célé entre dans la composition de certains noms propres ou communs, de la même manière que gilla et mael, avec le sens plus ou moins explicite de compagnon, de serviteur, ou de consécration/dévotion à Dieu.
Nous pouvons donc sans risque attribuer à cette origine la création du composé gaélique Célé-Dé, qui, dans son utilisation, recouvrit tous les sens de son modèle original. Avant de voir celui-ci évoluer, au fur et à mesure des circonstances, ou des spécificités locales qui affectèrent la catégorie sociale à laquelle il s’appliquait.
Nous trouvons un intéressant exemple de cette évolution dans les annales irlandaises de la fin du XVIe siècle (1595, année où les Annales des Quatre Maîtres appliquent le terme CéilenDé aux Frères dominicains de Sligo, membres d’un Ordre fondé en 1215). Le Livre de Fenagh, une compilation du seizième siècle par contre, anticipe sur l’usage du terme en appliquant le mot Cele-dei à saint Jean l’évangéliste, en un sens général de personnage saint, pieux, et vivant probablement dans la pauvreté.
Deux manuscrits plus anciens, le Livre de Leinster et le Livre de Lismore contiennent une variante de la légende de saint Moling, le fondateur de Tech-Moling, dans laquelle cet ecclésiastique se considère lui-même comme membre des Cele-nDé. Saint Moling, que l’on connaît maintenant sous le nom de saint Mullins, dans le comté de Carlow, était un contemporain de saint Adamnan et il est mort en 697. C’était non seulement un abbé, mais aussi un évêque, le successeur de saint Moedoc sur le siège épiscopal de Ferns.
En Écosse, où le terme fut importé avec la langue et les institutions des immigrants scots, nous trouvons, vers le milieu du treizième siècle, certains ecclésiastiques désignés sous l’appellation « Keledei sive Canonici ». Au fil des siècles, le mot a été appliqué sans les sens les plus divers. Il fut tantôt porté par des ermites, tantôt par des moines conventuels ; parfois dans un état impliquant le célibat, parfois dans une situation impliquant qu’il s’agissait d’hommes mariés ; désignant ici des prêtres séculiers, là des moines réguliers, certains liés par le vœu de pauvreté, d’autres libres d’accumuler des biens ; très estimés pour leur abnégation à une certaine époque, considérés avec mépris comme relâchés ou trop mondains à d’autres.
Ceux qui pensent que les Céli-dé furent les membres d’un seul et même ordre expliquent cette contradiction par l’existence de deux classes distinctes de culdées, une classe à la discipline plus stricte et une à la discipline plus lâche. Mais rien dans nos archives n’appuie cette hypothèse. Et quand Célé-dé devint peu à peu un terme distinctif, ce fut seulement pour opposer ceux qui s’accrochaient aux antiques obédiences monastiques du pays, à ceux qui avaient adopté les institutions mieux organisées, plus systématiques, de l’Église romaine du Moyen Âge. Par exemple pour singulariser un moine scot. La fréquence des noms de famille comme Mac Anaspie, Mac Nab, Mac Prior, Mac Intaggart, Mac Pherson, Mac Vicar, Mac Clery ; dénote en effet un état social plus tout à fait en phase avec l’idée que l’on pouvait se faire de la discipline ecclésiastique chrétienne à l’époque.
Le premier cas, dans lequel on observe l’adoption du concept par un auteur irlandais, se trouve dans les mémoires de Tirechan à propos de saint Patrice. Un texte écrit dans la première moitié du huitième siècle, où l’évêque ayant donné son nom à Killespugbrone (dans le comté de Sligo) est appelé Bronus filius Icni, servus Dei, socius Patricii. Si la Vie tripartite l’avait traduit en irlandais, comme dans la plus grande partie du récit de Tirechan, nous aurions eu selon toute probabilité un témoignage important quant à l’origine de notre Célé-dé vernaculaire ; mais malheureusement, elle reproduit la phrase latine telle quelle, directement dans le corps du texte.
Nous avons, cependant, dans une autre partie de cette antique et précieuse compilation, un exemple d’emploi du terme irlandais, le plus ancien cas que j’aie pu trouver. Le propos de saint Patrice parlant d’un jeune garçon qui venait de mourir et qui finit de la sorte : « Il ordonna ensuite à un célé dé de sa famille, c’est-à-dire, Malach le Breton, de le ramener à la vie ». Colgan rend inexactement le terme en question par « cuidam advenoe », au lieu de « monacho » ou « servo Dei », qui serait la traduction la plus raisonnable.
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Ayant examiné la forme primitive du nom, venons-en maintenant à ses deux éléments constitutifs, céle et Dé.
Le terme célé apparaît fréquemment dans les anciens manuscrits irlandais où il glose habituellement les mots socius et maritus, exemple dans la copie de Wurtzbourg des épîtres de saint Paul. Cela fournira même à Zeuss le paradigme de l’ancienne déclinaison des noms de la première série.
De la même manière, « célé ingine » (c’est-à-dire socius filiae) glose « gener » et coceilfine « sociétés ». De là, il passe au sens pronominal d’alius, autre, et au sens adverbial de seorsum. Le mot apparenté gallois, cilid (gelyd par la suite et enfin maintenant gilydd), le cornique gele ainsi que le Breton gile, ne sont utilisés qu’en ce sens (dérivé).
Le mot célé a plus rarement le sens de servus. Les Épîtres de Wurtzbourg glosent libertus par roirmug, roirchéle ; ce qui signifie « libéré de l’esclavage ». Dans le Glossaire d’O’Davoren chéle nous est expliqué par gilla, qui signifie « domestique » et on le trouve avec ce sens dans les dictionnaires irlandais ou gaéliques modernes. Nous trouvons aussi le terme dans la composition de quelques noms propres, combinés communément de la même façon que les mots mael et gilla, c’est-à-dire celecleirech, celeclamh, celecrist, celedabhaill, celedulaisi, celeisa, celepetair, celetighernaigh.
L’autre composant, Dé, constitue le génitif de Dia, « Dieu » et il est de temps en temps utilisé comme une sorte d’intensif religieux entrant ainsi en combinaison avec certains termes monastiques, comme ancor Dé, anchorita Dei ; caillech Dé, monialis Dei ; deoraidh Dé, peregrinus Dei. On disait par exemple d’un homme qui avait renoncé au monde qu’il l’avait fait « ap Dia » : « pour Dieu ».
Considérant donc la vraie forme du terme, on peut annoncer sans risque que la charte écossaise du douzième siècle, qui le transcrit chélédé, Jocelin, qui le latinise en calledeus, ainsi que la plupart des archives écossaises qui le reprennent sous la forme keledeus ; sont plus dans le vrai que le cartulaire de York, Giraud de Cambrie et les archives d’Armagh ; qui supposent une affinité entre l’irlandais célé ainsi que le latin colo, quand ils transcrivent le terme par colideus et cœlicola ; faisant ainsi de céledé l’équivalent celtique de leur familier deicola.
Voilà pourquoi Colgan, qui était pourtant un spécialiste du gaélique, a pu écrire à propos des Kele De, « quae vox latine reddita Deicolam, seu Amadeum designat ».
En Écosse, Hector Boece, suivi par George Buchanan, a vulgarisé le terme culdeus, d’où est sortie la forme de mauvais goût « culdee », qui est ensuite passée dans l’anglais courant et a donné lieu à beaucoup de mystifications.
Les Culdées étrangers.
Les Irlandais n’ont jamais pensé que la catégorie de personnes désignées chez eux sous le nom de Céli-dé devait être propre à leur pays. Nous en avons la preuve non seulement dans le passage de la Vie tripartite de saint Patrice cité ci-dessus, qui présente Malach, un Breton, comme étant un Célé-dé faisant partie des compagnons du saint ; mais aussi dans deux très curieuses entrées des Annales des Quatre Maîtres. Quoique la source d’où elles ont été tirées soit assez incertaine. En l’an 806 (811 de l’ère vulgaire) ces rubriques relatent le fait suivant : « Cette année-là, un Céile-dé a traversé la mer à pied sec, sans l’aide d’un navire ; un écrit du Ciel lui avait été donné pour en prêcher le contenu aux Irlandais, mais il fut de nouveau emporté dans les airs une fois son discours fini. Cet ecclésiastique avait l’habitude de partir vers le sud sur la mer chaque jour quand ses prêches étaient finis ».
Laissons de côté le merveilleux de cette déclaration, qui cadre mal avec le sujet des entrées factuelles dans lesquelles les compilateurs l’ont insérée. On peut facilement comprendre que ce texte évoque l’arrivée d’un moine étranger, dont la mission était de susciter quelque réforme morale, ou un changement dans la discipline ; et dont les exhortations prétendaient ou avaient assez de force pour sembler être un message envoyé du ciel.
Idem en 919. Les mêmes annalistes rapportent que « Maenach, un Célé-dé, traversa la mer en direction de l’ouest pour établir des lois en Irlande ». La forme celtique du nom de cet homme fait penser qu’il venait du nord de la Grande-Bretagne, car l’ancien irlandais considérait de façon traditionnelle l’Écosse comme étant un pays « oriental ». Ou alors nous pouvons supposer qu’il s’agissait d’un moine irlandais installé sur le Continent qui rentrait au pays chargé d’une quelconque mission temporaire concernant la discipline ecclésiastique.
IRLANDE.
Saint Maelruain et Tamhlacht.
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La fin du huitième siècle nous fournit des exemples d’emploi du terme Célé-dé en un sens très défini et en relation, du moins sur le plan local, avec une certaine catégorie institution de religieux.
Saint Maelruain, l’abbé, mais aussi évêque fondateur de l’église de Tamhlacht, appelé maintenant Tallaght, près de Dublin, réunit autour de lui une fraternité pour laquelle, vu la corruption ambiante en matière de religion et le relâchement de la discipline monastique ; il prescrivit certaines règles plus strictes, consistant pour partie en préceptes devant servir de guide pour des communautés monastiques ou sacerdotales. De l’histoire de Maelruain nous ne savons rien, à part quelques généralités. Une règle monastique qu’on lui attribue nous a été conservée par le Leabhar Breac, sous le titre de Riagail na Celed-nDe, oMoelruain cecinit, ce qui signifie « la Règle des Cêle-ndé [tirée du poème] qu’O’Moelruain a composé ».
Ce texte est écrit en gaélique. L’orthographe et la structure grammaticale du texte prouvent qu’il ne remonte pas au-delà du douzième ou treizième siècle. Il peut être considéré comme la version partiellement modernisée, voire sans doute également augmentée [les strophes ou paragraphes 59 à 65] d’un document beaucoup plus ancien. La longueur de ce traité rend possible une grande variété de sujets, mais son plan est très déficient, et il y a beaucoup d’éléments passablement obscurs. En dépit de son importance pour illustrer notre sujet, son insertion à cet endroit romprait la continuité de ce mémoire, et soulèverait immédiatement des polémiques étrangères à notre sujet immédiat. Il sera donc étudié en annexe seulement.
Qu’il nous suffise ici d’observer que ceux à qui ces préceptes sont destinés sont en divers endroits désignés sous le nom de Célé-nDé. Ce qui peut s’appliquer à un ordre particulier appelé ainsi ou, ce qui est plus probable, simplement à des « ascètes » ou à des ecclésiastiques « menant une vie très stricte ».
Nous avons en outre un poème religieux en douze strophes, conservé dans un autre manuscrit tout aussi vénérable, sous le titre Do Cheliu De inro rir, « du Céli-Dé ci-dessous » ou, « du Céli-Dé suivant » ; et principalement consacré à des préceptes sur l’adoration divine, selon qu’il s’agit d’ecclésiastiques, de lecteurs, ou de laïcs.
Ce poème constitue la septième section d’un texte versifié de 145 strophes, attribuée à saint Carthach ou Mochuda de Lismore, et succède immédiatement à une section contenant dix-neuf strophes sur les devoirs du moine. S’il s’agit d’une composition d’origine, ou d’une copie simplement modernisée, il s’ensuit alors que les Céli-dé formaient bien une catégorie de religieux distincte des autres dès avant 636, date de la mort de saint Carthach. Et qu’ils n’étaient pas considérés comme des moines au sens strict du terme.
Saint Maelruain mourut le 7 juillet 792 ; sa mort est ainsi enregistrée, dans les Annales d’Ulster : « Maelruain Tamlachta episcopus et miles Christi in pace dormivit ».
Dans sa fraternité a vécu un ecclésiastique, de quelques années son cadet, appelé Oengus, surnommé ainsi d’après son père, Mac Oengobann et d’après son grand-père, Ua Oïblen, dont les compositions poétiques ont joui d’une grande célébrité en Irlande. Cet auteur distingué a passé la première partie de sa vie monastique à Cluain-Eidhnech, maintenant Clonenagh, et a fondé ensuite un ermitage dans les environs, appelé d’après son nom, Disert-Oenguis, aujourd’hui Disertenos ; il a été ensuite amené par la célébrité de l’institution de Maelruain, et sans doute plus encore par son goût pour sa discipline et ses habitudes particulières, à se rattacher à la congrégation de Tamhlacht. Il passe pour avoir composé ici son Felire ou calendrier en vers, et avoir participé à la compilation du martyrologe de Tamhlacht. En plus de ces travaux, on lui attribue aussi diverses poésies religieuses ainsi que différents traités liturgiques ou historiques. Le titre par lequel il est désigné invariablement est celui de Célé-dé ; de sorte qu’Oengussius Keledeus en latin, « Oengus le culdée » en langue vernaculaire, est un nom familier à tout spécialiste de l’histoire d’Irlande.
Il a peut-être été appelé ainsi par référence à l’ordre auquel il appartenait, en tant que membre d’une communauté à qui le titre de Célé-dé alors était particulièrement décerné, plutôt que par allusion à ses qualités personnelles. Ou alors, comme le suppose Colgan, c’est sa sainteté personnelle qui lui a valu par excellence le titre de Célé-dé au sens « d’amant ou dévot de Dieu ». Un peu comme un surnom propre à lui-même, ajoute le docteur Lanigan.
Dans le cas d’Oengus, il vaut peut-être mieux considérer que c’était une désignation dénotant l’observation d’une discipline monastique rigide, notamment pour ce qui est du service divin. Et qu’elle lui a été appliquée comme à quelqu’un ayant écrit beaucoup des compositions religieuses de cette Église, ou ayant vécu aussi selon les plus stricts principes de sa secte religieuse.
Vu la façon dont le terme est mentionné dans les Annales et les Règles, il ne fait aucun doute que c’était un nom commun et nous le trouvons même, dans un cas au moins, associé au nom d’un illustre inconnu : Comgan céle-dé, « Comgan le Culdée ». Il est commémoré dans les calendriers de Tamhlacht, de Marianus Gorman et du Donegal, le 2 août, mais sans aucune précision sur le lieu ou
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l’année de sa mort. Il peut paraître étrange que ce titre ne soit pas plus souvent appliqué aux saints ayant appartenu à des ordres monastiques de caractère conventuel, malgré l’énorme quantité de noms entassés dans le calendrier irlandais ; mais il faut se rappeler que ce terme n’est entré en usage et sans signification particulière que vers la fin du huitième siècle, alors que le calendrier irlandais approchait de sa fin.
L’église de Tamhlacht a été fondée vingt-quatre ans après l’institution, par Chrodegang, de l’ordre des chanoines, à qui l’on a donné ensuite le titre de Fratres Dominici, puis de canonici.
C’était une catégorie intermédiaire entre les moines et les prêtres séculiers, adoptant une grande partie de la discipline du système monastique, mais sans prononcer de vœux, et servant de ministres du culte dans diverses églises. Lors du Concile d’Aix-la-Chapelle en 817, une nouvelle règle ainsi que des normes supplémentaires leur furent données. L’institution de Maelruain a pu emprunter quelques particularités, si elle ne les avait pas déjà en commun avec eux, à cet ordre de chanoines.
Ce qui est certain en tout cas, c’est qu’au bout d’un certain temps, les Keledei d’Écosse et les Colidei d’Irlande finirent par faire preuve dans leur discipline des mêmes principales caractéristiques que ces chanoines séculiers.
Armagh.
L’autre église ayant eu aussi une fraternité de Céli-dé qui lui était associée fut celle d’Armagh ; et, dans ce cas, ce fut pendant une très longue période de temps, c’est-à-dire du commencement du dixième siècle jusqu’à la Réforme.
En 920, ou 921 de l’ère vulgaire, les Annales d’Ulster rapportent ce qui suit. « Ardmacha, le samedi d’avant la saint Martin, c’est-à-dire le 10 novembre, a été pillée par Gofrith, le petit-fils d’Ivar et son armée. Ils ont épargné les maisons de prière avec leurs hommes de Dieu, c’est-à-dire les Céli-dé ainsi que leurs malades, et toute la ville ecclésiale. À l’exception de quelques maisons qui ont été brûlées par négligence ».
Ce qui est remarquable dans ce passage, c’est qu’il ne mentionne ni abbé, ni subalternes, ni aucun moine, d’Armagh, bien qu’elle ait eu plusieurs églises et qu’elle ait été très tôt amplement pourvue de toutes les catégories de ministres du culte conventuels possibles.
Il semble n’y avoir eu ni secnab, ni prieur, ni évêque, ni ferleghinn, ni lecteur, ni anachorète, ni aucun des habituels titulaires d’office d’un grand monastère de l’époque.
Les pillages vikings et les incendies des années 830, 889, 850, 867, 879, 890, 893 et 914, ainsi que l’ont noté les Quatre Maîtres, avaient si durement touché l’ancien établissement, que nous pouvons le supposer presque déserté. Sauf par les ministres du culte faisant preuve d’abnégation et les plus dévoués à ses églises ainsi qu’à ses hôpitaux. Voilà sans doute pourquoi l’annaliste évoque tous les religieux de la place sous l’expression « les gens de Dieu ». Ou, plus précisément de Céli-dé, qui sembleraient avoir été les officiants préposés au chœur et à l’autel, en relation étroite avec ceux qui accueillaient les malades et les pauvres. Les Céli-dé d’Armagh, dans cette optique, auraient été les ministres du culte de l’antique l’ancien couvent.
C’est la première et dernière fois que les annales irlandaises nous parlent des Céli-dé d’Armagh ; et ce n’est qu’en 1366, qu’ils réapparaîtront dans l’Histoire. Dans l’intervalle, les Vikings ayant cessé leurs déprédations, et Armagh ayant retrouvé sa condition normale, le clan local dominant l’emporta. Aussi bien sur le plan religieux que sur le plan séculier : il y eut six abbés laïcs héréditaires ainsi que tout un ensemble d’autres abus nés de l’épuisement du système monastique conventuel. On peut supposer que, durant cette période, alors que la partie plus riche de la communauté se sécularisait, les prêtres officiants ont continué d’accomplir les devoirs de leur sacerdoce, comme jadis, vivant toujours en communauté ; mais peut-être, comme les Céli-Dé de Clonmacnois, ou les Keledei d’Écosse, en contractant occasionnellement mariage.
Le relâchement de leur discipline a sans doute été la cause qui a rendu souhaitable l’introduction, pour Armagh, de chanoines réguliers. Et l’on peut sans peine imaginer que la reconnaissance officielle de cet Ordre, en 1126, n’a pas peu contribué à précipiter le déclin de l’influence et de l’importance de cette corporation séculière qui, dans le diocèse, a désormais cédé le pas aux moines réguliers ; bien qu’ayant longtemps constitué le clergé original du lieu.
La date exacte de réorganisation de l’économie de la cathédrale n’a pas été notée, mais elle a probablement eu lieu entre le départ de Malachie O’Morgair et la conquête de l’Irlande, durant l’épiscopat de Gélase. Le personnel d’une cathédrale normale, doyen, chancelier, trésorier, archidiacre et chanoines, jusqu’ici inconnu en Irlande, mais emprunté à l’Angleterre ou au Continent, y fut alors installé.
Dans d’autres diocèses, il y eut un processus différent ! Comme à Down où Malachie O’Morgair a fondé en 1138, un prieuré de chanoines réguliers ; abandonnant la cathédrale à sa vieille corporation
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de chanoines séculiers, qui, je présume, étaient apparentés aux Céli-dé, et qui continuèrent à s’en occuper jusqu’en 1183. Date à laquelle Jean de Courcy les en expulsa en anglicisant cette église et en y faisant venir des moines bénédictins de Saint-Werburgh (Chester). Dans le comté de Meath par contre, comme il n’y avait pas de cathédrale, les Céli-dé qui desservaient l’église à Clonard intégrèrent, avec tous leurs privilèges, le clergé paroissial du diocèse.
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N.D.L.R.
Malachie (Irlande vers 1094 – France 1148) a été le pionnier de la réforme grégorienne en Irlande.
Fils d’un maître d’école, Malachie devint moine auprès de l’abbé Imar et fut ordonné prêtre par saint Celse en 1119. Il continua d’étudier pendant quelque temps, sous la direction de Malchus de Lismore. Quand Cellagh (Celse), archevêque d’Armagh, partit pour Dublin, Malachie dirigea son diocèse en tant que vicaire.
En 1123, Malachie se vit confier le rétablissement de l’abbaye désertée de Bangor et, l’année suivante, il devint évêque de Connor. Avec une poignée de moines, il construisit une église en bois. Il disposait de peu de prêtres et de peu de ressources (la dîme ne rapportait guère), et l’autorité de la tradition l’emportait sur celle de l’Église. Sa persévérance et son habileté eurent néanmoins des résultats. Mais il fut obligé de partir en raison de la guerre. Il s’enfuit à Lismore où il fonda un monastère à lveragh.
En 1129, il fut nommé archevêque d’Armagh par Cellagh, mourant. Pendant plusieurs années, la puissante famille qui, par tradition, donnait les titulaires à ce siège, l’empêcha d’exercer ce ministère. Malachie, désireux d’éviter les affrontements, attendit l’intervention du légat du pape, Gilbert de Limerick, pour assurer la juridiction du diocèse. À la mort de Muirchertach, son rival, Malachie demanda le siège d’Armagh à son successeur, Niall, qui garda cependant une grande influence dans le Nord.
Malachie démissionna en 1137, et un compromis fut trouvé par toutes les parties, en la personne de l’abbé Gilla de Derry (Gélase).
Retournant à Connor, Malachie divisa le diocèse en deux sièges, Connor et Down. Il partit pour Rome en 1139, rendit visite à Bernard de Clairvaux en chemin, et lui laissa quelques moines à former. Sa demande concernant le pallium fut rejetée, mais le pape Innocent II le nomma légat pour l’Irlande. À son retour, Malachie fonda le monastère de Mellifont. Ensuite il repartit pour Rome, s’arrêta de nouveau à Clairvaux, et mourut dans les bras de saint Bernard qui écrivit sa Vie.
La Prophétie sur les papes. En 1595, le moine Arnold de Wyon publia un document de quelques pages qu’il attribua faussement à cet archevêque d’Armagh. Il s’agit d’une suite de cent devises qui devaient s’appliquer à tous les papes depuis Célestin II (1113-1114). On s’aperçoit que certaines devises s’adaptent bien aux règnes des papes qu’elles désignent. Des commentaires succincts en renforcent l’accord. Mais, à partir d’Urbain VII qui mourut en 1590, il n’y a plus ni commentaires ni concordances évidentes. Il semble donc bien que la véritable prophétie ne commence qu’avec cette devise et sa réalisation en devient du coup plus douteuse. Après la devise de Paul VI, les trois dernières devises sont les suivantes : De mediatate Lunae ; centre ou moitié de la lune ? (Jean-Paul 1er, pape d’août à septembre 1978) ; De labore solis, le soleil au travail ? (Jean-Paul II, pape en octobre 1978) ; puis De gloria Olivae, la gloire de l’olivier…
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Mais, laissons là cette digression, l’ancien système ne fut pas totalement remplacé, comme ailleurs, et la vieille sodalité des Céli-dé, qui commencèrent alors à être désignés par le nom latin de Colidei, a continué de jouir de ses biens et d’exercer ses fonctions, mais de façon plus discrète. Leur ministère dans la « grande église » continua comme avant, et leur supérieur ou prieur (titre honorifique sans réelle autorité) tomba au rang, quoique n’en portant pas le nom, de premier chanteur ordinaire ; tandis que sa fraternité de Colidei continuait de s’occuper de l’office des vicaires pour ce qui est du chœur. Ils continuèrent d’être une corporation à part et de constituer un corps distinct n’ayant pas fusionné dans le chapitre, leur prieur y ayant seulement une place et une voix lors des réunions. D’où les appellations archiépiscopales libellées de la façon suivante : « Decano, Priori Colideorum… », ou « Decano, Priori Colideorum omnibusque et singulis Canonicis et Colideis ecclesiam nostrae Ardmachanae ».
Le premier endroit où le nom apparaît dans les archives d’Armagh est le Registre du Primat Sweteman, en 1367. Ce prélat s’en prend à un dénommé Ohandeloyn [O’Hanlon] pour les blessures infligées au « Decanus et omnes alii Canonici et Colidei ». La même année, Cristinus, un Colideus, fut le porteur d’une lettre du primat au doyen. Odo M’dynim, ou M’doynym, prieur des Colidei, fut envoyé à Rome, en 1366, en tant que représentant du primat dans une affaire devant y être examinée ; il est
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aussi appelé « Prior communitatis nostri capituli Ardmachani ». En son absence il fut élu au poste de chancelier de la cathédrale, un poste qui avait la préséance et qui était mieux doté.
Les Colidei et leur prieur sont encore mentionnés dans les registres d’archives au cours des siècles qui suivirent, et de ces diverses remarques incidentes nous pouvons extraire les détails suivants, quant à leur constitution ou à leur office :
1. Le corps était composé d’un prieur et de cinq frères. 2. La célébration de l’office divin était assurée par eux ; et la compétence en matière de musique ainsi que l’éloquence dans les prêches étaient des qualifications requises pour le poste de prieur qui était soumis à leur vote. 3. L’office de Colideus était accepté comme titre pour les saints ordres. 4. La réparation des structures de l’église était de leur ressort ; et on trouvait fréquemment parmi eux l’office de « Magister Operis Majoris Ecclesiam » ou d’Appariteur. 5. Ils avaient le droit de nommer un confesseur, un droit concédé par le primat sous certaines conditions. 6. Leur consentement n’était pas été exigé pour la ratification des actes officiels du primat. 7. Ils n’avaient pas voix au chapitre dans l’élection du diocésain, sauf dans la mesure où leur prieur, qui, en vertu de sa fonction de premier chanteur, avait le droit de vote dans le chapitre. 8. Ils ne prenaient aucune part à l’administration des affaires religieuses du diocèse quand son siège était vacant. 9. Dans l’ordre de préséance, en tant que corps constitué, ils étaient en troisième position dans le diocèse ; le doyen et le chapitre étant les premiers, le monastère des chanoines réguliers de Saint-Pierre et Saint-Paul second, eux troisièmes, et le reste du clergé quatrième. 10. L’infériorité de leur rang est impliquée par le titre de canonici majores, qui était appliqué aux membres non éminents du chapitre, tandis que le caractère séculier distinguait leur supérieur du prieur claustral, titulaire d’un office chez les chanoines réguliers. 11. Leur prieur dans la cathédrale venait juste après le chancelier. 12. Les postes de recteurs ou de vicaires ayant charge d’âmes pouvaient être occupés par les prieurs voire par de simples membres. Comme dans le cas des presbytères d’Achlunga [Aghaloo], Carnsegyll [Carnteel] ou comme dans le cas des vicaires de Twyna [Tynan], Onellan [Kilmore] et Drumcrygh [Drumcree]. 13. En 1427, ils possédaient le presbytère et certains quartiers des paroisses de Derenoysse [Derrynoose]. 14. Lors de leur dissolution, ils étaient en possession de sept quartiers de l’actuelle paroisse de Lisnadill, ce qui faisait en tout 600 hectares ; des presbytères de sept paroisses, des vicairies de trois ; et de quelques autres petites propriétés toutes situées dans le comté d’Armagh. 15. L’archevêque avait une résidence chez eux, car en 1462, le primat nommé Bole parle de son domicile habituel « in loco Collideorum vulgariter nuncupato ». Cette situation était probablement un vestige de leurs liens passés, quand le « Successeur de Patrice » était abbé donc, et que leurs prédécesseurs constituaient sa fraternité.
Dans le registre des archives du primat Mey est inséré un long compte rendu détaillé de certaines des mesures qui furent prises quant au titre de propriété d’une des vicairies mentionnées ci-dessus. Comme cela entraîna un examen de la nature de l’office de Colideus, nous avons donc dans ces archives beaucoup d’éléments d’époque, très importants pour la discussion de cette question.
En 1430, David McGilladé, prieur des Colidei d’Armagh, mourut, et Donald O’Kellachan, un chanoine de cette église, fut élu à l’unanimité par le collège des Colidei pour lui succéder. Il fut aussitôt dûment installé. Le 17 mai, il se présenta au primat Swayne, à sa résidence de Drogheda, pour se faire confirmer cette fonction. Ce qui lui fut accordé sans peine, attendu qu’il était, selon les propres mots de ce prélat, « in expositione verbi Dei et aliorum exponendorum plurimurn facundus » et aussi qualifié pour conduire l’office divin étant « cantilena peritus ». Le primat, fort de l’approbation du doyen et du chapitre, lui accorda en outre une dispense afin de tenir la vicairie perpétuelle de Tynan, en possession de laquelle il se retrouva dès lors.
Mais vers la fin de l’année 1442, Donald McKassaid, un prêtre du diocèse de Clogher, attaqua cette décision à Rome en déclarant que l’office de prieur était incompatible avec un bénéfice ayant charge d’âmes. Il obtint un décret comme quoi la vicairie de Tynan, que Donald O’Kellachan possédait depuis douze ans, et qui était alors évaluée à cinq marcs sterling de revenu annuel, était occupée illégalement donc vacante ; et en vertu d’un canon du Concile de Latran devant être attribuée d’office au Saint-Siège de Rome. Il obtint une bulle du pape Eugène IV, datée du 28 février 1443, et adressée au doyen ainsi qu’à Jean et Arthur McCathmayll, chanoines d’Armagh, qui les autorisa donc à faire expulser Donald O’Kellachan de son bénéfice afin d’y installer à sa place McKassaid ; à qui, « propter defectum natalium, urpote de soluto et soluta natus » une dispense fut accordée. Ainsi que le droit de tenir deux vicairies, ou plus, ou deux prébendes ou chanoineries, avec la possibilité de les échanger, et aussi la faculté expresse de tenir le presbytère de Teachtalan [Tehallan], dans le diocèse de Clogher.
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Arthur McKathmayll fit exécuter ce mandat, déclara sans occupant légal le presbytère, et le prieur Donald révoqué, mais aussi condamné à être expulsé, en tant qu’occupant sans titre. Donald McKassaid reçut à genoux cette investiture et entra matériellement donc en possession du presbytère. La sentence de censure canonique fut prononcée contre tout contrevenant, y compris le diocésain. N’ayant pas de sceau en propre, le commissaire emprunta celui d’Eugène, abbé de Saint Pierre et Paul de Cluaineysse (aujourd’hui Clones).
Le prieur fit directement appel auprès de la cour de Rome, mais aussi auprès de celle d’Armagh, et envoya John White pour le représenter, mais il mourut à Rome le 13 octobre 1445, avant d’avoir pu exécuter sa mission. D’où un délai supplémentaire dans la poursuite de la procédure et, à cause de la pauvreté du prieur et de l’accaparement des revenus de ce bénéfice ecclésiastique par les amis de Donald McKassaid (Patrick McKassaid, un de ses parents, était avoué héréditaire de Tynan) le prieur fut dans l’incapacité de faire appel à un nouvel avocat avant la fin de l’année suivante, où Thomas O’Kellachan, un clerc d’Armagh, fut dépêché par lui et les Colidei. Il fut attaqué par des malandrins près de Carryk, dans le comté de Meath, et on lui vola son argent ainsi que ses lettres de créance.
Il put néanmoins faire appel et la décision fut suspendue. Le primat, pendant ce temps-là, siégea en sa cour de la cathédrale d’Armagh, le 24 juillet 1445, afin d’examiner les arguments des deux parties. Et donc de se prononcer judiciairement sur la question de savoir si le prieuré du Colidei était « un office ou une dignité entraînant charge d’âmes ».
Les parties suivantes furent entendues sous serment : Charles O’Meflan, le doyen ; Salomon McCreanayr, le chancelier ; Arthur McCathmayll, le responsable de Tullaghog ; Thomas Mcgillicrany, Nicolas McGillamura, Donatus O’Hallian et Jen McGeerun, Colidei ; Philipe McKewyn ; Guillaume O’Moryssa ; Jean O’Goddane, chanoines réguliers, O’Coffy, O’Martanan et McGillamura, chefs de clan.
Le primat jugea donc séance tenante que le prieuré n’était pas incompatible avec un bénéfice emportant charge d’âmes. L’appel du prieur fut aussi pendant ce temps-là, examiné à Rome, et une bulle de Nicolas V, datée de 1447, fut rendue publique. Cette bulle déclarait recevable la requête de Donald O’Kellachan, vicaire de Tynan, exposant que le « Prioratus collegii secularium presbyterorum, Colideorum vulgo nuncupatorum » était un office simple et demandant humblement que le retard accidentel ayant infligé son appel n’affecte pas sa défense. Le rescrit autorisait conjointement le primat et l’abbé de Saint Pierre et Paul d’Armagh, ou l’un des deux, à examiner l’appel et confirmer ou annuler la décision précédente, afin que justice soit rendue. Ceci fut fait par le primat le 23 mars 1448, par Thomas O’Kellachan, l’avocat du prieur ; et après quelques audiences préliminaires diverses, l’archevêque siégea, le 7 novembre, dans la maison des Frères Mineurs d’Armagh, à l’extérieur de la ville, par mesure de sécurité, car la peste sévissait à l’intérieur. Après divers ajournements, l’appelant produisit devant la cour un « liber notabilis de antiquis cronicis » et procéda donc à l’audition des témoins, parmi lesquels Guillaume O’Moryssa, un chanoine régulier ayant la charge de prieur claustral. Il jura qu’être prieur n’était pas une dignité, mais seulement une préséance chez les colidei, et qu’à l’époque où il « intravit religionem », David McGilladé, prieur des Colidei et vicaire d’Onellan, était son maître dévoué, mais qu’il avait encouru sa désapprobation en entrant dans un ordre régulier au lieu de devenir colideus.
Nicholas O’Hernaid jura que le prieur était seulement « inceptor in executione divinorum ». Le 16 novembre 1448, le primat rendit sa sentence définitive en déclarant le titre de McKassaid nul et non avenu et en décrétant ledit prieuré simple office compatible avec un bénéfice ecclésiastique impliquant soin des âmes ; condamnant du même coup McKassaid à rembourser les dépens et les frais de la cour, pour cause d’abus de procédure. Le 16 décembre des lettres de réfutation furent envoyées au pape, rejetant le nouvel appel de McKassaid, pour cause de frivolité. C’est ainsi que le plus sérieux tribunal ecclésiastique du pays fut amené à donner une définition faisant autorité pour ce qui est de l’office et des fonctions de culdée en Irlande, dans le courant du quinzième siècle.
Nous avons aussi des mentions occasionnelles parlant de Colidei dans les archives d’Armagh, durant le siècle suivant, après quoi elles deviennent muettes à ce sujet. L’Antiphonaire d’Armagh, qui appartint à l’archevêque Ussher, conservé avec ses autres manuscrits à la bibliothèque du collège de la Trinité, à Dublin ; contient aussi quelques rubriques nécrologiques, ayant de l’importance, car elles confirment ce qui vient d’être avancé.
Ces rubriques nécrologiques sont toutes postérieures à la suppression des Maisons Religieuses et semblent indiquer que, nonobstant l’enquête qui avait été diligentée en 1541, sur le prieuré des Colidei d’Armagh, on avait quand même trouvé le moyen de surseoir à sa suppression. Ce fut en grande partie grâce au fait que l’office de prieur fut rattaché à celui de doyen, gommant ainsi l’apparente propriété privée qui avait été celle de la sodalité jadis, et que ses revenus furent soumis au contrôle direct du primat.
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À la mort d’Edmond McCamyl, qui était à la fois doyen et prieur, Terence Danyell lui succéda donc à la charge de doyen ; et, le 31 mai 1550, il obtint du primat Dowdall la mission d’exercer la direction et le gouvernement des colidei, ainsi que des autres ministres du culte du collège « sub nomine Magistri aut Rectoris collegii et non Prioris ». Mais il lui fut en même temps interdit d’aliéner ou de disposer, des terres, des loyers, des dîmes, ou autres émoluments appartenant auxdits colidei, sans son consentement ni le leur. Les divers bouleversements religieux qui suivirent peu après portèrent un coup mortel à la sodalité, la succession des colidei fut interrompue, de sorte que l’on n’en trouve plus trace avant 1600. La Couronne pourtant ne confisqua jamais leurs biens ni ne les attribua non plus à des tiers, et ils continuèrent à être affermés par les primats ainsi que d’autres pour le service de la cathédrale jusqu’en 1625 ; quand Charles Ier ordonna un inventaire de leurs biens dissimulés ou illégalement détenus par eux. Sur quoi il fut trouvé qu’antérieurement à 1541, il y avait eu un prieuré ou une maison religieuse incorporé au diocèse d’Armagh sous le nom de « Prior et collodei », « le prieur et les vicaires de la chorale d’Armagh ». Deux ans après que le roi eut accordé une charte créant une corporation comptant un prieur et cinq vicaires de chorale, sous l’appellation de « Collège du roi Charles dans la cathédrale d’Armagh ». Par ce moyen t il leur confirma donc tous les biens originels des colidei, à l’exception des presbytères et des vicairies de paroisse qui avaient donc été annexés sous Jacques Ier.
Curiosité historique remarquable, le titre antique a échappé à la Réforme et a subsisté au moins jusqu’en 1628, date à laquelle fut passé un acte dans lequel le bailleur était un certain « Édouard Burton, prieur de la cathédrale d’Armagh ; agissant pour le compte des vicaires de la chorale et des colidéens du même lieu ». La corporation passa bientôt et huit membres, mais l’office de prieur fut supprimé, puisqu’il y avait là maintenant un premier chanteur dans le corps capitulaire. Leurs dotations furent aussi augmentées, sans que cela diminue en quoi que ce soit leurs biens d’origine ; qui continuent d’être possédés par eux jusqu’à ce jour, et contribuent à faire subsister un corps qui, à l’intérieur des mêmes murs, assure en personne ou par délégation, les mêmes charges que celles des colidei d’il y a six cents ans.
On mentionne également des culdées à :
— Clonmacnois (en 1031).
— Clondalkin (en 1076).
— Monahincha (en 1143).
— Et enfin Devenish.
L’île de Daimh-inis, sur le Lac Erne est célèbre pour le monastère que saint Molaise y fonda au sixième siècle, et dont il reste un saisissant témoin de son importance primitive, la grande tour ronde qui est toujours là et dans ses dimensions d’origine.
[N.D.L.R. Ces tours rondes qui s’élèvent comme des lanternes des morts (cf. celle de Saint-Pierre d’Oléron), à proximité des églises culdées, sont une spécificité du christianisme celtique].
Au cours du douzième ou du treizième siècle, un corps de chanoines réguliers y remplaça l’antique communauté de l’île et entra en possession de son église et de ses dotations. Tout en y laissant cependant subsister une petite sodalité de chanoines séculiers, représentant probablement les occupants originaux. Les notices sur Devenish dans les Annales des Quatre Maîtres contiennent les noms et les offices des différents individus en relation avec son monastère. Mais il n’y en a qu’une, qui fait expressément allusion à la fraternité en question. Celle dans laquelle est notée, pour l’année 1479, la mort de Piarus (ou Pierre), le fils de Nicolas O’Flanagan, chanoine choriste, pasteur et prieur des Célé-ndé, sacristain à Devenish, et titulaire d’un office ecclésiastique à Loch Erne. Comme dans le cas d’Armagh, on peut remarquer ici les qualifications musicales du prieur des Céli-ndé. Il était chanoine du chœur de la cathédrale de Clogher.
Les O’Flanagan étaient la famille dominante de Tooraa, un canton situé sur la rive ouest du Lac Erne, et pendant plusieurs générations ils fournirent des titulaires aux paroisses de Devenish et d’Inismacsaint. Nicolas, le père du Pierre mentionné ci-dessus, était le pasteur de Devenish, et il mourut en 1450. Un fils de Pierre, également appelé Nicolas, mort en 1520, fut aussi pasteur de Devenish. Nous pouvons donc constater une fois de plus que l’office de Célé-dé n’impliquait pas automatiquement le célibat ; sauf à considérer comme des exceptions le cas des Pierre O’Flanagan et des O’Neachtain de Clonmacnois, du fait qu’il s’agissait de prieurs ayant droit aux mêmes dérogations que les chefs de maison à l’université d’Oxford ou de Cambridge.
Lors de la dissolution des monastères, il y avait deux sociétés conventuelles dans l’île. Un prieuré de chanoines réguliers ; et un autre décrit comme étant « le dernier prieuré ou la dernière maison de prêtres séculiers Collidea, dans ladite île, avec un verger leur appartenant et quelques arpents de
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terre possédés par Rory Ballogh O’Corcon, en tant que patron de l’église ; sa dîme étant possédée par le prieur de l’abbaye nommé O’Flanagan ».
Dans une patente de Jacques Ier, les bâtiments sont décrits comme étant « une cellule ou chapelle appelée callidea alias colldea, dans la même île, proche de ladite abbaye et lui appartenant ».
La maison de ces prêtres séculiers semble avoir été un reste de l’antique établissement de saint Molaise, dont les moines avaient été remplacés par des chanoines réguliers ; avec qui donc ils se sont retrouvés dans la même situation que les colidei d’Armagh, dans le chapitre de la cathédrale.
Inis-Cathaigh est située près de l’embouchure du Shannon. Une église y a été fondée par saint Senan, fils de Gerrcind, aux environs de l’an 540. « Cette fondation prit fin le jour où le siège d’Inis-Cathay fut rattaché à celui de Killaloe, vers la fin du douzième siècle, et les terres transférées à l’évêché. En 1599 fut signé par Maurice, évêque de Killaloe, un acte en faveur de Teige M’Gillahanna, ou Gillchanna, prieur d’Inis-Cathay, le représentant de cette antique sodalité, qui était marié lui aussi et dont le fils et la fille vivaient toujours en 1667. L’évêque Worth, dans le rentier de Killaloe, établi cette année-là, récapitule les enquêtes et ajoute à propos des 33 moines, « ceux-ci en Ulster sont appelés Culdées, c’est-à-dire Dei Cultores ».
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SAINT COLOMBAN D’IONA (né en 521- passé en Écosse en 563)
ET LE TRIOMPHE DU CHRISTIANISME EN IRLANDE.
Colomban d’lona, dit encore Columcille (à ne pas confondre avec Colomban de Bobbio, missionnaire de l’Europe continentale).
Né en 521 sous le nom de « Criamtham ». C’est en un prince de la maison des O'Neill de Tir Conail dans l’actuel Comté de Donegal en Irlande. Il est le fils de Feidlimid mac Fergus Cendfota mac Conall Gulban, son ancêtre est le fondateur éponyme du Cenél Conaill. Par sa grand-mère, Erca, fille de Loarn mac Eirc, le fondateur du Cenél Loairn, il est également apparenté aux rois de Dal Riada.
Il reçut son éducation littéraire et sa formation religieuse à Moville, puis à Clonard alors dirigé par saint Finien. Il y prit le nom de Colum (colombe), en latin Columba. Par la suite, on lui donna celui de Columcille, ce qui veut dire « Colombe d’église » ou « de monastère ».
De par ses origines, Colomban d’Iona est bien représentatif du haut Moyen Âge irlandais où la réalité du pouvoir est détenue par les abbés issus des familles princières perpétuant la société clanique. Il aurait fondé selon la tradition plusieurs écoles et monastères en Irlande : à Derry en 545, Durrow en 553 et Kells en 554.
Colomba d’lona mérite donc que l’on souligne quelques traits de sa personnalité, car il est comme l’incarnation la plus parfaite du moine celte. C’est un prince : il a l’héroïsme, la fougue, l’autorité des grands chefs de tribu ; Adamnan, son biographe, l’appelle insulanus miles, le soldat des îles. C’est un ascète, qui s’impose les mortifications les plus terribles : il dort sur la pierre, son oreiller même est une pierre ; il se contraint à des veilles cruelles pendant de longues nuits d’hiver, à des jeûnes plus cruels encore. Mais il recueille les fruits mystiques de cet acharnement. En plusieurs occasions ses moines l’ont surpris en extase. Adamnan nous raconte qu’il resta trois jours et trois nuits sur une île, sans manger ni boire, empli des grâces de Dieu ; une lumière vive filtrait de la porte de sa cellule. C’est encore un homme de grande culture. La tradition en fait un scribe et la légende montre assez sa passion pour les manuscrits. On lui attribue la paternité de l’Altus Prosator. Cette culture n’était d’ailleurs pas qu’une culture latine et chrétienne ; fili ou vellède lui-même, Colomban d’Iona prendra la défense des vellèdes/filid à l’assemblée de Druim Ceatt 1), où l’on réclamait la suppression de leur corporation. La tradition rapporte d’ailleurs qu’un bon nombre de saints fondateurs de l’Église celtique aient appartenu à l’ordre des filid ; par exemple saint Fiacc, un des premiers disciples de saint Patrice.
La légende veut que Colomban soit allé un jour rendre visite à Finnian, abbé de Moville, pour y consulter un psautier reçu de Rome. Les manuscrits étaient rares, et la soif de la parole de Dieu grande chez ces moines. Le précieux valait donc bien qu’on se déplaçât pour le consulter. Mais Colomban voulait plus. Il se laissa enfermer une nuit dans l’église pour copier le manuscrit. Un moine le surprit et il s’ensuivit une âpre querelle entre les deux abbés, car Finnian voulait se réserver jusqu’au texte. Il exigea donc que Colomban lui remît la copie qu’il en avait faite. L’affaire vint devant le roi suprême Diarmait mac Cerbaill (544-565) qui décida que la copie appartenait aussi à Finnian « comme le veau appartient à la vache ». Colomba refusa de se soumettre. Et ce fut la guerre, non pas une guerre d’arguments, mais une vraie guerre. Colomba entraîna tous les siens c’est-à-dire les O‘ Neill du Nord contre Diarmait.
On peut considérer qu’en Irlande le christianisme a emporté définitivement la partie avec cette bataille de Cul Dreimme qui eut lieu dans les années 560 (3000 morts) et qui fut remportée par les partisans
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de saint Colomban, qui brandirent devant eux le fameux psautier (Cathach) afin de remporter la victoire. Colomba en sortit effectivement vainqueur, sans qu’un seul de ses hommes ne meure, alors que le camp ennemi eut jusqu’à trois mille morts. Il était donc clair que Dieu voulait sa victoire.
Il s’agit donc là de l’équivalent irlandais de la célèbre bataille d’Arthuret ou Arfderydd qui vit Merlin sombrer dans la folie suite à la mort de son mécène et protecteur le prince païen Gwendolleu du Strathclyde (en 573).
Colomban fut pardonné lors d’un synode réuni à Teltown dans le comté de Meath, mais dut s’exiler.
Il quitta donc l’Irlande et s’installa dans une petite île longue d’un peu moins de cinq kilomètres sur la côte ouest de l’Écosse ; qui appartenait à une tribu particulière, mais sur laquelle une autre exerçait sans doute aussi quelques droits. Il avait sans doute obtenu cette terre de son parent Conall, roi du Dalriada, une donation qui sera confirmée par Brude, roi des Pictes, quand ce dernier fut converti au christianisme. Propriétaires et suzerains renoncèrent donc à leurs privilèges en sa faveur et Colomban put s’y établir en toute sécurité. Cette île faisait partie du royaume de Dal Riada, situé à l’ouest de l’Écosse. Ce royaume se distinguait alors par sa langue. Ses habitants parlaient le gaélique, tout comme les Irlandais. Tandis que leurs voisins de l’est (que l’on regroupe par commodité sous le nom de Calédoniens) avaient leur langue à eux, fort mal connue, le Picte. Et que leurs voisins du sud, eux, parlaient le brittonique.
Cette petite île, située à 115 kilomètres de l’Irlande, était séparée du reste de l’Écosse par l’île de Mull, et, de celle-ci, par un détroit large d’environ 1600 mètres. Elle se nommait leua, d’où ensuite Eu en picte tardif, ensuite I ou Hy, d’où également l’adjectif lova, qui, par faute de graphie, a donné lona, nom qui lui est resté.
Colomban d’Iona fut aussi, ainsi que nous avons pu le voir, un grand missionnaire. Mais ce qui rend plus proche de nous ce prince des temps barbares, cet ascète d’un christianisme héroïque et farouche, ce représentant d’une culture lointaine, cet intrépide missionnaire, c’est son extrême charité. Il appelait ses moines ses petits-enfants ; et montrait à l’égard des bêtes une tendresse toute franciscaine, qu’illustre l’histoire de la grue tombée d’épuisement sur les côtes de son île et qu’il fit soigner par un frère pendant trois jours afin qu’elle puisse repartir.
1) Cette assemblée de Druim-Cetta, elle fut essentiellement politique (un conflit à trancher entre rois d’Écosse et rois d’Irlande), mais elle régla également le sort des vellèdes ou filid restés plus ou moins païens. Saint Colomban là encore y intervint en personne et un compromis fut trouvé. Les vellèdes ou filid purent continuer à exercer leurs activités, mais à condition de se cantonner à leur seule vocation littéraire. Ils furent donc assimilés à de simples poètes ou à de simples bardes. D’où le fait qu’en gaélique le terme file ou filid est systématiquement traduit par poète ou barde et qu’on y a oublié que c’était une subdivision de l’Ordre druidique.
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SAINT COLOMBAN SUITE.
SAINT COLOMBAN D’IONA (passé en Écosse en 563, passé dans l’autre monde en 597).
Le Colomban d’Iona historique nous est essentiellement connu grâce à son biographe, Adomnán, 9e abbé d’Iona. Colomban d’Iona naît en 521 et meurt le 9 juin 597. En 563, âgé de 42 ans, il quitte l’Irlande pour fonder le monastère d’Iona. Les raisons de ce départ ont donné lieu à de multiples interprétations.
Un certain nombre d’auteurs et non des moindres ont mis en doute la motivation du remords pour expliquer l’installation de Colomban à Iona en 563. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire Colomban fut en effet peut-être poussé à partir d’Irlande par remord, mais surtout parce qu’il en avait été exilé, sans doute pas comme le veut la légende, pour avoir effectué et emporté sans l’accord de son propriétaire Finnian de Moville, la copie d’un précieux manuscrit venu de Rome, mais plutôt pour des raisons politiques liées à son rôle dans les rivalités qui opposaient les membres de la famille royale. Ces rivalités avaient abouti en 56 ? à la sanglante bataille de Cúl Dreimne (3000 morts) entre les O‘ Neill du Nord et l’Ard rí Érenn Diarmait ne l’oublions pas.
Le territoire d’Iona fut sans doute donné à Colomban par le roi du Dál Ríata d’Écosse. Il se mit au travail immédiatement afin de construire le monastère qui fut sans doute le plus grand et le plus fameux des monastères irlandais, mais qui fut au début seulement constitué de diverses structures de branchages recouverts de terre glaise. De là vient qu’il n’en reste plus aucune trace maintenant, les ruines actuelles datant du Moyen Âge. La propre cellule de saint Colomban fut, d’après son biographe Adomnan, tabulis suffulta, faite de planches et harundine tecta, couverte de chaume de roseaux. Puis il consacra le reste de son existence à la prière, à l’ascèse et à la conversion de l’Écosse.
Pour venir à bout plus facilement du paganisme des Pictes, Colomba n’hésita pas ensuite à se rendre auprès de leur roi, Brude. Celui-ci, comme Loégaire en Irlande, était entouré de druides druides, très opposés à l’action des missionnaires chrétiens. Mais, comme saint Patrice, Colomban d’Iona parvint à convertir Brude ; et après cela le christianisme se propagea évidemment plus facilement au nord du pays.
Saint Colomba, en quittant l’Irlande, n’était accompagné que de douze moines ; mais les disciples ne tardèrent pas très longtemps à venir en grand nombre à lona. En 574 au plus tard, Iona possède déjà une filiale, Hinba/Himba (Canna). D’autres monastères ou des ermitages durent s’organiser dans les îles voisines, à Ethica (Tiree), Elena (Islay), Scia (Skye), en Argyll donc, mais aussi en Irlande. Ces établissements formèrent avec ceux d’Écosse et d’Irlande, que le saint fondateur n’avait pas cessé de diriger, une vaste confédération monastique que nos textes désignent par les noms de muintir Columcille ou familia Columbae. Dirigées par des personnalités mises en place par Colomban, ces dépendances évoluent à l’intérieur d’une structure hiérarchique organisée.
À la différence d’un grand nombre d’abbés irlandais de la même époque, l’abbé d’Iona ne fut pas évêque. Il exerça cependant sur les églises et les monastères des pays voisins une juridiction comparable à celle d’un métropolitain. Cet état de choses surprenant existait encore en faveur de son successeur du temps de Bède le vénérable. L’île, dit cet auteur, est régie par un abbé prêtre, à la
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juridiction de qui toute la province, y compris les évêques, est soumise, par une disposition insolite (ordine inusitato). Cela est conforme à la condition du premier docteur de cette île, qui ne fut point évêque, mais seulement prêtre et moine. L’Angleterre lui doit une particulière reconnaissance. Car ce furent les fils de Columban qui vinrent s’établir à Lindisfarne et, de là, se répandant parmi les Angles du nord, leur prêchèrent le christianisme, dont les progrès avaient été brusquement interrompus par la victoire du roi païen Penda sur Edwin en 633.
Une des œuvres attribuées à saint Colomban d’Iona est l’Altus Prosator. Le texte présente nombre des caractéristiques de l’hiberno-latin ou latin d’Irlande. Le terme prosator, « premier semeur » qui désigne le Créateur, fait allusion à Dieu en utilisant un néologisme.
Altus prosator, vetustus
dierum et ingenitus
erat absque origine
primordii et crepidine
est et erit in sæcula
sæculorum infinita ;
cui est unigenitus
Xristus et sanctus spiritus
coæternus in gloria
deitatis perpetua.
Non très deos depropimus
sed unum Deum dicimus,
salva fide in personis
tribus gloriosissimis.
Traduction :
« Le créateur suprême, ancien
des jours et non engendré,
qui était sans origine
au commencement et à la fondation,
qui était et qui sera dans les siècles
des siècles infinis
qui est incréé
Christ et Saint-Esprit,
coéternel dans la gloire
éternelle de la divinité.
Nous ne proposons pas trois dieux,
mais nous parlons d’un seul Dieu,
sauf notre foi dans les trois personnes ».
Un autre des poèmes attribués à saint Colomban d’Iona est celui qui commence en gaélique par les mots :
M’oenuran dam is in sliab,
A rig grian rop sorad sad,
Nocha n-eaglaigi dam ni,
Na du mbeind tri ficit ced.
Et qui peut se traduire comme suit.
« Je suis perdu dans la montagne ;
O Royal Soleil, sois le chemin qui me guidera ;
Je n’ai pas plus peur avec toi
Que s’il y avait six mille hommes avec moi.
Car même s’il y avait avec moi six mille hommes,
Bien qu’ils puissent défendre mon corps,
Quand le moment de ma mort viendra,
Il n’y aura pas de forteresse qui puisse lui résister.
Ceux dont l’heure est venue sont tués même dans une église,
Même sur une île au milieu d’un lac ;
Ceux dont l’heure n’est pas venue sont gardés en vie,
Même s’ils étaient en première ligne d’une féroce bataille.
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Quel que soit le sort que Dieu réserve à quelqu’un,
Il ne partira pas de ce monde tant que cela ne lui sera pas arrivé ;
Même si un prince recherche quelque chose de plus grand
Il n’obtiendra qu’une mite…
Ô Dieu Vivant, Ô Dieu Vivant !
Malheur à celui qui fait le mal autour de lui pour quelque raison que ce soit.
………………………
Ce que tu vois échappe à ta volonté.
Notre sort ne dépend pas des éternuements
Ni d’un oiseau sur une branche,
Ni du tronc d’un arbre tordu,
Ni d’un sordan… *
Plus grand est celui dont nous dépendons,
Le Père, – le Un, – et le Fils…
Je ne crains pas le chant des oiseaux,
Ni les éternuements, ni les enchantements,
Ni un fils, ni un signe du destin, ni une femme.
Na mac, na mana, na mnan,
Mon druide est le Christ, Fils de Dieu.
le Christ Fils de Marie, le grand abbé,
Le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
Ce qui est à moi c’est le Roi des Rois,
Ma communauté habite Kells et Moone !
* Sordan = bruit du vent ? Dans les branches ?
Colomban fut certainement un copiste et un enlumineur accompli si le Livre de Kells peut lui être attribué. Il était d’ailleurs en train de recopier un psaume quand, rattrapé par une maladie mortelle, il mourut après avoir ordonné à son neveu Baithen de finir le travail. Saint Colomban d’Iona est donc mort le 9 juin 597, mais a été ensuite enterré à Downpatrick avec saint Patrice et sainte Brigitte d’Irlande, qui sont les autres saints patrons de ce pays.
Baithen durant sa brève succession de trois ans à la suite de Colomban, est dit, lui aussi, comme son maître, avoir été engagé « dans l’écriture, la prière et l’enseignement, jusqu’à l’heure de sa mort ». Interrogé à propos de Baithen, Fintan, un de ses moines, répondit un jour ce qui suit. « Soyez certain qu’il n’avait pas d’égal de ce côté-ci des Alpes pour ce qui est de la connaissance des Saintes Écritures ou de la profondeur de sa science ». Comme c’était un ancien élève et professeur de l’École d’lona, on pourrait considérer cela comme exagéré si nous n’avions pas aussi les écrits d’Adamnan, le neuvième abbé d’lona, un illustre savant, pour le confirmer.
La plus ancienne biographie de saint Colomban d’Iona est en fait un poème intitulé en gaélique Amra Choluimb Chille. Si le plus ancien manuscrit conservé date du XIe siècle, la langue utilisée révèle une composition vers 600. Cette datation confirme le témoignage de l’auteur selon lequel le poème aurait été écrit à la mort du saint. L’Amra appartient à la tradition littéraire du poème de louange (c’est une élégie) et nous brosse le portrait d’un héros idéal. Il est intéressant néanmoins de constater que les vertus principales de Colomban d’après ce poème résident dans son humilité et ses connaissances intellectuelles, et qu’il n’y a aucune référence à un quelconque miracle dans son texte. Ceci démontre bien l’importance de l’enseignement et de l’ascétisme dans l’Église celtique du début du VIIIe siècle.
Le Liber de uirtutibus sancti Columbae fut rédigé par Cumméne, abbé d’Iona de 657 à 669. La seule trace connue de cet ouvrage en est la citation d’un passage par Adomnán, entre les paragraphes III.5 et III.6 de sa Vie. Ce passage relate une prophétie de Colomban relative au roi du Dál Ríata, Áedán, à sa descendance et à son royaume.
Mais plus le temps passera, plus les miracles attribués à saint Colomba d’Iona vont se multiplier. Leur nombre culminera dans la Vita Columbae rédigée par Adomnan. La Vie de Colomban par Adomnán est un texte facile d’abord : un manuscrit presque contemporain de la rédaction est conservé ; des sources extérieures informent sur l’hagiographe ; le latin de la Vie et la structure de l’œuvre sont plus
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« continentaux » que dans d’autres textes ; enfin, au niveau des outils, une bonne édition et de nombreuses études existent.
Tout comme Colomban, Adomnán appartient au Cenél Conaill, et est abbé d’Iona. C’est un lettré de haut vol. Avant sa rédaction de la Vie, il a achevé une œuvre sur les lieux saints : De locis sanctis, dont l’influence, notamment sur Bède, sera considérable. Enfin, Adomnán est connu par sa promulgation en 697 de la « Loi des Innocents », œuvre législative sur laquelle nous reviendrons vu son exploitation jusqu’à plus soif par les thuriféraires du christianisme.
Adomnán annonce d’emblée que sa Vie de Colomban se divisera en trois livres : les prophéties du saint, ses miracles et ses visites angéliques. Après une introduction qui donne certains renseignements sur le Columba historique, nous trouvons effectivement trois livres, clairement divisés et respectueux des catégories annoncées. La narration n’est donc pas chronologique.
L’originalité d’Adomnân ne s’arrête pas là. Outre le fait d’avoir catégorisé les miracles, Adomnân a cherché à montrer une progression dans la manifestation de la puissance divine : le premier livre présente Columba avec les attributs d’un saint contemplatif ; le deuxième fait de lui l’émule des apôtres, voire du Christ ; le troisième confirme l’origine divine de ses pouvoirs surnaturels et tend à montrer que, déjà de son vivant, le saint appartenait au monde céleste.
À la mort de saint Colomban, le monastère reste aux mains du Cenél Conaill dont le roi l’emportera sur les Ui Néill pour ce qui est de la royauté suprême d’Irlande (ard ri Erennn) en 695. Le lien entre Iona et le Cenél Conaill est fort : il s’agit d’un lien familial, mais aussi d’un lien politique puisque, en 697, le 9e abbé d’Iona, Adomnán, et le roi du Cenél Conaill coopèrent pour promulguer une loi civile dite « Loi des Innocents » (Lex Innocentium ou Cáin Adomnáin).
Les thuriféraires du christianisme en font une Déclaration des droits de l’homme avant la lettre. Voir ! La Cain Adomnain est une œuvre confuse qui n’a pas pour objet de légiférer, mais de gloser sur les circonstances ayant présidé à l’élaboration de cette loi. En terre d’islam on rangerait cette Cain Adomnain dans la catégorie des Asbab an Nouzoul définie comme suit…
Info Islam-Mag, un regard islamique sur le monde : « Ainsi que nous l’avons précisé précédemment, le Coran a pour objectif de guider l’humanité vers la voie de Dieu. Il éclaire le chemin à suivre et rectifie les erreurs commises. Il fait fructifier la foi des croyants et renforce leur conviction en leur seigneur. Sa fragmentation sur vingt-trois années démontre sa vitalité et son dynamisme. Sa répartition sur plus de deux décennies nous plonge au cœur de la première société musulmane et de ses préoccupations. Il reste néanmoins essentiel de noter que la majeure partie du Coran fut révélée sans qu’aucun événement ne la sollicite. L’ange Gabriel descendait avec la parole de Dieu pour éduquer le Prophète, PSL, et lui expliquer les raisons de sa mission puis ce message était communiqué à la communauté des croyants. Il reste donc une partie minoritaire du Coran qui se trouve concernée par les circonstances de la révélation. Ainsi, lorsqu’un incident se produisait, la révélation survenait aussitôt pour la commenter et l’encadrer. Notons, par ailleurs, que cette connaissance des circonstances de la révélation se base exclusivement sur la narration. Cette circonstance doit faire référence à un fait historique avéré. Il faut alors que l’information rapportée remonte impérativement au compagnon (sahabi) qui a assisté à cet événement ou que cette information soit transmise par l’un de ses disciples. As-Souyouti allège en effet quelque peu cette condition…, etc. etc. » Pour la suite, voir votre mosquée habituelle.
La Cain Adomnain fut promulguée au Synode de Birr, en 697. Cette loi était une habile fusion de la législation laïque sur les compensations, des canons ecclésiastiques et des pénitentiels irlandais (Bieler). En tant que loi laïque imposée par des ecclésiastiques, elle fut peut-être la première du genre en Grande-Bretagne et en Irlande.
L’homme n’est ni ange ni bête, mais le malheur est que qui veut faire l’ange fait la bête. La Cain Adomnan ou loi des innocents de 697 part d’un bon sentiment. Puisqu’on ne peut frontalement directement totalement et carrément interdire la guerre, au moins limitons-en les horreurs. En l’occurrence l’abbé d’Iona s’est un peu comporté comme les druides antiques : ils n’ont pas interdit directement totalement et carrément les sacrifices humains, mais les ont limités en recourant pour ce faire à des criminels condamnés à mort gardés en réserve pour cela. Une loi des coupables en quelque sorte.
César. Livre VI chapitre XVI : « Ils considèrent que le sacrifice de ceux qui ont été pris en flagrant délit de vol, de brigandage, ou de tout autre crime, peut être plus facilement agréé par les dieux ».
Diodore de Sicile Livre V chapitre XXXII : « Ils gardent prisonniers leurs criminels pendant cinq ans, et ensuite les empalent en l’honneur des dieux, en les leur sacrifiant avec de nombreuses autres offrandes de prémices, après avoir édifié de grands bûchers pour cela. Des captifs sont également utilisés… ».
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L’idée d’Adomnan fut donc au départ de protéger certaines catégories de personnes que l’on qualifierait aujourd’hui de civils ou de non-combattants, mais qui à l’époque pouvaient également prendre les armes, tout le monde étant concerné par ce genre de conflit où la mobilisation se faisait de suzerain à vassal jusqu’aux derniers échelons de la société, le ban et l’arrière-ban, du grand seigneur richement armé au dernier des paysans avec sa faux ou sa fourche comme dans l’armée jacobite de Culloden.
Ce qu’a démontré avec une précision touchant à la cruauté le film documentaire de Peter Watkins en 1964. Watkins exagère évidemment sur certains points (c’est un cinéaste militant) en se focalisant sur la charge des guerriers des Hautes-Terres (or il y avait aussi de la cavalerie irlandaise, le royal écossais, de l’artillerie, etc.) mais le tableau qu’il nous dépeint EN CE QUI CONCERNE CERTAINS PERSONNAGES est bien à ranger dans la catégorie des situations ayant légitimement ému Adomnan. Peter Watkins en l’affaire s’est comporté comme Adomnan (il nous montre des enfants terrorisés sous la pluie par exemple). Par contre pour d’autres il avait totalement raison. Et je pense ici particulièrement aux portraits, au vitriol, qu’il brosse, de James et Alexander Macdonald à John William O’Sullivan pour ce qui est du choix du terrain.
Mais revenons à la genèse de la loi en question.
Adomnan, légitimement bouleversé par le terrible spectacle d’une de ces batailles où même les femmes et les enfants participaient avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer, décida donc de les encadrer et de mettre tout son prestige dans la balance pour y arriver en faisant convoquer un synode mi-religieux mi-laïc à Birr en Irlande réunissant 40 évêques ou abbés irlandais et 51 princes ou grands seigneurs gaëls.
Soyons clairs ! Bien que partant d’un bon sentiment suscité par le choc des horreurs de la guerre (type Shoah par balles des années 1940 par les einsatzgruppen en Russie ou atrocités de la guerre en Syrie dans les années 2010) cette loi des innocents eut en effet pour conséquence à long terme de priver les femmes de la possibilité d’hériter d’un fief dans son intégralité (alors que jusque-là elles pouvaient parfaitement avoir un fief et le diriger si l’on en croit les antiques lois d’Irlande. Tome 4. De la prise de possession légale. Pages 40 et 41).
Din techtugad. « Orba cruib ocus sliasta na mathar-sunn, ocus dibugad ro-dibaighi in mathir, ocus ni fuilit mic acht ingeana nama ; ocus beraidh in ingean in fearann uili co fuba ocus co ruba, no a leth gan fuba gan ruba ; ocus comde fuirre re aiseac uaithe iar sna ré. »
Din techtugad. « Héritage de main et de cuisse (c’est-à-dire provenant du testament) de cette mère, si la mère est morte, qu’il n’y a pas de fils, qu’il n’y a que des filles. La fille prend toute la terre avec attaque et défense, ou moitié sans attaque, sans défense ».
La dernière partie de cette loi (la possibilité d’échapper au service militaire en se contentant de seulement la moitié du fief) a dû être ajoutée après l’adoption de la Cain Adomnain et la possibilité de choisir resta sans doute purement théorique dans un premier temps : TOUT LE MONDE PRÉFÉRANT BIEN ENTENDU HÉRITER DE LA TOTALITÉ DE LA TERRE ET NON DE SA MOITIÉ.
On ignore donc quelle fut la portée exacte immédiate de cette loi, mais il n’en demeure pas moins que l’auteur du Félire Oengusso Céli Dé ou martyrologe d’Oengus le Culdée, plus de cent ans après, vers 830, met au crédit de saint Adomnan cette abolition du service militaire obligatoire pour les femmes.
Après sa dithyrambique rubrique nécrologique concernant Adomnan, le 23 septembre…
« À l’abbé Adamnan d’Iona,
Dont la troupe est si brillante,
Le noble Jésus accorda
L’affranchissement perpétuel des femmes d’Irlande ».…
Il précise quelques lignes plus loin ce qu’il entend par « affranchissement perpétuel »
Voici ce que rapporte en effet sa note 23 : pages 210/ 211.
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« Un jour, Adamnan traversa la plaine de Mag Breg en Irlande. Bon fils, il portait sur son dos Ronait, sa vieille mère.
Ils y aperçurent deux armées en train de s’affronter. Ronait aperçut dans une de ces troupes une femme armée d’une faucille ; tirant à elle une autre femme qui faisait partie de la troupe ennemie, sa faucille, ayant transpercé le sein de son adversaire. Car à cette époque les femmes avaient coutume de se battre comme les hommes. Ronait dit alors à son fils : « Tu ne porteras pas plus loin tant que tu ne m’auras pas promis de faire en sorte que les femmes soient à jamais délivrées de l’obligation de livrer bataille et faire campagne ».
Adamnan lui en fit la promesse.
Or il arriva peu après qu’eut lieu une grande assemblée des Irlandais. Adamnan s’y rendit avec l’élite des clercs d’Irlande et libéra les femmes. D’où les quatre lois de la verte Erin, la loi de Patrice : interdiction de tuer un clerc ; la loi d’Adamnan ; ne pas tuer de femmes : la loi de Daire, de ne pas tuer de bétail ; et (là-dessus) la loi du dimanche, à respecter absolument.
Ce qui rejoint d’ailleurs les paragraphes 7 et 52 de ladite Cain Adomnain qui stipule…
« … Je préfèrerais que tu libères pour moi toutes les femmes du service militaire, du service de campement, du combat, de l’armée, de blesser, de tuer, des liens du chaudron.
7. Alors elle grimpa sur le dos de son fils, jusqu’à ce que par hasard ils arrivent sur un champ de bataille. La densité des cadavres était telle que les semelles de chaque femme touchaient le cou de la suivante. Alors qu’il regardait ils virent la tête d’une femme en un endroit et le reste de son corps ailleurs, avec son petit bébé sur la poitrine, un filet de lait sur une de ses joues, et un flot de sang sur l’autre, etc., etc. » *
52.…… Sept cumals [d’amende] ** pour qui engage des femmes lors d’une attaque, d’un combat, ou dans une armée.
* Suit après ces horreurs de la guerre (type croisés islamiques décapitant des prisonniers en Syrie en 2015) un énième miracle de Saint Adomnan.
** Soit la valeur de 21 vaches laitières.
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IONA ET LES CULDÉES D’ÉCOSSE.
En relation étroite avec l’Irlande pendant au moins six cents ans, Iona peut être considérée comme une île irlandaise en mer écossaise. Colomban y débarqua un jour en compagnie de douze de ses moines à l’extrémité sud de l’île – appelée depuis Porta Churraich, ou Baie de l’Île – le 12 mai 563.
Iona est le nom moderne de l’loua d’Adamnan. Dans Bède, c’est Hii. La forme gaélique est toujours I ou Y, qui devient Hy par antéposition d’un h euphonique. Cette rude île balayée de tempêtes a cinq kilomètres de long et deux kilomètres de largeur en moyenne, elle fut l’antique monastère de Colomba ou Colomban ou Columkill ou Colomkille ou Colum(b) Cille en gaélique (c’est-à-dire « Colombe de l’église »), né en 521 mort en 597 ; « une île primatiale » lumière de tout le nord de l’Europe.
Ainsi que nous avons pu le voir dans ce qui précède, Iona jouera donc aussi un rôle important dans l’évangélisation de l’île de Grande-Bretagne. Adamnan, le plus célèbre ornement de l’École d’lona, juste après Colomban lui-même, dans sa « Vie » du fondateur, se réfère explicitement aux tabulae (tablettes) en cire pour écrire ; aux calami (plumes) et à la cornicula atramenti (corne contenant de l’encre) que l’on pouvait trouver dans le scriptorium.
Le mieux est encore de revenir à la thèse de William Reeves à ce sujet pour le comprendre.
Adomnan/Adamnan, autrement dit Eunan, originaire du Comté de Donegal, et membre du même clan que Colomba, fut instruit dans l’île, et en un sens son savoir fut celui d’lona. Sa « Vie de saint Colomban », écrite à la demande de la communauté, en latin, et pas en gaélique, constitue certainement une des œuvres les plus intéressantes de l’Église occidentale au septième siècle. Elle nous fournit plus d’informations précises et authentiques sur les Églises gaéliques d’Irlande et d’Écosse que tout autre auteur, même Bède le Vénérable. Nous savons grâce à ses écrits qu’Adamnan était un latiniste accompli, et qu’il connaissait très bien aussi le grec, voire des rudiments d’hébreu.
Il était, de plus, minutieux, judicieux, et prudent dans sa citation de ces autorités. Ce lettré hors pair était un vrai moine et comme Colomban lui-même il prenait part au travail manuel du monastère. Il a aidé à débarder de ses propres mains de nombreux chênes d’une des îles voisines – peut-être Erraid – assez pour en charger douze bateaux en tout cas. Et il a sans doute pris part à la construction des cellules monastiques, comme dans le cas de celle de Colomban, qui était, nous dit-il, tabulis suffulta, faite de planches et harundine tecta, couverte de chaume de roseaux. Colomban et ses moines avaient converti tout le pays des Pictes ainsi que ses dirigeants. lona rayonna de toute sa gloire au cours du siècle qui se termina par la mort d’Adamnan/Adomnan. Elle a donné trois célèbres prélats. Finan, Aidan, et Colman, furent des hommes de mérite, même aux yeux de Bède le Vénérable. Les malheureuses controverses à propos de la tonsure et du calcul de la date de Pâques, ont beaucoup troublé au septième siècle, tant lona que ses maisons filles. Quand l’Irlande et l’Angleterre y renoncèrent, les moines d’lona, par respect pour les traditions de leur saint fondateur, s’accrochèrent avec ténacité à leurs Pâques à eux. Après 716, quand lona elle-même finit par se conformer à l’usage romain, certaines maisons filles du pays des Pictes s’obstinèrent. Cette obstination conduisit d’ailleurs quelques années plus tard à l’expulsion des moines Colombanites du pays par le roi Nechtan, celui-ci s’étant rallié à la mode romaine.
Le neuvième siècle apporta chagrin et désastre tant à lona qu’à Lindisfarne. En 793, des Vikings détruisirent l’église de Lindisfarne, et la mirent à sac. En 795 ils s’en prirent une première fois aussi à lona, mais les moines semblent alors y avoir survécu. En 806 par contre, soixante-huit membres de
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leur communauté furent tués, à Port na Mairtir sur le rivage oriental de l’île. En 825 il y eut un nouveau massacre de moines à lona. Celui de saint Blathmac, qui avait refusé d’abandonner ce saint lieu et ses compagnons (les poésies de Blathmac en l’honneur de la sainte Vierge, montrent une grande tendresse et beaucoup d’humanité). Sa mort héroïque a été célébrée en vers latin par Walafried Strabon, l’abbé de Reichenau, dans le sud de l’Allemagne.
REMARQUES.
Ayant examiné l’origine du nom de Célé-dé, ainsi que l’application qu’on en a faite dans le pays où il a pris naissance, je continuerai maintenant à suivre sa trace dans les documents britanniques en traitant, que ce soient des ramifications directes de l’Église irlandaise ; ou en grande partie influencée par elle. Il s’agira surtout de l’Écosse et pour ce qui est de l’Angleterre et du pays de Galles des cas isolés de York et Bardsey, respectivement.
L’histoire primitive de l’Église d’Écosse est essentiellement irlandaise au début, et pendant longtemps ce seront les annales irlandaises qui fourniront les matériaux les plus dignes de confiance en ce qui concerne la chronologie de ce pays.
Situé à l’ouest, le grand monastère de Hy (Iona) exercera une grande religieuse qui sera ressentie partout en Écosse.
À l’extrême nord, les îles Orkneys furent transformées par saint Colomba d’Iona en havre pour les pèlerins. À l’extrême sud, Melrose atteignit sa plus grande célébrité sous Eata, un des douze disciples de saint Aidan. Et à l’extrémité orientale du pays des Pictes, Drostan, fils de Cosgreg, accompagna l’infatigable Colomba d’Iona, quand il fonda les églises d’Aberdour et Aberlour ; devenant ainsi leur saint patron commun, et laissant dans la région de Buchan le souvenir de leur attachement fraternel. Une église dont le nom de Deir, c’est-à-dire « larme », rappelle leur séparation. Et dont l’histoire ultérieure, conservée dans le plus vieux livre d’Écosse, unique reste de sa première littérature, prouve que la promesse qui leur avait été faite de « semer dans les larmes » ne fut pas un vain mot.
Le couvent des Coludi, ou Coldingham, est même utilisé par le père de l’histoire anglaise pour illustrer son histoire d’un Adamnan, Scot d’Irlande.
Il y avait, c’est vrai, deux établissements ecclésiastiques dans le Sud-ouest, qui n’étaient pas d’origine Colombanite. Rosnat, le Whithorn des Saxons et la Candida Casa de l’histoire latine, qui a été fondée par saint Ninian, avant l’époque de Colomban d’Iona ; ainsi que le siège épiscopal de Glasgow qui doit son origine à saint Kentigern, un Breton du Strathclyde. Mais Ninian, quoique Breton de nationalité et Romain d’éducation, a été intimement associé à nombre d’ecclésiastiques irlandais de son époque. Et, si nous en croyons sa biographie en Irlande, telle que la cite l’archevêque Ussher, il a fini ses jours dans un monastère fondé par lui à Cluayn-Coner dans le moderne comté de Kildare. Saint Kentigern, ou Mungo, comme il a été familièrement appelé, a été consacré, à la façon irlandaise, par un seul évêque, venu d’Irlande spécialement pour cela ; et Rhydderch Hael, son royal patron, avait été baptisé par des disciples de saint Patrice en Irlande.
Nous trouvons les plus anciennes traces en Écosse du nom et de la discipline des Celi-dé dans l’histoire de saint Kentigern, compilée par Jocelin. Bien que ce fragment de biographie n’ait pas été écrit avant la fin du douzième siècle, il a été tiré de sources autorisées bien plus anciennes.
Cela nous montre que les Céli-dé (latin Calledei) étaient considérés par les Écossais du douzième siècle comme un ordre de clercs vivant donc en communautés. Sous la direction d’un supérieur, à l’intérieur d’une même enceinte, mais dans des cellules isolées. Associés en une sorte de collège plutôt qu’en une fraternité cénobitique. Individuels pour ce qui est de la vie privée quoiqu’unis dans les communes observances, tant religieuses que séculières, d’une étroite sodalité. Tel fut le noyau initial de la cité de Glasgow. À la mort de saint Kentigern, son église et son monastère disparaissent de l’Histoire et n’y refont surface qu’en 1116. Quand David, prince de Cumbrie, et frère du roi d’Écosse Alexandre Ier, fait rechercher par une enquête auprès des anciens et des sages quelles étaient les anciennes possessions et juridictions de ce siège ; et probablement mit fin à l’hérédité de ces bénéfices, ce qui fit que son précepteur, Jean, dut être consacré sous le titre antique d’évêque de Glasgow. Ceci se passait juste au moment où Malachie O’Morgair (en Irlande) trouvait la jadis célèbre abbaye de Bangor, une institution analogue, tenue par des laïcs et avec une église en ruines. Un malheureux résultat dû au fait que dans ces deux pays avait prévalu un système monastique distinct de celui du diocèse. La structuration du pays en diocèses et paroisses fut pratiquement inconnue de l’Église écossaise jusqu’au début du douzième siècle. Toute la structure ecclésiastique fut construite autour des fondations monastiques, et son économie tout entière était régie par la vie conventuelle. Ce système plaça pendant très longtemps l’épiscopat dans une position subalterne, portant au pinacle l’office d’abbé au contraire et soumettant toutes les autres relations à son poids social. Jusqu’à ce
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que, au bout d’un certain temps, il ait beaucoup perdu de son caractère, et devienne compatible avec une vie séculière.
L’abbé faisait donc parfois partie des ordres, parfois non ; et l’état monastique était toujours placé au-dessus de la vocation de ministre du culte.
Voilà pourquoi le ferleghinn, ou lecteur, et l’anachorète contemplatif, ont souvent eu dans nos annales, priorité sur l’évêque. Le plus important titulaire d’office était l’abbé, la présence de l’évêque étant un accident. Ledit office était d’ailleurs au mieux si intermittent qu’en certains lieux, il disparut complètement, et avec lui en Écosse, dans de nombreux cas, le caractère strictement religieux de certains monastères, sauf à titre nominal. Une forme de propriété appelée abthein, ou abbatiat, apparut en effet au douzième siècle, s’appliquant au site d’anciennes abbayes, dotées peut-être d’un cimetière et d’une fontaine sainte, des ressources annuelles d’une partie du pays ; et tenue par prescription immémoriale en vertu de la simple possession d’une cloche ou d’une crosse (bachall).
Là où la sécularisation fut seulement partielle, des vestiges de la vieille sodalité continuèrent d’exister. Ses représentants furent connus sous le nom de Kele-dei, un titre qui, avec diverses parties du domaine de l’Église, finit par se transmettre de père en fils dans certains cas, ou fut en pratique lié à certaines familles dans d’autres. Dans les zones où l’influence laïque aboutit à la constitution d’un diocèse organisé, le monastère principal devint le siège épiscopal. Et le droit de désigner l’évêque fut exercé comme jadis par le corps monastique qui avait été jusque-là le clergé officiant du lieu. C’est ainsi que le diocèse de Dunblane coïncida dès sa création, avec le comté de Stratherne, son noyau originel étant l’antique monastère de Dun-Blaan, ainsi nommé du nom de son fondateur, un ecclésiastique irlandais du sixième siècle. Bien que Dunblane ait donc été fondé très anciennement, son premier évêque connu le fut en 1160, après la restauration du siège épiscopal sous David Ier, quand on fit apparemment plus que défendre ses biens ou définir les limites de sa juridiction.
Des sièges épiscopaux furent aussi installés, comme dans le cas de celui d’Aberdeen, dans des villes naissantes où il n’y avait jamais eu de fondation monastique connue. Comme on pouvait s’y attendre, on ne trouve alors dans ce cas aucune trace de Kele-dei.
Nous trouvons aussi des églises qui avaient des Keledei, mais n’ayant jamais été jadis élevées à la dignité de siège épiscopal, à cause d’influences laïques ou de la particularité de leur position. Ils conservèrent leur caractère conventuel, mais furent relégués au second rang, car rattachés à la juridiction d’églises plus favorisées, jusqu’à ce qu’un jour leur sodalité soit dissoute, ou meure de mort naturelle. De la même façon, en Irlande, des églises comme Bangor, Moville et Lusk ; quoique très célèbres en tant que lieux d’étude et de sanctification dotés d’une longue liste d’abbés, d’évêques, ou d’autres titulaires d’office ecclésiastique ; n’ont jamais dépassé le stade de monastère. Alors que des églises de rang très inférieur, comme Kilkenny, Kilfenora, Kilaloe et Aghadoe, ou d’origine récente, comme Dublin, Limerick et Waterford, sont devenues des sièges épiscopaux et des centres de juridiction ecclésiastique.
De fait au début du douzième siècle, la plupart des monastères, en Écosse comme en Irlande, étaient tombés dans un état de décadence avancée. Et ceux qui ont survécu encore quelque temps le doivent soit à la superposition d’un évêque et d’un chapitre, soit à leur reconstruction sur un nouveau modèle. La plupart des anciennes communautés religieuses étaient des Keledei jusqu’à ce que les changements dont nous venons de parler se produisent.
Le grand changement de structure de l’Église écossaise eut lieu sous le règne de David 1er (1124-1153). Son biographe déclare qu’il trouva trois évêchés en Écosse en prenant ses fonctions, mais en laissa neuf. D’où nous pouvons déduire qu’il a relancé et perpétué la succession des évêques dans six des communautés où elle s’était éteinte, en leur assurant des provisions de bouche, ou en leur assignant respectivement un diocèse bien défini.
À Brechin, Dunblane, Ross et Caithness, le souverain a simplement donné un évêque aux sodalités déjà existantes ; tandis que pour ce qui est des sièges plus anciens de Saint-André et de Dunkeld, il a remplacé les Keledei en instituant à leur place des chapitres de chanoines réguliers. Son éducation anglaise et ses relations avaient sans doute miné son attachement aux institutions de son pays natal ; et Robert, l’évêque de Saint-André, Anglais d’origine, semble avoir accéléré son rejet des Keledei démodés. Encourager leur système laxiste et inefficace, s’accordait mal avec la vitalité ou l’esprit de réforme qui imprégnait toutes ses mesures ; d’ailleurs, en tant que représentants du clergé celtique, ils n’avaient aucune chance avec un prince qui voulait infuser des éléments saxons dans l’Église écossaise.
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N.D.L.R. Comme quoi les effets pervers de l’antiracisme et de la mondialisation ne datent pas d’hier ! À quand l’indépendance de l’Écosse ?
On trouve parmi les manuscrits de la collection Cotton, conservés au British Museum, un catalogue des maisons religieuses d’Angleterre et du Pays de Galles ; à la fin duquel il y a une liste de sièges épiscopaux écossais, ainsi que leurs ordres et communautés respectives ? Il est annexé à la Chronique d’Henri de Silgrave ; et comme cette compilation s’arrête à l’année 1272 et qu’elle est de la même écriture que le catalogue, ce dernier ne peut donc en aucune façon avoir été terminé avant cette date. Ussher, Lloyd et Tanner, considèrent ce catalogue comme dû à Silgrave lui-même. En voici quelques noms afin d’illustrer mon propos…
Episcopatus S. Andree : Canonici nigri – Keledei.
Episcopatus Dunkeidre, S. Columkille : Canonici nigri – Keledei.
Episcopatus de Brechin : Keledei.
Episcopatus de Ros Keledei.
Episcopatus de Dublin : Keledei.
Episcopatus de Katenesio : Keledei.
Episcopatus d’Argiul : Keledei.
Abbatia in Insula (Iona) : Keledei.
Il s’agit des seuls cas où le terme Keldei, ou Keledei, apparaît dans les archives. Les Canonici nigri sont les chanoines réguliers de saint Augustin, et sont donc catalogués comme existant à Saint-André et Saint Colomba de Dunkeld, conjointement avec des Keledei. Les sociétés qui existaient à Mureve (Moray) ainsi que Glascu, sont désignées sous le nom de Canonici seculares.
À ceux-là on peut aussi ajouter, d’après diverses chartes, un certain nombre de monastères non associés à une cathédrale.
L’église de Lochlevin (Kinross).
L’église d’Abernethy dans le Perthshire.
L’église de Monymusk dans l’Aberdeenshire.
L’église de Muthill dans le Perthshire.
L’église de Monifeith dans le Forfarbshire.
Cette liste pourrait être considérablement agrandie, si des églises comme celles de Scone, Melrose, Montrose, Abirlot, Dull, Ecclesgirg et d’autres, qui sont présumées avoir été comme les précédentes, y étaient rajoutées ; mais mon propos est de traiter seulement de celles dans lesquelles les archives prouvent qu’il y a eu des Keledei. Ces cas cependant, sont deux fois plus nombreux que les sodalités analogues mentionnées dans les archives d’Irlande. Une anomalie qui tend à prouver que le terme de Célé-dé n’était pas d’un usage si général que cela en Irlande.
Nous n’essaierons pas de classer ces maisons culdées d’Écosse par ordre d’ancienneté, ce qui serait une tâche désespérée, nous les étudierons donc brièvement.
— lona.
Le catalogue de Silgrave qualifie le monastère d’lona d’Abbatia in Insula, et sa communauté des Keledei.
Nonobstant tout ce qui fut écrit à propos du fait que les Culdées seraient venus d’lona, et de leur caractère essentiellement Colombanite, on n’y trouve qu’un seul autre témoignage de leur existence, et qui plus est à une date relativement récente. Les Annales d’Ulster rapportent qu’en 1164, une délégation des chefs de la famille d’Ia ; composée de l’archiprêtre Augustin, du lecteur appelé Dubsidhe, du reclus nommé MacGilladuff, du principal des Ceili-ndé appelé MacForcellaigh, et de tous ceux qui comptaient dans l’île ; attendit l’abbé de Derry et lui suggéra d’accepter l’abbatiat de leur église. Nous pouvons en déduire que les Celi-dé de Hy étaient seulement une partie de cette communauté. Leur supérieur était appelé « principal » et non « prieur », et avait un rang assez secondaire parmi les notables du lieu. Il occupait probablement une position semblable à celle qui correspondait à premier chanteur ailleurs, et ses subordonnés devaient constituer le corps ecclésiastique exécutant le service ordinaire de l’église.
Au début du treizième siècle (1204), l’antique monastère celte avait définitivement disparu, et des moines bénédictins s’y étaient installés. Mais le cimetière originel – le Reilig Odhrain – est toujours
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considéré comme la plus sainte terre d’Écosse, les pierres tombales des rois, des chefs et des prélats, s’y entassent.
N. B. Les culdées d’lona représentent donc vraisemblablement les occupants primitifs de cette île, une forme plus ancienne de christianisme celtique, évincée par une nouvelle, le catholicisme romain. Comme dans le cas de Monahincha, de Devenish et d’Armagh.
— Saint-André.
Cette église, dont le nom celtique était Cill Righmonaigh, semble, comme la plupart des premières fondations écossaises, avoir été d’origine irlandaise. Saint Cainnech, le patron de Kilkenny et du diocèse d’Ossory, dont les œuvres en Écosse lui valurent une large célébrité dans le pays, est mort en l’an 600 et il est fêté dans les calendriers irlandais aussi bien qu’écossais le 11 octobre. Deux églises seulement sont associées à sa mémoire, Achadh-bo, maintenant Aghabo, en Irlande et Cill Righmonaigh (en Écosse).
Ce qui est probable, c’est que l’antique, mais insignifiante église qui existait là depuis les temps les plus anciens ; et dont nous trouvons mention dans les Annales irlandaises, à l’année 747 ; fut, vers le début du neuvième siècle, agrandie et enrichie par le souverain picte, sous le nom de saint André l’apôtre. Et que, pour donner du lustre à cette opération, on fit circuler l’histoire que des reliques du saint, trois doigts du côté droit, l’humérus et la rotule du même côté, ainsi qu’une dent ; avaient été volées à Patrae puis apportées par saint Regulus en ce lieu. Grâce à leur importance supposée, elles contribuèrent à procurer à l’église qui les possédait un degré de distinction tel que cela lui valut de devenir le siège de la primatie d’Écosse. La non-historicité de cette légende est prouvée par le fait qu’elle nous présente l’empereur Constance comme contemporain d’Athelstan, d’Oengus et Regulus ; un anachronisme de presque cinq siècles, qui fait donc de l’histoire tout entière des origines de Saint-André un faux grossier de facture relativement moderne. Pour ce qui est de Saint-André l’histoire authentique ne prétend pas remonter plus loin qu’un certain évêque appelé Cellach, ou Fothadh, au Xe siècle.
La condition première du siège semble avoir été semblable à celle des principaux monastères d’Irlande, où l’évêque était incorporé à la fraternité, d’abord dans une position subalterne en ce qui concerne la juridiction locale ; mais prenant graduellement une importance de plus en plus notable. Avant d’apparaître, au final, comme le véritable chef de cette sodalité puis d’en éclipser l’influence.
Le nom des douze premiers évêques de Saint-André est de forme celtique, et démontre une possession ininterrompue de ce siège par des ecclésiastiques indigènes sur au moins deux siècles.
Du fait des relations avec les Saxons instituées par la reine Marguerite, fut introduit dans cette sodalité un élément nouveau qui fraya le chemin à son extinction. Ce qui n’est guère douteux en effet, c’est que l’évêque Turgot mit un frein aux aliénations de biens d’Église par les Culdées à Saint-André. Eadmer, un moine de Cantorbéry, fut envoyé là-bas par le roi, et fut, à cette occasion, élu successeur de Turgot, mais ne fut pas consacré. Robert, un Anglais chanoine de saint Oswald dans le Yorkshire, fut envoyé en Écosse avec cinq autres pour promulguer la règle de saint Augustin, et fut fait abbé de Scone ; office qu’il quitta pour être promu au siège de Saint-André, en 1124, tout en n’étant consacré qu’en 1128.
Il poursuivit avec beaucoup de zèle la tâche commencée par son prédécesseur, et trouva dans le roi David un prince dont les vues, quant à la discipline monastique, coïncidaient avec les siennes. Il fonda et dota donc à Saint-André un prieuré de chanoines réguliers, auquel fut transféré l’hôpital appartenant autrefois aux Culdées. La cohabitation qui s’ensuivit entraîna le déclin de la communauté primitive, qui sombra dans l’oubli.
Du fait qu’ils suivaient toujours leurs vieilles règles et leurs anciennes observances, les représentants de l’établissement primitif gardèrent l’appellation de Keledei. Et quand ils réapparaissent en plein jour après le long silence dans lequel les avait plongés leur histoire, c’est pour céder le pas en fait à l’ordre de réguliers nouvellement introduit ; qui avait pris en main la réforme de la discipline ecclésiastique de l’Église et entrepris de réveiller l’apathie religieuse du diocèse. Le prieuré des chanoines réguliers de saint Augustin fut formellement reconnu à Saint-André en 1144. Et peu de temps après, un des membres de la fraternité entreprit de rédiger une brève histoire de son église, d’une part afin de s’approprier sa gloire passée, mais aussi d’autre part afin de justifier la nouvelle réforme de son économie. Son auteur, probablement l’évêque Robert, ou le prieur du même nom, condamne fermement la dégénérescence des Keledei ; et quoique le trait soit peut-être quelque peu exagéré, car visiblement dû à une main leur voulant peu de bien, et de temps en temps assez imprécise dans ses descriptions, cela constitue toujours un document ayant une grande importance historique. Ayant averti ses lecteurs de la décadence de la religion à Saint-André, conséquence de la mort de saint
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Regulus et de ses disciples, il poursuit en décrivant les détails les plus récents de sa condition ecclésiastique dans les termes suivants.
« Il subsistait pourtant dans l’église de Saint-André, à la façon d’alors, c’est-à-dire héréditairement, une communauté de treize personnes, communément appelée Keledei ; dont la façon de vivre était plus conforme à leur fantaisie et à une longue tradition des hommes, qu’avec les préceptes des Saints-Pères. Ils persévèrent d’ailleurs dans cette voie même jusqu’à aujourd’hui. Et bien qu’ils aient des choses en commun, elles sont moins nombreuses et de moindre valeur ; alors que ce dont ils jouissent à titre individuel est plus important et meilleur. Par exemple, quand il leur arrive de recevoir des cadeaux, de la part d’amis qui leur sont unis selon quelque lien privé, en tant que parent ou relations. Ou de la part d’amis de l’âme, c’est-à-dire de conseillers spirituels ; ou de toute autre source. Après être devenus Keledei, on ne leur permet plus d’avoir leurs femmes dans leurs logements ni d’autres femmes, ce qui pourrait prêter à soupçon injurieux. Il y avait en outre sept bénéficiaires, qui se partageaient les offrandes faites à l’autel en sept parts, dont une seule revenait à l’évêque, une autre à l’hospice ; les cinq restantes étant données aux cinq autres membres ; qui ne faisaient rien, que ce soit à l’autel ou à l’église, et dont la seule obligation était de fournir, d’après leur tradition, logement et distractions aux pèlerins ou aux étrangers de passage. Quand il arrivait qu’il y en ait plus de 6, ils tiraient au sort ceux qui devaient les recevoir et comment. L’hospice était en effet conçu, il faut le noter, pour accueillir six personnes et pas plus, mais à partir du moment où, par la grâce de Dieu, il vint en la possession des chanoines, il fut ouvert à tout le monde.
Les bénéficiaires mentionnés ci-dessus avaient aussi des propriétés ainsi que des revenus privés, dont héritaient à leur mort les femmes avec lesquelles ils avaient ouvertement vécu, et leurs fils ou leurs filles, leurs parents, voire des gendres. Ils se partageaient même les offrandes faites à l’autel dont ils ne s’occupaient jamais, une profanation dont on rougirait de parler s’ils ne l’avaient pas eux-mêmes pratiquée. Cet abus monstrueux ne put être corrigé avant le temps d’Alexandre d’heureuse mémoire, un souverain à la dévotion exemplaire pour la sainte Église de Dieu. Qui a richement doté l’église du saint apôtre André de biens et de revenus divers, lui a fait beaucoup de cadeaux de valeur, et l’a investie de libertés privilèges ou redevances relevant des donations royales.
Les terres aussi appelées « chasses à sanglier » que le roi Oengus mentionné ci-dessus avait consacrées à Dieu et à l’Apôtre saint André lors de l’arrivée des reliques de ce saint dans le pays ; mais qui avaient été par la suite usurpées ; leur furent redonnées dans le même but. Car il pensait qu’une société religieuse devait être établie à demeure dans cette église pour y maintenir le culte divin. Car aucune disposition pour le service à l’autel du saint Apôtre n’avait jamais été prise, et la messe n’y était célébrée qu’en de rares occasions, lors des visites du roi ou de l’évêque. Les Keledei avaient l’habitude de dire la messe à leur façon dans un petit recoin de l’église. De cette donation royale, il y a beaucoup de témoins encore vivants à ce jour. Elle fut confirmée par son frère le comte David, que le souverain avait institué son héritier ainsi que son successeur ».
Cette laborieuse et indigeste déclaration nous apprend donc que, à une date antérieure à 1107, la communauté ecclésiastique de Cill Righmonaigh a été scindée en deux groupes, et que chacun s’était vu attribuer une partie des attributions religieuses ainsi que des biens temporels allant avec que l’on peut raisonnablement penser avoir été communs auparavant.
Un de ces deux groupes était les Keledei, et il était composé d’un prieur et de douze frères. Ils représentaient numériquement l’antique fondation et, en tant que vicaires religieux ils exécutaient le service divin, avaient des logements de fonction, et bénéficiaient de certaines propriétés aussi bien que de redevances mineures attachées à l’exécution de l’office sacerdotal. Leur appartenait aussi, en tant que partie religieuse de la communauté, l’élection de l’évêque en cas de vacance du siège épiscopal.
L’autre groupe comprenait l’évêque, l’établissement de bienfaisance et les représentants de l’abbé ou des autres grands titulaires d’offices devenus séculiers, jouissant aussi en vertu d’un droit immémorial d’une autre partie des propriétés ou des grandes redevances ecclésiastiques.
En 1144, l’hospice, avec son presbytère et ses droits, fut transféré aux chanoines réguliers, ils furent confirmés dans la possession de deux autres presbytères en plus de ceux qui leur avaient déjà été assignés. L’évêque retint pour lui le septième des offrandes, laissant ainsi trois de ces sinécures dans leur ancienne situation. Cette situation dura jusqu’en 1156, car cette année-là le pape Adrien IV ne fit que confirmer aux chanoines réguliers la possession de l’hospice et de leurs deux septièmes (des offrandes). Mais cette année-là ou une des deux suivantes, les chanoines se les étant appropriés, ayant probablement disparu suite à décès démission ou confiscation, l’évêque Robert accorda aux chanoines toutes les parts des offrandes, en ne se réservant que la sienne. En 1162-1163, l’évêque
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Arnold rendit aussi son septième et les chanoines se retrouvèrent donc ainsi en possession du tout. Les sept parts furent alors réunies en un même fond commun.
Les chanoines semblent par conséquent avoir été financés par une réversion des propriétés sécularisées de l’antique fondation.
Il y avait donc désormais deux corps ecclésiastiques rivaux à Saint-André, d’une part la vieille sodalité de prêtres séculiers rejetée dans l’ombre, et dépouillée de beaucoup de ses privilèges ou de ses biens ; et d’autre part celle des chanoines réguliers. Mais cette rivalité ou cette coexistence déplut fortement aux autorités supérieures, tant laïques qu’ecclésiastiques, dès qu’elle devint manifeste. Immédiatement après la fondation de la dernière maison, le roi David, comme il le fit dans le cas de Lochlevin, ordonna que le prieur et les chanoines de Saint-André admettent dans leurs rangs les Keledei de Kilrimont, qui devaient devenir chanoines ; avec tous leurs biens et leurs revenus. Dans la mesure où ils acceptaient de se conformer à la règle propre aux chanoines.
Dans le cas où ils refuseraient, ils devaient recevoir toute leur vie les intérêts de leurs biens ; et, au fur et à mesure qu’ils disparaissaient, être remplacés par des chanoines réguliers de la nouvelle fondation. Les fermes, terres et offrandes des Keledei, devaient être mises à la disposition des chanoines de Saint-André en franche et pure aumône. En 1147, le pape Eugène III décréta qu’à dater de ce jour, les offices des Keledei, dans la mesure où ils étaient devenus vacants, devaient être assurés par des chanoines réguliers. Mais les Keledei furent capables de résister aux efforts combinés du roi, du pape et des évêques, car les pontifes romains durent réitérer ces dispositions jusqu’en 1248, année où nous trouvons encore des Keledei en possession de leurs terres.
En 1160, le roi Malcolm les confirma dans une partie de leurs biens. En 1199, nous les trouvons engagés dans une controverse avec le prieur de l’autre communauté. Une controverse qui se termina par un compromis, en vertu duquel les dîmes de leurs propres terres leur furent garanties, en échange d’un abandon de leurs revendications sur les redevances paroissiales et les offrandes. Et ce n’est qu’en 1273 qu’ils furent exclus de leur droit immémorial de participer à l’élection de l’évêque. En 1279, ils subirent le même traitement, et de nouveau en 1297, quand Guillaume Comyn, le responsable des Keledei, se rendit à Rome pour y contester l’élection à laquelle on avait procédé après leur exclusion : Boniface VIII la rejeta. Il fit appel de nouveau en 1328, mais sans plus de succès.
Le nom de Keledei n’apparaît plus ensuite dans les archives, bien que cette corporation ait continué à jouir de ses privilèges et de ses biens. Les siècles suivants il est fréquemment fait mention de cette institution sous le nom de « Praepositura ecclesiae beatae Mariae civitatis Sancti Andreae », « Ecclesia beatae Mariae de Rupe », « Prévôté de Kirkheugh » (la corporation est dite avoir alors été constituée d’un préposé responsable et de dix prébendiers). Leur supérieur était appelé de différentes façons : « Praepositus Sancti Andreae », « Praepositus capellae sanctae Mariae », « Praepositus capellae regiaa ». Après la Réforme, cette fonction de responsable préposé aux Keledei revint entre les mains de la Couronne, et fut annexée, avec les bénéfices y afférant au siège de Saint-André, en 1616.
— Dunkeld.
On mentionne également des Culdées à Dunkeld (une église fondée en 840).
Le doyen Mylne, qui était chanoine à Dunkeld, vers 1485, nous a laissé, dans son histoire des évêques de Dunkeld, cette description de leur antique chapitre. « Dans ce monastère, Constantin, le roi des Pictes, avait installé des religieux, communément appelés Kelledei, autrement Colidei, c’est-à-dire ministres de Dieu. Ces religieux, à la façon de l’Église d’Orient, avaient des femmes (dont ils se séparaient quand venait leur tour d’assurer l’office divin). Mais quand cela sembla bon au gardien suprême de la religion chrétienne, et quand la dévotion et la piété dans la région eurent augmenté ; saint David, le plus jeune fils du roi Malcolm Canmor et de la reine sainte Marguerite, ayant changé la constitution du monastère, l’érigea en cathédrale ; puis, ayant remplacé les Kelledei, y installa, aux environs de l’année 1127, un évêque et des chanoines, et prescrivit qu’il y ait ici à l’avenir un collège séculier. Le premier évêque de cette nouvelle fondation fut d’abord l’abbé du monastère et par la suite un conseiller du roi ».
Dans sa conclusion, l’auteur semble donc indiquer que les Kelledei, qui occupaient le monastère rattaché à l’église mère, furent rétrogradés puis transformés en collège de prêtres séculiers. Que leur ancienne fonction fut assignée à une société de chanoines réguliers, avec l’évêque, fait maintenant diocésain au lieu d’abbé, à leur tête. Ces deux corps coexistèrent pendant presque deux siècles ; et comme à Saint-André, comme à Dunkeld, le catalogue de Silgrave distingue les sociétés de Canonici nigri et de Keldei.
— Rosemarkie. Le catalogue de Silgrave en désigne les desservants attitrés comme étant des Keledei, c’est-à-dire des représentants du vieux collège séculier. Tout au début du treizième siècle, le
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corps s’occupant de cette cathédrale fut cependant réorganisé, car en 1224, nous trouvons un doyen de Rosmarkyn, un chanteur, un chancelier, un trésorier, un archidiacre, un adjoint du diacre, un second chanteur et des chanoines.
— Brechin (1180 et 1222).
— Dunblane (1238).
— Dornoch (1222).
— Lismore. Le diocèse d’Argyle, ou Argiul, comme ce nom est écrit dans le catalogue de Silgrave, avait pour cathédrale l’église de saint Moluoc, dans l’île de Lismore. Elle avait été fondée par saint Lughaidh, familièrement appelé Moluoc, un Irlandais, mort en 592. On le trouve dans les principales chroniques irlandaises et dans tous les calendriers irlandais à la date du 25 juin ; jour où il est aussi fêté dans les calendriers d’Écosse, sous le nom de Molocus, dans le Bréviaire d’Aberdeen il est honoré du titre d’évêque. Sa cloche et son bâton pastoral ont été longtemps conservés dans cette église.
Le monastère fondé par saint Moluoc a sans doute continué à exister au cours des âges, jusqu’à ce que sa communauté, conformément à l’évolution du mouvement monastique local, finisse par se retrouver dans l’état qui leur valut le nom de Keledei. Durant cette longue période, l’office d’évêque, s’il fut maintenu dans cette église, s’avéra selon toute probabilité, intermittent, et d’un caractère plus conventuel que diocésain. Après ces balbutiements de l’organisation diocésaine, Dunkeld obtint la juridiction territoriale. Lismore y fut inclus et continua de constituer une partie de ce grand diocèse jusqu’aux environs de l’année 1200, quand il en fut détaché par le pape Innocent III, et avec le territoire d’Argyle érigé en diocèse, parfois nommé Lismorensis, mais plus généralement Ergadiensis. Le catalogue de Silgrave l’appelle Argiul et honore son chapitre du titre de Keledei. Mais cette sodalité ne conserva pas longtemps sa position dans la cathédrale, car des chartes prouvent qu’avant 1251 apparemment un doyen et un chapitre y avaient été institués ; puis qu’en 1249, le pape Innocent IV reconnut le droit d’élire l’évêque comme appartenant seulement aux chanoines de cette église.
— Lochlevin.
Le destin des Keledei de ce lieu fut scellé vers 1145, quand le roi David, sous l’influence des penchants que j’ai déjà évoqués, déclara « qu’il avait donné et accordé aux chanoines de Saint-André, l’île de Lochlevene. Qu’ils pourraient donc établir leur Ordre de chanoines là-bas ; mais que l’on permettrait aux Keledei trouvés sur place, s’ils consentaient à vivre comme des réguliers, de rester dans la société, avec et en soumission aux autres. Mais que sa volonté ainsi que son bon plaisir, étaient que ceux d’entre eux qui opposeraient une quelconque résistance, soient expulsés de l’île. Robert, l’évêque anglais de Saint-André, qui inspira ce sévère édit, ne tarda guère à faire exécuter ses dispositions. Immédiatement après il soumit ces Keledei aux chanoines réguliers de Saint-André, et transforma leurs antiques biens communautaires en dotation pour son prieuré nouvellement créé. Il fit même transférer les vêtements de cérémonie que ces Chélédé possédaient, ainsi que leur petite bibliothèque, faite pour la plupart de livres de rituel ou de patristique, dont les titres sont énumérés dans ce document.
Ainsi s’acheva l’existence distincte et indépendante d’une des plus anciennes fondations religieuses d’Écosse. Qui devait probablement son origine à saint Serf/Servan lui-même, au tout début de la christianisation du pays. Et qui fut étroitement associée au siège de Saint-André avant le milieu du onzième siècle. Grâce à l’influence d’un des premiers évêques connus, probablement Céle-dé lui-même. Ce qui lui permit d’exercer une sorte de direction épiscopale sur sa propre communauté de Saint-André et les monastères voisins. Préfigurant ainsi une fonction qui s’est ensuite développée dans la juridiction diocésaine, et fut finalement investie de la prééminence métropolitaine.
— Monymusk. En 1211, une plainte fut déposée devant le Pape, par Guillaume, l’évêque de Saint-André. Il y affirmait que certains Keledei qui prétendaient être des chanoines et d’autres du diocèse d’Aberdeen, dans la ville de Monymusc qui lui appartenait, tentaient de s’ériger en corps de chanoines réguliers, illégalement et contrairement à son désir. Sur quoi une commission fut confiée aux abbés de Melrose et de Dryburg et à l’archidiacre de Glasgow, les autorisant à examiner le cas et à le juger. Ils siégèrent donc pour délibérer de cette affaire et leur sentence fut que les Keledei, à l’avenir, devraient avoir un réfectoire et un dortoir en commun, ainsi qu’un oratoire sans cimetière. Que les corps des Keledei et des clercs ou des laïcs qui mourraient chez eux devraient faire l’objet d’une cérémonie funèbre dans l’église de la paroisse de Monymusc. Que les Keledei devraient être douze et que Bricius le treizième, que les Keledei devraient présenter pour confirmation à l’évêque de Saint-André, serait leur maître ou prieur. Qu’à sa retraite ou à sa mort, les Keledei devraient désigner trois de leurs
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membres, parmi lesquels l’évêque devrait choisir celui qu’il considérerait comme le plus indiqué pour être leur prieur ou leur maître. Qu’il leur serait interdit à l’avenir de faire vœu de vie canoniale ou monastique, sans le consentement de l’évêque, ni de dépasser la limitation prescrite pour leur nombre. Que lorsqu’un Keledeus serait mort ou se serait retiré, ceux qui resteraient devraient le remplacer et que le membre nouvellement élu devrait, dès son admission, jurer devant l’évêque ou son représentant d’observer les termes de cet accord.
Cette sodalité, qui était composée de 13 prêtres séculiers, représentait vraisemblablement une antique fondation monastique antérieure.
DOCUMENTS.
L’ÉVANGÉLISATION DES CAMPAGNES EN EUROPE DU 6e AU 8e SIÈCLE.
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SERMON N° 13 DE SAINT CÉSAIRE D’ARLES (Imprimatur du 20 avril 1956).
J’ai beau être persuadé que, guidés par Dieu, vous avez su corriger ou faire disparaître de ces lieux cette coutume funeste, reste du culte impie des païens ; si vous connaissez encore des gens qui se chargent de la plus repoussante des souillures en se déguisant en vieilles femmes ou en cerf [N.D.L.R. Voir la coutume des pères Fouettards appelés krampus en Autriche] ; réservez-leur un châtiment si sévère qu’ils se repentent d’avoir commis un sacrilège.
Et si vous savez que certains ont gardé l’habitude de pousser des hurlements quand la lune est à son déclin, tancez-les eux aussi ; en leur montrant qu’ils commettent un grave péché, en s’imaginant qu’ils peuvent, par leurs hurlements ou leurs maléfices, venir en aide à la lune, qui s’obscurcit selon la volonté de Dieu à intervalles réguliers.
Et si vous en voyez encore quelques-uns adresser des vœux aux fontaines ou aux arbres ; ou interroger, comme nous l’avons dit, des magiciens, des devins ou des enchanteurs ; ou suspendre à leur cou, ou au cou de leurs proches, des amulettes diaboliques, des caractères magiques, des herbes ou des morceaux d’ambre ; blâmez-les avec la dernière sévérité, en leur rappelant que tous ceux qui commettent ce péché perdent le sacrement du baptême.
Nous avons aussi entendu dire qu’il y a des hommes et des femmes, aveuglés à ce point par le diable, que les hommes ne travaillent pas dans les champs et les femmes ne filent pas la laine le cinquième jour de la semaine [N.D.L.R. autrement dit qui ont pour jour de repos dans la semaine non le vendredi comme chez les musulmans, ou le samedi pour les juifs, ou le dimanche pour les chrétiens, mais le jeudi].
Et nous affirmons devant Dieu et ses anges que tous ceux qui agissent ainsi seront, s’ils ne corrigent pas cette si grave idolâtrie par une longue et dure pénitence, condamnés à brûler là où le diable brûlera. Car ces malheureux, ces misérables, qui en l’honneur de Jupiter, s’abstiennent de travailler le cinquième jour, s’adonnent certainement à leurs travaux habituels le dimanche, sans honte et sans inquiétude. Châtiez donc très sévèrement tous ceux qui, à votre connaissance, vivent ainsi. S’ils ne veulent pas se corriger, ne leur parlez pas et ne mangez pas avec eux. S’ils vous appartiennent [???? des esclaves de chrétiens ???] vous devez même les fouetter afin que ceux qui ne pensent pas au salut de leur âme craignent au moins la meurtrissure de leur corps.
Nous autres, chers frères, nous vous avertissons avec la sollicitude d’un père, connaissant bien notre propre péril. Si vous voulez nous écouter, vous nous causez une grande joie, et vous parviendrez heureusement au royaume des cieux. Que celui qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit pour les siècles des siècles daigne nous accorder ce don ! Amen.
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DEUXIÈME CONCILE DE TOURS 18 NOVEMBRE 567 (CANON 23).
Nous avons appris qu’il se trouve certaines gens, adeptes de l’antique erreur [la Djahiliyya diraient les musulmans], qui fêtent les calendes de janvier, alors que Janus fut un païen. C’était un roi, certes, mais il ne pouvait être Dieu [NDLR En fait les Romains croyaient simplement et seulement que Janus était un dieu ou un ange déchu, un démon]. Or quiconque croit en un seul Dieu, le Père régnant avec le Fils et l’Esprit, ne peut être dit vraiment chrétien s’il observe, sur ce point-là, des usages du paganisme.
Il y a aussi des gens qui, à la fête de la chaire de saint Pierre (18 janvier), offrent des potages [font des libations] aux morts ; et qui, rentrant à la maison après la messe, retournent aux erreurs des païens et mangent, après le corps du Seigneur, des mets consacrés [des offrandes] à un démon.
Nous conjurons tant les pasteurs que les prêtres de veiller attentivement à ce que ; s’ils voient des gens persister dans cette sottise, ou accomplir auprès de je ne sais quels pierres ou arbres ou sources, lieux choisis par les païens, des rites incompatibles avec l’Église ; ils les chassent de la maison de Dieu de par leur sainte autorité et ne laissent pas participer au saint sacrifice ceux qui suivent ces coutumes païennes. Qu’y a-t-il en effet de commun entre les démons et le Christ ? C’est ajouter aux délits qui méritent condamnation plutôt que les effacer.
SYNODE D’AUXERRE (585 ???) CANONS 1 ET 2.
1) Il n’est pas permis le 1er janvier de faire le veau ni le cerf ou d’observer la coutume des étrennes du Nouvel An, car ce jour-là on doit faire le bien comme les autres jours…
2) Il n’est pas permis de célébrer dans les maisons particulières des offrandes privées ni des veillées pour les fêtes des saints ; ni de s’acquitter de vœux parmi les fourrés, ni au pied des arbres sacrés, ni près des sources ; mais si quelqu’un a fait un tel vœu, qu’il aille veiller à l’église et s’en acquitte au profit de la liste (?) des pauvres ; et qu’il ne se permette aucunement de fabriquer des objets sculptés : que ce soit un pied, ou une représentation humaine en bois.
N.D.L.R. Loin de nous tout parti pris ! Nous reconnaissons volontiers que l’islamisme des débuts n’était pas moins sectaire ou fanatique !
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LE DE CORRECTIONE RUSTICORUM
DE SAINT MARTIN DE BRAGA (Portugal).
Contrairement aux idées reçues, ou plus exactement inculquées par les idéologues chrétiens, l’expansion du christianisme fut relativement facile du temps de l’Empire romain : les routes commerçantes assuraient sa pénétration dans les cités, même très éloignées. Il en alla différemment pour ce qui est des campagnes, où se perpétuaient de puissants cultes agraires d’origine celtodruidique 1).
La plupart des abbayes seront des têtes de pont érigées en territoire hostile avec pour mission de conquérir la zone avoisinante, par séduction si possible, par la force si nécessaire. À chaque période d’essor de la religion chrétienne correspondra une régression de la condition de vie du peuple et réciproquement.
Le christianisme ayant été à l’origine un phénomène religieux exclusivement urbain, il appartint donc aux autorités compétentes d’évangéliser les campagnes, en multipliant les paroisses rurales et en s’efforçant, avec plus ou moins de succès, de déraciner les rites païens.
Exemple Martin de Braga (Martinus), né entre 510 et 520 en Pannonie (comme saint Martin de Tours donc, c’est le climat qui veut ça) mort le 20 mars 579 à Bracara Augusta.
Pannonien romanisé lui aussi donc, ce deuxième Martin deviendra moine après un bref séjour en Palestine. Il se rendra ensuite dans le royaume suève (qui correspond à peu près à la Gallaecia romaine, puis au royaume de Galice médiéval et aujourd’hui au nord du Portugal), où il s’installera vers 550, avec l’intention de convertir les Suèves, qui sont alors encore païens ou ariens.
Il commence par fonder le monastère de Dume (une paroisse de Braga). En 561-563, il prendra part au Ier concile de Braga, où il signera en tant qu’« évêque de Dume ». Il sera ensuite élu archevêque de Braga, métropole du royaume suève. Il présidera ainsi, en 572, le second concile de Braga. C’est lui qui introduira le monachisme dans son diocèse afin d’évangéliser les campagnes et c’est donc dans cette optique qu’il rédigera son ouvrage majeur pour nous en ce domaine le « De la correction des paysans ».
Il s’agit d’une correspondance écrite par saint Martin de Dume vers 573, et qui constitue une attaque en règle contre la foi naturiste ou écologiste avant la lettre caractérisant alors les ruraux de la Galice. Martin voit le Diable derrière toutes les facettes du paganisme : la croyance aux dieux, les pratiques du culte et les prophéties.
Ce livre de Martin de Braga, écrit vers 572-74) nous montre bien le mépris raciste dans lequel étaient tenus ces pauvres paysans restés païens ; et qui est tout à fait comparable à celui du taliban ou parabolanus chrétien appelé Martin de Tours envers les pagani. Notons au passage, ce qui est fréquent avec ces philosophes adeptes du dieu d’amour contempteurs des superstitions en tout genre ; que le taliban ou parabolan chrétien Martin de Braga ne nie en aucune façon l’existence des dieux, mais qu’il en fait seulement des démons chassés du Ciel.
Les pratiques dénoncées l’étant aussi par plusieurs autres auteurs de l’époque (Césaire d’Arles, etc.) la question qui se pose donc est de savoir s’il s’agit vraiment d’observations faites sur le terrain par saint Martin de Dume ; ou du langage à la mode « politiquement correcte » chez les chrétiens de l’époque.
La prédominance exclusive des éléments ou noms de dieux gréco-romains dans le paragraphe 7 (Jupiter, Mars, Vénus…) au détriment des éléments celtibères (pourtant bien attestés par l’épigraphie…) fait pencher pour la deuxième hypothèse, ce qui montre bien que, comble du racisme, les intellectuels chrétiens de l’époque ne cherchaient même en fait à savoir ni comprendre de quoi il
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s’agissait très exactement chez ces malheureux, avant de le condamner. Il ne s’agit pas d’une analyse ethnographique objective, mais d’une pure propagande ou langue de bois plaquée artificiellement sur une réalité bien différente, ou mieux même, déconnectée de la réalité.
Ci-dessous donc quelques extraits de ce document consternant, précurseur à plus d’un titre des écrits de saint Éloi un siècle plus tard, et où Martin de Braga explique tranquillement que les dieux existent, mais que ce sont (tout simplement si l’on peut dire) des anges déchus, donc des démons, et que……, etc.
De la correction des paysans…
Au très vénérable seigneur et frère bien-aimé en Christ, l’évêque Polémius.
J’ai reçu la lettre de votre sainte charité dans laquelle vous me demandez de vous écrire à propos des remontrances à faire aux paysans qui, toujours attachés aux anciennes superstitions des païens, adorent plus les démons que Dieu ; et sur l’origine des idoles et de leurs crimes. J’aborderai donc beaucoup que questions en peu de mots. Mais comme il convient de mentionner brièvement ce qui s’est passé depuis le commencement du monde, afin qu’ils comprennent bien, il est nécessaire pour moi de…
Au commencement, Dieu ayant créé Dieu le Ciel et la Terre, il a fait pour des créatures spirituelles pour les demeures célestes, c’est-à-dire des anges, afin qu’ils l’adorent. L’un d’eux, qui avait d’abord été fait archange, se voyant ainsi entouré par la splendeur de tant de gloire, refusa d’adorer Dieu, son créateur, mais se considéra comme son égal. Il fut expulsé de cette demeure céleste en compagnie de beaucoup d’autres anges qui l’avaient suivi. Lui, qui avait été le premier des archanges, ayant perdu l’éclat de sa lumière, devint donc un sombre et horrible diable. De la même manière, les autres anges, qui faisaient cause commune avec lui, furent également déchus et, perdant leur splendeur, devinrent des démons. Mais les anges restants, restés fidèles à Dieu, gardèrent toute la gloire de leur lumière. Ceux qui, avec Satan, leur prince, ont été expulsés pour leur orgueil sont appelés anges rebelles ou démons…
Le diable ou ses ministres, les démons, précipités du ciel, voyant l’ignorance des hommes, commencèrent alors à se manifester devant eux de différentes façons, en leur parlant ou en les influençant, afin qu’ils offrent des sacrifices sur les hauteurs ou dans les bois touffus et les tiennent pour des dieux, en leur décernant des noms de bandits ayant passé leur vie à commettre des crimes ou des forfaits. L’un d’entre eux, ainsi appelé Jupiter, qui était un magicien…… Un autre prétendit être Vénus, une femme de mauvaise vie. 2)
8. Voici ce que furent ces hommes perdus, que les paysans ignorants adorèrent et dont les noms furent utilisés par les démons afin qu’ils les adorent comme des dieux, leur offrent des sacrifices et suivent l’exemple de ceux-là dont ils usurpaient les noms. Ces démons furent également capables d’obtenir qu’on leur construise des temples, qu’on y installe des images ou des statues de ces malfaiteurs et qu’on y érige des autels sur lesquels ils versaient non seulement du sang de victimes animales, mais aussi de victimes humaines. Beaucoup de ces démons chassés du Ciel présidèrent également aux rivières, aux fontaines et aux forêts et de la même manière que les hommes ignorant Dieu ils les adorèrent comme des dieux et leur offrirent des sacrifices. Ceux des mers ils les appelèrent Neptune, ceux des fleuves Lamies, ceux des fontaines Nymphes, ceux des forêts Dianes, mais ce ne sont que des démons et des mauvais esprits harcelant et tourmentant les infidèles qui ne se défendent pas en faisant le signe de croix……
11. Et avec quelle pitié devons-nous également évoquer la stupidité qui consiste à honorer le jour des mites et des souris ? Et est-il permis de dire qu’un chrétien adore plus les souris et les mites de vêtements que Dieu lui-même ? Les misérables croient en ces erreurs sans fondement tout comme ils croient que s’ils mangent bien et font la fête le premier jour de janvier, ils cela continuera ainsi toute l’année pour eux. Toutes ces observations sont des païens et inspirées par les inventions des démons.
16.… En effet, allumer des bougies près des rochers, des arbres, des fontaines et aux carrefours des chemins, qu’est-ce d’autre que vouer un culte au malin ? Observer les présages, les augures et les fêtes des idoles, qu’est-ce sinon vouer un culte au Malin ? Observer les Vulcanales et les Calendes, garnir les tables, mettre du laurier, entrer en se servant du pied droit, jeter dans l’âtre, sur le bois en train de brûler, de la nourriture et du vin ou jeter du pain dans les fontaines, qu’est-ce si ce n’est vouer un culte du diable ? Le fait que les femmes invoquent Minerve sur leur métier à tisser ou choisissent le
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jour de Vénus [vendredi] pour se marier ou faire attention au jour où l’on doit se mettre en route, qu’est-ce si ce n’est vouer un culte au malin ? Confectionner des philtres magiques avec des herbes et invoquer les noms de démons quand on le fait, qu’est-ce si ce n’est vouer un culte au Malin ?
Conclusion.
Les malheureux paysans se concilieront la bienveillance de ces missionnaires en prêtant des dehors chrétiens à leurs divinités immémoriales. L’attitude des chrétiens vis-à-vis de ces superstitions dont certaines sont bien innocentes s’explique évidemment ; outre le fait que ces évêques font comme les journalistes d’aujourd’hui et n’arrêtent pas de se copier mutuellement à l’infini, même quand ça n’a aucun rapport avec la réalité (une erreur mille fois répétée devient une vérité) ; par les superstitions juives elles-mêmes à cet égard. C’est ainsi qu’Exode 22, 17 condamne à mort la sorcière sans explication. Lévitique 19, 26 et 31 interdisent la magie, la voyance, la nécromancie et la divination. Dt 18, 10 résume en proscrivant devins, astrologues, magiciens, sorciers, enchanteurs, ceux qui évoquent les morts.
1) Les monastères, les églises, ou les chapelles, seront en effet souvent érigés sur d’archaïques lieux de culte, objets de vénération pour les paysans. Exemple saint Cornély en Bretagne. Ailleurs en Europe certains dieu-ou-démons druidiques ou pré-druidiques ayant été transformés en saints, il arrivera que leur culte se perpétue. En Irlande, le feu sacré de la belisama * « Brigindo », ou « Brigantia », devenue sainte Brigitte, fut maintenu allumé dans le monastère de Kildare jusqu’à l’époque d’Henri VIII (début du XVIe siècle).
*Terme celte signifiant « très brillante ».
2) Conception qui n’est donc pas aussi matérialiste athée que celle du philosophe grec Évhémère puisque Martin admet que ces noms correspondaient bien à de vraies créatures surhumaines par définition, des anges (déchus).
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SAINT COLOMBAN DE BOBBIO (543-615).
(Colombanus en latin signifie colombe).
Colomban de Bobbio (né vers 543 dans le Leinster, mort le 21 novembre 614 ou 615 à Bobbio près de Plaisance, en Italie). Fêté le 23 novembre selon le martyrologe romain, car il est mort le jour de la présentation de Marie au Temple, le 21 novembre. Il est parfois considéré comme le saint patron des motards, surtout en Italie.
Colomban naît dans une riche famille du comté de Meath. Sa mère lui voyait pour lui un brillant avenir laïc, mais après avoir étudié la grammaire la rhétorique la géométrie et les saintes Écritures auprès de Sinell à Cluain Inis dans le comté de Donegal vers 20 ans il entre au monastère de Bangor près de Belfast sous la direction de Comgall où il reste jusqu’à l’âge de 40 ans.
Avec 12 autres moines (ce détail implique que Comgall avait donné sa bénédiction à ce projet : Gall, Eogain, Colomban le Jeune, Luan, Sigisbert…) et après un bref arrêt en Grande-Bretagne, le plus vraisemblablement sur la côte écossaise, il longe les côtes de Cornouailles et traverse la Manche pour débarquer sur le Continent près de Saint-Malo en 585.
Contexte historique.
Après l’éclatement de l’Empire romain au Ve siècle, l’ouest de l’Europe a été envahi par les Germains venus de l’Est. Les Francs sont au nord, les Wisigoths au sud-ouest et les Burgondes au sud-est. Le dernier pan de l’Empire romain disparaît en 486 à l’occasion de la bataille de Soissons où son dernier représentant Syagrius est battu par Clovis. Naissance du royaume de France. En se faisant baptiser, vers 498, Clovis devient le premier roi barbare à se convertir à la religion chrétienne, mais sa succession divise à nouveau le pays. Au nord-ouest, la Neustrie est gouvernée par Clotaire II et Frédégonde, à l’est se trouve l’Austrasie de Thierry II et Brunehilde, au sud-est la Bourgogne. L’Armorique reste un monde à part.
La vie ecclésiale est fondée sur un clergé séculier centré sur la cité ou le diocèse ; l’évêque réside dans le chef-lieu et s’occupe de la cathédrale. La qualité du clergé est parfois contestable, surtout dans les paroisses rurales. Les populations y sont officiellement chrétiennes, mais continuent de suivre certaines coutumes païennes. Un siècle plus tôt, saint Benoît en Italie a doté ses fondations d’une règle, mais celle-ci ne se généralisera qu’à la fin du 6e siècle, où elle se heurtera justement à la nouvelle règle apportée par saint Colomban.
Colomban et ses compagnons se dirigent ensuite vers Reims, en passant par Rouen et Noyon. Colomban souhaite y rencontrer Childebert II, le roi d’Austrasie pour solliciter un lieu de séjour. Il obtient le droit de s’installer dans son royaume. Le groupe repart alors vers Châlons, Langres, à la recherche d’un endroit propice à leur installation.
Vers 587 ils arrivent dans les Vosges et se fixent sur le site d’Annegray (Anagrates) au pied de la montagne Saint-Martin, sur le site d’un ancien castrum romain ruiné. Là saint Colomban et les siens entreprennent de défricher les lieux ou d’essarter pour y construire des bâtisses couvertes de chaume. En même temps, ils accueillent les malades et commencent à former de nouveaux moines. Colomban effectue alors une première retraite dans une grotte de la montagne (actuellement sur le territoire de Sainte-Marie-en-Chanois). Selon la légende, la grotte était occupée par un ours qui la lui céda, et Colomban lui-même aurait fait jaillir la « source miraculeuse » située à proximité. La vie de saint Colomban de Bobbio abonde aussi en miracles évidemment. À l’époque on ne pouvait pas s’en passer, ces hommes de peu de foi en avaient besoin pour croire.
Devant le nombre grandissant des vocations, vers 590 Colomban décide de créer un nouveau monastère à Luxeuil, lieu plus accessible et pourvu de sources aux vertus thermales reconnues depuis la plus haute antiquité (cf. le dieu Luxovius). Lui et ses moines y mènent une vie contemplative
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équilibrée par un travail manuel soutenu. Ils se consacrent aussi à l’éducation et à l’évangélisation des campagnes.
L’annexe finit d’ailleurs par rapidement dépasser en réputation sa maison mère et Luxeuil se retrouva très vite au cœur même de la spiritualité colombanienne : notre saint y résida pendant près de vingt ans. Enfin il y eut un monastère à Fontaines, à une quinzaine de kilomètres plus au nord.
Une seule abbaye donc, mais en trois monastères, formant un ensemble harmonieux, à la fois spirituel et économique, avec un abbé unique, et un responsable à la tête de chaque maison.
Dans le même temps, Colomban batailla fermement contre la turpitude des chrétiens de l’époque. Bien qu’ayant bénéficié de la faveur de la Cour de Bourgogne qui l’avait soutenu contre les réticences de l’épiscopat lors de son installation à Luxeuil et à Fontaines ; l’intransigeance de notre Scot lui valut quelques ennemis redoutables, mais aussi l’admiration et la ferveur de nombreux jeunes gens épris d’ascétisme.
L’originalité du monachisme colombanien résidait dans un état d’esprit exigeant une haute valeur morale et une vie faite de sacrifices. La règle colombanienne était inspirée de la rude tradition irlandaise. Ce pays, qui est une île, qui est une lande déserte balayée par les vents et la pluie, dont la terre est couverte de cailloux, a forgé des hommes au caractère trempé. Le peuple qu’il a enfanté possède une volonté enracinée dans la chair et dans l’âme. Bien des peuples ont approché ce caractère batailleur et obstiné, mais aucun n’a su intégrer en plus, cet élan passionné de quêtes lointaines et incertaines ; à l’image de la vie de saint Brendan, possible découvreur de l’Amérique avant Leif Erikson ou Christophe Colomb.
Pour avoir publiquement condamné en 607 les rapports adultères et la débauche de Thierry II, roi de Bourgogne ; pour avoir refusé de bénir ses enfants illégitimes, pour avoir comparé sa grand-mère Brunehaut à Jézabel, pour ne pas s’être soumis à la date des Pâques romaines 1) ; pour s’être opposé aux évêques de Burgondie, auxquels il refusa, en bon héritier du monachisme irlandais qu’il était, que ses fondations fussent soumises ; Colomban fut finalement expulsé du royaume de Bourgogne. En 610 Brunehilde profitera en effet du conflit de Colomban avec l’Église franque pour lui ordonner de partir avec ses disciples irlandais.
Ils partent donc de Luxeuil pour Nantes où ils embarquent sur un navire en partance vers l’Irlande. Mais après avoir fait naufrage, ils se retrouvent sur la côte sud de l’Armorique. Retour à la case départ !
Nombreux furent ceux qui virent là un signe de Dieu. La réputation de Colomban comme celle de ses fondations augmenta encore et accrut la venue de laïcs aristocrates proches de la Cour mérovingienne. Colomban, continuant son périple, rencontra Chagnéric, père de Faron (futur évêque de Meaux et protecteur des Scots), de Cagnoald (futur évêque de Laon). Il obtint également le soutien de nombreux aristocrates laïcs, parmi lesquels il suscita maintes conversions, par exemple dans la famille du grand propriétaire Authaire ; dont les trois fils, Dadon (futur saint Ouen et évêque de Rouen), Adon et Radon (chargé des trésors de Dagobert, moine à la fin de sa vie) fondèrent à leur tour des abbayes.
La plupart des grands saints et des grandes saintes du VIIe siècle, fondateurs de monastères et ardents missionnaires (à la mode irlandaise) furent donc convertis par Colomban ; et pas seulement Dadon fondateur de Rebais ou Adon fondateur de Jouarre, mais aussi Éloi (Solignac), Philibert (Noirmoutier, Jumièges), Wandrille (Fontenelle, plus tard Saint-Wandrille), Amand (Elnone, plus tard Saint-Amand), Fara (fondatrice du monastère double – hommes et femmes – de Faremoutiers)…
Ces bonnes relations avec de grandes familles mérovingiennes illustrent l’influence de Colomban. Ce dernier était accueilli, demandé et recommandé. On ne saurait ignorer le côté familial et presque clanique qui régnait autour de ce personnage. On vient de voir les relations de parenté qui unissaient certains jeunes aristocrates. Ces liens permettent de mieux comprendre le rôle que tout ce petit monde joua dans le monachisme colombanien après la mort de leur père spirituel.
Après ce séjour dans la région de Meaux, Colomban refit une brève apparition à Annegray ; pour confirmer la responsabilité de saint Eustache sur Luxeuil, et choisir quelques moines devant l’accompagner en Suisse ou en Italie : saint Gall, saint Cagnoald et saint Jonas de Suse (ou de Bobbio). Avec eux, il partit évangéliser les Alamans et les Suèves.
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Colomban traverse Mayence, puis remonte le Rhin jusqu’à Bâle et Waldshut. En suivant l’Aar et le lac de Zurich, ils arrivent à Tuggen. Ils en repartent et « ils finirent par arriver à l’endroit indiqué [Bregenz] qui déplut fortement à Colomban, mais il décida d’y rester afin de répandre la foi parmi les Suèves. Un jour qu’il traversait leur pays, Colomban s’aperçut que les habitants s’apprêtaient à offrir un sacrifice à la façon des païens. Il y avait un grand tonneau qu’ils appelaient un fût, contenant vingt-six mesures de cervoise environ, installé en plein milieu de leur assemblée. Colomban leur ayant demandé ce qu’ils avaient l’intention de faire avec, ils lui répondirent qu’ils allaient en faire une offrande à leur Dieu nommé Wotan (que d’autres appellent Mercure). Après avoir entendu cette abomination, Colomban souffla donc sur le tonneau, et ne voilà-t-il pas que ce dernier se brisa et tomba en morceaux, en laissant la cervoise couler par terre. Ce qui prouva bien que le démon était caché dans ce récipient et qu’il escomptait piéger ainsi les âme/esprits des participants. Les païens ayant assisté à la scène en furent très surpris, et rapportèrent partout que Colomban avait un souffle capable de faire éclater à lui seul un tonneau cerclé de fer ».
Note de la rédaction. Le tonneau est une invention celte destinée à l’origine à conserver la bière. Wotan est un dieu-ou-démon germanique, mais Mercure est un dieu-ou-démon romain. Correspondant au Lug celtique. Les Suèves étaient à l’origine un peuple mixte, mi-germain, mi-celte. Le plus célèbre de leurs rois, le dénommé Arioviste, était par exemple bilingue, et même bigame : une épouse germanique une épouse celtique. Les païens en question étaient donc diablement métissés, voire adeptes de la diversité culturelle, et avant même que cela soit devenu comme aujourd’hui un conformisme politique incontournable à la mode et dépendant de l’idéologie dominante.
En 614, à nouveau menacé par la haine de Brunehilde, au faîte de sa puissance après la victoire de Thierry sur Thibert, Colomban préfère quitter Bregenz et passer les Alpes. Mais le groupe a vieilli.
Gall, de son nom original Cellach, latinisé en Gallus, s’était déjà rendu sur la frontière rhénane où il s’était familiarisé avec les langues du cru. Arrivé à Bregenz, il était tombé malade et, ne pouvant continuer le voyage, il demanda donc à Colomban la permission de s’arrêter pour finir, en cet endroit, une vie retirée du monde. Non loin du lac de Constance, il se fit bâtir une cellule et mourut quelques années plus tard. Au lieu où se produisirent ces faits, s’érigea, en son honneur, une église transformée, au VIIIe siècle, en monastère dédié à son nom. À Coire, le moine Sigisbert se sépare aussi du groupe et serait parti fonder un monastère à Disentis.
Ayant laissé derrière eux leur frère souffrant, Colomban, Cagnoald et quelques autres, s’enfoncèrent dans les collines du Voralberg autrichien. Ils atteignent le col du Septimer et redescendent vers le lac de Côme puis la plaine du Pô. Là Colomban sollicite d’Agilulf, roi de Lombardie, l’octroi d’une terre. Il obtient sa protection et, surtout, celle de la reine Théodoline. Après quelque temps à Milan, Colomban part s’installer dans la vallée de Bobbio. Lui et ses moines y construisent un nouveau monastère autour d’une vieille chapelle.
La communauté de Bobbio ayant pris son essor, Colomban se retire dans un ermitage sur les hauteurs de Coli où, usé par des années de marche, de privations et de souffrance, le vieux « soldat insulaire » s’éteindra le 23 novembre 615. Il a été le premier à utiliser le mot « Européen ».
Saint-Colomban nous a laissé de nombreux écrits, tous en latin. Un pénitentiel ; dix-sept sermons ; six lettres ; des poèmes religieux ; une règle monastique, en dix chapitres.
La vie de saint Colomban a été rédigée par un moine de l’abbaye de Bobbio, Jonas de Bobbio.
Parmi les disciples contemporains de Colomban il y a la Société missionnaire de Saint-Colomban, établie en 1918, par deux prêtres du Collège de Saint-Patrick à Maynooth. Les sœurs missionnaires de Saint-Colomban, fondées en 1924 par madame Francis Maloney et le père Jean Blowick (à Magheramore en Irlande) collaborent avec les Pères de Saint-Colomban et réalisent un travail missionnaire propre.
1) En 603 un concile se réunit à Chalon afin de statuer sur la question du calcul de la date de Pâques (encore !) qui est fixée alors différemment par l’Église romaine et les chrétientés celtiques. Colomban ne cède pas et en appelle au pape Grégoire Ier.
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LA RÈGLE DES MOINES DE SAINT COLOMBAN DE BOBBIO.
REGULA MONACHORUM.
I. DE L’OBÉISSANCE.
Au premier mot de l’ancien, il convient que tous ceux qui l’entendent se lèvent pour obéir, parce que l’obéissance est une offrande faite à Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : « Qui vous écoute, m’écoute » (Luc 10,16). Si donc quelqu’un, en entendant son ancien, ne se lève pas immédiatement, il sera considéré comme désobéissant.
Il. DU SILENCE.
Quant au silence, la règle doit en être observée avec soin, car il est écrit : « Le fruit de la justice, c’est le silence et la paix » (Isaïe 32,17). Donc, sous peine d’être convaincu de bavardage, il faut se taire, excepté pour les besoins et les nécessités, car il est dit dans l’Écriture : « Dans un flot de paroles, le péché ne manque jamais » (Proverbes 10,19). Et c’est pour cette raison que le Sauveur a déclaré : « C’est d’après tes paroles que tu seras sauvé, c’est d’après tes paroles que tu seras condamné » (Matthieu 12,37).
En toute justice, seront condamnés, ceux qui n’ont pas voulu dire de choses justes quand ils le pouvaient ; mais ont préféré se livrer, avec une loquacité bavarde, à de fort méchants propos, injustes, impies, injurieux, incertains, inutiles faux, querelleurs, outrageants, honteux, mensongers, blasphématoires, aigres et pleins de détours. Il faut s’abstenir de tels propos et de tout ce qui peut leur ressembler. On doit s’exprimer avec circonspection et mesure, en évitant que les médisances et les contradictions passionnées n’éclatent en un détestable verbiage.
III. DE LA NOURRITURE ET DE LA BOISSON.
Que la nourriture des moines soit pauvre et qu’on la prenne le soir, de façon à fuir la satiété ainsi que, dans la boisson, l’ébriété. Ainsi, maintiendra-t-on la vie sans lui causer de préjudice. Ce seront des légumes frais et secs, de la farine cuite à l’eau, accompagnée d’un petit pain pesant un paximace (200 grammes ???) de façon à ne pas surcharger l’estomac et de la sorte étouffer l’esprit. En effet, qui désire les récompenses éternelles doit se soucier uniquement de ce qui est utile et avantageux à l’usage. C’est pourquoi l’usage de la vie doit être modéré, comme doit être modéré le travail, car le vrai discernement consiste à sauvegarder la possibilité du progrès spirituel, tout en matant la chair par l’abstinence. En effet, si l’abstinence dépasse la mesure, elle devient un vice, non une vertu, car la vertu embrasse et enferme une multitude de biens. Il faut donc jeûner tous les jours, de même qu’il faut se refaire chaque jour. Et, puisqu’il faut manger chaque jour, que l’on accorde à son corps une nourriture pauvre et parcimonieuse ! Oui, chaque jour, il faut se sustenter, puisque chaque jour, il faut progresser, chaque jour prier, chaque jour travailler, chaque jour faire la lecture.
IV. DE LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE, ET QU’IL FAUT VAINCRE LA CUPIDITÉ.
Dans ces conditions, nous avons besoin de peu, selon la parole du Seigneur, et même d’une seule chose. Peu de choses en effet sont vraiment nécessaires, celles sans lesquelles on ne peut vivre, et même une seule, c’est-à-dire, au sens littéral, la nourriture. Mais il nous faut, par la grâce de Dieu, la pureté du cœur pour comprendre avec notre esprit en quoi consiste ce petit nombre d’obligations de charité indiqué à Marthe par le Seigneur.
V. QU’IL FAUT VAINCRE LA VANITÉ.
Que de grandes phrases ne sortent pas de la bouche du moine, pour que ne faiblisse pas son labeur.
VII. DE L’OFFICE.
Quant à la synaxe, c’est-à-dire l’office des psaumes et la mesure canonique des prières, quelques distinctions sont à faire, car cette pratique a été codifiée diversement par différents auteurs. Donc, en tenant compte de notre manière de vivre et de la succession des saisons, il faut qu’à mon tour j’en traite par écrit de façon détaillée. La psalmodie ne doit pas toujours être la même, à toutes les époques de l’année, mais il convient qu’elle soit plus longue quand les nuits sont longues, et plus courtes quand les nuits sont courtes. C’est pourquoi, en accord avec nos anciens, à partir du 24 juin, date à laquelle la nuit se met à croître ; l’office commence à augmenter graduellement depuis douze chœurs, la plus petite quantité prévue pour la nuit du samedi et celle du dimanche. Jusqu’au commencement de l’hiver, c’est-à-dire le 1er novembre. Alors, on chante vingt-cinq psaumes avec refrain, qui suivent toujours en troisième lieu deux psaumes psalmodiés, ceux-ci étant deux fois plus nombreux. De telle sorte que le psautier entier sera chanté dans les deux nuits mentionnées plus haut, tandis que pour les autres nuits on s’en tient, tout l’hiver, à douze chœurs. À la fin de l’hiver,
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graduellement, chaque semaine pendant tout le printemps, on diminue toujours de trois psaumes, de sorte que douze psaumes avec refrain demeurent seulement pour les nuits saintes. Autrement dit les trente-six psaumes de l’office quotidien en hiver, mais vingt-quatre pendant tout le printemps et l’été jusqu’à l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire le 24 septembre. Alors la façon de célébrer la synaxe redevient la même qu’à l’équinoxe de printemps qui tombe le 25 mars, étant donné que, comme le flux et le reflux, l’office croît et décroît peu à peu. Nous devons donc proportionner nos veilles à nos forces […]
Comme je l’ai dit, la vraie tradition de la prière (se diversifie toujours) ; selon ce que l’on peut assumer sans se dégoûter du propos que l’on a formé à cet égard ; selon ce que l’on peut faire et que l’on est capable de mener à bien ; selon ce que les dispositions de l’âme/esprit, compte tenu des nécessités, ainsi que la manière de vivre ; rendent possible. Et aussi d’après ce que requiert la ferveur de chacun ; s’il est libre et seul, ou que son degré d’instruction le demande, ou que le loisir de son état, l’ardeur de son zèle, son genre d’occupation, et l’âge qui est le sien ; le permettent. Il faut estimer différemment la manière de réaliser cet idéal, pourtant unique, car il doit composer avec le travail et le lieu. Et ainsi, bien que la durée de la station debout, mais aussi celle du chant, soit variée, on entretiendra ainsi avec une égale perfection la constante prière du cœur et l’attention continuelle de l’âme à Dieu.
VIII. DE LA DISCRÉTION.
Combien la discrétion est nécessaire aux moines, l’égarement de beaucoup le fait voir, et la ruine de certains le démontre. Ils ont commencé sans discrétion et, faute de science pour les diriger, ils ont été incapables de mener jusqu’au bout une vie louable. Car, de même que l’erreur égare ceux qui marchent sans suivre un chemin, de même, pour ceux qui vivent sans discrétion, la démesure est inévitable ; et celle-ci est toujours contraire aux vertus, qui se situent au milieu, entre deux excès contraires. Passer la mesure, c’est fatalement rencontrer le danger, puisque, le long du droit sentier de la discrétion, notre adversaire place la pierre d’achoppement du mal, et les embûches de toutes sortes d’erreurs. On doit donc continuellement prier Dieu qu’il dispense la lumière de la vraie discrétion pour éclairer ce chemin bordé de chaque côté par les épaisses ténèbres du monde. De telle sorte que ses vrais adorateurs soient capables de traverser cette obscurité jusqu’à lui, sans s’égarer.
La discrétion tire donc son nom de « discerner », car c’est elle qui discerne en nous entre Bien et Mal, et aussi entre moyens et fins. Depuis le début, après que le mal eut commencé d’exister, du fait du démon, par la corruption du bien, les deux catégories, c’est-à-dire les biens et les maux, ont été séparées comme la lumière et les ténèbres. Mais Dieu, qui opéra la séparation, avait d’abord donné la lumière (Genèse 1,3-4).
Ainsi le pieux Abel choisit-il le bien, tandis que l’impie Caïn tombait dans le mal (Genèse 4,1-8).
[Note de la rédaction. Rappelons, n’en déplaise à noïbo Colomban, que rien, mais alors rien, dans le texte biblique, n’indique que Caïn ait été impie AVANT d’être victime de la discrimination divine que l’on sait. S’il est devenu impie, c’est après avoir été, sans raison avouée, rejeté par Dieu, enfin du moins par le dieu-ou-démon, d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob].
Dieu a fait bon tout ce qu’il a créé (Genèse 1,31), mais le diable est venu y semer le mal (Mathieu 13, 24-30), avec ses ruses perfides et la suggestion sournoise de sa périlleuse flatterie (Genèse 3,1-5).
Quels sont donc ces biens ? Ceux qui sont restés inviolés ou intacts, comme s’ils venaient d’être créés. Dieu [seul] les a créés ou « préparés », suivant l’Apôtre (Éphésiens 2,10) « pour que nous y marchions. Ce sont les œuvres bonnes dans lesquelles nous avons été créés par le Christ Jésus ». Bonté, pureté, piété, justice, vérité, miséricorde, charité, paix qui procure le salut, joie spirituelle, avec le fruit de l’Esprit (Galates 5, 22). Toutes ces choses, avec leurs fruits, sont bonnes.
Et voici les maux qui en sont le contraire : malice, corruption, impiété, injustice, mensonge, avarice, haine, discorde, amertume, avec les multiples fruits qui en proviennent. Innombrables, en effet, sont les rejetons engendrés par ces deux contraires, c’est-à-dire le bien et le mal. Ce qui s’écarte de la bonté ou de l’intégrité de la création, voilà le premier mal, c’est-à-dire l’orgueil de la malice première. Son contraire est l’humble estimation d’une pieuse bonté, qui reconnaît son Créateur et le glorifie, ceci constituant le premier bien d’une créature raisonnable. C’est ainsi que tout le reste s’est développé peu à peu dans les deux sens, en un immense foisonnement de noms.
Dans ces conditions, il faut s’en tenir fortement au bien, en recevant le secours de Dieu, qu’il faut sans cesse demander par la prière ; tant dans le succès que dans l’adversité, afin d’éviter l’enivrement de la vanité dans le succès, mais aussi la chute dans le découragement au sein de l’adversité. Il faut donc se garder sans cesse de ce double danger, c’est-à-dire de tout excès ; par une noble tempérance et une véritable discrétion, qui se maintiennent dans l’humilité chrétienne et ouvrent le chemin de la perfection aux vrais soldats du Christ. Cela revient à toujours discerner avec justesse dans les cas douteux, et à savoir distinguer en toutes circonstances le bien du mal. Soit entre biens et maux
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extérieurs à nous, soit en nous-mêmes, entre corps et âme, soit entre actes et habitudes, entre activité ou repos, entre vie publique et privée.
Quant au mal, on doit pareillement s’en garder : orgueil, envie, mensonge, corruption, impiété, mauvaises mœurs, gourmandise, fornication, cupidité, colère, tristesse, instabilité, vaine gloire, médisance.
Et maintenant les biens des vertus qu’il faut rechercher : humilité, bienveillance, pureté, obéissance, abstinence, chasteté, libéralité, patience, joie, stabilité, ferveur, ardeur au travail, vigilance, silence.
Tout cela en outre, avec la force d’esprit qui fait supporter ainsi que la tempérance qui modère, est à mettre sur les plateaux de la discrétion comme dans une balance ; afin d’y peser nos actes habituels selon les possibilités de nos efforts, dans la recherche continuelle de ce qui est le plus approprié. Si ce qui est suffisant ne convient pas, il ne fait de doute pour personne que l’on a passé la mesure de la discrétion, et tout ce qui dépasse cette mesure est manifestement vicieux.
Entre le trop et le trop peu, la juste mesure se trouve donc au milieu. Sans cesse elle nous détourne de tout ce qui est superflu d’un côté ou de l’autre. Introduite en toute chose, elle procure partout le nécessaire et refuse les caprices déraisonnables d’une volonté de superflu. Cette mesure de la vraie discrétion, en pesant tous nos actes à leur juste poids, ne nous permettra jamais de nous écarter de ce qui est juste. Et si nous la suivons toujours correctement, à la manière d’un guide, elle ne nous laissera pas nous égarer. Car s’il faut toujours se garder de part et d’autre, selon le mot de l’Écriture « Gardez-vous à droite et à gauche ! » (Deutéronome 5, 32), il faut toujours marcher droit par la discrétion, c’est-à-dire par grâce à la lumière de Dieu, en répétant souvent et en chantant le verset du Psalmiste victorieux. « Mon Dieu, illumine mes ténèbres, car c’est par toi que j’échapperai à la tentation » (psaumes XVII, 29-30). En effet, « la vie de l’homme sur terre est une tentation » (Job 7,1).
IX. DE LA MORTIFICATION.
La mortification consiste en trois choses : exclure de son esprit la discorde, ne pas laisser sa langue dire ce qui lui plaît, n’aller nulle part sans permission. Elle fait toujours dire à l’ancien qui donne un ordre, fût-il contraignant : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Matthieu 26, 39). Selon l’exemple de Notre Seigneur et Sauveur qui a dit : « Je suis descendu du Ciel pour faire non pas ma volonté, mais celle de celui qui m’a envoyé, le Père » (Jean 6,38).
FIN.
Les manuscrits de Bobbio ajoutent un paragraphe.
X. DE LA PERFECTION DU MOINE.
Que le moine vive dans un monastère sous l’autorité d’un seul père et avec de multiples compagnons, afin d’apprendre de l’un l’humilité, d’un autre la patience ; que l’un lui enseigne le silence, un autre la douceur ! Qu’il ne fasse pas ce qu’il veut, qu’il mange ce qui lui est prescrit, qu’il ait juste ce qui lui revient ! Qu’il accomplisse le travail qu’on lui assigne ! Qu’il se soumette même à qui, en fait, il ne voudrait pas ! Qu’il aille au lit fatigué voire qu’il tombe de sommeil en marchant ! Qu’on l’oblige à se lever avant qu’il ait fini de dormir ! Victime d’une injustice, qu’il se taise ! Qu’il craigne le supérieur du monastère comme un maître, qu’il l’aime comme un père ! Qu’il tienne pour salutaire tout ce qu’il lui ordonne, et qu’il ne porte pas de jugement sur une décision de son supérieur ; lui dont le devoir est d’obéir et d’accomplir ce qu’on lui commande. Comme le dit Moïse : « Écoute, O Israël et tais-toi » (Deutéronome 27, 9).
COMMENTAIRE.
Ainsi que nous avons pu le voir, la règle colombanienne était inspirée de la rude tradition irlandaise du monastère de Bangor et de saint Comgall.
La règle de saint Colomban était composée d’une liste des devoirs du moine centrés autour de dix valeurs : l’obéissance, le silence, la modération alimentaire, la pauvreté, la chasteté, la récitation des psaumes, la discrétion, la mortification et la perfection.
Dès que vous étiez admis dans la communauté, vous étiez réduit ipso facto au degré zéro de la personnalité : le frère devait à ses supérieurs une obéissance de tous les instants, passive et absolue. Excepté pour des motifs utiles et nécessaires, il devait s’ensevelir dans un silence perpétuel. Aux colombaniens, quel que soit leur état de santé, il n’était accordé que des légumes, de la farine détrempée d’eau, un morceau de pain. Et encore, une seule fois par jour, le soir ; la journée devant être consacrée au jeûne, à la prière, à la lecture et au travail. (La règle ne parle pas du poisson, qui
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devait bien être toléré, car, nous l’avons dit, on pêche tout le temps dans les vies de saints irlandaises…) Le silence ne valait qu’à l’égard des hommes ; à l’égard de Dieu ou le Démiurge, les oraisons étaient interminables ; trente-six psaumes suivis de douze antiennes pour les jours ordinaires ; aux grandes fêtes, on poussait jusqu’à soixante-quinze psaumes agrémentés de vingt-cinq antiennes. Le sommeil était réduit à quelques heures, cinq ou six. On se couchait tout habillé, sur une planche, et sans quitter ses chaussures. La règle statuait qu’il faut qu’un moine soit tellement fatigué qu’il dorme en allant se coucher, et qu’il se lève avant d’avoir assez dormi.
Ainsi passait la vie, dans une austérité rigide. Le moindre faux pas était d’ailleurs rigoureusement châtié.
La règle s’accompagnait en effet d’un pénitentiel, lequel déterminait les peines à infliger aux coupables. Si vous aviez parlé sans témoin à une femme : deux cents coups de verge ; si, étant en voyage, vous aviez couché sous le même toit qu’une femme : trois jours au pain et à l’eau (mais réduits à un jour si vous ne le saviez pas). Presque toute la répression consiste en coups de verges et en jours de jeûne. Réservée aux crimes insignes chez les bénédictins (d’origine latine), la verge entre en jeu pour la moindre peccadille chez les fils de Colomban : de six à deux cents coups ; pour avoir oublié la prière avant ou après les repas : douze coups ; pour avoir oublié de se faire les ongles ou la barbe avant de dire la messe : six coups ; pour avoir rompu inutilement la loi du silence : cinquante coups ; pour avoir oublié un outil aux champs : douze psaumes ; pour s’être endormi pendant la prière : six psaumes, et trois coups de verge pour celui qui a oublié de répondre amen. Manger en dehors des repas quotidiens vous valait deux jours au pain et à l’eau ; dire un mensonge cinquante coups de verge.
Toute initiative personnelle était durement réprimée : celui qui entreprenait un ouvrage sans permission ne recevait pas moins de cent coups. Tout cela donne, certes, une idée de la rudesse du VIIe siècle, mais aussi de la redoutable résistance physique de nos moines défricheurs.
À noter. Les règles qui régissaient les monastères de type Luxovien durent à saint Colomban le recours fréquent au directeur de conscience (un confident appelé anamchara) et donc à la confession privée de type auriculaire.
Grâce à Colomban et à ses disciples, le nombre des monastères en Europe a triplé au cours du VIIe siècle (passant de près de 200 à plus de 600).
Cela montre à quel point la spiritualité colombanienne, avec ses exigences spirituelles et morales, était attendue sur le Continent. Mais elle s’adapta. Les colombaniens affirmèrent toujours leur respect envers le pape ; ce qui facilita leur ralliement ultérieur aux usages liturgiques venus de Rome… et à la règle de saint Benoît.
Celle-ci fut quasiment adoptée à Luxeuil dès l’abbatiat de Waldebert, deuxième successeur de Colomban, et nombre des fondations citées plus haut adoptèrent la règle de saint Benoît à la façon de Luxeuil ; c’est-à-dire une règle de saint Benoît dans laquelle il y avait une plus grande ouverture au monde, et dans laquelle les moines étaient encouragés à partir évangéliser les populations.
Ces moines contribuèrent donc, par leurs missions dans les campagnes et par les missions au-delà des frontières de la chrétienté, à consolider la christianisation et à étendre les limites de la chrétienté.
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LE MOUVEMENT MONASTIQUE EN EUROPE.
La christianisation des campagnes s’est surtout faite à partir des monastères. Les moines de l’époque étaient loin de ressembler au frère Cadfael d’Ellis Peters (cf. la série télévisée du même nom). Les moines des 7e et 8e siècles n’étaient pas confinés à une communauté monastique fermée, mais voyageaient beaucoup, généralement à pied, dans les campagnes environnantes, afin de prêcher et convertir les villageois. C’était particulièrement vrai pour les moines des abbayes celtiques. Des monastères régionaux furent même sciemment fondés afin de mieux desservir des secteurs géographiques donnés. Nombreux exemples dans la toponymie anglaise par exemple, pour ne citer qu’elle (Warminster, Axminster, etc.).
La crosse d’évêque de ces grands voyageurs devait donc plus ressembler à une canne ou à un bâton de pèlerin qu’à un orgueilleux bâton de commandement style crosse d’évêque.
Exemple la cambutta de saint Colomban d’Iona. Car ainsi que l’a établi Thomas Maclaughlin, le mot « saint » en gaélique primitif signifiait « missionnaire » et rien de plus. Une note du Martyrologe d’Oengus attribue à ce saint la fabrication de trois cents bâtons. Le baculus d’un saint célèbre était précieusement conservé. Au pays de Galles et en Écosse, on prêtait serment sur lui, comme sur une relique.
Pour éviter les détériorations et les risques de perte, sa garde en était confiée à un clan, à une famille, généralement à la plebilis progenies du saint, qui devait transmettre héréditairement le précieux dépôt à sa descendance. C’est ce qui explique comment tant d’anciens bâtons pastoraux ont pu se conserver jusqu’à nos jours dans les îles Britanniques.
Quelques-uns de ces frustes bâtons de bois primitifs furent enjolivés par la suite, garnis d’argent et d’or, enchâssés dans des crosses de bronze, conformément aux goûts des âges postérieurs, quelquefois même ornés de gemmes.
Mais ces crosses tiennent encore de la canne primitive. Leur courbure, au lieu de s’enrouler, s’aplatit par le bout et tombe verticalement. Le collet ainsi que la tête de la crosse étaient divisés en petits compartiments rectangulaires, ou en forme de losange, remplis le plus souvent de filigranes.
La fabrication des bâtons et de leurs accessoires (montures, étuis) paraît avoir constitué une branche en soi de l’art monastique irlandais. L’artiste qui ouvragea le bâton de commandement de l’évêque de Lismore, pièce du XIe siècle, est connu ; il nous a laissé son nom dans l’inscription « priez pour Nectan, l’artisan qui a réalisé cette œuvre d’art ».
On cite également parmi les artisans célèbres Daigh, qui fabriqua maints objets relatifs au culte justement, quaedam horum nuda, quaedam vero alia auro atque argento gemmisque pretiosis circumtexta et Tassach, qui fit un étui pour le Bachall Isu, le bâton de saint Patrice. Le plus célèbre de ces bâtons de commandement fut en effet longtemps celui de saint Patrice, le Bachall Isu. Il fut brûlé en tant que symbole de la superstition, lors de la Réforme (1538). Mais le musée des Antiquités d’Écosse, à Édimbourg, le British Museum, le National Museum de Dublin, et certaines collections particulières, conservent encore un bon nombre de ces anciens bâtons de pèlerin celte.
— Ce monachisme impliquait donc une discipline très dure, avec châtiments corporels, et un système de pénitences tarifées (pour telle ou telle faute, tant de jours, de mois ou d’années, de jeûne) consignées dans des pénitentiels.
— Il impliquait une ascèse héroïque (prière individuelle des nuits entières dans la marée montante, voyages solitaires au risque de sa vie…)
— Mais paradoxalement, il était plus ouvert sur le monde (abbés/évêques et moines/prêtres chargés de la christianisation d’abord du clan, puis éventuellement des pays lointains) ; d’où l’importance du grand voyage missionnaire (peregrinatio pro Deo) dans cette mystique.
Ainsi que nous l’avons vu plus haut, mais vu l’importance de la chose autorisons nous à le répéter, le droit celtique des brehon faisait de la peregrinatio d’un peuple ou d’une tribu à l’autre un mode d’exil ou de sanction. Une des peines prévues par la tradition irlandaise consistait en effet en un abandon aux flots condamnant un criminel à naviguer, privé de rames et de gouvernail, là où le vent le porterait. Dans les deux cas, l’homme était privé de l’aide de sa communauté et cela constituait la peine la plus grande qui pouvait lui arriver. Ce pèlerin forcé ne pouvait ainsi compter que sur la Providence divine.
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On en a un excellent exemple dans la Cain Adomnain de 697, il s’agit de la peine remplaçant le prix du sang pour les femmes (les coupables de sexe féminin).
45… Une femme mérite la mort pour avoir tué un homme ou une femme, ou pour avoir administré un poison mortel, ou pour avoir brûlé une église, ou pour y avoir creusé… elle sera abandonnée dans une barque à une seule pagaie sur l’océan pour y dériver sous l’effet de la brise de terre avec un seau de nourriture et un seau d’eau. Il lui adviendra ce que Dieu aura décidé.
Notons au passage qu’on peut se demander si un lourd wergeld à payer comme dans le cas des coupables de sexe masculin (la société celtique ancienne en effet ne connaissait pas la prison et pratiquait rarement la peine de mort, mais recourait le plus souvent au principe du wergeld s’il y avait mort d’homme) n’aurait pas été une peine plus douce, mais les voies de Dieu sont impénétrables. Surtout dans le christianisme (les dieux païens, eux, étaient plus faciles à comprendre, car plus logiques).
Dans un tout autre contexte, le danger suprême sera donc tenté par certains moines qui, se sentant coupables (ou pécheurs), rompront volontairement leurs attaches et s’exileront pour faire la volonté de Dieu.
Voilà pourquoi les moines irlandais sont partis à la conquête spirituelle de la Grande-Bretagne. Le premier saint Colomban (Columba ou Columcille) né vers 521, a fondé les monastères de Derry, Durrow puis lona (le plus connu) en Écosse, en 563, et Aidan partit d’lona pour aller fonder Lindisfarne en Northumbrie vers 635. Puis ce fut au tour du reste de l’Europe.
Le moine gyrovague était un moine itinérant et solitaire, vivant dans l’errance et passant de monastère en monastère, sans être membre d’aucuns. L’idéal monastique se fonde alors sur une quête itinérante, une peregrinatio pro Christo qui amène à se détacher de toute attache pour marcher dans les pas du Christ, passant d’un maître à l’autre au fur et à mesure des progrès spirituels. Le moine est prêt à prendre la route à tout moment, dans l’attente d’un signe divin qui lui indique où aller, sans pour autant forcer le destin. On est là aux antipodes des Pères du désert et des moines de Nitrie en Égypte.
Si ce gyrovaguisme contribue à diffuser et populariser les thèmes érémitiques comme la Vie d’Antoine, la multiplication de ces pérégrins, souvent prosélytes, mais en dehors de toute structure religieuse, suscitera néanmoins des réactions.
En 451, le Concile de Chalcédoine, qui reconnaît les moines et les monastères sous l’autorité de l’empereur Marcien, avait imposé l’obligation de la stabilité monastique (une stabilité de lieu qui sera d’ailleurs confirmée en 787 par le deuxième concile de Nicée).
L’influent Benoît de Nursie s’opposera aussi fermement à ce type de monachisme. Le premier chapitre de la règle de saint Benoît, où l’auteur décrit les « quatre genres de moines » et favorise les cénobites et anachorètes qui ont passé plusieurs années de vie entre frères au sein du monastère avant de se soumettre au « combat solitaire avec le désert », est extrêmement négatif envers les moines pérégrins : « le quatrième genre de moine est celui dit des gyrovagues. Ceux-là passent leur vie à circuler de province en province, se faisant héberger trois ou quatre jours dans les cellules des uns et des autres, toujours errants et jamais stables, asservis à leur propre volonté et aux plaisirs de la bouche (…). La conduite de ceux-là est des plus misérables et il vaut mieux se taire que d’en parler ».
Les moines pérégrins et pèlerins ne disparaissent pas pour autant et ce type de forte personnalité prospèrera chez les moines irlandais ré-évangélisateurs de l’Europe occidentale médiévale.
Il est important de rappeler qu’à l’époque, la papauté, même si elle revendique l’autorité spirituelle sur l’ensemble des Églises d’Occident, n’est en aucune manière reconnue comme la tête hiérarchique et disciplinaire desdites Églises. Les évêques furent-ils les principaux agents de la christianisation de la Germanie au VIe siècle ? On peut en douter, car il apparaît que les moines, le principal vecteur de cette nouvelle évangélisation, venaient souvent d’ailleurs. On a de nombreux témoignages (en particulier ceux de Jonas de Bobbio et d’Ekkehard de Saint-Gall) sur ces moines qui, à chaque génération, venaient d’Irlande pleins de zèle et de culture, établissant des lexiques germanique-irlandais-latin pour toucher les reines et convertir les rois ; des guides de Rome, ruine par ruine, maison par maison, des ateliers de peinture, des ateliers de copistes chevronnés, etc., etc.
Ceux que le Français Dom Gougaud appelait, on se demande bien pourquoi, des peregrini minores, suivirent de quelques années la venue de Colomban sur le Continent. Le premier personnage qui se détache de cette vague est peut-être l’évêque ou chorévêque saint Fursy.
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Saint Fursy (Fursa, latin Forseus et Furseus), moine irlandais issu d’une noble famille (Fursy aurait été le fils de Fintan, fils du roi de Munster, et de Gelgehes, fille d’un chef de clan). Sa vita prima le dit baptisé par le célèbre saint Brendan. Fursy, dont le nom signifie vertu, fut éduqué au sein du monastère de Cluain Fearta (Clonfert, dans le Munster) et eut l’habituel parcours d’un moine irlandais, fondant notamment un monastère à Rathmat, vraisemblablement dans le Nord-Ouest du comté de Clare (Killursa ?)
Après un parcours assez obscur à travers l’Irlande durant dix ans, au cours duquel il se fit beaucoup d’ennemis, Fursy prit la mer pour rejoindre la Grande-Bretagne. Ce qui est certain en tout cas c’est qu’au début des années 630, Fursy débarqua en Angleterre, dans le royaume de Sigebert. Il aurait alors, selon la coutume irlandaise, amené avec lui les reliques de Brendan, de Beonan et de Meldan. De tels « talismans » étaient considérés comme des réservoirs de courage et de spiritualité dans lesquels leurs porteurs puisaient des forces. Il ne faut pas oublier que la plupart de ces moines se déplaçaient toujours à pied. D’où l’importance pour eux des bâtons de pèlerin style Cambutta ou Bachal Isu.
Chargé également de livres et d’objets de culte, il parcourut le pays du roi Sigebert d’Est-Anglie dont il devint le conseiller ainsi que celui de l’évêque Félix, en renforçant le christianisme au sein de populations seulement à demi converties.
Il fonda un monastère à Cnoberesburg (Burgh Castle, près de Great Yarmouth) et se retira ensuite pour vivre en solitaire avec son frère Ultan qui préférait l’érémitisme.
Au bout d’un an, menacé par Penda, le roi païen de Mercie, il quitta le pays et débarqua à Quentovic (Étaples) sur le Continent, vers 639.
Il eut des rapports avec Erchinoald qui lui demanda de baptiser son fils et Clovis II qui l’autorisa à fonder un monastère en Neustrie. Fursy choisit la localité de Latiniacum (Lagny en Brie, dans le département français de la Marne). En 644 il y bâtit trois chapelles dans un monastère qui était vraisemblablement un monasterium Scottorum.
Les frères de Fursy, Foillan et Ultan, vinrent sur le continent avec d’autres compagnons que l’on connaît mal. On sait qu’un Émilien avait rejoint Fursy un an après son installation à Lagny. Bien que moins actif que Colomban de Bobbio, la réputation qui se répandit à sa mort en fit un personnage de premier ordre. Il fut vénéré par sa famille et ses nombreux successeurs. Il faut savoir que, lorsque ces moines irlandais, au charisme certain, fréquentaient les hautes sphères de la société, et ce fut le cas pour Fursy puisqu’il connut les cours d’Angleterre et de Neustrie ; leur réputation s’étendait largement aux couches inférieures de la société qui avaient aussi le sens du sacré et contribuaient au développement de leur culte. Un certain nombre de miracles furent donc attribués à Saint Fursy, y compris de son vivant.
La mort du saint fut riche en péripéties relatées par les vitae ou les virtutes. Ces virtutes, œuvre d’un moine de Péronne qui vécut un siècle et demi après les faits, ne sont pas dénuées d’une certaine partialité en faveur de ce monastère. Outre le lieu et la date de la mort de Fursy, la translation des reliques du saint fut objet de pénibles controverses. Saint Fursy aurait trépassé en 649 à Macerias, Mézerolles, près de Frohen, sur la route des îles Britanniques, dans le Ponthieu. C’est en voulant revoir ses frères qu’il serait mort en route.
Le lieu de son décès pouvant avoir des conséquences sur l’attribution de ses reliques ou l’emplacement de sa tombe, des disputes éclatèrent entre les laïcs qui voulaient bénéficier de la proximité du saint : le duc Haimon, Erchinoald et Berchaire, le comte de Laon. Ce dernier prétendit que Fursy avait reçu de nombreuses terres dans le comté de Laon, mais n’avait jamais pu s’y rendre puisque le maire du palais de Neustrie l’en avait empêché.
Il est évident que la possession des reliques ou d’un lieu de pèlerinage ayant des retombées économiques importantes a pu favoriser un tel attachement pour un simple moine. Erchinoald se dépêcha donc de terminer la construction de l’église de Péronne pour y accueillir les restes de saint Fursy. On retrouve dans les virtutes le thème connu du corps déposé dans un char tiré par des bœufs et lancé au hasard. Ce judicium Dei ou jugement de Dieu, déjà utilisé pour saint Ronan en Armorique au VIe siècle, joua en faveur de Péronne. Même genre d’épisode dans la Vita Mohamedi où, à l’occasion de l’arrivée du prophète à Yathrib/Médine, ce sera sa chamelle qui déterminera le lieu où construire sa première mosquée.
Quoi qu’il en soit, s’éleva bientôt en ce lieu un nouveau monastère appelé Peronna Scottorum, qui servira à l’usage exclusif des Scots dans leurs pérégrinations à venir.
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Ainsi que nous avons pu le voir, saint Fursy aurait pu être tué par des voleurs, près de Corbie, s’il n’avait pas réussi à les convertir de justesse juste avant. Évangélisateurs des campagnes, les Irlandais rencontraient en effet souvent des brigands qui n’hésitaient pas à jouer du couteau pour une parole ou une pièce que ces voyageurs missionnaires avaient en trop. On a parlé de la mort violente de Foillan à Nivelles, on rappellera aussi celle de saint Gobain dans la forêt de Voas en 670, celle de Boétien dans les marais de Pierrepont en 668. La liste est longue et prouve le réel désir des pérégrins irlandais d’évangéliser le monde entier. Ce n’était pas une forme de suicide, la mort n’était pas recherchée, mais lorsqu’elle arrivait, elle n’était pas fuie. Jean Heuclin (aux origines monastiques, ermites et reclus) a d’ailleurs estimé qu’un quart de ces saints ermites moururent de mort violente. L’insécurité variait suivant les régions dans lesquelles nos pérégrins se déplaçaient. Si les cités méridionales de la Belgique première et seconde apparaissent plutôt sûres, de nombreux moines y subissaient pourtant la pression constante d’individus peu recommandables, par exemple des chasseurs. Tel fut le cas par exemple de saint Florent de Strasbourg en Alsace. Ce qui explique le déplacement en groupe de ces pérégrins. Toutefois, la volonté qu’ils avaient de vivre détachés des contraintes entraînait souvent aussi la dislocation du groupe voire sa reconstitution ultérieure, au hasard du voyage. Car la plupart de ces moines celtes, au cours de leurs déplacements, s’arrêtaient bien évidemment dans les monasteria Scottorum fondés par leurs prédécesseurs ou leurs disciples.
Parmi les autres grands noms irlandais, on compte de nombreux ermites dont la plupart œuvrèrent dans le nord du pays, les ermites saint Killian d’Aubigny (à ne pas confondre avec le Kilien, qui prêcha en Franconie, convertit le duc Gozbert et mourut en 685, à Wurtzbourg, victime de son « zèle apostolique ») et saint Fiacre, mort en 670, bénéficièrent de la faveur de l’évêque Faron de Meaux.
D’origine irlandaise, Fiacre (en irlandais Fiáchra, en latin Fiacrius, Fiacrus) est le fondateur, sans doute au VIIe siècle, d’un monastère proche de Meaux qui plus tard prit son nom et devint le centre d’un pèlerinage réputé.
Patron des jardiniers, mais aussi saint guérisseur spécialiste des hémorroïdes, des chancres et des cancers, Fiacre fut un des saints les plus populaires du pays. De nombreuses églises et chapelles, y compris en Belgique et en Rhénanie, possèdent encore une statue plus ou moins rustique de ce moine à scapulaire et capuchon, l’air grave et parfois extatique, tenant une bêche dans une main et un livre dans l’autre. Une iconographie foisonnante – miniatures, gravures, images de dévotion, enseignes, médailles – a soutenu son culte pendant des siècles. Ce personnage pieux et secourable, proche des fidèles, allie les symboles du travail et de l’oraison.
Si les folkloristes se sont beaucoup occupés de ces dévotions aujourd’hui presque oubliées, l’histoire est plus avare. Seules deux dates sont assurées dans notre quête du saint historique.
Le premier à nous parler de Fiacre est un évêque de Meaux, Hildegaire, qui a entrepris, sous le règne de Charles le Chauve, sans doute vers 870, de composer une longue biographie de son prédécesseur saint Faron, mort deux siècles auparavant. Aux chapitres 97-99 de son récit, il nous dit que Faron était en grande réputation auprès des moines celtes (les « Scots ») qui pérégrinaient alors à travers le pays, qu’il les accueillait volontiers dans son diocèse et qu’il n’hésitait jamais à les faire bénéficier de sa générosité. C’est ainsi qu’un certain Fefrus – dans lequel nous devons reconnaître notre Fiacre – reçut de lui une terre au lieu-dit Breuil (Broilum), à une douzaine de kilomètres au sud de Meaux, pour y construire un monastère. Au chapitre suivant, nous apprenons que Faron exhorta un autre Scot de passage, Kilien, à aller s’installer en Artois pour évangéliser ce pays (mais Saint Kilien préféra continuer jusqu’en Bavière où il devint évêque de Wurtzbourg).
Les Vies de saint Faron et de saint Kilien ont en commun d’être tout à fait fantaisistes. Il n’y a pourtant pas lieu de mettre en doute l’existence de Fiacre. Il fallait bien quelqu’un pour fonder le monastère du Breuil et pour occuper le tombeau de son église. Par ailleurs, le nom typiquement irlandais de Fiacre est, en dehors de lui, inconnu sur le continent.
Hypothèses sur le Fiacre historique
Fiacre a été éduqué dans un monastère du comté de Kilkenny, en Irlande. Il y acquit des connaissances importantes notamment en phytothérapie. Sa réputation rapidement grandissante comme guérisseur et saint, l’amena à quitter l’Irlande en quête d’une plus grande solitude.
Contrairement à ses prédécesseurs, dom Dubois attache une grande importance à la mention du martyrologe sénonais. Il s’agit d’une simple addition portée en marge d’un manuscrit du martyrologe
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hiéronymien, qui date du Xe siècle. Elle indique au 30 août : « Au pays de Meaux, mort de saint Fiacre, évêque et confesseur ».
L’auteur de la note, probablement un clerc de Sens, ne précise pas son siège et la localisation qu’il donne – « au pays de Meaux » et non à Meaux même – suffit à montrer qu’il ne le prenait pas par erreur pour un ancien évêque de cette cité.
On pourrait donc voir alors en Fiacre, évêque sans évêché, l’un de ces chorévêques celtes, accompagnés de quelques compagnons devenus gyrovagues sur le continent et dont l’époque nous offre d’autres exemples. Ils se seraient arrêtés à Meaux où ils auraient été retenus par l’évêque ou se seraient mis sous sa protection pour des raisons que nous ignorons. Faron (pourquoi pas lui ?) les aurait alors installés au Breuil qui était sans doute un de ses domaines, comme l’affirme la vie du XIIe siècle.
L’importance et la nature même de la nouvelle fondation sont difficiles à apprécier. Un « breuil » – mot d’origine celte – paraît désigner dès le haut Moyen Âge un espace clos, mais inculte, tel qu’une réserve de gibier ou un parc à chevaux. On est tenté de penser que le « breuil » de Fiacre doit son nom aux fossés qui le délimitaient et qu’on voyait encore au XIIe siècle. Or à l’époque mérovingienne, l’usage d’une séparation stricte entre clercs et laïcs apparaît comme plutôt caractéristique du monachisme colombanien. On sait comment Colomban lui-même couvrait d’imprécations le roi Thierry pour qui cette ségrégation était incompréhensible et qui violait tranquillement la règle établie à Luxeuil.
On est tenté dès lors de rapprocher les Irlandais établis au Breuil des moines de Luxeuil. L’évêque Fiacre n’aurait-il pas été aussi un chef de monastère de culture colombanienne ? Et, comme à Luxeuil, l’exclusion des femmes ne serait-elle pas le vestige d’un idéal ancien de séparation d’avec les laïcs, tous sexes confondus ?
Hildegaire aurait gommé le caractère épiscopal de Fiacre, car, de son temps, la guerre que menaient les évêques établis aux évêques gyrovagues (episcopi vagantes) n’était pas complètement éteinte.
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SAINT ÉLOI (588-669).
ÉVÊQUE DE NOYON ET TOURNAI (en Belgique). Lors d’une de ses visites pastorales dans un village des environs de son diocèse de Noyon ce talibanus ou parabolanus du christianisme s’en prend à des festivités populaires (on se demande bien pourquoi) qu’il avait, comme d’habitude, menacées des flammes de l’enfer. (Ah religion d’amour, toujours, quand tu nous tiens !) Saint Éloi ayant réitéré, avec encore plus de violence ses menaces, quelque temps plus tard, debout sur une hauteur devant l’église ; un des hommes de la suite d’Erchinoald, maire du palais de Neustrie, lui coupa la parole en osant lui répondre ceci. « Tu auras beau nous menacer tant que tu voudras, Romain, tu ne parviendras pas à nous faire renoncer à nos coutumes, nous continuerons à célébrer nos fêtes comme nous l’avons toujours fait jusqu’ici ; il n’appartient à aucun homme d’interdire ces fêtes anciennes qui nous sont chères » (Livre 2 chapitre 20).
Il est facile de deviner la suite. Touché par la grâce et la joie de vivre, saint Éloi tombe à genoux et se joint aux pauvres gens qui faisaient la fête…
Ah non, pardon, erreur, l’adepte du dieu d’amour corrigea une cinquantaine de ces rebelles en en faisant des proies du démon pendant un an, malgré les supplications de leurs proches.
Livre 2 chapitre 16.
« Je vous adjure de ne pas suivre les sacrilèges coutumes des païens. Vous ne devez en aucun cas consulter des magiciens, des devins, des sorciers, ou des enchanteurs, ni même penser à les interroger ; car qui fait ainsi le mal perd le bénéfice de son baptême. N’accordez aucun crédit aux augures ni aux éternuements, ne faites aucunement attention aux oiseaux chantant au bord de la route. Si quelque chose vous distrait de votre route ou de toute autre tâche, faites le signe de croix, priez avec croyance et dévotion le dimanche, et il ne vous arrivera rien. Aucun chrétien ne doit se préoccuper du jour où il doit quitter sa maison ni quand il doit y revenir, car c’est Dieu qui les a tous faits. Premier geste du jour ou première phase de la lune n’ont aucune importance particulière. Que personne ne fasse quoi que ce soit de superstitieux ni de ridicule lors des calendes de janvier, ni masques de vieilles femmes, ni masques de cerfs, ni jeux de carnaval ! Ne restez pas non plus à table tard dans la nuit, n’échangez pas de cadeaux pour le Nouvel An, ne buvez pas plus que de raison. Aucun chrétien ne croit en ces choses impures ni ne fait confiance aux incantations, car elles viennent du diable. Aucun chrétien, lors de la fête de la saint Jean ou de tout autre saint, ne doit effectuer de rites solsticiaux, ni danser [autour du feu], ni sauter, ni entonner de chants diaboliques. Aucun chrétien ne doit non plus avoir l’indécence d’invoquer le nom d’un démon, ni Neptune, ni Orcus, ni Diane, ni Minerve, ni Geniscus, ni croire en aucune façon à ces inepties. Que nul ne cesse de travailler le jeudi (en dehors de saintes festivités) que ce soit en mai ou tout autre mois, que ce soit le jour des rats ou des teignes, à part le dimanche ! Aucun chrétien ne doit non plus avoir l’impudence de rendre hommage aux fanums ou aux pierres, aux sources ou aux bosquets, aux bornes ou aux carrefours (à trois voies), y allumer des bougies ou y déposer des offrandes. Personne ne doit non plus avoir l’indécence de suspendre une amulette au cou d’un homme ou d’une bête. Même si elles ont été faites par un prêtre et sont censées contenir de saintes reliques ou des extraits des Écritures divines ; car il n’est aucun remède venant du Christ dans tout cela, uniquement des poisons du démon. Personne ne doit oser faire de lustrations, ni chanter des incantations sur des herbes, ni faire passer du bétail au travers d’un arbre creux, ou une fosse creusée dans la terre, car c’est les vouer au diable. Aucune femme ne doit non plus avoir l’audace de mettre de l’ambre autour de son cou voire d’invoquer Minerve ou d’autres sinistres personnages de ce genre, que ce soit pour tisser, pour teindre, ou pour tout autre travail. Elle doit au contraire, en toute occasion, ne remercier que le christ, et ne croire de tout son cœur qu’au pouvoir de son nom. Personne ne doit pousser de clameur quand la lune s’obscurcit, car les éclipses se produisent, régulièrement, ainsi que l’a voulu Dieu, ni craindre la nouvelle lune ou abandonner son travail à cause de cela. Car Dieu a fait la lune pour marquer le temps et atténuer les ténèbres de la nuit ; pas pour empêcher de travailler ni pour rendre les hommes fous, comme l’imaginent les sots qui pensent que l’on peut être possédé par des démons venus de la
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lune. Personne ne doit donc appeler « seigneur » le soleil ou la lune ni jurer par eux, car ce ne sont que des créatures de Dieu, et elles ne font que répondre à ses besoins sur son ordre. Que personne ne s’imagine avoir une destinée ni une bonne étoile, ce que l’on appelle communément un horoscope chez ceux qui croient qu’une personne doit être nécessairement ce pour quoi elle est née ! Car Dieu veut que tous les hommes soient sauvés en parvenant à la vérité ; il dispose de tout dans sa grande sagesse, ainsi qu’il l’a voulu avant de créer le monde. Enfin, si quelque infirmité devait vous affecter, n’allez pas trouver des enchanteurs, des sorciers, ni des magiciens ; et ne déposez pas d’offrandes diaboliques auprès des sources, des bosquets ou des carrefours… Jeux diaboliques, danses et chants païens, doivent être interdits. Aucun chrétien ne doit s’y adonner, car il devient alors lui-même comme l’un d’entre eux. Il n’est pas non plus admissible que des cantiques diaboliques puissent sortir de la bouche d’un chrétien où le corps du christ a été placé, elle ne devrait plus que prier Dieu. Rejetez donc de tout votre cœur, mes frères, ces inventions de l’Ennemi, et fuyez ces sacrilèges avec horreur ! Ne vénérez personne d’autre que Dieu et ses saints. Évitez les sources et les arbres que l’on prétend sacrés. Il vous est défendu de confectionner ce que l’on accroche aux carrefours, et en tous lieux où vous en trouvez, jetez-les au feu ! Car vous devez croire qu’il n’y a de salut que dans l’invocation du christ et de sa croix. Qu’arrivera-t-il si les bosquets où ces misérables font leurs dévotions sont rasés, leur bois jeté au feu ? Voyez à quel point l’homme peut être sot d’honorer des choses insensibles ou des arbres morts, en dépit des préceptes de Dieu tout puissant. Ne croyez pas que le ciel, ni les étoiles, ni la terre, ni n’importe quelle autre créature, doivent être adorés plus que Dieu, car c’est lui qui les a tous créés. Le ciel est haut en effet, la terre vaste, la mer immense, et les étoiles admirables, mais plus immense et plus beau encore, par définition, est celui qui les a faits. Si ces choses visibles sont tellement incompréhensibles, c’est que rien de la variété des produits de la terre ; de la beauté des fleurs, de la diversité des fruits, des races d’animaux, tant sur terre, que dans l’eau, ou dans le ciel, de la prudence des abeilles, du souffle du vent, des nuages chargés de rosée ou éclatants de tonnerre, de la succession des saisons, de l’alternance du jour et de la nuit ; ne peut être compris par un esprit humain ».
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COMMENTAIRES DIVERS.
La violente diatribe qui précède, est donc un excellent témoignage de la puérile et anthropomorphique ou anthropocentriste conception de Dieu ou du Démiurge que les judéo-islamo-chrétiens ont toujours eu en tête. Dieu ou le Démiurge a fait la lune pour… pour atténuer la nuit, marquer le temps. Il a fait le soleil pour répondre aux besoins de l’Homme, et ainsi de suite… on croirait entendre le Coran ou le docteur Maurice Bucaille ! C’est en outre un texte caractéristique de l’incroyable dénigrement raciste dont ont toujours fait preuve les talibans ou parabolans du christianisme envers la liberté de culte ou les spiritualités autres que la leur.
Le diable… Saint Éloi croit donc en l’existence d’un MAL autonome, extérieur à l’Homme, et ne dépendant pas de lui, bien au contraire, qu’il appelle le Diable. Scot Erigène lui-même n’y croyait déjà plus en son temps.
Des démons venus de la lune… concept peut-être « méditerranéen ». Les paysans de cette région du monde, eux, croyaient plutôt en la notion de « bacuceos » ou « seibaros » c’est-à-dire de « réincarné » totalement ou partiellement, sur terre, pour y bénéficier ainsi d’une seconde chance.
La possibilité de connaître l’avenir (devins, augures, oiseaux, sort, bonne étoile, et horoscope) ? Saint Éloi y croit, mais ne veut l’entendre que de la bouche de Dieu ou du Démiurge, ou de ses interprètes autorisés, selon lui.
« L’attitude de l’Église, pour ce qui est de la connaissance de l’avenir, est la suivante. Si un événement n’est absolument pas contenu dans ses causes… L’Église estime qu’aucun être humain ne peut prévoir cet événement futur et que seule la divinité, directement ou par intermédiaire, pourrait annoncer cet événement qui se réalisera plus tard » (Reginald Omez).
Qu’en penser ???
Dans la vie courante, l’activité personnelle et sociale des individus est tellement complexe que l’on ne peut normalement pas prévoir (hormis, dans une certaine mesure, par la statistique) le comportement de chaque individu, ou d’un groupe d’individus, à long terme. À cela s’ajoutent des événements tellement étrangers à chaque objet (au sens large) qu’il est impossible de prévoir si le camion parti la veille de tel endroit renversera une personne en arrivant à destination aujourd’hui ; ou renversera un animal, ou percutera un mur.
La précognition peut se concevoir comme une « super intuition » qui aurait connaissance de tous ces éléments, et les agencerait de manière pertinente pour prévoir ce qui va se passer – en fonction des éléments de maintenant – demain, lorsque le camion arrivera à destination.
Ceci permet à une personne douée d’annoncer l’événement de demain (un accident) avec plus ou moins de détails. L’incertitude étant due aux nouveaux éléments, apparus entre hier et demain, lorsque l’instant de vérité arrivera. Ce qui peut faire éviter l’accident de demain, si le camionneur est averti de la précognition. Au moment de la scène vue par précognition, le camionneur reconnaîtra l’instant, et pourra se dire « Attention, c’est maintenant ! » ce qui lui permettra de freiner – ou de s’arrêter – avant même le risque d’accident, et ainsi de l’éviter.
L’existence de la précognition n’implique pas que l’avenir est prédéterminé, mais que c’est un avenir – disons – probable, sur lequel on peut toujours agir.
Dans l’exemple ci-dessus, on a bien eu « précognition », pourtant l’objet cible de cette précognition – l’accident – ne s’est pas produit.
Venons-en maintenant à un autre point du texte de saint Éloi, la possibilité d’agir sur la matière, ou sur autrui, sans contact direct (magiciens, sorciers, enchanteurs). Là aussi, saint Éloi y croit, mais bien sûr, met énergiquement en garde contre cette possibilité.
Alors qu’en penser ??
Le Projet Conscience Globale (PCG) est un projet international, lancé en 1998 afin d’étudier un aspect méconnu des relations de la conscience de l’Homme avec le monde physique.
Des générateurs numériques aléatoires fournissent une séquence de chiffres binaires informatiques. Les échantillons sont fournis par un bruit quantique, traduit en une séquence non prédictible d’un et de zéro. Un logiciel, présent sur chaque ordinateur, acquiert les données, les mémorise localement, et envoie les nouvelles données, toutes les cinq minutes, au serveur de Princeton.
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Ce processus peut être comparé à l’action de lancer 200 fois une pièce de monnaie, le résultat présentant une majorité de piles ou de faces.
Généralement, les données oscillent autour de la ligne du zéro, jusqu’à ce qu’une déviation intervienne. Or on s’est aperçu que le flot de données des capteurs tendait à s’éloigner des valeurs attendues lorsqu’un événement public générait une communion de pensées ou d’émotions. Nous ne savons pas encore comment expliquer ces relations subtiles entre des événements d’importances pour les hommes et les données obtenues, mais elles sont indéniables. Ces résultats montrent à l’évidence que le monde physique et le monde de l’esprit humain sont liés d’une relation encore inconnue. (Noosphère. Princeton. edu.)
Jours particuliers, circonstances néfastes, éternuements, première phase de la lune, superstitions diverses. Rien à redire, Noïbo Éloi a raison.
Festivités ainsi que carnaval du Nouvel An, de la Saint-Jean, cadeaux, jeudi jour de repos (pour les juifs, c’est le samedi), etc. Où est le mal ??
Neptune, Orcus, Diane, Minerve et Geniscus, sont sans doute des dieu-ou-démons romains correspondant à des divinités druidiques (par interpretatio romana), mais lesquelles ??? Minerve pour la bélisama Brigindo/Brigantia/Brigitte ??? Cela irait bien avec les colliers d’ambre jaune.
Le ciel, les étoiles, le soleil, la lune, ou la terre. Écologistes avant la lettre, les païens de ce temps accordaient une grande importance à tous ces corps célestes, notamment le soleil, source de vie, et la lune, à qui ils attribuaient presque une personnalité.
La lune a toujours fasciné les hommes qui lui prêtent beaucoup d’influence sur leurs vies, et parmi ces influences, certaines sont réelles comme les marées, bien sûr, ou le clair de lune. C’est par les nuits sans lune que les assassins se faufilent… D’autres influences sont indirectes, c’est-à-dire que la lune ne joue pas un rôle d’acteur, mais un rôle d’avertisseur. C’est le cas de la lune rousse (la lune d’avril) qui s’appelle comme cela parce qu’on l’accuse de geler et de roussir les plantes. Elle ne roussit rien du tout bien sûr, mais si on la voit dans le ciel, c’est qu’il n’y a pas de nuages, et s’il n’y a pas de nuages, c’est que la nuit va être plus froide ; et donc que les végétaux vont geler. La lune est en outre le seul corps céleste que l’on voit grossir et rapetisser, puis de nouveau grossir, rapetisser, ce qui évidemment tend à l’associer à la notion de croissance. Mais au-delà c’est le cycle même de ces changements qui est sans doute en jeu, puisque le cycle de la lune est le même que celui de la fécondité de la femme. Une pure coïncidence bien sûr, puisque la fécondité de la souris ou de l’éléphante n’a pas du tout le même cycle ; mais cette coïncidence est à l’origine du lien immémorial établi entre l’influence de la lune et la femme.
Arbres et bosquets sacrés. Saint Éloi est apparemment d’accord avec la politique d’intolérance religieuse menée il y a 3000 ans par certains rois de Juda comme Ezéchias ou Josias. Destruction et exécution de tout ce qui ne leur plaisait pas en matière de religion ou de culte ; et notamment des tertres sacrés ou des offrandes, voire des hérétiques ou des sorcières, qui doivent être brûlés, et leurs chants, leurs danses, ou leurs rites de défoulement, interdits.
Lustrations (la lustration est une purification, une sorte de baptême), manifestations de respect envers les petites chapelles de campagne (les fanas) ou hommage écologique avant la lettre rendu aux pierres, aux sources ou aux bosquets, aux bornes ; par exemple en y allumant des cierges, ou en y déposant des offrandes. En quoi cela diffère-t-il des prières ou des ex-voto des églises chrétiennes ? À part le fait qu’il s’agit là visiblement bien sûr d’une attitude plus écologiste que celle de saint Éloi. Ainsi que l’avait déjà très bien dit l’apôtre Étienne en son temps, la divinité ne saurait être enfermée dans un temple de pierre, fût-il celui de Jérusalem. ELLE EST PARTOUT !
Et pour ce qui est des bijoux portés en pendentifs, ou des clarines au cou des vaches pour les protéger, où est le mal, si l’on n’en fait pas toute une histoire ?
En tout cas, saint Éloi confirme que de nombreux chrétiens y croyaient en ce temps-là, et que des prêtres de son Église allaient même jusqu’à les bénir ou se servir de reliques pour en confectionner.
Nombre de ces coutumes ont d’ailleurs perduré, bien longtemps après cette haineuse et intolérante diatribe de saint Éloi.
L’utilisation des herbes ou des plantes, elle, est le début de la médecine, et les incantations accompagnant leur administration relèvent de l’effet placebo, inconnu de saint Éloi, mais bien connu des médecins d’aujourd’hui.
Faire passer du bétail au travers d’un arbre creux, ou un fossé creusé dans la terre ? Dans l’esprit de ceux qui perpétuaient ces coutumes, il devait s’agir de régénérer le bétail en l’imprégnant de la force de la Nature.
Des clameurs quand la lune s’obscurcit ?? Les très-sachants de la druidiaction (druidecht) étaient des astronomes renommés. Il est peu vraisemblable qu’ils aient redouté à ce point un phénomène naturel
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qu’ils devaient bien connaître. Cette réaction irrationnelle devait donc être un antique réflexe, reste de la très lointaine peur qui saisissait les hommes préhistoriques lors des éclipses.
CONCLUSION.
D’accord avec la saisissante beauté de tous les fleurons de la nature évoqués par noïbo Éloi, mais pas d’accord avec lui sur l’impossibilité de les comprendre. L’esprit humain commence à en déchiffrer un par un tous les secrets (théorie de la relativité, mécanique quantique…) et nous ne pouvons donc que nous inscrire en faux contre cet obscurantisme manifeste de saint Éloi. Malgré la beauté de sa description de la nature, saint Éloi confirme par ce sermon qu’il se range bien d’instinct dans la conception créationniste du monde. Il croit absolument en l’existence d’un Dieu ou Démiurge ayant créé l’univers ex nihilo, ce qui n’est nullement évident. L’univers matériel existe, cela est indéniable, mais ce qui est non moins indéniable, c’est qu’il n’a en aucune façon été créé comme cela, d’un coup de baguette magique, par un quelconque être supérieur. Heureusement qu’il a toujours existé des réflexions un peu moins primaires sur l’origine de notre Bitos.
Peuvent être considérées comme relevant du druidisme populaire les coutumes suivantes.
L’attention portée aux oiseaux et donc aux augures.
La coutume de saluer les éternuements par des souhaits.
Les masques de cerfs.
Les masques de vieilles femmes (vetulas). Les plus anciens spécimens gravés dans la pierre ont été trouvés dans le sud-ouest de la France (11 en tout. Cleyrac en Charente, Fontaine d’Ozillac…) et datent du XIIe siècle, mais ces sculptures romanes sur pierre ont dû être précédées par des sculptures sur bois, ayant depuis disparu. L’immense majorité des exemplaires qui nous ont été conservés se trouve maintenant en Irlande (plus de cent) d’où l’étymologie de leur nom.
Shee : du terme gaélique sidhe signifiant Autre Monde (comme dans ban shee). Gig. Habituellement interprété en gCioch ou Giob signifiant seins, fesses. Sile-ina-Giob. On appelle en effet ainsi dans ce pays les figurations (gravées, sculptées, ou dessinées) représentant une horrible vieille femme nue, chauve, aux yeux exorbités, et au sexe dilaté (qu’elle écarte de ses propres mains). Certains manuscrits de la littérature médiévale irlandaise y font sans doute allusion sous diverses appellations (l’idole, la vieille, la sorcière, cailleach, etc.).
Les rites solsticiaux, comme le feu de la Saint-Jean (même s’il ne s’agissait pas des quatre principales fêtes du druidisme qui sont Samon-ios, Ambolc, Beltène, et Lugnasad).
La référence à Minerve (interpretatio romana de la bélisama Brigindo/Brigantia/Brigitte) pour les travaux féminins comme le tissage ou la teinture et les colliers d’ambre jaune en son honneur.
Cierges ou offrandes diverses aux temples (fana) aux carrefours, aux bornes frontières, aux sources, aux arbres sacrés ainsi qu’aux bosquets.
Faire passer du bétail au travers d’un arbre creux ou dans un fossé.
Clameur lors des éclipses.
Vénération du ciel, des étoiles, du soleil, de la lune, et de la terre.
Le fait de prêter serment dessus.
Nous disons bien druidisme populaire, car le druidisme de haut niveau était sûrement plus philosophique et réfléchi. Mais COMME DANS TOUTE RELIGION, il y avait ce que pensait le petit peuple et ce que pensaient les élites.
« Et vous druides… à vous seuls il est donné de connaître, comme de les ignorer, les dieux et les puissances célestes » (Lucain. La Pharsale. I, 444-462).
Autrement dit, les très-sachants de la druidiaction (druidecht) faisaient le tri entre ce qui était scientifiquement explicable par des lois naturelles ou physiques, et ce qui ne l’était pas ; entre croyances dignes de foi et vulgaires superstitions, comme la croyance en un enfer éternel.
Et en 851, Jean Scot Érigène a aussi noté dans son traité sur la prédestination » : Dieu ne prévoit ni peines ni péchés, ce sont des fictions. Pour Érigène également, donc, l’enfer n’existe pas, ou alors il l’appelle le remords.
Les très-sachants de la druidiaction (druidecht), apparemment, tout comme Scot Erigène plus tard, ne croyaient donc pas en cette notion d’enfer.
Scolies bernoises commentant la Pharsale de Lucain.
Hermann Usener. Scholia in Lucani bellum civile/Commenta Bernensia. Liber I (1869).
451 « Les druides nient que les âmes puissent périr
[Driadae negant interire animas]
OU ALLER EN ENFER »
[aut contagione inferorum adfici] et
454 « Ils ne disent pas que les Mânes existent
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[Manes esse, non dicunt]
Le point N° 25 de la petite liste annexée au cinquième canon du concile de Leptines en 743 sous le titre latin d’indiculus superstitionum et paganiarum va d’ailleurs clairement dans ce sens. Il évoque le fait d’imaginer que tout défunt est saint.
VERS UN NOUVEL EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT (RENOVATIO IMPERII).
Le dernier pan de l’Empire romain d’Occident (les villes situées entre Meuse et Loire) disparaît avec Syagrius lors de la bataille de Soissons en 486. Mais Clovis ne fut jamais couronné roi par un évêque, de Reims ni de Rome, il fut seulement baptisé par un évêque (en l’occurrence celui de Reims, saint Rémi). Plusieurs années après sa conquête par Clovis et ses descendants, le royaume franc sera en proie à des guerres fratricides. La richesse des Mérovingiens ayant cessé de croître à cause de la cupidité des fonctionnaires en charge de la levée d’impôts ainsi que par l’absence de nouvelles conquêtes qui priva le royaume de ses butins et tributs, les derniers Mérovingiens furent contraints de dépenser leur trésor afin d’acheter la fidélité de leurs hommes. Privé de ses richesses, le pouvoir royal s’affaiblira donc considérablement au profit d’une riche famille aristocrate de la Meuse : Les Pipinnides, ancêtres des Carolingiens.
À la mort de son père, Clotaire II, en 629, Dagobert Ier devient roi des Francs, il doit cependant céder l’Aquitaine à son frère Caribert II. Après l’assassinat de son frère, Dagobert reconstitue une nouvelle fois l’unité des royaumes francs et choisit Paris comme capitale. Il s’entoure alors d’habiles conseillers, des aristocrates tels que Saint Eloi ou Saint Ouen. Il soumet les Gascons et impose sa suzeraineté à la Bretagne. Dagobert s’appuie pleinement sur le clergé pour gouverner comme son ancêtre Clovis, il sait parfaitement que la religion est la seule force cohérente du Royaume. C’est aussi un mécène, protecteur des arts, il décide par exemple de combler de dons la basilique de Saint-Denis. Pendant les dix années de son règne, Dagobert va jouir d’un pouvoir absolu, il entretient de bonnes relations avec Byzance et tente de s’opposer à la nouvelle puissance slave. Cependant, très vite, il est menacé par des héritiers non directs de Chilpéric, qui alliés aux Gascons s’emparent de la quasi-totalité du royaume d’Aquitaine. À la mort de ce grand souverain, l’anarchie se réinstalle et la dynastie s’affaiblit définitivement, plus aucun roi n’aura un tel prestige dans le royaume.
Pépin II de Herstal, dit Pépin le Gros ou encore Pépin le Jeune (né vers 645 – mort le 16 décembre 714) est maire du palais d’Austrasie, mais son autorité est difficilement acceptée. La caractéristique du gouvernement de Pépin II fut le rétablissement des assemblées annuelles, dites Champ de Mars. S’y traitaient majoritairement des questions militaires. La conquête de la Frise est la grande entreprise de son « règne ». Contrôlant l’embouchure de la Meuse et du Rhin, la région est cruciale pour l’économie franque. La méthode qu’il utilise inspire tous ses successeurs, jusqu’à Charlemagne lui-même : il lie en effet conquête militaire et christianisation. Il aide ainsi Willibrord dans ses efforts pour christianiser la Frise tout entière et y établir une hiérarchie ecclésiastique (création de l’évêché d’Utrecht).
À partir de la mort de Thierry III en 691, c’est lui qui fait et défait les rois. La dynastie mérovingienne n’est plus qu’un jouet entre les mains de celui qui prend le titre de princeps. Son pouvoir reste cependant personnel.
Peu avant sa mort, afin d’éviter des querelles pour sa succession comme Maire du Palais, Pépin de Herstal désigne son fils illégitime Charles Martel comme unique successeur. En 717, à Vincy il inflige une cuisante défaite à ses ennemis et peut faire son entrée triomphale à Paris.
Charles Martel est désormais unique maire du palais des royaumes d’Austrasie, de Neustrie et de Burgondie réunis. Il gouverne le royaume en lieu et place du mérovingien Thierry IV, un enfant de 10 ans. Il décide alors de restaurer l’unité des Francs. Il s’appuie pour cela sur les familles aristocratiques qui lui doivent sa fortune, il s’assure le soutien de l’Église en évinçant les évêques qui lui sont hostiles et en se rapprochant de la papauté de Rome. À la tête d’une puissante armée, il écrase les Frisons et les Saxons et soumet la Thuringe et la Bavière. Mais Charles Martel entame aussi une politique de laïcisation des biens de l’Église, afin de disposer de nouvelles terres à donner. Ayant acheté leur fidélité par des terres, Charles Martel contribue ainsi à la naissance du régime féodal.
Moins d’un siècle après la mort de Mahomet, les guerriers musulmans avaient envahi l’Espagne. Au début du VIIIe siècle, ils franchissent les Pyrénées, la chrétienté n’a jamais été aussi menacée. Le duc d’Aquitaine, Eudes, parvient à freiner la poussée islamique près de Toulouse en 721.
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Environ une décennie après la défaite des Omeyyades à Toulouse en 721, Abd Ar-Raman lance une nouvelle expédition au-delà des Pyrénées, principalement constituée de Berbères et de contingents recrutés dans la péninsule Ibérique. Parmi les participants à l’expédition omeyyade, les chroniques mozarabes font la distinction entre Arabes venus d’Arabie et de Syrie notamment, plus anciennement islamisés, et « Maures », Berbères venus d’Afrique du Nord (antique Maurétanie). Le nombre élevé de Berbères parmi les conquérants musulmans explique que ces derniers soient aussi globalement désignés sous le terme de Maures. L’incursion d’Abd Ar-Raman n’a pas pour but principal la conquête, mais le pillage. Les Omeyyades envahissent l’Aquitaine, razzient le pays et prennent les faubourgs de la ville de Bordeaux. Eudes réunit une armée pour les contrer, mais il est battu entre la Garonne et la Dordogne et prend la fuite.
Abd Ar-Raman continue son avancée, marche sur Poitiers, pille et peut-être incendie l’église Saint-Hilaire. Attiré par les richesses de l’abbaye de Saint-Martin il se dirige ensuite vers Tours en se fixant probablement comme seul objectif la mise à sac de la basilique Saint-Martin. Charles Martel, répondant à l’appel d’Eudes, marche aussi vers cette ville après avoir réuni une armée constituée principalement de fantassins francs. Pour les historiens chrétiens, ce sera pour défendre le sanctuaire de Tours que Charles Martel entrera en campagne ; c’est pourquoi, à partir du XVIe siècle, cette bataille est aussi appelée bataille de Tours. Il décide d’attendre que les Omeyyades soient lourdement chargés de butin pour les attaquer. La bataille de Tours-Poitiers ou, dans les sources arabes, « bataille du Pavé des Chahids » sera remportée par l’armée conduite par Charles Martel, mais on n’est sûr ni du lieu ni de la date ni de l’importance des effectifs en présence. L’incertitude au sujet du lieu même conduit à des variations et des discussions quant à la dénomination de la bataille, selon les époques, les auteurs et les langues (Tours ? Poitiers ?). Quoi qu’il en soit c’est que le résultat de cette bataille aura un grand retentissement des deux côtés. Les chroniqueurs du IXe siècle, puis les auteurs de chansons de geste, donnent au maire du palais, Charles, le surnom de Martel (le marteau), tandis que Bède le Vénérable verra dans cette occasion pour Charles de s’imposer face à la dynastie mérovingienne, un châtiment de Dieu (Ben voyons !) Les historiens contemporains sont plus divisés quant à l’importance réelle de la bataille, mais s’accordent pour dire qu’elle a été décisive dans l’établissement de la dynastie carolingienne.
Les allusions arabes à la bataille de Poitiers-Tours sont très sèches et précisent simplement qu’Abd Ar-Raman et ses compagnons « ont connu le martyre ».
Fort de sa victoire, Charles s’empare de Bordeaux et met un pied en Aquitaine, sans la soumettre immédiatement : à la mort d’Eudes, ce sont ses fils qui lui succèdent. La bataille de Poitiers-Tours n’entraînera donc pas le départ définitif des troupes musulmanes. Allié aux Lombards, Charles Martel devra encore faire campagne contre elles en Provence et Septimanie entre 737 et 739, mais ne parviendra pas à reprendre Narbonne.
Malgré les critiques de la part des milieux ecclésiastiques, en raison de la sécularisation des biens de l’Église, Charles Martel ouvrira la cour aux influences culturelles ecclésiastiques et monastiques en particulier.
On a écrit très justement que l’éducation religieuse et l’éducation littéraire de l’Irlande furent deux faits parallèles et simultanés. Les arts libéraux, l’étude des langues anciennes, toute la culture profane, n’avaient pour but, en principe, que de rendre les esprits aptes à la lectio divina ; c’est-à-dire à l’étude de la pensée divine renfermée dans son expression et dans la tradition. Et bien il en fut de même sur le Continent et cet élan monastique préparera l’essor des écoles chrétiennes ultérieures. L’activité des scriptoria de monastères préparera le renouveau culturel carolingien. Malgré les autodafés ou la censure ecclésiastique qui s’est exercée au cours des siècles sur certains auteurs païens ou jugés vraiment incompatibles avec la religion chrétienne, versons à leur crédit la sauvegarde de nombreux textes, en Irlande de l’Antiquité gaélique (la navigation de Bran, les histoires concernant Mongan et le vol du bétail de Fraech, le très beau et très émouvant poème intitulé en gaélique cétnad n-aise, et quelques autres, aussi remarquables, mais n’ayant pas grand-chose à voir avec le christianisme, par exemple, la prophétie du druide Cathbad à propos de Deirdre) ; sur le Continent de l’Antiquité gréco-romaine. Parmi les plus importants, on compte Virgile, Horace, Térence, Quintilien, Sénèque, Cicéron. Nous n’avons aujourd’hui à notre disposition que cent cinquante œuvres environ, sur l’ensemble des huit cents noms d’auteurs latins que nous connaissons, mais cet héritage est dû, outre les textes qui nous sont parvenus par l’intermédiaire de Byzance et du monde musulman, à l’activité des scriptoria carolingiennes. Un héritage classique mêlé à la culture chrétienne (et notamment monastique) par les lettrés de la période dans une démarche comparable à celle des humanistes.
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Ces progrès sont d’ailleurs accompagnés d’efforts similaires dans le domaine des langues vernaculaires, les princes carolingiens souhaitant que les textes chrétiens soient écrits ou traduits en langue germanique ou romane à l’intention des aristocrates ne connaissant pas le latin, de même que les évêques sont invités à rédiger leurs homélies et à dire leurs prêches en langue barbare.
L’INDICULUS SUPERSTITIONUM ET PAGANIARUM.
INDEX RÉCAPITULATIF DES SUPERSTITIONS OU CROYANCES (PAÏENNES ÉVIDEMMENT !)
DE 743.
Le 1er mars 743, Carloman, l’oncle de Charlemagne, convoque un synode à Leptines, aujourd’hui Estinnes en Belgique afin de faire le point sur l’évangélisation (forcées) des peuples du nord. Ce qui nous donnera 7 canons dont le cinquième consacré aux pratiques à interdire et réprimer dont une annexe jointe au canon fait une longue liste montrant bien à quel point le christianisme triomphant a méticuleusement combattu la religion des autres, a opprimé jusqu’à l’absurde les gens simples les pauvres et les paysans encore empreints d’une spiritualité écologiste avant la lettre.
Au nom de notre Seigneur J.-C. moi Carloman……
Canon 1
Canon 2
Canon 3
Canon 4
Canon 5. Nous avons ordonné que chaque évêque, avec le concours du graphion * (comte) défenseur de son église, devrait veiller à l’entière abolition des superstitions païennes, telles que les sacrifices destinés aux morts, les sortilèges, les enchantements, les bandelettes de tissus, les victimes que des hommes insensés immolent, comme les idolâtres, auprès des églises, à la mémoire des martyrs ou des confesseurs [sur cette distinction voir plus haut], et enfin ces feux sacrilèges qu’ils nomment nedfratres**.
Texte latin de la liste jointe en annexe.
1de sacrilegio ad sepulcra mortuorum
2de sacrilegio super defunctus, id est dadistas
3de spurcalibus in februario
4de casulis id est fanis
5de sacrilegis per ecclesias
6de sacris sylvarum quoe nimidas vocant
7de his quoe faciunt super petra
8de sacris mercurii et jovis
9de sacrificio quod fit alicui sanctorum
10de philacteriis et ligaturis
11de fontibus sacrificiorum
12de incantationibus
13de auguriis, vel avium, vel equorum, vel ex boum stercore et sternutatione
14de divinis vel sortilegiis
15de igne fricato de ligno i. e. nodfyr
16de cerebro animalium
17de divinatione pagana in foco vel inchatione rei alicujus
18de incertis locis que colunt pro sanctis
19de pretendo quod boni vocant s. marioe
20de feriis quoe faciunt Jovi et Mercurio
21de luna defectione, quod dicunt vince luna
22de tempestalibus et cornibus et cochleis
23de sulcis circa villas
24de pagano cursu quem yrias vocant, scissis panis et calceis
25de eo quod sibi sanctos fingunt quoslibet mortuos
26de simulacro de conspersa farina
27de simulacris de pannis factis
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28de simulacris quod per campos portant
29de lignis, pedibus et manibus pagano ritu
30de eo quod credunt, quia foeminoe lunam commendent ; quod possint corda hominum tollere juxta paganos.
Traduction.
1) Du sacrilège des sépultures (en parlant de l’incinération des cadavres, ou encore de l’enfouissement avec les défunts de nourriture et de boisson).
2) Du sacrilège à l’occasion des morts (pratiques païennes, chants funéraires).
3) Des pratiques honteuses de février.
4) Des temples des païens (fanum pluriel fana).
5) Des rituels sacrilèges dans les églises.
6) Des sacrifices que l’on fait dans les forêts que l’on appelle Nimidas [du celte nemeton].
7) Des oblations que l’on fait sur les pierres (adorations pratiquées en certains lieux, dans les églises, envers une idole, une fontaine, un arbre…)
8) du culte de Mercure et de Jupiter.
9) du sacrifice fait à un saint.
10) des phylactères et amulettes.
11) des fontaines où l’on sacrifie.
12) des chants incantatoires.
13) des prédictions que l’on tire des oiseaux, des chevaux, du fumier de bétail ou de l’éternuement.
14) des devins ou sorciers.
15) du feu sacré nodfyr **
16) de la cervelle des animaux.
17) des superstitions païennes attachées au foyer des maisons et au commencement de quelque ouvrage.
18) des lieux sans maître que l’on honore comme sacrés.
18) d’une prière que les gens de bonne foi dédient à sainte Marie.
19) des fêtes célébrées en l’honneur de Jupiter et de Mercure.
21) de l’éclipse de lune où l’on crie « Debout la lune ».
22) de la conjuration des tempêtes, des cornes et des coquilles d’escargot.
23) des sillons tracés autour des domaines (pour éloigner les esprits malfaisants).
24) de la procession païenne appelée « Yria », avec des morceaux de pain et des pierres.
25) de l’usage de considérer comme des saints tous les morts.
26) des simulacra en farine.
27) des simulacres faits de tissus.
28) des simulacra que l’on porte dans les champs.
29) des pieds et des mains en bois des rituels païens.
30) de la croyance que certaines femmes commandent à la lune et qu’elles peuvent ôter le cœur des hommes.
* Voir allemand Graf comte.
**Ou nodfir, un feu obtenu par frottement de deux morceaux de bois.
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LA NOUVELLE ALLIANCE
(DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT)
Pépin le Bref décide de restituer les terres confisquées par son père aux églises, en précaire (precaria verbo regis), et procède à un assainissement de l’Église franque sous le contrôle de l’évêque Boniface de Mayence, ce qui lui assure le soutien papal. En 750, Pépin le Bref envoie une délégation franque auprès du pape Zacharie, pour lui demander l’autorisation de mettre fin au règne décadent des Mérovingiens, et de prendre la couronne à la place de Childéric III : celui-ci est déposé en novembre 751. Pépin le Bref est élu à sa place à Soissons et transforme ainsi la famille carolingienne en dynastie.
Le dimanche 28 juillet 754, à l’abbaye royale de Saint-Denis, le pape Étienne II en personne sacre Pépin. Il lui confère les titres de roi des Francs et de patrice des Romains (Patricius Romanorum). Les fils et héritiers de Pépin, Carloman Ier et Charlemagne, tous deux futurs rois, sont aussi sacrés par la même occasion. En confirmant la royauté de Pépin le Bref sur les Francs et en lui conférant lui-même l’onction, le pape prend aussi ses distances avec l’empereur qui règne à Byzance. Une autre conséquence de ce sacre est que la légitimité du roi des Francs, désormais de droit divin, ne dépend plus des seigneurs francs, électeurs de leur roi. Pépin se considère roi par la volonté de Dieu et le principe de cette royauté de droit divin va durer sans interruption pendant onze cents ans.
Charlemagne succède à son père Pépin le Bref comme roi des Francs en 768. Il devient également par conquête roi des Lombards en 774. L’idée de restauration de l’Empire romain (renovatio imperii) est activement soutenue par Rome qui y voit le moyen d’assurer définitivement sa sécurité. C’est à Noël 800 que le pape Léon III, secouru et sauvé quelques mois plus tôt par Charles, le couronne finalement empereur. Triomphe du christianisme romain ! Ce n’est plus l’empereur qui fait les papes, mais le pape qui fait l’empereur ! Plus qu’un titre, le couronnement symbolise l’aboutissement d’une forme d’union intrinsèque ou consubstantielle de l’Église et de l’État.
Le véritable tournant dans la politique religieuse de Charlemagne se situe comme chacun le sait à la fin des années 780, probablement après l’arrivée à la cour du diacre anglo-saxon Alcuin (735-804). Le souverain reconnaît et proclame, pour la première fois, sa responsabilité personnelle dans la promotion du « culte du vrai Dieu » dans le prologue de la célèbre Admonitio generalis, promulguée à Aix-la-Chapelle le 23 mars 789.
Cette proclamation de 789 est fondamentale pour la réforme carolingienne. Il s’agit du deuxième grand capitulaire du règne de Charlemagne, après celui d’Herstal en 779. Cette Admonition générale a pour but de mettre en ordre la société chrétienne en reprenant les directives des grands conciles œcuméniques et des décrétales des IVe ou Ve siècles : toute sa composition est orientée en ce sens. Sa transmission et son application n’étaient pas pour autant réservées aux hommes d’Église – il suffit pour s’en convaincre de voir que l’article 81 n’est pas spécifiquement destiné aux gens d’Église.
Les articles commençant par la formule « à tous » (latin « omnibus ») constituent d’ailleurs plus de la moitié de l’Admonitio et visent par conséquent le peuple chrétien dans son ensemble.
Par ce document, Charlemagne fait donc part à l’ensemble de ses sujets de son programme politique ou sociétal : la christianisation complète de la société. Son article 64 est « omnibus » y compris pour sa dernière partie qui n’est pourtant qu’un banal culte de la nature ou une manifestation écologiste avant la lettre.
Ce programme « révolutionnaire » sera donc à l’origine de ce que l’on appelle communément la « Renaissance carolingienne ».
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L’ADMONITIO GENERALIS (789).
« Regnante domino nostro Iesu Christo in perpetuum. Ego Carolus, gratia Dei eiusque misericordia donante, rex et rector regni Francorum, et devotus sanctae aecclesiae defensor humilisque adiutor, omnibus ecclesiasticae pietatis ordinibus, seu saecularis potentiae dignitatibus, in Christo domino deo aeterno, perpetuae pacis et beatitudinis salutem. Considerans pacifico piae mentis intuitu, una cum sacerdotibus et consiliariis nostris……
Notre seigneur Jésus-Christ régnant éternellement, moi Charles par la grâce de Dieu et par sa miséricorde, roi et recteur du royaume des Francs et fervent défenseur ainsi qu’humble serviteur de la sainte Église, à tous les ordres de la hiérarchie ecclésiastique et aux dignitaires du pouvoir séculier, salut de paix perpétuelle et de béatitude dans le Christ Seigneur Dieu éternel. Considérant avec nos prêtres et nos conseillers, dans un esprit de piété et de…
OMNIBUS. – 64. Item habemus in lege Domini mandatum : « Non auguriamini » ; et in deuteronomio : « Nemo sit qui ariolos sciscitetur, vel somnia observet, vel ad auguria intendat ». Item : Ne sit maleficus, nec incantator, nec pithones consultor.
Ideo praecipimus ut cauculatores 1) nec incantatores, nec tempestarii vel obligatores non fiant ; et ubicumque sunt emendentur, vel damnentur.
Item de arboribus vel petris vel fontibus, ubi aliqui stulti luminaria vel alias observationes faciunt, omnino mandamus, ut iste pessimus usus et Deo execrabilis, ubicumque inveniatur, tollatur et distruatur 2).
À TOUS. – 64. Nous avons également dans la loi le commandement du Seigneur : « Tu ne recourras pas aux augures » et dans le Deutéronome : « Que personne d’entre vous n’interroge les devins, n’interprète les rêves, ni ne consulte les augures » ; de même : que personne d’entre vus ne jette de maléfice ni ne fasse des incantations ni ne consulte les pythonisses.
Je demande pareillement que les calculators 1), enchanteurs, déclencheurs de tempêtes, et autres conjureurs, soient partout châtiés ou condamnés.
En ce qui concerne les arbres les rochers les sources, où certains imbéciles allument des cierges et leur vouent un culte, nous exigeons de chacun que ces pratiques immondes exécrées par Dieu soient abolies ou éradiquées partout là où on les trouvera 2).
SACERDOTIBUS. – 71. Sed et hoc flagitamus vestram almitatem, ut ministri altaris Dei suum ministerium bonis moribus ornent, seu alii canonici observantiae ordines, vel monachici propositi congregationes obsecramus, ut bonam et probabilem habeant conversationem, sicut ipse Dominus in Euangelio praecipit : Sic luceat lux vestra coram hominibus, ut videant opera vestra bona, et glorificent Patrem vestrum qui in celis est ; ut eorum bona conversatione multi protrahantur ad servitium Dei. Et non solum servilis conditionis infantes, sed etiam ingenuorum filios adgregant sibique sociant. Et ut scolae legentium puerorum fiant. Psalmos, notas, cantus, compotum, grammaticam per singula monasteria vel episcopia, et libros catholicos bene emendatos ; quia saepe dum bene aliqui Deum rogare cupiunt, sed per inemendatos libros male rogant. Et pueros vestros non sinite eos vel legendo vel scribendo corrumpere. Et si opus est euangelium psalterium et missale scribere, perfectae aetatis homines scribant cum omni diligentia.
AUX PRÊTRES. – 71 « Que les prêtres attirent vers eux non seulement les enfants de condition servile, mais aussi les fils d’hommes libres. Nous voulons que les écoles soient créées pour apprendre à lire aux enfants. Dans tous les monastères et les évêchés, enseignez les psaumes, les notes, le chant, le comput, la grammaire et corrigez soigneusement les livres religieux, car souvent, alors que certains désirent bien prier Dieu, ils n’y arrivent pas bien à cause de l’imperfection et des fautes des livres. Ne permettez pas que vos enfants les détournent de leur sens, soit en les lisant, soit
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en écrivant. Mais, s’il est besoin de copier les Évangiles, le psautier ou le missel, que ce soient des hommes déjà mûrs qui les écrivent avec un grand soin ».
OMNIBUS. -79. Statuimus quoque secundum quod et in lege Dominus praecepit ut opera servilia diebus dominicis non agantur, sicut et bonae memoriae genitor meus in suis synodalibus edictis mandavit, id est quod nec viri ruralia opera exerceant nec in vinea colenda nec in campis arando, metendo vel foenum secando vel sepem ponendo nec in silvis stirpare vel arbores caedere vel in petris laborare nec domos construere nec in orto laborare ; nec ad placita conveniant nec veuationes exerceant. Et tria carraria opera licet fieri in die dominico, id est ostilia carra vel victualia vel si forte necesse erit corpus cuiuslibet ducere ad sepulcrum. ltem feminae opera textilia non faciant nec capulent vestitos nec consuent vel acupictile faciant ; nec lanam carpere nec linum battere nec in publico vestimenta lavare nec berbices tundere habeant licitum, ut omnimodis honor et requies diei dominicae servetur. Sed ad missarum solemnia ad ecclesiam undique conveniant et laudent Deum in omnibus bonis quae nobis in illa die fecit.-
À TOUS. -79. « Aucune œuvre servile 3) ne doit être accomplie le jour du Seigneur… les hommes ne doivent pas se livrer aux travaux de la campagne. Ils ne cultiveront pas la vigne, ne laboureront pas les champs, ne moissonneront pas, ne feront pas les foins, ne feront pas de haies, ne défricheront pas de forêts, n’abattront pas d’arbres, ne tailleront pas de pierres, ne construiront pas de maisons, ne travailleront pas au jardin, ne se rendront pas au tribunal, ne chasseront pas. Seules trois sortes de transports seront autorisés les jours fériés : pour l’armée, pour la nourriture, pour les enterrements. Les femmes également ne devront pas travailler les tissus : ni couper des vêtements, ni les coudre, ni broder, ni carder de la laine, ni broyer du lin, ni laver des vêtements, ni tondre des moutons. Afin que tous puissent, etc.
OMNIBUS. – 81. Sed et vestrum videndum est, dilectissimi et venerabiles pastores et rectores aeclesiarum Dei, ut presbiteros quos mittitis per parrochias vestras ad regendum, et ad praedicandum per aeclesias populum Deo servientem, ut recte et honeste praedicent ; et non sinatis nova vel non canonica aliquos ex suo sensu, et non secundum scripturas sacras, fingere et praedicare populo. Sed et vosmetipsi utilia honesta et recta, et quae ad vitam ducunt aeternam, praedicate, aliosque instruite ut haec eadem praedicent.
Primo omnium praedicandum est omnibus generaliter, ut credant Patrem et Filium et Spiritum sanctum unum esse Deum omnipotentem, aeternum, invisibilem, qui creavit caelum et terram, mare et omnia quae in eis sunt, et unam esse deitatem, substantiam, et maiestatem in tribus personis Patris et Filii et Spiritus sancti. Item praedicandum est quomodo Dei filius incarnatus est de Spiritu sancto et ex Maria semper virgine pro salute et reparatione humani generis, passus, sepultus, et tertia die resurrexit, et ascendit in celis ; et quomodo iterum venturus sit in maiestate divina iudicare omnes homines secundum merita propria…
À TOUS. -81. Il vous appartient à vous, vénérables, très chers bergers et guides des églises de Dieu, de veiller à ce que prêchent correctement et vertueusement les prêtres que vous envoyez dans vos diocèses pour diriger le peuple servant Dieu et pour lui enseigner dans les églises. Vous ne devez pas permettre que quelqu’un mente au peuple et qu’il lui enseigne des nouveautés et des choses non canoniques, de sa propre invention et non conformes aux Écritures. Vous, par contre, vous devez prêcher les choses utiles, vertueuses et droites qui mènent à la vie éternelle. Vous devez enseigner à d’autres afin qu’ils puissent prêcher les mêmes choses. D’abord, de manière générale il faut éduquer tout le monde, afin que tous croient que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont le Dieu unique, omnipotent, éternel et invisible qui a créé le ciel, la terre et la mer et tout ce qui s’y trouve, qu’il n’y a qu’une divinité, une substance, une majesté en les trois personnes du Père, du Fils et du Saint-Esprit. De même, il faut enseigner comment, de Marie toujours vierge, le Fils a pris chair par le Saint-Esprit, pour le salut et le rachat du genre humain, comment il est mort, a été enterré, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, comment il viendra à nouveau dans sa divine majesté pour juger tous les hommes……
Anno dominicae incarnationis 789, indictione 12, anno 21 regni nostri, actum est huius legationis edictum in Aquis palatio publico. Data est haec carta die 10. Kalendas Aprelis ».
1) Terme latin difficile à traduire. Fait référence à la notion de calcul. Astrologues ? Cette première partie de l’article 64 prouve en tout cas que les chrétiens, au moins à l’époque, croient toujours à la possibilité de connaître l’avenir en dehors de tout moyen rationnel ou scientifique. Par contre
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l’interprétation des rêves est toujours riche d’enseignement, mais sur le psychisme de l’individu, pas sur un avenir que rien ne permet d’anticiper.
2) Cette obsession bien peu écologiste du christianisme sera encore reprise au 10e siècle par Réginon de Prüm (De synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis, en 906).
3) Œuvres serviles. Travail qui a pour objet de gagner de l’argent. Travail physique pénible. Interdit en principe par l’Église le dimanche et les jours de fête.
LE QUADRILLAGE DU TERRITOIRE.
Le dioecesis, dans l’Empire romain tardif (à partir de la Tétrarchie fondée par Dioclétien) est une circonscription administrative regroupant plusieurs provinces et sous la responsabilité d’un vicaire, représentant civil de l’empereur. Le diocèse porte le nom de la ville où réside l’évêque et où se trouve la cathédrale. En Grande-Bretagne on trouve les premiers évêques au chef-lieu des anciennes tribus-États celtiques comme York, Lincoln, devenues circonscriptions romaines, puis laissées en déshérence au Bas-Empire. Le mot diocèse garde son caractère séculier et désigne un territoire ainsi que l’ensemble de sa population, lorsqu’il comprend à la fois des chrétiens et des non chrétiens. Car les évêques avaient aussi la juridiction spirituelle des communautés non chrétiennes qui avaient le droit d’y résider et d’y pratiquer leur propre religion, comme les communautés juives.
On dira par exemple « L’évêque entretient de bonnes relations avec les communautés juive et musulmane de son diocèse », « Saint-Martin fonda des paroisses rurales à la périphérie du diocèse de Tours ».
Les chorévêques étaient des évêques attachés à un « pays » (pagus ou vicus), avec la fonction d’aider les évêques des cités épiscopales dans l’administration des groupes de population vivant à la campagne. Si le mot « chorévêque » n’entra qu’au VIe siècle dans le vocabulaire ecclésiastique de l’Occident chrétien, l’institution, orientale, à son origine, était connue depuis longtemps.
Elle ne prit réellement son essor qu’à la fin du VIIe siècle. Son aire d’expansion fut toutefois limitée aux pays de mission. En effet, les sièges épiscopaux étant disséminés et isolés par de longues distances, les évêques urbains ne considéraient pas les chorévêques comme des concurrents susceptibles de mettre en cause leur autorité. Les pouvoirs des chorévêques furent alors étendus : leur furent confiées l’instruction des clercs, la visite des paroisses rurales et l’inspection des églises, mais aussi l’administration solennelle des sacrements dans les villes, la confirmation des enfants et des adultes, la consécration des églises, la collation des ordres mineurs. Parfois même, ils furent chargés de l’ordination des ordres majeurs. Dès lors, le chorévêque fut considéré comme coadjuteur (un co-évêque). Cette pratique fut largement employée en Germanie par les missionnaires anglo-saxons. Dans l’Église d’Angleterre, et dans quelques des Églises luthériennes, comme les églises du Danemark, de Norvège, et de Suède, le diocèse 1) a la même signification que dans l’Église catholique. Dans les Églises presbytériennes où l’évêque n’est pas nécessaire comme fondement et garant de la communauté eucharistique, les chrétiens baptisés d’un territoire donnés, pourvu qu’ils soient organisés, constituent d’emblée une Église.
Les missi dominici (terme de latin signifiant littéralement « envoyés seigneuriaux » ; au singulier missus dominici, plus rarement employé) sont également un organe essentiel du pouvoir carolingien.
Déjà présents dans l’administration mérovingienne, leur institution date de Charles Martel et de Pépin Le Bref, qui les envoient pour vérifier l’exécution de leurs ordres. Quand Pépin devient roi en 751, il envoie des missi de manière irrégulière. Charlemagne en fera un élément clef de l’administration de son royaume dès 775.
La Bibliothèque de l’université royale de Leyde nous a conservé un manuscrit très intéressant à ce sujet : le manuscrit Voss. Lat. Q119. Le montage de la collection illustre les préoccupations propres à un délégué du pouvoir. Du reste, les capitulaires programmatiques comme l’Admonitio generalis y côtoient les addenda législatifs et les aide-mémoire pour les missi. La proportion importante de ces derniers permet d’associer avec certitude la compilation au travail des représentants du pouvoir, et de supposer qu’elle a servi à l’un d’entre eux.
Les extraits de capitulaires tournent autour des thèmes suivants.
Le capitulaire intitulé Pippinis regis capitulare aquitanicum (repris en totalité).
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Il s’agit d’une série de recommandations attribuées à Pépin III, mais réutilisées et recopiées sous Charlemagne.
Y sont abordés des thèmes qui traitent du désordre provoqué par des affrontements : clarification des droits de propriété des églises ; réforme du clergé et des communautés monastiques ; protection des pauvres ; mise en culture des bénéfices ; respect des lois distinctes des Francs et des Romani. La remise en ordre concerne toutes les mailles des réseaux de pouvoir, c’est-à-dire les institutions ecclésiastiques, les monastères et les élites aristocratiques.
Le capitulaire intitulé Duplex legationis edictum (repris partiellement).
Il traite notamment des sujets suivants.
1. De monachis gyrovagis vel sarabaitis.
À propos des moines gyrovagues ou sarabaïtes.
2. De anachoritis : melius est ut hortentur in congregatione permanere, quam animus eorum aliubi ambulare temptet.
À propos des anachorètes. Il est préférable qu’ils soient encouragés à rester en communauté, plutôt que leur âme se risque à vagabonder n’importe où…………………
29. De manu leprosi.
À propos de la main du lépreux.
Les sujets abordés dans la collection sont donc très variés. L’ensemble est par conséquent difficile à saisir. Une lecture rapide ne permet pas d’en comprendre la logique, et peut laisser l’impression que l’on a devant soi un collage aléatoire. Il n’est pas possible d’expliquer la présence des chapitres, ou la moindre modification du texte en fonction d’un plan d’ensemble suivi rigoureusement par le compilateur. Néanmoins, la forme de l’outil doit trahir sa fonction : il faut que l’usage particulier auquel cette collection a été consacrée se reflète dans sa composition. Ainsi, les affaires concernant les églises et les monastères y occupent une place trop importante pour qu’il soit possible d’en attribuer la présence à un hasard, à une erreur, voire à un goût pour la diversité.
L’attention réservée au bon fonctionnement du système juridique et à l’organisation du service armé prouve qu’il s’agissait d’un envoyé laïc. L’abondance de chapitres concernant les communautés monastiques et les affaires du clergé ne permet pas de mettre en doute cette attribution. D’abord, une distinction stricte entre les affaires de l’Église et celle du siècle serait anachronique ; rien ne permet de croire que les responsabilités des représentants du pouvoir étaient partagées de part et d’autre d’une frontière aussi catégorique. Ensuite, pour peu que l’on y regarde de près, il devient évident que les chapitres visant les moines et les clercs témoignent eux aussi de la laïcité du missus qui en a gardé copie.
En fait, ce qui ressort de plus intéressant, c’est qu’à l’intérieur de certaines limites, ce personnage aurait eu à faire avec des questions de dogme ou de pratique cultuelle. Clercs, moines ou laïcs, les missi représentent une autorité royale liée de près à l’Église, consciente de ses responsabilités vis-à-vis de la communauté chrétienne.
En donnant à connaître les préoccupations d’un missus laïc au début du IXe siècle, le ms. Q 119 nous oblige à ajouter – toujours à l’intérieur de certaines limites – la correction de la vie chrétienne, la bonne tenue des moines et l’organisation de l’institution ecclésiale aux champs d’action des envoyés laïcs de l’empereur. Doit-on s’en étonner ? Ce serait ignorer bien des traits caractéristiques de la période. L’organisation et la présidence des grands conciles restent des prérogatives royales. Les communautés monastiques et les sièges épiscopaux sont associés de près aux grandes familles aristocratiques de leurs régions, nonobstant les ingérences des princes carolingiens. Les avoués et les abbés laïcs n’ignorent certainement pas les affaires des communautés dont ils maîtrisent les terres, les revenus et les relations au monde.
1) Pour mémoire, les apôtres n’ont pas fondé de diocèses, ils ont fondé des Églises, c’est-à-dire des paroisses, en rassemblant des chrétiens et en les plaçant sous la responsabilité d’un évêque.
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LE STATUT DES JUIFS SOUS LOUIS LE PIEUX.
L’antijudaïsme religieux demeure toujours très vif dans le nouvel Empire romain, exemple saint Agobard né en 769 en Espagne. Entre 823 et 827/828, en effet il n’écrira n’écrivit pas moins de cinq lettres contre les juifs lyonnais.
Ceux-ci avaient en effet obtenu de Louis le Pieux des droits importants les plaçant hors de la juridiction de l’évêque, et à part dans la cité lyonnaise. Ils étaient jugés par un « Magister Iudaeorum » indépendant, et placés sous la protection de l’empereur. Ils étaient également exonérés de péage et jouissaient, en matière de justice et de religion, de garanties importantes qui rendaient leur situation enviable au point que des chrétiens assistaient aux offices de la synagogue, cessaient tout travail le samedi et suivaient des règles de pureté rituelle en matière d’alimentation.
L’origine espagnole d’Agobard rendrait compte, selon certains, de son « antisémitisme ».
« II était naturel, écrit Wiegand, qu’un fils de l’Espagne éprouvât de la défiance et vit dans les juifs de dangereux ennemis de l’État ».
Notons néanmoins que l’origine espagnole d’Agobard n’est pas certaine et qu’en tout cas il serait passé en Narbonnaise dès l’âge de treize ans.
Notons aussi qu’Agobard ne traite pas les juifs d’ennemis de l’État, mais de la religion.
Notons enfin que le point de vue de saint Agobard sur la question juive ne sera jamais cautionné par les autorités civiles et qu’il finira même par être exilé par Louis le Pieux.
L’historien du haut Moyen Âge occidental dispose de sources variées, mais néanmoins lacunaires, pour décrire ces sociétés inscrites dans le prolongement de l’Antiquité et en proie à de profondes mutations. Le monde franc, en particulier, se caractérise par les apports de la culture germanique et de la tradition romaine plus ou moins combinés, en fonction du lieu et du moment, avec l’influence du christianisme sur les institutions et les mentalités. L’évaluation ou la réévaluation de ce que l’historiographie nomme depuis le XIXe siècle la « Renaissance carolingienne », l’appréciation de cet édifice politique qu’est la renovatio imperii et la compréhension des particularités socio-économiques de la période mobilisent donc tous les témoignages disponibles.
Le fait est que tous les degrés dans la privation de liberté, jusqu’à l’esclavage, existent en effet dans le paysage social carolingien. Claude et Agobard de Lyon († 840) ont pu voir transiter dans cette cité des hordes de captifs de guerre qui, depuis Verdun, étaient acheminés en Arles et, de là, vers l’Espagne et vendus aux musulmans. Le marché fut ainsi alimenté par les conflits qui opposèrent régulièrement Francs et Slaves entre 815 et 823 sur les marges orientales de l’Empire. En sens contraire, les attaques arabes en Méditerranée occasionnaient la prise de captifs aux dépens du monde franc et en particulier du clergé lui-même, comme en témoigne l’exemple de ces soixante moines de l’île de Pantellaria vendus en Espagne par les Maures en 807.
Le premier des écrits d’Agobard contre le rôle des juifs dans ce commerce est une lettre à Adalard, Wala et Helisachar.
Agobard avait rencontré ces grands personnages au plaid d’Attigny de 822 où lui-même avait pris la parole, sur la question des biens de l’Église, sans que sa manière de voir reçut l’approbation du plus grand nombre : Adalhard et Helisachar, qui présidaient, ne lui avaient été favorables qu’à demi, Wala, semble-t-il, davantage. Agobard leur avait parlé des juifs de Lyon et les avait priés de présenter sa cause à l’empereur.
Rentré à Lyon, Agobard prendra donc la plume pour écrire à ces trois hommes qu’il tient pour ses protecteurs au palais. Il leur demande une décision sur un point précis : que doit-il faire si des esclaves païens, appartenant à des juifs, vivant chez eux, demandent le baptême ? Peut – on le leur donner sans le consentement de leur maître ?
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Agobard n’ose agir sans être couvert par l’autorité souveraine, mais, quant à lui, la solution ne fait pas de doute. Tout homme, dit-il, est une créature de Dieu, fût-il esclave. Dieu conserve plus de droits sur lui que celui qui, ayant donné vingt ou trente sous, jouit du service de son corps. Il conclut ainsi sa lettre « Nous ne voulons pas, dit-il, que les juifs perdent la somme qu’ils ont versée pour acquérir l’esclave. Nous leur avons offert une indemnité, conformément aux anciens règlements, mais ils ne l’acceptent pas ».
Les règlements anciens auxquels se réfère Agobard sont selon toute vraisemblance les canons du concile de Mâcon (581). Le canon XVIe fixe à douze sous le prix du rachat pro quolibet bono mancipio. On s’est demandé si ce prix n’était pas très inférieur au prix marchand de l’esclave, mais de toute façon la contestation ne portait pas tant sur le prix que sur le principe même du droit au baptême et au rachat. Telle est la question centrale.
Agobard accuse le magister judeorum de Lyon d’être la cause de toutes les difficultés et de n’avoir pas voulu, malgré les ordres, qu’il avait reçus, le laisser remplir son ministère. « Rien ne serait arrivé s’il avait voulu agir raisonnablement. »
On n’a pas pu établir exactement quelles étaient les fonctions du magister judaeorum. Maître des marchands, ou simplement rabbin, fonctionnaire local chargé de veiller à Lyon sur les juifs ou fonctionnaire dont les attributions s’étendent à tout l’Empire ? Il est apparemment soumis aux hauts fonctionnaires ; ses pouvoirs ne sont pas grands, car il ne peut rien faire de plus en face d’Agobard que de le menacer d’appeler des missi et ce n’est pas à lui, mais aux missi et au comte que l’empereur remet la défense des juifs.
Agobard demandait une réponse précise. Il l’eut. Mais ce ne fut pas celle qu’il attendait. Dans une lettre à Wala et Hilduin, nous le voyons en effet se plaindre de ce que les juifs se vantent partout d’avoir obtenu de l’empereur un rescrit faisant défense à quiconque de baptiser leurs esclaves sans leur permission.
Agobard refuse de croire à l’authenticité de la pièce : « II n’est pas possible, écrit-il, que le très chrétien et très pieux empereur » ait pris une décision si contraire aux lois de l’Église, comme d’ailleurs à toute la pratique apostolique ».
En réalité l’authenticité de la réponse n’est pas douteuse. On peut se demander seulement s’il y eut un rescrit général qui ne nous serait pas parvenu, ou si les juifs firent simplement état de ces lettres personnelles de protection qui leur furent concédées par l’empereur et dont nous possédons plusieurs formules. Ces lettres portent, en effet, la défense de baptiser les esclaves des juifs sans le consentement de leurs maîtres.
La raison de cette décision de Louis le Pieux importe peu, le fait suffit ! Il y eut bien un tel rescrit.
Saint Agobard écrira donc en 826 directement à Louis le Pieux pour se plaindre de ce qu’il qualifie d’insolence de la part des juifs. Agobard se plaignait entre autres choses que le magister Judaeorum le menaçât de faire venir des missi « parce que nous avons prêché aux fidèles de ne pas vendre aux juifs des esclaves chrétiens, de ne pas souffrir non plus que les juifs vendissent des esclaves chrétiens aux Sarrasins d’Espagne. Notre crime est encore de ne pas permettre qu’ils aient dans leurs maisons des mercenaires de notre religion, de peur que les femmes chrétiennes ne célèbrent avec eux le sabbat, qu’elles ne travaillent pour eux le dimanche, et qu’en temps de carême elles ne mangent avec eux. Enfin notre crime est de défendre à nos fidèles d’acheter des juifs les viandes des animaux tués et écorchés par ceux-ci, de les revendre aux autres fidèles, de boire de leur vin, etc. C’est un usage des juifs, quand ils tuent un animal pour s’en nourrir, ils ne l’égorgent pas, mais ils lui font trois incisions, et quand ils l’ouvrent, si le foie apparaît avec quelque lésion, si le poumon est attaché au côté, s’il est rempli d’air, si le fiel ne se rencontre pas, etc., ils rejettent cette viande comme immonde, et, d’un mot insultant, ils l’appellent de la viande chrétienne ……… Ils se vantent de vous être chers à cause des patriarches, d’être reçus avec honneur en votre présence. Des personnages considérables, disent-ils, demandent leurs prières et leurs bénédictions et leur envient leur législateur. Vos conseillers sont irrités contre nous et ils leur ont remis une somme importante pour acheter de leur vin. Rien dans les canons ne prescrit aux chrétiens de s’abstenir de leurs aliments. Ils montrent les diplômes revêtus de votre sceau, les présents faits à leurs femmes par les dames du Palais. Ils
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étalent la gloire de leurs ancêtres. Ils obtiennent de construire de nouvelles synagogues, et les missi, pour leur faciliter l’observation du sabbat, ont déplacé les marchés du samedi au dimanche ».
Agobard demande donc à l’empereur de mettre fin à ces faveurs qui accréditent le bruit qu’il préfère les juifs aux chrétiens eux – mêmes et qui ne sont pas sans péril pour la religion, car les gens du peuple en viennent à dire, en effet, que les juifs parlent mieux, que leurs prêtres.
Pour éclairer l’empereur et lui montrer en quelle défiance il doit tenir les juifs, l’évêque de Lyon, avec plusieurs de ses confrères, a préparé un ouvrage dont il annonce l’envoi. L’empereur y verra l’authentique tradition de l’Église en cette matière. II est néanmoins douteux qu’un traité de ce genre ait changé quoi que ce soit aux dispositions de la cour et Agobard en doutait lui-même probablement le premier.
Dans ce traité adressé à Louis le Pieux et intitulé « Sur les superstitions et les erreurs du judaïsme » (De Iudaicis superstitionibus et erroribus ; composé vers 826/827) saint Agobard rappelle le devoir de mission de l’Église envers les juifs, et exprime ses craintes devant le prosélytisme de ces derniers.
Un sentiment similaire animera d’ailleurs aussi sa lettre à Nibidius de Narbonne intitulée « Qu’il faut se garder de manger avec des juifs ou de les fréquenter » (De cauendo conuictu et societate Iudaica ; peut-être rédigé vers 827), Agobard y exhorte ses ouailles à éviter toute relation familière avec des membres de la communauté hébraïque.
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LA VAGUE IRLANDAISE DES VIIIe et IXe SIÈCLES.
Cette vague d’insulaires bien qu’équivalant à la précédente dans ses objectifs, en diffère quant à la forme qu’elle revêtit. Sensiblement moins nombreux, ces Irlandais furent également très divers.
Fergal, nom latinisé en Virgile, après avoir été abbé en Irlande, aborda le continent vers 743. Après avoir fondé le monastère de Saint-Pierre de Salzbourg, il remplaça l’évêque Jean au siège ecclésial de cette même ville, mais n’en fut ordonné évêque qu’en 755, après la mort de Boniface ; avec qui il avait eu des démêlés à propos du baptême et de ses positions, très audacieuses pour l’époque, sur les antipodes.
En dehors de ces peregrini comme Fergal/Virgile que l’estime des continentaux avait donc élevés à l’épiscopat, il y eut aussi encore à l’époque en Europe bon nombre d’episcopi vagantes ; déjà revêtus, en quittant leur pays, de la dignité d’évêque ou du moins le prétendant, mais qui, n’ayant jamais sur place été liés à un diocèse, exerçaient sans autorisation expresse les pouvoirs qu’ils tenaient de leur consécration.
Tel fut le cas d’un certain Aldebert ou Adalbert, un prédicateur religieux du VIIIe siècle, actif dans les années 730 et 740, condamné comme hérétique par l’Église officielle.
Sa prédication est mentionnée pour la première fois dans une lettre du pape Grégoire III en 741.
C’était prêtre, ordonné sans affectation particulière qui prêchait dans la région de Soissons. Un synode d’évêques se tint dans cette ville en mars 744 sous l’impulsion de Pépin le Bref : Aldebert y fut condamné comme hérétique, démis de ses fonctions sacerdotales et emprisonné.
Au début de l’année 745, un autre concile organisé par Pépin le Bref et son frère Carloman sur le territoire de ce dernier, et présidé par l’archevêque Boniface, le condamna et l’excommunia en même temps qu’un certain Clément, un Irlandais fixé en Germanie. Apparemment il avait pu s’échapper et reprendre son activité, et son cas fut évoqué à nouveau en octobre 745 dans un synode tenu à Rome par le pape Zacharie, où Boniface était représenté par un prêtre nommé Deneard, porteur d’une missive faisant état des agissements d’Aldebert. Les actes de ce concile romain, qui sont conservés, sont la principale source d’information sur cette affaire. Des documents postérieurs montrent que ce prédicateur était toujours en activité en 746 et 747, mais on n’est pas bien assuré de la façon dont se termina sa carrière.
Selon les actes du concile romain de 745, il prétendait « égaler les apôtres du Christ ». Il attirait de nombreux auditeurs qui semblent donc l’avoir préféré à leurs pasteurs ordinaires. Il avait une réputation de sainteté étayée par divers « miracles » et « prodiges ».
Il faisait usage de prières de sa composition où il invoquait des anges aux noms variés (Uriel, Raguel, Tubuel…, dénoncés par ses détracteurs comme étant des démons), dont l’un lui aurait apporté des reliques très précieuses venant du monde entier. Il affirmait connaître les péchés de ses fidèles sans qu’ils les avouent, et niait donc la nécessité de la confession.
Rejetant la hiérarchie ecclésiastique, et se moquant entre autres des pèlerinages à Rome, il aurait institué une véritable « contre-Église ». Ses prédications ayant été interdites dans les églises dépendant du diocèse, il parsema les campagnes de croix et de petits oratoires auprès desquels il prêchait. Le concile de Soissons de 744 ordonna que les croix qu’avait plantées Aldebert soient détruites par le feu. Le concile romain de 745 lui appliqua le passage de la Deuxième épître à Timothée (3, 6) souvent utilisé ensuite pour dénoncer les « hérétiques » et les « pseudo-docteurs ».
Nos sources « officielles » ajoutent même (mais peut-on les croire ?) qu’il se présentait comme un apôtre envoyé par Dieu, distribuait des reliques de son propre corps (rognures d’ongles, mèches de cheveux, etc.) et se prétendait détenteur d’une lettre du Christ envoyée aux chrétiens de Jérusalem.
On en sait moins sur l’évêque gyrovague Clément, « genere Scottus » excommunié avec lui. Il rejetait le célibat ecclésiastique, les traités des Pères de l’Église Jérôme, Augustin et Grégoire ainsi que les lois des conciles, mais professait que le Christ, descendant aux enfers, avait libéré tous ceux qui étaient enfermés en cet état, bons et méchants. [On ne peut s’empêcher là de penser aux textes irlandais nous présentant Cuchulainn comme ayant triomphé des glaces de l’enfer. Siaburcharpat Conculaind].
« On ira donc tous au paradis ».
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Un certain Samson quant à lui proclamait la non-nécessité du baptême pour le salut des âmes (pélagianisme ?).
De nombreux conciles les condamnèrent et ils furent dès lors poursuivis ou persécutés avec vigueur. Le concile germanique de 742, réuni à l’instigation de Boniface, le concile de Soissons de 744, le concile de Ver en 755, de Mayence, de Tours et de Chalon-sur-Saône en 813. Au cours de ce dernier concile fut décrétée la nullité des ordinations conférées par les évêques « Scotti ».
ÉCOLE 1) ET ACADÉMIE PALATINES.
LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE.
Charlemagne voulait des fonctionnaires instruits. Il rassemblera donc des gens cultivés pour faire fonctionner son École Palatine. Charlemagne n’ayant pas créé, mais seulement développé l’École palatine 1) c’est-à-dire l’école jouxtant son palais d’Aix-la – chapelle, il est difficile de savoir quel fut son premier maître. La tradition hésite entre deux noms : saint Clément d’Irlande (750 – 818) et Alcuin d’York (735-804), disciple de saint Colgan, mais plus tourné vers Rome.
Un moine irlandais de Saint-Gall, habituellement identifié comme Notker le bègue, dans sa Vie de Charlemagne dédiée à Charles le Gros, mentionne que Clément et un compagnon dont il ne donne pas le nom 2), mais tous deux « Scots d’Irlande » voyageant avec des commerçants, débarquèrent dans le pays « au moment où Charlemagne avait commencé à régner comme seul roi » (c’est-à-dire vers 771). Et qu’ils s’établirent sur le marché en tant que marchands (sic) de grammaire. Charlemagne en aurait entendu parler et les aurait fait venir à sa cour. L’événement a peut-être eu lieu durant l’hiver 774, après l’expédition de Charlemagne en Italie.
Nous avons beaucoup d’anecdotes relatives à la vie de ce saint Clément, surtout en ce qui concerne ses réussites en tant qu’enseignant. Parmi ses élèves il y eut en effet Candide Brun, Modeste (Recchéon) et Candide Wizo, confiés à ses soins en 803 par Ratgar, abbé de Fulda.
Bien que saint Clément ne soit plus aujourd’hui considéré comme le fondateur de l’Université de Paris-la-Sorbonne, il n’en demeure pas moins que ce remarquable savant irlandais a été le lointain précurseur de l’université de la Sorbonne.
John Colgan dans son Acta Sanctorum Hiberniae (Louvain, 1645), dit qu’il vivait encore en 818 et donne le 20 mars comme jour de sa mort, l’église Saint-Amâtre d’Auxerre comme lieu de son inhumation.
Ce n’est qu’en 782 qu’Alcuin devint maître de l’école royale d’Aix-la-Chapelle, mais même sa renommée ne put éclipser la renommée de Clément. Voir les commentaires désagréables qu’Alcuin devenu vieux écrivit en effet à Charlemagne, depuis sa retraite de Tours, à propos de « l’influence quotidienne croissante des Irlandais à l’École du Palais ».
C’est en effet surtout de la deuxième époque de Clément comme maître de l’École palatine que l’on peut dater le développement de l’influence des Irlandais sur le continent.
Le grammairien Cruindmelus, le poète Dungal de Bobbio et l’évêque Donat de Fiesole firent partie des nombreux intellectuels irlandais ayant bénéficié des faveurs Charlemagne. L’empereur, selon Éginhard, « aimait les étrangers » et « estimait tout particulièrement les Irlandais ».
Ses successeurs ont également invité les intellectuels irlandais à leur cour. Louis le Pieux fut le mécène du géographe irlandais Dicuil. Il rédigea vers 825 un livre intitulé De mensura orbis terrae, dans lequel il déclara (outre le fait que pour lui la terre était… ronde, ainsi que le montre bien son titre) ; que des Irlandais avaient découvert les îles Féroé au-delà de l’île de Thulé, soixante-dix ans avant les Scandinaves ! Les connaissances géographiques et astronomiques qu’avaient les Irlandais peuvent paraître étonnantes pour l’époque, mais elles prouvent surtout qu’un esprit d’ouverture et d’avancée scientifique persistait dans leur île.
Vers 840 l’émigration irlandaise se fit à nouveau plus importante. Ces maîtres irlandais affluaient tout naturellement sur les lieux que l’activité missionnaire de leurs compatriotes des générations précédentes leur avait permis de découvrir. Nous trouvons par exemple à Reichenau, à Saint-Gall et à Bobbio, « tout un troupeau de philosophes » ainsi que l’écrit un auteur du IXe siècle. On trouve des Scots établis dans divers pays de l’Empire, à Milan, à Vérone, à Lucques, à Bobbio (saint Cummian)
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et à Fiesole pour l’Italie. En Alémanie, Moengall dirigea le scriptorium et l’école du palais. En Lotharingie, Drogon de Metz y accueillit Muiredach qui composa un commentaire de Donat.
C’est toutefois à Laon que les Irlandais furent les plus nombreux et les plus réputés, comme le dit Heiric d’Auxerre, dans sa préface de la vie de saint Germain. Même la Grèce, observe-t-il, pourrait envier un pays où « plus un homme est savant, plus il est susceptible de se condamner à l’exil pour servir les désirs de notre très sage Salomon ».
Le maître de l’école cathédrale de Laon fut en effet le Scot appelé Martin. Les annales de Laon nous donnent à son sujet deux précieux renseignements. Elles indiquent qu’en « l’an 819 Martin est né, il sera enseignant scribe et maître de l’école cathédrale de Laon » et qu’en « 875, Martin s’est endormi dans le Christ ». À la suite d’un travail acharné et avec l’aide de ses compagnons, il laissera plusieurs ouvrages. Le premier concerne le commentaire d’un ouvrage de Martianus Capella, avocat païen de Carthage et contemporain de saint Augustin.
En 845, Sedulius Scottus, savant aux multiples facettes, poète, grammairien, théologien, exégète et moraliste, s’installa à Liège avec quelques compagnons de la même trempe (Dermoth, Fergus, Blandus, Marcus et Bentchell). Il s’imposa bientôt auprès des évêques de Cologne, de Metz, et à celui de la ville où il résidait, l’évêque Hartgaire. Peu fortuné, les leçons qu’il proposait lui apportaient les ressources nécessaires, surtout lorsqu’il intéressait Lothaire et son épouse Irmingarde, ainsi que Louis le Germanique.
Charles le Chauve égala son grand-père dans son estime pour les maîtres irlandais, mais avec son règne le cadre des études s’élargit. Les Irlandais, qui y furent les plus nombreux des savants étrangers, touchèrent également aux formations patristiques et philosophiques. Sous son règne Elias enseigna à Laon, Dunchad à Reims, Israël à Auxerre, et le plus grand des intellectuels irlandais, Jean Scot Érigène, dirigea son École palatine.
1) À ne surtout pas confondre avec l’Académie palatine, nom d’un cercle informel d’intellectuels vivant à la cour ou dans l’entourage de Charlemagne. Les acteurs de la renaissance carolingienne réunis à la cour d’Aix-la-Chapelle en Belgique affluent de tout l’Occident. Les maîtres italiens, Pierre de Pise et Paul Diacre, sont les premiers. Deux provenances principales se détachent ensuite : l’Espagne et les îles Britanniques.
Les « espagnols » sont principalement des réfugiés de l’Espagne conquise par les musulmans depuis 711. Outre l’activité mozarabe, située hors de l’aire d’influence carolingienne, les régions du nord de l’Espagne et les Marches sont très actives. Dans les Asturies chrétiennes (qui deviennent à partir du IXe siècle l’objet d’un grand pèlerinage après la découverte des reliques de saint Jacques à Compostelle, en Galice) et la Marche d’Espagne contrôlée par Charles affluent les lettrés chrétiens, comme à Urgell sous l’évêque Félix, chef de file de l’hérésie adoptianiste. Théodulf d’Orléans est le plus célèbre de ces réfugiés, mais on peut citer aussi Claude de Turin et le fameux Agobard (celui de la Magonie).
Quant aux Anglo-Saxons et Irlandais, ils sont nombreux à imiter Willibrord et Boniface en rejoignant le continent, cette fois pour séjourner à la cour : Alcuin bien sûr, mais aussi Lull (abbé de Fulda) et, pour les Irlandais, Clément et un certain Joseph dont on ne connaît que le nom. Cette influence se retrouve également dans la production de manuscrits et dans la peinture, notamment au sein d’ateliers comme celui d’Alcuin à Tours, et celui de Saint-Gall.
Sous la direction de Charlemagne, de nouveaux Évangiles et œuvres liturgiques, mais aussi des documents historiques, littéraires et scientifiques d’auteurs anciens furent donc copiés et recopiés.
2) Dungal ? Mais il y aurait eu plusieurs personnages de ce nom. L’un d’entre eux aurait renseigné Charles sur la double éclipse de Soleil de 810. On l’identifie parfois au mystérieux Hibernicus Exul, un autre Irlandais, évêque de son état, qui nous est connu par Alcuin.
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SCOT ÉRIGÈNE (810 – 876).
Jean Scot Érigène (Iohannes Scottus) est un moine irlandais du IXe siècle. Il nous paraît impossible d’offrir sur son origine, sa jeunesse et la fin de sa vie, autre chose que des indications approximatives, et très hypothétiques.
Il est probable qu’il naquit entre les années 800 et 815, en Irlande. Un passage d’un de ses écrits a fait supposer qu’il avait visité la Grèce et l’Orient. Il mourra en 876, sur le Continent, comme nombre de moines celtes venus d’Irlande.
Sur le Continent, il cumulera les surnoms : Scotus, mais aussi Érigène ou, en latin, Eriugena. Selon Sean O’Faolain, Erigène signifie tout simplement « né en Irlande ». La dénomination Scot Érigène est donc une redondance ou un pléonasme. Entre 840 et 847, il vint en France, appelé par Charles le chauve, et il passa presque tout le reste de sa vie à la cour de ce prince, qui en fit le recteur de son école palatine. Se rendant souvent à Laon où de nombreux compatriotes résidaient, il eut recours aux services de Martianus Hibernensis (Martin de Laon) dans les traductions de textes grecs qui étaient nécessaires à ses études. Outre Denys, il traduisit l’ouvrage de Grégoire de Nysse connu sous le titre de « De hominis opificio) et annota ou commenta Martianus Capella et Boèce.
Mais ces Scots, parce qu’ils venaient d’un monde opposé aux colonnes du Parthénon, ne furent jamais bien considérés en la matière. Le Romain Anastase le Bibliothécaire commenta sévèrement la traduction de Denys l’Aréopagite faite par Érigène. Difficile d’être plus raciste et d’une plus grande mauvaise foi. Si Érigène, dans sa traduction, s’en tenait au sens littéral, c’était tout simplement par honnêteté intellectuelle de sa part, voilà tout ! À l’égal de Platon, il soutint aussi la thèse affirmant que le soleil est au centre du monde, rejoignant ainsi à ce sujet l’attitude téméraire et aventureuse pour l’époque qu’avaient défendue ses compatriotes Fergal/Virgile et Dicuil.
Penseur original, connaissant le grec, quelques-uns disent aussi l’hébreu, nourri de la lecture des écrits d’Origène, traducteur de ceux qui étaient alors attribués à Denis l’Aréopagite, Scot Érigène fut plutôt un philosophe qu’un théologien. Il est le seul des savants du IXe siècle, qui soit indépendant de la tradition orthodoxe ou catholique du créationnisme ; et représente, au beau milieu de ce siècle, le personnage singulier d’un métaphysicien panthéiste, égaré au milieu d’une époque incapable de le comprendre.
Ses deux principaux ouvrages sont le « De divina praedestinatione » (De la prédestination), écrit en 851, et le « De divisio naturae » (Des divisions de la Nature) écrit en 865.
La théorie de la prédestination était celle qu’Augustin avait soutenue à la fin de sa vie : la volonté de Dieu a décidé depuis toujours si tel homme ira au royaume de Dieu ou dans celui de Satan. L’Homme ne peut rien faire pour infléchir sa destinée, certains sont voués au mal et au péché. Le Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour quelques élus.
L’évêque Hincmar de Reims demanda donc à Jean Scot Érigène un rapport sur la question.
La thèse d’Érigène fut simple : Dieu est unique, intemporel, infiniment bon. Il ne saurait par conséquent prédestiner les hommes au mal. Le mal, d’ailleurs, n’existe pas vraiment, il n’est qu’un manque d’être, l’incomplétude d’un être qui n’est pas parfait. L’enfer doit être compris au sens figuré, il signifie le remords du pécheur, il n’existe qu’en imagination. Érigène s’appuie, tout comme Godescalc… sur Augustin, mais sur des textes d’Augustin plus anciens, d’Augustin jeune, où l’influence de Platon est encore forte. Son rapport fit scandale, et il fut condamné pour avoir défendu dans son ouvrage que Dieu ne pouvait vouloir la prédestination des êtres humains. Dieu étant pur esprit, il ne se soucie pas des choses et ne connaît ni le monde, ni l’avenir, ni lui-même. Bref, Dieu ne prévoit ni peines ni péchés : ce sont des fictions ! L’enfer n’existe pas, ou alors il se nomme le remords.
Pour son traité intitulé le « periphyseon » ou le « de divisio naturae », Érigène fit une compilation et une synthèse de ce que disait la culture latine à ce propos. Ce « sur la division de la nature » se
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voulait une clarification du dogme. Érigène utilisa pour cela la logique et la dialectique platonicienne. C’est là incontestablement son œuvre maîtresse.
Cet ouvrage capital se compose de cinq livres de dialogues entre un disciple et un maître. L’unité de la philosophie et de la religion y est affirmée : l’une et l’autre ont le même objet, qui est Dieu, cause première de toutes choses. La philosophie le cherche par la réflexion, la religion l’adore avec humilité. La première suit la raison, la seconde est guidée par l’autorité de l’Église. La raison et l’autorité ne peuvent se contredire, car elles dérivent pareillement de Dieu. Lors même que l’une semble contraire à l’autre, le conflit n’existe qu’en apparence.
Toutes les aspirations humaines au savoir ont pour point de départ la question de la croyance en la Révélation. C’est à la raison qu’incombe néanmoins le devoir d’expliquer le sens de la Révélation. Aucune contradiction ne peut surgir entre foi et vraie raison. On doit suivre l’autorité des Pères de l’Église aussi longtemps que celle-ci est en accord avec la révélation. Mais dans le cas d’une contradiction entre l’Autorité et la raison, c’est la raison qui l’emporte. (On croirait entendre le néo-druide John Toland…)
Le système exposé dans ces dialogues nous semble pouvoir être ainsi résumé. La nature, c’est-à-dire l’ensemble de l’univers, présente, à première vue, deux grandes catégories. Les choses qui sont, et celles qui ne sont pas, l’être et le non-être, Dieu et les phénomènes. On y distingue ensuite une nouvelle division, opposant l’immobilité et le mouvement, l’immutabilité et le changement. En combinant ces diverses catégories, on trouve quatre formes générales, que Scot Érigène appelle « espèces ».
1° La nature incréée, mais qui crée : Dieu comme origine de tout, comme celui dont tout est issu.
2° La nature créée, qui crée elle-même : les causes primordiales. Les éons auraient dit les gnostiques.
3° La nature créée qui ne crée pas : l’univers visible.
4° La nature incréée qui ne crée pas non plus : Dieu comme fin de tout, comme celui vers qui tout retourne.
LIVRE I LES QUATRE EFFETS DE LA CRÉATION.
Le maître. Le mot Nature est donc un nom générique s’appliquant, comme nous l’avons dit, à tout ce qui est comme à tout ce qui n’est pas.
Le disciple. Il l’est sans conteste. Car rien dans l’univers ne peut se présenter à notre réflexion qui ne puisse rentrer sous ce terme.
Le maître. Puisque nous avons donc convenu entre nous d’utiliser ce terme générique de Nature, je souhaiterais que tu suggères une méthode relative à la division de ce genre en espèces par des différences ; ou bien, si tu préfères, j’essaierai d’abord de diviser, et ton rôle consistera à porter un jugement correct sur cette division.
Le disciple. Je te prie de commencer. Car je brûle d’impatience et je suis désireux d’entendre de ta part une démonstration véridique de ce problème.
Le maître. La division de la Nature selon quatre différences me semble comporter quatre espèces, dont :
— la première consiste dans la Nature qui crée et qui n’est pas créée,
— la deuxième dans la Nature qui est créée et qui crée,
— la troisième dans la Nature qui est créée et qui ne crée pas,
— la quatrième dans la Nature qui ne crée pas et qui n’est pas créée.
La création tout entière est donc à comprendre comme une autorévélation (théophanie) du Dieu caché qui, ainsi, se détermine lui-même. L’esprit de l’Homme est la clef du monde qui ouvre à cette autorévélation de Dieu.
Dans l’ontologie judéo-islamo-chrétienne traditionnelle, Dieu ou le Démiurge est l’Être premier, immuable, exempt du devenir et inconnaissable en lui-même. Tout en étant présent à sa création, il ne pénètre pas en elle, il reste extérieur au Tout. Dieu ou le Démiurge agit par sa puissance créatrice – les théologiens et les philosophes parlent de « création continue » – mais l’essence divine n’est pas impliquée dans l’acte créateur. Jean Scot Erigène sera le premier à reprendre une autre tradition. Si Dieu a assumé notre condition humaine et ne cesse de l’assumer, il s’implique dans sa création.
L’idée du devenir de Dieu est l’idée fondamentale de son ouvrage intitulé « De La Division de la Nature ».
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La « Nature » dont il est question est la Nature divine, et ses « divisions » correspondent aux différents moments du devenir divin. Érigène reprend l’idée du Un inconnaissable et, d’une certaine manière, étranger à la Pensée, étant donné que celle-ci est nécessairement multiple. La Déité est le « Néant » suressentiel qui, pour se connaître, doit engendrer son Verbe, dans lequel elle se manifeste. Elle devient ainsi l’Être divin. Le Un s’exprime et se connaît dans son Verbe, sa Pensée unique, puis dans la totalité des Idées qui explicitent cette Pensée. La Cause de toutes choses ne se laisse connaître en elle-même, en ce qu’elle est, ni par elle-même ni par quiconque, mais elle se rend connaissable dans ses théophanies, c’est-à-dire dans ses manifestations. En se manifestant dans le Verbe et dans ses Idées, le Un suressentiel se crée lui-même comme Dieu trinitaire. En tant que Père du Fils (le Logos) qui ne fait qu’un avec lui, par le lien d’Amour (le Saint-Esprit) qui les unit.
Descendant d’abord depuis la Sur essentialité de sa Nature, où il mérite le nom de Non-Être, Dieu se crée à partir de lui-même dans les causes primordiales ». La création est donc tout d’abord une autocréation de Dieu par lui-même. La création des choses « visibles », finies, n’est que le dernier moment, l’étape ultime du devenir et de la manifestation divine. Depuis les causes primordiales, qui assurent une médiation entre Dieu et la créature (finie), Dieu descend dans les effets de ces causes, et il se révèle ouvertement dans ses théophanies. Il procède à travers les multiples formes, jusqu’au dernier ordre hiérarchique de toute la Nature, qui est celui des corps. Et, progressant ainsi en un cours ordonné dans toutes choses, Dieu crée toutes choses, et devient tout en tous. Mais, alors même qu’il est créé ainsi en toute chose, il ne cesse pas d’être au-dessus de toutes. Dieu est donc, en tant qu’Un ineffable et suressentiel, transcendant à la création, et, en tant qu’Essence unique de toutes choses, totalement immanent.
Mais si Dieu est Tout, il ne cesse aucunement d’être ce qu’il était : le Un suressentiel. S’il devient, s’il « se perd » dans les choses, c’est pour se retrouver. Dieu se vide de lui-même par amour, et il demeure, paradoxalement « le même », celui qu’il « était » avant de descendre dans la création ; pour faire retour, à la fin, à soi, en y ramenant toutes choses.
Dieu ne « sort » de lui-même que pour y faire retour et pour ramener toutes choses en lui, suivant un mouvement circulaire dont les druides antiques avaient déjà eu le pressentiment. « Les âmes sont impérissables, mais un jour pourtant régneront seuls le feu et l’eau » (Strabon, IV, 4). Mais revenons à Érigène.
Il y a ainsi un cercle d’évolutions partant de Dieu et revenant à lui, Dieu formant de cette manière le commencement, le milieu et la fin de tout l’univers. Dieu est supérieur à tous ses attributs, parce que tous ces attributs sont limités, et que l’on peut toujours opposer à chacun d’eux un autre terme (justice et bonté, infiniment grand et infiniment petit, etc.). Il est au-dessus de l’être, « super essentiellement au-delà de tout ce qui est ». Inaccessible et incompréhensible en-soi, il se manifeste dans les créatures, qui deviennent ainsi des théophanies. La plus haute de ces théophanies, c’est l’intelligence humaine. Plus elle se reconnaît, plus elle connaît Dieu. Les deux connaissances se fondent en une seule, l’intelligence vertitur in Deum. Elle est capable de cette transformation, parce qu’elle porte en elle une empreinte de la Trinité.
La manière dont Scot Erigène conçoit la Trinité est donc très éloignée de la doctrine orthodoxe. Le Père est la première cause créatrice ; le Fils ou le Verbe est l’organe de cette création, laquelle existe en lui à l’état d’idée ; le Saint-Esprit en est le producteur. C’est lui qui diversifie les effets et les phénomènes. Mais les trois personnes ne sont pas des réalités, elles ne sont que des noms donnés à des relations divines. Dieu est plus que l’unité et plus que la trinité.
N.D.L.R. On croirait entendre le taouid des musulmans.
Cet Être supérieur a évolué de manière à produire la création. La création existait dans le Verbe, à l’état d’idée : elle a été réalisée par les causes primordiales contenues dans le Verbe et qui sortent de lui comme théophanies. Rien n’a une existence réelle en dehors de Dieu, et rien n’est en dedans de Dieu, qui ne soit Dieu lui-même. Dieu est donc tout en tout. La religion enseigne que le monde a été tiré du néant, ex nihilo factum est. Ce nihil, c’est Dieu. En créant, Dieu sort du néant de son absolu ; il apparaît, et le monde fini manifeste la forme de l’infini. C’est pourquoi Dieu et la création sont une seule et même nature : Dieu est tout, et tout est Dieu.
Comme l’intelligence humaine porte en elle l’image de la Trinité, elle devient l’objet d’une évolution analogue. Elle crée les choses, en les concevant. En les rapportant à Dieu ; elle rentre elle-même en Dieu. Dieu est Dieu par l’excellence de sa nature ; l’être humain devient Dieu par un effet de la grâce. La grâce est nécessaire à cause de la chute. L’humain déchu n’a pas cessé d’être un résumé vivant de la création ; seulement, il n’en a plus conscience. Il ne peut plus remplir sa fonction de tout rapporter à Dieu. Pour le ramener au bien, le Verbe est apparu sous une forme humaine ; il est l’humain idéal et éternel, l’homme Dieu. En lui on contemple l’unité du fini et de l’infini. Cette
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contemplation nous délivre du mal, elle nous apprend à supprimer les différences. Nous devenons un avec Dieu, par l’efficacité de la contemplation. Le terme de l’univers sera une absorption de tout en Dieu ; le mal se consumera dans le bien éternel, la misère dans la béatitude, la mort dans la vie.
Pour Érigène, le Christ possède comme nous un corps et des sens, une âme et un esprit. La nature humaine, elle, est constituée de ces composantes, de ces quatre parties, que le Christ en tant qu’homme véritable, assuma et unifia en lui. Car le Christ s’est fait homme parfait.
Restauré dans sa nature originelle, authentique, l’Homme joue un rôle fondamental dans le processus du retour de toutes choses en Dieu. Ce retour consiste dans le rassemblement et l’unification de toutes les créatures autour de l’Homme. L’Homme a été créé parmi les causes primordiales à l’image de Dieu ; afin qu’en lui toutes les créatures intelligibles et sensibles, dont il est composé à titre d’extrêmes opposés, deviennent une unité indivisible, et pour qu’il soit la médiation et le rassemblement de toutes les créatures. C’est pourquoi dans les Saintes Écritures l’Homme est appelé « toute créature » (omnis creatura). Or l’essence de l’Homme – l’Homme tel qu’il a été créé à l’origine en Dieu, parmi les Causes primordiales – est l’intelligence. Si l’Homme peut réunir toutes choses en lui-même, c’est par l’activité de l’intelligence, par la pensée. Il devient ainsi le Tout, il se spiritualise en faisant éclater les limites étroites de son moi, bref il devient une pure intelligence, capable de contempler Dieu. Cette affirmation doit être comprise dans un sens ontologique plutôt qu’en rapport avec l’Étant. Le corps n’a pas à disparaître pour ne plus faire écran. Lorsque tout aura été soumis à l’intelligence, celle-ci, ayant intégré ou illuminé l’univers, pourra contempler Dieu.
Pourra contempler DIEU et même… ÊTRE DIEU pourrions-nous ajouter AVEC Teilhard de Chardin (mort à New York le 10 avril 1955).
Bref, l’univers est donc conçu en quatre catégories différentes dont l’origine est Dieu et dont le terme aboutit à Dieu. Tous les êtres créés se résorbent ainsi finalement en leur créateur. La notion de bien et de mal est abolie, coupables et innocents devant finalement connaître le même destin.
Protégé par le roi, Érigène ne fut guère inquiété. Vers 865 ou 867, il fut dénoncé comme hérétique par le pape Nicolas 1er, mais on suppose qu’il se retira ensuite dans un couvent et qu’il y mourut, vers 876.
Le panthéisme de Scot Érigène était effectivement très proche du druidisme antique. Quand on étudie bien le druidisme antique, on s’aperçoit en effet que les fameux dieu-ou-démons du panth-éon ou plérôme celtique antique, ne sont que des formes objectivées des attributs prêtés à la Divinité, sans aucun doute unique, jamais nommée, jamais décrite, jamais définie. D’ailleurs, définir Dieu ou le Démiurge serait absurde : définir l’infini est une aberration de l’esprit. Dieu-ou-Diable est in-nommable, incompréhensible et incommunicable.
C’est sans doute déjà ce que disaient les très-sachants de la druidiaction (druidecht) antiques. Et les prétendus dieu-ou-démons celtes Lug, Bélénos, Ogmios, Noadatus/Nodens, les Teutatès, Ésus et Taranis… ne sont que des manifestations, des hypostases (vyouha dans l’hindouisme) de l’Esprit Universel ou Destin considéré sous un aspect temporaire et particulier.
On a dit d’Érigène qu’il fut le Père des antiscolastiques, le père du rationalisme, de la théosophie et du panthéisme. Ce qui est sans doute un peu abusif. Jean Scot Érigène enseigne simplement que la Nature doit être comprise sous quatre aspects différents tout en étant une. La première nature est celle qui crée, mais n’est pas créée : c’est Dieu incréé et créateur [cf. l’Altus prosator de Columban d’Iona, le Destin].
La seconde est la Nature créée qui crée : ce sont les causes primordiales, les Idées [voir les dieu-ou-démons donc, puisqu’il s’agit des idées au sens platonicien du terme. N.D.L.R.]
La troisième est la Nature créée qui ne crée pas : c’est la création au sens habituel du terme dans son ensemble.
La quatrième est la Nature incréée qui ne crée pas : c’est de nouveau Dieu lui-même, mais en tant que fin supérieure des choses vers qui tout doit retourner.
La vie humaine est en conséquence toute tracée : il s’agit de mériter le retour à Dieu, et à cet effet, l’âme, collaborant avec la grâce divine qui l’imprègne, doit s’élever dans la connaissance religieuse, qui est en même temps connaissance philosophique.
Pardule de Laon, Florus de Lyon et le concile de Valence de 855, reprochèrent à Jean Scot Érigène l’abus qu’il faisait de la méthode purement rationnelle dans les discussions théologiques. Alors que ses contemporains, pour élucider des articles de foi, s’appuyaient principalement sur l’argument d’autorité, puisant dans l’Écriture, chez les Pères, dans les décisions des conciles ; Jean Scot, lui, prétend résoudre, presque uniquement avec l’aide de la dialectique, les plus épineuses questions. Il
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se fait fort au moyen de quatre procédés logiques, la division, la définition, la démonstration et l’analyse, de décider de toutes les matières théologiques. Le Scot prétendit par exemple que la prescience et la prédestination en Dieu sont une seule et même chose, il rejeta la prédestination des « méchants » à la peine éternelle de l’enfer et ne reconnut que celle des élus à la vie. Son De Praedestinatione contenait des critiques radicales touchant le feu de l’enfer, l’éternité des peines, et plusieurs propositions à couleur panthéiste ou pélagienne.
Une armée de théologiens se dressa donc aussitôt contre lui. Les conciles de Valence (855) comme nous l’avons vu, mais aussi de Langres (859) s’élevèrent contre la méthode d’Érigène ; traitant ses syllogismes « d’inventions du diable », de raisonnements ineptes, de « contes de vieilles femmes », et enfin, reprenant le mot de saint Jérôme contre Pélage, de « bouillie écossaise » (pultes Scottorum).
Son traité sur les divisions de la nature fut condamné par Honorius III en 1225 et par Grégoire XIII en 1585. Le temps pour le Saint-Esprit de réfléchir peut-être. Détenir ou lire son livre sera puni de mort.
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L’EUROPE DE L’AN MIL.
La formation en Orient ou dans le sud de l’Europe, du 7e au 8e siècle, grâce à la prédication pacifique ou à l’autodéfense (l’empire musulman est en effet le seul exemple dans l’Histoire d’empire constitué uniquement à coup de guerres défensives) va permettre la circulation tous azimuts, d’est en ouest, d’inventions remarquables, du papier de Chine et des chiffres, notamment du zéro, indiens, à l’humble pois chiche du couscous, en passant par les thermes ou l’arc romains……
Par contre un sommeil lourd, accablant s’est abattu sur l’Occident. Les yeux sont trop las pour s’ouvrir et regarder autour d’eux, les sens trop épuisés pour exercer leur curiosité. L’esprit de l’Humanité d’alors en Europe est paralysé comme par l’effet d’une maladie mortelle, elle ne veut plus rien savoir du monde qui est le sien. Plus étrange encore : ce qu’elle savait auparavant, elle l’a oublié. On a désappris à lire, à écrire, à compter, même les rois et les empereurs d’Occident ne sont plus en mesure d’apposer leur nom au bas d’un parchemin. Les sciences se sont figées, momifiées par la théologie.
Jusqu’au IXe siècle, les savants arabo-musulmans vont se contenter, comme les moines européens, de traduire les textes des Anciens. Ils traduisent les œuvres majeures de la science grecque, les assimilent, mais les enrichissent assez peu, exception faite d’apports assez notables en mathématiques et en astronomie, lesquels doivent cependant beaucoup à la traduction de certains textes indiens.
Après le temps des grandes traductions arrive, au IXe siècle, celui d’une science arabo-musulmane représentée par al-Kharezmi, mathématicien et astronome, al-Kindi, philosophe et géomètre, Thabit ibn Qurra, mathématicien astronome et musicologue, Al Battani, mathématicien.
Al-Kharezmi a écrit un traité d’astronomie reprenant l’essentiel d’un ouvrage d’astronomie indienne sans toutefois lui être identique : aux éléments indiens et persans, eux-mêmes dépendants de l’astronomie grecque, s’ajoutent en effet des emprunts directs à Ptolémée.
Al-Kindi a rédigé ou commenté un grand nombre d’ouvrages, estimés tantôt à 230, 270 ou 300 thèses et livres, traitant de thèmes divers, notamment la philosophie, l’astronomie, l’arithmétique, l’architecture, la médecine, la physique, la logique, les marées, la minéralogie, la gemmologie, la métallurgie, ainsi que les épées. Il était, en outre, parmi les premiers traducteurs des œuvres grecques en langue arabe. En plus des quatre ouvrages qu’il a écrits sur l’utilisation des chiffres indiens, al-Kindi a énormément travaillé la géométrie sphérique en vue d’avancer dans ses études astronomiques.
Thabit ibn Qurra. Abou al Hassan Thabit ibn Qurra aurait écrit un traité de musique en syriaque de 500 pages.
Mais Thabit est avant tout connu comme mathématicien et traducteur majeur de l’œuvre mathématique et astronomique des Anciens Grecs vers l’arabe : Archimède, Euclide, Ptolémée, Apollonius… Plusieurs des textes de ces auteurs ne nous sont plus accessibles que par ces traductions et sont ainsi arrivés en Europe occidentale.
Al Battani. Probablement sans connaître les travaux de l’astronome indien du Ve siècle Aryabhata, il a introduit l’usage du sinus dans les calculs, et en partie celui de la tangente, formant ainsi des bases du calcul trigonométrique moderne. Son œuvre majeure, le Kitab az-Zij al-Sabi (le « Livre des tables sabéennes ») composée de 57 chapitres, traduit en latin sous le titre de De Motu Stellarum en 1116 (imprimé en 1537 par Melanchthon, annoté par Regiomontanus), a considérablement influencé l’astronomie européenne.
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D’abord limitée à la Mésopotamie, cette science arabo-musulmane s’étend progressivement, à partir du Xe siècle, au pourtour méridional du Bassin méditerranéen et en Espagne. À partir du XIe siècle, et jusqu’au XIVe siècle, une activité scientifique notable se développe dans des villes comme Bagdad, Le Caire et Kairouan ou, pour l’Espagne, Cordoue, Séville et Tolède. En Espagne, peu à peu reconquise par les chrétiens (mouvement historique connu sous le nom de Reconquista), de nombreux contacts vont se nouer entre la culture arabo-musulmane et la culture chrétienne.
Une bonne partie de ce que les savants ont reçu de la science et de la philosophie grecque, et une partie non moins considérable de ce qu’ils ont construit à partir de cet héritage ; a été transmis en Europe, au XIIe siècle, par des traductions faites en latin à partir de l’arabe.
L’influence grecque et indienne.
Pour l’essentiel, la science arabe est toujours restée grecque de caractère. Mais la science hellénistique avait déjà incorporé des éléments orientaux. Plusieurs de ces éléments ont trouvé leur place directement dans la science arabe, comme le zéro et son utilisation dans le calcul, les chiffres dits « arabes » et certaines techniques trigonométriques ou astronomiques – tous éléments venant de l’Inde. Cet enrichissement mutuel des idées grecques et indiennes explique les progrès importants accomplis dans les domaines de l’arithmétique, de l’algèbre ou de l’astronomie ; mais aussi certains résultats obtenus par les arabo-musulmans et qui n’ont pas leur origine dans la science antique des Grecs.
Reste que, pour les savants médiévaux qui écrivaient en arabe, les Grecs représentaient l’autorité suprême : Euclide, Archimède et Apollonios de Perge pour les mathématiques ; Ptolémée pour l’astronomie ; Galien et Hippocrate pour la médecine. Cela ne signifie pas que les savants de l’islam médiéval furent de simples suiveurs. La civilisation musulmane produisit un grand nombre de savants originaux – souvent d’origine iranienne – indépendants et doués d’esprit critique, tels qu’al-Razi, al-Massoudi, al-Birouni et Alhazen. Mais leurs innovations dans les domaines de l’observation astronomique, de l’expérience médicale clinique et même de l’optique – science à laquelle Alhazen imprima un tournant décisif — ; ont été introduites dans le cadre général d’anciennes disciplines grecques, ou d’après des modèles grecs ; les critiques ont également été formulées selon les termes forgés par les fondateurs grecs.
La science arabe n’a pas engendré de révolution scientifique comparable à celle que connut l’Europe au XVIe et au XVIIe siècle. Mais l’idée selon laquelle la contribution arabo-musulmane se serait bornée à préserver puis à transmettre l’héritage scientifique de l’Antiquité à l’Europe n’est que très partiellement exacte. À côté de ce passage de relais, pour un héritage qu’ils avaient maintenu vivant par leur enthousiasme et par leur participation active, les savants musulmans ont également apporté des résultats substantiels entièrement de leur cru.
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DOCUMENT.
LETTRE DE SAINT BERNARD AUX PREMIERS TEMPLIERS (ÉCRITE VERS 1134).
« À Hugues, soldat du Christ, et maître de la milice, Bernard simple abbé de Clairvaux, adresse ses meilleurs vœux de bon combat pour une juste cause.
Si je ne me trompe pas, ce n’est pas une, mais deux, mais trois fois, mon cher Hugues, que vous m’avez prié de vous écrire, à vous et à vos compagnons d’armes, quelques paroles d’encouragement, et de tourner ma plume, à défaut de lance, contre notre tyrannique ennemi, en m’assurant que je ne vous rendrais pas ainsi un petit service si j’excitais par mes paroles ceux que je ne puis exciter les armes à la main. Si j’ai tardé quelque temps à me rendre à vos désirs, ce n’est pas que je crusse qu’on ne devait en tenir aucun compte, mais je craignais qu’on ne pût me reprocher de m’y être légèrement et trop vite rendu et d’avoir, malgré mon inhabileté, osé entreprendre quelque chose qu’un autre plus capable que moi aurait pu mener à meilleure fin. Mais en voyant que ma longue attente ne m’a servi à rien, je me suis enfin décidé à faire ce que j’ai pu, le lecteur jugera si j’ai réussi, afin de vous prouver que ma résistance ne venait point de mauvais vouloir de ma part, mais du sentiment de mon incapacité. Mais après tout, comme ce n’est que pour vous plaire que j’ai fait tout ce dont je suis capable, je me mets fort peu en peine que mon livre ne plaise que médiocrement ou même paraisse insuffisant à ceux qui le liront.
Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans le pays même que le Soleil levant est venu visiter du haut des cieux, en sorte que là même où il a dispersé, de son bras puissant, les princes des ténèbres, l’épée de cette brave milice en exterminera bientôt les satellites, je veux dire…
Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi physique avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies, un même homme pendre avec courage sa double épée à son côté et ceindre noblement ses flancs de son double baudrier à la fois. Le soldat qui revêt en même temps son âme de la cuirasse de la foi et son corps d’une cuirasse de fer ne peut point ne pas être intrépide et en parfaite sécurité ; car, sous sa double armure, il ne craint ni homme ni diable. Loin de redouter la mort, il la désire. Que peut-il craindre, en effet, soit qu’il vive, soit qu’il meure, puisque Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain ? Sa vie, il la vit avec confiance et de bon cœur pour le Christ, mais ce qu’il préférerait, c’est être dégagé des liens du corps et être avec le Christ ; voilà ce qui lui semble meilleur. Marchez donc au combat, en pleine sécurité, et chargez les ennemis de la croix de Jésus-Christ avec courage et intrépidité, puisque vous savez bien que ni la mort, ni la vie ne pourront vous séparer de l’amour de Dieu qui est fondé sur les complaisances qu’il prend en Jésus-Christ… Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le martyre ! Réjouissez-vous, généreux athlètes, si vous survivez à votre victoire dans le Seigneur, mais que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à lui : sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse ; mais c’est avec raison qu’on leur préfère une sainte mort ; car s’il est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur ! Il est bien certain que la mort des saints dans leur lit ou sur un champ de bataille est précieuse aux yeux de Dieu, mais je la trouve d’autant plus précieuse sur un champ de bataille qu’elle est en même temps plus glorieuse. Quelle sécurité dans la vie qu’une conscience pure ! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle d’un homme qui attend la mort sans crainte, qui l’appelle comme un bien, et la reçoit avec piété.… les soldats du Christ combattent en toute sécurité les combats de leur Seigneur, car ils n’ont point à craindre d’offenser Dieu en tuant un ennemi et ils ne courent aucun danger, s’ils sont tués eux-mêmes, puisque c’est pour Jésus-Christ qu’ils donnent ou reçoivent le coup de la mort, et que, non seulement ils n’offensent point Dieu, mais encore, ils s’acquièrent une grande gloire : en effet, s’ils tuent, c’est pour le Seigneur, et s’ils sont tués, le Seigneur est pour eux ; mais si la mort de l’ennemi le
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venge et lui est agréable, il lui est bien plus agréable encore de se donner à son soldat pour le consoler. Ainsi le chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. Ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée ; il est le ministre de Dieu, et il l’a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc qu’il tue un malfaiteur, il n’est point homicide mais tueur de mal, si je puis m’exprimer ainsi ; il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal, et s’acquiert le titre de défenseur des chrétiens. Vient-il à succomber lui-même, on ne peut dire qu’il a péri, au contraire, il s’est sauvé. La mort qu’il donne est le profit de Jésus-Christ, et celle qu’il reçoit, le sien propre. Le chrétien se fait gloire de la mort d’un païen (sic), parce que le Christ lui-même en est glorifié, mais dans la mort d’un chrétien la libéralité du Roi du ciel se montre à découvert, puisqu’il ne tire son soldat de la mêlée que pour le récompenser. Quand le premier succombe, le juste se réjouit de voir la vengeance qui en a été tirée ; mais lorsque c’est le second qui périt, le juste sera sans aucun doute récompensé puisque c’est Dieu qui juge la terre. Je ne veux pas dire par là que les païens (re-sic) doivent absolument être tués même quand il existe un autre moyen de les empêcher de harceler ou de persécuter les fidèles, mais seulement que… s’il est absolument défendu à un chrétien de frapper de l’épée, d’où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Luc., III, 13) ? Si au contraire cela est permis, comme ce l’est en effet, à tous ceux qui ont été établis par Dieu dans ce but, et ne sont point engagés dans un état plus parfait…, etc., etc. »
Ceci dit que nos amis chrétiens et musulmans se rassurent, je suis bien d’accord avec eux, saint Bernard de Clairvaux était une brute épaisse, une grosse ordure nazie, et il vaut mieux l’oublier derechef.
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VIE ET MORT DU BON (OU MAUVAIS) CHRÉTIEN
AU MOYEN-ÂGE.
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LES FÊTES D’OBLIGATION.
Les fêtes religieuses sont apparues progressivement dans l’histoire du christianisme : d’abord Pâques (dès le IIe siècle), puis l’ensemble du cycle pascal depuis le Carême (IIIe siècle) jusqu’à la Pentecôte (IVe siècle), Noël (IVe siècle), les fêtes mariales et celles des grands saints (IVe-Ve siècles).
Si certaines de ces fêtes sont le résultat de la christianisation de fêtes d’obligation païennes plus anciennes (Samon-ios, Beltène, Lugnasade, Ambivolc…) il s’agissait avant tout pour les chrétiens de s’insérer dans le rythme social de leur époque, tout en lui donnant un sens chrétien.
Le caractère de ces fêtes chrétiennes d’obligation différait grandement des fêtes anciennes ; elles étaient uniquement religieuses ; non seulement la vie publique était suspendue, mais tout jeu ou amusement qui pût détourner de la dévotion était interdit ; on allait à l’église paré de ses plus beaux habits ; il était strictement interdit de jeûner.
Les laïcs pouvaient omettre les fêtes de dévotion, mais les fêtes dites d’obligation étaient au contraire assimilées à des dimanches, pour les dispositions relatives au repos et à la sanctification. On contrevenait à ces dispositions de trois manières :
1° en négligeant les œuvres de piété qui sont ordonnées en ces jours-là.
2° en travaillant ou en pratiquant un négoce défendu.
3° en s’adonnant à des divertissements interdits.
À l’égard des œuvres de piété, les canons imposent aux fidèles l’obligation d’entendre la messe, les jours de dimanche et de fête d’obligation.
À l’égard du travail, les règlements ont différé et diffèrent encore, suivant les églises, les lieux et les temps ; mais le précepte général est de s’abstenir de toute espèce de labeur à l’exception de celui qui est indispensable à la vie ou qui est exigé par une pressante raison de nécessité ou de piété.
Dès que le christianisme fut devenu religion d’État, le pouvoir séculier s’appliqua aussi à sanctionner par des mesures coercitives les ordonnances de l’Église, relatives aux dimanches et aux fêtes d’obligation. À dater de Childebert, les prescriptions des empereurs romains furent reproduites et développées par de nombreuses ordonnances des rois.
L’admonitio generalis de Charlemagne (article 79) interdit par exemple toute œuvre « servile » le dimanche (suit une liste détaillée de travaux agricoles ou typiquement féminins) afin que tout le monde puisse matériellement se rendre à l’église et y remercier le seigneur de ses bienfaits.
Pour ce qui est de la définition des œuvres « serviles » afin d’éviter les abus des interprétations individuelles, l’ordinaire doit être consulté et se prononcer sur les cas d’exception ou de dispense. Restent absolument condamnés, les marchés, les foires et généralement tout négoce public ; de même, les jeux les danses, les combats et autres spectacles.
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LA CONFESSION.
LA CONFESSION PUBLIQUE.
Au IIe siècle, les fidèles sont seulement encouragés à rester fidèles aux promesses de leur baptême. Il n’y a que trois péchés seulement qui entraînent la damnation : le meurtre, l’adultère et l’apostasie.
L’Église connaît seulement deux sacrements : le baptême et la confession. On ne fait habituellement qu’une seule confession, juste avant de mourir, et il n’y a pas de deuxième chance.
Dans ce contexte de vide pénitentiel, une pratique nouvelle, née chez les moines d’Irlande, va se répandre rapidement dans toute l’Europe vers le VIIe siècle, grâce notamment au rayonnement des disciples de saint Colomban de Bobbio. Aveu personnel et secret de ses péchés (dans la ligne de la « coulpe » monacale) à un prêtre – l’évêque n’étant plus alors le seul ministre du sacrement de réconciliation – absolution renouvelable, pénitence située désormais après la réconciliation, telles en sont les caractéristiques.
LA CONFESSION PRIVÉE OU AURICULAIRE.
La pratique de la confession auriculaire ou privée, aujourd’hui de règle dans toute la catholicité, a donc été introduite sur le continent par les moines celtes (les druides étaient surtout des conseillers spirituels ou des médecins des âme/esprits).
D’après Loening et ses tenants, la pénitence privée ne serait, à l’origine, qu’une pratique monacale. Elle aurait été introduite, au VIIe et au VIIIe siècle, dans le monde laïque, sous l’influence de saint Colomban de Bobbio et des missionnaires irlandais ou anglo-saxons, pour se transformer peu à peu en institution ecclésiastique universelle.
Règle N° 28 donnée aux Culdées par saint Maelruain de Tallaght.
« Le problème des amis de l’âme est vraiment difficile. S’ils prescrivent le remède adéquat, il sera plus souvent violé que suivi, mais si l’ami de l’âme ne prescrit rien, la responsabilité en retombera sur lui. C’est pourquoi beaucoup considèrent comme déjà suffisant de se confesser sans même qu’il y ait pénitence. Le mieux pour un ami de l’âme est donc d’indiquer spontanément à tout un chacun, ce qui serait le mieux dans son cas, sans attendre qu’il se confesse ».
On retrouve bien là le rôle de conseiller spirituel des druides antiques.
Pénitentiel dit Bigotien.
Paragraphe 2. « Ceux qui ont la charge de soigner les blessures des autres doivent soigneusement tenir compte de l’âge et du sexe du pécheur ; quelle instruction il a reçue, quelle est sa force, quel est le trouble qui l’a conduit à pécher, de quelles sortes de passions il est assailli, combien de temps il a vécu dans le péché ; à quel point il est détaché des choses de ce monde. Car Dieu ne rejette pas les cœurs humbles et repentants.
Les sages, en modulant les pénitences, doivent veiller à ne pas faire corriger par de simples coups de canne un crime méritant l’épée ou de punir par l’épée un péché ne méritant qu’une simple bastonnade ».
Apport druidique dans ces textes, même si comme, nous l’avons vu la section V de la Table des arras écrite en vieil irlandais place le druidisme entre le brigandage et l’adultère pour ce qui est de la réprobation.
Pénitentiel de saint Finian.
« Les péchés peuvent être absous en secret par la pénitence et par la maîtrise (studium diligentius) du cœur et du corps ».
Il s’agit là d’un reste de druidisme (de la médecine des âme/esprits druidique ou de la jurisprudence druidique. Au choix).
Ce principe druidique à l’origine de la confession médiévale est particulièrement évident dans le pénitentiel de saint Colomban de Bobbio.
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7° Les médecins du corps, eux aussi, composent des médicaments de diverses espèces. Autre est en effet le traitement qu’ils appliquent aux blessures, autre celui des maladies, autre celui des tumeurs, autre celui des contusions, autre celui des plaies purulentes, autre celui des ophtalmies, autre celui des fractures, autre celui des brûlures. De même, donc, les médecins spirituels doivent, eux aussi, guérir les blessures, maladies, fautes, douleurs, indispositions et infirmités des âmes. Mais peu sont capables de cela, c’est-à-dire de savoir guérir tous les maux à fond et ramener ceux qui ne se portent pas bien à un parfait état de santé.
8° Aussi allons-nous proposer au moins nous aussi un petit nombre de remèdes, selon les traditions des Anciens et selon notre intelligence qui est partielle… La diversité des fautes fait la diversité des pénitences ».
La pratique populaire de la confession auriculaire sur le modèle monastique à un directeur de conscience va s’imposer au point d’éclipser totalement l’ancien rituel de la pénitence publique, et d’être reconnue progressivement par la hiérarchie. Et comme les « confesseurs » vont rapidement trouver difficile de savoir donner ou doser les « pénitences ». Ils vont donc pour cela se fonder sur les pénitentiels « irlandais » des moines celtes.
Les réformateurs carolingiens essaieront bien de rétablir la pénitence publique (cf. Louis le pieux) et la doctrine sera alors : « à faute publique, pénitence publique » ; mais au IXe siècle confession et pénitence privées prendront le dessus. Il y aura donc dès lors un double système : confession privée devant un prêtre, et semi-publique devant un évêque ou le Pape, selon la gravité des péchés. Au Xe siècle, il devint courant de demander la confession avant Pâques. En 1215, le décret Utriusque sexus de Latran IV imposera la confession sacramentelle annuelle des péchés importants, avant la communion pascale obligatoire.
1545-1563. Concile de Trente. Confession et pénitence deviennent un sacrement obligatoire (au moins une fois par an). Au XVIe siècle en Espagne, puis au siècle suivant en France, un souci des bonnes mœurs et de discrétion conduit à la mise en place d’un meuble spécifique : le « confessionnal », une sorte « d’isoloir ».
Le catholicisme demande donc depuis lors aux fidèles de confesser leurs péchés à un prêtre. « Celui qui veut obtenir la réconciliation avec Dieu et avec l’Église, doit confesser au prêtre tous les péchés graves qu’il n’a pas encore confessés, et dont il se souvient après avoir examiné soigneusement sa conscience. Sans être en soi nécessaire, la confession des fautes vénielles est néanmoins vivement recommandée par l’Église » (article 1493, du nouveau catéchisme).
« L’aveu au prêtre constitue une partie essentielle du sacrement de Pénitence » (article 1456).
« Il est appelé sacrement de la confession puisque l’aveu, la confession des péchés devant un prêtre, est un élément essentiel de ce sacrement » (article 1424).
Des millions de fidèles catholiques se pressent aujourd’hui dans les confessionnaux, persuadés que le prêtre a le pouvoir de pardonner leurs péchés. Or aucune de ces doctrines ne peut venir de Dieu. Elles ne viennent que de la réflexion purement humaine. Mais quelle arme sournoise, utilisée contre les catholiques du monde entier ! En substance, si un fidèle quitte l’Église, il ne pourra plus obtenir le pardon de ses péchés… et ne pourra donc plus aller au Paradis !
N’oublions jamais néanmoins que la confession était, au début du christianisme, et ainsi que nous avons pu le voir, une procédure publique et solennelle, concernant des péchés très graves, et qui ne pouvait être renouvelée. Elle a été remplacée par la confession fréquente et privée. Ce changement est dû à une influence druidique. L’évolution a eu lieu en Irlande, où les moines héritiers des druides étaient l’élément social le plus puissant, et où les évêques diocésains étaient rares. La confession publique de type romain n’y existait pas, et des pénitentiels établissaient tout un barème de mortification pour les fautes. Ces usages d’origine druidique furent ensuite repris par l’Église anglo-saxonne au début du VIIIe siècle, et les pénitentiels autorisés par saint Théodore de Tarse (602-690), archevêque de Cantorbéry. Bède le Vénérable et Alcuin (735-804), furent d’ardents apôtres de la confession privée.
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PÉNITENCE ET INDULGENCE.
Avant le IIIe siècle, la rémission des péchés semble n’être célébrée que par le baptême dans de l’eau, confirmé par le baptême de l’Esprit. Elle ne donne vraisemblablement pas encore lieu à un signe particulier et, une fois, le baptême accompli (après la longue préparation du catéchuménat), la participation au « repas du Seigneur » – c’est-à-dire l’Eucharistie – semble suffisant pour traduire cette situation.
C’est au cours du IIIe siècle, notamment après la fin des persécutions générales (supplication générale de Dèce en 250 et vraie persécution de Dioclétien en 303-311, que le sacrement de pénitence (pour les lapsi) entrera véritablement dans la vie de l’Église. Il s’agira en effet alors de résoudre le problème soulevé par ceux, nombreux, et peut-être même majoritaires, qui, après avoir eu la faiblesse de satisfaire à leurs obligations légales en la matière, demandent à être réintégrés dans leur église. Après des débats acharnés (voir le schisme donatiste entre autres), les communautés chrétiennes finiront donc par admettre le principe d’une possibilité de réconciliation. À ces « lapsi » (« ceux qui ont failli »), une certaine forme de pénitence sera par conséquent offerte, un peu comme un second baptême, MAIS SANS QUE CELA SOIT UN VRAI SECOND BAPTÊME. La discipline de cette pénitence s’uniformise assez rapidement autour de trois caractéristiques majeures.
— La pénitence précède la réconciliation : c’est une longue période de prière, de jeûne, de renonciation provisoire ou définitive à certaines charges ou professions, aumônes importantes. Afin de reconstituer les stocks de livres saisis durant les deux persécutions officielles, se réorganiser matériellement, et ainsi de suite.
— La pénitence est publique. Celui qui a failli fait partie de « l’Ordre des pénitents ».
— La réconciliation ne peut être donnée qu’une seule fois. Elle ne se fait jamais en privé. C’est la communauté qui réintègre le pécheur, lequel proclame publiquement son repentir, sans entrer pour autant dans la révélation publique de ses péchés personnels.
Vu de telles exigences, on comprend que ce sacrement fasse peur et qu’on n’en vienne à demander ladite réconciliation qu’à l’article de la mort, pour bénéficier de formes nécessairement simplifiées et adoucies…
Si elle est bien définie dans les textes, cette pénitence ecclésiale ne concernera donc qu’une infime partie du peuple chrétien, et ceci pendant plusieurs siècles (en gros du IVe au Xe siècle !).
Les druides antiques pensaient que l’on peut apaiser les dieu-ou-démons par divers sacrifices.
« Sans une vie humaine en échange d’une vie humaine, la colère des dieux immortels ne peut être apaisée ». (César. B. G. VI, 16). Ils pensaient que prières et sacrifices pouvaient avoir une réelle influence sur les dieu-ou-démons voire les morts.
Le Dieu ou le Démiurge des chrétiens, depuis le rejet de la réforme marcionite, étant plus que jamais redevenu l’impitoyable YHWH de l’Ancien Testament, comme nous avons eu maintes occasions de le voir ; c’est tout naturellement qu’ils en sont venus à penser qu’il fallait se mortifier à l’infini pour l’adoucir quelque peu et mériter son paradis.
Lorsque Théodore de Tarse arriva en Angleterre pour prendre possession du siège archiépiscopal de Cantorbéry, il constata que la pénitence publique et la réconciliation solennelle des pénitents étaient chose inconnue dans ce pays. Il est d’ailleurs probable qu’elles ne se pratiquaient pas davantage dans les régions celtiques avoisinantes.
Les textes ci-dessous mentionnés montrent que, d’après les moines celtes, une éthique ou une moralité insuffisante en ce monde pouvait être achevée ou complétée par des prières voire des sacrifices de la part des vivants.
Les pratiques ascétiques de cette première Église irlandaise sont donc à mettre au rang des prières ou des sacrifices druidiques censés influencer le bon vouloir des dieu-ou-démons.
Le régime pénitentiel en vigueur dans ces pays, au moins depuis le VIe siècle, était celui de la pénitence tarifée, une pénitence particulière était imposée au pécheur par le ministre du culte sans solennité aucune ; d’après des tarifs contenus dans des opuscules appelés pénitentiels.
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Les œuvres de satisfaction sont proportionnées dans ces pénitentiels, en rigueur et en durée, aux fautes commises. Pour les crimes les plus graves : inceste, parricide, parjure, etc. ils prescrivent, suivant les circonstances, soit l’exil, soit la réclusion dans un monastère pour toute la vie ou pour une durée de dix, de sept, voire de trois années. [N.D.L.R. Il s’agit donc bien en fait de la reprise des coutumes druidique en matière de justice. Cela est flagrant dans le cas de l’exil].
Les plus anciens textes paraissent originaires de Grande-Bretagne, comme l’indiquent leurs titres et aussi plusieurs particularités de leur contenu. Ce sont les Excerpta quaedam de libro Davidis, les canons du Synodus Aquilonalis Brittaniae, l’Altera synodus Luci Victoriae, la Praefatio de Paenitentia du Pseudo-Gildas, tous probablement du Vle siècle, et les Canones Wallici, sans doute de la première moitié du VIIe. Tous ces textes ont été publiés par Haddan et Stubbs, Conciles et Documents ecclésiastiques relatifs à la Grande-Bretagne et à l’Irlande, Oxford, 1869-1878.
Le plus ancien pénitentiel irlandais est un recueil du VIe siècle placé sous le nom d’un certain Vinniaus (sic), ce qui l’a fait attribuer tantôt à Finnian de Moville, tantôt à Finnian de Clonard. Les pénitentiels postérieurs, celui de Colomban de Bobbio et celui de Cummian, ce dernier du VIIe ou du VIIIe siècle, en procèdent largement.
Notons néanmoins que les quatre plus anciens pénitentiels connus (VIe siècle) ; la préface de saint Gildas le Sage sur les pénitences (la Praefatio de Paenitentia), les extraits du livre de saint David (Excerpta quaedam de libro Davidis) ; les décrets du synode de la Bretagne du Nord (Synodus Aquilonalis Britanniae, autrement dit Lowlands, Strathclyde, Gododdin, et Reghed, le pays de Merlin après la bataille d’Arfderydd/Arthuret vers 573) ; ceux du Bosquet de la Victoire (Luci Victoriae) ; ne sont néanmoins pas irlandais, mais gallois. Ils constituent un mélange de lois civiles et de pénitences religieuses.
Les canons irlandais proprement dits sont : les pénitentiels de saint Vinniaus (Finnian), saint Colomban, saint Cummian, ainsi que les canons d’Adomnan ou Adamnan.
Les pénitences prévues y sont en général plus lourdes que celles des pénitentiels gallois qui les ont inspirés, les moines culdées d’Irlande ayant apparemment durci ces mortifications appelées arras.
Le mode de vie attribué aux moines par le canon XVII du second synode de saint Patrice ressemble beaucoup à certains entraînements « guerriers » à la mode aujourd’hui sous le nom de survivalisme. « Vivre dans le froid et la nudité ; dans la faim et la soif, dans les veilles et le jeûne ». Quant au fait de passer des nuits entières dans de l’eau glacée sur des lits d’orties ou de coquilles de noix, comme le recommande l’arreum Nº 8 de la Table en vieil irlandais pour les simples laïcs ; cela évoque plus les fakirs et leur planche à clous qu’autre chose.
Vengeance ou punition ne semblent pourtant pas être le but essentiel des mortifications druidiques à l’origine de ces arras du christianisme médiéval irlandais.
Et la meilleure définition nous en est peut-être fournie par le pénitentiel de saint Finnian, ils avaient un but mental ou spirituel si l’on en croit la section X du pénitentiel de ce saint. «… Les péchés peuvent être absous par la pénitence et par la maîtrise (studium diligentius) du cœur et du corps ».
Voir aussi à ce sujet la section VI de la Table des arras rédigée en vieil irlandais.
« Les Sages donnent quatre raisons pour justifier la pratique des arras :
— Afin de se détacher rapidement du péché auquel on a été associé.
— Afin de ne pas en rajouter à l’avenir.
— Afin de ne pas mourir avant la fin de la pénitence décidée par un « ami des âmes » (l’anamchara était une sorte de guide ou de conseiller spirituel, d’origine druidique).
— Afin de pouvoir accéder de nouveau plus rapidement au saint sacrifice (eucharistie) en raccourcissant d’autant la période de pénitence ».
Ainsi que ses sections 31 : « Se concentrer sur Dieu avec ferveur » et 32 « Concentration mentale intense sur les souffrances du Christ ».
Apport typiquement judéo-chrétien dans ces pénitentiels par contre.
Obsession du sexe. Interdits alimentaires divers : boissons illicites (inlicite bibitionis) ou nourritures interdites (viande de cheval et ainsi de suite) à la façon juive ou musulmane (principe de la nourriture cachère ou halal. Voir à ce sujet les Canons d’Adamnan).
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L’ENFER.
Le christianisme a aujourd’hui 6 types d’au-delà différents : le paradis l’enfer, mais aussi le purgatoire les limbes des patriarches les limbes des enfants morts avant d’avoir été baptisés. Mais au Moyen Âge on ne connaissait que les deux premiers et aujourd’hui encore en Occident, la mort est presque exclusivement vue à travers ce prisme déformant, pourtant il n’en était pas ainsi à l’origine sous nos latitudes initialement.
L’originalité de la mort chrétienne ne s’est manifestée que progressivement. Le premier christianisme a baigné dans les controverses juives et a dû se distinguer du paganisme. Lui-même a été traversé de nombreuses crises au cours desquelles l’interprétation du Nouveau Testament a peu à peu donné naissance à la doctrine chrétienne.
À partir d’Origène se répand, surtout en Orient, la croyance en l’épreuve par le feu et du salut pour tout (apocatastase).
Elle correspond à la notion d’Erdathe (collective) de la religion des druides ou au Ragnarök des tribus germaniques.
Mais au centre de la théologie chrétienne, se trouve l’idée que la mort serait due au péché originel. À l’inverse des religions païennes d’Occident (celtique germanique), qui tendent à dédramatiser le phénomène, la religion chrétienne accentue son caractère traumatisant.
L’origine de ce drame de l’esprit provient du judaïsme. Dès le deuxième chapitre de la Genèse, lorsque Dieu présente à Adam l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il ajoute : « tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort. »
La mort est donc le fruit de la désobéissance, le salaire du péché, mais c’est un châtiment qui n’ouvre sur rien (shéol).
Au VI° siècle apparaîtra la notion d’Enfer tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il se situe sous terre, c’est un lieu de supplices souterrain. Les damnés y subissent des peines inégales selon la gravité de leurs fautes, mais ces peines sont éternelles. Il est la pièce centrale de cette « religion de la peur » qui se met en place à la fin du Moyen Âge : peur du péché, de la mort, du Jugement, de l’Enfer. L’Église n’entretient cette peur que pour lui apporter des remèdes, dont elle propose une véritable panoplie : sacrements (baptême, mariage, eucharistie, etc.), repentir, confession, pénitence, indulgences, prières, messes, sans oublier les sacramentaux (signe de croix, etc.)..
Le peu d’empressement des populations, des seigneurs, ou de certains clercs ; à respecter les biens de l’Église, les reliques, les dons et les dîmes à faire ou à verser (voir les visions de saint Adamnan ou Tondale) ; à assister à la messe, à se plier à la confession, bref à obéir à l’Église ; ont incité les théologiens du christianisme à développer encore plus le thème de l’enfer et des affres du châtiment post-mortem pour qui tentait de se soustraire à leurs exigences.
On imagine alors deux types de jugements : le premier, immédiatement après la mort est particulier, individuel ; le second, ou Jugement dernier, à la fin des temps, est collectif.
Les fresques et les statues des églises romanes sont les bandes dessinées d’une telle propagande par la peur. Cf aussi le thème de la Sheela na gig en Irlande.
Shee : du gaélique sidhe signifiant Autre Monde (comme dans banshee). Gig. Habituellement interprété en gCioch ou Giob signifiant seins, fesses. Sile-ina-Giob. On appelle en effet ainsi dans ce pays les figurations (gravées, sculptées, ou dessinées) représentant une horrible vieille femme nue, chauve, aux yeux exorbités, et au sexe dilaté (qu’elle écarte de ses propres mains). Certains manuscrits de la littérature médiévale irlandaise y font sans doute allusion sous diverses appellations (l’idole, la vieille, la sorcière, cailleach, etc.).
Les plus anciens spécimens de masques de vieilles femmes (vetulas) gravés dans la pierre ont été 10trouvés dans le sud-ouest de la France (11 en tout. Cleyrac en Charente, Fontaine d’Ozillac…) et datent du XIIe siècle, mais ces sculptures romanes sur pierre ont dû être précédées par des sculptures sur bois, ayant depuis disparu. L’immense majorité des exemplaires qui nous ont été conservés, se trouve maintenant en Irlande (plus de cent) d’où l’étymologie de leur nom.
Nous y reviendrons plus longuement dans notre chapitre sur l’art roman.
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La représentation des péchés capitaux et des supplices qu’ils entraînent, en suscitant une jouissance à revers, fut une véritable école de sadisme ou de masochisme populaires (visions de saint Adamnan et Tondale toujours). C’est ainsi que les profondeurs de la terre qui, pour les Grecs et les Romains, n’abritaient guère que le séjour des morts, devinrent progressivement l’antithèse de la demeure de Dieu. Une gigantesque salle de tortures infinies, une éternelle fournaise apocalyptique, où les pécheurs brûlaient pour l’éternité, ou du moins pour très longtemps (purgatoire). Cette idée (accroître l’emprise sur les esprits par une stratégie de terreur délibérée) expliquera donc la faveur accordée aux textes d’origine irlandaise que nous allons brièvement passer en revue dans notre prochain opuscule traitant du sujet.
En attendant, voir à ce sujet les incroyables règles Nº 63, 64, et 65, données aux moines celtiques (culdées) par saint Maelruain de Tallaght en Irlande. Ou plus exactement la fin et la dernière partie (vraisemblablement rajoutée) de la Règle donnée aux Culdées par saint Maelruain de Tallaght.
63. Le plus beau des labeurs est de travailler dans la piété, car le royaume des cieux est accordé à celui qui dirige ses études, à celui qui étudie, et à celui qui soutient l’élève, apprenant tout ceci. Il est dû devoir de chacun des membres de l’Ordre chez qui ces garçons étudient, de les corriger, de les châtier, et de les presser d’entrer, eux aussi, dans les Ordres, immédiatement après ; parce qu’ils ont été élevés pour l’Église et pour Dieu en vue d’entrer dans les Ordres.
64. Il est du devoir de chacun des membres de l’Ordre ayant la charge d’une église d’entendre les confessions des paroissiens de cette église, hommes, garçons, femmes ou filles. Si quelqu’un n’accepte pas d’être sous le joug d’un confesseur ; n’étant ainsi soumis ni à Dieu ni aux hommes, il n’a pas à réclamer la communion ni des prières d’intercession pour lui ni à être enterré dans l’église de Dieu ; puisqu’il a refusé d’être sous l’autorité de Dieu dans les églises de la terre d’Irlande. Il est juste de montrer de la déférence envers les prêtres et de leur obéir comme s’ils étaient des anges de Dieu parmi les hommes ; quand on sait que c’est seulement par eux que le royaume des cieux peut être gagné ; grâce au baptême, à la communion, à l’intercession, par le sacrifice du corps et du sang du Christ, en prêchant l’Évangile et en bâtissant l’Église de Dieu, par l’unité de la Loi et de la règle. Voilà ce qui plaît à Dieu sur la terre.
65. Qui viole l’Église de Dieu, c’est-à-dire qui achète ou vend de ses biens, avec comme seule motivation l’avidité et l’envie, vend aussi le lieu destiné au repos de son âme dans le Ciel, si [toutefois] il peut l’atteindre. Car c’est le pire des marchés que l’on puisse faire en ce monde, vendre sa place dans l’Église du Ciel, vendre son âme au Diable, et vendre son corps afin d’obtenir toujours plus des églises ; de telle sorte que l’on mange le salaire de sa chair avant même d’être mort. Pour cela il n’aura plus rien en propre, ni corps, ni âme, ni terre, car tout appartiendra désormais au Diable. Qui viole durablement l’Église de Dieu, viole et bafoue Dieu, tout comme l’homme qui n’observe pas ses commandements au sein de l’Église. À cause de lui périront le pouvoir des princes et de leurs enfants, ainsi que leur trône après eux. À cause de lui, en outre, la croyance en notre Seigneur disparaîtra de l’État et des familles. À cause de lui les portes du ciel seront fermées et les portes de l’enfer grandes ouvertes. Les anges de Dieu cesseront de veiller sur la terre, sauf quand ils viendront pour assouvir sa vengeance sur cette maudite race d’hommes ; c’est-à-dire sur les méchants et les erenaghs 1) emplis d’orgueil, sur les méchants et mauvais princes avides, qui transgressent les ordres de Patrice ; en violant l’Église, en achetant ou en vendant de ses biens et en exaltant l’orgueil et la vanité, de telle sorte que c’est en enfer qu’ils iront chercher leur récompense. Mais à qui protège l’Église de Dieu avec humilité, en suivant les ordres de Patrice, il sera rendu au centuple dans ce monde, et il héritera du Royaume des cieux qui n’aura pas de fin ! Puissent beaucoup des nôtres y demeurer pour les siècles des siècles. Amen.
Peter Brown a décelé dans tous ces textes une forte influence des principes juridiques de la société irlandaise de l’époque. Ils soulignent, non seulement le besoin de la pénitence, mais aussi la nécessité de l’achever, y compris dans l’autre monde. Ce qui n’est pas traité dans ce monde doit l’être dans le suivant.
Il s’agissait en tout cas d’un principe druidique bien connu aux antipodes de la conception juive du shéol.
« La tradition veut que les Celtes se prêtent des sommes d’argent remboursables dans l’au-delà » (Valère Maxime, Faits et dits mémorables, Il, 6,10).
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« Jadis ils remettaient à l’Autre Monde le règlement des affaires et le paiement des dettes » (Pomponius Mela, De Chorographia III, 2,19).
« Ayant reçu de l’argent et de l’or, certains ayant obtenu des amphores de vin, et s’étant engagés solennellement à rembourser ce don, après l’avoir partagé entre leurs proches et leurs amis ; ils sont couchés le dos sur leur bouclier et on leur coupe la gorge avec une épée ». (Athénée IV, 154, citant le livre XXIII des histoires de Posidonios).
1) Dans l’Irlande médiévale sorte de régisseur ou de gérant chargé de l’administration des biens ecclésiastiques. Avoué en langage médiéval.
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LA PLACE DES MORTS DANS LA SOCIÉTÉ.
L’attitude de l’Antiquité classique face aux morts était bien simple : les morts étaient relégués loin des lieux d’habitation et leurs corps regroupés à l’extérieur des villes, dans de véritables nécropoles, ou de simples enclos funéraires, voire des champs d’urnes à la campagne.
Or avec le christianisme on va assister à la remontée dans les esprits de certains mécanismes psychologiques très archaïques.
La croyance en la magie s’explique par deux principes régissant les associations d’idées dans tout esprit humain « de base » : le principe de similarité et le principe de contact. La magie imitative régie par le principe de similarité consiste par exemple à planter ou dessiner des flèches dans une représentation de gibier pour le tuer. La magie contagieuse régie par le principe de contact consiste à prendre une partie du corps d’un ennemi (ou ami dans le cas de la magie amoureuse) comme ses ongles ou ses cheveux pour que tout ce qui affectera cette partie de l’individu soit également ressenti à distance et sans contact physique ni matériel par le corps de l’homme ou de la femme en question.
Les deux principes de cette magie sympathique vont donc agir sur le subconscient des chrétiens du Moyen Âge.
Prier pour le repos de l’âme d’un défunt qui n’est ni en enfer ni au paradis pourra par exemple, du moins le croit-on, accélérer son passage du Purgatoire au Paradis. Mais ce sera surtout dans le traitement du corps des défunts que cette pensée magique se traduira. Si le Reilig Odhrain, ou cimetière d’Iona en Écosse croule sous le nombre des tombes de rois princes ou grands seigneurs, y compris venus de loin, c’est par ce que la terre entourant l’abbaye était un lieu spécial (la mort étrange de saint Odhran a de quoi faire réfléchir) une terre sacrée, sainte, bénie. Tout défunt reposant à cet endroit ne pouvait donc qu’en ressentir les effets bénéfiques (principe de la magie contagieuse) et participer à la sainteté du lieu.
Culte des morts quelque peu schizophrénique donc (les premiers chrétiens orientaux se désintéressaient totalement des corps, voir la célèbre formule « laissez les morts enterrer les morts » (Matthieu 8, 22).
Ce phénomène « d’apprivoisement de la mort » (d’origine celtique puisque Iona semble avoir abrité des druides avant qu’y débarque saint Odhran), après avoir gagné les villes, gagnera les campagnes.
Tout commencera dans les périphéries urbaines : les basiliques élevées sur les tombes des saints (IVe – Ve siècles) deviendront, surtout avec l’accroissement de leur clergé, de leur fortune et de leurs dépendances, des lieux de vie au milieu des morts. La recherche de la médiation des saints (principe de magie par contact) conduira les populations à vouloir enterrer leurs morts près des corps saints ou de leurs reliques, donc près des lieux de culte, qui étaient en même temps des lieux de vie.
S’est donc généralisée au Moyen Âge l’équation typiquement druidique suivante : tombe ou reliquaire du saint = lieu de culte = lieu de sépulture privilégié = noyau du cimetière.
Le phénomène a gagné les campagnes au VIIe siècle : les églises, bâties à proximité immédiate, voire au cœur de l’habitat, dotées de reliques venues d’ailleurs, ont attiré le cimetière à elles.
C’est donc une caractéristique fondamentale du paysage celtique qui s’est ainsi remis en place, en ville comme à la campagne, un trait de civilisation qui voulait que toute la communauté, morts et vivants réunis, restât solidaire même en dehors de la période du 1er novembre (Samon-ios était en effet en terre celte l’équivalent de la communion des saints).
Quoi qu’il en soit, ce qui est indéniable, c’est qu’il y a eu en Occident, via les moines celtes……
— Culte des saints (dans lesquels les fidèles voient des intercesseurs nécessaires pour l’obtention de leur salut).
— Pèlerinages réputés salvateurs sur leurs tombes (saint Augustin à Cantorbéry…)
— Transport, voire trafic, des reliques (morceaux de corps saints) pour honorer les lieux de culte qui n’ont pas eu la chance d’être élevés sur des tombes de saints.
— Multiplication de la littérature hagiographique (vies de saints, récits de miracles réalisés par les saints, de leur vivant ou après leur mort), écrite par les clercs et moines attachés à leur culte ; et qui fut sans doute le genre littéraire le plus prisé durant les premiers siècles du Moyen Âge…
— Floraison des églises élevées sur les restes de ceux qui sont morts en odeur de sainteté (après les martyrs et les évêques fondateurs, seront honorés les pionniers du monachisme : Colomban de Bobbio, Benoît et les évêques bons gestionnaires, Éloi, Didier).
Sans compter le phénomène local des énigmatiques monuments appelés “lanternes des morts”.
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À l’époque romane en effet le cimetière semble toujours dangereux. Espace des défunts, où les corps se décomposent, il concentre l’angoisse de la mort et celle de l’inconnu, révélant les mystères de l’autre monde (cf. Saint Odhran). C’est là que se manifestent les revenants. Lieu intermédiaire entre la terre profane du village et l’espace sacré de l’église, entre les activités quotidiennes et les célébrations liturgiques, le cimetière et ses tombes (anonymes pour la plupart) jouent un rôle médiateur entre l’ici-bas et l’au-delà. Le purgatoire y ouvre ses portes et laisse échapper les âmes en peine qui réclament des prières, en particulier la nuit, tout près de ces corps qu’elles ne se résolvent pas encore à abandonner.
À l’époque romane, le cimetière, espace de la communauté par excellence, est le lieu des apparitions collectives. Prédécesseurs, ancêtres, défunts anonymes sont là, parfois bienveillants, parfois menaçants.
Au Pays de Galles, Arawn, roi d’Annouim, aidé de ses chiens, ou Gwyn ap Nudd, cherchent à les rattraper lors des nuits où passent les oies sauvages (en Irlande c’est un dénommé Donn le sombre qui joue ce rôle à Tech Duinn). De manière plus générale d’ailleurs, les récits de revenants se multiplient à la fin du XIe et au début du XIIe siècle. On doit à Ordéric Vital le plus ancien récit concernant la Mesnie Hellequin, l’armée des morts, dont il raconte l’apparition (Histoire ecclésiastique. Ordéric considère visiblement sa source comme fiable et cette histoire comme vraie. On nous donne même la date : 1er janvier 1092. Celui qui la narre est un prêtre appelé Gauchelin).
Au XIIe siècle, on observe donc une « banalisation » des récits d’apparition de revenants dans les exempla, recopiés et réutilisés à l’envi par les prédicateurs. Ces derniers enseignent en particulier qu’il n’est guère dangereux de traverser le cimetière si l’on prie pour les défunts ; ceux-ci, reconnaissants, peuvent alors terminer eux-mêmes l’oraison par un amen retentissant, voire protéger physiquement l’homme pieux contre ses ennemis terrestres. En revanche, ils peuvent devenir violents à l’égard de qui les méprise.
La traversée du cimetière peut donc, suivant l’attitude du passant, être paisible ou devenir diablement dangereuse, surtout la nuit. Car celle-ci, au Moyen Âge, appartient aux morts. De manière générale, l’obscurité, qui rappelle les ténèbres, sied aux manifestations surnaturelles inquiétantes. La nuit est le royaume du diable et des démons ; c’est également celui des morts malfaisants. La nuit terrestre, noire comme les ténèbres des enfers, est peuplée des âmes privées de la lumière divine. Tous les dangers surnaturels présents la nuit dans le cimetière se retrouvent dans le thème littéraire de l’aître périlleux, qui se développe par écrit à partir de la fin du XIe siècle d’après des motifs plus anciens.
Dans plusieurs romans de cette époque, comme Amadas et Ydoine, l’Âtre périlleux ou Perlesvaus, on trouve l’histoire d’un héros, ou le cas échéant d’une héroïne, qui doit se rendre seul(e) et nuitamment dans un cimetière, pour diverses raisons. C’est l’occasion pour lui, ou elle, de combattre les créatures diaboliques qui s’y trouvent rassemblées et qui l’attaquent. Grâce à sa foi et à son courage, le héros vainc ses ennemis – malgré leur force surnaturelle – et arrive sain et sauf au petit matin.
Dans le cimetière littéraire ou hagiographique du XIIe siècle, si dangereux la nuit, la lumière seule est bienveillante. La clarté émanant de la chapelle au cœur de l’aître périlleux du Perslevaus, la lumière des flambeaux des processions monastiques, la douce lueur de la lanterne des morts de Pierre le Vénérable relèvent de la même culture : c’est la présence de Dieu qui éloigne les démons de l’espace des morts, au cœur de la nuit, et qui protège défunts les vivants et les morts de tous les dangers surnaturels. On la retrouve au cœur de la pratique monastique de la lumière allumée dans le dortoir. La règle de saint Benoît, au VIe siècle, prescrivait simplement : « Une chandelle brûlera continuellement en cette pièce jusqu’au matin”.
Pierre le Vénérable met d’ailleurs en scène, dans son De miraculis, un moine, artisan du bois, dormant en un lieu un peu isolé de la communauté. « Cet endroit était éclairé par une lampe, comme c’est la coutume dans le dortoir des moines », ce qui n’interdit pas à des démons de se réunir à son chevet pour y discuter de leurs méfaits de la nuit, mais les empêche de meurtrir le pauvre moine lorsqu’ils se rendent compte de sa présence. La lumière protectrice du dortoir monastique peut avoir une certaine correspondance avec celle de la lanterne des morts.
Depuis l’époque carolingienne au moins, les étymologistes rappellent que cœmeterium vient d’un terme grec signifiant dortoir, parce que les morts y dorment en attendant la résurrection. La lanterne des morts, dans la perspective monastique, en particulier celle – clunisienne – de Pierre le Vénérable, pourrait bien être la lumière matérielle qui protège, corporellement et spirituellement, les fils de la lumière divine qui reposent au cimetière. Pourtant, à la même époque, se diffuse un autre mode de
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protection de l’espace funéraire : la consécration épiscopale, un sacramental apparu dans les pontificaux romains au Xe siècle et dont Urbain II assure la promotion lors de son voyage en 1095-1096.
En effet, depuis le Xe siècle, les lieux d’inhumation font l’objet d’un contrôle jaloux de la part de l’autorité ecclésiastique qui s’arroge également le droit, dans le même temps, d’excommunier ou de maudire ceux qui s’opposent à elle en les privant de la lumière éternelle. C’est le rôle des impressionnants rituels de malédiction monastiques accompagnés de l’extinction des cierges ou plus simplement celui de la privation de sépulture ecclésiastique. Avant même cette époque, le cimetière jouit d’un statut juridique particulier, protégé dès l’Antiquité tardive par le droit d’asile. Cette immunité locale permet à toute personne qui le souhaite d’y trouver refuge, pour lui ou pour ses biens.
La protection, juridique, du droit d’asile et celle, ecclésiastique, de la Paix de Dieu sont renforcées, à partir du Xe siècle au moins, par le sacramental de la consécration épiscopale. Consacré par l’évêque, le cimetière protège les défunts qui y reposent des esprits immondes, mais rejette de la terre d’inhumation ceux qui ne font pas partie de la société chrétienne. La consécration du cimetière a en effet pour but avoué (dans les oraisons afférentes) de purifier l’espace, de l’affecter à la sépulture des fidèles et de défendre les corps ensevelis des attaques des démons. Il n’y est guère question de lumière, sinon à travers les quatre cierges allumés aux angles du cimetière à consacrer avant l’aspersion d’eau bénite. L’essentiel du rite vise en fait à protéger les fidèles chrétiens qui y reposent de la proximité du corps des infidèles et des esprits mauvais qui rôdent.
La silhouette des lanternes des morts, fûts de colonnes de quelques mètres de haut surmontés d’un fanal, est familière aux habitants du Limousin, du Poitou et de la Saintonge. Ces belles constructions, souvent d’époque romane, se trouvent aujourd’hui parfois sur la place principale des villages ou en quelque endroit isolé de la commune. Au Moyen Âge, elles étaient toutes au milieu du cimetière et servaient à protéger, dit-on, les morts du diable et les vivants des revenants. On sait toutefois peu de choses sur leur usage médiéval précis, avant que la légende et les mythologies ne s’en emparent 1).
Pour ce qui est de la forme, les lanternes « aquitaines » ou « limousines » (que certains auteurs appellent « traditionnelles ») se distinguent d’abord par leur hauteur et leur verticalité, qui rompt avec l’horizontalité des tombes avoisinantes tout en répondant au clocher de l’église voisine et qui les rend visibles parfois de très loin. Le corps de la lanterne, généralement six à huit fois plus haut que large, est formé selon les cas d’une colonne, d’un faisceau de colonnettes ou d’un fût construit, carré ou polygonal. À la base, une petite porte donne accès à un vide ménagé à l’intérieur, espace qui peut accueillir un escalier ou, plus souvent, quelques encoches latérales permettant l’ascension d’un homme. En haut, des ouvertures en nombre variable sont percées ou formées par l’espacement régulier de colonnettes sommitales. Au centre de cet espace ajouré, qui pouvait être vitré (certaines lanternes gardent en effet des traces de feuillures), un crochet permettait de fixer une lampe et/ou une poulie destinée à la hisser. L’ensemble est surmonté d’un toit de forme variable (cône, clocheton ou pyramide) et d’une croix. L’impression de verticalité est parfois accentuée par la situation topographique de la lanterne et, surtout, par un important emmarchement formant plate-forme qui n’est pas sans rappeler celui des croix hosannières. L’ensemble de ces traits architecturaux se retrouve dans la trentaine de lanternes encore conservées. Voir par exemple celle de Bisley dans le Gloucestershire appelée « Lumière des âmes en peine ».
La colonne, creuse et ajourée au sommet, permet l’ascension plus ou moins aisée d’un homme et celle d’une lampe à huile dont la lueur est visible, la nuit, à travers les ouvertures du fanal. Ces éléments ne semblent toutefois pas suffisamment significatifs pour affecter aux lanternes une date précise, qui oscille souvent entre le XIIe et le XIIIe siècle, sans que des arguments probants puissent être avancés.
Le seul témoignage écrit qui évoque une telle structure dans le contexte du XIIe siècle est un passage dû De miraculis de Pierre le Vénérable. La scène se passe la veille de la Noël, vers 1150, au prieuré clunisien de Charlieu. Un jeune oblat voit apparaître son oncle, mort depuis quelques années, mais qui l’invite à le suivre pour contempler des choses merveilleuses. De fait, après avoir quitté le dortoir et traversé cloître majeur et cloître des malades, ils arrivent au cimetière. Là, dans une clarté indéfinissable, l’enfant voit une foule innombrable d’hommes vêtus de l’habit monastique. La scène se poursuit avec la description d’une véritable lanterne des morts.
Il y a, au centre du cimetière, une construction (structura) en pierre, au sommet de laquelle se trouve une place qui peut recevoir une lampe (lampas), dont la lumière (fulgor) éclaire toutes les nuits ce lieu
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sacré, en signe de respect (ob reverentiam) pour les fidèles qui y reposent. Il y a aussi quelques degrés (gradus) par lesquels on accède à une plate-forme (spatium) dont l’espace est suffisant pour deux ou trois hommes assis ou debout.
Aux mystères du temps et du lieu, s’ajoute la magie des chiffres : la lanterne de Fenioux, avec des onze colonnes pour le fût et ses treize colonnettes pour le fanal, se prête admirablement à toutes les réflexions numérologiques.
Associées à des cimetières anciens, les lanternes des morts ont également parfois donné naissance à de véritables légendes : ainsi, on raconte qu’à Saint-Pierre d’Oléron, un souterrain partait de la lanterne vers l’église voisine.
Si l’on excepte ces quelques histoires, qui ne relèvent pas à proprement parler de l’analyse scientifique, on peut également évoquer deux hypothèses à considérer avec la plus extrême prudence : la tradition celtique et l’influence orientale.
1) Une telle origine pseudoceltique, qui s’inscrit dans un courant de pensée caractéristique de l’époque, s’appuie sur l’histoire de l’évangélisation du Limousin, attribuée à des moines irlandais.
2) La recherche d’une origine étrangère des lanternes des morts se retrouve dans la perspective orientaliste également sensible dès le XIXe siècle. Elle trouve un point d’appui, tout aussi fragile, en la lanterne de Fenioux, dont l’une des quatre boules ornant la pyramide sommitale, endommagée, apparaît vue du sol (à l’est) sous la forme d’un croissant de lune.
CONCLUSION.
L’action des évêques, celle des moines, et le relais assuré par les aristocrates « convertis » ont donc parachevé la christianisation de l’Occident. Mais les populations « christianisées » avaient-elles vraiment les moyens culturels et spirituels de participer et de comprendre la liturgie, spécialement la messe dominicale ? On peut en douter. Prêtres formés à la va-vite ; formulaire liturgique dans un latin que ne pouvaient comprendre les populations germanophones ou celtophones, et qui ne correspondait même plus à la lingua romana rustica, c’est-à-dire au latin parlé dans les pays de langue romane ; séparation dans chaque église par une barrière de bois ou de pierre (le chancel) du chœur (lieu réservé au clergé, pour la célébration) et de la nef (réservée aux fidèles) : rien n’était fait pour que les fidèles participent activement. Seul le repas de commensalité « devogdonion » (l’eucharistie ou communion) pouvait donner à la liturgie une force véritablement sacrale. Mais les conciles laissent entendre que les fidèles communiaient très rarement, et souvent d’ailleurs encore en état de péché (alors qu’ils auraient dû faire pénitence auparavant).
Est-ce à dire que la christianisation ne fut qu’un phénomène de façade ? La condamnation réitérée par les conciles et synodes, de pratiques rituelles ou magiques héritées des anciens paganismes, pourrait le donner à penser.
1) Dans le contexte plus spécifiquement funéraire, l’usage de la lumière placée sur la tombe est une tradition ancienne et perdure à l’époque qui nous intéresse. En 1218, le chapitre général de l’ordre cistercien interdit par exemple encore de faire brûler des lampes sur les tombes.
2) On ne peut s’empêcher de penser à la tour ronde qui a été construite au 19e siècle dans le cimetière de Milford, dans le Massachusetts, comme mémorial pour les milliers d’émigrants irlandais qui y reposent. Construite en granit, c’est la seule d’Amérique du Nord.
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L’ART ROMAN (Xe XIIe siècle).
La période romane s’étend de la fin du Xe siècle au tout début du XIIIe, mais il n’y a pas de limite très précise, chaque région évoluant à son propre rythme, et chaque œuvre d’art pouvant comporter différentes parties, aujourd’hui différenciables en raison de leur style, de leur inspiration ou de leur décor. Compte tenu de l’essor de la sculpture romane, la distinction à son sujet, entre un domaine religieux et un domaine profane ne se justifie pas : c’est une œuvre d’Église, qu’on utilisera à l’occasion, et sans transformations notables, pour le décor de l’architecture civile.
Les fondations seront posées dès l’Antiquité tardive, avec la christianisation de la société. Cette société est en effet littéralement dominée par le christianisme. Rien – ou presque – de ce qui s’accomplira durant cette période ne peut être exactement apprécié qu’en fonction des principes chrétiens. L’organisation politique (royauté de droit divin) est, par essence, inséparable du christianisme ; la vie sociale, l’activité économique, la vie spirituelle, tout est lié.
En effet, dans la société médiévale, l’église occupe une place privilégiée grâce à son activité spécifique, la prière, considérée comme un service public. Dans la vision médiévale du monde, le corps en tant que tel n’existe pas. L’âme lui est toujours étroitement associée et le souci de l’au-delà est largement partagé.
Les premiers éléments sculptés sont des monuments funéraires, des sarcophages, de petits objets. À ce stade, le christianisme adopte des thèmes qui n’avaient pas de signification chrétienne particulière. En raison de l’explosion démographique, les besoins sont énormes. Rarement a-t-on construit autant et cette activité généralisée assura la diffusion du style roman jusqu’aux frontières de la Chrétienté occidentale. Il se répandit également jusque dans les campagnes les plus retirées en prenant un caractère populaire qui le distingue des anciens styles, essentiellement aristocratiques. Un moine clunisien de l’an mil, Raoul Glaber, a peut-être été le plus fin observateur des origines de l’architecture romane et de l’art médiéval. Au XIe siècle on se mit en effet à reconstruire les églises qui avaient été détruites par les Normands. Cette architecture, dans un premier temps assez massive, était sobre et dépouillée.
De nouveaux emplacements se montrant adaptés à la sculpture dans les églises il fallut trouver des sculpteurs pour décorer ces édifices religieux. Or la sculpture monumentale était abandonnée depuis 500 ou 600 ans, et nul n’était capable de tailler des images dans la pierre. Il fallut presque un siècle pour obtenir les premiers résultats. Cet art va donc de nouveau se déployer dans toute sa splendeur : les chapiteaux, les colonnes et leur base pour l’intérieur, les portails et les fenêtres pour l’extérieur.
On est parfois surpris par certaines des scènes représentées dans ces édifices religieux. C’est qu’au Moyen Âge les scènes de transgression sont globalement des images de norme, elles sont là à titre moralisateur, a contrario, de façon implicite. Elles sont demandées par les commanditaires dans une logique didactique reposant sur l’image du mal. Le maintien de l’ordre passe ici par l’image de ce qu’il ne faut pas faire. L’autorité médiévale estime que les comportements conformes aux valeurs normatives – les modèles – sont plus aisément favorisés par la représentation de ce qu’il n’est pas permis de faire – les contre-modèles. Dans cette perspective l’anormal semble pouvoir renvoyer à la norme édictée par l’Église, source majeure des valeurs morales. Les autorités religieuses ont donc commandé des images officielles de bon comportement, mais elles ont aussi commandé des représentations des pratiques qu’elles condamnaient le plus. Ces images de contre-modèles ne peuvent être saisies que par référence à des canons, à des modèles strictement définis.
L’un des moyens les plus usuels retenus par l’Église pour combattre l’avarice ou la luxure a été par exemple de stigmatiser ces péchés dans les représentations de l’enfer, souvent au tympan des portails. La disqualification de comportements peut être signifiée par leur châtiment.
Nous sommes donc ici face à une tentative de représentation chrétienne du bien et du mal à l’aide de catégories normatives bien dessinées. Sans doute est-il plus facile de réaliser des images de l’enfer susceptibles d’inspirer de bons comportements par la crainte du châtiment que de suggérer l’état de béatitude céleste. Évidemment, aujourd’hui, dans une logique sociétale entièrement différente, il n’est guère concevable de recourir à des images d’actes mauvais pour définir l’acte bon. Voir les procès à ce sujet. Mais à l’époque, représenté sous de nombreux aspects, Satan, tentateur rusé et multiforme comme l’éternelle Nemesis, est une des figures les plus familières des édifices des XI-XIIe siècles. D’après Raoul Glaber, il avait un « cou frêle, « des oreilles velues et pointues », « des dents de chien », « un dos bossu », des « fesses tremblantes » et il était habillé de vêtements « immondes » (sic).
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C’est l’imagerie romane qui mettra sur le devant de la scène cet être maléfique cherchant à séduire, dévoyer et harceler les hommes faibles et pécheurs. Dans leur foisonnante figuration de Satan et des activités diaboliques les imagiers romans, mettant en scène toujours plus les vices que les vertus, manifesteront une riche inventivité figurative.
Les textes canoniques n’apportant que peu de description sur l’au-delà de ce monde, c’est dans certains écrits apocryphes que les maîtres-sculpteurs puiseront une partie de leur inspiration pour évoquer dans la pierre le paradis, mais surtout l’enfer.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire à propos de la Sheela na gig en Irlande, mais on peut en dire autant du diable, les fresques et les statues des églises romanes sont les bandes dessinées d’une telle propagande par la peur. C’est ainsi que les profondeurs de la terre qui, pour les Grecs et les Romains, n’abritaient guère que le séjour des morts, et même rien de tel pour les druides qui ne croyaient pas en l’existence de l’enfer 1), devinrent progressivement ce que l’on entend aujourd’hui par ce terme : des films catastrophes ou d’horreur aux tortures infinies.
Plus symboliquement, quelle que soit la crédibilité qui lui est de nos jours reconnue le diable est à l’époque une allégorie du Mal. L’homme roman craint le Malin qui est pensé guetter en permanence l’occasion de saisir les moindres faiblesses humaines. Satan est omniprésent dans la culture du temps qui rapporte ses effrayantes manifestations.
Depuis les tympans et les chapiteaux, grimaçant ou ricanant- à la fois humain, animal et créature monstrueuse – le Malin poursuit l’homme médiéval qu’il ne cesse d’interpeller.
Les attributs du diable, perçu comme l’esprit du Mal, vont se rencontrer dans toute l’imagerie romane. Ange déchu, dans la pensée judéo-chrétienne, en voulant défier Dieu, en se voulant son égal et en le rejetant, il a rejeté le Bien et il est à l’origine du Mal.
Pour l’homme roman, les conséquences dévastatrices du péché sont l’angoissante et lancinante question. Il sait que toute sa vie sur terre, et son sort éternel dans l’au-delà, gravitent autour de ce drame. Il ne cesse de le scruter, de le retourner à la lumière de la révélation, il réfléchit sur ses expériences de pécheur – que son péché entraîne irrésistiblement vers le bas.
L’art roman est aussi par excellence un art monastique ; le XIIe siècle est au sommet de la vie contemplative : tous ces moines étudient, ils ont renoncé au monde, mais pas aux études. Les monastères sont financés grâce au mécénat des princes (souvent, les moines sont issus des mêmes familles aristocratiques, les puissants ont ainsi par ce moyen l’occasion de racheter leurs fautes) et par le biais du culte des reliques, très en vogue à cette époque. Les monastères jouent un rôle déterminant dans la diffusion des formes architecturales et artistiques.
Le cloître historié fait son apparition. Ce lieu, centre même de la vie monastique et réservé à la communauté religieuse sera illustré par des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, ou des hagiographies. Celui de Moissac, achevé en 1100, en est un exemple parfait parmi les plus beaux et les plus anciens : il comporte 76 chapiteaux sculptés sur leurs quatre faces, un tympan où figure le Jugement dernier, un trumeau avec lions et lionnes enchevêtrés, une iconographie très riche, un décor animé, expressif et une recherche du mouvement déjà poussée très loin.
Les sculpteurs jouissaient alors d’une place privilégiée dans la société. Ils dédièrent leur travail à Dieu ou aux Saints et parfois signèrent leur œuvre : « Gislebertus hoc fecit », lit-on à Autun, en plein milieu du tympan.
N.D.L.R. Cette peur du diable de l’enfer et du jugement dernier donnera d’ailleurs quelques générations plus tard, à partir du 14e siècle, le thème qu’il est convenu dans l’histoire de l’art d’appeler la danse de la mort ou danse macabre. Alors que dans l’art roman au sens strict du terme ce que l’on trouvait c’était la représentation du jugement dernier. Celui-ci est en effet très présent dans la sculpture monumentale romane avec ses prolongements pittoresques sur le thème de l’enfer et de ses supplices. Mais dans toute cette thématique, on ne voit pas de représentation de cadavre : ce sont des vivants qui sont poussés par des démons grimaçant dans la gueule de l’enfer ou amenés par des anges souriant vers la paix du Paradis. Tout cela est parfaitement cohérent avec la doctrine chrétienne, selon laquelle le Christ a vaincu la mort, et selon laquelle le jugement dernier implique la résurrection de la chair.
Le gisant, qui apparaîtra au XIIe siècle, sera au contraire pendant 200 ans une image glorieuse du mort, paré de ses attributs guerriers ou seigneuriaux. Il assure la mémoire du défunt et le rappelle aux prières des fidèles ; il n’a rien de funèbre avant la fin du XIVe siècle. Et puis les choses vont changer. Le thème de la danse macabre apparaît à l’orée du XVe siècle, et va triompher au cours du XVIe.
La perspective du jugement dernier s’éloigne. L’invention du purgatoire aux XIIe et XIIIe siècles a créé un espace surnaturel nouveau, intermédiaire, influencé en bien ou en mal par la conduite individuelle pendant la vie. Les indulgences se multiplient pour réduire la durée de ce purgatoire. La confession
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auriculaire due aux moines celtes s’institutionnalise au concile de Latran pour garantir à chacun le pardon des péchés… Au même moment, le mariage reçoit une traduction sacramentelle pour que l’Église puisse accompagner toutes les étapes de la vie des fidèles et permettre un accès au salut compatible avec une vie sexuelle. Le salut devient l’affaire de l’individu, roi ou berger, homme ou femme, et non plus des professionnels. Simultanément, les ordres mendiants (franciscains, Dominicains) apparaissent pour prêcher les laïcs sans s’enfermer dans leurs monastères. C’est aussi dans ce but que les cathédrales et églises s’ornent de jubés, d’où la prédication devient possible (et qui seront détruits après le concile de Trente pour que les laïcs participent complètement aux messes). Cette nécessité de la prédication révèle, en creux, la tiédeur des fidèles, voire leur scepticisme devant les solutions proposées par l’Église pour leur salut. C’est aussi l’époque où la piété devient pathétique et même doloriste : aux Christs triomphants de l’époque romane, aux Notre-Dame couronnées des débuts du gothique, succèdent des cultes des Cinq plaies du Christ ou de la Vierge des Sept douleurs… Les christs ne sont plus en gloire, mais en croix, les images d’ecce homo ou de pieta se répandent. Cela correspond évidemment à l’émergence et au développement de doctrines chrétiennes qui peu ou prou se séparent de la voie catholique et romaine : béguines, hussites, évangélistes, réformés.
Ce type de fresque apparaît au milieu du 15e siècle dans les églises d’Amiens, Angers, Dijon, ou Rouen, aussi bien sur le sol que sur les façades.
Généralement, les danses macabres sont peintes (ou plus rarement sculptées) sur les murs extérieurs des cloîtres, des ossuaires ou à l’intérieur de certaines églises. Sur ces fresques, un cadavre décharné ou un squelette est couplé avec un représentant d’une certaine classe sociale. Le nombre des personnages et la composition de la danse dépendent du lieu de création. La danse macabre prend le plus souvent la forme d’une farandole. En-dessous ou au-dessus de l’illustration sont peints des vers par lesquels s’adresse la Mort à sa victime, souvent d’un ton menaçant et accusateur, parfois sarcastique et empreint de cynisme. Puis suit la supplique de l’Homme, plein de remords et de désespoir, mendiant la pitié. Mais la Mort entraîne tout le monde dans la danse : de l’ensemble de la hiérarchie cléricale comme le pape, les cardinaux, évêques, abbés, chanoines, prêtres, en passant par les représentants du monde laïque, les empereurs, rois, ducs, comtes, chevaliers, médecins, marchands, usuriers, voleurs, paysans et jusqu’à l’enfant innocent.
Le thème des Danzas de la Muerte subsistera jusqu’à la Guerre d’Espagne de 1936 (cf. la célèbre devise Viva la Muerte).
1) Scolies bernoises commentant la Pharsale de Lucain.
Hermann Usener. Scholia in Lucani bellum civile/Commenta Bernensia. Liber I (1869).
451 « Les druides nient que les âmes puissent périr
[Driadae negant interire animas]
OU ALLER EN ENFER »
[aut contagione inferorum adfici] et
454 « Ils ne disent pas que les Mânes existent
[Manes esse, non dicunt].
Le point N° 25 de la petite liste annexée au cinquième canon du concile de Leptines en 743 sous le titre latin d’indiculus superstitionum et paganiarum va d’ailleurs clairement dans ce sens. Il évoque le fait d’imaginer que tout défunt est saint.
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BRÈVE HISTOIRE DE L’INQUISITION.
PSYCHOLOGIE ET ÉTHIQUE.
La conscience même dans l’erreur oblige. C’est-à-dire qu’il est logique normal et donc juste que l’homme suive sa conscience.
Tertullien, Lettre à Scapula, 2,2. « Tout homme reçoit de la loi et de la nature la liberté d’adorer ce que bon lui semble. Il est contraire à la religion de contraindre à la religion, qui doit être embrassée volontairement et non par force, puisque tout sacrifice demande le consentement du cœur. Aussi quand même vous nous forceriez de sacrifier, il n’en reviendrait aucun honneur à vos dieux, qui ne peuvent se plaire à des sacrifices arrachés par la contrainte ».
Mais si la conscience est libre, cette liberté se heurte à deux devoirs dans la pensée chrétienne :
— Le devoir moral de chaque individu de chercher la vérité et de vivre en conséquence ;
— Le devoir institutionnel de l’Église d’annoncer et de défendre ce qu’elle pense être la Vérité, c’est-à-dire finalement le dogme.
En France les lois mémorielles – par exemple Loi Gayssot – ont toutes les caractéristiques d’être dans une logique d’inquisition : la puissance publique y a la mission d’interdire des opinions par un arsenal juridique. Le crime suprême par excellence est donc aujourd’hui d’être raciste, mais à l’époque c’était celui d’être hérétique. L’Ancien Testament est en effet formel à ce sujet.
Exode 20 :3-5 :« Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car moi Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants… »
La tragédie du christianisme est que son ADN mitochondrial est son origine juive (spirituellement sémite a dit le pape Pie XI. La première grande catastrophe spirituelle pour l’humanité, vu l’ampleur que prit cette superstition avec le christianisme, fut en effet de croire
a) Que l’avenir peut être prédit en dehors de tout mode rationnel de prévision, par exemple par des révélations ;
b) qu’un homme extraordinaire voire un dieu (un messie) doit venir pour arracher à sa difficile coexistence avec les autres nations le peuple élu par le seul vrai dieu existant au monde ;
c) que la venue de ce messie a été annoncée avec précision dans certains écrits (en l’occurrence la bible juive).
Du coup, contrairement au bouddhisme, ou à la philosophie grecque, ce qui importa ne fut pas de convaincre ses interlocuteurs par des échanges d’arguments rationnels, ni même d’avoir un comportement déjà moralement irréprochable ou presque, mais de reconnaître le messie dans l’homme en question, et de ne pas s’opposer à son action voire de la soutenir.
L’autre véritable catastrophe spirituelle pour l’Humanité ce fut donc que, contrairement aux philosophes grecs ou au bouddhisme par exemple, le christianisme est parti d’un milieu (le peuple juif ou ses sympathisants les craignant Dieu) qu’un indéniable sentiment de supériorité nationale mettait a priori en état de conflit larvé avec les autres populations (les non-juifs goïm ou païens) auxquelles il s’est rapidement adressé. D’où la haine raciste des premiers chrétiens envers la liberté de culte, envers les temples et les statues sortant du champ de leur croyance ou de leur mythologie. Catastrophe aggravée par l’impossibilité de tout dialogue rationnel puisque la seule chose qui importait était de reconnaître en cet homme le messie annoncé par les écritures juives : autrement dit la foi.
Il suffit de se tourner quelques secondes vers le dieu des philosophes ou le bouddhisme pour se rendre compte du fossé qui les sépare du christianisme
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Les philosophes grecs essayaient de convaincre leurs interlocuteurs par des démonstrations, Bouddha également. Mais pour ce qui est du christianisme, la foi étant nécessaire au salut, l’orthodoxie est donc capitale et l’hétérodoxie ou hérésie fait courir le risque de la damnation éternelle.
Or des hérésies Dieu sait qu’il y en a. Mais tout d’abord qu’est-ce qu’une hérésie ?
Étymologiquement parlant l’hérésie (hairesis en grec), est une école de pensée, un choix opéré au sein d’une doctrine ou foi commune.
Culturellement parlant dans le judaïsme la divergence d’interprétation est admise, voire encouragée comme en témoignent les discussions enregistrées dans le Talmud. Après une longue discussion, destinée à passer tous les cas en revue, la décision de jurisprudence est votée ; l’avis minoritaire est préservé pour le cas où il pourrait se révéler utile.
D’une façon générale, une hérésie, dans le judaïsme, aboutit à une scission, sans véritable conséquence pour les minoritaires, qui sont toujours considérés comme appartenant au judaïsme, sauf dans les congrégations ultra-orthodoxes contemporaines. Cela vient de ce que l’appartenance au « peuple élu » ne dépend pas des opinions ou de la foi, mais d’un autre critère : la filiation matrilinéaire. Spinoza est un cas extrême. Il fut déclaré Herem, c.-à-d. « hérétique », par la communauté juive d’Amsterdam. Toutefois, cette condamnation tient plus à l’histoire de ladite communauté, essentiellement composée de Marranes venus du Portugal qu’à l’hétérodoxie des positions de Spinoza, au moins jusqu’à son exclusion.
Dans le cadre du christianisme l’hérésie c’est, DE LA PART DES BAPTISÉS (CELA NE CONCERNE NI LES JUIFS NI LES PAÏENS), le refus délibéré d’une proposition définie par l’Église comme vérité révélée.
Le Catéchisme de l’Église catholique la définit en ces termes : « L’hérésie est la négation obstinée, après la réception du Baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité » (2089).
L’hérésie ne doit pas être confondue avec l’apostasie (rejet total de la foi) ni avec le schisme (refus de la soumission au pape). Mais dans un contexte chrétien, l’hérésie qualifie une situation complexe de conflit et de rupture, où se superposent généralement l’hérésie proprement dite (déviance sur le contenu de la foi) et le schisme (non-soumission à l’autorité ecclésiastique).
Au début de l’ère chrétienne, comme le dogme était peu développé, il pouvait exister une grande variété de conceptions du message christique. Mais plus le dogme s’est développé (jusqu’à concerner les moindres détails), plus les occasions d’être hérétiques se sont multipliées.
Durant les trois premiers siècles, c’est-à-dire tant que le christianisme ne fut pas au pouvoir, les différentes tendances chrétiennes ont cohabité malgré elles.
La première grande division se produisit entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens. Les deux mouvements avaient des conceptions différentes de la pratique de la religiosité, mais elles ont cohabité et même se sont entraidées économiquement parlant. L’hérésie pour ces chrétiens était combattue par la référence aux écritures et le débat. Les différentes épîtres pauliniennes et post-pauliniennes attestent de cette logique.
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RACINES ANTIQUES.
Les affrontements idéologiques entre juifs, chrétiens et chrétiens hellénisés, entre gnostiques hédonistes et gnostiques chrétiens, entre marcionites et antimarcionites, entre montanistes et protocatholiques (sont par exemple rejetés des philosophes gnostiques chrétiens comme Valentin ou Théodote ardents promoteurs de la notion de trinité 1), etc. etc.… n’avaient jamais entraîné de persécution. Tout changera évidemment dès l’instant où surgira une religion d’État se revendiquant d’une vérité éternelle… fabriquée de toutes pièces.
Toutes ces exclusions rétroactives ont un but : laisser entendre que l’orthodoxie existait dès le 1er siècle et devait se défendre contre des doctrines qui la falsifiaient. La future Église officielle estimera qu’elle participe, de par sa filiation, de la sainteté du Christ, et se décerne le titre de « sainte ». Cette tendance devenue officielle décernera aussi le titre de « saints » aux penseurs qu’elle voulait signaler comme conformes à sa doctrine des Ve et VIe siècles. Or, comme l’avait d’ailleurs très bien pressenti John Toland, à propos des Pères de l’Église ayant écrit, leurs œuvres ont été corrompues et dénaturées de façon éclatante ou n’ont été que partiellement conservées. Et si elles l’ont été, leur sens est encore beaucoup plus obscur ou sujet à controverse que celui des Écritures saintes (citation de mémoire). Même saint Irénée a été censuré par l’Église naissante qui en a supprimé les attentes millénaristes. Un manuscrit de 1575, échappé à cette censure, et contenant justement des chapitres de saint Irénée jusque-là inconnus, le montre.
Le christianisme officiel du IVe siècle ira même d’ailleurs jusqu’à rétroactivement taxer d’hérésie des penseurs qui comptent pourtant parmi les grands fondateurs de l’Église. Tatien est frappé d’anathème (pour dualisme et docétisme) et le montanisme devient a posteriori un schisme, alors qu’il a tant fait pour le succès du courant qui va donner le christianisme que nous connaissons aujourd’hui (Tertullien ne sera jamais canonisé : il n’y a pas de saint Tertullien). Le dogme esquissé en 325 s’attachera à interdire toute nouvelle illumination par le Saint-Esprit du genre de celles de Montan et de ses prophétesses.
S’inventant un passé qui remonte en droite ligne à Jésus, le christianisme du IVe siècle se fabrique aussi une orthodoxie, par le truchement d’une ligne allant artificiellement du Christ à Nicée.
La fin des quelques persécutions encourues par la tendance du christianisme devenue religion d’État (il n’y eut que deux vrais moments de persécution officielle et générale, pour des raisons essentiellement politiques d’ailleurs) sonnera le glas des autres courants chrétiens. Le futur christianisme officiel avait jusqu’alors combattu le judaïsme, le judéo-christianisme, les gnostiques chrétiens et non chrétiens, ses premières Églises, celle de Marcion et celle de Montan, sans violence physique.
Mais à partir de 325 et de la prise du pouvoir par une des sectes du christianisme naissant, la notion d’hérésie s’appliquera au contraire avec une rigueur qui ne cessera de croître jusqu’à la fin du XVIe siècle, car dès son accession au pouvoir avec l’édit de Milan le Christianisme officiel fera sienne l’autorité centralisée de l’Empereur.
L’arianisme, parti d’une rivalité de pouvoir entre évêques, justifiera des exécutions sous Théodose. Avec les donatistes, en Afrique, cela deviendra même une véritable guerre de religion, d’un côté comme de l’autre. Les circoncellions partisans de l’évêque Donat finiront noyés dans le sang.
Les orthodoxes de Byzance, quant à eux, entreprendront de massacrer tout aussi impitoyablement un mouvement manichéen connu sous le nom de paulicianisme, lointain ancêtre des cathares.
En fait, l’Église a installé un pouvoir. La prédication a été peu à peu accompagnée de la force publique comme dans le cas de saint Martin. La christianisation a été un phénomène de longue durée, beaucoup plus lent qu’on ne l’a cru ; la contrainte a été importante ; le rôle du pouvoir politique et des évêques déterminant. C’est à partir du moment où le pouvoir imposera le christianisme que celui-ci triomphera. Et ce pouvoir favorise « un christianisme » : celui qui a l’appui de l’empereur devient, de fait, l’orthodoxie.
La substitution progressive de la culture chrétienne à la culture antique ne s’est néanmoins pas faite sans opposition, en particulier de la part de l’aristocratie, qui a longtemps défendu le goût de la culture (païenne).
Les héritiers de Constantin ne tardèrent pas à persécuter aussi les païens et les anciens cultes (à l’exception de Julien l’Apostat évidemment !)
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Les empereurs Constance et Théodose furent de grands chrétiens, fanatiques et intolérants, comme le clergé de son temps, que nous venons d’évoquer.
Les chrétiens avaient à l’égard des païens une attitude agressive, et plusieurs réclamaient d’ailleurs contre l’idolâtrie l’application des peines édictées dans l’Ancien Testament. Constance et Théodose fermèrent les temples, défendirent les sacrifices sous peine de mort (la peine capitale contre ceux qui étaient convaincus d’adorer les représentations divines et de célébrer des sacrifices) firent fondre les statues d’or ou d’argent pour embellir les églises. Les anciens dieux cherchèrent alors un refuge dans les coins reculés de la campagne ; d’où les mots pagani et paganismus en latin.
1) Au IVe siècle, Marcellus d’Ancyre a déclaré que la notion de divinité en trois hypostases venait de Platon via les enseignements de Valentin, qui est cité comme hérétique enseignant que Dieu consiste en trois hypostases et trois prosopa (Personnes) appelées le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais ce qu’en dit Tertullien (dans son traité de l’âme) semble différer quelque peu. Ainsi que Sabellius pour qui la monade pouvait devenir triade. Mais là aussi cette forme particulière de modalisme fut rejetée. Alors qui croire ?
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AMMIEN MARCELLIN ET LA POLITIQUE RELIGIEUSE
DE THÉODOSE.
« Julien savait par expérience qu’aucune bête sauvage n’est aussi hostile à l’homme que ne le sont la plupart des chrétiens dans leur haine mutuelle et mortelle » (Ammien Marcellin. XXII, 5, 3-4).
« À Rome, Damase et Ursin brûlaient d’accaparer le siège épiscopal [et donc la papauté] ; leur intérêt divergent les engagea dans un cruel conflit ; leurs partisans respectifs en arrivèrent, dans leurs disputes, à tuer et à infliger des blessures. Ne pouvant redresser ni calmer la situation, Viventius [le responsable de la ville en 366. N. D. A.] céda devant l’étendue de la violence, et se retira dans la banlieue. Quant à la lutte, Damase l’avait emportée, grâce à la persévérance du parti qui lui était favorable.
Or il est établi que dans la basilique de Sicinnus, où se fait l’assemblée de la secte chrétienne, on découvrit en un seul jour cent trente-sept cadavres, et que la populace fut longtemps comme enragée avant de s’apaiser, péniblement. Vu l’ostentation qui est le propre de la vie urbaine, je comprends que ceux qui désirent cette charge doivent, pour obtenir ce qu’ils ambitionnent, se lancer de toutes leurs forces dans la querelle ; car une fois qu’ils auront obtenu gain de cause, ils seront exempts de soucis et s’enrichiront des offrandes des matrones, circuleront installés dans des chariots, habillés avec soin ; et s’occuperont de banquets tellement riches que leurs repas surpasseront les tables des rois. Ils pourraient vivre vraiment heureux, s’ils méprisaient la majesté de la ville, derrière laquelle ils cachent leurs vices, et s’ils imitaient la vie de certains prêtres de province. La simplicité ainsi que la grande modération qu’ils observent en mangeant et en buvant, la mesquinerie presque de leurs vêtements, et les regards qu’ils fixent sur le sol ; les recommandent auprès du Dieu éternel, ainsi qu’auprès de ses véritables adorateurs, comme des hommes purs et modestes… Par son autorité et par son juste suffrage accordé à la vérité, il apaisa le désordre suscité par les querelles des chrétiens, il bannit Ursin et ainsi obtint une paix profonde, ardemment souhaitée par les citoyens de la Ville » (Ammien Marcellin. XXVII, 3, 11-14).
N.B. Si nous comprenons bien ce témoignage d’Ammien Marcellin les évêques de Rome ou les papes du type Borgia, ça existait déjà au IVe siècle.
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LE PRO TEMPLIS DE LIBANIUS.
Avertissement au lecteur. Il est vrai qu’au moment où Libanius rédigea ce discours à Théodose, cet empereur très chrétien n’avait pas encore montré toute l’étendue de son fanatisme de talibanus ou parabolanus du christianisme. Libanius pouvait donc encore se faire des illusions à son sujet, sur son degré de tolérance, mais le pauvre sera vite déçu. Souhaitons à notre nation de ne jamais revivre, malgré sa décadence, une discrimination aussi positive ou négative (positive pour la minorité visible que constituaient alors les chrétiens, négative pour la majorité silencieuse des autres citoyens).
Contexte historique. Sous le règne de Théodose, plusieurs temples païens, dont certains magnifiques, furent abattus et détruits au sein des villes, mais surtout dans les campagnes, par les moines parabolans, avec l’accord et la complicité de certains évêques, ainsi que le laisse entendre Libanius, sans ordre exprès de l’Empereur à cet effet. Libanius s’en plaint donc auprès de l’empereur Théodose afin que les temples soient sauvegardés.
« Ayant déjà, sire Empereur, souvent suggéré des conseils approuvés par vous, même lorsque d’autres conseillaient le contraire, je m’adresse à vous dans le même dessein et avec les mêmes espoirs…
Les hommes se sont d’abord mis à l’abri dans des tanières et des cabanes. Ayant ainsi bénéficié de la protection des dieux, ils comprirent rapidement combien leurs faveurs profitaient à l’humanité. On peut donc supposer qu’ils ont érigé pour eux des statues et des temples, comme ils le pouvaient en ces temps primitifs. Quand ils commencèrent à bâtir des villes, à développer les arts et les sciences, il y eut donc beaucoup de temples sur le flanc des montagnes ou dans les plaines. Dans chaque ville [qu’ils construisaient] près des murailles se dressèrent des temples et des édifices sacrés, embryon du reste du corps. Car de tels patrons ils espéraient une plus grande sécurité : si on considère l’Empire romain, on peut voir que c’est partout le cas. Dans la Ville, outre les plus grands temples, il y en a encore de plus petits, quelques-uns bien qu’ils ne soient plus autant vénérés ne sont pourtant pas encore complètement tombés en désuétude. Les Romains ont combattu et vaincu leurs ennemis grâce à l’aide de ces dieux…
Quand j’étais enfant, celui qui conduisait l’armée renversa celui qui l’avait affronté, chacun ayant commencé par prier les dieux avant de commencer le combat. Mais après l’avoir emporté sur celui qui, à cette époque, assurait la prospérité des cités, jugeant plus avantageux d’avoir une autre divinité pour édifier la ville qu’il envisagea ensuite de bâtir, il se servit de l’argent des temples, mais ne changea pas le culte officiel. Les temples furent de fait appauvris, mais les rites continuèrent d’être accomplis. Mais quand l’empire passa entre les mains de son fils ou plutôt l’apparence de l’empire, car le gouvernement était en réalité entre les mains d’autres… gouverné par eux, même quand il était empereur, il fut conduit à commettre beaucoup d’erreurs, et entre autres à interdire les sacrifices. Que son cousin, homme de grandes vertus, restaura. Je passe sur ce qu’il fit par ou avait l’intention de faire par ailleurs. Après sa mort en Perse, la liberté de sacrifier demeura un certain temps : mais à l’instigation d’un certain nombre de révolutionnaires, les sacrifices furent interdits par les deux frères, mais pas l’encens, une situation que votre législation a entérinée. De sorte que nous avons moins de raisons de regretter ce qui nous a été enlevé, que de vous être reconnaissants de ce qui nous a été permis. Vous n’avez donc pas ordonné que les temples soient fermés, ni interdit de les fréquenter, et vous n’avez pas exclu des temples ou des autels, ni le feu, ni l’encens, ni les autres usages de l’encens. Mais ces hommes en noir 1) qui mangent plus que des éléphants, et demandent une grande quantité de vin aux gens qui les envoient boire (?????) pour leurs chants, mais qui dissimulent leur opulence sous la pâleur affectée de leurs physionomies, ces hommes, Sire empereur, alors que votre loi est toujours en vigueur, prennent d’assaut les temples, en amenant avec eux du bois, des pierres, et des fers, et quand ils n’en ont pas, en se servant de leurs mains et de leurs pieds. S’ensuit un pillage de type mysien 2), les toits sont enlevés, les murs abattus, les images emportées, les autels renversés : et pendant tout ce temps-là les prêtres doivent se taire sous peine de mort. [Ah bon, mais je croyais, moi, que le christianisme était une religion d’amour ? ? ?] Quand ils ont détruit un temple, ils courent à un autre, puis à un troisième, en entassant trophée sur trophée, tout cela au mépris de votre loi. Telle est la pratique dans les villes, mais surtout dans les campagnes. Une fois que ces innombrables méfaits ont été perpétrés, la foule jusque-là dispersée se retrouve et se réunit, et ils se demandent les uns les autres ce qu’ils ont fait ; celui qui ne peut pas se vanter d’un grand forfait en a comme honte. Ils se répandent ainsi que des torrents dans les campagnes en les dévastant avec leurs temples ; mais là où ils démolissent le temple d’un pays, ils aveuglent en même temps le pays lui-même qui décline et meurt. Car les temples sont l’âme d’un pays ; ils ont été les premiers bâtiments du pays, et ont subsisté pendant des siècles et des siècles jusqu’à nos jours ; en eux se
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sont déposés tous les espoirs des travailleurs de la terre en ce qui concerne les hommes, les femmes, les enfants, le bétail, les graines et les plantes. Chaque fois qu’un pays perd ses temples, le pays aussi est perdu, ainsi que les espoirs de ses paysans, et avec eux toute leur énergie : car ils supposent qu’ils travailleront désormais en vain, s’ils sont privés des dieux qui devaient bénir leurs travaux. Mais si la campagne n’est plus cultivée comme d’habitude, le tribut [dû à l’empereur] en est diminué d’autant. L’ordre des choses étant ainsi, quand le laboureur s’appauvrit, les revenus [de l’État] en souffrent. Rien ne peut y faire. Telles sont les funestes conséquences des violences gratuites de ceux qui disent « nous faisons la guerre aux temples ».
Mais cette guerre est une source de revenus pour ceux qui s’attaquent aux sanctuaires comme pour ceux qui volent leurs biens à ces malheureux ainsi que la part des fruits de la terre qu’ils avaient mis de côté pour leur subsistance, car ils repartent avec comme s’il s’agissait du butin pris sur un peuple vaincu. Ils ne se contentent d’ailleurs pas de cela, car ils saisissent aussi les terres de certaines personnes, en prétendant qu’elles sont consacrées [aux dieux]. Beaucoup sont ainsi spoliés de leur héritage paternel sur ce prétexte. Et si les victimes vont trouver le pasteur de la ville (car ils appellent ainsi un homme qui n’est pas des plus tendres) pour se plaindre de l’injustice qui a été commise à leur encontre, ce pasteur 3) encense les premiers, mais traite les victimes comme s’ils devaient s’estimer heureux de ne pas avoir subi pire. [Si nous comprenons bien, ces chrétiens, fidèles et prêtres, dès qu’ils l’on pu, ont fait aux autres ce qu’ils n’aiment pas du tout qu’on leur fasse, par exemple encore aujourd’hui dans certains pays musulmans comme l’Égypte. N.D.A].
Pourtant, Sire, ce sont vos sujets eux aussi, et qui plus est beaucoup plus utiles que ceux qui leur font tort, comme le sont ceux qui travaillent par rapport à ceux qui ne font rien : ce sont des abeilles, les autres sont des bourdons. Pire encore, s’ils entendent parler d’une terre qui a quelque chose pouvant être pillé, ils s’écrient alors : « Un tel a sacrifié ou fait des choses abominables, l’armée doit être envoyée contre lui ». [C’est d’ailleurs aussi ce qu’a fait Saint-Martin à l’autre bout de l’empire si l’on comprend bien certains épisodes de sa vie. N.D.A.]. Et alors les réformateurs arrivent ; car ils appellent ainsi les auteurs de ces déprédations, pour ne pas dire plus. Certains s’en défendent et si vous les traitez de voleurs, vous leur faites insulte. Mais d’autres s’en glorifient et s’en vantent, et racontent leurs exploits à ceux qui les ignorent, afin de se faire passer pour des hommes plus estimables que travailleurs de la terre. À quoi rime en temps de paix de parler de faire la guerre aux travailleurs de la terre ? Cela ne diminue en rien le préjudice qu’ils subissent de la part de leurs concitoyens. Il est au contraire plus dur de subir ce dont je viens de parler en période de calme, quand cela vient de la part de ceux qui sont censés vous aider quand les temps sont moins paisibles. Si une guerre éclate, sire, on rassemble une armée, on donne des ordres et on fait tout ce qu’il faut vu l’urgence de la situation. Ce qu’on entreprend est destiné à mieux nous protéger de nos ennemis, afin que tous puissent être en sécurité dans leurs demeures, aussi bien en ville que dans les campagnes. Et si les ennemis en question opèrent des incursions, ils peuvent alors comprendre et admettre subir des pertes sans rien gagner en contrepartie. Mais comment est-il possible que certains placés sous votre règne en agressent d’autres, également placés sous votre protection, et les privent des bénéfices de ce bien commun ? Comment peuvent-ils bafouer à ce point vos soins, votre providence et vos travaux, sire ? Comment peuvent-ils ne pas contrevenir à vos lois en agissant ainsi ?
Ils rétorquent : nous n’avons fait que punir ceux qui sacrifient et transgressent ainsi la loi qui interdit les sacrifices [aux dieux]. Mais ils mentent en disant cela, sire. Car personne ne peut être audacieux et ignorant de la procédure pénale au point de se croire au-dessus de vos lois. Quand je dis vos lois, je veux dire la loi contre ceux qui sacrifient [aux dieux]. Peut-on penser que ceux qui ne peuvent supporter la vue d’un manteau de percepteur puissent méprisent à ce point la puissance de votre gouvernement ? C’est pourtant ce qu’ils affirment et Flavien lui-même [l’évêque d’Antioche] dit-on, sans que cela soit réfuté, du moins pas encore.
J’en appelle donc au gardien de cette loi…
Certains pourront dire : « certes, ils n’ont pas sacrifié ». Nous vous l’accordons. Mais des bœufs ont été tués à l’occasion de certaines fêtes.
Or il n’y a pas eu d’autel pour recevoir le sang ni pour en brûler une partie ni aucune libation après. Et si des gens qui se retrouvent en un lieu agréable, tuent un veau ou un mouton, ou les deux, en font rôtir une partie et cuir le reste, pour les manger à l’ombre, ont-ils agi contrairement lois à la loi ? Car vous n’avez jamais interdit ces choses-là de par vos lois, Sire ; et en spécifiant ce qui ne devait pas être fait, vous avez par conséquent autorisé tout le reste. 4) De sorte que, bien qu’ils aient festoyé en brûlant de l’encens, ils n’ont pas violé la loi, même si à l’occasion de cette fête ils ont chanté et invoqué les dieux. À moins que vous jugiez opportun de remettre en cause leur façon de manger conformément à la coutume…
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On dit que ce n’est pas permis par leur propre loi qui recommande la persuasion, et condamne la contrainte 5). Mais pourquoi donc dans ce cas se ruent-ils à l’assaut des temples ? Quand on n’arrive pas à convaincre, on utilise la force ? En cela évidemment ils transgressent leur propre loi.
Ils diront encore : « Par ce moyen, certains ont été convertis… mais quand ces derniers sont seuls en train de prier, ils ne s’adressent à personne, ou ils invoquent les dieux…
Ils ajoutent : « c’est pour le bien du monde, et des hommes, qu’il ne doit plus y avoir de temples ». Là, votre majesté, j’ai besoin de liberté d’expression ; car je ne voudrais pas vous offenser…
« Que personne dans mon empire ne croie aux dieux, ni ne les adore, ni ne sollicite de leur part quelque bienfait, que ce soit pour lui-même, ou pour ses enfants, si ce n’est en silence et en privé ; mais que tous viennent me retrouver là où moi j’adore mon dieu, et se joignent aux rites accomplis en ce lieu. Qu’ils fassent les mêmes prières, et courbent la tête au signal donné par la main de celui qui dirige la multitude. Celui qui transgressera cette loi sera puni de mort ».
Il vous était facile d’édicter une telle loi, mais vous ne l’avez pas fait. Bien que vous pensiez qu’une voie soit meilleure que l’autre, vous n’avez pas jugé pour autant que cette dernière constituait une impiété méritant un juste châtiment. Vous n’avez pas non plus exclu des honneurs ceux qui suivaient toujours cette voie et vous les avez au contraire investis des plus hautes fonctions, en les invitant même à votre table pour y boire et manger avec vous. C’est ce que vous avez fait autrefois, et aujourd’hui encore ; entre autres, vous vous êtes associé en pensant que cela serait avantageux pour votre gouvernement, un homme (lequel ???) qui jure toujours par les dieux, devant les autres et par devant vous-même. Vous ne vous offusquez pas de ces serments, et vous ne tenez pas pour misérable celui qui place tous ses espoirs dans les dieux.
Puisque donc vous ne nous rejetez pas, tout comme celui qui a soumis les Perses par les armes n’a jamais rejeté un de ses sujets pensant autrement que lui en ce domaine, quelle raison peuvent-ils bien avoir pour nous rejeter nous ? Comment ces hommes peuvent-ils rejeter leurs concitoyens ne pensant pas comme eux en la matière ? De quel droit procèdent-ils à ces expéditions ? Comment peuvent-ils s’approprier les biens d’autrui au grand dam des fermiers ? Comment peuvent-ils détruire certaines choses et en emporter d’autres ? Ajoutant au grave préjudice de leur action l’insolence de s’en glorifier.
Si vous approuvez ou permettez de telles choses, Sire, nous ne les supporterons pas sans douleur bien sûr ; mais nous montrerons que nous savons obéir. Par contre, si vous ne leur reconnaissez aucune légitimité du tout, et qu’ils viennent néanmoins envahir ce qui reste de nos biens, ou nos quatre murs : sachez que les propriétaires de ces campagnes se défendront (Nathaniel Lardner, tome VIII : témoignages des païens antiques ».
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire en introduction, les espoirs que Libanius plaçait en Théodose furent cruellement déçus, car cet empereur, un des talibani ou parabolani chrétiens les plus sanguinaires de l’Histoire, fera justement du christianisme la seule religion légale, à l’exclusion de toute autre, et il légalisera les persécutions antipaïennes.
1) Couleur fréquente chez les membres du clergé orthodoxe d’Orient.
2) Sans résistance.
3) Allusion de Libanius à l’évêque d’Antioche nommé Flavien ?
4) Même raisonnement en fait que le pape Grégoire 1er dans ses consignes à l’abbé Mellitus quant à la conversion des Angles. Voir plus haut dans notre chapitre sur le christianisme en Grande-Bretagne.
5) cf. Coran sourate 2, verset 256 : « Nulle contrainte en religion, etc. ». Sur la signification exacte de cette formule, voir notre opuscule traitant de l’islam.
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LE CAS HIÉROCLÈS D’ALEXANDRIE, ÉLÈVE DE PLUTARQUE D’ATHÈNES VERS L’AN 400.
Les chrétiens orientaux ne firent pas que s’en prendre aux biens, ils s’en prirent également aux personnes. Ce fut du maccarthysme avant la lettre. Tel fut le cas par exemple de Hiéroclès, philosophe grec, de l’école néoplatonicienne, né à Alexandrie où il y enseigna au début avec un grand succès.
Banni pour un temps de sa ville natale, il dut comparaître, à Constantinople sans doute, en raison de son attachement à l’ancienne religion, devant un tribunal qui le condamna lourdement ; il subit avec courage (comme sainte Hypatie) les mauvais traitements que les chrétiens lui infligèrent, puis revint enseigner à Alexandrie (415-450 environ).
Ces divers écrits témoignent d’une grande élévation morale, et de sentiments religieux très sincères. En dessous du Dieu unique, créateur de toutes choses, Hiéroclès distingue trois classes de dieux : les dieux célestes (anges), les démons et les âme/esprits des humains.
Contrairement aussi à l’habitude de ses maîtres, il parle de la volonté, de la sagesse et de la puissance de Dieu, à la manière ordinaire. Hiéroclès se retrouve d’accord avec les néoplatoniciens pour nier la préexistence de la matière [à quel stade, au tout premier commencement des commencements ou au commencement de chaque cycle venant après ?] et le commencement du monde dans le temps. Il veut que Dieu soit le procréateur de toutes choses et que son action, ainsi que son essence, soient éternelles par rapport aux êtres créés.
Les esprits ont été directement produits par lui, et sont l’objet de sa Providence ; la nature matérielle a été générée, ensuite elle est conservée, par Dieu, mais sans égard aux individus, dont la destinée est réglée, non comme celle des esprits, par la Providence, mais par le hasard et la nécessité.
Hiéroclès croit, comme Platon, à la préexistence des âmes humaines [toute la question est de savoir sous quelle forme, âmes personnelles ou vaste réservoir psychique ?] ; mais il refuse de suivre Porphyre et Jamblique lorsqu’ils représentent les âme/esprits comme allant animer des corps d’animaux, ou au contraire, devenant des démons. Les différentes classes d’êtres sont séparées par des barrières infranchissables. Il affirme énergiquement la liberté humaine ; il ne voit pas de difficulté à la concilier avec la Providence. La Providence est pour lui l’empire paternel que Dieu exerce sur tout l’univers ; les arrêts particuliers que Dieu rend pour les individus constituent la destinée de ces derniers.
Quant au mal, la Divinité en est innocente ; il est exclusivement l’œuvre de l’homme. Dieu se borne à attacher certaines conséquences aux actions qui sont librement choisies par les hommes. En pratique Hiéroclès distingue la vertu morale qui soumet la partie sensible de l’âme, le menman, à la raison et la vertu théorique qui l’élève à la vérité. L’une conduit à l’autre, la première fait de l’homme un être bon, la seconde en fait un dieu. Avec Platon, Plotin et le stoïcisme, il recommande de s’élever au-dessus de tous les biens extérieurs. Le véritable culte que nous devons rendre à la divinité consiste à la connaître et à l’imiter. Enfin, au-dessus de la vertu pratique, et même de la vertu théorique, il conçoit une existence, une activité encore plus parfaite, et qui nous rapproche davantage de la Divinité. Pour s’en rendre digne et l’atteindre, il faut se soumettre à certaines règles de vie, analogues à celles que Pythagore avait prescrites. C’est là finalement que nous voyons surtout reparaître le mysticisme, qui est le trait commun de tous les philosophes néoplatoniciens.
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LES HÉRÉSIES.
La lutte contre les hérésies n’est pas née avec l’Inquisition. Avant l’institution de cette dernière, la recherche des hérétiques est confiée à l’ordinaire (le plus souvent, l’évêque) et la punition au juge séculier.
La lutte anti-hérésies n’est pas du seul domaine de la papauté : au contraire, en raison de ses dimensions sociales, les États s’en chargent eux-mêmes. Ils collaborent avec la papauté. Les premières formes de répression étaient apparues au début du XIe siècle : à Noël 1022, le roi Robert le Pieux avait fait brûler dix clercs de la cathédrale d’Orléans. C’était le premier bûcher de l’histoire de la lutte contre l’hérésie en Occident.
Mais autour de l’an mil, il n’y avait quand même que peu d’hérétiques, ils étaient disséminés ici et là et passaient pour des illuminés ou des fous. Mieux, même, entre 1050 et 1100, cette accusation semble avoir disparu. C’était alors le temps de la réforme dite grégorienne : l’Église mobilisait toutes ses énergies dans le combat pour sa liberté face aux souverains et pour la réforme des mœurs de son clergé, elle avait donc besoin des ferments d’évangélisme et de spiritualisme des « hérésies ».
Si l’Église avait connu une période de calme relatif après le IXe siècle, les hérésies connaissent un nouveau développement au XIIe siècle, le plus souvent en suivant les routes de pèlerinage. Des études locales ont en effet montré que les hérésies se répandent souvent par ce biais : les pèlerins discutent entre eux, et avec les villageois lors de leurs étapes, propageant ainsi des questions et des réponses en dehors du pouvoir régulateur de la paroisse.
C’est donc dans la vallée du Pô et dans l’Italie centrale qu’apparurent les premiers mouvements du Moyen Âge officiellement qualifiés d’hérétiques.
— Citons tout d’abord les Patarins de Milan dont les chefs de file furent Ariald et Landolf Cotta. Leur devise (la pauvreté volontaire) révèle bien des choses : on y trouve le mot d’ordre d’une révolte sociale en germe. Tous les prédicateurs itinérants qui se multiplient à partir de cette époque reprochent à leurs auditeurs de s’être écartés des commandements de l’évangile et les appellent à retrouver le mode de vie recommandé par les premiers apôtres.
— Au même moment apparaît un autre mouvement de l’autre côté des Alpes : le mouvement des Pauvres de Lyon. L’initiateur en est Pierre Valdo (1140-1206), d’où le nom de Vaudois donné à ce mouvement. Si leur mouvement n’avait apparemment rien de révolutionnaire au départ, ses adeptes prétendaient néanmoins prêcher librement dans les rues leur appel d’un retour à l’Évangile. Valdo lui-même affirmait que sa vocation ne lui venait pas de l’Église, mais du Seigneur. L’évangile l’interpellait directement, lui, le laïc, sans aucun besoin d’intermédiaire. La hiérarchie ecclésiastique ne pouvait tolérer une telle affirmation. Il en allait de son autorité et de son monopole en matière religieuse et dogmatique. Un clerc des années 1170 chargé du dossier des vaudois évaluait ainsi le danger : « Ils suivent le Christ nu. Si nous les laissons faire, c’est nous qui serons mis dehors ».
D’où la condamnation de l’évêque de Lyon. Valdo et ses disciples furent expulsés de Lyon.
Dans la pratique, la lutte contre les hérésies revêtait jusque-là plusieurs formes qui, contrairement à une idée répandue, furent rarement violentes au début. Les plus communes étaient la catéchèse et les prêches (discours prononcés notamment au cours des messes). Mais à l’époque, beaucoup plus dangereuse pour la fille aînée de l’Église que les pauvres de Milan ou Lyon qui ne prêchaient qu’un retour à l’évangile et ne s’élevaient que contre la corruption des mœurs du clergé d’alors, et qui étaient donc surtout des schismatiques, se développe dans le sud de l’Europe une véritable hérésie doctrinale portant sur les idées : le catharisme. Ce qui changea tout.
C’était un mouvement de renouveau dualiste ou gnostique qui prospéra un temps dans certaines régions du sud de l’Europe, en particulier dans le nord de l’Italie et dans le sud de la France, entre les XIIe et XIVe siècles. Ils s’appelaient eux-mêmes « bons hommes » ou « bons chrétiens », mais l’Église catholique ne reconnut pas leur croyance comme étant vraiment chrétienne. Les spécialistes pensent que leur mouvement venait de Perse ou de l’Empire byzantin. Les croyances cathares variaient d’une communauté à l’autre, car le catharisme fut initialement répandu par des ascètes qui ne laissaient derrière eux que quelques lignes directrices, mais L’Église catholique condamna ses pratiques, y compris le rituel du Consolamentum. Le pape envoie donc deux légats, en 1198, « répandre la Parole de Dieu », et leur donne tous les pouvoirs et une méthode de jugement. De son côté Dominique de Guzmán (saint Dominique) fonde un ordre monastique afin de les combattre par la prédication et l’exemple d’une vie mendiante. Au début de son pontificat, le pape Innocent III tente
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donc de mettre fin au catharisme en envoyant des missionnaires et en persuadant les autorités locales d’agir contre eux. Mais en 1208, le légat pontifical d’Innocent, Pierre de Castelnau, fut assassiné en rentrant à Rome après avoir excommunié le comte Raymond VI de Toulouse. Le pape abandonna dès lors l’option pacifique (envoyer des missionnaires catholiques et des juristes). Il proclama Pierre de Castelnau martyr et lança une Croisade contre les « albigeois » qui sera politiquement déterminante pour l’unité de la nation française en rattachant aux terres de son nord des pans essentiels des terres du sud du pays. Le mouvement inverse sera l’indépendance de l’Algérie en 1962 (Toute l’histoire de France du temps de sa grandeur tient d’ailleurs entre ces deux dates et ces deux hommes : 1209 Simon de Montfort – 1962 Charles de Gaulle).
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LES DÉBUTS DE LA RÉPRESSION.
L’Église effectivement n’a jamais ordonné que l’on brûle les sorcières ou les hérétiques. Elle les remettait simplement au pouvoir séculier qui savait bien, lui, ce qu’il fallait en faire. Il avait en effet des lois pour ça !
De telles ignominies (ces guerres de religion, ces « saint Barthélemy » ou ces persécutions anti sorcières voire anti Réformés avant la lettre) doivent être dénoncées moins diplomatiquement que ne l’a fait saint Libanios * en son temps. Tout comme l’hypocrisie qui les accompagna et les accompagne encore.
L’Inquisition médiévale a été rendue possible par la conjonction de plusieurs idées : la notion d’hérésie ou d’erreur religieuse, d’une part et la notion de devoir religieux de l’État, d’autre part. Cette conjonction est déjà visible dans l’édit de Thessalonique de 380.
Au Moyen Âge l’hérésie n’est pas seulement affaire de doctrine : elle est vue comme un crime global contre Dieu et l’humanité (ce qui alors revient au même). Étant une rupture du lien social, la lutte contre l’hérésie est une question d’ordre public. Les princes sont donc intéressés par sa répression à plusieurs titres, et l’autorité civile, pour préserver l’ordre public, se met à lutter contre des hérésies et sanctionner des hérétiques de manière potentiellement autonome : la décrétale Ad abolendam (1184) du pape Lucius III fait de la répression de l’hérésie un élément constitutif du pouvoir de l’Empereur, en l’espèce Frédéric Barberousse.
Cette confusion entre domaines spirituel et temporel est assez générale, en Europe, au XIIIe siècle et l’implication des autorités laïques entre en conflit avec l’autorité de l’Église : des tribunaux royaux ou impériaux se prononcent sur des problèmes de doctrine. Ce conflit de juridiction est tranché par l’arrangement de Vérone (1148) : les hérétiques doivent être jugés par l’Église avant d’être remis au bras séculier. Inversement, l’Église oblige les autorités « laïques » (dont la légitimité se fonde sur un modèle de société chrétienne) à rechercher les hérétiques, sous peine d’excommunication ou de déposition.
Dès le début, l’Inquisition est donc fondée sur le principe de la collaboration et du partage des tâches entre l’Église et les autorités laïques, chacun intervenant dans son domaine et suivant sa responsabilité propre.
Mais ces dispositions bientôt ne suffisent plus : le pouvoir des évêques reste limité à leur territoire alors que l’aire d’influence des hérésies est mouvante, et couvre souvent plusieurs diocèses. Dans ce cas, l’évêque ne peut réprimer que la partie qui est dans sa juridiction, ce qui est peu efficace. En outre, les évêques sont confrontés aux pressions locales : l’hérésie se développe également dans la noblesse ou chez les bourgeois des villes, et un évêque peut avoir un proche parent hérétique.
La doctrine cathare étant bien plus répandue et grandissante que les petites hérésies habituelles, le système des évêchés ne suffit plus. Certains prêtres catholiques changent même de camp pour rejoindre les « Bons Hommes ».
À partir du XIIIe siècle, l’accusation d’« hérésie » justifiera par conséquent une répression tous azimuts et le dépistage systématique de toutes les « déviances ».
Avant la publication d’Excommunicamus, l’acte fondateur de l’Inquisition médiévale, la lutte contre l’hérésie s’est donc déployée en plusieurs étapes.
On peut en particulier rappeler l’ébauche d’une législation contre l’hérésie dès le deuxième concile du Latran présidé par le pape Innocent II en 1139, puis, à la suite de la promulgation de la bulle Ad abolendam par le pape Lucius III en 1184, la création d’une « Inquisition épiscopale », menée de manière décentralisée par les évêques, qui sera suivie par une « Inquisition légatine » confiée aux cisterciens par le pape Innocent III en 1198.
Dans la bulle pontificale Vergentes in senium (25 mars 1199), Innocent III assimile même l’« aberration dans la foi » à un crime de lèse-majesté, concept romain opportunément redécouvert à cette époque par les autorités laïques.
Il y aura enfin le choix de la procédure inquisitoire lors du quatrième concile du Latran en 1215. Ce concile évoque aussi la possibilité d’un personnel spécialisé, mais restant dans le cadre diocésain. Divers dispositifs sont ensuite essayés, suivant les nécessités locales, dans un effort pour dépasser les limitations de la juridiction ordinaire.
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Avant le XIIIe siècle, le droit canonique n’admettait en effet que la procédure accusatoire : le juge instruisait les plaintes ; la charge de la preuve lui incombait. La procédure inquisitoire était alors utilisée uniquement à des fins de discipline ecclésiastique : répression de la simonie, contestations d’élections abbatiales, etc.
La lutte contre les hérétiques puisera donc dans plusieurs traditions pour se définir : parallèlement à la résurgence du droit romain, les traditions germaniques sont également utilisées. Ainsi, se fondant sur les punitions très dures de la loi carolingienne contre le sacrilège, Frédéric II choisit en 1224, dans le statut accordé à la ville de Catane, d’appliquer la peine du feu aux hérétiques de Lombardie. C’est la première décision systématique de ce genre. En 1252, le pape Innocent IV justifie même la torture que ses prédécesseurs avaient refusée.
Au début du XIIIe siècle, les évêques disposent donc d’une importante législation pour lutter contre l’hérésie, mais pas encore d’une institution spécialisée. Cela sera fait avec la constitution Excommunicamus du pape Grégoire IX.
* Saint Libanios qui dans son discours numéro 30 en faveur des temples apparaît en réalité comme un grand défenseur de la laïcité ouverte.
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NAISSANCE OFFICIELLE DE LA PREMIÈRE INQUISITION.
La première Inquisition officielle fut créée par cette constitution et confiée principalement, mais non exclusivement aux moines dominicains tels Bernard Gui, Nicolas Eymeric, Torquemada
Un tribunal classique ne pouvait pas évoquer spontanément une cause, il devait préalablement être saisi par un demandeur (qui, en matière pénale, pouvait être une institution publique établie à cet effet). Un tribunal d’Inquisition pouvait au contraire examiner d’office (au sens littéral : du fait de sa mission, son office) toute question dans son domaine de compétence, sans avoir besoin d’être saisi. Ce pouvoir a été attribué pour permettre d’examiner vite et efficacement tout ce qui pouvait être soupçonné d’hérésie.
La procédure inquisitoire confère donc au juge l’initiative de la poursuite. Dans cette nouvelle forme de procédure, le juge peut lancer d’office une enquête sur la base de la fama publica (la « notoriété »). Soit il trouve des accusateurs précis par le biais d’une enquête, générale ou individuelle, soit il se charge lui-même d’administrer la preuve. Une des particularités de l’instruction inquisitoriale est le secret : l’accusé et ses proches ne connaissent aucun des chefs d’inculpation et la défense se fait donc à l’aveugle.
Cette première Inquisition, créée au début du XIIIe siècle pour empêcher la diffusion de certaines hérésies notamment celle des cathares et des vaudois, durera jusqu’au XIVe siècle.
Après la création de l’Inquisition, la définition de l’hérésie (pour laquelle elle deviendra progressivement le seul tribunal compétent) sera constamment élargie. En 1310 par exemple Marguerite Porete, femme de lettres, mystique et chrétienne du courant des béguines, sera encore brûlée pour cause d’hérésie avec son livre Le Miroir des âmes simples.
Par opportunisme, on fait entrer dans le champ de l’hérésie des éléments de plus en plus divers : l’apostasie de juifs et musulmans convertis, ou encore la sorcellerie. Mais on appelle aussi hérétiques les schismatiques à l’occasion de la lutte contre Frédéric II ou, au XIVe siècle, du Grand Schisme d’Occident – ou encore ceux qui refusent de payer les dîmes, voire les homosexuels.
Ces prérogatives croissantes de l’Inquisition et l’allègement constant de la tutelle qui devrait s’exercer sur elle, expliquent la toute-puissance de l’institution au XIIIe siècle : les inquisiteurs prennent l’habitude de travailler seuls, et sans rendre de comptes.
Le fonctionnement de l’Inquisition relève à la fois du domaine du droit et de celui de la religion.
Dans le droit canon les procès et jugements relèvent d’un tribunal ecclésiastique, fonctionnant sous l’autorité de l’ordinaire du lieu, le plus souvent l’évêque. Rome n’intervient qu’en deuxième ligne, à la fois comme autorité d’appel, et comme garant du bon fonctionnement de l’ensemble.
Quand cette organisation locale se révèle insuffisante ou inadaptée pour défendre les besoins de la foi, le pape peut décider de nommer un inquisiteur. C’est un représentant à qui le pape délègue son autorité, pour juger toutes les questions relatives à la foi dans une région donnée. C’est une juridiction « d’exception », ce qui signifie que lorsque cette juridiction existe, elle est seule compétente pour juger de l’orthodoxie d’une cause qui lui est soumise.
L’inquisiteur est donc essentiellement le représentant du pape, et hérite de son autorité. Ils étaient choisis généralement parmi les franciscains ou les dominicains (Bernard Gui, Nicolas Eymeric, Torquemada). Les inquisiteurs réguliers vivaient en marge de la vie conventuelle, et pour accomplir leur mission ils étaient relevés de leurs vœux d’obéissance (envers leurs supérieurs habituels).
L’organisation que met en place l’inquisiteur pour accomplir sa mission est l’Inquisition, au sens administratif du terme.
Ce tribunal inquisitoire possédait le plus souvent un siège fixe (où étaient notamment conservées les archives, mais pas nécessairement : des inquisiteurs ont été itinérants). Les inquisiteurs étaient assistés d’un personnel nombreux : greffiers, geôliers, etc.
Procédure.
Précision tout d’abord. L’inquisition ne concerne que les chrétiens devenus hérétiques et pas les non-chrétiens en terre chrétienne. En 1199, le pape Innocent III rappellera l’importance de protéger les juifs et l’impossibilité de convertir par la force un non-chrétien.
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L’enquête générale était proclamée dans une région entière. Quand l’Inquisition procédait par secteur géographique, l’ouverture d’une enquête de l’Inquisition dans un secteur hérétique donné prenait en général la forme d’une prédication générale, où l’inquisiteur exposait la doctrine de l’Église et réfutait les thèses de l’hérésie. Il publiait ensuite un décret de grâce et un édit de foi, convoquant tous les habitants devant l’inquisiteur.
Pendant une durée fixée par le décret de grâce (15 à 30 jours), ceux qui se présentaient en temps et en heure et confessaient spontanément leurs fautes se voyaient imposer une pénitence religieuse (le plus souvent un pèlerinage), mais échappaient aux sanctions du pouvoir civil. Inversement, l’édit de foi donnait obligation de dénoncer les pratiques hérétiques.
Ces premiers aveux spontanés, qui devaient être complets, permettaient aussi par leur témoignage d’identifier des hérétiques qui ne s’étaient pas présentés. Le délai accordé par le décret de grâce permettait aussi de mener des enquêtes locales et, le cas échéant, de recueillir des témoignages anonymes.
Les fidèles suspectés d’hérésie qui ne s’étaient pas présentés pendant ce délai de grâce faisaient l’objet d’une citation individuelle. La citation individuelle se faisait le plus souvent par le biais du curé. Ceux qui refusaient de comparaître se trouvaient excommuniés.
Un suspect devait jurer (sur les quatre évangiles) de révéler tout ce qu’il savait sur l’hérésie. Si le suspect reconnaissait ses erreurs tout de suite et librement, il se voyait infliger des pénitences comme précédemment, mais les peines éventuelles étaient légères.
Le serment était une arme redoutable entre les mains de l’inquisiteur. De nombreuses sectes proscrivaient le serment, et la violation ou le refus du serment était donc un indice sérieux d’hérésie. D’autre part, la sanction contre les parjures était la prison à vie, une peine très dissuasive.
Les peines les plus graves ne concernaient que ceux qui refusaient de reconnaître leur erreur, même après avoir juré de dire la vérité, et malgré des témoignages permettant de douter sérieusement de leur sincérité. Pour ceux-là, la procédure inquisitoire s’engageait réellement.
Des protections étaient accordées aux accusés, comme aux témoins. Ainsi l’identité des témoins à charge était tenue secrète, pratique courante de l’époque. Dans cette même logique, les confrontations de témoins et les contre-interrogatoires étaient inconnus. En revanche, dans les tribunaux de l’Inquisition, les accusés étaient autorisés à fournir une liste des personnes susceptibles de leur en vouloir, et elles étaient alors récusées comme témoins.
Les tribunaux de l’époque n’acceptaient pas de témoignages d’origine douteuse : voleurs, prostituées, personnes de mauvaise vie, mais aussi hérétiques et excommuniés. Très vite, les tribunaux d’Inquisition se démarquèrent de cette règle, en ce qui concerne le témoignage d’hérétiques, pour des raisons pratiques évidentes : les activités hérétiques étaient en général cachées, les témoignages correspondants ne pouvaient guère provenir que des hérétiques eux-mêmes. Cette pratique sera officialisée en 1261 par le pape Alexandre IV.
L’accusé a généralement droit à un défenseur, mais ce droit était le plus souvent théorique dans le cas de l’Inquisition, faute de volontaire. Les avocats d’hérétiques risquaient d’être eux-mêmes accusés de complaisance avec l’hérésie poursuivie. En général, et pour la même raison, les accusés traduits devant un tribunal d’Inquisition ne bénéficiaient pas de la présence de témoins à décharge.
Dans les cas difficiles, le tribunal devait entendre l’avis d’un collège de boni viri, conseil (en latin consilium) formé de trente à une centaine d’hommes de mœurs, de foi et de jugement, confirmés. Ce conseil est imposé et confirmé par les instructions du pape à partir de 1254. Son rôle ira croissant dans l’Inquisition, et sera étendu à d’autres juridictions pour finalement être à l’origine du jury moderne.
Après qu’ils ont prêté serment de s’exprimer en conscience, l’ensemble des actes du procès leur était transmis, mais de manière anonyme, censuré du nom de la personne accusée. Ils transmettaient deux avis à l’inquisiteur : sur la nature de la faute constatée, et sur la nature de la sanction opportune.
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L’inquisiteur reste souverain et responsable de sa sentence, mais l’avis de ce conseil était le plus souvent suivi, et quand il ne l’était pas, c’était pour amoindrir les sanctions proposées.
Dans certaines circonstances, en particulier en cas de faute lors du déroulement de la procédure, l’accusé peut faire appel au pape. En pratique, cette possibilité est rarement offerte. Bernard Gui précise que l’inquisiteur passe outre à tout privilège d’exemption et à l’appel. À Valence en 1494, ce droit à l’appel est refusé aux condamnés pour hérésie. Au XVIe siècle, l’appel au pape et au parlement se généralise et permet de bloquer la procédure tant que la plainte n’a pas été analysée.
Les sentences de l’Inquisition étaient prononcées dans une cérémonie officielle, en présence des autorités civiles et religieuses. Cette cérémonie était donc un acte de foi public, ce qui est la signification exacte du terme portugais « auto da fé ».
Un jour ou deux avant le prononcé, les inculpés se voyaient lire à nouveau les charges retenues contre eux (traduites en langue vernaculaire), et étaient convoqués pour entendre le verdict de l’inquisiteur, avec les autorités du lieu et le reste de la population.
La cérémonie s’ouvrait tôt le matin, par un sermon de l’inquisiteur, d’où son autre nom de « sermon général ». Les autorités civiles prêtaient ensuite serment de fidélité à l’Église, et s’engageaient à lui prêter assistance dans sa lutte contre l’hérésie.
La lecture des verdicts venait ensuite, en commençant par les « actes de clémence » : remises de peine ou commutations. Les pénitences de toutes nature (dons, pèlerinages, mortifications, etc.) suivaient ensuite.
En toute rigueur, la peine la plus sévère que prononçait l’Église était l’excommunication. Un tribunal d’Inquisition, par lui-même, ne fait que se prononcer sur l’orthodoxie du cas qui lui est soumis. Un tel jugement est un devoir institutionnel et ne pose aucun problème moral. Le drame de l’Inquisition n’est pas d’examiner l’orthodoxie d’une cause ; il commence quand l’Église accepte que la conséquence de son jugement soit liée à une sanction pénale du pouvoir temporel.
Les condamnations à mort n’étaient en effet prononcées que si la loi laïque ou séculière avait prévu ce type de sanction pour le crime en question.
Les condamnés étaient alors remis au bras séculier par une formule solennelle : Cum ecclesia ultra non habeat quod faciat pro suis demeritis contra ipsum, idcirco, eundum reliquimus brachio et judicio saeculari (« Puisque l’Église n’a plus à présent à accomplir son rôle contre ceux-ci, pour cette raison, nous les laissons au bras séculier et à sa justice »). Ce partage des rôles est acté dans l’arrangement de Vérone (1148) entre le Pape et l’Empereur : les hérétiques doivent être jugés par l’Église avant d’être remis au bras séculier, pour y subir « la peine due » (debita animadversione puniendus).
Sur ce, la cérémonie s’achevait. L’inquisiteur avait achevé son rôle, l’Église s’était prononcée sur l’hérésie. Chacun pouvait alors rentrer chez soi avec sa bonne conscience retrouvée – sauf bien sûr les coupables de crimes contre l’humanité, à qui le « bras séculier » allait infliger leurs peines. Contrairement aux pénitences religieuses, ces peines étaient en effet définies par le pouvoir temporel. Elles sanctionnaient les crimes commis contre la foi et l’Église, toutes deux officiellement protégées par l’État.
Le tribunal inquisitoire lui-même n’infligeait pas de peines à proprement parler, mais des « pénitences ». Les moins graves étaient appelées « pénitences arbitraires ». C’était la flagellation publique au cours de la messe, les visites aux églises, les pèlerinages, l’entretien d’un pauvre, le port d’une croix sur les vêtements, etc.
La pénitence était souvent réduite par la suite. Les archives de l’Inquisition montrent de nombreux exemples de pénitences atténuées ou levées pour des motifs variés, parfois sur simple demande. On cite ainsi le cas d’un fils obtenant la libération de son père en faisant simplement appel à la clémence de l’inquisiteur, d’autres sont libérés pour assister leurs parents malades « jusqu’à leur guérison ou leur mort ».
Mais l’Inquisition condamne aussi à des peines économiques et sociales et la confiscation des biens lui permet de poursuivre son œuvre. L’Inquisition espagnole condamne aussi à l’ostracisme par le biais du port du sanbenito (tunique jaune marquée d’une croix rouge et portant le nom du condamné) ou par l’exposition de celui-ci avec le nom du condamné dans les églises. L’interdiction d’exercer
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certaines professions comme le commerce, le courtage, la boucherie… conduisait aussi à la ruine et la misère celui qui en était frappé.
En revanche, les hérétiques qui ne s’étaient pas présentés dans les délais de grâce, ou ceux qui étaient retombés dans l’hérésie, encouraient la prison à vie. La prison connaissait deux modes possibles : le « mur large », comparable à une résidence surveillée, et le « mur étroit », réclusion solitaire. Le mur étroit pouvait être aggravé en carcer strictissimus, le condamné mis au cachot (communément appelé un in pace) étant attaché par des chaînes, et privé de tout contact.
Le relaps, ou l’obstiné qui refusait d’avouer son crime contre l’humanité (qui devait par ailleurs avoir été démontré), était abandonné à l’autorité séculière, et la peine de son crime était souvent l’incarcération ou le bûcher.
Essai d’objectivité en en ce qui concerne le nombre des victimes (révisionnisme).
D’après l’ecclésiastique Henri-Dominique Lacordaire, « l’inquisition est un progrès véritable comparée à tout ce qui avait eu lieu dans le passé. À la place d’un tribunal sans droit de grâce, assujetti à la lettre inexorable de la loi, on avait un tribunal flexible duquel on pouvait exiger le pardon par le repentir, et qui ne renvoya jamais au bras séculier qu’une infime minorité d’accusés. L’inquisition a sauvé des milliers d’hommes qui eussent péri par les tribunaux ordinaires » (Vie de saint Dominique).
Le nombre de victimes livrées à la justice civile et condamnées au bûcher est difficile à évaluer. La mémoire collective est marquée par les exécutions massives de Montségur (200 personnes), Vérone (200 personnes là aussi) ou du Mont-Aimé (le 13 mai 1239, 183 accusés sont brûlés à Bergères-lès-Vertus à l’occasion d’une rafle menée par le cathare Robert le Bougre) ainsi que par la répétition des bûchers à certaines périodes de l’Inquisition espagnole.
Bernard Gui aurait prononcé, entre 1308 et 1323, 42 condamnations au bûcher sur 930 sentences, soit 4,5 %.
Les estimations sont extrêmement variables, de 400 victimes pour les dix premières années à plusieurs millions sur plusieurs siècles et dans de nombreux pays selon l’estimation du français Jules Michelet en 1862.
Mais le Vatican a publié une étude sur les abus commis par l’Inquisition médiévale qui en arrive à la conclusion qu’en fait les juges tant redoutés, ne furent pas aussi brutaux qu’on le croyait. Le rédacteur en chef de ce rapport de 800 pages, le professeur Agostino Borromeo, y affirme par exemple qu’en Espagne, seulement 1,8 % des personnes ayant fait l’objet d’une enquête furent exécutés.
Pour être honnête, reconnaissons donc qu’il y a eu trois inquisitions différentes. Outre cette première inquisition, l’inquisition médiévale, il y a eu…
— L’Inquisition espagnole, inféodée à la couronne d’Espagne, fondée en 1478. En1478 en effet Isabelle la catholique obtient du pape Sixte IV la bulle créant l’Inquisition espagnole. Elle est mise en place et commence à fonctionner en 1480, les inquisiteurs étant nommés par les souverains.
Le pouvoir inquisitoire est un pouvoir sortant du droit commun, susceptible d’être employé abusivement, et de ce fait habituellement refusé aux juridictions classiques. L’inquisiteur cumulait les pouvoirs d’un juge d’instruction, d’un procureur, et avait la faculté de se saisir d’une affaire. L’accusé pouvait néanmoins récuser un juge, ou faire appel à Rome. En cas d’appel à Rome, l’ensemble des documents étaient envoyés sous scellé, et la cause était examinée et jugée à Rome sur la foi des pièces recueillies. Le pape n’aura néanmoins que très peu d’influence sur l’inquisition espagnole et face à l’intransigeance d’un Torquemada, il ne peut qu’élever une protestation.
Le fonctionnement même de l’inquisition (promulgation d’édit obligeant à la dénonciation, tenue et conservation de registres sur toutes les dénonciations, procédure soumise au secret) en fait un formidable outil de répression dont le pouvoir religieux et royal usera. Selon les époques, l’Inquisition servira ou s’opposera au pouvoir politique. En 1415 Jean Hus est brûlé pour hérésie. En 1522, Charles Quint crée un poste d’Inquisiteur Général des Pays-Bas, en y nommant François Vander Hulst, pour étendre son pouvoir impérial à travers cette institution et lutter plus efficacement contre les hérétiques. Cette Inquisition hollandaise, principalement au milieu du XVIe siècle, réprima de manière particulièrement violente ce qui était considéré par l’Église catholique comme une hérésie. Les victimes de cette répression religieuse furent considérées comme des martyrs de la Réforme, et la
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répression elle-même alimenta dans la population néerlandaise le rejet du régime espagnol, qui fut obtenu à la suite de près d’un siècle de troubles (1566-1648). L’indépendance de la Hollande se construisit ainsi sur un fonds de lutte pour la liberté religieuse, contre l’Espagne catholique et son Inquisition.
La référence à l’Inquisition permet aux Anglais de valoriser, par contraste, la liberté et la libération apportées par le protestantisme, et de justifier moralement la lutte contre le catholicisme aussi bien externe (guerre contre l’Espagne) qu’interne (persécutions religieuses en Irlande). L’inquisition fournit, par ses condamnations, de la main-d’œuvre pour les galères, mais se plie aux aléas de la politique (indulgence envers les hérétiques anglais en 1604 lors de la construction de la paix). Elle sert aussi de police politique en contrôlant les étrangers et devient peu à peu une force réactionnaire dont la puissance perdurera jusqu’en 1808.
— Pour mémoire enfin l’Inquisition romaine (Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle), fondée en 1542, remplacée par la Sacrée Congrégation du Saint-Office en 1908.
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LES MARRANES.
PHASE 1 LA CONVIVENCIA.
De l’espagnol convivir, « vivre ensemble » est un concept qui a beaucoup été utilisé par les historiens du XXe siècle pour évoquer une période de l’histoire médiévale de la péninsule ibérique (et en particulier d’Al-Andalus) qui impliquait que la coexistence entre musulmans, juifs et chrétiens se serait déroulée dans un état de relative paix confessionnelle ou de tolérance religieuse, caractérisée en outre par de nombreux échanges culturels.
Mais si la cohabitation des religions fut bien la norme dans la péninsule ibérique médiévale, le concept de Convivencia, dans son acception universitaire, a été quant à lui vivement controversé. Les études plus récentes en effet mettent en avant la forte variabilité des régimes et des situations dans le temps, un grand dynamisme des populations et des conversions massives régulières. Les sociétés sont organisées par la juxtaposition de communautés religieuses souvent rivales, autonomes et inégalitaires. Les frictions, les tensions et les suspicions sont nombreuses, exacerbées par les conversions, par la crainte de l’hybridation religieuse et du métissage. David Nirenberg (Communautés de violence : la persécution des minorités au Moyen Âge, Princeton 1996) (brosse même le portrait de l’Aragon médiéval où n’existe ni mentalité persécutrice ni cohabitation pacifique.
La Convivencia entre chrétiens, juifs et musulmans, est plutôt une nécessité inconfortable qui va de pair avec l’absence de principes juridiques déclarés, absence dont les conséquences furent néfastes.
David Nirenberg pense par contre que la violence était un aspect central et systémique de la coexistence entre majorité et minorité dans l’Espagne médiévale et que la coexistence était en partie basée sur de telles violences.
Pour Francisco Márquez Villanueva il n’y eut convivencia que parce que la cohabitation entre les chrétiens, les Maures et les Juifs constitua toujours une nécessité imposée par les faits sans jamais parvenir à être encadrée par de véritables principes juridiques déclarés. La gestion de ces principes s’avérait impossible à l’intérieur des paramètres de la pensée médiévale, ils ne purent être formulés qu’avec la période des Lumières et la Révolution.
PHASE 2 LA CRÉATION DE L’INQUISITION ESPAGNOLE 1478.
L’annexion de places musulmanes par les armées chrétiennes donne lieu à des négociations entre les princes chrétiens et les musulmans sur les conditions de leur reddition, essentiellement sur le statut des populations musulmanes. Très favorables à ces dernières, elles sont décrites comme des « magnánimas concesiones » par les documents historiques. Pour les chrétiens, elles semblent être surtout un moyen de pacifier les places conquises, mais leur application déforme radicalement et profondément le modèle initial. Dans le royaume de Castille, le modèle initialement mis en place est très avantageux pour les musulmans, notamment dans les zones où ils sont une écrasante majorité. Après avoir défait le soulèvement mudéjar et soumis le royaume de Grenade (1266), Alphonse X remet en cause les clauses signées dans les territoires de la basse Andalousie et de Murcie, rendant la situation des mudéjars plus difficile. En outre, il soumet ces territoires à une intense propagande religieuse pour convertir ces territoires et déplace des populations pour renverser le rapport de force entre chrétiens et musulmans.
Dans la plupart des territoires passés sous domination des rois chrétiens, les musulmans continuent à vivre, de même que d’importantes communautés juives. Dans un premier temps, les rois chrétiens adaptent le schéma musulman de communautés juxtaposées, favorisant alors les chrétiens. Les musulmans sont alors soumis au statut de Mudéjar très semblable à celui de dhimmi. Ils s’organisent en aljamas (quartiers), très proches des municipalités chrétiennes, et s’administrent de façon autonome par « suna et xara » (sounna et charia). Les musulmans étaient essentiellement agriculteurs, tant comme locataires que comme propriétaires, mais se distinguaient aussi dans l’artisanat (poterie, cuirs, soies, savons, etc.), la construction et élaboration des matériaux de
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construction. Ils possèdent un monopole dans la fabrication du papier à Xàtiva, et jouent un rôle prépondérant dans le transport.
Chacune des communautés jouit de ses propres lois, contraintes et impôts. La ségrégation entre elles est la norme, tant à l’initiative de l’Église que des communautés musulmanes et juives pour « sauvegarder » la foi de chacun. Les conversions vers le christianisme sont nombreuses et rapides dans les villes, ce qui ne va pas sans provoquer de tensions entre communautés, et des litiges portant notamment sur l’héritage des biens du converti. Il y a peu de restriction à se déplacer, y compris pour effectuer un pèlerinage, mais il est difficile d’émigrer.
Admis dans la société chrétienne, les juifs convertis essayaient de s’intégrer et de se fondre pour se faire oublier. Lorsque leur fortune, à nouveau refaite, le leur permettait, ils essayaient de s’acheter une identité, c’est-à-dire de s’allier à des chrétiens bien vus dans la société, mais sans ressource, ce qui était très fréquent dans la petite noblesse.
C’est d’ailleurs ainsi que fut découvert le marranisme.
Un ancien juif, fort riche, converti, vivait depuis peu au milieu des chrétiens. Il avait une jolie fille promise à un jeune noble espagnol.
Or, un soir, alors que ce dernier s’était rendu en cachette dans sa chambre, la mère frappa à la porte. Affolée, la jeune fille cacha son amoureux dans l’immense cheminée. Comme presque partout dans les demeures, les cheminées étaient superposées, et le son montait facilement.
Or par malheur, c’était la veille de Pessah, et ce jeune homme fut le témoin auditif d’une scène qui le laissa sans voix. Stupéfait, il alla sur le champ tout rapporter à son confesseur. La découverte de la persistance de la religion juive chez les convertis provoqua une émotion intense au sein de l’Église.
Il fallait extraire au plus tôt cette gangrène de leur âme, et pour cela, il fallait découvrir les coupables, les faire avouer et les châtier d’une façon exemplaire en public pour provoquer la peur et même l’effroi chez ceux qui auraient voulu les imiter.
Les évêques de tout le pays persuadèrent les souverains d’installer l’Inquisition. L’Inquisition était un tribunal religieux qui cherchait, arrêtait, « questionnait » (euphémisme pour ne pas dire torturait), condamnait et exécutait elle-même les sentences. Cette institution était totalement indépendante du pouvoir royal.
Afin de surveiller les « nouveaux chrétiens » ou conversos d’origine juive, et dissuader les relaps, les Rois Catholiques obtiennent du pape Sixte IV, en 1478, l’autorisation de désigner des « inquisiteurs » dont la juridiction, d’abord limitée au royaume de Castille, fut étendue ensuite aux territoires de la couronne d’Aragon.
La juridiction inquisitoriale ne touchant que les « convertis », Juifs et Maures conservaient, après 1478, la possibilité de pratiquer leur religion. Cette situation fut modifiée dans le quart de siècle suivant par la politique d’unification religieuse pratiquée par les Rois Catholiques. Dès 1492, les Juifs doivent choisir entre le baptême et l’exil.
PHASE 3 LE DÉCRET DE L’ALHAMBRA DE 1492.
Le traité de Grenade, conclu en 1491 entre les souverains catholiques et l’émir Boabdil, donnait quelques garanties aux Juifs notamment sur la liberté de culte. Elles seront néanmoins remises en cause par le décret de l’Alhambra signé le 31 mars 1492 par les Rois catholiques à l’Alhambra de Grenade, trois mois après la prise de cette ville aux musulmans.
Motivé par la volonté de christianiser totalement les Espagnes médiévales en prélude à leur unification, il entraînera, quatre mois plus tard, l’expulsion des Juifs du pays.
Ce décret se penche également sur la situation des juifs convertis au christianisme qu’il place en quelque sorte sous surveillance.
L’Inquisition dirigée par Torquemada et les souverains ne pouvaient supporter en effet l’idée que de nombreux Juifs convertis fréquentaient encore leur famille ou leurs amis de leur ancienne communauté et pratiquaient encore les rites du judaïsme, malgré l’interdiction absolue de tout contact entre Juifs et Juifs convertis.
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En conséquence, les Rois catholiques interdisent de séjour sur les terres espagnoles à dater de la fin du mois de juillet tout Juif, sous peine de mort et de confiscation de ses biens immédiates sans autre forme de procès. Il est également interdit à tout non-juif de leur prêter assistance ou de les héberger sous peine de dessaisissement immédiat de ses biens et titres.
Profitant du désespoir des Juifs, Torquemada leur ouvre alors une porte en leur offrant la possibilité de se convertir au catholicisme. Mais une majorité d’entre eux refuse cette conversion, d’autant qu’ils ont vu avec quelle facilité les nouveaux chrétiens sont condamnés au bûcher. Quelques-uns, surtout parmi les mieux établis, acceptèrent la conversion et notamment le grand rabbin Abraham Senior, qui se convertit avec sa famille sous le parrainage d’un cardinal pour prendre le nom de Coronel et continuer à accéder aux plus hautes fonctions.
Les chercheurs ont du mal à s’accorder sur le nombre exact de Juifs qui partirent et ceux qui préférèrent se convertir. Les estimations vont de 50 000 à 300 000 exilés. Selon Esther Benbassa, le chiffre de 100 000 à 150 000 paraît le plus plausible.
Les conversos ou convertis se répartissaient en trois groupes.
— Ceux qui décidèrent de changer de vie totalement et qui, oubliant leurs origines, devinrent de bons et sincères chrétiens.
— Ceux qui, craignant qu’on mette en doute leur nouvelle foi, ou, pour éviter des représailles, firent du zèle et devinrent les plus grands et les plus dangereux antijuifs.
— Enfin les autres, les plus nombreux, qui, croyant que la crise n’était que passagère, voulurent, en cachette, rester fidèles à la religion de leurs ancêtres, et continuer à pratiquer, en se cachant, le judaïsme.
Ces conversos furent appelés les Marranes, ou plutôt, comme on le dit maintenant, les cryptojuifs (ceux qui pratiquent le judaïsme en secret).
Le mot marrane est très péjoratif. Il signifie, dans le patois castillan « porc », ou plutôt « cochon ». Il fut donné par les Espagnols aux nouveaux convertis, d’une part en signe de mépris, et d’autre part, parce que certains de ces nouveaux convertis, pour montrer qu’ils s’étaient bien intégrés mettaient des morceaux de porc à sécher à leurs fenêtres.
En se convertissant, obligation leur était faite de changer d’identité.
— Ceux qui manquaient d’imagination dans ces moments d’épouvante prenaient ce que le religieux qui les convertissait leur suggérait, par exemple, le prénom du saint du jour, mais surtout le nom du Roi. Combien sont devenus des Martinez, Sanchez, Fernandez ou Perez.
— Enfin, les derniers, ceux qui voulaient faire du zèle et choisissaient des noms de famille tels que « Santa Maria », « Dos Santos », « Iglésias », « Santa Cruz, Delacruz », etc. Dès qu’ils étaient convertis, ces nouveaux chrétiens étaient séparés de leurs anciens coreligionnaires.
Durant une période de deux ans, ils étaient pris en charge par les dominicains formés à cet effet, à cette intention. Entassés dans des lieux isolés, nommés, à Barcelone, la place des « Renégats », ou dans d’autres villes simplement « rue de la conversion » (comme à Perpignan par exemple), on leur enseignait leur nouvelle religion.
Obligés de suivre tous les offices quotidiens, d’écouter les leçons, les discours et les sermons, d’aller à confesse régulièrement, la base de l’enseignement consistait à leur inculquer la crainte du mensonge en les menaçant des affres de l’enfer, peu à peu ces nouveaux convertis, devinrent des fidèles comme les autres ou tout du moins la majorité d’entre eux paraissaient l’être.
Les conversos devenus marranes devaient donc agir dans le plus grand secret. Ils se réunissaient la nuit, dans des caves aménagées sous leurs demeures. Ils devaient se méfier de tout et de tous. Ils attendaient que les fils aient 16 ans pour leur révéler leur secret et les initier.
Privés de tous les livres religieux, coupés de toutes les pratiques, il ne leur restait, pour demeurer fidèles à la religion de leurs ancêtres que l’étude plus approfondie de l’Ancien Testament, éventuellement, la récitation du Shema, et les jeûnes.
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Les jeûnes finirent donc par devenir la pratique la plus courante, car la moins dangereuse, ainsi que le respect des morts, même si l’enterrement avait été catholique, ils jeûnaient pour les huit jours, ils jeûnaient pour le mois, etc.
Les mères, elles, initiaient leurs filles juste avant leur mariage. Trois mitzvot comptaient surtout, le prélèvement de la Halla dans la pâte à pain, l’allumage d’une bougie pour Shabbath, qu’elles mettaient dans fond d’une jarre que l’on fermait, et le respect, au maximum de cette ancienne journée de repos.
Les curés avaient donc une liste fort longue, liste établie par le curé de Los Palacios, de questions très précises sur les habitudes ou les détails de la vie quotidienne qui pouvaient montrer qu’il y avait toujours pratique du judaïsme. Ces questions étaient posées régulièrement lors des confessions.
Quelques exemples de questions :
Cuisinaient-ils le vendredi pour le samedi ?
La mère de famille jetait-elle un peu de pâte dans le feu en pétrissant ? (Halla).
Trempaient-ils la viande avant de la faire cuire ?
Changeaient-ils de linge de corps le samedi ou le dimanche ?
Mangeaient-ils à la période de Pâque, du pain non levé ?
Étouffaient-ils les volailles ou les égorgeaient-ils avec un couteau spécial ?
Le père bénissait-il son fils en lui mettant la main sur la tête ou en lui faisant le signe de croix sur le front ?
Se lavaient-ils le visage en rentrant de la messe ?
La vie des marranes était faite de craintes, de peur, de suspicion.
15 juillet 1834 : Abolition de l’Inquisition en Espagne.
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CONCLUSION.
« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (Pascal). L’inquisition a été la tragique illustration DU REFUS DE LA PLURALITÉ OU VRAIE LIBERTÉ DES CULTES DANS LA SOCIÉTÉ ET PLUS PRÉCISÉMENT AUJOURD’HUI DE LA NON-SÉPARATION DE L’ÉGLISE (DE LA MOSQUÉE DE LA SYNAGOGUE DE LA PAGODE) ET DE L’ÉTAT.
L’Inquisition fut donc une juridiction spécialisée (autrement dit un tribunal), créée par l’Église catholique romaine et relevant du droit canonique, dont le but était de combattre l’hérésie, en infligeant à ceux qui ne respectaient pas le dogme des peines allant de simples peines spirituelles (prières, pénitences) à des amendes lorsque l’hérésie n’était pas établie, et de la confiscation de tous les biens à la peine de mort pour les apostats (re) devenus hérétiques. Elle se substitua donc à l’ordalie en introduisant les notions de tribunal, de défenseur et de minutes du procès.
La procédure pénale employée par les juridictions d’Inquisition était essentiellement celle de l’époque, avec peu de spécificité réelle. Les procédures qui apparaissent aujourd’hui scandaleuses étaient globalement normales pour l’époque : en regard de ce que connaît le droit moderne, les garanties de procédure et les dispositions qui assurent aujourd’hui la protection de l’inculpé étaient alors extrêmement rudimentaires, quelle que soit la juridiction.
Cette procédure est issue de la redécouverte du droit romain. La procédure était codifiée par des documents généraux (voir les décrétales citées dans les sources latines), et par des instructions d’application promulguées par les inquisiteurs pour les procédures de leur ressort. La procédure était entièrement écrite, un notaire transcrivait tous les débats. L’ensemble de la procédure se déroulait sous le contrôle de l’évêque du lieu, qui recevait copie de tous les documents. Les actes de la procédure étaient normalement rédigés en latin, langue officielle de l’Église, mais les interrogatoires étaient naturellement faits en langue vernaculaire.
La procédure utilisée par l’Inquisition reposait sur trois principes nouveaux : l’ignorance par l’accusé du nom des témoins à charge, la suppression de certaines incapacités à témoigner et l’emploi de la question donc de ce que nous appelons aujourd’hui la torture (en ce domaine la noblesse ne jouissait pas de privilèges particuliers). Cette torture était très codifiée. Trois tortures seulement étaient préconisées : l’eau, la poutre et le feu.
L’usage de la torture en particulier, et le nombre de victimes de l’inquisition en général, reste difficile à quantifier, car la plupart des données statistiques sur la période avant 1560 ont disparu. Les aveux obtenus sous la torture n’étant pas recevables, cette partie de la procédure ne faisait généralement pas l’objet d’un enregistrement écrit, et les archives des procès sont le plus souvent muettes ou au mieux allusives sur ce sujet. On trouve ainsi dans les minutes des interrogatoires de courtes phrases du type, confessionem esse veram, non factam vi tormentorum, (« l’aveu est spontané, non fait sous la force de la douleur »). Les notations explicites postquam depositus fuit de tormento (« après son retour de la torture ») sont rarissimes.
La fréquence de l’usage de la torture a été remise en cause par certains historiens contemporains qui rappellent que la pratique de la torture (ou « question », du latin quæstio) était à l’époque utilisée aussi dans les tribunaux séculiers.
Laurent Albaret considère qu’au XIIe siècle, « la pratique de la torture (…) est modérée et le personnel inquisitorial sincèrement peu convaincu de ses résultats ». De son côté Bartolomé Bennassar évalue entre 7 et 10 % le nombre de prisonniers de l’Inquisition espagnole ayant subi ces supplices et précise que « l’usage de la torture n’a jamais été la règle pour l’Inquisition et peut même apparaître, à certaines époques, comme l’exception ». Il veut pour preuve que la torture fut appliquée avec modération le fait que nombreux sont ceux qui y résistèrent.
L’usage de la torture posait un problème moral aux inquisiteurs, qui, en tant que clercs, n’avaient pas le droit de verser le sang. Après un flou juridique initial, cette pratique fut officiellement autorisée pour l’Inquisition en 1252 par la bulle Ad extirpenda, sous réserve de ne conduire ni à la mutilation ni à la mort, et en excluant les enfants, les femmes enceintes et les vieillards de son champ d’application. De plus, il a souvent été exigé par le pape qu’elle ne puisse être administrée qu’avec le consentement de l’évêque du lieu. Dans cette bulle, l’accusé bénéficie de deux protections : la question ne peut être donnée qu’une fois, et les aveux doivent être répétés librement pour être recevables.
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Mais cette interdiction de soumettre plusieurs fois à la question semble avoir été régulièrement contournée. La question était par exemple considérée comme formée de plusieurs étapes, la fin d’une étape n’impliquant pas la suspension de toute la procédure. Un autre argument a été que la découverte de nouvelles charges justifiait à nouveau l’usage de la question spécifiquement contre cette charge. Un des pires exemples en la matière, mais loin d’être un cas isolé, fut sans doute celui de Diego Rodriguez Lucero, inquisiteur de Cordoue de 1499 à 1507, date à laquelle il fut finalement relevé de ses fonctions.
Le décès de l’accusé ne suspendait d’ailleurs pas la procédure : si le mort était coupable d’hérésie, cette erreur devait être reconnue par un jugement et on brûlait l’effigie des personnes condamnées au bûcher qui avaient échappé à l’exécution, soit parce qu’ils étaient morts avant la condamnation, soit parce qu’ils avaient réussi à s’échapper.
Juridiction essentiellement religieuse, l’inquisition se préoccupe en effet avant tout, non du salut des corps, mais du salut des âmes, et ce sera bien le drame de cette tragédie. L’inquisition vise à obtenir le repentir des accusés afin que Dieu puisse les pardonner. Toute une procédure est par conséquent mise en place pour obtenir leur témoignage, puis leurs aveux.
Pour aider les clercs à procéder aux interrogatoires, des manuels de l’inquisiteur sont rédigés dont les plus célèbres sont le Manuel de l’inquisiteur Bernard Gui, celui de Nicolas Eymeric, et celui de Torquemada (la solide formation idéologique des dominicains leur valut en effet de fournir très rapidement à l’Église nombre d’inquisiteurs redoutables).
Ces manuels indiquent la procédure à suivre, les questions à poser, les pressions morales et les pressions physiques que l’on peut faire subir. Parmi les pressions physiques, on peut citer la réclusion qui, selon Bernard Gui, « ouvre l’esprit », ainsi que la privation de nourriture et la torture.
L’histoire de l’Inquisition est l’illustration du drame qui menace les hommes chaque fois qu’une liaison organique s’établit entre l’État et l’Église (ou la Mosquée ou la Synagogue ou la pagode) et préfigure nazisme et stalinisme.
L’Inquisition, de par la violence de son système de contrôle de la liberté de penser, en particulier par ses grands autodafés publics, a durablement marqué l’imaginaire collectif.
La confusion entre foi et raison, entre articles de foi et recherche d’un fondement scientifique posa même un problème méthodologique toujours d’actualité.
Cette incursion de l’Inquisition dans le domaine du débat scientifique avec ce procès de Galilée fut à l’origine de la réaction de Descartes et de sa philosophie mécaniste.
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LE CHRISTIANISME EN EUROPE DU NORD.
LA CONVERSION DES SAXONS AU CHRISTIANISME PAR CHARLEMAGNE.
À la fin du 7e siècle, Willibrord d’Utrecht et beaucoup d’autres missionnaires tentent de christianiser la région, mais en 772, les Saxons attaquent la Thuringe.
Charlemagne emploie la force et la terreur afin de les soumettre et mène sa première expédition en Saxe en 772, y détruisant notamment son principal sanctuaire, l’Irminsul, symbole de la résistance des Saxons et lieu de réunion où ils apportaient des offrandes après chaque victoire. Mais cette destruction du célèbre sanctuaire, comme à Mona Anglesey en 61, n’eut pour effet que d’inciter les Saxons à se venger.
À partir de 776, après l’intermède italien, commencera une guerre acharnée contre lesdits Saxons, qui, commandés par Widukind, un chef westphalien, lui opposent une vigoureuse résistance.
Après diverses campagnes marquées par la dévastation de différentes parties de la Saxe et la soumission provisoire de certains chefs, mais aussi par un revers grave des Français en 782 au mont Suntel, près de la Weser (cette défaite entraînera une opération de représailles qui s’achèvera par la décapitation * à Verden de 4 500 Saxons refusant d’abjurer leurs dieux). Widukind finit par se soumettre en 785 et se convertit avec plusieurs de ses hommes, lors d’une cérémonie de baptême collectif. Charlemagne lui-même fut son parrain.
Charlemagne impose alors le Capitulaire De partibus Saxoniae (premier capitulaire saxon), une législation d’exception qui prévoit la peine de mort * pour de nombreuses infractions, en particulier pour toute manifestation de paganisme (incinération des défunts, refus du baptême pour les nouveau-nés). Une politique de déportation des Saxons et de colonisation par des Français se met en place en même temps.
Dans les années 792 à 795, refusant le capitulaire, des Saxons se soulèvent à nouveau. Mais Widukind s’enfuit encore une fois au Danemark où il se place sous la protection du roi Godfred, disparaissant ainsi de la scène politique : rien ne permet de penser que sa conversion n’avait pas été sincère.
Cette législation d’exception prendra fin en 797 (troisième capitulaire saxon), mais la soumission définitive ne sera complète qu’en 804.
Des sièges épiscopaux, confiés à des évêques plus diplomates, seront fondés dans huit villes, à Brême, Halberstadt, Hildesheim, Verden, Paderborn, Minden, Osnabruck et Münster ; les terres seront distribuées au clergé ; enfin des moines, des serfs, des artisans, venus des terres de l’ouest de l’empire, remplaceront les populations chassées du territoire.
Jusqu’alors le christianisme s’était répandu relativement paisiblement parmi les Germains. Voir le cas de saint Boniface de Mayence en pays frison.
En Saxe cependant, Charlemagne emploiera la force * de là l’acharnement que mirent les Saxons à défendre leurs dieux devenus des symboles de leurs libertés.
* Sahih Muslim Hadith 4681. Rapporté par Abdullah ibn Qays. Le Messager d’Allah (que la paix soit sur lui) a dit un jour : les portes du Paradis sont à l’ombre des épées.
Sahih Al-Bukhari Hadith 4.73. Rapporté par Abdullah bin Abi Aufa. L’Apôtre d’Allah a dit : « Sachez que le Paradis est à l’ombre des épées. »
Sahih Al-Bukhari Hadith 4.210. Rapporté par Salim Abu An Nadr. Si vous devez affronter l’ennemi, soyez patient et dites-vous bien que le Paradis est à l’ombre des épées.
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DANEMARK.
Le grand spécialiste français de la question, Régis Boyer, pense que la conversion au christianisme des autres pays de l’Europe du Nord fut relativement ou globalement non-violente même si les légendes contraires abondent en ce domaine.
Lorsque des chroniqueurs nous la dépeindront, plus tard, sous des dehors tragiques et violents, ils ne le feront que par imitation des vies de saints qui étaient de rigueur en Occident à l’époque. L’Islandais Snorri Sturluson, dans sa Heimskringla (rédigée vers 1225), notamment dans les textes qu’il consacre aux deux grands rois réputés convertisseurs de la Norvège, Olaf Tryggvason et Olaf Haraldsson – qui deviendra saint Olaf – donnera dans tous les poncifs à la mode en ce domaine, mais rien ne permet de corroborer ses dires. En tout cas sur le plan strictement religieux
Notons enfin que là aussi et comme en Irlande par exemple la christianisation « officielle » (des royaumes nordiques) se fit essentiellement par le haut et non par le bas. La conversion « officielle », car il est évident que les Vikings n’ont pas attendu le Xe siècle ou l’an Mil pour entrer en contact avec le monde chrétien, n’oublions que ce furent de grands commerçants. Les Scandinaves de cette époque avaient donc déjà une idée assez précise du christianisme, de ses coutumes et de son mode de vie. Leurs clients aussi bien que leurs victimes, à l’ouest comme au sud, étaient chrétiens, en sorte que, le jour venu, le passage se fera sans difficulté particulière excessive.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, vers 696 saint Willibrord, futur évêque d’Utrecht, apôtre des Pays-Bas et patron du Grand-Duché de Luxembourg, fut envoyé en pays frison, territoire récemment acquis par les mérovingiens, pour y travailler à la christianisation de la population et parvint jusqu’au territoire des Danois. Mais là il ne réussira qu’à convertir trente enfants qu’il sera obligé de ramener avec lui pour leur épargner une mort redoutée par les siens.
Saint Ebbon ou Ebon, né vers 775 ; aura plus de chances plus tard à la cour du roi du Jutland Harald Klak, qui viendra se faire baptiser à Mayence. Mais Harald Klak fut ensuite chassé du Danemark.
Une nouvelle occasion se présentera lorsque l’Empereur Louis le Pieux fils de Charlemagne fut invité par un roi suédois Björn, à lui envoyer des missionnaires. Un moine de l’abbaye de Corbie, Anschaire dont le disciple Rimbert nous a laissé une Vita, arrivera donc en Suède en 829.
L’une des plus grandes réussites de sa mission semble avoir été la conversion de Herigar, le seigneur de Birka, qui fit même construire une église. Ces efforts d’Anschaire pour convertir la Scandinavie au christianisme lui valurent d’ailleurs d’être nommé archevêque de Hambourg en 831.
En 845, la ville de Hambourg fut dévastée lors d’une incursion effectuée par le roi danois Horik et Anschaire prit part aux négociations qui permirent de rétablir la paix, mais la même année l’évêque qu’Ebon avait nommé à Birka pour le remplacer, dut quitter la Suède pour l’Allemagne en raison d’une opposition grandissante au christianisme dans le pays.
Ces revers semblent toutefois avoir montré la nécessité de la mission d’Anschaire et, en 845 toujours, l’évêché de Brême sera rattaché à l’archevêché de Hambourg. Ces nouveaux moyens permettront à Anschaire de remporter quelques autres succès au Danemark.
Gorm l’Ancien, arrière-petit-fils de Ragnar Lodbrok, fut le dernier roi païen du Danemark. Sa femme Thyra était chrétienne et leur fils Harald à la dent bleue (Harald Ier du Danemark) se fit baptiser vers 960.
Harald Ier fonde, dès son arrivée au pouvoir avec son père Gorm le Vieux aux environs de 948, deux évêchés à Ribe (Schleswig) et à Aarhus (Jutland).
En 965, année du baptême du roi par le prêtre Poppo les évêchés danois sont libérés, par privilège impérial, de l’obligation de verser un impôt et du droit d’ingérence des baillis impériaux. Le but est d’exclure toute atteinte à la souveraineté du roi du Danemark. Le roi danois conserve la compétence d’investir les évêques sur son territoire, mais les évêques danois sont des suffragants de l’archevêque de Brême et donc des membres de l’Église impériale. L’archevêque de Brême sera par conséquent le seul lien entre le Danemark et l’Empire.
En 988 viendra s’ajouter l’évêché d’Odense en Fionie.
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NORVÉGE.
Olaf Tryggvason, né vers 963/964 dans le sud de la Norvège et mort en septembre 1000, fut roi de Norvège de 995 à 1000. C’était le fils posthume de Tryggve Olafsson, roi du Viken (Vingulmark et Ranrike), et l’arrière-petit-fils d’Harald à la belle chevelure, premier roi de Norvège.
Olaf grandit à l’étranger : esclave en Estonie, guerrier en Russie, le jeune homme devient ensuite un Viking redouté en Baltique puis dans les Îles britanniques où il participe à l’attaque de Londres en 994.
En 995, des rumeurs se propagent en Norvège à propos de la présence d’un prince de sang norvégien en Irlande. Le jarl Haakon Sigurdsson envoie donc là-bas un de ses hommes, Thorer Klakka, qui se fait passer pour un marchand, afin de vérifier s’il s’agit du fils de Tryggve Olafsson. Thorer se lie d’amitié avec Olaf et lui fait part de la situation en Norvège où le jarl Haakon s’est rendu très impopulaire. Le jarl est également fragilisé par son opposition au roi du Danemark, car il a rejeté le christianisme de ce dernier.
Olaf saisit cette opportunité et s’embarque pour la Norvège. À son arrivée, une révolte a déjà éclaté contre Haakon, qui s’est enfui et se cache dans une porcherie en compagnie d’un esclave appelé Kark.
Quand Olaf rencontre les rebelles, ces derniers l’acceptent comme leur roi (puisque son père était Tryggve Olafsson, roi du Viken) et se mettent à la recherche de Haakon. Ils arrivent par hasard à la ferme où se cachent le jarl Haakon et Kark, mais ne les trouvent point. Olaf fait alors un discours devant la porcherie où il promet une grande récompense pour celui qui tuera le jarl. Toujours cachés, les deux fuyards entendent les paroles d’Olaf et Haakon commence à se méfier de Kark de peur que ce dernier ne le tue pour toucher la récompense. Dans l’impossibilité de quitter sa cachette et de rester éveillé sans arrêt, il finira par s’endormir et Kark en profitera pour lui trancher la gorge. Le jour suivant, l’esclave se présente à Olaf avec la tête d’Haakon. Olaf refuse de le récompenser et le fait décapiter.
Après s’être fait proclamer roi de Norvège, Olaf entreprend de reconquérir les régions de Norvège qui étaient sous domination du roi du Danemark. Il force ensuite ces provinces à se convertir au christianisme, ce qu’elles acceptent à contrecœur, mais sans s’y opposer de façon sanglante.
En 997, Olaf fonde sa capitale, Nidaros (devenue ensuite Trondheim), sur les lieux du premier thing (parlement) tenu par les rebelles à l’autorité de Haakon. Le site est idéal, situé à l’embouchure de la rivière Nid qui serpente avant de se jeter dans le fjord, en formant une péninsule facile à défendre contre les agressions.
Olaf continuera d’encourager la propagation du christianisme dans son royaume tout au long de son règne. Il convainc Leif Ericson, fils d’Éric le Rouge, le découvreur du Groenland, venu le voir, de se faire baptiser et d’emmener un prêtre à son retour, afin d’encourager la conversion du reste de sa famille. Il y aura donc un évêché viking au Groenland (à Gardar) jusqu’au 14e siècle.
Olaf permit également la propagation du christianisme dans les Orcades [Écosse], qui dépendent alors de la Norvège.
ISLANDE.
Le cas de l’Islande relève du « miracle chrétien », mais nous allons essayer ici d’en parler rationnellement. La politique étrangère de l’état libre islandais consistait essentiellement à maintenir de bonnes relations avec la Norvège. L’accession au trône du roi Olaf Ier décupla les efforts pour christianiser l’Île. Olaf renvoya dans son pays un Islandais nommé Stefnir Thorgilsson pour convertir ses compatriotes. Celui-ci détruisit violemment des représentations et des sanctuaires sacrés, ce qui le rendit si impopulaire qu’il fut déclaré hors-la-loi. Après l’échec de Thorgilsson, Olaf manda un prêtre appelé Thangbrand. Thangbrand était un missionnaire expérimenté, car il avait déjà à son actif la conversion au christianisme de la Norvège et des îles Féroé. Sa mission, qui dura de 997 à 999, ne connut qu’un succès mitigé. Les chrétiens islandais utilisèrent la menace du roi pour intensifier leur campagne de conversion. La nouvelle religion a rapidement divisé le pays en deux : on frôlait la guerre civile. Cette situation dura jusqu’au rassemblement du parlement islandais, l’Althing, l’été suivant. Des heurts entre membres des deux communautés religieuses étaient à craindre, mais des médiateurs décidèrent de traiter la question par arbitrage. Le sage de l’Althing, un godi appelé Thorgeir Thorkelsson, fut agréé par les deux parties, car on le considérait comme un homme modéré et raisonnable. Il accepta la responsabilité de décider si l’Islande devait devenir chrétienne, à
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condition que les deux parties s’engagent à respecter la décision, quelle qu’elle soit. Quand cela fut accepté, il passa un jour et une nuit à réfléchir (ou en transe, car Thorkelsson était godi) dans une peau de bête 1). Le jour suivant il annonça que l’Islande deviendrait chrétienne, mais que la consommation de viande de cheval serait permise ainsi que les rites païens, mais en privé.
Ouvert, adaptable et curieux comme l’étaient tous les Vikings Thorkelsson n’avait pas pu ne pas voir que la modernité se trouvait dans les pays chrétiens situés au sud de leurs terres et non dans leurs populations structurées de façon archaïque. La décision de Thorkelsson qui était de type noïbo Libanius fut donc respectée au début et les baptêmes commencèrent, mais une fois que l’Église fut fermement implantée en Islande, les cultes païens même privés ainsi que la consommation de viande de cheval furent interdits. Ces Vikings se sont donc en quelque sorte suicidés en s’ouvrant à la civilisation chrétienne qui les cernait de tous côtés.
1) En Irlande c’était un procédé couramment utilisé par les druides pour avoir des visions et prédire l’avenir d’après Keating (Histoire d’Irlande XLVI 46). « Quant aux druides, l’usage qu’ils faisaient de la peau des taureaux immolés en sacrifice était de la garder pour faire de la magie, ou pour imposer des geasa aux démons. Ils avaient de nombreuses façons de mettre des geasa sur eux : regarder leur image dans l’eau, observer les nuées dans le ciel, écouter le bruit du vent ou le chant des oiseaux. Mais quand tous ces expédients venaient à leur manquer, ce qu’ils faisaient c’était de faire un rond de branches de sorbier à terre, d’y étendre la peau du taureau, les poils en dessous, et d’user de leurs pouvoirs pour évoquer les démons et obtenir d’eux des informations, comme les magiciens le font aujourd’hui dans les cirques ; d’où le vieux proverbe toujours en usage « aller sur le clayonnage de connaissance » pour signifier qu’on a fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir des informations ».
Aller sur le clayonnage de la connaissance…
Voir aussi la Togail Bruidne Da Derga (Destruction de la résidence de Da Derga). « Les hommes d’Eriu se rassemblèrent alors pour la fête du taureau : un taureau était abattu, un homme mangeait de sa viande, buvait de son jus et s’endormait, une incantation de vérité était alors chantée sur lui. Celui que cet homme voyait apparaître dans son sommeil devenait roi. Si l’homme mentait à propos de ce qu’il avait vu dans son rêve, il mourrait ».
SUÈDE.
Olof III Skotkonung (980-1022), fils d’Éric le Victorieux et de Sigrid La Hautaine a une vingtaine d’années lorsqu’il succède à son père en 995. Il accorde alors refuge dans ses états à son beau-frère, le jarl de Lade, Éric Haakonsson qui a dû abandonner la Norvège au roi Olaf Tryggvason. Peu après le remariage de sa mère avec le roi Sven à la Barbe fourchue, il scellera la réconciliation de la Suède avec le Danemark. En 1000, allié à Sven et Erik, Olof l’emporte sur Olaf Tryggvason lors de la bataille de Svöldr. Le Norvégien y trouvera la mort et son royaume sera partagé entre les vainqueurs.
On estime aussi que c’est du règne d’Olof (ou peut-être de son père Éric) que date la domination suédoise sur le Gotaland, région plus sensible à l’avancée du christianisme que celle d’Uppsala. Selon la légende, Olof y fut baptisé dans la source de Husaby (dans la province de Vastergotland) en 1008 par l’évêque anglais Sigfrid.
Olof conclura néanmoins avec ses sujets ou ses vassaux un pacte prévoyant l’implantation à Skara dans le Vastergotland d’un évêché fondé vers 1013 par Unwam archevêque de Hambourg-Brême en faveur d’un dénommé Thurgot, mais le maintien du culte païen à Uppsala *.
En 1015, Olaf Haraldsson, un Viking de sang royal qu’Olof avait déjà eu à combattre, montera sur le trône de Norvège et sera le futur Saint Olaf. Il aurait été baptisé en 1014 à Rouen par l’archevêque Robert le danois, frère du duc Richard II de Normandie. Ce sera le grand législateur de l’Église de Norvège et comme son parent Olaf Tryggvason, il tente de faire disparaître les traces de l’ancienne spiritualité des Vikings en faisant construire des églises à la place des anciens lieux de culte. Il fera venir pour cela des évêques et des prêtres d’Angleterre.
* L’existence du temple d’Uppsala est attestée par Adam de Brême dans son ouvrage rédigé au XIe siècle intitulé Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum.
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Les détails d’Adam de Brême sont précis. Le temple est « paré d’or » et les gens de cette région vouent un culte à trois dieux spécifiques qui sont assis sur un triple trône. Thor, dont Adam précise qu’il est « le plus puissant », est assis sur le trône central, tandis que Wodan (Odin) et Fricco (Freyr) sont assis sur des trônes latéraux autour de lui. Adam ajoute que, en plus, « ils vénèrent aussi des dieux qui étaient autrefois des hommes et qu’ils estiment être devenus immortels en raison de leurs actes héroïques ». Interpretatio christiana classique des dieux du paganisme (évhémérisme inspiré par le cas de Jésus ?)
Il nous faut néanmoins nous méfier comme de la peste de toutes descriptions faites par de bons chrétiens, ou peut-être par de très mauvais chrétiens, mais des siècles plus tard. Ce que nous savons assurément de la spiritualité des hommes du nord à l’époque est assez flou.
Nous manquons en réalité cruellement de sources authentiques, car ici également la règle d’or médiévale de l’imitatio a joué à plein. Les complaisantes descriptions qui nous sont proposées dans les eddas, notamment dans celle dite en prose – due aussi à Snorri Sturluson –, ou dans certaines sagas du type dit légendaire, comportent tant de réminiscences des sources classiques ou bibliques que l’observateur se sent forcé de concevoir quelque doute à ce sujet.
Tout ce que nous pouvons savoir revient à quelques constatations basiques : la spiritualité nordique ancienne ne connaissait pas de dogmes, que l’on sache, pas de prière, elle n’avait pas de caste de prêtres dûment initiés et constitués, on ne lui connaît pas de temple non plus, en dépit de fracassantes affirmations controuvées [dixit Régis Boyer], comme celles d’Adam de Brême. Il n’y aura guère qu’au niveau des rites et de l’éthique, ou des mœurs, que le christianisme rencontrera quelques résistances. Encore convient-il de redire ici que ce fut sans grande portée. Et en vérité, il y a là une véritable énigme : faiblesse du paganisme ? Tolérance trop naïve ?
CONCLUSION SUR LES PAYS NORDIQUES.
L’exemple des souverains sous le règne desquels s’est opéré le passage au christianisme est clair, et remarquablement uniforme : Harald Gormsson le Danois, Olafr Tryggvason le Norvégien, Olof Skottkonungr le Suédois, ont tout de suite compris qu’ils avaient intérêt à substituer à l’ordre des choses ancien, qui remontait à des temps immémoriaux, les nouvelles dispositions en vigueur en Europe. Il paraît clair – et cela transparaît à l’évidence à propos d’Olaf Haraldsson – que la religion aura servi de moyen ou de prétexte à la modernisation des États. Qui se sont dotés d’un système monarchique pyramidal et bien hiérarchisé, à la franque – ou à la romaine –, en renforçant au passage la notion de roi « de droit divin ».
Évidemment, cette mutation n’ira pas sans dommages : le phénomène viking, par exemple, y perdra sa raison d’être et l’on peut dire que le passage au christianisme marquera sa fin. Une certaine aristocratie paysanne, qui plongeait des racines dans la nuit des temps, se rebellera vainement, comme en Norvège : la religion nouvelle ou bien entraînera sa perte, ou bien la ralliera à sa cause.
En quelques décennies, l’Église du Nord sera dotée d’une administration centrale située d’abord à Brême et Hambourg pour l’ensemble du Nord, puis à Lund, dans le Danemark, puis à Trondheim en Norvège enfin à Uppsala en Suède. L’observateur est vraiment surpris du nombre d’églises, de couvents, d’écoles religieuses. Au niveau populaire, on remarque une adoption sans failles de la religion chrétienne, visible à la floraison de saints qui vont naître dans le Nord : pensons à Éric et plus tard, à Brigitte en Suède, à Canut au Danemark, à Olaf ou Magnus en Norvège, et même en Islande, à deux saints évêques, Thorlak Thorhallsson et Jon Ogmundarson. Le Nord aura été un « bon chrétien », sans conteste, à partir du moment où il se sera décidé – ou aura été entraîné – à opérer cette manière de régularisation.
LA FINLANDE.
La Finlande a été totalement ignorée des anciens, bien qu’ils paraissent avoir connu les Fenni ou Finnois. Elle fut d’abord habitée par les Lapons ; les Finnois ou Tchoudes vinrent l’occuper à une époque incertaine et refoulèrent les Lapons au Nord. Aux Xe, XIe, XIIe siècles, les populations qui l’habitaient formaient autant de petits États indépendants.
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L’ancienne religion finnoise commença de reculer suite à la croisade conduite dans ce pays, vers 1156, par le roi de Suède Erik Jedvardsson, dit le Saint. L'Anglais saint Henri, évêque d’Uppsala, qui s’établit en Finlande, y fut martyrisé (en 1158). Son successeur Rudolf fut également mis à mort (en 1178), car la petite colonie chrétienne de Finlande eut à lutter non seulement contre les païens qui, malgré leurs divisions, étaient encore en état de porter la guerre jusque dans le Maelare où ils détruisirent Sigtuna (1187), mais encore contre les Russes de Novgorod qui, avec le concours de leurs alliés caréliens, ravagèrent la Tavastie (Hame, centre de la Finlande) en 1186, 1191, 1198, et anéantirent une flottille suédoise dans les eaux du Ladoga (en 1164).
En 1227 le prince de Novgorod Iaroslav II mène une campagne de christianisation massive en Carélie.
Vers 1237, les catholiques de la Tavastie, se voyant mal protégés par la Suède, reprirent leur indépendance et leurs cultes dans les bosquets sacrés qui avaient été les sanctuaires de leurs ancêtres. Les chrétientés, à peine relevées et accrues par l’énergique * évêque Thomas (de 1220 à 1245 environ), furent de nouveau ruinées, tandis que les missionnaires de Novgorod faisaient des progrès chez les Caréliens qui, dès 1227, avaient presque tous été baptisés. La Finlande eût dès lors été conquise, au moins en partie, par les Russes sans l’invasion mongole (La Horde d’or) qui les rendit tributaires du khanat de Kiptchak (1237).
Le fils du Prince de Novgorod Iaroslav II, Alexandre « Nevski » continua néanmoins ses efforts pour promouvoir le christianisme orthodoxe : il repousse les Suédois sur la Néva en 1240 (d’où son surnom), et les chevaliers teutoniques sur le lac Peïpous en 1242.
Les Suédois mirent les difficultés des Russes à profit : leur chef, Birger Jarl, fit une croisade en Finlande (1249-1250), soumit de nouveau le Hame (la Tavastie ou Finlande centrale), y fonda la ville de Tavastehus pour contenir les Tavastes et sans doute aussi pour résister aux Novgorodiens qui continuaient de repousser les incursions des Suédois ou en faisaient eux-mêmes en Tavastie (1256,1292) et aussi en 1278 chez les Caréliens devenus leurs adversaires. Le prince de Novgorod Dimitri Ier conquiert la Carélie et la rattache à sa principauté orthodoxe.
1293. 3e croisade suédoise en Finlande. Birger Magnusson, roi de Suède, envoie son maréchal Torgils Knutsson mener une croisade en Carélie. Le moment est donc venu pour les Suédois catholiques et les Russes orthodoxes de s’affronter sur la frontière de leurs zones d’influence respective.
Afin de consolider la domination suédoise au-delà de la Kymi et jusque dans le bassin du Ladoga, Torgils Knutsson, fonda en 1293 les forteresses de Viborg et de Kexholm ; en outre, pour commander les voies d’eau qui conduisaient à Novgorod, Landskrona sur l’emplacement actuel de Saint-Pétersbourg ; mais les Russes détruisirent la seconde en 1295, la troisième en 1301, et brûlèrent Turku en 1348.
Sous la médiation de la cité hanséatique de Visby, dont ces luttes perpétuelles gênaient le commerce, la paix fut conclue le 12 août 1323. Ce traité, qui établissait la liberté de navigation sur la Neva, attribuait à la Suède trois bailliages de la Carélie et laissait à Novgorod le reste de ce pays ainsi qu’une partie du Savolaks.
Le système féodal commença de se développer vers la fin du XIVe siècle. Le paiement de la dîme en produits de l’agriculture, de la chasse ou de la pêche, selon les contrées, fut réglé à partir de 1329, et le régime ecclésiastique sagement organisé par l’évêque Hemming de Turku (1338-1366), qui fut béatifié en 1499.
Le Kalevala est l’épopée nationale composée par Elias Lonnrot. Lonnrot, qui, en tant que médecin, allait de ferme en ferme dans l’espace carélien, a pu ainsi rassembler d’innombrables chants populaires, des rébus à connotation mythologique et des proverbes issus de la tradition populaire ; qu’il a fondu dans un récit cohérent, mais empreint d’une grande beauté !
Bien que Lönnrot ait eu personnellement une vision plutôt détachée des mythes et croyances présentés dans son Kalevala ; il a tout de même inséré le « paganisme » des anciens Finnois dans une trame chrétienne ; faisant débuter le texte avec le mythe de la création (comme la Genèse est le premier texte de la Bible), et la naissance de Väinämöinen, et le terminant avec le chant du fils de Marjatta (Marie) bannissant Väinämöinen ; qui marque ainsi la fin du chamanisme et le début de l’ère chrétienne.
Une première version, publiée en 1835, fut suivie en 1849 d’une édition considérablement augmentée, qui comprend 23 000 vers environ. Les principaux personnages sont le barde Väinämöinen, le
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forgeron Ilmarinen et le séducteur Lemminkäinen. Ils luttent contre Louhi, la maîtresse du pays de Pohjola, pour la possession du Sampo, un moulin magique. Ce Sampo doit offrir bonheur et richesse au Grand Nord, si bien que nos trois héros (Ilmarinen, Lemminkäinen et Väinämöinen) décident de s’en emparer, tandis que Louhi poursuit leur vaisseau, qui coule en mer. À la fin de l’épopée, nous voyons Väinämöinen libérer la lune et le soleil, cachés par Louhi dans une montagne, tandis que le fils de Marjatta prend le pouvoir en Carélie. Le crépuscule des héros du Kalevala correspond par conséquent à la victoire du christianisme, dont les prêtres, plus tard, feront tout ce qui est en leur pouvoir pour étouffer la poésie populaire. Les communautés comme les villages avaient leurs propres divinités tutélaires, appelées haltija, qui recevaient un culte matérialisé par des plantes, pierres ou arbres sacrés. Chacun dans la communauté avait un rôle à jouer dans les rituels. Ces haltija étaient des esprits capables de prendre plusieurs formes, entre autres humaines et animales. Ils pouvaient être masculins ou féminins. Leur rôle était de protéger ou de garantir la fortune et la fertilité.
Les pétroglyphes nous montrent que l’élan était un animal très important. Il apparaît d’ailleurs plus souvent que l’ours ; même si l’on suppose que l’ours était tellement sacré que ses représentations étaient interdites. Son nom était tabou, si bien que s’est développé tout un répertoire d’euphémismes pour en parler. Le mot finnois actuel pour dire « ours » est par exemple karhu, qui signifie « fourrure dure ». On suppose que le nom « original » pour désigner l’ours était otso, un terme que l’on retrouve plus ou moins dans la plupart des langues finno-ougriennes.
En Carélie, on croyait qu’un oiseau apportait l’âme du nouveau-né, voire que ce même oiseau reprenait celle du mourant. Cet oiseau était appelé sielulintu, « oiseau de l’âme ». Certains portaient un bijou à son effigie afin d’être protégés par lui pendant le sommeil. Le bijou était accroché sur la croix de la tombe de son possesseur s’il venait à mourir. En Carélie, on priait les morts aussi bien que les saints, ce qui n’est pas sans nous rappeler le point N° 25 de la petite liste annexée au cinquième canon du concile de Leptines en 743, sous le titre latin d’indiculus superstitionum et paganiarum (le fait d’imaginer que tout défunt est saint)…………
* Les violentes émeutes antichrétiennes en Tavastia, mentionnées dans une lettre du pape Grégoire IX en 1237 ont été imputées à ses méthodes de christianisation.
LES PAYS BALTES.
Il est de bon ton dans les milieux néo-païens actuels, en oubliant le cas des Sami ou Lapons, de souligner que la Lituanie n’est devenue chrétienne qu’en 1387. Ce qui est parfaitement exact. Nation aux origines mythiques autant qu’historiques, immense territoire propre à susciter la convoitise de ses voisins, la mystérieuse et riche Lituanie restait, au Moyen Âge, une enclave païenne dans une Europe en voie de christianisation. Le grand-duché de Lituanie est immense : il s’étend de la mer baltique à la mer Noire, et englobe les principautés de Smolensk et de Kiev. Il est peu peuplé, mais l’on dit que ses ressources sont inépuisables, en fourrures surtout, et en ambre.
Le nom de Lituanie apparaît pour la première fois mentionné à propos de la mort de saint Bruno de Querfurt, dans les archives du monastère de Quedlinburg, en 1009. On y évoque des événements (tragiques) s’étant déroulés à la frontière polono-lituanienne.
Cette Lituanie païenne est donc un obstacle en même temps qu’un défi. Appelés d’abord à l’aide par le prince de Mazovie, les chevaliers teutoniques se sont emparés du pays des Borusses – la Prusse orientale – avant d’attaquer, de leur propre chef, la province lituanienne de Samogitie. Afin d’établir une liaison terrestre avec l’Ordre de Livonie, fondé en 1203 par Albert de Brême, évêque de Riga.
On appelle Samogitie la partie occidentale de la Lituanie. La Samogitie fut historiquement parlant une entité territoriale dont la frontière occidentale longeait la Prusse et la Baltique, au nord la Courlande, au sud le fleuve Niémen. La frontière orientale par contre, ne fut jamais très nette…
La Samogitie joua un rôle crucial dans cette partie du monde pendant deux siècles, en arrêtant l’expansion de l’Ordre Teutonique ; car à plusieurs reprises ses armées défirent les Chevaliers allemands, notamment lors des batailles de Siauliai (1236) de Skuodas (1259) et de Durbe (1260).
La riche et belle province de Samogitie devint donc rapidement l’enjeu d’une longue guerre entre Allemands et Lituaniens ; les premiers soutenus par leur volonté de conquérir, sous le prétexte d’en convertir les habitants, les terres des « derniers sauvages d’Europe ». Mais les Lituaniens éprouvent
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une haine profonde envers ces soi-disant croisés à la cruauté sans limites. Pour eux, recevoir le baptême de pareils conquérants n’est pas envisageable. Les chefs lituaniens, le grand-duc Mindaugas le premier, comprennent bien pourtant que, dans l’Europe du XIIIe siècle, garder la Foi de leurs ancêtres est impossible. Il faut choisir une des deux religions chrétiennes, l’orthodoxe ou la catholique romaine. Or, la faiblesse des principautés russes, soumises aux musulmans mongols ou tatars, n’emporte pas leur adhésion. Rome paraît autrement puissante. En outre, la conversion du grand-duché au catholicisme enlèverait aux chevaliers teutoniques tout prétexte religieux pour conquérir le pays.
Abjurer sa foi traditionnelle est néanmoins difficile pour le peuple lituanien, car cela implique une rupture avec leur passé. C’est pourquoi, si Mindaugas et ses proches se convertissent, à titre personnel et par manœuvre politique, leurs sujets, eux, refusent d’abandonner leur spiritualité ancestrale. En 1283, ils préfèrent se défaire de Mindaugas en l’assassinant, mais cela ne résout rien.
Après une période de flottement, Gediminas devient grand-duc et entame une politique d’alliance avec la Pologne. Il donne sa fille Aldona en mariage à Casimir III et ouvre son pays aux prêtres romains, ce qui lui vaut, comme à son prédécesseur, de nombreuses inimitiés. Il meurt en 1341, lors de la défense du château de Veliuona contre les chevaliers teutoniques.
L’idée d’une conversion nationale fait néanmoins son chemin. Pour sortir d’une situation devenue intenable – les Germaniques reçoivent sans cesse des renforts –, il faut se rapprocher de la Pologne catholique, afin de mieux s’opposer aux Teutoniques. La Pologne est, quant à elle, très favorable à un rapprochement avec le grand-duché, pour le convertir certes, mais aussi pour tenter de mettre la main sur les territoires de Volynie, de Podolie et d’Ukraine, situés à l’est de la Lituanie. Elle est beaucoup plus petite que la Lituanie, mais c’est un royaume. Dans une alliance avec un grand-duché, elle aura la prééminence. En outre, la Pologne prétend apporter aux Lituaniens, « sauvages » et mal dégrossis, non seulement la croyance catholique, mais aussi un vernis d’honorabilité et une culture raffinée, qui s’exprime dans les arts, l’architecture et les mœurs. Chacun voit donc cette alliance pour les avantages qu’elle lui apportera, sans s’arrêter aux inconvénients. Il sera toujours temps de les découvrir.
Le cousin de Jogaïla (Jagellon), Vitold, n’est pas favorable à cette union. Il veut mener sa propre politique afin de protéger, non pas l’indépendance, mais la personnalité de la Lituanie, face à une Pologne envahissante, qui cherche à s’étendre aux dépens de sa nouvelle alliée.
En 1382, il fait la guerre contre son cousin, soutenant son père. Il est défait et emprisonné, mais il parvient à s’échapper et à se réfugier auprès des chevaliers teutoniques, chez qui, par conséquent, il sera baptisé, en 1384, dans le rite catholique, sous le nom de Wigand. Plus tard, cependant, il s’éloignera du christianisme et retournera au paganisme. Après avoir participé à plusieurs incursions contre Ladislas, il se réconcilie néanmoins avec lui, et participe à la signature de l’Union de Krewo entre la Pologne et la Lituanie en 1385. Le grand-duc Jogaïla (Jagellon) épouse Edwige d’Anjou (Jadwiga), reine de Pologne, devient de la sorte roi de ce pays, et se convertit en même temps que son peuple – cujus regio, ejus religio. Par cette alliance, la Pologne obtient ce que les Teutoniques ont tenté d’obtenir en vain pendant plus d’un siècle. La Lituanie entre dans le giron de l’Église catholique romaine.
Vitold est de nouveau baptisé en 1386, dans le rite catholique, sous le nom d’Alexandre (Aleksandras) cette fois-ci.
Il échappe aussi de nouveau aux chevaliers teutoniques au début de l’année 1390 et devient gouverneur de la Lituanie en 1392. Il suit sa propre politique, et obtient le soutien du pape Boniface IX pour organiser une croisade. Après avoir été défait par les musulmans de la Horde d’or à la bataille de Vorskla en 1399, il améliore encore ses relations avec la Pologne, ce qui donnera l’Union de Vilnius et Radom en 1401. Il reçoit en échange le titre de Grand-duc. Il conquiert Smolensk en 1404, et entre en guerre contre la principauté de Moscou de 1406 à 1408, qui se conclut par le traité d’Ugra. Il soutient un soulèvement contre l’Ordre Teutonique en 1410.
En 1413 Jogaïla et Vitold, accompagnés de plusieurs prêtres, commenceront à baptiser la population, et en 1415 une délégation de 60 nobles de Samogitie se rendra au Concile de Constance pour y annoncer la conversion de leur pays. Le diocèse de Samogitie ou Medininkai sera fondé en 1417, et son siège établi à Varniai. Vytautas le dote de terres et lui donne de l’argent pour la construction d’une cathédrale ainsi que de plusieurs églises (à Ariogala, Kaltinenai, Kelme, Kraziai, Luoke, Raseiniai, Veliuona et Vidukle).
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RETOUR SUR LE CAS SAMOGITIEN.
a guerre que livraient les Chevaliers teutoniques à la Lituanie était arrivée à un tournant lorsque le grand-duc Jagellon, nouveau roi de Pologne, baptise le pays en 1387. Le passage au christianisme romain permit à la Lituanie d’échapper aux attaques de l’Ordre Teutonique, justifiées par la persistance du paganisme.
La christianisation de la Lituanie ne correspondra pourtant pas à un baptême forcé ; l’Église polonaise chargée de l’évangélisation du pays préféra mettre en place une assimilation progressive du système chrétien par les sympathisants ; au lieu d’éliminer brutalement les traditions païennes, elle préféra les christianiser, ce qui avait été aussi le cas parfois dans les campagnes d’Europe de l’Ouest.
L’entreprise fut un succès ; un rapport des envoyés papaux loue l’efficacité de la christianisation et suggère que les Teutoniques cessent d’attaquer la Lituanie nouvellement chrétienne.
Ce qui ne sera pas du goût de Marienbourg, pour qui Jagellon ne peut que ruser en parlant de conversion et ils accusent par conséquent Cracovie de mollesse vis-à-vis des païens. Ils refusent même d’écouter l’empereur et le pape, qui interdisent désormais toute croisade contre la Lituanie. Or comment l’Ordre Teutonique peut-il avoir encore une raison d’être si l’adversaire est devenu définitivement chrétien ? Marienbourg jouera pour cela sa dernière carte, la subsistance du paganisme dans la province de Samogitie.
La région appelée Samogitie (Žemaitija en lituanien) correspond à la partie occidentale de l’actuelle Lituanie. Les habitants de cette province relativement indépendante de Vilnius sont très attachés au paganisme. Momentanément occupée par les Chevaliers, cette région n’a pas été baptisée en 1387, car les missionnaires n’ont pas pu y pénétrer. La Samogitie est donc une région où, jusqu’au début du XVe siècle, les derniers païens d’Europe exercent encore librement leur religion.
La christianisation de cette dernière province païenne d’Europe verra s’affronter deux méthodes différentes. Celle des chevaliers teutoniques et celle de la Lithuanie ou de la Pologne.
Au-delà des rivalités politiques entre le vieil ordre religieux-militaire et le grand-duché fraîchement converti au christianisme romain, ce sont deux visions radicalement différentes des méthodes à suivre qui vont s’opposer.
La méthode teutonique visée par les arguments lituaniens peut se définir comme une cohabitation inégalitaire, où les paysans autochtones étaient autorisés à vivre selon leurs coutumes, alors que les nobles convertis rejoignaient le monde culturel et religieux des Chevaliers et des colons établis dans les villes. Une telle cohabitation permettait des échanges culturels qui méritent d’ailleurs d’être étudiés, mais bloquait l’accès des Baltes à une culture qui leur aurait permis une certaine ascension sociale. À l’inverse, les revendications lituaniennes ne laissaient pas de place à une cohabitation religieuse, au sens où les païens devaient tous recevoir le baptême. Le grand-duché de Lituanie était habitué à voir cohabiter plusieurs religions différentes depuis le début du XIVe siècle, ce qui sera encore le cas largement après 1387 ; mais dans le cas de la Samogitie, il s’agissait bien de convertir les habitants à la religion catholique.
La Lituanie et la Pologne comme l’Ordre Teutonique essaieront d’abord, par le biais de lettres et d’ambassades auprès des cours européennes, de valoriser leur rôle dans le processus de christianisation et de diaboliser les concurrents.
Le sort de la Samogitie sera finalement discuté au concile de Constance (1414-1418) où les délégations teutonique, polonaise et lituanienne s’affronteront en marge des discussions sur le Grand Schisme d’Occident et l’affaire hussite.
Afin de contrer la voix de l’Ordre, traditionnel porteur de la religion chrétienne auprès des païens baltes, les diplomates lituaniens et polonais élaboreront toute une théorie de la christianisation remettant en cause les méthodes des Chevaliers.
Car la Samogitie n’est pas moins importante pour Jagellon et surtout pour son cousin Vytautas, le nouveau grand-duc de Lituanie. Ce dernier, fils d’un prince païen très respecté des Samogitiens, a lui aussi reçu le baptême à l’âge adulte.
Or en 1398, Vytautas est contraint de céder la Samogitie à l’Ordre et il sera même accusé de soutenir la révolte qui éclate en 1401 contre les chevaliers teutoniques dans le pays.
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Ce à quoi le grand-duc répondra que les Samogitiens étaient intéressés par le christianisme, mais refusaient de l’obtenir par les teutoniques.
Une nouvelle guerre éclatera donc. Vytautas et Jagellon vaincus reconnaissent en 1404 à Racianz la souveraineté teutonique sur la Samogitie et le grand-duc aide même l’Ordre à s’y installer.
Ce dernier impose une politique semblable à celle qu’il a pratiquée en Prusse et en Livonie cent ans auparavant ; on essaie de s’attacher l’amitié des dirigeants locaux – des compensations de guerre sont données aux nobles – mais on ne demande à la majorité de la population que l’obéissance politique, sans perturber sa vie spirituelle par une mission intensive. Les nobles doivent livrer des otages qui sont emmenés en Prusse et reçoivent le baptême. Les bois sacrés sont brûlés, la plupart du temps en présence de Vytautas, qui impose un certain respect aux Samogitiens ; mais les religieux qui accompagnent les Chevaliers sont affectés uniquement à leur service. Pour des raisons pragmatiques – ils se savent détestés des habitants – les Chevaliers respectent le droit canon, qui interdit la conversion forcée, ce à quoi on aurait dû recourir s’ils avaient voulu évangéliser les Samogitiens coûte que coûte. De ce fait, les Chevaliers teutoniques cohabiteront avec les païens, même s’ils en sont séparés par les murs de leurs forteresses.
Jagellon et Vytautas seront de nouveau accusés de complicité avec les Samogitiens lors de leur soulèvement de 1409. Le Lituanien contre-attaquera en écrivant aux princes d’Europe une lettre pour démonter les accusations répétées par l’Ordre, selon lesquelles lui-même et Jagellon ne seraient que des païens convertis du bout des lèvres et peu soucieux d’étendre le christianisme dans cette région du monde.
Vytautas utilisera pour cela le cas de la Prusse et de la Livonie. « Les chevaliers comptent pour peu de choses le fait que depuis 24 ans nous avons fait croître la foi catholique ; mais dans la terre des Prussiens, qu’ils possèdent depuis plus de deux cents ans, pourquoi ne disent-ils pas ce qu’ils ont fait ? ».
Cette référence aux Prussiens soulève en effet le problème de la cohabitation des religions dans la région. Après la conquête de la Prusse par l’Ordre et la noblesse autochtone intégrée dans le système féodal, la population paysanne y a en effet maintenu son mode de vie traditionnel. La politique de l’Ordre semble n’avoir eu que peu d’influence sur la vie religieuse des autochtones ; certaines coutumes païennes ont persisté avec la langue prussienne.
On peut donc en un sens considérer que dans l’État de l’Ordre Teutonique, une certaine cohabitation religieuse était la règle : le christianisme et la culture occidentale dans les villes et les châteaux, la culture traditionnelle balte, encore largement païenne, dans les campagnes. En dehors des activités militaires, où les Baltes autochtones côtoyaient les Chevaliers, les deux mondes ne se mélangeaient pas ; tant que les sujets prussiens ou livoniens acceptaient de payer les taxes et de porter les armes, leurs coutumes religieuses semblent avoir été tolérées, faute de prêtres capables de prêcher auprès d’eux ou par simple calcul politique. Pour beaucoup d’observateurs contemporains, cette politique était condamnable, ils reprochaient aux Chevaliers de s’intéresser uniquement aux terres des païens et de négliger leur instruction religieuse, en somme, d’utiliser l’évangélisation comme un prétexte pour usurper leurs possessions.
Ces manœuvres diplomatiques débouchent sur une nouvelle guerre. Au cours de l’été 1410, Jagellon et Vytautas écrasent les forces de l’Ordre entre les villages de Tannenberg et Grunwald. La machine de guerre teutonique est anéantie et le grand-maître tué avec les principaux dignitaires. L’Ordre doit signer la paix de Torun (1411), où il est décidé que la Samogitie revient au grand-duché de Lituanie, mais seulement jusqu’à la mort de Vytautas et de Jagellon. À la suite de quoi, Marienbourg devra recouvrer son ancienne possession.
Un tel arrangement ne satisfait personne et les pourparlers parrainés entre 1412 et 1414 par le roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg ne parviennent pas à éviter une reprise des hostilités.
Pendant ce temps, la Samogitie est baptisée par Jagellon et Vytautas, qui profitent du fait que la région leur est revenue pour y proclamer le christianisme en 1413. Auparavant, deux tentatives de mission soutenues par Vilnius avaient parcouru la Samogitie, sans succès ; Vytautas avait même dû réfréner le zèle des missionnaires pour éviter une rébellion. Face à leur grand-duc et au roi de Pologne, les Samogitiens acceptent désormais plus facilement. D’après le chroniqueur polonais Jan Dlugosz, les symboles du culte païen sont abattus, des prières sont lues et on exhorte les Samogitiens à se laisser gagner à la religion de leurs souverains. On prépare encore la construction de quelques églises, puis les princes repartent. Cette première étape est symbolique.
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Il faudra attendre quelques années pour qu’un évêché soit établi et qu’une structure ecclésiastique permette d’y baptiser la population plus largement. Le but de l’opération était donc surtout de montrer que les Samogitiens pouvaient être convertis par leurs ducs et d’anticiper ainsi les critiques de l’Ordre Teutonique, qui n’aurait pas manqué d’accuser la Pologne et la Lituanie de mauvaise foi si l’on n’avait rien fait pour évangéliser la province païenne.
Les armes ne parvenant pas à régler le conflit, on décide en octobre 1414 de porter l’affaire au concile qui se tient à Constance pour régler le problème du Grand Schisme d’Occident. La délégation teutonique arrive à Constance en décembre et le procureur de l’Ordre délivre un discours dénonçant l’alliance de la Pologne avec une Lituanie faussement convertie. Ses arguments ne convainquent pas le pape « du concile », Jean XXIII, plutôt bienveillant envers Jagellon et Vytautas. Au début de l’année 1415, les délégués polonais rejoignent le concile ; parmi eux, Paul Vladimir, recteur de l’Université de Cracovie et docteur en droit. Défendant la justice de la cause polono-lituanienne, il délivre à l’été 1416 deux discours où il montre que les païens peuvent légitimement avoir des États et qu’il est par conséquent interdit de les leur confisquer.
L’effort déployé par la délégation polonaise sera secondé par une ambassade samogitienne, envoyée par Jagellon et Vytautas. Une délégation d’une soixantaine de nobles arrive en effet à Constance le 28 novembre 1415, emmenée par deux boyards lituaniens et le secrétaire de Vytautas. Il est probable que l’envoi de cette ambassade ait été suggéré par la délégation polonaise, qui entendait exemplifier les idées de Vladimir en faisant parler les principaux concernés, dont la présence semble avoir ému les membres du concile. Le 13 février 1416, lecture est faite du discours Propositio Samagitarum, qui expose les relations difficiles entre les païens samogitiens et les Chevaliers teutoniques. Les idées principales rejoignent celles de Paul Vladimir, au point que certains historiens le considèrent comme le véritable auteur du discours. Le texte oriente le débat sur le cas concret des Samogitiens, présentés selon les intérêts polono-lituaniens ; les païens frondeurs d’avant 1413 se transforment sous la plume de l’auteur en candidats pacifiques au baptême, qui n’avaient pu devenir chrétiens par la faute des Chevaliers teutoniques. Ces derniers ne sont pas dupes ; dans un discours produit en réponse à la plainte des Samogitiens, le porte-parole de l’Ordre suggère que ce texte a été écrit sur l’injonction de Vytautas.
Une lettre adressée par le procureur de l’Ordre au grand-maître mentionne aussi les cadeaux distribués par les envoyés lituaniens.
L’ambassade samogitienne s’inscrit donc dans le cadre d’une opération diplomatique orchestrée par Vilnius et Cracovie. Dès le préambule du discours, on annonce que c’est l’exemple lituanien qui a convaincu les Samogitiens de l’importance du baptême.
S’en suit une liste de crimes attribués aux Teutoniques : mise à mort par le feu, viol, déportation et pillage sont le lot des Samogitiens. Trois exemples nominatifs sont cités pour illustrer ces abus.
Sur le plan diplomatique, la mission des Samogitiens à Constance sera un succès ; les arguments de la Propositio Samagitarum semblent avoir fait mouche, puisque le concile accepte de soutenir les efforts lituaniens et polonais en vue d’évangéliser la dernière province païenne d’Europe.
On notera néanmoins qu’il ne s’agit que d’un désaccord sur la méthode, car aucune des parties prenantes n’envisage un seul instant que les Samogitiens puissent rester eux-mêmes.
Toutefois, dans le discours prononcé à Constance, on trouve l’idée que le christianisme ne peut se concevoir sans justice ni liberté, et qu’il n’est pas possible qu’un peuple soit réellement converti s’il perd ses droits. Ce programme politique semble d’ailleurs avoir été en partie respecté ; il n’y a pas eu de transfert du pouvoir en faveur de nouveaux arrivants, comme ce fut le cas dans les provinces conquises par l’Ordre Teutonique. Bien que motivé par des raisons politiques, le baptême de la Samogitie n’a pas été imposé brutalement ; en Samogitie lituanienne comme en Prusse teutonique, l’évangélisation sera un processus lent et complexe ; et le paganisme a survécu, en Prusse comme en Lituanie, longtemps après la discussion de Constance.
N.D.L.R. Les Lapons ou Sami du nord de la Scandinavie quant à eux ne sont devenus majoritairement chrétiens qu’à la fin du XVIIIe siècle.
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Le peuple sami est le peuple indigène d’une zone qui couvre le nord de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, et une petite partie de la Russie (péninsule de Kola). Ces peuples sont le plus souvent appelés Lapons, mais ses membres préfèrent le nom de Sami, qu’ils utilisent pour se désigner. Le terme « lapon » est considéré par eux comme blessant.
Ce qui semble certain, c’est que les Lapons ont autrefois occupé toute l’actuelle Finlande et ce n’est que peu à peu que les Finnois/Suomalais parlant une langue de la même famille finno-ougrienne, mais différente, les ont repoussés au-delà du cercle polaire.
La spiritualité des Sami partageait un certain nombre d’éléments avec les autres religions des régions polaires, comme le culte des ours, les sacrifices, le chamanisme… Le noaïde (chamane) exerçait une forte influence sur le « sijdda » (village d’hiver), en tant que conseiller, médecin et religieux. Comme chez les autres populations circumpolaires, le chamane était un intermédiaire entre le monde des hommes et le monde surnaturel. Grâce à diverses transes extatiques, il entrait en communication avec le monde spirituel peuplé de dieu-ou-démons et de créatures diverses, qu’il interrogeait, afin d’obtenir des informations, ou la satisfaction d’une requête.
Une des traditions sami particulièrement intéressante est le genre de chants appelé joïk. Les joiks se chantent traditionnellement a capella, le plus souvent lentement et du fond de la gorge, en faisant transparaître de la colère ou de la douleur. Les missionnaires et les prêtres chrétiens les ont évidemment tout de suite qualifiés de « chansons du Diable ». De nos jours, les joïks sont fréquemment accompagnés par des instruments.
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LE CHRISTIANISME EN EUROPE DE L’EST.
En 843, en vertu du Traité de Verdun, l’empire franc fut divisé en trois États distincts. La partie orientale, qui deviendra plus tard le Saint-Empire romain germanique, se considère comme l’héritière de l’empire de Charlemagne et de ses tentatives d’expansion de l’empire et de l’Église catholique en Europe centrale.
Dans la première moitié du IXe siècle, à partir des évêchés de Salzbourg, de Ratisbonne et de Passau, des missionnaires francs pénètrent donc en Bohême, en Moravie et dans la région qui s’étend de la Slovaquie à la Carinthie. Les aristocrates moraves et tchèques adoptent le style de vie et la religion des aristocrates francs. Rastislav (ou Rostislav) qui prend alors le pouvoir en Grande Moravie (en 846) est sans nul doute chrétien, et il a prêté serment de fidélité au roi Louis II le Germanique. Il étend rapidement son influence à la Bohème et entre alors en conflit avec son suzerain.
Vers 860, l’entourage de Rastislav se décide à demander l’appui du pape pour renforcer à la fois son État et la chrétienté. En 862, il effectue le même type de requête, mais auprès des autorités byzantines. Une ambassade est envoyée auprès des deux chefs, spirituel et temporel, de la chrétienté orientale : le patriarche Photius et l’empereur Michel III.
Michel III délègue alors en Moravie une mission dirigée par deux frères, Cyrille ou Constantin le Philosophe (né vers 827-828 à Thessalonique) et son frère Méthode, évêque de Sirmium (né vers 815-820 à Thessalonique). Leur région de naissance, autour de Thessalonique, étant aussi en grande partie peuplée de Slaves, et leur mère, Marie, étant elle-même peut-être d’origine slave, ils en parlaient la langue.
C’est donc alors, selon leurs hagiographes, que les deux frères auraient inventé l’alphabet cyrillique (glagolitique ?) et la liturgie slavonne en quelques semaines ou quelques mois (862-63). Mais cela ne dut être en réalité que la finalisation de travaux entrepris bien des années plus tôt (encore un mensonge chrétien de plus !).
L’œuvre missionnaire de saint Cyrille et saint Méthode date d’une époque où, malgré la tension qui s’accroît entre l’Orient et l’Occident, la chrétienté a encore le sentiment de former un seul corps.
Constantin et Méthode qui parlent le dialecte slave de Macédoine n’ont donc pas de difficultés particulières à christianiser ces peuples à qui donc ils enseignent une liturgie dans leur langue.
La mission byzantine étend vite son action à la Pannonie, suscitant ainsi l’opposition de l’archevêque de Bavière qui considère que ses droits sont bafoués. Mais à partir de 867, la situation change à Constantinople, où Michel III est assassiné et le patriarche Photius démis de ses fonctions.
Constantin et Méthode se rendent donc alors auprès du pape, en ramenant à Rome les reliques supposées de Clément Ier qui sont reçues en grande pompe par Adrien II.
Méthode lui-même, et plusieurs de leurs disciples comme Clément d’Ohrid, sont alors ordonnés prêtres, et le pape accepte l’usage du vieux slave comme langue liturgique, ce qui était un point très épineux en Occident, où seuls l’hébreu, le grec et le latin étaient reconnus comme langues religieuses légitimes.
Adrien II consacre aussi Constantin évêque. Mais peu de temps après, en 869, ce dernier meurt à Rome, après être devenu moine sous le nom de Cyrille. Adrien II nomme alors Méthode archevêque de Sirmium, en Pannonie, évêque missionnaire pour les Slaves, chargé d’organiser une province ecclésiastique dans les régions situées à l’est de Salzbourg.
En 870, Méthode est emprisonné en Souabe à l’instigation des évêques allemands qui contestent sa juridiction et n’admettent pas sa liturgie ; il ne sera libéré qu’en 873 sur l’intervention du pape Jean VIII.
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Appelé à Rome en 879-880, il est consacré évêque du royaume de Grande Moravie. En 881, il fait un dernier voyage à Constantinople où Photius a été rétabli comme patriarche et repart ensuite en Moravie où il meurt en 885.
L’œuvre de Cyrille et Méthode aura d’importants effets autres que religieux à long terme. Avec Cyrille et Méthode les Slaves se dotent en effet de leur premier alphabet et de leurs premiers textes religieux : évangile, psautier, épîtres, offices. Le dialecte slave dans lequel les premiers textes ont été rédigés avec l’alphabet de Cyrille sera celui de la région de Thessalonique. À cette époque, le slave présente encore une unité suffisante pour qu’un dialecte du littoral méditerranéen soit compris par des Slaves de l’Europe centrale.
L’œuvre de Cyrille et Méthode se maintiendra jusqu’en 894 sous le règne de Svatopluk, neveu de Rastislav, qui constitua un empire de la Grande Moravie incluant, en plus de la Moravie, la Slovaquie, la Bohême, la Silésie, la région de Cracovie et celle du lac Balaton en Pannonie. Mais ensuite, les compagnons des deux frères devront quitter la région, et le christianisme original qu’ils y avaient implanté tombera sous la coupe du clergé germanique : l’évêque allemand Wiching rétablira le latin comme langue de l’Église.
Après la conquête magyare la Grande Moravie sera remplacée par la Bohême où subsistent des monastères fidèles à la tradition de Méthode, et un double culte en latin ou en vieux slovène. En Croatie blanche, c’est autour du monastère de Tyniec près de Cracovie que le rite vieux slovène se diffuse. Malgré son mariage avec la princesse de Bohème Doubravka, le roi de Pologne nouvellement converti, Mieszko Ier opte pour le rituel latin. Deux métropolites coexistent pourtant, l’un à Gniezno en rituel latin et l’autre à Sandomir, sans doute en rite vieux slovène qui disparut au moment où le Grand Schisme fut officialisé (1054).
Peu à peu apparaît ainsi en Europe, une frontière, non pas politique, mais bien réelle qui sépare le christianisme latin et le christianisme grec.
Cette dispersion des disciples des deux frères, accélérée par la chute du royaume de Moravie sous les coups des Magyars ruinera en apparence l’œuvre de Méthode, mais permettra en fait de répandre la liturgie et le nouvel alphabet dans les pays slaves, d’abord en Bulgarie, puis chez les Serbes et les Russes de Kiev.
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UKRAINE ET RUSSIE.
Les colonies grecques du Pont-Euxin, à la fois en Crimée et sur les rives de la mer d’Azov et de la mer Noire, demeurèrent pendant près d’un millénaire les principaux centres de la chrétienté d’Europe de l’Est. Parmi les lieux qui jouirent d’une certaine renommée, on compte le monastère-grotte d’Inkerman, monastère byzantin où furent conservées les reliques de saint Clément, quatrième évêque de Rome, jusqu’à ce qu’elles soient ramenées à Rome par les frères Cyrille et Méthode.
Avertissement au lecteur. La Chronique des temps passés dont il sera fait souvent état ci-dessous est un texte écrit bien longtemps après les faits (en 1111) par un moine appelé Nestor.
On aurait tort de chercher dans l’œuvre une liste précise et exhaustive des événements. Il est évident que le but de l’auteur n’était pas de relater des faits, mais essentiellement d’inculquer à ses lecteurs d’importantes leçons en fonction de l’idée qu’il se faisait de la spécificité et du caractère sacré de leur identité nationale. Ainsi l’idée d’un territoire d’origine slave sur le moyen Danube a certainement été suggérée par la lecture de textes sur la mission des saints Cyrille et Méthode et voulait relier la Rous’ au territoire où les Slaves avaient été christianisés.
On ne s’étonnera pas que la fiabilité des informations données par la PVL soit plus grande dans les années proches de leur rédaction. Cela s’entend surtout des années 1060 à 1116. Pour les années précédentes s’accumulent imprécisions et erreurs. La première attaque sur Constantinople est datée de 866 au lieu de 860 et l’arrivée des Varègues aurait eu lieu en 862 alors que la date de 856 est plus probable. Pour cette période, nombreux sont les faits qui ne relèvent pas de l’histoire alors que d’autres semblent très réels entre autres parce qu’ils peuvent être comparés à des listes de tributs ; ceci est également le cas de la transposition littérale de traités entre les princes de Kiev et l’empereur byzantin. La chronique semble digne de confiance dans les informations qu’elle contient sur les légendes et mythes entourant la conscience qu’avaient les dirigeants de la principauté, de leur propre identité.
La seule source vraiment historique et objective que nous ayons quant à un début de christianisation de la Russie de Kiev au neuvième siècle est la lettre encyclique du patriarche Photius datant probablement de 867, se référant au siège de Constantinople par les Rous’ en 860. Photius informe les patriarches d’Orient et leurs suffragants que les Bulgares furent baptisés en 863, qu’ils furent bientôt suivis par les Rous’ et qu’il avait jugé prudent, comme dans le cas des Bulgares, de leur envoyer un évêque de Constantinople. Il se pourrait toutefois que le groupe auquel le patriarche faisait allusion ait été une communauté rous´ n’ayant que peu ou pas de lien avec la Rous’ kiévienne et ait vécu près de la mer Noire ou de la mer d’Azov. Selon Dimitri Obolensky, il est possible que de premières conversions aient eu lieu peu après la première attaque rous’ contre Constantinople en 860, qu’un premier évêque ait été envoyé en 867, suivi d’un archevêque en 874. Toutefois, cette première Église aurait pratiquement disparu lorsque les gouvernants prochrétiens de Kiev furent remplacés par un groupe de Scandinaves varègues menés par un certain Oleg, prince de Novgorod. Une petite communauté chrétienne aurait toutefois survécu qui s’agrandit progressivement jusqu’à la conversion finale sous Vladimir.
Si le traité byzantin de 911 présume que les Rous’ de Kiev étaient encore païens, celui de 944, tel que rapporté dans la Chronique des temps passés fait référence à une église de Kiev et relate qu’une partie des Rous’ prêtèrent serment selon la foi chrétienne dans l’église de saint Élie alors que le prince régnant et d’autres non chrétiens invoquèrent Peroun 1) et Vélès2). Aucune source grecque ne fait mention d’un second baptême de la Russie de Kiev dans les années 990, ce qui sous-entend ex silentio que le pays était déjà chrétien. En 945 ou 957, selon les sources, la princesse Olga de Kiev se rend à Constantinople en compagnie d’un prêtre du nom de Grégoire. Le De Ceremonis conserve la description de l’imposante réception qui lui fut accordée. La légende veut que l’empereur Constantin VII serait tombé amoureux d’elle, mais la princesse trouva la façon d’éviter le mariage en demandant à l’empereur d’être son parrain lors du baptême. Une fois baptisée, elle fit alors valoir qu’il était interdit dans le christianisme qu’un parrain épousât sa filleule. Légende légende…
L’alliance avec Constantinople ne semble guère avoir été très forte néanmoins, car en 959 c’est à Otton Ier qu’Olga s’adresse pour obtenir l’envoi d’un évêque et de prêtres. Préoccupé par la perspective d’une alliance entre la Russie de Kiev et l’Église byzantine, Otton se serait alors empressé de faire nommer un moine appelé Libutius, comme évêque, mais il mourut en février 961 avant même d’être arrivé ans son diocèse. Un autre moine, Adalbert de Trêves fut alors choisi et devint
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effectivement le premier évêque de Kiev. Il en fut cependant chassé peu après par les païens (référence ?).
Le fils d’Olga, Sviatoslav continua pour sa part d’adorer Peroun ainsi que les autres dieux du panthéon slave et demeura païen toute sa vie. D’après la Chronique des temps passés, il aurait craint que ses hommes ne se moquassent de lui s’il devenait chrétien.
Son successeur, Yaropolk Ier (r. 972-980) semble avoir eu une attitude plus conciliante à l’endroit de ses sujets chrétiens et aurait même échangé des ambassadeurs avec le pape. Le Chronicon d’Adémar de Chabannes et la Vie de saint Romuald de Pietro Damiani décrivent la mission de saint Bruno de Querfurt au pays des Rous’ où il parvint à convertir l’un des rois locaux (l’un des trois frères qui dirigeaient le pays).
Durant la première décennie du règne de Vladimir, une réaction à la diffusion du christianisme s’organisa ; les dieux revinrent à l’honneur et la statue de Peroun fut élevée sur une colline près du palais royal où se dressaient également des autels aux dieux Khors, Dajbog, Stribog, Simargl et Mokoch. Ce même phénomène se produisit également dans les pays voisins où Jarl Haakon en Norvège et (peut-être) Svein à la barbe fourchue au Danemark encouragèrent un tel renouveau. Vladimir tenta cependant d’aller plus loin que ses voisins et d’après la Chronique des temps passés des sacrifices humains auraient même encore eu lieu à Kiev ????
Au retour d’une expédition en 983, Vladimir aurait voulu offrir un tel sacrifice pour remercier les dieux de ses succès. Le sort désigna le fils d’un Varègue de retour de Grèce qui professait la religion des Grecs. Celui-ci refusa de sacrifier son fils, etc., etc. pour la suite, voir la chronique de Nestor (Vladimir se renseigne sur les religions de ses voisins pour en choisir une et ce sera celle de Constantinople qui le séduira : « sur terre on ne peut trouver plus de beauté ou de magnificence »).
Plus vraisemblable peut-être. En 987 les généraux Bardas Skléros et Bardas Phocas se révoltent contre l’empereur byzantin Basile II (r. 960-1025). Unissant leurs forces pour l’occasion, les généraux rebelles marchent sur Constantinople. Le 14 septembre 987, Bardas Phocas se proclame même empereur. Soucieux d’éviter le siège de sa capitale, Basile II demande l’aide des Rous’ même si ceux-ci étaient alors considérés comme des ennemis. Vladimir accepte en échange d’une alliance matrimoniale. Une fois conclus les arrangements relatifs aux noces, Vladimir envoya 6000 hommes aider l’empereur à mater la révolte.
Dans la Chronique des temps passés, la description du baptême de Vladimir est précédée d’un récit relatant la conquête en 988 par Vladimir de la ville de Korsun (Cherson en Crimée, centre administratif et commercial d’importance.
Cette campagne se voulait peut-être une assurance que Basile II tiendrait ses promesses et qu’il pourrait bien épouser la sœur de l’empereur, Anne Porphyrogénète ; celle-ci lui avait été promise à condition que Vladimir accepte d’être baptisé avant le mariage. Le baptême, qui aurait eu lieu à Cherson en Crimée aurait été marqué par la guérison miraculeuse d’un mal d’yeux qui rendait Vladimir presque aveugle. Il prit alors le nom chrétien de Basile en hommage à son beau-frère. La cérémonie du baptême fut immédiatement suivie de celle du mariage.
Après son retour en triomphe à Kiev, Vladimir exhorta la population à se réunir sur les bords du Dniepr pour se faire baptiser. Ce baptême de masse allait devenir le symbole de la christianisation de la Rous’ kiévienne.
Vladimir commença par faire baptiser ses douze fils et de nombreux boïars. Il détruisit ensuite les statues de bois qu’il avait lui-même fait dresser quelques années plus tôt. Elles furent brisées ou mises en pièce après avoir été trainées derrière des chevaux et fouettées ; celle de Peroun fut jetée dans le Dniepr.
Après quoi Vladimir fit parvenir un message aux habitants de Kiev « riches et pauvres, mendiants et esclaves » les invitant à venir sur les bords du fleuve le jour suivant, sous peine d’être considérés comme « des ennemis ».
Un grand nombre de personnes se rendirent par conséquent sur place, amenant avec eux leurs enfants, et descendirent dans l’eau pendant que des prêtres de Cherson, venus avec la princesse Olga, priaient.
Pour commémorer l’événement, Vladimir fit construire la première église de pierre de la Rous’ kiévienne, appelée l’« église de la dîme », où lui-même et son épouse devaient reposer après leur
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mort. Une autre église, dédiée à saint Basile fut construite sur la colline où s’élevaient auparavant les statues.
Le baptême des Kiéviens fut suivi de cérémonies similaires dans d’autres centres du pays. La Chronique de l’évêque Joachim Korsunianin rapporte que l’oncle de Vladimir, Dobrynya, força les habitants de Novgorod à se convertir « par le feu », et que le maire local, Putyata, persuada ses compatriotes d’accepter la foi chrétienne « par l’épée ». L’évêque construisit ensuite la première église en bois de Novgorod, la cathédrale de la sainte Sagesse « avec 13 toits » sur le site d’un cimetière païen.
Le nord-est du pays, dont le centre était Rostov, se montra néanmoins particulièrement hostile à la nouvelle religion et même Novgorod connut des flambées de violence jusqu’en 1071, année où l’évêque Fédor dut affronter de vraies menaces contre sa personne et où le prince Gleb Sviatoslavitch dut disperser la foule en pourfendant avec une hache un « sorcier » (un prêtre païen ?). Le premier livre de littérature non religieuse, le Dit de la campagne d’Igor (12e siècle), révèle d’ailleurs qu’une certaine vision païenne du monde persista longtemps dans la Russie de Kiev.
« Frères, n’est-il pas juste de commencer en vieux langage le récit de l’expédition d’Igor fils de Sviatoslav ? Que le chant débute donc selon les traditions du temps et non selon la coutume de Boïan ? Boïan le barde, quand il composait un chant guerrier, laissait d’abord s’élancer ses pensées comme le rossignol dans les bois, comme le loup fauve au milieu de la plaine, comme l’aigle gris dans l’éther.
Rêvait-il à quelque guerre des temps passés ? Il lançait dix éperviers contre une troupe de cygnes…
Invocation de Boïan. O Boïan, rossignol des vieux âges, que ne peux-tu célébrer la gloire de ces guerriers ! Rossignol voltigeant dans les bois éveillés, montant en esprit dans l’argent des nuages, que ne peux-tu chanter la gloire des temps évanouis, rechercher les traces de Troïan à travers les plaines et les montagnes, afin de célébrer plus dignement Igor. « La tempête n’a, pas emporté les éperviers au-delà des vastes plaines, mais les geais par milliers s’abattent sur les rives du Don ». Voilà, divin Boïan, fils de Vélès 2), voilà ce que tu devais chanter ?
1) Le panth-éon des Slaves orientaux était peuplé de dieux représentant les forces de l’univers : Peroun, leur dieu principal, se manifestait notamment dans le tonnerre et la foudre, Svarog avec le ciel, Dajbog avec le soleil, Striborg avec le vent, etc.
2) Vélès, gardien des troupeaux et des champs. Sa fête devint localement celle du carnaval de Mardi-Gras.
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LES CHASSES AUX SORCIÈRES OU LE CRÉPUSCULE DE LA PENSÉE.
La chasse aux sorcières est la poursuite, la persécution et la condamnation de personnes accusées de pratiquer la sorcellerie. Elle se rencontre donc à toutes les époques comme le montre l’exemple biblique et dans toutes les civilisations jusqu’à sa remise en cause progressive par la culture scientifique.
Ce type de répression des comportements non conformistes ou « déviants » se développera surtout et de façon exponentielle au XVe siècle et se terminera en 1692 à Salem pour ce qui est de l’Amérique, 1782 * pour ce qui est de l’Europe. Il se nourrit d’une culture dominée par la peur et poussée à la délation, entraînant des exécutions principalement fondées sur des ouï-dire, des tortures inhumaines et sans preuve directe. Il fera au total à travers les siècles un nombre considérable de victimes, qui reste cependant très difficile à estimer puisqu’on a peu de traces écrites des simples assassinats.
Les chasses aux sorcières comme celles en Europe ou aux États-Unis (à Salem en 1692) sont nées de la conjonction ou plus exactement de la succession ou superposition, de deux croyances différentes.
— La première chronologiquement parlant est la croyance en l’existence dans la nature de forces ni bonnes ni mauvaises, que l’on peut manipuler ou mettre en œuvre ou combattre, suivant les cas. Cette croyance a donné d’une part le paganisme naturaliste et ensuite la science.
— La deuxième est la croyance manichéenne non pas en des forces de la nature ni bonnes ni mauvaises, mais en un esprit ou des esprits du mal, acharnés à combattre l’esprit ou les esprits du bien. Ce manichéisme a donné les religions de masse que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de judaïsme christianisme ou Islam (Dieu et diable, anges et démons).
— En ce sens le sorcier n’est donc nullement un hérétique, bien au contraire, il croit de façon tout à fait orthodoxe à l’existence du diable et de ses démons ; le seul problème est qu’au lieu de les combattre il les adore leur voue un culte et les sollicite (à des fins uniquement maléfiques donc en définitive même si elles peuvent de prime abord apparaître séduisantes). Cette mentalité « magique » ou « primitive » des religions de masse explique la bulle papale publiée par le Pape Grégoire IX en 1233 (Vox in Rama) et condamnant une hérésie allemande qualifiée de « luciférienne » (peut-être tout simplement des cathares d’ailleurs).
En 1231, Grégoire IX en effet met en application en Allemagne sa constitution Excommunicamus instituant l’Inquisition médiévale et il confère à un dénommé Conrad de Marbourg le titre d’inquisiteur. Le pape le dispense de suivre les obligations de la procédure canonique et l’autorise à procéder au mieux contre les hérétiques, mais en respectant les décrets pontificaux. Conrad ayant été laissé libre de choisir ses collaborateurs il s’adresse aux dominicains par l’intermédiaire des prieurs de Ratisbonne, Friesach et Strasbourg et traque les « Vaudois » et « Cathares », comme on les appelle alors, sans distinction réelle entre les hérésies, ainsi que le groupe dit des « Lucifériens ».
Les deux assistants de Conrad sont des ignorants fanatiques, inaptes à cette tâche, et Conrad prend pour argent comptant les déclarations des suspects. Sur la foi de ces accusations, il enchaîne les arrestations pour hérésie, sans chercher à vérifier leur exactitude. Les accusés peuvent soit confesser leur faute (et avoir la tête rasée en guise de pénitence), soit protester de leur innocence, au risque d’être jugés hérétiques non repentis, et livrés au bras séculier pour finir sur le bûcher. Le nombre de ses victimes n’est pas connu avec précision. En Allemagne occidentale, son activité d’inquisiteur provoqua une panique générale 1). Il agit avec un tel fanatisme et de manière tellement illégale qu’il soulève la population contre lui.
À sa demande, le pape édictera donc en 1233 la première bulle de l’histoire concernant les sorcières, la Vox in Rama, en y décrivant le sabbat des sorciers ainsi que leur prétendu culte du diable. La bulle décrit en détail les rites d’initiation de la « secte ».
« Le futur membre est d’abord approché par un mystérieux crapaud de la taille d’un chien. Peu de temps après apparaît un homme pâle et maigre que l’initié embrasse. Les membres de la secte se réunissent alors pour manger. Quand le repas est fini, toute la secte se lève et la statue d’un chat noir revient à la vie, puis marche à reculons la queue dressée. Le nouvel initié d’abord puis le maître de la secte embrassent le derrière du chat. Une fois le rituel terminé les bougies de la pièce s’éteignent et la secte s’adonne alors à des orgies, de nature parfois homosexuelle. Une fois que les bougies sont rallumées, un homme sort d’un coin sombre de la pièce « brillant comme le soleil et les parties
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inférieures velues comme un chat 2). Après un bref dialogue entre le chat et les membres de la secte, la réunion prend fin ».
Dans sa bulle Grégoire IX prétend aussi que la secte commet divers crimes contre l’Eucharistie. Ils reçoivent le corps du Christ chaque année à Pâques, des mains d’un prêtre, mais le gardent dans leur bouche et, de retour chez eux, le jettent dans les latrines. Pour conclure, Grégoire condamne bien évidemment cette pratique et appelle les autorités religieuses ou séculières du diocèse à prendre les mesures adéquates contre les participants à ce culte.
Les conclusions de Conrad furent contestées peu de temps dès son arrivée à Mayence par un autre légat du pape nommé Bernard qui écrivit à Rome que Conrad avait forcé des innocents à avouer en les menaçant du bûcher, mais le mal était fait. Dans les années 1260, le pape Alexandre IV ordonne aux inquisiteurs de s’intéresser aux sortilèges et divinations autant qu’aux hérétiques qu’ils poursuivaient déjà. Ces décisions font donc de la sorcellerie un important crime contre la foi. La base idéologique de la proscription de la sorcellerie se mit alors en place et l’on se souvint partout en Europe de ce que préconisait l’Ancien Testament à ce sujet. Exode 22 :18-20 : « Tu ne laisseras point vivre la sorcière. Quiconque couchera avec une bête, sera puni de mort. Celui qui sacrifie à d’autres dieux qu’à l’Éternel seul, sera voué à l’extermination, etc. »
Le crime par excellence aujourd’hui est le racisme, mais à l’époque c’était celui d’être sorcier ou sorcière.
La notion même de magie « blanche » ou « noire » est alors anachronique en Europe, la magie elle-même n’étant vue que comme un outil aidant à accomplir le bien comme le mal. Toutefois, une certaine distinction est faite entre certaines pratiques jugées collectivement comme nocives et malsaines et d’autres pratiques dont les qualités bénéfiques sont en grande partie reconnues, telles que les remèdes.
Magie et science sont plus proches l’une de l’autre qu’on ne pourrait le penser d’abord. Elles postulent, en effet, toutes les deux un ordre naturel sur lequel elles tentent d’agir. Ce sont leurs moyens d’action qui diffèrent profondément. La magie semble à première vue plus proche de la science que de la religion pour deux raisons : d’une part, elle postule une unité des lois de la nature et prétend agir sur elle grâce à la connaissance de ces lois, ce qui l’apparente à une science appliquée ou à une technique ; d’autre part, elle est le fait d’individus marginaux, considérés comme géniaux ou comme malfaisants.
Il existait au Moyen Âge deux sortes de personnes se livrant à la pratique de la magie : les magiciens lettrés comme Merlin, appelés nigromanciens ou invocateurs de démons, et les sorciers ou sorcières.
À la différence du magicien lettré, généralement instruit et en possession de grimoires et/ou autres livres magiques, les sorcières et sorciers sont issus de milieux populaires, ne savent usuellement pas lire ni écrire, sont instruits oralement par un proche et servent de guérisseurs et envoûteurs dans leurs communautés.
Si les populations païennes marginalisaient ou parfois lapidaient un « jeteur de sorts », elles admettaient cependant les transes et les états de possession. Voir à ce sujet au 12e et 17e siècle encore (pour le pays de Galles) les témoignages de Giraud de Cambrie et d’un poète nommé Henri Vaughan (dans une lettre écrite au druidomane John Aubrey).
Giraud de Cambrie. Chapitre XVI (concernant les devins de cette nation, et les personnes semblant possédées).
— Il y a en Cambrie des personnes qu’on ne trouve nulle part ailleurs, appelées awenyddion, ou gens inspirés ; lorsqu’ils sont consultés sur tout événement suscitant beaucoup de questions, ils crient violemment, sont hors d’eux-mêmes, et deviennent comme possédés par un esprit. Ils ne répondent pas directement, mais la personne qui les observe attentivement, après de nombreux préambules et de nombreux discours incohérents, quoique fleuris, aura l’explication qu’il cherche dans leur formulation. Ils sortent alors de leur extase, comme d’un profond sommeil, et, pour ainsi dire, comme obligés de retrouver leur sens. Après avoir répondu aux questions, ils ne retrouvent leur état normal qu’après avoir été violemment secoués par quelqu’un et ne peuvent pas se souvenir des réponses qu’ils ont données. Si on les consulte une deuxième ou une troisième fois sur la même question, ils utiliseront des formules totalement différentes ; ce sont peut-être des esprits qui parlent par leur bouche ».
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Henri Vaughan. « Les anciens Bardes… n’ont rien laissé de leur savoir si ce n’est par l’intermédiaire de la tradition : je suppose que c’est la raison pour laquelle nous n’en avons aucune sorte de témoignage ni monument nous renseignant sur leur mode de vie. Quant aux derniers bardes, il y a de curieux récits les concernant : le genre de poésie qu’ils appellent awen, qui dans leur langue signifie ravissement, ou fureur poétique & (en vérité), qui caractérise ou inspire beaucoup de ceux d’entre eux avec qui j’ai pu (comme je l’ai dit) m’entretenir.
Une personne très sérieuse, un très sachant (maintenant morte m’a dit qu’il y eut à son époque un jeune orphelin si pauvre qu’il fut obligé de mendier ; mais qu’un jour… il se réveilla soudain terrorisé, mais doté d’un tel don ou pouvoir poétique qu’il délaissa ses moutons & quitta le pays, en faisant des chansons sur tout, et devint de la sorte le plus célèbre barde du pays en son temps ».
Dans de tels cas, le christianisme, lui, considère qu’il s’agit là d’une attaque du démon contre une personne qui en est victime. Or Jésus a donné l’exemple en délivrant des possédés, en « chassant le démon ». L’Église emploie d’ailleurs encore aujourd’hui des prêtres exorcistes. Par contre dans les cas relativement rares où c’est l’individu lui-même qui avait recherché cet état de transe, on pouvait bien entendu l’accuser d’avoir alors basculé du côté obscur de la force, donc de la sorcellerie.
Mais revenons à nos moutons justement. Dans un contexte culturel encore très marqué par le paganisme la nature peut donc sembler peuplée de forces surnaturelles et un homme peut donc par divers procédés (invocations, rituels), les mettre temporairement à son service pour faire le bien ou le mal. Dans ce dernier cas, le sorcier supposé est perçu comme n’importe quel criminel, donc poursuivi et condamné comme tel. Le plus souvent, il ne s’agit pas d’un procès devant un tribunal, mais simplement d’une vengeance collective, d’un pogrom, d’une lapidation. Dans l’Europe païenne de jadis, comme durant le Moyen Âge chrétien, il suffit parfois qu’une personne tombe malade, qu’une grange brûle ou qu’une vache meure sans cause apparente, pour que la communauté villageoise désigne un coupable que son comportement ou sa marginalité a rendu suspect – souvent un berger (qui vit à l’écart), ou le meunier ou parfois un prêtre. On le violente, on le soumet à une « ordalie », on le tue sommairement par bastonnade, noyade ou pendaison – rarement par le bûcher.
Placées devant de tels débordements de « justice populaire », les autorités ont toujours le réflexe de les contrôler. En fonction des rapports de force (existence ou non d’un état central puissant…), soit elles ont fait la « part du feu » (c’est le cas de le dire), soit elles ont réprimé la chasse aux sorciers.
Mais cette notion de sorcellerie et de sorcière n’est pas à confondre avec l’hérésie malgré leurs points communs. Le christianisme a d’abord généralement estimé que la croyance en la sorcellerie n’était qu’une superstition païenne, car d’après elle aucun être humain n’avait le pouvoir de commander aux démons. D’où l’interdiction des violences directement dirigées contre la personne même des sorciers ou sorcières, les païens devant plutôt être convertis.
Le canon de l’évêque ou Canon episcopi, appelé ainsi d’après son incipit (Ut episcopi, etc.) est un des derniers textes connus avant que l’Église ne change d’avis à ce propos et que les prêtres ne déchaînent leurs chasses aux sorcières dans toute la chrétienté européenne. Ce canon est mentionné avec des variantes au chapitre 364 du second livre de la collection attribuée à l’évêque Réginon de Prüm mort en 915, et intitulée De Ecclesiasticis Disciplinis et Religione Christiana (Jacques-Paul Migne ; Patrologia Latina).
« Regino, de ecclesiasticis disciplinis, 365. Ut episcopi episcoporumque ministri omnibus viribus elaborare studeant ut perniciosam et a diabolo inventam sortilegam et maleficam artem penitus ex paroechiis suis eradant, et si aliquem virum aut feminam hujuscemodi sceleris sectatorem invenerint, turpiter dehonestatum de paroechiis suis ejiciant […].
Illud etiam non omittendum, quod quaedam sceleratae mulieres retro post Satanam conversae, daemonum illusionibus et phantasmatibus seductae, credunt se et profitentur nocturnis horis cum Diana paganorum dea et innumera multitudine mulierum equitare super quasdam bestias, et multa terrarum spatia intempestae noctis silentio pertransire, ejusque jussionibus velut dominae obedire, et certis noctibus ad ejus servitium evocari. Sed utinam hae solae in perfidia sua perissent, et non multos secum in infidelitatis interitum pertraxissent. Nam innumera multitudo, hac falsa opinione decepta, haec vera esse credit, et credendo a recta fide deviat ; et in errorem paganorum revolvitur, cum aliquid divinitatis aut numinis extra unum Deum esse arbitratur. Quapropter sacerdotes per ecclesias sibi commissas populo cum omni instantia praedicare debent ut noverint haec omnimodis falsa esse, et non a divino sed a maligno spiritu talia phantasmata mentibus infidelium irrogari ».
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Essai de traduction.
« Que les évêques et leurs prêtres s’affairent auprès de tous les hommes pour déraciner l’art des sorts et du maléfice inventé par le diable et s’ils trouvent un homme ou une femme sectateur de ce crime qu’ils l’expulsent de leur paroisse en le couvrant de honte […] Il ne faut pas passer ici sous silence que certaines scélérates suppôts de Satan et trompées par des illusions et des fantasmes diaboliques croient et prétendent que la nuit avec Diane 1) la déesse païenne et une innombrable multitude d’autres femmes elles chevauchent des animaux parcourant de grandes distances pendant le silence de la nuit profonde obéissent aux ordres de leur maîtresse et sont appelées à son service lors de nuits bien déterminées. Si seulement elles pouvaient périr dans leur impiété sans en entraîner beaucoup d’autres dans leur perte. En effet de nombreuses personnes induites en erreur croyant que ces choses existent vraiment se séparent de la vraie foi et tombent dans l’erreur des païens en imaginant qu’il puisse exister une divinité [ou une déesse] en dehors du seul Dieu. C’est pourquoi les prêtres dans les églises qui leur ont été confiées doivent prêcher avec insistance au peuple de Dieu pour qu’il sache que toutes ces choses sont fausses et que ce n’est pas l’esprit divin, mais l’esprit malin qui introduit de tels fantasmes dans l’imagination… ».
Cet avis est donc clair, et anticipe celui des grands médecins de l’âme que furent Jean Wier voire Nicolas Malebranche à qui nous empruntons cette conclusion (De la recherche de la vérité livre second).
Chapitre dernier. Des sorciers par imagination, et des loups-garous. Conclusion des deux premiers livres.
« Le plus étrange effet de la force de l’imagination, est la crainte déréglée de l’apparition des esprits, des sortilèges, des caractères, des charmes des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu’on s’imagine dépendre de la puissance du démon.
Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible, qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes s’attachant à tout ce qui est extraordinaire se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses, de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s’épouvanter eux-mêmes. Ainsi il ne faut pas s’étonner si les sorciers sont si communs en certains pays, où la créance du sabbat est trop enracinée ; où les contes les plus extravagants de sortilèges sont écoutés comme des histoires authentiques ; et où l’on brûle comme des sorciers véritables les fous, et les visionnaires dont l’imagination a été déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes, que par la corruption de leur cœur [……].
Tâchons de nous délivrer peu à peu des illusions de nos sens, des visions de notre imagination, et de l’impression que l’imagination des autres hommes fait sur notre esprit. Rejetons avec soin toutes les idées confuses, que nous avons par la dépendance où nous sommes de notre corps ; et n’admettons que les idées claires et évidentes que l’esprit reçoit par l’union qu’il a nécessairement avec le Verbe, ou la Sagesse et la Vérité éternelle, comme nous expliquerons dans le Livre suivant, qui est de l’entendement ou de l’esprit pur ».
Mais comme souvent l’Église changea d’avis (bien fol est qui s’y fie, le Saint-Esprit a toujours été plus capricieux que le bon sens) et revint donc à l’édit de Thessalonique de 380 : les prétendus sorciers même sans victimes avérées eurent maille à partir avec les autorités dans les pays où régnait l’obscurantisme religieux. La pratique existe peut-être d’ailleurs encore dans certains pays d’Afrique et du Moyen-Orient appliquant la Charia (qui interdit la sorcellerie, la magie noire ou le recours aux djinns, toutes pratiques qualifiées de polythéistes ou koufr).
La véritable épidémie de chasse aux sorciers qui a touché certaines régions d’Allemagne à la Renaissance n’a néanmoins pratiquement pas touché les états catholiques d’Espagne et d’Italie. Dans ces pays l’inquisition s’occupait de pourchasser l’hérésie, c’est-à-dire l’erreur en matière de doctrine religieuse, mais ne s’intéressait guère à la sorcellerie qui relevait, soit des tribunaux civils, soit de l’évangélisation par le prêche. On a pu dire que, plus on était près de Rome, moins il y avait de bûchers.
Au début du XIVe siècle, le nombre de procès pour sorcellerie est encore faible en Europe. Un certain nombre de ces procès touche des membres importants du clergé et font souvent partie de stratégies
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politiques, comme celui des Templiers ou le procès posthume intenté au pape Boniface VIII. Vers 1326, le pape Jean XXII rédige la bulle Super Illius Specula, qui définit la sorcellerie comme une hérésie. Sorcellerie et hérésie, jusque-là perçues comme deux univers mentaux très éloignés, vont donc être assimilés pour les trois siècles suivants.
Dans la seconde moitié du XIVe siècle, les procès se font plus rares, mais cette tendance s’inverse de 1376 à 1435. De la seconde moitié du XIVe siècle à la première partie du XVe siècle, l’Angleterre et la France évoluent de manière similaire, gardant un nombre de procès faible, tandis qu’en Allemagne, en Italie et plus particulièrement en Suisse, le rythme des procès augmente de manière significative. Richard Kieckhefer explique ce revirement de situation par l’introduction de la procédure d’inquisition en terre d’Empire à cette période. Au début du XVe siècle apparaît également la croyance du pape Alexandre V et d’une quantité grandissante de membres du clergé et de juges laïques en un complot contre la chrétienté par des assemblées et sectes de sorcières et sorciers. De 1436 à 1499, le nombre des procès pour sorcellerie en Europe est désormais en moyenne trois fois plus élevé que dans la période précédente. Les temps sont alors troublés en Europe. Alors que l’absolutisme gagne en puissance et en influence, figeant la société, le catholicisme auparavant unifié est secoué par la Réforme. C’est dans ce contexte de peur, d’insécurité et d’affirmation du pouvoir temporel et ecclésiastique que la justice laïque poursuit la sorcellerie.
L’idéologie de la chasse aux sorcières qui se met en place se construit selon 3 étapes. Tout d’abord, l’aspect du crime contre la foi, qui se base sur une culture dénonciatrice du paganisme, de l’impiété et de l’hérésie dont font preuve magiciens et sorciers, centrée autour de la bible et d’une hantise du péché originel assigné à la gente féminine tout entière. Les femmes accusées de sorcellerie sont souvent sages-femmes ou guérisseuses, dépositaires d’une pharmacopée et de savoirs ancestraux. Des incantations en langue connue ou inconnue sont souvent associées aux soins et l’Église contraint les fidèles à remplacer ces gestes et incantations par des prières aux saints guérisseurs et par des signes de croix. Les sages-femmes sont accusées de pratiquer des avortements.
On assiste ainsi à une féminisation et à une démocratisation des accusés. Désormais, les sorcières puisent leur énergie maléfique et destructrice du Diable lui-même. D’où la recherche du « signe du diable » (sigillum diaboli repéré sur le corps dénudé et rasé de la sorcière par une aiguille, car il doit être insensible et non hémorragique) et des signes associés, dont la glossolalie, la voyance, la psychokinèse et autres « marques du diable » comme l’utilisation de potions magiques ou de sortilèges.
Les premières chasses aux sorcières ont lieu dès le deuxième quart du XVe siècle. La majorité des accusés sont donc des femmes, en grande partie pauvres, âgées de plus de 50 ans et le plus souvent isolées. Cette féminisation de la sorcellerie est encore implicite dans la bulle d’Innocent VIII de 1484, la Summis desiderantes affectibus, dans laquelle il lance le signal de la chasse aux sorcières et organise la lutte contre la sorcellerie, élargissant ainsi la mission de l’Inquisition aux « praticiens infernaux ». Elle est au contraire tout à fait explicite dans les deux célèbres ouvrages démonologiques qui suivirent la création de cette bulle papale. Tout d’abord, le Malleus Maleficarum (1486), par Heinrich Kramer et Jacques Sprenger, deux dominicains. Il s’agit d’une enquête commanditée par l’Inquisition qui décrit les sorcières, leurs pratiques, et les méthodes à suivre pour les reconnaître. Le Malleus Maleficarum, ou Marteau des sorcières, est un véritable succès : il connut près de trente éditions latines entre 1486 et 1669. Le manuel rédigé par les deux dominicains servit de référence à la justice séculière qui condamnait les sorciers. Le deuxième ouvrage, De lamiis et phitonicis mulieribus ou Des sorcières et devineresses (1489), du docteur en droit canon et juge au tribunal de Constance, Ulrich Molitor, est moins connu que le premier, et considère les sabbats non comme la réalité, mais comme des illusions diaboliques. Il s’aligne cependant avec le Malleus pour réitérer la nécessité d’exécuter les sorcières pour leur hérésie et apostasie.
C’est dans ce contexte que les procès pour sorcellerie seront utilisés comme stratagèmes politiques – comme le fit l’entourage du roi Philippe le Bel au début du XIVe siècle-. Sorciers et sorcières semblent donc avoir été surtout les victimes, parmi d’autres, de la « surchristianisation » du pouvoir temporel qui caractérise l’automne du Moyen Âge et la première partie des Temps modernes ».
En ce qui concerne la prohibition de la sorcellerie, il y a en principe deux genres de législation. Tout d’abord, il y a celle des autorités séculières (comme le roi), qui pouvaient prescrire les peines (comme l’exécution) qu’elles jugeaient adéquates au crime de sorcellerie. En règle générale, ce type de condamnation légale se concentre surtout sur les dégâts causés par l’utilisation de la sorcellerie par l’accusé(e).
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Ce n’est pas le cas du deuxième genre de proscription, celle de l’Église, qui quant à elle se préoccupe de l’offense à Dieu que sont les cérémonies, rites et croyances qui accompagnent la sorcellerie au moins tout autant que des préjudices matériaux engendrés. Ainsi, l’Église pouvait excommunier ou exiger de l’accusé(e) qu’il ou elle fasse pénitence.
Cependant il est simpliste de diviser la condamnation de la sorcellerie ainsi, car bien souvent les deux aspects sont indissociables. Le gouvernement n’est pas laïc, bien des souverains étaient influencés par des hommes d’Église et la législation ecclésiastique faisait partie du code séculier.
L’un des éléments les plus frappants dans l’évolution de la proscription de la sorcellerie est la variation des sanctions qu’elle engendre. Au tout début du XVe siècle, une personne accusée de sorcellerie à Lucerne encourait majoritairement une excommunication et/ou un bannissement. Pendant la fin de la dernière décennie de ce même siècle, la même accusation dans la même ville risque fort de mener à une condamnation au bûcher.
Cette transformation est souvent attribuée à la naissance du concept de la sorcière diabolique, qui attise les peurs. À la suite du début de la chasse aux sorcières au début du XIVe siècle, après l’émission de la bulle Summis desiderantes affectibus d’Innocent VIII de 1484 (précédée en 1326 par la bulle de Jean XXII Super ilius specula), et la parution d’une quantité grandissante d’ouvrages diabolisant l’imaginaire du sabbat, commence en effet un mouvement d’arrestations systématiques dans toute l’Europe.
On peut observer ce phénomène principalement en Allemagne, en Suisse et en France, mais aussi en Espagne et en Italie. Cette première vague dure environ jusqu’en 1520. Puis une nouvelle vague apparaît de 1560 à 1650. Les tribunaux des régions catholiques, mais surtout des régions réformées envoient les sorcières au bûcher. On estime le nombre de procès à 100 000 et le nombre d’exécutions à environ 50 000. Brian Levack évalue le nombre des exécutions à 60 000. Anne L. Barstow révise ces nombres et les élève à 200 000 procès et 100 000 exécutions (en prenant en compte les dossiers perdus).
D’après Laura Stokes, l’application et la sévérité de cette chasse aux sorcières ne sont pas uniformes, comme elle le démontre en prenant les villes de Bâle Lucerne et Nuremberg comme exemple. On peut observer une grande variété de cas différents non seulement entre les cités, mais également avec elle-même à travers le temps. À Nuremberg, par exemple, malgré la publication par Heinrich Kramer d’une version abréviée du Malleus Maleficarum appelée le Nurnberger Hexenhammer, et bien que la ville soit de plus en plus fortement préoccupée par la réforme des mœurs ou la punition des transgressions morales, elle n’accorde pas un grand crédit aux accusations de sorcellerie, les considérant plutôt comme superstitions populaires et ignorance. À Bâle également, cette notion est finalement rejetée après un pic de sévérité au milieu du XVe siècle.
Le changement des méthodes et punitions appliquées aux accusés de sorcellerie coïncide avec la mise en œuvre de la loi romaine dans les pays germanophones. C’est un procédé qui culmine dans le second quart du XVe siècle, en même temps que le début de la chasse aux sorcières. Le début du phénomène de la chasse aux sorcières s’inscrit donc dans un mouvement beaucoup plus vaste tendant à la discipline morale de la société, qui rassemble des tentatives de répression d’un nombre bien plus grand de comportements comme la sodomie.
Les méthodes sont celles utilisées à toute époque quand l’accusé est jugé coupable avant même que commence le procès. Le moment clé de l’interrogatoire est l’apparition des témoins qui sont souvent des proches de la sorcière. L’instant d’avant, elle ne savait pas qui avait déposé contre elle et, tout à coup, l’accusée s’effondre quand elle réalise quelles personnes se sont liguées contre elle.
Les raisons principales poussant à la délation sont la peur, la mythomanie, l’appât du gain ou le désir d’assouvir des haines personnelles.
Les gens riches ne sont pas protégés, leurs biens étant une tentation pour leurs accusateurs. Les condamnations pouvaient parfois être étendues à leurs enfants, surtout s’il s’agissait de filles. Les juifs, les homosexuels, les marginaux et « errants », les pauvres hères et vagabonds, ou encore les « gens du voyage » font aussi partie des victimes. Des animaux ont même été brûlés pour sorcellerie, de même qu’ils pouvaient parfois être poursuivis pour coups et blessures. Les prêtres eux-mêmes n’étaient pas à l’abri.
L’épidémie de procès en sorcellerie vient sans doute aussi du fait que les rétributions des inquisiteurs, mais aussi des délateurs, se faisaient au nombre d’inculpés. Les prisons sont remplies, le nombre
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d’accusés dépasse le ridicule (plus de douze mille participants à un sabbat selon Pierre de Lancre juge à Bordeaux en 1609). Deux enfants de dix et douze accusèrent même leur mère « pour avoir du pain ».
Le livre de Friedrich Spee, Cautio Criminalis, écrit à l’époque de la persécution la plus violente en terre germanique, décrit parfaitement le mécanisme implacable qui fait que les accusés ne peuvent que mourir ; s’ils n’avouent pas, ils sont accusés de taciturnité diabolique et sont condamnés, s’ils avouent sous la torture, ils sont également brûlés.
La persécution des sorcières culmine aux XVIe et XVIIe siècles et coïncide avec la Renaissance, c’est-à-dire le début de l’époque moderne qui est caractérisé par l’humanisme et les débuts de l’imprimerie. Les grands penseurs humanistes ne s’élevèrent pas contre ce mouvement, à l’exception d’Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim qui fut attaqué pour complicité.
Les plus cultivées, comme Adrienne d’Heur en 1646 lorsqu’on lui demande si elle croit aux sorciers, savent que si elles répondent non, on les accusera de ne pas croire au diable et donc de s’opposer au dogme de l’Église et que si elles répondent oui, on leur demandera d’où elles tiennent cette certitude suspecte : connaîtraient-elles donc personnellement des sorciers ? Adrienne d’Heur sent le piège et répondra qu’elle croit aux sorciers parce que la Bible en parle.
Le mouvement ralentit et s’arrête à Salem en 1696, pour plusieurs raisons. La psychiatrie est née au pied des bûchers, les médecins s’interrogeaient sur ce qu’était la possession, les visions, les hallucinations. Jean Wier (de praestigiis daemonum 1567) et Paul Zacchias font partie des sceptiques. En outre, l’essor de la médecine et la stabilisation de la société qui font que peur et maladies s’estompent, rendent le besoin d’un bouc émissaire surnaturel caduc. La présence même de sorcières est remise en question, et devient vite considérée comme une simple superstition.
La croyance en des sectes d’hommes ou de femmes dotés de pouvoirs surnaturels dont le but était de propager le mal et la dévastation décroit donc avec les ans
Le pasteur allemand Anton Praetorius de l’Église réformée de Jean Calvin édita en 1602 le livre De l’étude approfondie de la sorcellerie et des sorciers (Von Zauberey und Zauberern Gründlicher Bericht) contre la persécution des sorcières et contre la torture. Le jésuite Friedrich Spee von Langenfeld qui a accompagné de nombreuses prétendues sorcières au bûcher publia sous l’anonymat un livre pour les défendre (cautio criminalis), toute sa vie il se battit pour les défendre, et invitait les juristes et tous ceux qui contribuaient à cette chasse, d’assister à une de ces séances de torture au cours desquelles il dit avoir vu blanchir ses cheveux devant tant de détresse et de souffrance qu’il ne pouvait soulager. Ce mouvement de normalisation des esprits et des mœurs s’inscrit dans la progression de la pensée de la Renaissance.
L’Église Catholique en pleine réforme, et d’autres mouvements chrétiens, remettent de plus en plus en cause ces croyances archaïques, en phase avec le développement de l’esprit critique qui condamne cette pratique. Si les masses populaires croient encore à la sorcellerie, les élites ne veulent plus en entendre parler et imposent son exclusion du champ judiciaire. La sorcellerie est de plus en plus considérée comme un symptôme d’arriération, en une époque de progrès, d’ordre et de raison. À la fin du XVIIe en France, les gens qui se font passer pour sorciers sont condamnés pour escroquerie ou empoisonnement, non pour leurs relations supposées avec le diable.
Nicolas Malebranche, dans son célèbre ouvrage De la recherche de la vérité, proposa, au XVIIe siècle une analyse rationaliste de la sorcellerie. Même s’il admet que de très rares cas de sorcellerie soient possibles, il pense que l’immense majorité des cas sont de purs produits d’une imagination « contagieuse ». Il recourt pour ce faire trois arguments de type différent…
— Théologique : Satan a été vaincu par Dieu, et relégué dans les abîmes du monde, d’où il ne peut rien sur les hommes. Les sorciers ne peuvent donc user de pouvoirs qu’il ne peut leur donner.
— Rationnel : ceux qui témoignent (de bonne foi) avoir été au sabbat, ne le font que parce qu’ils confondent la veille avec les rêves qu’ils ont eus en dormant. En le racontant, ils font que d’autres en rêvent la nuit, qui confondront également à leur tour la veille avec le sommeil, et ainsi de suite. De plus, une telle histoire extraordinaire captive les oreilles et donne un certain prestige à qui la raconte, et s’en prévaut.
— Pragmatique : à supposer même qu’il existe quelques cas de sorcellerie véritable, les traquer si impitoyablement ne fait qu’en multiplier les signalements. Non seulement par les dénonciations mesquines, non seulement non plus de par le complexe d’Érostrate, qui fait que n’étant doué en aucune chose qui nous puisse valoir quelque gloire, nous la cherchons dans la malfaisance et la destruction, mais encore parce que ceux que leur imagination emporte, et qui ne distinguent pas la
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veille d’avec le sommeil, trouvent confirmation de la possibilité de la sorcellerie dans sa reconnaissance institutionnelle.
Aussi Malebranche en tire-t-il la conclusion qu’il vaut mieux ne pas juger les prétendus sorciers dans les parlements (tribunaux de l’époque).
Les dates varient selon les régions, mais la chasse aux sorcières prendra majoritairement fin dans les années 1680 (1692 aux États-Unis, à Salem).
*La dernière femme exécutée pour sorcellerie est en fait Anna Göldin à Glaris, en Suisse, en 1782. À Bournel en France une femme accusée de sorcellerie fut brûlée par des paysans en 1826 et une autre sorcière jetée dans un four en 1856 à Camalès. En 1886 à Luneau, le couple composé de Georgette et Sylvain Thomas brûle vive la mère de celle-ci, l’estimant possédée et responsable de leur malheur.
1) Les textes des inquisiteurs constituent un catalogue complet des perversions humaines et des fantasmes sexuels masculins.
2) On peut penser, à lire de tels comptes rendus de prétendues relations sexuelles avec le diable dans certaines maisons ou dans la nature, que des hommes déguisés ont en réalité abusé de la naïveté de certaines femmes en se faisant passer pour le diable, avec ou sans complices. On prête alors également aux sorcières une sexualité débridée. D’après le Marteau des sorcières Malleus Maleficarum, elles ont le vagin « insatiable ». Les sabbats sont l’occasion d’imaginer de véritables orgies sexuelles.
Il faut d’ailleurs aussi peut-être rapprocher ces sabbats de fêtes anciennes, comme Beltène, qui étaient des fêtes de la fécondité. Il a pu y avoir, au Moyen Âge et à la Renaissance, des résurgences de ces fêtes.
3) Diane n’étant pas spécialement connue pour être une amazone, il s’agit peut-être de la déesse celtique Epona. Ou Arduinna. Prüm est en effet une ville située dans la partie orientale des Ardennes.
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LES AFFAIRES AIKENHEAD ET LA BARRE.
Thomas Aikenhead (28 mars 1676, 8 janvier 1697). Étudiant écossais d’Édimbourg, fut la dernière personne à être pendue pour blasphème en Grande-Bretagne. En France, ce fut le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre quelque quatre-vingt-dix ans plus tard ainsi que nous l’avons vu.
Thomas Aikenhead fut inculpé en décembre 1696 sous le chef d’accusation suivant (en résumé)…
L’accusé a soutenu à plusieurs reprises dans diverses conversations que la théologie est un tissu d’absurdités grossières, pour partie démarquée de la doctrine morale des philosophes, et pour partie de fictions poétiques ou d’autres chimères tout aussi extravagantes. Il a tourné en ridicule les saintes Écritures, traité de fables à l’instar de celles d’Ésope le livre d’Esdras dans l’Ancien Testament ; s’est moqué du Christ en prétendant qu’il avait appris l’art de la prestidigitation en Égypte, ce qui lui aurait permis d’exécuter les tours de magie que l’on a considéré plus tard comme des miracles. Il a qualifié le Nouveau Testament d’histoire de l’imposteur appelé le Christ ; soutenu que Moïse fut un plus grand magicien et un meilleur politicien que lui, qu’il préférait Mahomet ; en outre que les Saintes Écritures étaient truffées de tant de folies, d’absurdités ou de contradictions, qu’il était sidéré par le fait que le monde entier a pu être berné si longtemps par une telle imbécillité. Il a renié le mystère de la Sainte-Trinité, ne le jugeant même pas digne d’être réfuté, enfin il s’est moqué du mystère de l’incarnation du Christ. Il a aussi assuré que le christianisme aurait totalement disparu en 1800.
Aikenhead fut également inculpé pour avoir déclaré un jour : « Je voudrais être dans ce lieu qu’Esdras appelle l’Enfer, afin de pouvoir m’y réchauffer ». Cette déclaration de sa part fut faite en passant devant l’église de Tron Kirk, alors qu’il rentrait d’une nuit de beuverie avec des camarades de classe.
L’accusation fut soutenue par James Stewart (le grand-père du futur grand économiste jacobite James Denham-Steuart) qui demanda la peine de mort afin de servir d’exemple à ceux qui seraient tentés d’exprimer de semblables opinions à l’avenir. Aikenhead se rétracta au cours de l’audience et implora la clémence du tribunal, mais en vain, et il fut condamné à mort par pendaison. Le matin du 8 janvier 1697, Thomas écrivit à ses amis : « Les hommes ont un penchant insatiable pour la recherche de la vérité, être toujours à sa recherche ainsi qu’un trésor enfoui est inné en eux… » Sur l’échafaud, il réitéra aussi sa conviction que les lois morales avaient une origine humaine et non pas divine.
Thomas Babington Macaulay a dit un jour de la mort d’Aikenhead que « ce jour-là, la foule des prêcheurs entourant ce pauvre garçon, au pied de la potence, a certainement insulté le Ciel de prières encore plus blasphématoires que tout ce qu’il avait pu dire ».
Le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre, né le 12 septembre 1746 au château de Férolles-en-Brie, exécuté à Abbeville le 1er juillet 1766, fut au même titre que l’Écossais Thomas Aikenhead en 1697, une victime de l’intolérance religieuse au siècle des Lumières dans une affaire où s’investiront les philosophes des Lumières au nom de la tolérance religieuse.
L’affaire commence suite à la dégradation, découverte le 9 août 1765, de la statue du Christ s’élevant sur le pont neuf d’Abbeville. Cette statue avait été tailladée à plusieurs endroits par « un instrument tranchant » qui, comme l’écrivit l’huissier du roi, provoqua ainsi à la jambe droite « trois coupures de plus d’un pouce de long chacune et profonde de quatre lignes » et « deux coupures à côté de l’estomac ». L’émotion dans la cité picarde est immense, car, selon l’Église catholique, par ce geste, c’est Dieu, et non pas seulement son symbole, qui est frappé. Ainsi, signe de la gravité de ce blasphème, l’évêque d’Amiens lui-même, Mgr Louis-François-Gabriel d’Orléans de La Motte mène, pieds nus, la cérémonie de la « réparation » pour réparer ce sacrilège, en présence de tous les dignitaires de la région.
Qui a commis ce blasphème ? Les rumeurs vont bon train, mais, faute de preuve, il faut recourir à une enquête très poussée pour punir un tel blasphème. Les curés incitaient même à la délation lors des messes du dimanche. Finalement, l’enquête est menée par Duval de Soicour, lieutenant de police d’Abbeville, qui s’implique avec acharnement, n’hésitant pas à fournir de fausses accusations et de faux témoignages, et par le lieutenant du tribunal d’élection Belleval, qui est un ennemi personnel du chevalier de La Barre, depuis que sa tante, l’abbesse de Willancourt, a repoussé ses avances.
Intimidées, les personnes interrogées accusent le chevalier de La Barre et deux « complices », Gaillard d’Etallonde et Moisnel, d’avoir chanté deux chansons libertines irrespectueuses à l’égard de la religion et d’être passés devant une procession en juillet 1765 sans enlever leur couvre-chef. Pire, les trois hommes par défi refusent de s’agenouiller lors du passage de cette même procession. Après dénonciation, une perquisition menée au domicile de La Barre conduit à la découverte de trois livres
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interdits (dont le Dictionnaire philosophique de Voltaire et des livres érotiques) qui achève de le discréditer en dépit d’un solide alibi. Par malheur pour de La Barre, l’évêque d’Amiens et les notables locaux (encouragés par d’influents dévots attachés à la tradition) souhaitaient faire de ce cas un véritable exemple.
Pensant être innocenté grâce aux relations de sa famille, le chevalier de La Barre ne prépare pas sa fuite et il est arrêté le 1er octobre 1765 à l’abbaye de Longvillers, malgré le remarquable plaidoyer du journaliste et avocat Linguet ainsi que la défense des amis de l’abbesse de Willancourt devant le parlement de Paris, la condamnation aux galères obtenue en première instance est commuée en condamnation à mort. Le roi de France lui-même est sollicité, mais peu convaincu par les arguments des défenseurs du chevalier, il lui refuse sa grâce malgré l’intervention de l’évêque d’Amiens.
Le chevalier de La Barre est donc condamné, à subir la torture ordinaire et extraordinaire pour dénoncer ses complices, à avoir le poing et la langue coupés, à être décapité et brûlé avec l’exemplaire du Dictionnaire philosophique cloué sur le torse. Cette sentence pour blasphème est exécutée le 1er juillet 1766 à Abbeville par cinq bourreaux spécialement envoyés de Paris (dont le bourreau Sanson qui lui tranchera la tête). « Je ne croyais pas que l’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose » auraient été ses dernières paroles.
Il fut, par la suite, établi que la dégradation du crucifix à l’origine de l’affaire du chevalier de la Barre aurait été causée par l’accident d’une charrette chargée de bois. Le chevalier de la Barre était dans sa chambre la nuit de la dégradation du crucifix. Cette condamnation était de toute façon privée de base légale même dans la France de l’époque ; la Déclaration du 30 juillet 1666 sur le blasphème ne prévoyant pas la peine de mort.
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ANNEXE N° 1.
LES JUIFS ET LEURS MENSONGES PAR MARTIN LUTHER 1543.
« Ah comme ils aiment le livre Esther, qui s’accorde si bien avec leur soif de vengeance et de meurtre ! Il n’y a jamais eu sous le soleil de peuple plus sanguinaire et vindicatif que ceux qui s’imaginent être le peuple élu de Dieu, et qui ne rêvent ou n’aspirent qu’à assassiner ou écraser les païens.
Et ce qu’ils attendent d’abord et avant tout de leur Messie c’est qu’il massacre et tue tout le monde à la pointe de leurs épées.
…… Maintenant que devons-nous faire nous autres chrétiens de ce peuple rejeté et condamné ? Puisqu’ils vivent parmi nous, nous ne devons pas prendre le risque de tolérer leurs agissements, puisque nous sommes au courant de leurs mensonges, de leurs outrages et de leurs blasphèmes. Si nous le faisons, nous devenons alors complices de leurs mensonges, de leurs malédictions, de leurs blasphèmes. Ce n’est pas ainsi que nous pourrons éteindre le feu inextinguible de la colère divine, dont parlent les prophètes, ni convertir les juifs. En usant de la prière et la crainte de Dieu, nous devons pratiquer une pitié à la précision chirurgicale afin de voir si nous pouvons au moins en sauver quelques-uns des flammes. Nous n’osons pas nous venger. Une vengeance mille fois pire que celle que nous pourrions leur souhaiter les prend déjà à la gorge. Ci-dessous ce que je conseille sincèrement.
— D’abord mettre le feu à leurs synagogues ou écoles et enterrer ou couvrir de terre ce qui ne brûlera pas, de sorte que l’on n’en voie plus une seule pierre ni même un tas de cendre. Cela doit être fait en l’honneur de notre Seigneur et de la chrétienté, afin que Dieu puisse voir que nous sommes chrétiens, et ne pas cautionner ni même tolérer en toute connaissance de cause de tels mensonges, malédictions et blasphèmes publics contre son Fils et les chrétiens. Car ce que nous avons jadis toléré par ignorance, et je faisais moi-même partie de ces ignorants, sera pardonné par Dieu. Mais maintenant que nous savons, si nous protégeons et abritons une telle maison pour les Juifs, dressée juste sous notre nez, dans laquelle ils mentent, blasphèment, maudissent, vilipendent et diffament le Christ et nous-mêmes (comme on l’a vu ci-dessus), ce sera comme si nous faisions tout cela et même pire, nous-mêmes.
— Deuxièmement, je recommande également que leurs maisons soient également rasées et détruites. Car ils poursuivent à leur abri les mêmes buts que dans leurs synagogues. Ils devraient des granges comme les gitans. Cela leur rappellerait qu’ils ne sont pas les maîtres de notre pays, comme ils s’en vantent, mais qu’ils y vivent en exil ainsi qu’ils s’en plaignent et s’en lamentent sans cesse à notre sujet devant Dieu.
— Troisièmement, je conseille que tous leurs livres de prières et leurs écrits talmudiques, dans lesquels on enseigne une telle idolâtrie, mensonge, malédiction et blasphème, leur soient enlevés…
N.D.L.R. Dioclétien n’a pas faire pire à Oudna (actuelle Tunisie) en 303 (voir les actes du martyre de saint Gallone découverts par Paolo Chiesa et édité par lui-même en 1996. À cette différence près que le proconsul Anullinus semble avoir été plus hésitant que très chrétien Luther. Voir notre chapitre à ce sujet).
— Quatrièmement, je suis d’avis d’interdire dorénavant à leurs rabbins d’enseigner sous peine de perdre la vie et les membres…
— Cinquièmement, je prescris qu’il n’y ait plus de sauf-conduits pour les juifs lors de leurs déplacements, car ils n’ont rien à faire à la campagne, puisqu’ils ne sont ni seigneurs, ni fonctionnaires, ni commerçants, etc. Qu’ils restent chez eux……
— Sixièmement, je demande que l’usure leur soit interdite, et que toutes les liquidités ainsi que leur argent et leur or leur soient enlevés et mis de côté en lieu sûr. La raison d’une telle mesure est que, ainsi que nous l’avons dit plus haut, comme ils n’ont pas d’autre moyen de gagner leur vie que l’usure, ils nous ont donc volé ou dérobé tout ce qu’ils possèdent. Cet argent ne devrait plus être utilisé pour eux que de la façon suivante : chaque fois qu’un Juif se convertit sincèrement, il devrait recevoir cent, deux cents ou trois cents florins, selon les circonstances…
— Septièmement, que l’on donne aux jeunes Juifs et aux jeunes Juives un pic et une houe, une quenouille et un fuseau afin qu’ils gagnent leur pain à la sueur de leur front, comme cela a été imposé aux enfants d’Adam (Gen 3, 19), car il n’est pas normal qu’ils nous laissent nous autres goyim gagner péniblement notre pain à la sueur de notre front tandis qu’eux, le peuple saint, passent leur temps
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derrière les fourneaux, à faire la fête ou à roter et, par-dessus tout, à se vanter de façon blasphématoire de régner sur les chrétiens grâce à notre sueur. On devrait plutôt saisir par la culotte toutes ces canailles et tous ces fainéants afin de les jeter dehors.
N.D.L.R. Hitler saura s’en souvenir en 1933 et en 1938, et avec son programme d’extermination par le travail (arbeit macht frei)
… que leurs synagogues soient brûlées, et que tous ceux qui en sont capables y déversent du soufre et de la poix ; si quelqu’un pouvait y jeter aussi un feu d’enfer, cela serait encore mieux. Cela démontrerait à Dieu notre détermination et…
Je demande à nos princes qui ont des sujets juifs d’avoir envers ces misérables une pitié très sélective, comme suggéré ci-dessus, pour voir si cela ne pourrait pas les aider (bien que ce soit douteux). Ils doivent agir comme un bon médecin qui, une fois la gangrène déclarée, procède sans pitié en coupant, sciant et brûlant, la chair, les veines, les os et la moelle. Une telle procédure doit également être suivie dans ce cas-là. Brûlez leurs synagogues, interdisez tout ce que j’ai mentionné plus haut, forcez-les à travailler, et traitez-les durement, comme Moïse l’a fait dans le désert, en en faisant périr trois mille… J’ai fait mon devoir. Maintenant, que tout le monde fasse le sien. Cet essai, je l’espère, fournira aux chrétiens (ceux en tout cas n’ont pas envie de devenir juifs) suffisamment de matériel non seulement pour se défendre contre les Juifs perfides et venimeux, mais aussi pour combattre la méchanceté des Juifs, leurs mensonges, leurs malédictions, et comprendre non seulement que leur croyance est fausse, mais qu’ils sont possédés. Que le Christ, notre cher Seigneur, les convertisse miséricordieusement et nous garde fermement et sans faillir dans la connaissance de sa grâce, qui apporte la vie éternelle. Amen ».
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ANNEXE N° 2.
RAPPEL SUR L’ANTISÉMITISME CHRÉTIEN.
Comme on nous a reproché d’attribuer l’antisémitisme chrétien au seul malheureux Luther (tout ce que nous avions voulu dire c’est que Luther ne fut pas un saint) ; afin de bien montrer que nous ne réduisons pas le phénomène dit de l’antisémitisme chrétien à la seule personne de ce célèbre allemand du 16e siècle, nous allons ci-dessous en fournir un autre exemple.
1re homélie contre les juifs de saint Jean Chrysostome.
« Ils sont devenus des chiens… Mais, d’où leur est venue cette dureté ? De la gourmandise et de l’ivresse. Qui a dit cela ? Moïse lui-même. Israël a mangé, et il a été rempli et engraissé, et le bien-aimé a regimbé. Les animaux sans raison, qui se sont engraissés d’une nourriture abondante, deviennent plus rétifs et plus indociles : ils ne souffrent ni le joug, ni le frein, ni la main du conducteur ; ainsi le peuple juif, ivre et trop gras, s’est précipité dans une malice extrême, il a rué, il n’a pas accepté le joug de Jésus-Christ, ni tiré docilement la charrue de la doctrine. C’est encore ce qu’un autre prophète a fait entendre, en disant : Israël s’est livré à des transports frénétiques comme une génisse furieuse. Un autre les appelle : un jeune taureau indompté. Mais si ces animaux sont impropres au travail, ils sont bons pour la boucherie. Semblable chose est arrivée aux Juifs ; s’étant rendus impropres au travail, ils sont devenus bons pour la boucherie. C’est pourquoi Jésus-Christ lui-même a dit : amenez ici mes ennemis, ceux qui ne veulent pas que je règne sur eux, et immolez-les ».
Ces homélies du taliban ou parabolanus chrétien appelé Chrysostome, sont caractéristiques et précises. On y trouve toute la tactique que les prédicateurs chrétiens vont employer durant des siècles, ce mélange de raisonnement et de mépris raciste des autres religions, qui est resté le propre de la prédication judéo-chrétienne.
Historique du conflit avec les juifs.
Dans les synagogues, les rapports entre juifs et croyants en Jésus étaient probablement différents d’une région à l’autre ; en fonction de la nature des chrétiens en question (par exemple s’il s’agissait de samaritains ou de « non-juifs » mêlés aux judéo-chrétiens) ; de la façon dont ils formulaient leur théologie (par exemple s’ils utilisaient un terme comme « Dieu » pour dire Jésus, ce qui pouvait être compris comme un refus du monothéisme) ; et de leur tempérament (par exemple s’ils se montraient arrogants dans leur manière de débattre – voir Jean 9,34). Dans certaines communautés chrétiennes, une vive antipathie se développa donc à l’encontre des chefs de synagogues, comme on le voit dans une série de passages de Matthieu (6, 2 à 5, 23, 6) ; on accusa les synagogues de persécuter les chrétiens (Matthieu 10,17 ; 23,34) et de les exclure (Jean 9, 22 ; 12, 42 ; 16, 2). Un texte comme celui de Jean 9, 28 distingue nettement les disciples de Jésus de ceux de Moïse ; et dans certains passages du Nouveau Testament, « les juifs » (et leur Loi) sont traités comme des étrangers (Matthieu 28,15 Jean 10, 34 ; 15, 25). Du moins si nous en croyons le Père Raymond E. Brown.
Un facteur qui a certainement joué un rôle dans la séparation, c’est la rencontre, en un endroit donné, d’un grand nombre de chrétiens venus du paganisme et de juifs chrétiens. Les synagogues composées largement de juifs qui ne croyaient pas en Jésus devaient éprouver le plus grand malaise lorsque s’y présentaient des païens revendiquant leur appartenance à Israël du fait de leur seule croyance en Jésus. À d’autres moments, en d’autres lieux, des synagogues entières ont dû se trouver composées de chrétiens, quand ceux qui devenaient chrétiens ne constituaient pas leur propre lieu de culte. Des synagogues qui n’étaient pas chrétiennes pouvaient ne pas se sentir obligées, ou capables de prendre des mesures, vis-à-vis de celles qui étaient fréquentées par des chrétiens. On peut en déduire que des synagogues chrétiennes auront pu continuer longtemps à ne pas se considérer comme formellement rejetées par le judaïsme.
L’intensité de la prédication prosélyte de l’Évangile a pu constituer un autre facteur de division. Si des juifs devenus croyants en Jésus continuaient à évangéliser les juifs qui ne l’étaient pas devenus, cela pouvait conduire au conflit dans une synagogue et aboutir au rejet. Une cause supplémentaire de friction dut être la manière de s’exprimer des chrétiens à propos de Jésus, c’est dire leur langage christologique : les chrétiens johanniques étaient par exemple assez agressifs dans leur argumentation (5,18 ; 10,33).
C’est vraisemblablement dans le courant des années soixante que les autorités du judaïsme ont commencé à faire savoir aux empereurs que la secte chrétienne « n’était pas juive ».
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Ce qui est certain en tout cas c’est que la rupture fut actée par les nouvelles autorités juives issues de la destruction de Jérusalem sous Titus, en 70 (le synode de Jamnia).
Les pharisiens ayant jeté les bases d’une nouvelle sorte de judaïsme, les synagogues restèrent placées sous la protection des autorités romaines ; mais à condition que l’on n’y fasse pas de politique et qu’elles versent à Rome l’argent antérieurement collecté dans la communauté pour l’entretien du Temple situé à Jérusalem.
La rupture officielle entre le christianisme et ce judaïsme unifié d’après 70 n’interviendra néanmoins qu’en 135. Après la destruction complète de Jérusalem sous l’empereur Hadrien en 132, et la fuite de tous les Juifs chrétiens vers l’Orient où, sous le nom d’ébionites, ils furent peu à peu rejetés (taxés d’hérétiques) vers l’islam. Pendant que les juifs cherchaient à se séparer des judéo-chrétiens ; le grand mouvement qui, à la suite d’Étienne, le vrai fondateur de l’Église (celui qui opposa le premier à la restreinte doctrine juive le principe de la catholicité) emportait le christianisme naissant ; le força de son côté, à repousser loin de lui le judaïsme. Pour conquérir le monde, pour devenir la croyance universelle, il fallait que le christianisme délaissât le particularisme juif, repoussât les chaînes trop étroites de l’ancienne loi, pour pouvoir mieux répandre la nouvelle.
Les luttes, on le sait, furent longues et ardentes entre ces deux tendances du christianisme naissant, que Pierre et Jacques d’une part, et Étienne ou Paul d’autre part, symbolisent.
L’action d’Étienne ne fut qu’un long combat contre les judaïsants ; et le jour où le Paul de Marcion, son héritier, déclara que pour venir à Jésus, il n’était pas besoin de passer par la synagogue ni d’accepter le signe de l’antique alliance, la circoncision ; ce jour-là, tous les liens qui rattachaient l’Église chrétienne à sa mère furent rompus.
Le mouvement juif, et qui était devenu un mouvement de juifs et de païens hellénistiques, devint dès lors exclusivement gréco-romain, et le christianisme gagna toutes les nations. Durant le règne des trois empereurs flaviens, d’autres centres chrétiens où étaient implantées d’importantes communautés, comme Éphèse, Antioche et Rome, commencèrent à supplanter Jérusalem. C’est sans doute aussi à cette époque que le nombre de chrétiens issus de la gentilité dépassa celui des judéo-chrétiens. Pour Antioche, ce fut vraisemblablement vers 70. L’Église chrétienne fut donc politiquement victorieuse, mais pour ce qui est de la doctrine, elle mit beaucoup plus de temps à sortir de son infériorité congénitale.
Quelques années suffirent en effet aux théologiens chrétiens du « Vrai Israël » comme Justin pour comprendre la vanité de leur œuvre et combien leurs raisonnements ; fondés le plus souvent sur une exégèse fantaisiste, des contresens ou des falsifications de la Septante (la traduction alexandrine de la Bible) ; étaient peu pertinents, y compris envers les juifs.
Durant les sept premiers siècles de l’ère chrétienne, l’antijudaïsme eut donc des causes à peu près exclusivement religieuses ou nationales (patriotisme politique) et il fut à peu près uniquement dirigé par le clergé. Pour les théoriciens antijuifs du « Vrai Israël » comme Justin ou Chrysostome, la persistance de cette communauté répandue sur le globe, explique les malheurs et les bonheurs des peuples étrangers chez qui elle s’est implantée. Châtiés ou tolérés, chassés ou accueillis, les juifs expliquent par le fait même de ces diverses politiques, la gloire des États ou bien leur décadence. Raconter Israël, c’est raconter l’Espagne, l’Allemagne, ou la France. Avant la naissance de Jésus, le peuple juif a été le peuple élu. Depuis qu’il a méconnu son Sauveur, depuis qu’il a été déicide, il est devenu le peuple déchu par excellence. Après avoir fait le salut du monde, il en cause la ruine. Pour l’abbé Auguste Rohling par exemple, les juifs sont devenus définitivement incapables de servir à quoi que ce soit de bien. Leurs doctrines sont incompatibles avec les principes de gouvernement chrétiens, et ils cherchent à ruiner ces gouvernements pour en tirer profit.
Et tel est bien ce que voient en eux les théoriciens chrétiens du « Vrai Israël », mais leur antijudaïsme est purement théologique. C’est celui des Pères fondateurs, celui de Chrysostome, de saint Augustin, de saint Jérôme.
En France, fille aînée de l’Église, le roi Dagobert donna aux juifs le choix entre la mort, l’exil, ou le baptême. L’évêque de Clermont, Avit, contraignit les juifs à renier ou abjurer leur religion, ou à quitter la ville, et beaucoup d’autres évêques agirent de même. Il fallut l’intervention du pape lui-même pour modérer leur zèle.
À Toulouse le syndic des juifs de la ville était symboliquement soumis à toute une série de coups de poing. Les chrétiens insultaient les Juifs lors de leurs fêtes et de leurs sabbats, profanaient leurs cimetières comme à Carpentras, pillaient leurs maisons à la sortie des représentations de la Passion.
Les conversions n’étaient point rares à l’époque évidemment, et ces juifs convertis jouèrent un très grand rôle. Ils se montrèrent envers leurs ex-coreligionnaires les plus violents, les plus injustes, et les plus déloyaux, des adversaires. C’est là d’ailleurs la caractéristique générale des convertis monolâtres, et l’exemple des janissaires témoigne que cette règle souffre bien peu d’exception.
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Ce fut donc cette catégorie de chrétiens qui se montra souvent la plus haineuse envers eux.
Ceux qui la composaient d’ailleurs étaient eux-mêmes excités par leurs ex-coreligionnaires qui, détestant vigoureusement leurs apostats, ne se faisaient pas faute de les persécuter à leur tour ; à tel point que l’on dut faire de nombreuses lois pour défendre aux juifs de les lapider ou de les insulter.
En 1239 Nicolas Donin de La Rochelle, juif converti au christianisme, porta devant le Pape Grégoire IX une accusation contre le Talmud. Le procès fut long, mais l’habileté de Donin (on chargeait en effet habituellement les dénonciateurs de soutenir eux-mêmes leurs propres accusations) finit par diviser les rabbins. Le Talmud fut condamné et quelques mois plus tard brûlé (des autodafés suivaient effectivement en général les dénonciations du Talmud par les nouveaux convertis).
« Vers 1475, Peter Schwartz et Hans Bayol, Juifs convertis, provoquèrent par leurs excitations la population de Ratisbonne à saccager le Ghetto ; en Espagne, Paul de Santa-Maria incita Henri III de Castille à prendre des mesures contre les Juifs. Ce Paul de Santa-Maria, autrefois connu sous le nom de Salomon Lévi de Burgos, n’était pas un personnage ordinaire. Rabbin très pieux, très savant, il abjura à quarante ans, après les massacres de 1391, et reçut le baptême ainsi que son frère et quatre de ses fils. Il étudia la théologie à Paris, fut ordonné prêtre, devint évêque de Carthagène et plus tard chancelier de Castille. Il publia un Examen de l’Écriture sainte, ou dialogue entre le mécréant Saul et le converti Paul, et donna une édition des Postilla de Nicolas de Lyra, édition augmentée de ses Additiones et de gloses. Il n’arrêta pas là son action. On le trouve comme instigateur dans toutes les persécutions que les Juifs de son temps eurent à subir en Espagne, et il poursuivit la synagogue d’une haine féroce ; cependant il se borna, dans ses œuvres, à la polémique théologique » (Bernard Lazare). Bref, pour les israélites, l’Église fut désignée par le nom hébreu du porc, et pour les chrétiens la synagogue fut symbolisée par une truie.
N.D.L.R… Mieux vaut considérer que le symbolisme du porc, ou plus exactement du sanglier d’ailleurs, était d’un niveau très élevé dans l’antique Occident (sacerdotal et royal). Cette solution a le mérite de mettre tout le monde d’accord et de n’insulter personne !
Si l’Église chrétienne intervint parfois en faveur des juifs lorsqu’ils étaient trop en butte aux haines de la foule ; elle entretenait aussi cette haine, et lui fournissait des aliments en combattant le judaïsme, bien que ce ne soit pas pour les mêmes motifs.
D’un côté, l’Église chrétienne voulait conserver les juifs comme témoignage vivant de son triomphe, mais d’un autre côté, comme par leur seule présence ils incitaient à la judaïsation (l’exemple de la conversion au judaïsme du roi des Khazars le prouve : le judaïsme devint la religion officielle de son royaume, situé entre la Caspienne et la Mer Noire, à partir, vraisemblablement, de l’an 740 de notre ère) elle ne pouvait que combattre leur communauté. D’où l’institution des ghettos par le christianisme, même si, en maint endroit, les édits ordonnant aux juifs de rester confinés dans des quartiers particuliers ne firent que consacrer un état de choses déjà existant ; et dû au fait que les juifs eux-mêmes voulaient vivre à l’écart pour « préserver l’intégrité de leurs croyances et de leur race » (sic).
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ANNEXE N° 3.
AIDED CONCHOBUIR. LA MORT DE CONCHOBAR.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir avec l’histoire du Graal ou les apocryphes, les intellectuels chrétiens n’ont jamais été avares de trucages ou de manipulations de textes pour accréditer leur antisémitisme. En voici un autre exemple. Les chrétiens ont par exemple prétendu que le grand roi irlandais Conchobar était entré en fureur en apprenant que Jésus avait été crucifié et même en était mort.
VERSION A.
Après le départ de Conchobar, la bataille dura jusqu’au lendemain à pareille heure, et les Ulates furent vaincus. On amena à Conchobar son médecin un certain Fingen. À la fumée qui sortait des maisons, Fingen devinait le nombre et la nature des maladies dont les habitants étaient atteints. « Maintenant » dit-il au roi, « si on ôte cette pierre de ta tête, tu mourras aussitôt. Si on ne l’ôte pas, je te guérirai, mais tu resteras infirme. » – « Mieux vaut pour nous, » répondirent les Ulates, « avoir un roi infirme que mort. » Sa tête fut donc guérie. Il avait cousu ensemble les deux parties avec un fil d’or. Ce fil était de la même couleur que les cheveux de Conchobar. « Fais bien attention maintenant », dit le médecin à Conchobar ; « il ne faut ni te mettre en colère, ni monter à cheval, ni te livrer à des ébats trop passionnés avec une femme, ni manger trop goulûment ; ni courir. » Conchobar resta ainsi en danger de mort tant qu’il fut en vie, c’est-à-dire pendant sept ans. Il ne pouvait faire autre chose que de rester assis. Cela dura jusqu’au jour où il entendit raconter que le Christ avait été crucifié par les Juifs.
Ce crime fit trembler la nature entière. Car le ciel et la terre tremblèrent quand Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, fut, quoiqu’innocent, crucifié par les Juifs. « Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda Conchobar à son druide. « Quel est donc l’épouvantable forfait qui se commet aujourd’hui ? » – « Tu dis vrai, » répondit le druide qui lui raconta la crucifixion de Jésus-Christ.
« Quel crime affreux, s’exclama Conchobar
« L’homme qui vient d’être crucifié, » continua le druide, « est né la même nuit que toi, huit jours avant les calendes de mai, mais pas la même année. »
Alors Conchobar crut en Dieu. C’est un des deux hommes qui, en Irlande, ont cru au vrai Dieu avant la venue de la foi ; l’autre étant Morann.
Quel dommage s’exclama Conchobar, que […] sans venger le Créateur.
Tel est le morceau de rhétorique qu’improvisa Conchobar lorsque Bachrach, un druide du Leinster, lui apprit que le Christ avait été crucifié, en réponse à la question que Conchobar lui avait posée à savoir : « Que veulent dire ces prodiges ? » Etc.
Ou bien c’est peut-être Altus, le consul qui était venu chez les Gaëls de la part d’Octave y collecter son tribut, qui a appris à Conchobar que Christ avait été crucifié. Fin. Amen.
VERSION C.
Les hommes d’Ulster tenaient une assemblée générale dans la plaine de Murthemne. Bochrach, un poète et druide du Leinster, ayant quitté le Leinster après avoir appris la poésie, se rendit à cette assemblée. Conchobar lui demanda des nouvelles d’Alba (d’Écosse) et de Leth Moga (d’Irlande du Sud).
« De grands événements viennent d’arriver, qui se sont produits en Orient, à savoir la crucifixion par les juifs du Roi du Ciel et de la Terre dont les voyants et les druides avaient prophétisé la venue. Afin de sauver et racheter du péché d’Adam les hommes de la terre, il est descendu du Ciel ; et s’est fait chair par la Vierge Marie sans l’intervention d’un homme ; pour sauver la race humaine, il a été pendu au bois de la croix sur ordre des Juifs. Au moment de Pâques il nous a quittés, mais s’est relevé le troisième jour. Altus lui en avait parlé. C’était lui qui venait avec des messages et des trésors de la part de l’Auguste Tibère César, roi des Romains, roi du monde, destinés à Conchobar fils de Ness, d’Emain Macha. Car à cette époque il y avait des intendants du roi du monde partout, au centre du monde et dans les îles du soleil couchant ou levant, si bien que tout ce qui arrivait d’extraordinaire on le savait dans le monde entier.
C’est ainsi que fut connue de tous la façon dont s’était déroulée la crucifixion du Christ. Car Altus lui apprit que c’était le Christ qui avait créé le Ciel et la Terre, et qu’il s’était fait chair de la Vierge Marie
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afin de racheter la race humaine. Altus lui-même étant croyant il raconta bien l’histoire et Conchobar crut donc lui aussi en Christ.
Ou alors c’est ainsi que cela se produisit.
Le jour où le Christ fut crucifié, Conchobar tenait conseil, et les plus nobles des hommes d’Irlande étaient réunis autour de lui. Quand les ténèbres obscurcirent le soleil, et que la lune prit la couleur du sang, Conchobar demanda à Cathbad ce qui se passait. « Ton condisciple » dit-il [Gaélique comhalta] « Celui qui est né la même nuit que toi, est en train de souffrir le martyre et a été mis en croix, voilà ce que cela veut dire. » À ces mots Conchobar se leva aussitôt pour prendre les armes en s’exclamant :
« C’est en effet un frère et un homme de la même classe d’âge que celui qui est né la même nuit que moi, » et il chargea jusqu’à la mer, dans laquelle il pénétra jusqu’aux dents. C’est durant cet assaut que Conchobar chanta le lai suivant : « Quelle pitié que les juifs, etc. ».
Puis Conchobar s’exclama : « Le monde entier saura comment j’aurais pu combattre les juifs du fait de leur crucifiement du Christ, si j’avais été avec lui ». Ensuite il se leva et partit à l’assaut jusqu’à ce que la cervelle de Mesgegra jaillisse hors de son crâne, de sorte qu’il en mourut sur le champ. C’est pourquoi les Gaëls disent que Conchobar fut le premier païen d’Irlande à monter au Ciel, car le sang qui sortit de sa tête fut pour lui comme un baptême. Ensuite l’âme de Conchobar alla en enfer ; jusqu’à ce que le Christ l’y croise alors qu’il ramenait avec lui la multitude des âmes détenues en ce lieu ; et c’est ainsi que le Christ conduisit également l’âme de Conchobar jusqu’au Ciel. Fin.
Hum hum !
Que peut dire un druide d’aujourd’hui de cette étonnante manipulation des textes opérée par le christianisme irlandais ? L’ajout opéré par le moine copiste chrétien est fondé sur la notion de limbe. Voir ce que nous avons précisé à ce sujet ci-dessus. Mais il importe de rétablir la vérité sur notre bon roi Conchobar.
Conchobar Mac Nessa (c’est-à-dire « grand chien » fils de Ness) est le prototype même de la royauté de type celtique : redistribuant les richesses, et œuvrant pour la prospérité de son peuple. Le Conchobar historique aurait régné de l’an 30 avant notre ère à + 35.
Fils du druide Catubatuos (Cathbad) et de la reine Ness, il devient roi d’Ulster grâce à un subterfuge de sa mère. Sa servante est en effet si rapide qu’elle peut lui apprendre tout ce qui se passe dans le pays, en parcourant toute l’Irlande en une seule journée. Lors d’un voyage dans l’Autre Monde, Conchobar conçoit Cuchulainn avec sa sœur qui lui sert de cocher. Sa capitale est Emain Macha. Il possède trois résidences, la « Branche rouge » (Croeb Ruad)) où se réunissent les guerriers, la « Maison bariolée » où l’on garde les armes des héros, et la « Maison sanglante » (Croeb Derg), cimetière des vaincus (cf. les fouilles de Gournay-sur-Aronde en France).
Dans le récit intitulé « l’Ivresse des Ulates », lors de la fête de Samon-ios, Conchobar est invité à la fois chez Cuchulainn et Fintan qui se querellent. Le roi décide de partager sa nuit. Sortant de chez Fintan à minuit pour aller chez Cuchulainn, les invités, complètement ivres, arasent les collines, abattent les arbres, vident les rivières, et finissent par se perdre dans la nuit. C’est le récit intitulé l’ivresse des Ulates.
En guerre contre le royaume du Connaught, et alors qu’il se pavane devant les femmes de ce pays, il sera blessé à la tête par une balle de fronde. La balle qui l’atteint est faite de la cervelle d’un dénommé Mesgegra. Il est soigné par le druide Fingen. D’où le récit que nous venons de voir. Si Fingen retire la balle, il meurt, s’il le guérit, il reste infirme. Conchobar vivra ainsi sept ans avec ces divers interdits : la course, l’équitation, la colère, l’abus de nourriture et de sexe. Mais la cervelle de Mesgegra bouge un jour dans sa tête et il meurt. Nulle trace de christianisme dans tout cela !
De toute façon, les récits de la passion et de la crucifixion du nazôréen, même dans les quatre Évangiles canoniques, sont plus que douteux.
L’arrivée de Jésus à Jérusalem est par exemple traditionnellement associée à la fête de Pâque, mais l’agitation de feuilles de palmier, et les cris de « hosanna » ne font pas partie du rituel juif des fêtes de Pâque. Ils font plutôt partie de Soukkot (fête des cabanes ou des tabernacles).
Reste le mystère des Actes du procès de Jésus devant Pilate, puisqu’en principe aucun des premiers chrétiens n’a pu y assister (ils s’étaient tous courageusement enfuis, saint Pierre le premier). Ce que nous en disent les quatre évangiles est plutôt bien fait et a de quoi faire exploser d’indignation effectivement.
Évangile selon Jean. Rédigé à la fin du premier siècle de notre ère ou au début du second.
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Une première composition dans les années quatre-vingt-dix, et des additions (chapitre XXI et peut-être, pensent certains, le prologue) vers 100-110. Donc bien après certains des apocryphes rejetés par le christianisme en place.
Chapitre XVIII.
Simon-Pierre, qui avait une épée, la tira, frappa le serviteur du grand-prêtre, et lui coupa l’oreille droite. Ce serviteur s’appelait Malchus. Jésus dit à Pierre : remets ton épée dans le fourreau. Ne boirai-je pas la coupe que le Père m’a donnée à boire ? La cohorte, le tribun, et les gardes des juifs, se saisirent alors de Jésus, et l’attachèrent. Ils l’emmenèrent d’abord chez Anne ; car il était le beau-père de Caïphe. Le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine.
Jésus lui répondit : j’ai parlé ouvertement au monde ; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où tous les juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroges-tu ? Interroge sur ce que je leur ai enseigné ceux qui m’ont entendu ; eux, ils savent ce que j’ai dit.
À ces mots, un des gardes, qui se trouvait là, donna un soufflet à Jésus, en hurlant : est-ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ? Jésus lui répondit : si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai dit de mal ; et si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?
Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire : c’était le matin. Ils n’entrèrent point eux-mêmes dans le prétoire, afin de ne pas se souiller, et de pouvoir manger la Pâque.
Évangile selon Matthieu. Fin du premier siècle (années quatre-vingt ? ? ?).
Chapitre XXVII.
Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur l’interrogea, en ces termes : es-tu le roi des juifs ? Jésus lui répondit : tu l’as dit.
Mais il ne répondit rien aux accusations des grands prêtres et des anciens.
Alors, Pilate lui demanda : n’entends-tu pas de combien de crimes ils t’accusent ?
Mais Jésus ne répondit à aucune de ces accusations, ce qui étonna beaucoup le gouverneur.
À chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier, celui que demandait la foule.
Ils détenaient alors un prisonnier célèbre, nommé Jésus Barabbas.
Comme ils étaient tous assemblés, Pilate leur demanda : lequel voulez-vous que je vous relâche, Jésus Barabbas, ou Jésus dit le Christ.
Car il savait que c’était par jalousie qu’ils avaient livré Jésus.
Alors qu’il siégeait, sa femme lui fit dire : ne te mêle pas de ça, car cette nuit j’ai beaucoup souffert en songe à son sujet.
Les grands prêtres et les anciens persuadèrent la foule de demander la libération de Barabbas, et de faire ainsi périr Jésus.
Le gouverneur, prenant la parole, leur dit : lequel des deux voulez-vous que je relâche ? Ils répondirent : Barabbas.
Pilate leur demanda : que ferai-je donc de Jésus, que l’on appelle le Christ ? Tous répondirent : qu’il soit crucifié !
Pilate : mais quel mal a-t-il fait ? Et ils crièrent encore plus fort : qu’il soit crucifié !
Pilate, voyant qu’il n’arrivait à rien, mais que le tumulte augmentait, prit de l’eau, se lava les mains en présence de la foule, et dit : je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde.
Et tout le peuple répondit : que son sang retombe sur nous et sur nos enfants !
Alors, Pilate leur relâcha Barabbas ; et, après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié.
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ANNEXE N°4.
DES DIFFICULTÉS DE L’INCULTURATION DU CHRISTIANISME
EN INDE.
(Un milliard d’habitants.)
Note de lecture concernant ce livre qui, bien qu’écrit en 1876, contient certains chapitres n’ayant pas pris une ride.
Nos fidèles (lecteurs) ne devant jamais être les femmes ou les hommes D’UN (SEUL) LIVRE, nous nous permettrons de conseiller la lecture des bons morceaux de celui-ci. Si l’on en croit certains textes, il fallait même avoir lu douze livres pour être admis chez les Fénianes, dont la devise s’énonçait ainsi : Glaine ár gcroí, neart ár ngéag, beart de réir ár mbriathar : la pureté des cœurs, la force des membres, des actions correspondant à nos paroles.
Que nous dit donc en gros ce livre ? Eh bien ceci, du moins si nous l’avons bien compris.
« Je me trouvais un jour dans un village aux environs de Trichnapoli, grande ville de la pointe orientale de l’Inde, où un missionnaire fraîchement débarqué cherchait à faire quelques prosélytes. Un brahmane théologien se présenta donc à lui, comme cela se pratique toujours en pareille circonstance, et lui proposa une discussion publique sur les matières religieuses qui lui conviendraient.
Le prêtre, qui parlait parfaitement le tamoul, accepta ; s’il eût refusé, il se fût discrédité dans l’opinion publique, et tout hindou à qui ensuite il eût voulu, dans ce district, parler de religion, lui eût infailliblement répondu « Pourquoi donc as-tu craint de te mesurer à notre brahmane ? »
La réunion fut fixée au dimanche suivant. Les hindous sont très friands de ces assemblées, de ces tournois de la parole ; hommes, femmes, enfants, tout le monde s’y rend, écoute avec intérêt, s’échauffe à la lutte ; et ce qu’on ne croirait peut-être pas, poursuit impitoyablement de ses huées le vaincu, avec la plus grande impartialité, que ce soit le brahmane ou le missionnaire.
On trouvera cela moins étonnant quand on saura qu’il n’est pas un hindou, quels que soient son rang et sa caste ; qui ne connaisse les principes de l’Écriture sacrée, c’est-à-dire des Védas, et qui ne sache parfaitement lire et même écrire.
Il y a un proverbe hindou qui dit : celui-là n’est pas un homme qui ne sait pas fixer sa pensée sur une olle (feuille de palmier préparée pour écrire).
Le dimanche venu donc, le village entier se réunit sous l’ombrage de vastes multipliants, qui faisaient une salle naturelle pleine de fraîcheur. Je me plaçai à quelques pas des deux antagonistes, et la joute commença.
Dès les premières paroles échangées, je compris ce qui allait inévitablement arriver. Le brahmane, esprit fin, subtil, s’empara immédiatement de la discussion pour la diriger, et voici le curieux dialogue qui en résulta entre eux :
LE BRAHMANE.
Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Que veux-tu ?
LE MISSIONNAIRE.
Je suis prêtre et je viens de par-delà les mers, pour vous enseigner le vrai Dieu.
LE BRAHMANE.
Pour avoir pris la peine de venir de si loin, tu dois donc nous apporter d’excellentes choses. Mais pourquoi dis-tu le vrai Dieu ? Est-ce que tu en connais plusieurs ? Pour moi, il n’y en a qu’un seul, pour tous les mondes et pour tous les peuples.
LE MISSIONNAIRE.
Je n’en connais qu’un seul également, et c’est au nom de celui-là que je parle et que je viens combattre les faux dieux engendrés par la superstition.
LE BRAHMANE.
Puisque tu viens prêcher parmi nous, à ton avis, le Dieu Un que nous adorons n’est-il point le véritable ?
LE MISSIONNAIRE.
Tu l’as dit.
LE BRAHMANE.
Mais alors quel est donc ton Dieu ? Le nôtre, Manou le définit ainsi. « Celui qui existe par lui-même de toute éternité, que l’esprit conçoit, mais ne peut percevoir, qui est sans parties visibles, échappe aux organes des sens, infini et tout puissant, créateur de tout ce qui existe ; et dont la mystérieuse unité
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est composée de trois personnes, Brahma, Vishnou et Shiva ». Et d’ailleurs ce n’est pas notre Dieu, je me trompe en l’appelant ainsi ; car Dieu n’appartient pas à un homme, à une caste, à une contrée, c’est le Dieu de toutes les créatures. Maintenant oseras-tu dire que c’est la superstition qui me fait parler ainsi ?
LE MISSIONNAIRE.
Non, et si tu crois au seul et unique Dieu, maître de cet univers, nous sommes bien près de nous entendre. Seulement l’idée que tu te fais de Dieu n’est point complètement la mienne.
Vous ne parlez sans cesse de l’unité de Dieu que pour ensuite la diviser à l’infini. D’après vos livres saints, votre Dieu n’agit pas, il délègue sa puissance à droite et à gauche, aux deva d’abord ; ces derniers à leur tour se donnent des mandataires, ce sont les personnages appelés Maharichis, Atri, Angiras, Poulastya, Poulaha, Cratou, Vasichta, Brigou et Narada. Je le répète, votre théologie ne me semble reconnaître l’unité de Dieu que pour mieux la renverser après.
LE BRAHMANE.
Je veux croire que tu es de bonne foi ; mais tu tombes dans de grossières erreurs. Depuis quand les fictions des poètes peuvent-elles servir de base à une croyance religieuse ? Et parce que la foule honore de saints hommes qui nous ont précédés sur la terre, crois-tu donc qu’elle les égale à Dieu ? ? [N.D.L.R. On peut évidemment en dire tout autant à ce compte-là, de la multitude des dieux celto-druidiques]. Le sectateur de Brahma ne reconnaît que lui, n’adore que lui ; qu’importent les êtres qu’il a créés et les missions qu’il lui a plu de donner à ses prophètes, puisque tout, selon nous, est une incarnation de sa puissance.
Tes arguments se retournent contre toi : n’as-tu pas dans ta religion des anges, des prophètes et des saints ? Pourquoi descendre dans les détails de nos livres sacrés, qui sont le plus souvent des allégories que tu ne saurais comprendre ?
Pourquoi chercher à renverser nos traditions, aussi vieilles que le monde, sans les avoir étudiées et approfondies ? Tu vois que je n’imite pas ton exemple et que je n’attaque pas tes croyances, bien que je ne les partage pas [ce texte est évidemment à mettre en parallèle avec la réponse du philosophe faite à Lucien de Samosate dans son célèbre « À propos d’Héraclès »].
LE MISSIONNAIRE.
C’est à la morale que tu en reconnaîtras la bonté.
LE BRAHMANE.
Et que dit donc ta morale que ne nous enseigne aussi la nôtre ? As-tu lu les entretiens d’Arjouna et de Khrishna et les sublimes enseignements du divin fils de la vierge Devanaguy ?
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N.D.L.R. IL s’agit de la partie centrale du grand poème épique indien appelé le Mahabharata et datant vraisemblablement du IIe siècle avant notre ère. C’est un dialogue entre le dieu-ou-démon Krishna/Vishnou et le prince Arjouna, ce dernier hésitant à déclencher une grande bataille fratricide. La légende de Krishna, que l’on trouve dans les Veda hindous, remonte à au moins 1400 avant notre ère. Le récit de la vie de Jésus ressemble d’ailleurs beaucoup à l’histoire de Krishna, y compris dans ses détails, ainsi que l’ont signalé (entre autres) les célèbres mythologues Robert Taylor et Gerald Massey. On se demande bien dans ces conditions pourquoi les chrétiens n’ont eu de cesse de ridiculiser cette histoire, ou de la dénigrer : jalousie, racisme ?
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Crois-tu que nous ne sachions pas distinguer le bien du mal, et qu’il était besoin que tu traversasses les mers pour venir nous parler de choses que nous connaissons aussi bien que toi ? Notre religion ne nous fait-elle pas une loi de nous secourir les uns les autres ? Est-ce que nous repoussons la faiblesse et la misère ? Nos routes sont pleines de chauderies, où le voyageur, où l’infirme, reçoivent un asile, et ce qui est nécessaire à leurs besoins. Est-ce que nous ne vénérons pas nos parents et nos ancêtres même, mieux que vous ? Nous portons d’eux un deuil éternel, et chaque année nous célébrons leur naissance sur la terre ainsi que leur mort, qui est naissance en l’autre vie.
À ces paroles, un murmure approbateur circula dans la foule, le brahmane commençait à gagner sur le prêtre.
LE MISSIONNAIRE, avec véhémence.
Eh bien ! Vous tous qui m’écoutez, puisque vous prétendez posséder une morale aussi pure que celle de l’Évangile, que je viens vous apporter, pourquoi ne la mettez-vous pas en pratique ? Pourquoi dépensez-vous les jours que le Seigneur vous a donnés à satisfaire les plus honteuses passions, à vous plonger dans la débauche la plus éhontée ?
Pourquoi laissez-vous vos enfants dès l’âge le plus tendre se livrer au vol, au mensonge et à l’impureté ? Pensez-vous former ainsi des hommes selon la loi de Dieu ?
Qu’avez-vous fait de vos femmes ? Des instruments de plaisir, des êtres abrutis, incapables de dévouement et d’affection, des esclaves que vous achetez et parquez comme vos troupeaux.
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Ô vous qui repoussez la lumière que le Seigneur vous envoie, je vous le dis, vous porterez la peine de vos fautes, et quand le dernier jour sera venu, quand il faudra peser dans la balance éternelle vos bonnes actions et vos crimes ; Dieu se détournera de vous et vous rejettera au nombre des maudits.
Le missionnaire continua longtemps sur ce thème ; une exaltation fébrile s’était emparée de lui ; il avait perdu de vue son sujet et ne discutait plus. Il prêchait comme dans une église catholique (ou orthodoxe, ou réformée, voire une mosquée, pourquoi se limiter ? ? N. D L. R).
Et le sens de ses paroles était perdu dans la foule.
Aussi, quand le brahmane reprit la parole, je compris que le prêtre allait être obligé de céder la place.
LE BRAHMANE.
Tu viens de te dévoiler par tes injustes attaques, et le but de ta venue parmi nous n’est point tel que tu nous l’avais annoncé tout d’abord. Un servant du Seigneur ne doit point donner l’exemple de la colère ; la parole sainte doit couler aussi douce que le miel, et répandre sur ceux qui l’écoutent un parfum aussi suave que celui de la fleur du lotus bien-aimé de Vishnou.
As-tu donc été mêlé à ces débauches dont tu parles et que tu nous reproches, as-tu pénétré dans l’intérieur de nos demeures ? Sais-tu ce qui s’y passe, à l’ombre des images des saints Maharichis, protecteurs du foyer domestique ? Tu compares nos femmes à un troupeau d’esclaves ; lis la règle prescrite à leur égard par la sainte Écriture et Manou, et tu reviendras à une opinion plus juste, parce qu’elle sera éclairée.
Tu ne connais ni nos lois ni nos mœurs, et tu viens nous jeter l’anathème ! Ce n’est pas ici que ta parole peut être utile ; va donc prêcher les tiens, à Bombay, à Madras et à Calcutta, ils en ont plus besoin que nous. Tu les verras manquer à leur parole, tromper l’hindou pour s’enrichir, et pour satisfaire leurs passions acheter nos jeunes vierges avec l’or qu’ils nous volent.
Si tu veux rendre service à l’Inde, va donc leur dire que ce ne sont point les exemples qu’ils devraient nous donner, et que nous augurons mal d’une religion qui ne sait ni retenir ni châtier des hommes ainsi corrompus.
En disant ces mots, le brahmane se leva au milieu des applaudissements de son auditoire, qui le reconduisit avec les marques du plus grand respect jusqu’à sa demeure.
LOUIS JACOLLIOT. La Bible dans l’Inde. 1869.
Note de la rédaction.
Il va de soi, et au-delà du parallèle établi, assez habilement d’ailleurs, par Louis Jacolliot, entre cette présentation de l’hindouisme (idéalisé) et le christianisme créationniste pur et dur ; que l’auteur de cet essai centré sur le judéo-islamo-christianisme, Pierre de La Crau, n’approuve en aucune façon les excès et même les bases de l’hindouisme traditionnel ; (récupérées de façon délirante par les pseudo-triades du druidomane gallois connu sous le pseudonyme de lolo Morgannwg au XVIIIe siècle.) Ces idées néfastes pèsent comme un couvercle de plomb depuis trop de siècles sur la société indienne ! La réincarnation, personne ne l’a jamais vue, et il n’en existe aucune preuve irréfutable !
Quant au racisme inévitable de la notion de caste, il va de soi qu’un authentique non-racialiste ne saurait y adhérer ! La philosophie hindoue est donc inacceptable dans ses grandes lignes, mais maints et maints de ses linéaments secondaires font néanmoins preuve d’une profondeur philosophique surprenante. Du spiritualisme athée aurait dit le Français Pierre Lance, du temps de ma folle jeunesse.
Comment dire aussi la naïve beauté colorée des temples tamouls (voir par exemple celui du Colosse à Saint-André de la Réunion en France) ; ainsi que la poésie vivante des cérémonies annuelles (quelle théâtralité !) émaillant (c’est le mot !) la vie de cette si attachante communauté réunionnaise ?
Ce livre n’ayant pas néanmoins pour sujet l’hindouisme, mais le judéo-islamo-christianisme, nous n’en dirons donc pas plus pour l’instant. Rendez-vous avec un de nos prochains essais.
En attendant je dédie cet extrait du génial Louis Jacolliot en guise de réhabilitation à tous les hindouistes de l’île française de la Réunion, dont la religion a tant été méprisée naguère par le racisme des créoles ayant essayé de la tuer dans l’œuf.
Il est clair que les Églises chrétiennes n’ont jamais SINCÈREMENT renoncé à trouver toute vérité dans la compilation de textes divers qu’elles appellent Bible. Même si, acculées dans leurs derniers retranchements, elles reconnaissent maintenant que seules comptent les grandes lignes du message moral ; (si tant est qu’il y en ait un dans la véritable auberge espagnole où l’on ne trouve que ce que l’on y apporte, qu’est cette bibliothèque.) Car elles justifient toujours, non pas des broutilles, mais d’importants points de leur doctrine (sacrements, fins dernières de l’Homme), par des détails, de ce livre, qui a tant fait de mal à l’Humanité depuis 2000 ans et plus pour ce qui est de la partie désignée sous le nom d’Ancien Testament ou Torah.
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ANNEXE Nº 5.
LE GNOSTICISME MODERNE
(entretien imaginaire avec John Lash).
Le gnostique moderne John Lash, co-fondateur et auteur principal de Métahistory. org, spécialiste des évangiles apocryphes de Nag Hammadi, assimile aujourd’hui le Jéhovah Yahveh (YHWH) hébreu, plus tard Allah d’après l’islam, à un archonte, c’est-à-dire à une forme de vie inorganique, mais dotée d’intelligence.
D’après lui, les religions du Livre ne sont qu’un culte rendu à une entité extraterrestre : Yahveh (YHWH). Les religions dites révélées agissent comme des virus, des sortes de parasites spirituels.
Certes, il n’est pas le premier auteur, chercheur ou philosophe à discerner cette caractéristique des religions du « Livre » (et de bien d’autres) qui, sous couvert d’amour du prochain, de miséricorde, prônent une soumission absolue et des règles répressives très dures. Le mot « islam » signifie d’ailleurs « soumission ». Mais Lash est l’un des premiers à avoir mis en exergue le fait que le savoir gnostique contenait des avertissements clairs à l’égard de ce type de « spiritualité ».
Pour cet auteur, les prédateurs et cette « matrice » se servent des consciences qui habitent ces univers (par exemple le nôtre) comme nourriture. Les gnostiques nous mettent donc en garde. Ils nous avertissent du danger représenté par le culte d’un Dieu qui n’est qu’une image fabriquée par les Archontes. Une image soi-disant inverse de l’Homme où celui-ci n’est rien et où Dieu est tout, l’Homme est limité, Yahvé lui est infini, etc. D’entrée de jeu, le potentiel de l’Homme est nié par le judaïsme et le christianisme ou l’Islam. L’Homme doit expier ses fautes. Cette négation de l’Homme et ce lien de dépendance installé entre le croyant et le clergé sont une chose qui semble révolter les gnostiques, qui voient en l’Homme lui-même les ressources pour échapper à l’emprise des Archontes.
QUESTION. Dans leurs interprétations des textes gnostiques, les chercheurs conventionnels soulignent le rôle crucial joué par un personnage qu’ils appellent le Christ. Ce personnage nous aurait avertis du rôle joué par les Archontes. Est-ce ce même Jésus que celui que l’on trouve dans le Nouveau Testament ? Pourquoi le message délivré par Jésus contenu dans le Nouveau Testament est-il si différent de celui qui est contenu dans les Codex de Nag Hammadi ? Est-ce que l’on parle bien du même personnage ? S’il ne s’agit pas du même personnage, est-ce que le « Christ » des écrits gnostiques représente une puissance capable d’investir certaines personnes (comme prophètes) ?
RÉPONSE DE JOHN LASH. Le terme « Christ » n’apparaît jamais dans les codices (pluriel de codex) de Nag Hammadi, ni le nom de Jésus. On y trouve plutôt un code récurrent : XC ou encore XRC (traduit par les lettres CHS ou CHRS) en copte, ainsi que les codes IC ou HC traduit par IS. Par exemple, dans le « Traité Tripartite », le texte mentionne les lettres HC en langue copte. Le traducteur a modifié cela en H (COY) C, « Isous », qui a lui-même été traduit par le nom de Jésus. Vous pouvez voir jusqu’où les chercheurs et traducteurs ont été, pour manipuler les codes, afin de les faire cadrer avec leurs préjugés. La plupart des textes gnostiques utilisent les termes comme « le Sauveur », le « Seigneur » sans préciser du tout s’il s’agit de Jésus ou du Christ.
Des chercheurs dont la carrière et la formation sont associées au christianisme et qui considèrent les CNH comme des écrits des premiers chrétiens, décodent systématiquement XRC en Christ, ou encore Chrest et IC en Jésus. Il n’y a en réalité aucune base claire et solide qui permette une telle convention dans la traduction. Je suis convaincu que ces codes ne se réfèrent pas au « Jésus historique » du Nouveau Testament. Ces codes sont précisément employés pour éviter que l’on ait recours à une telle identification.
L’expression « le christ vivant », extrapolée des CNH se réfère à un guide intérieur, à une entité psychique, pas à une personne historique. Pour les gnostiques, « le christ vivant » c’est une force spirituelle qui ne peut pas mourir, donc ça ne peut pas être une personne humaine réelle. Jésus dans le Nouveau Testament affirme des choses qui ne pourraient jamais être dites par un initié gnostique. Ses paroles et ses actes n’ont aucune cohérence pour un enseignant qui a reçu une illumination à partir des Mystères. Le « Christos » gnostique n’est pas le Jésus fils d’Abraham, de la lignée de David, de l’Ancien Testament. Le Christos des gnostiques est un éon, une force divine qui ne prend pas de forme humaine. Les gnostiques n’acceptent pas la notion d’incarnation à son sujet. D’après eux, aucun être humain ne peut avoir le privilège d’incarner un éon, une Divinité.
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QUESTION : que pensez-vous des manuscrits de la mer Morte ou des esséniens ?
RÉPONSE DE JOHN LASH. Les esséniens étaient une secte extrémiste. Les zaddikim, ce que l’on pourrait traduire par les « purs et durs ». Une secte violente, apocalyptique, qui s’était vouée à des êtres célestes appelés kenoshim, leur apparaissant dans des chars (merkaba) éblouissants. Certains textes des manuscrits (surtout le 4Q404 des Cantiques du sacrifice de sabbat) décrivent l’apparence et le mouvement de ces ovnis…
[Commentaire de la Rédaction. En termes plus brefs, John Lash est convaincu que la secte de Qumran était un culte apocalyptique de soucoupistes].
Les sectateurs des manuscrits de la Mer Morte étaient dupés par les Archontes, qu’ils percevaient comme étant des anges célestes. Ils croyaient que le dirigeant des Archontes, Jéhovah, était leur Dieu créateur. Les gnostiques antiques, eux, percevaient ces croyances comme un délire religieux causé par le virus idéologique représenté par les Archontes. Les Archontes influencent en effet la façon dont nous percevons le monde.
La Puissance première du monde dans lequel nous vivons s’avère être la Divinité qui réside dans notre planète, appelée Sophia (sagesse) par les gnostiques. Si vous êtes sur la même longueur d’onde que Sophia, vous ne voyez plus le monde comme un endroit envahi par la peur et les prédateurs de toutes sortes, mais comme un monde tout de beauté, de bonté et de magie.
Il y a autant de preuves dans la nature (et même bien plus en fait) montrant l’existence de la symbiose et de la coopération, qu’il n’y en a démontrant l’existence de la prédation et de la peur. La manière dont la Terre fonctionne est un miracle de symbiose, c’est également un événement magique. Par conséquent, il n’est pas question que ce fonctionnement soit provoqué par l’influence ou la manipulation d’Archontes de type Jéhovah ou Allah.
QUESTION. Comment les gnostiques voyaient-ils l’apparition de l’Homme ?
RÉPONSE DE JOHN LASH. Les enseignements gnostiques à propos de ce sujet sont semblables à ceux que prônent les peuplades indigènes qui affirment que « le premier homme » venait des cieux. Cette conception a reçu le nom de panspermie dans la science moderne : l’insémination des espèces humaines sur Terre à partir d’une source extraterrestre.
[Commentaire de la rédaction. Toujours selon John Lash, les gnostiques étaient les héritiers d’une longue tradition de chamanisme provenant des peuplades indigènes d’Europe, d’Asie, et que l’on peut faire remonter aux temps paléolithiques].
Dans la gnose, c’est-à-dire la voie de la perception accrue (pour reprendre les mots de Castaneda), nous pouvons voir une méthode de chamanisme très développé. Les techniques de perception paranormale ont été enseignées et transmises dans le cadre des Écoles des Mystères créées ou dirigées par les « gnostikoi », par ceux qui connaissaient les sujets divins et surnaturels. Il est aujourd’hui certain que les anciens cultes chamaniques comme ceux des Mystères, utilisaient des plantes psychoactives, pour parvenir à une mort temporaire de l’égo, et à un changement des paramètres de perception. Je suis convaincu que les gnostiques étaient vraiment compétents dans l’utilisation des plantes hallucinogènes, y compris des champignons. Toutefois, je n’en ai pas trouvé de preuve directe dans les documents de Nag Hammadi.
QUESTION. Certains auteurs (comme Paul Von Ward) dénoncent YHWY ou Yahweh comme étant un Être Avancé, une entité extraterrestre qui a voulu dominer notre monde, armé d’intentions qui ne semblent ni bonnes ni pures. Croyez-vous que YHWH est un Archonte ou un représentant des Archontes ?
RÉPONSE DE JOHN LASH. Les textes de Nag Hammadi sont très clairs sur le fait que Jéhovah-Yaldabaoth est le commandant suprême de la race des Archontes. Les textes gnostiques soulignent clairement le fait que Jéhovah est le seigneur des Archontes, un prédateur. Jéhovah, que les gnostiques appelaient Yaldabaoth, est une entité devenue complètement démente, mais dotée de pouvoirs « surhumains » ou proches de la divinité. Les gnostiques pensaient donc effectivement que Jéhovah infecte l’Humanité avec la croyance dans laquelle il affirme être le dieu créateur, alors qu’en fait, il ne peut rien créer du tout.
Toutes les religions dévient le potentiel humain, mais les trois religions abrahamiques, le judaïsme, le christianisme et l’islam, sont, elles, potentiellement mortelles. Elles mènent à une déviation terminale et sans issue de notre espèce.
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Contre-lai Nº 2.
Nous sommes par définition favorables à toute critique radicale de la monolâtrie abrahamique, et en cela nous sommes donc d’accord avec ce grand penseur gnostique moderne qu’est John Lash.
Judaïsme, christianisme, et islam, sont bien des aliénations, mais des aliénations au sens philosophique du terme (cf. John Toland et le baron d’Holbach), non au sens extraterrestre. Judaïsme, christianisme, et islam, sont des négations de ce qui devrait faire la grandeur de l’Homme, et en ce sens l’idéologie abrahamique est bien non humaine (non humaine, mais nullement extra-terrestre).
Ou plus exactement, disons que l’archonte Yahweh (YHWH) assimilé à Allah plus tard, n’est en aucun cas une entité ayant une existence réelle et objective extérieure à l’être humain ; mais depuis l’incroyable extension de par le monde de l’idéologie abrahamique, elle a fini par acquérir un tel poids dans les esprits que l’appréciation de John Lash… en est presque devenue vraie.
Notre monde n’a pas été créé il y a 15 milliards d’années par l’archonte favori d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob (assimilé plus tard à Allah) ; mais la société où nous vivons, elle, est bien son œuvre (depuis des centaines d’années) en ce sens John Lash a raison. Le résultat de l’intrusion de cet archonte dans notre société a été une infection psychique et mentale qui a pris la forme d’une folie religieuse. La seule façon de sortir de ce piège est de pouvoir discerner ce qui est authentiquement humain dans nos esprits, de ce qui est inhumain, stupide, mécanique, aveugle, et agissant par simple imitation. En clair, nous devons prendre conscience de notre potentiel humain de façon à voir comment il est déformé et subverti. Imaginez par exemple que vous n’ayez jamais entendu la 5e Symphonie de Beethoven jouée comme elle doit l’être réellement ; mais que vous avez toujours écouté une version tronquée, avec des notes complètement déformées. Vous ne pourrez vous rendre compte que cette musique est « massacrée » que si vous avez déjà entendu la version originale et non tronquée. De la même manière, nous devons prendre conscience de notre authentique esprit, de notre véritable potentiel humain, de façon à voir comment nous sommes parasités.
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ANNEXE N° 6.
INTÉRÊT DE LA BIBLE SELON ROBERT G. INGERSOLL.
Note de lecture concernant ce livre qui, bien qu’écrit en 1894, n’a pas pris une seule ride.
Nos fidèles (lecteurs) ne devant jamais être les femmes ou les hommes D’UN (SEUL) LIVRE, nous nous permettrons ici de conseiller la lecture de celui-ci. (Si l’on en croit certains textes, il fallait même avoir lu douze livres pour être admis chez les Fénianes dont la devise, selon Cailte/Caletios, s’énonçait ainsi : la vérité sur les lèvres la force dans les bras, et bien parler.)
Que nous dit donc en gros ce livre ? Eh bien ce qui suit.
Les chrétiens instruits admettent maintenant que Dieu, ou Jéhovah, n’a pas inspiré les écrivains bibliques dans le but d’instruire le monde en astronomie, en géologie, ou en toute autre science. Ils admettent maintenant que les auteurs inspirés qui ont composé l’Ancien Testament n’étaient versés dans aucune science ; et qu’ils ont écrit à propos de la Terre et des étoiles, du soleil et de la lune, en accord avec l’ignorance générale de leur époque.
Il a fallu bien des siècles pour forcer les théologiens à l’admettre. De mauvaise grâce et le cœur empli de haine les prêtres se sont retirés de ce champ de bataille, laissant la victoire à la science. Ils prirent une autre position ; ils affirmèrent que les auteurs, ou plutôt les écrivains, de la Bible, étaient inspirés par des sentiments moraux ou une certaine spiritualité ; que Jéhovah voulait faire savoir à ses enfants sa volonté et son amour infini pour eux ; que Jéhovah, voyant son peuple croupir dans la méchanceté l’ignorance et la dépravation, a voulu le rendre miséricordieux et juste, sage et doté d’une haute spiritualité ; et que la Bible est inspirée dans ses lois, dans la religion qu’elle enseigne et dans ses idées en matière de gouvernement.
Or pour prouver qu’un livre est inspiré par Dieu ou le Démiurge, on doit d’abord prouver l’existence de Dieu ou du Démiurge. On doit aussi prouver que ce Dieu ou le Démiurge pense, agit, a des objectifs, des fins et des moyens. Pas facile ! Dieu est une gageure ! Et même si nous admettons l’existence de Dieu, qui sommes-nous pour prouver qu’il a inspiré les écrivains des livres de la Bible ?
Comment pouvons-nous démontrer l’inspiration de quelqu’un ? Comment un homme inspiré peut-il prouver qu’il est inspiré ? Il n’y a aucun moyen de prouver le fait que l’on est inspiré. Et d’ailleurs qu’est-ce que l’inspiration dans ce cas ? Dieu a-t-il utilisé les hommes comme de simples instruments ? Les a-t-il forcés à écrire ses pensées ? A-t-il pris possession de leur esprit en détruisant leur volonté ? Ces écrivains que l’on dit inspirés étaient-ils contrôlés en partie seulement, et leurs erreurs, leur ignorance et leurs préjugés, se sont-ils mêlés à la sagesse de Dieu ? Qui sommes-nous pour distinguer les erreurs de l’Homme de la sagesse de Dieu ? Pouvons-nous le faire sans être inspirés nous-mêmes ? Si les écrivains originaux étaient inspirés, alors les traducteurs doivent l’être aussi, et de même les hommes qui nous expliquent ce que la Bible veut dire. Comment est-il possible pour un être humain, donc fini, de savoir qu’il est inspiré par un être infini ?
N.D.L.R. Ce qui suit peut évidemment s’appliquer au Coran, mutatis mutandis (voir moutazilisme).
Par contre, nous pouvons être certains d’une chose : un livre inspiré doit surpasser les livres écrits par des hommes non inspirés. Il devrait, par-dessus tout, être vrai, rempli de sagesse, de beauté, en un mot parfait.
La question maintenant est donc la suivante. Est-ce que la Bible est plus près de la vérité dans ses idées sur la justice, la miséricorde, la moralité ou la religion, que dans sa conception des sciences ? Est-elle morale ? Elle soutient l’esclavage – elle autorise la polygamie. Un démon aurait-il pu faire pire ?
Est-elle miséricordieuse ? À la guerre, elle hisse le pavillon noir ; elle ordonne la destruction, le massacre, de tous – des vieillards, des infirmes et des sans défense – des femmes et des nourrissons.
Est-ce que ses lois sont inspirées ? Des centaines d’offenses étaient punies de mort. Planter des piquets le jour du Seigneur, tuer son père le lundi, était à ses yeux des crimes méritant également la peine de mort. Il n’y a pas dans toute la littérature mondiale, de code plus sanglant. La loi de la vengeance – du talion – était la loi de Jéhovah. Œil pour œil, dent pour dent, membre pour membre. C’est de la sauvagerie, pas de la philosophie !
Est-elle juste et raisonnable ? La Bible est opposée à la tolérance religieuse – à la liberté de culte. Celui qui pensait différemment de la majorité était lapidé. La recherche était un crime. Les maris avaient l’ordre de dénoncer ou d’aider à tuer leurs épouses incroyantes.
Elle est l’ennemie de l’Art. « Tu ne devras pas faire d’image sculptée ». C’est la mort de l’Art.
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La Palestine n’a jamais produit un peintre ni un sculpteur. La Bible est-elle civilisée ? Elle soutient le mensonge, le vol, le meurtre, la vente de viande malade aux étrangers, et même le sacrifice d’êtres humains à Jéhovah.
Est-elle philosophique ? Elle enseigne que les péchés d’un peuple peuvent être transférés sur un animal – sur un bouc émissaire. Elle fait de la maternité une offense pour laquelle une offrande expiatoire doit être faite.
Il était mauvais de donner le jour à un garçon, et deux fois plus mauvais de mettre au monde une fille.
Est-ce qu’un Dieu civilisé arroserait ses autels du sang des bœufs, des agneaux et des colombes ? Ferait-il de tous ses prêtres des bouchers ? Se délecterait-il de l’odeur de la chair qui brûle ?
Quelques juristes chrétiens – quelques juges éminents et stupides – ont dit et disent encore, que les Dix Commandements sont le fondement de toutes les lois.
Rien ne peut être plus absurde. Longtemps avant que ces commandements fussent donnés, il y avait des codes de lois en Inde et en Égypte – des lois contre le meurtre, le parjure, le vol, l’adultère et la fraude. De telles lois sont aussi vieilles que la société humaine ; aussi vieilles que l’amour de la vie ; aussi vieilles que l’industrie ; que l’idée de prospérité ; aussi vieilles que l’amour humain.
Tous ceux des Dix Commandements qui sont bons étaient vieux ; tous ceux qui étaient nouveaux sont démentiels. Si Jéhovah en l’occurrence avait été civilisé, il aurait laissé de côté le commandement au sujet du sabbat, et à sa place, il aurait dit : « Tu ne réduiras pas en esclavage ton prochain ». Il aurait abandonné celui qui interdit les images gravées, mais à sa place, il aurait dit : « Tu ne mèneras pas de guerre d’extermination, et tu ne dégaineras pas l’épée sauf pour ta défense ». Si Jéhovah avait été civilisé, combien plus grands auraient été ses Dix Commandements !
Tout ce que nous appelons le Progrès ; l’affranchissement de l’Homme, du travail, la substitution de l’emprisonnement à la peine de mort, et des amendes à l’emprisonnement, l’abolition de la polygamie, l’établissement de la liberté d’expression, l’objection de conscience ; en bref tout ce qui tend au développement et à la civilisation de l’Homme ; les résultats de la recherche, les observations, les expériences, et la liberté d’esprit ; tout ce qui a été bénéfique à l’Homme depuis la fin de l’Âge des ténèbres – a été fait à l’encontre de l’Ancien Testament.
Laissez-moi encore illustrer la moralité, la miséricorde, la philosophie, et la bonté de l’Ancien Testament.
L’HISTOIRE D’ACAN.
Josué investit la cité de Jéricho. Avant la chute de la ville, il déclare que tout butin pris sera voué au Seigneur. Or malgré cet ordre un dénommé Acan cacha un vêtement, de l’argent et de l’or. Après cela Josué tenta de prendre la ville d’Aï. Il échoua et beaucoup de ses guerriers furent tués. Josué rechercha la cause de cet échec et découvrit qu’Acan avait caché un vêtement, deux cents sicles d’argent et un peu d’or. Acan reconnut les faits. Josué prit Acan, ses fils et ses filles, ses bœufs et ses moutons, les fit lapider et brûla leur corps.
Rien dans le texte ne montre que les fils et les filles d’Acan aient commis un quelconque crime. Et de toute façon, les moutons et les bœufs n’auraient pas dû être lapidés pour la faute de leur propriétaire. Or la justice et la miséricorde de Jéhovah, ce fut cela ! Et après que Josué eut ainsi puni Acan, avec l’aide de Jéhovah, il prit la ville d’Ai.
LES QUATRE ÉVANGILES.
La question est : les auteurs des quatre évangiles étaient-ils inspirés ?
S’ils sont inspirés, alors les quatre évangiles doivent être vrais. S’ils sont vrais, ils doivent s’accorder. Or les quatre évangiles ne s’accordent pas.
Matthieu, Marc et Luc, ne connaissent rien du rachat, rien du salut par la Foi. Ils ne connaissent que l’évangile des bonnes œuvres – de la charité. Ils enseignent que si nous pardonnons aux autres, Dieu nous pardonnera. L’évangile de Jean n’est pas d’accord avec ça.
Dans cet évangile, on nous apprend que nous devons croire au Seigneur Jésus ; que nous devons naître de nouveau et que nous devons boire le sang et manger la chair du Jésus. Dans cet évangile, on trouve la doctrine du rachat, que Jésus est mort pour nous et qu’il a souffert à notre place.
Cet évangile est en désaccord avec les trois autres. Si les trois autres sont vrais, l’évangile de Jean est faux. Si l’évangile de Jean a été écrit par un homme inspiré, les auteurs des trois autres ne l’étaient pas. Les quatre ne peuvent pas être tous vrais simultanément. Il est évident qu’il y a eu de nombreuses interpolations dans les quatre évangiles.
Par exemple, dans le 28e chapitre de Matthieu, il y a un récit nous narrant que les soldats qui gardaient la tombe de Jésus furent payés pour dire que les disciples de Jésus avaient volé son corps pendant qu’ils dormaient. Ceci est clairement une interpolation. C’est une cassure dans la narration.
Le 10e verset devrait être suivi par le 16e. Le 10e verset est le suivant : alors Jésus leur dit : « Ne craignez rien, allez dire à mes frères de se rendre en Galilée ; c’est là qu’ils me verront ».
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Le 16e verset « Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus leur avait indiquée ».
L’histoire des soldats contenue dans le 11e, 12e, 13e, 14e et 15e verset, est un ajout – après-coup – effectué longtemps après. Le 15e verset le démontre.
« Les soldats prirent l’argent, et suivirent les instructions qui leur avaient été données. Et ce bruit s’est répandu parmi les juifs, jusqu’à ce jour ».
Ce 15e verset n’a pu être écrit par un juif. Aucun juif n’aurait pu écrire : « Et ce bruit s’est répandu parmi les juifs jusqu’à ce jour ».
Marc, Jean et Luc, n’ont jamais entendu dire que les soldats en l’occurrence avaient été corrompus par les prêtres ; ou si oui, alors ils n’ont pas pensé que ça valait la peine d’être noté. De la même façon, les récits de l’Ascension de Jésus dans Marc et Luc sont des ajouts. Matthieu ne dit rien de l’Ascension.
Il n’y aurait jamais eu de plus grand miracle, et pourtant Matthieu, qui était présent – qui a vu le Seigneur s’élever, monter et disparaître – n’a pas jugé que c’était digne d’être mentionné.
D’ailleurs, les derniers mots de Jésus, selon Matthieu, contredisent la notion même d’Ascension : « Et moi, je resterai avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde ».
Jean, qui était présent, ne dit pas un mot à ce sujet. Les évangiles ne sont pas d’accord en ce qui concerne l’Ascension.
Marc rapporte comme suit les dernières paroles que Jésus a eues pour ses disciples : « Allez de par le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné. Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru en mon nom, ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ; ils saisiront des serpents ; s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris. « Le Seigneur, après leur avoir ainsi parlé, fut enlevé au ciel, et s’assit à la droite de Dieu ».
Est-il possible que cette description ait été écrite par celui qui fut témoin de ce miracle ?
Ce miracle est décrit par Luc comme suit. « Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel » (la brièveté, c’est l’âme de l’intelligence).
Dans les Actes, on ne nous dit que : « Après avoir dit cela, il fut élevé pendant qu’ils le regardaient, et une nuée le déroba ensuite à leurs yeux ».
Ni Luc, ni Matthieu, ni Jean, ni l’écrivain des Actes, n’ont entendu un mot des paroles attribuées à Jésus par Marc. L’ascension de Jésus n’était donc pas proclamée par ses disciples.
Au début Jésus était un homme – rien de plus. Marie était sa mère, Joseph son père. La généalogie de son père, Joseph, fut donnée pour montrer qu’il était du sang de David.
Ensuite annonce fut faite qu’il était le fils de Dieu, et que sa mère était vierge, et qu’elle est d’ailleurs restée vierge jusqu’à sa mort. Ensuite que Jésus s’est relevé d’entre les morts et s’est élevé au ciel avec son corps.
Il fallut de nombreuses années pour que ces absurdités s’imposent.
Si Jésus s’est relevé d’entre les morts, pourquoi n’est-il pas ensuite apparu à ses ennemis ? Pourquoi n’a-t-il pas fait appeler Caïphe, le grand prêtre ? Pourquoi n’a-t-il pas fait une autre entrée triomphale à Jérusalem ? S’il fut vraiment enlevé au ciel, pourquoi ne l’a-t-il pas fait en public, en présence de ses accusateurs ? Pourquoi ceci, le plus grand des miracles, aurait-il dû être fait en secret, dans un coin ? C’était un miracle qui aurait pu être vu par une vaste multitude – un miracle qui ne pouvait pas être simulé – un miracle qui aurait convaincu des dizaines de milliers de personnes.
Il y a de nombreuses interpolations dans les évangiles et les épîtres.
Qui peut croire que la naissance de Jésus fut saluée par les cieux ; qu’une étoile a guidé les rois mages ; qu’Hérode a fait tuer tous les nourrissons de Bethléem âgés de deux ans et moins ?
Les évangiles sont pleins de miracles. Mais ont-ils vraiment eu lieu ?
Matthieu donne les détails d’environ vingt-deux miracles, Marc dix-neuf, Luc dix-huit et Jean sept.
Selon les évangiles, Jésus a soigné des malades, expulsé des démons, calmé la mer, guéri un aveugle, nourri des multitudes avec cinq pains et deux poissons, marché sur la mer ; maudit un figuier, changé l’eau en vin et ressuscité des morts. Matthieu est le seul qui nous parle de l’étoile et des rois mages – le seul qui parle du meurtre des enfants en bas âge. Jean est le seul qui dit quelque chose de la résurrection de Lazare, et Luc est le seul qui donne le récit du relèvement d’entre les morts du fils de la veuve de Naïn.
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Les juifs, chez qui l’on nous dit qu’ils ont eu lieu, n’y ont pas cru. Les malades, les paralytiques, les lépreux, l’aveugle guéri, n’ont pas suivi Jésus. Et l’on n’a plus jamais entendu parler de ceux qui furent relevés d’entre les morts.
On croyait à cette époque que la paralysie, l’épilepsie, la surdité, les maladies mentales, et beaucoup d’autres affections, étaient causées par des démons ; que l’on pouvait être possédé par des démons et que des démons pouvaient vivre dans le corps des hommes et des femmes. Jésus le croyait, a enseigné cette croyance à ses disciples, et a prétendu soigner ces maladies en chassant les démons des fous et des malades. Si Jésus a dit et fait ce que les écrivains de trois des quatre évangiles prétendent qu’il a dit et fait, alors Jésus s’est trompé. Et s’il s’est trompé, c’est qu’il n’était pas Dieu.
Que le Diable ait tenté Jésus est-il un fait ? Le Diable a emmené Jésus au sommet du temple et essayé de le convaincre de sauter dans le vide ? Comment ces miracles peuvent-ils être établis ?
Les principaux témoins n’ont rien écrit, Jésus n’a rien écrit, et le Diable est resté silencieux.
Comment pouvons-nous savoir si le Diable a oui ou non essayé de tenter Jésus ? Qui a écrit ce récit ? Comment le narrateur a-t-il eu ses informations ? Nul ne sait.
Quelqu’un, il y a 2000 ans, a dit que le Diable avait tenté Jésus ; que le Diable avait emmené Jésus au sommet du temple et essayé de le convaincre de sauter, mais que Jésus a été plus fort que le Diable ! Un point c’est tout ! C’est tout ce que nous avons.
Y a-t-il, dans la littérature du monde entier, quelque chose de plus idiot ?
Pouvons-nous croire aussi que Jésus a ressuscité des morts ?
Une veuve vivant à Naïn suit le corps de son fils vers la tombe. Jésus arrête la procession funèbre, relève le jeune homme d’entre les morts et le rend aux bras de sa mère. Ensuite le jeune homme disparaît. On n’en a jamais plus entendu parler. Personne n’a manifesté le moindre intérêt pour un homme revenu d’entre les morts. Luc est le seul qui en parle. Matthieu, Marc et Jean n’en ont pas entendu parler, ou ils n’y ont pas cru et ne l’ont donc pas noté.
Jean dit que Lazare fut ressuscité ; Matthieu, Marc et Luc n’en disent rien.
C’était pourtant, me semble-t-il, encore plus étonnant que la résurrection du fils de la veuve de Naïn. Le fils de la veuve de Naïn n’était pas dans la tombe depuis plusieurs jours. Il était seulement sur le chemin du cimetière. Mais Lazare, lui, était mort depuis plusieurs jours et il avait même commencé à se décomposer.
Or Lazare après cela n’a pas suscité le moindre intérêt. Personne ne lui a rien demandé à propos de l’autre monde. Personne ne s’est inquiété auprès de lui d’un ami défunt.
Nous ne croyons pas dans les miracles de Joseph Smith et, pourtant, leurs preuves sont bien plus grandes, bien plus fortes. Si un homme venait aujourd’hui, en prétendant ressusciter les morts, chasser les démons, nous le considérerions comme fou. Alors, que dire de Jésus ?
Ces choses impossibles ont été inventées par des disciples zélés, qui souhaitaient déifier leur maître. Pouvons-nous croire aujourd’hui qu’à Cana l’eau fut changée en vin ? Jean parle de ce miracle et dit que les autres disciples étaient présents, pourtant Matthieu, Marc et Luc n’en disent rien.
Prenons le cas de l’homme guéri miraculeusement à Bethsaïde. Jean dit qu’un ange agitait de temps en temps l’eau du bassin, et que quiconque descendait dans le bassin après que l’eau eut été troublée, en ressortait guéri. Qui croit maintenant qu’un ange venait alors vraiment dans le bassin pour y agiter l’eau ? Quelqu’un pense-t-il encore que tout infirme qui entrait dans l’eau le premier était guéri ? Pourtant, c’est bien ce que l’auteur de l’évangile selon Jean croyait. Or s’il a été trompé sur ce cas, il peut très bien l’avoir été aussi pour tous les autres miracles qu’il rapporte.
Jean est le seul qui nous parle du miracle de Bethsaïde. Les autres disciples n’y ont sans doute pas cru. Comment pouvons-nous souscrire à ces prétendus miracles ?
À l’époque, presque tout ce qui arrivait sur terre était considéré comme miraculeux. Dieu ou le Démiurge gouvernait directement le monde. Si les hommes se conduisaient bien, Dieu ou le Démiurge leur envoyait un climat propice et de bonnes récoltes ; mais s’ils se comportaient mal il leur envoyait déluge, grêle, gel, et famine.
De la cause des événements – de la chaîne implacable et incassable des causes et des effets, on n’avait alors aucune idée ni aucune connaissance.
Or le miracle est l’insigne et la marque de la fraude. Aucun miracle n’a jamais été accompli. Aucun homme honnête, intelligent, n’a jamais prétendu faire de miracles, et ne le fera jamais.
Si Jésus avait vraiment réalisé les miracles qui lui sont attribués ; s’il avait soigné les paralytiques et les fous ; s’il avait rendu l’ouïe aux sourds, la vue aux aveugles ; s’il avait guéri les lépreux d’un mot et d’un simple toucher, redonné vie et sensation à un membre desséché ; s’il avait rendu sentiment et mouvement, chaleur et pensée, à un corps froid et sans souffle ; s’il avait vaincu la mort et sauvé ses
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proies livides de la tombe, tous se seraient respectueusement découverts devant lui, tous oui, genoux à terre.
Or n’est-il pas étrange qu’au procès de Jésus devant le Sanhédrin il ne se soit trouvé personne pour dire un mot en sa faveur ? Personne ne s’est dressé pour dire : « J’étais lépreux et cet homme m’a guéri ». Aucune femme n’a crié : « Je suis la veuve de Naïn, et voici mon fils que cet homme a relevé d’entre les morts ». Aucun homme n’a dit : « J’étais aveugle, et cet homme m’a redonné la vue ».
LA PHILOSOPHIE DE JÉSUS.
Des millions de personnes affirment que la philosophie de Jésus est parfaite – qu’elle est la plus sage qui fut jamais enseignée aux hommes. Voyons un peu cela ensemble : ne résiste pas au méchant. Si on te frappe sur une joue, tends l’autre.
Aucun homme n’a le droit de se défendre lui-même, de défendre sa femme et ses enfants.
Gouverner devient impossible dans ce cas-là, et le monde se retrouve à la merci des criminels. Y a-t-il absurdité pire que celle-là ? Enlever à la bonté ; à la vertu, à la vérité, le droit à se défendre. Le vice devient le maître du monde, et le bon devient la victime de l’infâme.
Aimez vos ennemis
Est-ce possible ? Un être humain a-t-il déjà aimé ses ennemis ? Jésus lui-même les a-t-il aimés, lui qui les a appelés sépulcres blanchis, hypocrites et vipères ? Nous ne pouvons pas aimer ceux qui nous haïssent. La haine dans le cœur des autres n’amène pas l’amour dans le nôtre. Ne pas résister au méchant est absurde ; aimer ses ennemis est impossible.
[N.D.L.R. Sémantiquement parlant aimer ses ennemis est d’ailleurs une impossibilité par définition. Étymologiquement parlant l’ennemi, c’est le contraire de l’ami, celui que l’on n’aime pas. Respecter ses ennemis est déjà un objectif bien ambitieux].
Ne vous inquiétez pas du lendemain.
L’idée, c’est que Dieu s’occupera de nous comme il le fait des lys ou des moineaux. Y a-t-il le moindre sens à ceci ? Pouvons-nous vivre sans penser au lendemain ? Planter, semer, cultiver, moissonner, c’est s’inquiéter du lendemain. Nous prévoyons et travaillons pour le futur, pour nos enfants, pour les générations à venir. Sans cette pensée directrice, il ne peut y avoir de progrès, de civilisation.
Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute ; arrache-le. Si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la. Pourquoi ? Parce qu’il vaut mieux perdre un membre que d’avoir le corps entier jeté en enfer.
Est-il possible d’extraire de ces paroles la moindre pincée de bon sens ?
Ne jurez pas ; ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu ; ni par la Terre, car c’est son marchepied ; ni par Jérusalem, car c’est sa ville sainte.
Nous retrouvons là les idées reçues de l’époque : le ciel est le trône de Dieu ; la terre est son marchepied. Un marchepied qui tourne à la vitesse d’environ deux mille kilomètres à l’heure, et glisse dans l’espace à la vitesse d’environ deux mille kilomètres par minute !
Pourquoi Jérusalem serait-elle une ville sainte ? Parce que ses habitants étaient ignorants, primitifs et superstitieux ?
Ne croyez pas que je suis venu apporter la paix sur Terre. Je n’amène pas la paix, mais l’épée. Je viens pour dresser l’homme contre son père, et la fille contre sa mère.
Dresser le père contre son fils, la fille contre son père, quelle glorieuse mission !
Est-il possible que celui qui a dit : « Ne résiste pas au méchant », puisse également apporter l’épée ? Que celui qui a dit : « Aimez vos ennemis » vienne détruire la paix du monde ?
Le fait est que cette épée a trempé pendant un millier d’années dans du sang innocent. Il a divisé nations et familles, éteint la lueur de la raison, et pétrifié le cœur des hommes. Il a semé de la haine et de la vengeance dans des millions de cœurs.
Ceux qui abandonneront leur maison, leur sœur, leur père, leur mère, leur épouse, leurs enfants, ou leur terre, à cause de mon nom ; seront récompensés au centuple, et hériteront de la vie éternelle.
Selon Matthieu, le compatissant et le miséricordieux a donc prononcé ces terribles paroles. Est-il possible que Jésus ait promis la joie éternelle à ceux qui abandonneront leur père, leur mère, leur épouse et leurs enfants ? Devons-nous gagner le bonheur du Ciel en abandonnant ceux qui nous aiment ?
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NOTE DE LA RÉDACTION.
Ingersoll a bien entendu raison. Il faut néanmoins tenir compte d’un phénomène humain bien naturel, la tendance, dans le feu du discours, à l’emphase, à l’exagération.
On peut très bien tenir de tels propos et arriver à les rendre acceptables ou compatibles les uns avec les autres, en les nuançant (en faisant par exemple les distinctions et les exceptions qui s’imposent).
Mais quand l’on est convaincu, comme Jésus, que la fin du monde est proche, on ne peut évidemment que négliger ce monde au profit de l’autre.
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POURQUOI PLACER JÉSUS AU SOMMET DE LA RACE HUMAINE ?
Il n’a jamais dit un mot sur l’éducation. Il n’a jamais parlé des sciences. Il n’a jamais élevé la voix sur l’industrie, l’économie, ou sur toute autre chose propre à améliorer notre condition. Jésus ne s’est intéressé ni à la peinture, ni à la sculpture, ni à la musique, ni à aucun art. Il n’a rien dit des devoirs entre nations, entre roi et sujet ; rien au sujet des droits de l’Homme ; rien au sujet de la liberté de pensée ou d’expression.
Était-il plus doux, plus miséricordieux, plus prêt au renoncement que Bouddha ? Était-il plus sage et a-t-il affronté la mort avec un plus grand calme que Socrate ? Était-il plus patient, plus charitable, qu’Épictète ? Était-il plus grand philosophe et plus profond penseur, qu’Épicure ? En quoi était-il supérieur à Zoroastre ? Était-il plus doux que Lao-tseu, plus universel que Confucius ? Est-ce que sa conception des droits et devoirs de l’Homme était supérieure à celle de Zénon ? Son esprit était-il plus subtil que celui de Spinoza ? Son cerveau était-il supérieur à celui de Kepler ? Fut-il plus grand dans la mort que Giordano Bruno ?
Si Jésus était Dieu, il devait connaître le futur. Devant lui comme un livre devait se dérouler l’Histoire à venir. Il savait comment ses mots seraient interprétés. Il savait quels crimes, quelles horreurs, quelles infamies, seraient commis en son nom. Il savait que son Église inventerait et utiliserait toutes sortes d’instruments de torture. Que ses fidèles recourraient aux fouets, aux bûchers, aux chaînes et aux instruments de torture. Il voyait l’horizon du futur illuminé par les flammes des autodafés. Il savait quels dogmes surgiraient de chacune de ses paroles comme autant de champignons vénéneux.
Il voyait les interpolations et les mensonges que les hypocrites sèmeraient ou diraient à son sujet. Il voyait les guerres qui seraient menées, il savait qu’au-dessus de ces champs de bataille, ces instruments de torture, ces brasiers, ces exécutions, pendant un millier d’années flotterait la bannière ruisselante de sang de sa croix.
Il savait que l’hypocrisie serait béatifiée ou couronnée, que la cruauté ainsi que la crédulité dirigeraient le monde ; il savait qu’en son nom les papes et les rois réduiraient en esclavage les âmes et les corps ; il savait qu’ils persécuteraient et détruiraient les découvreurs, les penseurs et les inventeurs ; il savait que son Église éteindrait la lumière de la Raison et laisserait le monde sans étoile.
Il voyait ses disciples arracher les yeux des hommes, les écorcher vifs ou leur arracher la langue. Pourquoi n’a-t-il pas parlé ? Pourquoi n’a-t-il pas dit clairement à ses disciples, et à travers eux au monde : « Vous ne devrez ni brûler, ni emprisonner, ni torturer, en mon nom. Vous ne devrez pas persécuter vos prochains ».
Pourquoi n’a-t-il pas dit franchement : « Je suis le Fils de Dieu » ou « Je suis Dieu » ? Pourquoi n’a-t-il pas expliqué la Trinité ? Pourquoi n’a-t-il pas dit quelle est la façon de baptiser qui lui plaisait ? Pourquoi n’a-t-il pas écrit un credo ? Pourquoi n’a-t-il pas brisé les chaînes des esclaves ? Pourquoi n’a-t-il pas dit si l’Ancien Testament était ou non, paroles inspirées de Dieu ? Pourquoi n’a-t-il pas écrit le Nouveau Testament lui-même ? Pourquoi n’a-t-il rien dit de positif, de définitif et de satisfaisant, à propos de l’autre monde ? Pourquoi ne nous a-t-il rien dit des droits de l’Homme, de la liberté de faire ou de penser ?
Il est mort les lèvres closes.
Je vais vous dire pourquoi. Ce n’était qu’un homme, et, donc, il ne pouvait pas savoir…
Les hommes qui ont retenu ces livres étaient ignorants et superstitieux. Ils croyaient à toutes sortes de miracles. Ils pensaient que des malades avaient été guéris par des morceaux de tuniques ou de tissus des apôtres, par des ossements de morts. Ils croyaient à la fable du Phœnix, et que les hyènes changeaient de sexe chaque année.
Érasme, un des grands penseurs de la Réforme, a déclaré que l’Épître aux Hébreux n’avait pas été écrite par Paul, et a nié l’inspiration divine de la deuxième ainsi que de la troisième Épître de Jean, mais aussi de l’Apocalypse. Luther était de la même opinion. Il a déclaré que la lettre de Jacques était une épître de pacotille, et nié l’inspiration de l’Apocalypse. Zwingli a rejeté le livre de l’Apocalypse, et Calvin a nié que Paul soit l’auteur de la lettre aux Hébreux.
Les juifs les chrétiens et les musulmans (les journalistes français aussi) se demandent comment je peux être assez mauvais pour attaquer leur livre. Eh bien la raison la voici : ce livre a poursuivi jusque dans la mort, les plus sages et les meilleurs. Ce livre a interrompu et arrêté la marche en avant de l’espèce humaine. Ce livre a empoisonné les sources du savoir et détourné les énergies de l’Homme.
Ce livre est l’ennemi de la liberté, ce livre est le pire soutien de l’esclavage. Ce livre a semé la haine dans les familles et les nations, alimenté les guerres, et appauvri le monde. Ce livre a été le pain béni des rois et des tyrans, il a réduit en esclavage les femmes et les enfants. Ce livre a corrompu les
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parlements et les cours. Ce livre a fait des collèges et des universités des foyers de diffusion de l’erreur ou de la haine de la science. Ce livre a rempli le monde de sectes haineuses, cruelles, ignorantes, et belliqueuses. Ce livre a enseigné aux hommes à tuer leur prochain pour le salut de leur âme.
Ce livre a fondé l’Inquisition (en terre d’islam la Hisba), inventé les instruments de torture, construit les geôles dans lesquelles les meilleurs ou les plus malheureux ont pourri, forgé les chaînes qui ont meurtri leurs chairs, érigé les échafauds où ils moururent. Ce livre a entassé des milliers de fagots sous les pieds des justes. Ce livre a fait perdre la raison et l’esprit à des millions de personnes, et rempli de fous les asiles.
Ce livre a rempli les cales des marchands d’esclaves et fait de la chair humaine une marchandise. Ce livre a aussi allumé les feux qui ont brûlé les « sorcières » et les « magiciens ». Ce livre a rempli les corps des hommes et femmes de démons. Ce livre a pollué l’âme des hommes avec sa croyance en des souffrances éternelles.
Ce livre fait de la crédulité une vertu, et de la recherche le plus grand des crimes. Ce livre place le saint ignorant et malpropre au-dessus du philosophe et du philanthrope.
Je combats ce livre parce qu’il est l’ennemi de la liberté humaine, le plus grand obstacle sur la longue route du progrès humain.
Laissez-moi poser une question à ses idiots utiles : comment pouvez-vous être assez mauvais pour défendre ce livre ?
Bref, tout comme l’idéologie religieuse juive dont elle est issue, la théologie chrétienne est une aporie de la pensée se comportant comme un parasite (archonte dirait John Lash) nuisible à la société ou à la culture.
Ses réponses aux grandes questions que se pose l’Humanité…
— Pourquoi le monde existe-t-il ?
— Pourquoi a-t-il été créé ?
— Existera-t-il toujours ?
— Qu’est-ce que le mal ?
— Que devenons-nous après la mort ?
Etc. Etc.
Sont plus que décevantes pour qui réfléchit un tant soit peu.
C’est qu’en réalité la théologie chrétienne n’a pas d’objet propre, le message de Jésus se centrant sur l’annonce de la venue du Royaume de Dieu, fin de tous les temps. Le christianisme originel est antinomique de tout ce qui est culturel, historique, social, temporel et de ce monde, y compris la philosophie.
Face à ce vide de la pensée chrétienne primitive (le Christ n’étant pas revenu et le monde continuant, le message de Jésus et des premiers chrétiens s’est donc révélé faux), la théologie chrétienne s’est contentée à travers les siècles de se raccrocher aux grandes idéologies à la mode et aux tendances sociologiques et politiques des divers moments, en les « christianisant », en les recouvrant d’un vernis et d’une pseudo-garantie biblique. Cela pour conserver le pouvoir des clercs et de l’institution ecclésiale sur la société.
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POSTFACE À LA JOHN TOLAND.
Les pseudodruides à la filiation initiatique mirobolante (la fameuse et inénarrable tradition primordiale) s’étant multipliés depuis quelque temps ; il nous a paru nécessaire de mettre à la disposition de tout un chacun ces quelques notes, hâtivement rédigées un soir de novembre, afin de donner à nos lecteurs envie d’en savoir plus sur le vrai druidisme. Ce travail se veut honnête, mais en aucune façon neutre. Il s’est donné pour objectif de défendre ou de réhabiliter la cluto (renommée) de cette antique religion.
Rien ne remplace la méditation personnelle y compris sur les lais obscurs ou incompréhensibles parsemant ces livres et qui ont été insérés à dessein afin de vous obliger à réfléchir pour trouver votre propre voie. Ces livres ne sont pas des dogmes à suivre aveuglément et à la lettre. Ainsi que vous le savez sans doute, il faut se méfier comme de la peste de la lettre. La lettre tue, seul l’esprit vivifie. Rien ne remplace non plus l’expérience personnelle et c’est en cheminant que l’on trouve le chemin. Ne comptez donc que sur vos propres forces pour cette quête du Graal. Ce qui compte c’est l’attitude à adopter dans la vie et non les détails du dogme. Le druidisme a moins d’importance que la druidiaction. (Jean-Pierre Martin).
Ces quelques feuillets griffonnés à la va-vite ne sont néanmoins en aucune façon LES LIVRES À LIRE SUR LE SUJET, ils n’en sont qu’un pâle reflet. La seule bibliothèque druidique digne de ce nom n’est pas en effet composée de seulement 12 (ou 27) livres, mais de plusieurs centaines.
Les quelques opuscules constituant cette mini-bibliothèque ne constituent pas un approfondissement et ne sont que quelques manuels destinés aux écoliers du druidisme. Ces résumés simplifiés destinés aux cours primaires de druidisme seront remplacés par des cours d’un niveau quelque peu supérieur, pour ceux qui voudront vraiment l’étudier de façon plus pertinente.
Cette petite bibliothèque est par conséquent un premier essai d’adaptation (destinée aux jeunes adultes) des diverses réflexions sur le savoir et la vérité druidiques, auxquelles ont abouti les premiers résultats de la nouvelle laïcité positive et ouverte, mondiale, en train de s’instaurer.
À la différence du judaïsme, du christianisme, et de l’islam, qui fourmillent littéralement, à propos de l’Être supérieur, d’anthropomorphismes puérils pris au pied de la lettre (fondamentalisme) ; notre druidisme, lui, n’en utilisera que très peu, et s’en tiendra, en ce domaine, au minimum absolu.
Mais pour parler de Dieu-ou-Diable nous allons bien être obligés, nous aussi, d’utiliser un langage, et donc un certain nombre de ces anthropomorphismes. Ou alors il faudrait totalement renoncer à en discuter.
Ce premier rayon de notre future bibliothèque consacrée au sujet a pour objet de montrer avec précision l’harmonieuse authenticité de la volonté et du savoir néo-druidiques. De montrer à quel point ses grandes thèses actuelles ont des racines anciennes, car la Mythologie, c’est notre Bible à nous. Les adaptations de ce bref exposé, exigées par les différences de culture, d’âge, de maturité spirituelle, de situation sociale, etc. seront à faire par les druides concernés (les vellèdes et les autres ?).
À noter cependant. Important ! Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, ne sont pas (en vrac).
Une révélation divine. Une loi (toujours aussi divine). Une loi (profane ou laïque). Une loi (scientifique). Un dogme. Un Ordre ? Ce que je cherche surtout à faire partager c’est un état d’esprit, rien de plus. Ainsi que l’a très bien dit un jour notre vieux maître :
« NOTRE CIVILISATION N’A PAS LE CHOIX : CE SERA LE CELTISME OU CE SERA LA MORT » (P. Lance).
Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, sont. Du rêve. Une aventure. Un voyage. Une évasion. Un cri de révolte contre la laideur morale et matérielle de cette société.
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Une tentative d’atteindre à l’universel en partant du particulier. Un défi. Un obstacle fécond à surmonter. Une incitation à la réflexion. Un guide pour l’action. Une carte. Un plan. Une boussole. Une étoile polaire ou l’étoile du berger là-haut dans la montagne. Un feu la nuit dans une clairière ?
Ce que le rassembleur de ce noyau de bibliothèque, Pierre de La Crau, n’est pas.
— Un dieu.
— Un demi-dieu.
— Un quart de dieu.
— Un petit saint.
— Un philosophe (reconnu, officiel, et breveté ou patenté, comme ceux qui passent à la télévision. Sauf évidemment à prendre le terme en son sens originel, qui est celui d’amateur de sagesse et de savoir).
Ce qu’il est : un homme, et rien de ce qui est humain ne lui est donc étranger. Pierre de la Crau n’a aucun pouvoir surhumain ou exceptionnel. Rien de ce qu’il a dit écrit ou fait ne saurait avoir de valeur intemporelle. Tout au plus espère-t-il que son extrême lucidité à propos de notre société et de son idéologie dominante (voir ses philosophes officiels, ses journalistes, ses masses médias et le politiquement correct des bien-pensants) ; ainsi que son non-conformisme, et son franc-parler, alliés à un solide esprit de contradiction (qui lui ont d’ailleurs valu pas mal de déboires ou d’avanies) ; pourront être utiles.
La présente petite bibliothèque pour débutant « contient la dose d’humanité exigée par l’état actuel de la civilisation » (Henri Lizeray). Elle n’est d’ailleurs qu’un rassemblement de matériau attendant l’architecte ou le maçon ? ad hoc.
Prochainement paraîtra toute une série de fascicules approfondissant ces éléments de base. Cette présentation différente du savoir druidique préservera néanmoins l’unité et la profonde harmonie entre ces divers exposés d’une seule et même philosophie.
Cas des traductions dans une langue étrangère (espagnol, allemand, italien, polonais, etc.)
Les fautes d’orthographe de grammaire de style, ainsi que l’écriture des noms propres, pourront être corrigées. Toute autre amélioration du texte pourra également être apportée si nécessaire (par ajout suppression ou modification, de détails) ; Pierre de La Crau ayant toujours regretté de ne pouvoir atteindre à la perfection en ce domaine. Mais à condition de n’altérer ni trahir en rien la pensée de l’auteur de cette compilation raisonnée. Toute illustration sans légende peut être changée. De nouvelles illustrations peuvent être apportées. Mais les illustrations ayant une légende ne devront être qu’améliorées (par substitution d’une bonne photo à un mauvais croquis par exemple ?)
Il va de soi que le coordonnateur de cette rapide et sommaire compilation raisonnée, Pierre de La Crau, ne prétend nullement avoir inventé (ou découvert) lui-même, tout ceci ; qu’il ne prétend en aucune façon que ceci est le fruit de ses recherches personnelles (sur le terrain ou en bibliothèque). Ce qui suit est en effet essentiellement issu des excellents ouvrages ou sites internet référencés en bibliographie et dont la consultation directe est fortement recommandée. Nous n’insisterons jamais assez sur notre volonté de ne pas être les hommes d’un livre (du Livre), mais d’au moins douze, comme les Fianna d’Irlande, pour d’évidentes raisons d’ouverture d’esprit, la vérité étant notre seule religion.
Encore une fois, répétons-le ; le coordonnateur de la mise par écrit de ces quelques notes hâtivement jetées sur le papier ne prétend nullement avoir passé sa vie dans la poussière des bibliothèques ; ou sur le terrain, dans la boue des fouilles archéologiques de sauvetage ; afin d’exhumer des témoignages inédits sur le passé de l’Irlande (ou du Pays de Galles ou des Indes ou de la Chine ?)
PIERRE DE LA CRAU NE SE VEUT DONC EN AUCUNE FAÇON L’AUTEUR DES TEXTES QUI PRÉCÈDENT.
IL N’ESSAIE NULLEMENT DE S’EN ATTRIBUER LES MÉRITES. Il n’en est que l’éditeur ou le compilateur. Il s’agit pour la plupart de documents diffusés sur internet à quelques exceptions près. IL EN REVENDIQUE PAR CONTRE TOUS LES DÉFAUTS ET TOUTES LES INSUFFISANCES. Pierre de La Crau ne revendique qu’une chose, les fautes erreurs ou imperfections diverses de ce livre. Lui seul est à blâmer dans ce cas. Mais il fait confiance à ses contemporains (la nature humaine étant ce qu’elle est) pour les lui signaler avec vigueur.
Note retrouvée par les héritiers de Pierre de La Crau et insérée par eux à cet endroit.
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Par respect pour l’Humanité, afin de gagner du temps, et ne pas lui en faire perdre, je vais faciliter le travail de ceux qui tiennent absolument à être du bon côté de la barrière en combattant (héroïquement bien sûr) afin de sauver le monde de mes griffes (mes idées ou mes penchants, mes tendances).
À ces courageux et implacables détracteurs, dont la profondeur de réflexion digne d’un marquis de Vauvenargues n’a d’égale que l’ampleur de la culture générale, digne d’un Pic de la Mirandole, je dis…
Prenez une feuille de papier, de traitement de texte si vous préférez, mettez-y par ordre d’importance les 20 caractéristiques qui vous semblent les plus graves, les plus odieuses, les plus haïssables, dans l’histoire de l’Humanité, depuis les hommes préhistoriques et Nabuchodonosor, selon vous… ET DITES-VOUS BIEN QUE JE SUIS TOUT LE CONTRAIRE DE VOUS, CAR JE LES AI TOUTES !
On a toujours besoin de boucs émissaires ! Hérétique au Moyen Âge, sorcière à Salem au 17siècle, raciste au 20e siècle, lézard extraterrestre au 21e, je suis l’homme que vous aimerez haïr pour vous sentir supérieur.
Je suis au choix et dans l’ordre d’importance que vous voulez : athée, sataniste, stupide, mongolien, raciste, bestial, homosexuel, pervers, communiste, nazi, menteur pathologique, voleur, suffisant, psychopathe, un monstre d’orgueil faussement modeste, et que sais-je encore, à vous de voir.
Voilà, je ne peux pas faire mieux (pour vous aider à sauver le monde).
[À la différence de mes contempteurs qui sont tous des gens bien, c’est-à-dire jeunes ou modernes et dynamiques, courageux, positifs, gentils, intelligents, instruits, ou du moins qui savent ; faisant preuve de beaucoup de recul dans leur méditation en profondeur sur les tendances lourdes de l’Histoire ; et sur le plan moral ou éthique : généreux, altruistes, mais pauvres évidemment, car donnant tout aux autres ; en outre profondément respectueux de la volonté de Dieu et de la Constitution…
Moi je suis un vieux réactionnaire ankylosé, conformiste, déconnecté de son temps, parano, schizophrène, incohérent, capricieux, jamais content, méchant, bête, n’ayant fait aucune étude ou du moins ignorant tout sur le sujet en question ; coutumier des jugements à l’emporte-pièce fondés sur des préjugés dénués de toute réflexion ; égoïste et riche ; suppôt de Satan et nazo-bolchevick ou stalino-hitlérien de nature. On disait hitléro-trotskiste quand j’étais jeune. En bref un criminel psychopathe dès le petit-déjeuner… ce qui me permet donc de penser ce que je veux, mes critiques aussi d’ailleurs, et d’essayer de le faire savoir à la cantonade].
Signé : le coordonnateur des travaux, Pierre de la Crau dit Hésunertus, chercheur en druidisme. Un homme à qui rien de ce qui est humain ne fut étranger. Chômeur, facteur, divorcé, sans domicile fixe, vagabond, contribuable, justiciable, électeur cocufié ? Un des huit milliards d’êtres humains ayant transité sur ce vaisseau spatial donc. Né sur la planète Terre le 13 janvier 1952.
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TABLE DES MATIÈRES
Avertissement du saint Coran
Préface.
Le problème des persécutions
Les raisons relevant du mental des premiers chrétiens
Les poursuites pour cause de crimes de droit commun
Les empereurs « persécuteurs »
Rappel sur les persécutions
L’affaire des chrétiens de Lyon
Le Christianisme en Afrique du Nord
Le premier culte des saints
Les problèmes théoriques et pratiques posés par la défaillance des lapsi.
La christianisation des villes (surtout d’Orient)
Le début du Moyen Âge
La christianisation des campagnes en Occident
Pélagianisme et semi-pélagianisme
La christianisation de la Grande-Bretagne
Le mythe du Graal
Autre escroquerie à la mode aujourd’hui
Révisionnisme
Le concile de Rimini (353)
La fin du pélagianisme
Aide-toi le ciel t’aidera
Le cas de l’Écosse
Saint Ninian (360-432)
Les premiers saints irlandais
Palladius ou Pledi (431)
Enfance et jeunesse de saint Patrice (385-432)
Saint-Colomban d’Iona en Écosse (563-547)
Merlin et saint Kentigern (560-612)
Saint Augustin de Cantorbéry et l’évangélisation des Anglo-Saxons (597)
Saint Augustin de Cantorbéry et l’évangélisation des chrétiens gallois
Le synode de Whitby et la fin des chrétientés celtiques (664)
Révisionnisme toujours, la christianisation de l’Irlande
Sainte Brigitte de Kildare
La Confession de saint Patrice
L’affaire Coroticus
Saint Patrice en Irlande (386 ? 461 ?)
Saint Enda (450 ? 530 ?)
Le Tiers Ordre culdée
Saint-Colomban d’Iona et le triomphe du Christianisme en Irlande (560)
Saint-Colomban d’Iona et l’évangélisation de l’Écosse (563)
Iona et les Culdées d’Écosse
L’évangélisation des campagnes en Europe du 6e au 8e siècle
Le sermon No 13 de saint Césaire d’Arles
Concile de Tours (567) et synode d’Auxerre (585 ?)
La Correctione Rusticorum au Portugal (573)
Saint-Colomban de Bobbio (543-615)
La règle des moines de saint Colomban de Bobbio
Le mouvement monastique en Europe
Saint Éloi (588-669)
Commentaires
Vers un nouvel Empire romain d’Occident
L’Indiculus superstitionum et paganiarum (743)
L’alliance de l’Église et de l’État
L’Admonitio Generalis (789)
Le quadrillage du territoire
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Le statut des juifs sous Louis le Pieux
La vague irlandaise des 8e et 9e siècles
École et Académie palatines
Scot Érigène (810-876)
L’Europe de l’An Mil
Lettre de saint Bernard aux Templiers (1134)
Vie et mort du bon (ou mauvais) chrétien au Moyen Âge
Les fêtes d’obligation
La confession
Pénitence et indulgence
L’Enfer
La place des morts dans la société
L’art roman (10e 12e siècle)
Brève histoire de l’Inquisition (psychologie et éthique) de l’Inquisition
Racines antiques
Ammien Marcellin et la politique religieuse de Théodose
Le Pro Templis de saint Libanius
Le cas Hiéroclès d’Alexandrie (vers 400)
Les hérésies
Les débuts de la répression
L’Inquisition officielle
L’inquisition et les Marranes
Conclusion
Le Christianisme en Europe du Nord
Retour sur le cas samogitien
Le christianisme en Europe de l’Est.
Ukraine Russie
Les chasses aux sorcières
Les affaires Aikenhead et La Barre
Annexe N° 1 Les juifs et leurs mensonges
Annexe N° 2 Rappel sur l’antisémitisme chrétien
Annexe N° 3 La mort de Conchobar
Annexe N° 4 Les difficultés de l’inculturation du christianisme en Inde
Annexe N° 5 Le gnosticisme moderne par John Lash
Annexe N° 6 Intérêt de la Bible selon Robert G. Ingersoll
Postface à la John Toland
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DU MÊME AUTEUR.
1. Citations des auteurs antiques parlant des Celtes ou des druides.
2. Généralités liminaires diverses sur les Celtes.
3. Histoire du pacte avec les dieux tome 1.
4. La Bible du druidisme : histoire du pacte avec les dieux tome 2.
5. Histoire du pacte avec les dieux tome 3.
6. Histoire de la paix avec les dieux tome 4.
7. Histoire de la paix avec les dieux tome 5.
8. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 1.
9. Textes apocryphes irlandais.
10. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 2.
11. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande Science qui illumine » tome 3.
12. Les cent voies du paganisme. Science et philosophie tome 1 (mythologie druidique).
13. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 2 (mythologie druidique).
14. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 3 (mythologie druidique).
15. Le grand Camminus : éléments de théologie druidique tome 1.
16. Le grand catéchisme : éléments de théologie druidique tome 2.
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17. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 1.
18. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 2.
19. Mystagogie ou théâtre sacré des Celtes antiques.
20. Poèmes celtes.
21. Le génie du paganisme celte tome 1.
22. Le complexe de Roland.
23. Au pied de la lanterne des morts.
24. Les secrets du vieux druide de la forêt ménapienne.
25. Le génie du paganisme celte tome 2 (liberté réciprocité simplicité).
26. Rhétorique : la trahison des clercs).
27. Petit dictionnaire de théologie druidique tome 1.
28. Des philosophes antiques au druide irlandais.
29. Judaïsme christianisme et islam : première partie.
30. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 1.
31. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome2.
32. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 3.
33. Troisième partie tome 1 : Qu’est-ce que l’Islam ? Bref historique de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
34. Troisième partie tome 2 : Qu’est-ce que l’Islam ? Premières approches de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
35. Troisième partie tome 3 : Qu’est-ce que l’Islam ? Les 5 vrais piliers de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
36. Troisième partie tome 4 : Qu’est-ce que l’Islam ? Coups de sonde dans l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
37. Couiro anmenion ou Petit dictionnaire de théologie druidique tome 2.
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