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JUDAÏSME CHRISTIANISME ET ISLAM.
LES 3 IMPOSTURES HUMAINES *
QUI ONT ABUSÉ LE MONDE.
(Notes sur Moïse Jésus et Mahomet.)
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DEUXIÈME PARTIE :
LE CHRISTIANISME.
Tome I
« Notre propos ici n’est donc absolument pas de démolir le Christianisme… mais de lui redonner son vrai sens » (René Bouchet. Druidisme et Christianisme. Éditions de l’Aurore. Liège 1979).
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ODE AUX TRÈS-SACHANTS.
La moitié du malheur de l’Humanité vient du fait que, il y a plusieurs milliers d’années, quelque part au Moyen-Orient, des peuples de par leur langue ont conçu la spiritualité ou la mystique…
— Non comme une quête de sens, d’espoir ou de libération avec les concepts qui s’y rattachent (distinction opposition ou différence entre matière et esprit, éthique, discipline personnelle, philanthropie, vie après la vie, méditation, quête du Graal, pratiques…).
— Mais comme une loi (DIN) gigantesque et protéiforme devant régir la vie quotidienne des hommes avec tout ce que cela implique.
Des obligations ou des interdits que tout un chacun doit respecter jour et nuit.
Des infractions ou des contraventions à cette multitude d’interdits quand ils ne sont pas suivis à la lettre. Des jugements quand une ou plusieurs de ces lois sont violées. Des condamnations. Pour les coupables. Des non-lieux ou des relaxes pour les innocents APPELÉS JUSTES…
CETTE CONFUSION ENTRE LE NUMINEUX ET LE RELIGIEUX PUIS ENTRE LE SACRE ET LE PROFANE NOUS POURRIT LA VIE DEPUIS 4000 ANS VIA ISRAËL ET SURTOUT LES NOUVEAUX ISRAËL QUE VEULENT ÊTRE LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM.
Le principe de base de notre Ollotouta nous a été donné, il y a longtemps déjà, par notre maître
à tous en ce domaine ; le grand barde gaélique fondateur de la Libre-pensée moderne, que l’on évoque habituellement sous le nom anglicisé de John Toland. Il ne peut pas y avoir par définition de choses contraires à la Raison dans de Saintes Écritures émanant vraiment du Divin.
S’il y en a, il s’agit alors, soit d’erreurs, soit de mensonges !
Ou il n’y a aucun mystère, ou alors il ne s’agit en aucune façon d’une révélation divine !
Il n’y a aucun moyen terme…Nous ne reconnaissons pas d’autre orthodoxie que celle de la Vérité car, où qu’elle soit en ce monde, doit également se tenir, nous en sommes totalement convaincus, l’Église de Dieu, et pas celle de telle ou telle faction humaine… Nous sommes par conséquent partisans de ne faire aucun quartier à l’erreur sous quelque prétexte que ce soit, chaque fois que nous aurons la possibilité ou l’occasion de l’exposer sous ses vraies couleurs.
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1696. Le christianisme sans mystère.
1702. Vindicius Liberus. Réponse de John Toland aux détracteurs de son « christianisme sans mystère ».
1704. Lettres à Serena contenant l’origine de l’idolâtrie et les raisons du paganisme, l’histoire de la doctrine de l’immortalité de l’âme chez les païens, etc. (Version baron d’Holbach, un philosophe allemand).
1705. Le vrai socinianisme * en tant qu’exemple de débat courtois en matière de théologie *.
Précédé de l’Indifférence dans les disputes, recommandée par un panthéiste à un ami orthodoxe.
1709. Adeisidaemon ou l’homme sans superstition. Les origines juives.
1712. Lettre contre le papisme, et en particulier contre le fait d’admettre l’autorité des Pères ou des Conciles dans les controverses religieuses, par Sophie Charlotte de Prusse.
1714. Défense des juifs, victimes des préjugés antisémites, et plaidoyer pour leur naturalisation.
1718. Le destin de Rome, des papes, et la fameuse prophétie de saint Malachie, archevêque d’Armagh au treizième siècle.
Nazarenus ou le christianisme juif, goy, et mahométan (version d’Holbach), contenant :
I.L’histoire de l’ancien évangile de Barnabé, ainsi que le moderne évangile apocryphe des mahométans, attribué à ce même apôtre.
II. Le projet original du christianisme expliqué par l’histoire des nazaréens, résolvant du même coup diverses polémiques à propos de cette divine (mais si hautement pervertie) institution.
III. L’analyse d’un manuscrit des quatre Évangiles irlandais avec un résumé de l’ancien christianisme d’Irlande et de ce que fut la réalité des culdées (un ordre mi-laïc, mi-religieux) opposé aux deux derniers évêques de Worcester).
1720. Pantheisticon, sive formula celebrandae sodalitatis socraticae.
Tetradymus.
I. Hodegus. La colonne de feu et de nuée qui a guidé les israélites dans le désert n’était pas un miracle, mais, comme le relate précisément l’Exode, une pratique également connue des autres nations ; et dans ces contrées non seulement utile, mais même nécessaire.
Il. Clidophorus.
III. Hypatie ou l’histoire de la plus belle, de la plus vertueuse, de la plus instruite, de la plus accomplie des femmes ; qui fut lapidée par le clergé d’Alexandrie, afin de satisfaire l’orgueil, l’ambition, voire la cruauté, de l’archevêque Cyrille, communément, mais très improprement, appelé saint Cyrille.
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1726. Histoire critique de la religion celte, contenant un aperçu sur les druides, ou les prêtres et les juges, sur les vates, ou les devins et médecins, et enfin sur les bardes, ou les poètes ; des anciens Bretons, Irlandais ou Écossais. Avec en plus l’histoire d’Abaris l’Hyperboréen, prêtre du soleil.
Un spécimen de la langue armoricaine (dictionnaire breton, irlandais, latin).
1726. Compte-rendu du livre de Giordano Bruno, sur l’infini de l’univers et la pluralité des mondes, traduit de l’édition italienne.
1751. Le Panthéisticon ou le mode de célébration de la société socratique. S. Paterson Londres. Traduction du livre publié en 1720.
« Le Druidisme » est une revue indépendante (indépendante de toute association religieuse ou politique) et qui n’a qu’un seul but : la recherche théorique ou fondamentale en matière de néopaganisme. La double question à laquelle essaie de répondre cette revue d’études théoriques pourrait se résumer ainsi :
« Que pourrait être ou que devrait être, un néo-druidisme actuel, moderne et contemporain ? »
Le « Druidisme » est une revue néopaïenne, strictement néopaïenne, héritière de tous les mouvements authentiques (c’est-à-dire non chrétiens) qui se sont succédé depuis deux mille ans, l’héritière indirecte, mais l’héritière, quand même !
À propos de notre tradition de référence ou de notre filiation intellectuelle soulignons que si les « poètes » du royaume de Domnall mac Muirchertach Ua Néill avaient toujours les imbas forosnai, les teimn laegda ainsi que les dichetal do chennaib 1) à leur répertoire (cf. la conclusion de l’histoire du pillage du château de Maelmilscothach, d’Urard Mac Coisé, un poète mort au XIe siècle), ils étaient peut-être déjà chrétiens quand même depuis plusieurs générations. Il est vrai que ces pratiques (imbas forosnai, teimn…) étaient formellement interdites par l’Église, mais qui sait, il y a eu peut-être des accommodements analogues à ceux des astrologues ou alchimistes du Moyen Âge.
Quoi qu’il en soit notre « Druidisme » est aussi une volonté, la volonté de se rapprocher, au maximum, du druidisme antique, tel qu’il fut (scientifiquement parlant). La volonté aussi néanmoins de moderniser ce druidisme, un retour total au druidisme antique étant exclu (il serait de toute façon impossible).
Exemples de modernisation de ce druidisme païen.
— Abandon aux associations laïques du côté culturel (médecine, poésie, mathématique, etc.). Principe de séparation de l’Église et de l’État.
— Spécialisation par contre dans la spiritualité celtique, ou païenne en général, l’histoire de la religion, la philosophie et la métapsychique (dite aujourd’hui parapsychologie).
— Utilisation dans certains cas du vocabulaire actuel (Église, religion, baptême, et ainsi de suite).
Un juste milieu est évidemment à trouver entre un retour total au druidisme antique (fondamentalisme ou intégrisme) et une modernisation radicale trop révolutionnaire (plus de saie).
L’AAP (athée agnostique panthéiste) celte ayant accepté d’être l’avocat du paganisme celtique antique et de cosigner cette petite bibliothèque **, dont il n’est que le rassembleur, le druide Hesunertus (Pierre de La Crau), ne se considère pas comme l’auteur de cet ouvrage collectif. Mais comme le simple porte-parole de l’équipe l’ayant composé. Pour ce qui est des autres sources de cet essai sur le druidisme, voir les remerciements de la bibliographie.
* Les sociniens, puisque c’est ainsi qu’ils furent appelés par la suite, désiraient plus que tout restaurer le vrai christianisme qu’enseigne la Bible. Ils considéraient que la Réforme n’avait fait disparaître qu’une partie de la corruption et du formalisme, présents dans les Églises, tout en laissant subsister le mauvais fond : les enseignements non bibliques (ce qui est très discutable d’ailleurs).
** Ce petit camminus est néanmoins important aussi pour les jeunes… de 7 à 77 ans ! Mantalon siron esi.
1) Do ratath tra do Mael Milscothach iartain cech ni dobrethaigsid suide sin etir ecnaide 7 fileda 7 brithemna la taeb ogaisic a crech 7 is amlaidsin ro ordaigset do tabairt a cach ollamain ina einech 7 ina sa[ru]gad acht cotissad de imus forosnad [di]chetal do chollaib cend 7 tenm laida .i. comenclainn fri rig Temrach do acht co ti de intreide sin FINIT.
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QUELQUES AUTRES PRÉCISIONS POUR COMMENCER
À L’INTENTION DE CEUX DONT LE NIHILISME NE VA PAS JUSQU’À NIER L’EXISTENCE DE CET – ISME.
Nous appliquerons ici dans ce bref essai la méthode d’analyse appliquée jusque-là dans notre étude des légendes irlandaises et développées dans nos nombreux contre-lais (pas de jaloux !).
Le but de cet opuscule étant de stigmatiser les dangers pour l’Homme de l’idéologie religieuse communément désignée sous le nom de christianisme c’est-à-dire toute la série d’idées ou de réflexes conditionnés transmis de génération en génération au nom d’un dénommé Jésus ; qu’est-ce tout d’abord qu’une idéologie religieuse ?
“Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d’hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant cette agglomération. La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue ce que, faute d’une expression meilleure, j’appellerai une foule organisée, ou, si l’on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules…
L’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s’organiser, n’impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique…
La secte marque le premier degré dans l’organisation des foules homogènes. Elle comprend des individus d’éducation, de professions, de milieux parfois fort différents, n’ayant entre eux que le lien unique des croyances.
Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s’en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images – qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans action- et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L’individu en foule est un grain de sable au milieu d’autres grains de sable que le vent soulève à son gré.
Et c’est ainsi qu’on voit des jurys rendre des verdicts que désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n’hésitaient pas à approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus les plus manifestement innocents ; et, contrairement à tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.
Et ce n’est pas seulement par ses actes que l’individu en foule, diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu’il ait perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la transformation est profonde, au point de changer l’avare en prodigue, le sceptique en croyant, l’honnête homme en criminel, le poltron en héros…
Les moyens de persuasion, les moyens d’actions : l’affirmation, la répétition, la contagion (Gustave Le Bon Psychologie des foules).
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LES PREMIÈRES TRACES SÛRES DU CHRISTIANISME.
Nous ne croyons pas aux traditions du genre de celles rapportées par Virgile en l’an 40 avant notre ère : « Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant ; avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Cet enfant jouira de la vie des dieux ; il verra les héros mêlés aux dieux ; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l’univers, pacifié par les vertus de son père ».
L’auteur des philosophumena (Hippolyte) parlant de cette seconde création qui est celle de Jésus après celle d’Adam, donne également à la constellation du dragon le propre nom de Verbe et l’identifie au Christ. La même fable relative à Hercule est racontée d’une autre manière, ce qui prouve qu’on ne doit pas s’attacher au sens littéral de ces récits, mais en rechercher l’interprétation.
LUCIEN DE SAMOSATE.
« Dans leur langue nationale, les Celtes appellent Héraklès, Ogmios, et le représentent sous une forme singulière. On pourrait le prendre pour un Charon ou un Japet des demeures souterraines du Tartare, pour tout enfin plutôt qu’Hercule… À cette vue, je restai longtemps debout, regardant‚ étonné, embarrassé‚ et irrité…… Un Celte qui se tenait près de moi et n’était pas ignorant de notre littérature, comme cela était visible étant donné la justesse des termes grecs dont il usait ; très versé, je pense, dans les sciences nationales, me dit : « Je vais te donner le mot de l’énigme, car je vois que cette figure te jette dans un grand trouble. Nous autres Celtes, nous représentons la parole [N.D.L.R. Labarum en celte] non comme vous, Hellènes, par Hermès, mais par Hercule, car Hercule est beaucoup plus fort.
Si on lui a donné l’apparence d’un vieillard, n’en soyez pas surpris, car seule l’éloquence arrive dans sa vieillesse à maturité, si toutefois les poètes disent vrai. « L’esprit des jeunes gens est flottant, mais la vieillesse s’exprime plus sagement que la jeunesse ».
C’est pour cela que le miel coule de la langue de Nestor et que les orateurs troyens font entendre une voix fleurie de lis, car il y a chez vous des fleurs du nom de lis, si j’ai bonne mémoire.
Ne vous étonnez pas de voir l’éloquence, représentée sous forme humaine par un Hercule âgé, conduire de sa langue les hommes comme s’ils étaient enchaînés par les oreilles ; ce n’est pas pour insulter le dieu qu’elle est percée. Je me rappelle d’ailleurs, dit-il, que j’ai appris chez vous des iambes comiques stipulant : « Les bavards ont tous le bout de la langue percée ».
Enfin, c’est par la parole, à mon avis, qu’Hercule a accompli tous ses exploits et par la persuasion qu’il est venu à bout de presque tous les obstacles. Les discours sont pour lui, pensons-nous, des traits acérés qui volent droit au but, et blessent les esprits ; vous-mêmes dites bien que les paroles sont ailées… ».
Nous n’avons pas l’assurance que le Grec a tout bien compris et répété, mais les témoignages anciens sont trop rares pour que l’on puisse en négliger un. Il se pourrait que le Celte ait nuancé son interprétation pour apaiser l’irritation de son interlocuteur. Cependant, la forme de l’explication qui trahit une grande finesse d’intelligence devait pour le moins émaner d’un bon connaisseur en théologie.
Pour désigner son interlocuteur, Lucien écrit en effet textuellement philosophos. Philosophos n’est employé dans la phrase que comme adjectif ; mais comme substantif c’est le mot usité généralement et expressément par les écrivains grecs pour désigner les druides.
N.B. Il est important de remarquer la présence dans ce pays que nous croyons barbare et inculte, de personnalités capables de discuter d’égal à égal dans sa langue avec Lucien de Samosate.
Rien ne dit que cet érudit celte capable à la fois de citer des vers grecs et d’effectuer une brillante mythologie comparée entre Ogmios et Hercule, soit un druide ; mais la présomption est assez forte. Enfin, il faut noter que si le Celte surclasse le Grec, il n’en profite pas pour essayer de le convertir, et c’est peut-être là l’enseignement le plus important de ce texte.
En résumé : acceptation des différences et des identités nationales, mais échange et dialogue par ouverture sur les autres cultures (nous autres Celtes, nous représentons… nous pensons… et ce n’est pas pour insulter, etc.)
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La grande force de la laïcité ouverte des très sachants d’aujourd’hui est qu’elle reconnaît la part de vérité de toute religion, si faible soit-elle. Cet empressement à reconnaître la vérité, quelles que soient les sources dont elle provient, est une de ses caractéristiques.
Nous appliquerons néanmoins dans ce bref essai la méthode d’analyse appliquée jusque-là dans notre étude des légendes irlandaises et développées dans nos nombreux contre-lais (pas de jaloux !).
LES FAITS.
Quantité d’ouvrages ont été écrits autour du phénomène religieux judéo-chrétien, de sa signification, de son intérêt, de son influence sur l’Humanité. En Occident notamment, des bibliothèques entières ont été composées sur la personnalité et l’historicité de sa principale figure, le grand rabbin nazoréen Jésus, dit le Messie ou le Christ. Or il n’existe pratiquement aucun témoignage écrit sur ce personnage, en dehors du Nouveau Testament, qui déborde de contradictions. Non seulement cet homme n’a rien écrit lui-même, mais en plus on n’a rien écrit sur son compte à l’époque. À une exception près, aucun écrivain de son temps ne l’a mentionné clairement et directement dans un écrit bien identifiable.
Aucune allusion dans Philon d’Alexandrie (–13 + 54), historien juif helléniste et philosophe, qui a écrit plus de cinquante traités, dont une légation à Caius, et dont la philosophie du Logos ressemble, à s’y méprendre, à celle des premiers chrétiens.
Les auteurs du 1er siècle, contemporains de ce Jésus, ne sont guère plus loquaces. Pline l’Ancien (23 – 79) ne dit mot de Jésus ni d’une communauté chrétienne de Jérusalem, alors qu’il visite la Palestine trente ans après les événements supposés, et qu’il prend soin de noter la présence des esséniens. Même silence chez Perse (34 – 62), chez Martial (40 – 104), chez Sénèque (– 4 + 65) bien que l’on ait fabriqué de toutes pièces une correspondance entre ce philosophe et saint Paul.
Rien dans l’Histoire des juifs, de Juste de Tibériade, qui évoque pourtant sa Galilée natale, où il a vécu et combattu les Romains. Carence d’autant plus surprenante que Jésus doit avoir vécu parmi eux et qu’en principe il est l’un des siens.
Les quelque quarante historiens qui se sont succédé dans les deux premiers siècles de notre ère ne l’ont pas mentionné davantage. Or il reste suffisamment d’écrits de ces auteurs… pour former une bibliothèque. Pourtant, dans cette masse de littérature juive et païenne, excepté deux passages contrefaits dans les écrits d’un auteur juif nommé Flavius Josèphe, plus deux passages controversés dans des œuvres d’écrivains romains (Pline et Suétone) ; on ne trouve aucune mention de Jésus. Nous ne possédons aucun acte officiel des autorités romaines se rapportant à Jésus. Eusèbe de Césarée lui-même a fait justice des prétendus Actes de Pilate, dont se targue Tertullien.
Il n’existe en réalité que quatre ou cinq témoignages du IIe siècle indubitablement objectifs à son sujet. Les voici !
SUÉTONE (69 – 125). Vie des douze Césars.
Vie de Claude XXV.
« Il chassa de la ville les juifs qui se soulevaient sans cesse, à l’instigation d’un certain Chrestos »…
Le problème est que Chrestos et Christos sont deux mots différents. Le premier, Chrestos, peut se traduire par « le bon » et fait parfois office de nom propre (le préfet du prétoire, Ulpien, avait par exemple un adjoint qui portait ce nom). Seul le second, Christos, désigne une personne consacrée, une personne qui a été « ointe ».
Vu les dates et les lieux, l’équation Chrestos = Christos = Christ = Jésus, pose problème, bien que possible. Il s’agit peut-être ici tout simplement du nom d’un des meneurs de ces désordres qui se produisirent à Rome, avec une particulière fréquence dans les années 39 – 40 sous Caligula. On ne tire donc aucune certitude d’un tel passage. Le nom de Chrestos, « le bon » peut tout simplement être un sobriquet.
Vie de Néron. XVI.
« Il fut défendu de vendre dans les cabarets des denrées cuites. Il livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse. Furent également interdits les ébats des conducteurs de quadrige ».
Cet extrait ne parle donc pas du Christ, mais des chrétiens, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’existence de fidèles d’un culte ne prouve pas que le fondateur supposé a réellement existé, ou alors on pourrait très bien appliquer le même principe à tous les autres dieu-ou-démons de cette Terre ; et
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l’existence de dagolitoi (fidèles) du culte de Lug, ou de Taran/Toran/Tuireann, prouverait que Lug et Taranis ont bien existé.
TACITE (55 – 120). Annales. XV, 44.
« Néron chercha des coupables [à l’incendie de Rome, en + 115] et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester, que la foule appelait chrétiens. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non seulement en Judée où le mal avait pris naissance, mais encore à Rome, où ce qu’il y a de plus honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle ».
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Contre-lai N° 1.
Ces événements dramatiques (l’incendie n’épargna que le quartier juif ? d’où les soupçons contre les juifs et les chrétiens évidemment) sont traditionnellement rangés par les journalistes chrétiens dans la catégorie « Persécution de Néron ».
Cette tragédie ayant beaucoup frappé les esprits à l’époque (puisqu’elle fut même considérée comme un châtiment divin et donc utilisée de la sorte pour justifier des révoltes contre l’Empire romain*) ; il importe de ne laisser subsister aucun doute à ce sujet dans l’esprit de nos fidèles lecteurs.
Le judaïsme étant à Rome et depuis longtemps une religion légale (religio licita) le christianisme qui lui est assimilé l’est aussi et les chrétiens ne sont alors pas poursuivis de manière systématique par principe par les autorités, lorsqu’ils le sont, c’est généralement pour des crimes de droit commun prétendus ou allégués.
Les supplices que Néron infligea aux chrétiens de Rome furent en réalité uniquement motivés par la nécessité où se trouva cet empereur de se justifier de l’incendie de la ville ; qu’on l’accusait d’avoir ordonné et qui avait épargné le quartier des juifs et donc des chrétiens.
Rappel des faits.
Vers 115, l’historien romain Tacite (qui avait moins de dix ans lors des faits) nous rapporte que…
« Néron chercha des coupables et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester, que la foule appelait chrétiens. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non seulement en Judée où le mal avait pris naissance, mais encore à Rome, où ce qu’il y a de plus honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle ».(Annales. XV, 44).
Et le texte de Tacite de préciser : « Ce nom leur vient de Christus que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice ».
Le problème est que les historiens pensent que ce témoignage est une interpolation (le Tacite de ce texte parle par exemple du procurateur Pilate… alors qu’il n’était que préfet). Il s’agirait d’un faux datant de 1429, écrit par Le Pogge, un secrétaire pontifical, d’après un texte de Sulpice Sévère. Cette précision en effet ne figure pas dans les traductions ou les copies de ce livre antérieures à cette date.
Tacite rapporte qu’« on commença donc par poursuivre ceux qui avouaient, puis, sur leur dénonciation, une multitude immense [multitudo ingens], et ils furent reconnus coupables, moins du crime d’incendie qu’en raison de leur haine du genre humain ».
Suétone (vers 121) mentionne également au milieu d’une liste d’autres mesures prises par Néron : « on livra aux supplices les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse ».
Il est difficile d’évaluer le nombre des victimes. Les journalistes chrétiens amplifieront les chiffres (un texte chrétien du Ve siècle parle de « neuf cent soixante-dix-sept saints »), mais certains historiens l’estiment à moins de 300 morts.
Les incendies graves étaient fréquents dans les villes, et tout aussi fréquemment imputés à des minorités : cela avait été le cas à Rome pour les Campaniens en -211 et des affranchis en -31, et le fut à Césarée en 70 (pour les juifs).
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Diverses hypothèses ont été avancées pour expliquer pourquoi en 64 les Romains s’en prirent spécifiquement aux chrétiens, c’est-à-dire à une toute petite minorité mal distinguée des juifs (le reproche que leur fait Tacite de « haine du genre humain » est aussi celui très général qu’il fait aux juifs).
L’hypothèse généralement retenue est que du fait de leurs pratiques rituelles, et de la mécompréhension de leur langage, les chrétiens étaient considérés comme une secte secrète et dangereuse ou asociale, rappelant peut-être le scandale des Bacchanales en -176.
Une hypothèse plus récente est que les chrétiens de l’époque, très marqués par l’eschatologie, avaient vu et salué l’incendie comme l’annonce du jugement dernier et de la fin des temps, qu’ils voyaient comme un embrasement général ; et leurs manifestations de joie leur auraient attiré l’hostilité de la population romaine. À cette époque, la secte chrétienne, se distinguait en effet assez peu du judaïsme radical. Elle était encore très influencée par le mouvement zélote.
Mais aujourd’hui, n’importe quel juge un tant soit peu impartial acquitterait les chrétiens « au bénéfice du doute ».
En somme, l’histoire ne nous a transmis que les noms de deux chrétiens martyrisés à Rome, sous Néron : celui de Paul, et si l’on admet la légende pontificale, celui de Pierre.
Dans la tradition chrétienne, la mort des apôtres Pierre et Paul a en effet été rattachée à cette persécution. Toutefois il n’existe aucune source fiable qui établisse un lien entre la persécution limitée dans le temps et dans l’espace, de 64, faisant suite à l’incendie de Rome, et la condamnation de Paul. Quant à celle de Pierre, elle n’est qu’hypothétique.
* Tacite Histoires Livre IV chapitre LIV.… Des rumeurs également fausses circulaient à propos de la (Grande) Bretagne. L’incendie du Capitole leur avait surtout fait croire que la fin de l’Empire romain était proche. Les Celtes du Continent, rappelaient-ils, avaient jadis pris la Cité, mais, comme la demeure de Jupiter était restée intacte, l’Empire avait survécu ; néanmoins les druides déclaraient alors, avec toutes les allures prophétiques de leur vaine superstition, que cet incendie providentiel était le signe de la colère céleste, et présageait que l’empire universel allait passer entre les mains des nations transalpines.
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PLINE LE JEUNE (62 – 114) gouverneur de Bithynie vers 112 – 113. Lettres, 10, 96.
Il s’agit d’un rapport envoyé à l’empereur Trajan et parlant, non pas du Christ lui-même, mais d’un groupe de chrestianoi, c’est dire de messianistes juifs convaincus d’avoir trouvé en Jésus le Messie attendu. D’après certains, il s’agirait même plus précisément de la secte des elchasaïtes, un prolongement du nazoréisme ou de l’ébionisme originel des judéo-chrétiens de Jacques de Jérusalem. Le livre d’Elchasaï, dont Épiphane nous donne des extraits… prescrit toute une série de lustrations avec des formules d’incantations, à côté du Jésus terrestre un Adam céleste vrai principe révélateur, etc. Ce livre date peut-être de la première moitié du IIe siècle. Il a sans doute été composé pour des baptistes chrétiens connaissant l’araméen (le fragment nº 9 contient en effet un cryptogramme dans cette langue).
Ces judéo-chrétiens, à qui l’on attribue le texte originel (ou les premiers midrashim *) des homélies pseudoclémentines), sont à l’origine de toute la littérature exaltant le rôle du frère de Jésus, Jacques le Juste.
* Le midrash est une fable à but religieux, fondée sur deux éléments bien distincts.
— Les jeux de mots.
— Une référence constante et quelque peu forcée à des éléments de l’Ancien Testament.
PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN DONC.
Je me fais un devoir, seigneur, de vous exposer tous mes scrupules ; car qui peut mieux, ou me déterminer, ou m’instruire ? Je n’ai jamais assisté à l’instruction ni au jugement d’aucun chrétien.
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Aussi je ne sais sur quoi tombe l’information que l’on fait contre eux ni jusqu’où l’on doit donc aller pour ce qui est de la peine. J’hésite beaucoup sur la question des différences d’âge. Faut-il les assujettir tous à la peine, sans distinguer les plus jeunes des plus âgés ? Doit-on pardonner à celui qui se repent ? Ou est-il inutile de les faire renoncer au christianisme une fois qu’ils l’ont embrassé ? Est-ce le nom seul que l’on punit en eux ? Ou sont-ce les crimes 1) attachés à ce nom ? Voici la règle que j’ai suivie dans les accusations intentées par-devant moi contre les chrétiens. Je leur ai demandé s’ils étaient chrétiens. Ceux qui l’ont avoué, je les ai interrogés une seconde et une troisième fois, et je les ai menacés du supplice s’ils persistaient. Car, de quelque nature que fût ce qu’ils confessaient, j’ai cru que l’on ne pouvait manquer de punir leur désobéissance et leur invincible opiniâtreté. Il y en a eu d’autres, saisis de la même folie, que j’ai signalés pour transfert à Rome, parce qu’ils sont citoyens romains. Par la suite, ce crime venant à se répandre, comme il arrive souvent, il s’en est présenté de plusieurs espèces. On m’a remis entre les mains un mémoire sans nom d’auteur, où l’on accuse de christianisme différentes personnes niant l’être ni l’avoir jamais été. Elles ont, en ma présence, et dans les termes que je leur prescrivais, invoqué les dieux, et offert de l’encens ainsi que du vin devant votre image, que j’avais fait apporter exprès, avec les statues de nos divinités. Elles se sont même emportées contre le Christ. Ce à quoi, paraît-il, on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens. J’ai donc cru qu’il fallait les relâcher. D’autres, signalés par un dénonciateur, ont d’abord reconnu qu’ils étaient chrétiens ; mais aussitôt après ils l’ont nié, en déclarant qu’ils l’avaient, certes, été, mais qu’ils avaient cessé de l’être, les uns, il y avait plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d’années encore. Tous ces gens-là ont honoré votre image et les statues des dieux ; tous ont chargé le Christ de malédictions. Ils assuraient que toute leur faute ou toute leur erreur s’était bornée à se réunir à date fixe, avant le lever du jour, et à chanter entre eux un hymne célébrant le Christ comme un dieu.
[« Ils s’engageaient aussi par serment non pas à accomplir tel ou tel crime, mais à ne point commettre de vols, de brigandage ou d’adultère, à ne point revenir sur une foi jurée, à ne pas nier un dépôt réclamé ». N.D.L.R. Cette phrase est vraisemblablement une interpolation c’est-à-dire un ajout chrétien ultérieur dans le texte original de Pline. Autrement dit un faux !]
Qu’après cela ils avaient coutume de se séparer, et ensuite de se rassembler pour manger en commun des mets innocents ; qu’ils avaient cessé de le faire depuis mon édit, par lequel, selon vos ordres, j’avais défendu ce genre d’assemblée. Cela m’a fait juger d’autant plus nécessaire d’arracher la vérité par la torture à deux filles, deux esclaves, qu’ils disaient être ministres de leur culte 2) ; mais je n’ai découvert dans tout cela qu’une lamentable superstition portée à l’excès ; et, pour cette raison, j’ai tout suspendu dans l’attente de vos ordres. L’affaire m’a paru digne de vos réflexions, à cause de la multitude de ceux qui sont concernés, car un très grand nombre de personnes de tout âge, de tout ordre, de tout sexe, sont et seront bientôt impliquées dans cette affaire. Ce mal contagieux n’a pas seulement infecté les villes, il a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant que l’on y peut remédier, et qu’il peut être arrêté. Ce qu’il y a de certain en effet, c’est que les temples, qui étaient presque déserts, sont de nouveau fréquentés, et que les sacrifices, longtemps négligés, recommencent. On vend partout de la viande des animaux offerts en sacrifices aux divinités, qui trouvaient auparavant peu d’acheteurs. (Lettre de Pline le jeune à l’empereur Trajan vers 112).
Notes.
1. Sous-entendu : « prouvés ».
2. Des diaconesses remplissant un certain nombre de fonctions dans les communautés d’Orient.
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Contre-lai N° 2.
Comme dans le cas précédent, celui de l’incendie de Rome et de Néron, il importe de préciser quelle était alors l’attitude de l’État romain en ce qui concerne ce que les journalistes chrétiens comme Eusèbe de Césarée ont appelé « la persécution de Trajan ».
RÉPONSE DE TRAJAN À PLINE.
« Vous avez, mon très cher Pline, suivi la voie que vous deviez, dans l’instruction du procès des chrétiens qui vous ont été déférés ; car il n’y a pas de procédure à suivre à tout prix dans ce genre
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d’affaires. Il ne faut pas spécialement les poursuivre, mais si l’on porte plainte contre eux et qu’il est prouvé qu’ils sont bien responsables, il faut les punir. Si l’accusé nie être chrétien, et qu’il le prouve par sa conduite, je veux dire en invoquant les dieux, il faut agréer son repentir et pardonner, quels que soient les soupçons qui pesaient sur lui pour ce qui est du passé. En outre, il ne faut jamais tenir compte des dénonciations anonymes, car cela constitue un exemple pernicieux, et très éloigné de nos principes ».
Nous avons là, s’il en était encore besoin, un indice très net du fait que le christianisme des premiers temps n’était pas (aux yeux du pouvoir impérial) une religion d’amour comme l’islam d’aujourd’hui, mais plutôt une dangereuse secte militante et agissante. En effet cette correspondance entre Pline le Jeune et Trajan ne s’explique vraiment que si le christianisme de cette époque était considéré (à tort à raison) comme une association secrète et comme une secte militante, héritière des mouvements messianiques juifs de type zélotes qui avaient semé la terreur en Judée au Ier siècle.
Ce comportement, dans l’esprit de Pline et de Trajan, méritait certainement la peine capitale… D’autant plus que l’empereur avait strictement interdit les associations secrètes ! Sans qu’il soit d’ailleurs jamais question de réprimer une religion : la justice impériale ne frappait en l’occurrence que des rebelles opiniâtres !
Et assez curieusement c’est dans la bouche du non-chrétien que les mots pardon et repentir figurent. Il ne doit y avoir de sanction que s’il y a trouble de l’ordre public. Les instructions de Trajan ne sont donc pas inhumaines. Les chrétiens ont fait pire plus tard avec les hérétiques et les sorcières (les dernières à Salem en 1692).
Avant Trajan, aucune ordonnance spéciale n’ayant encore été faite contre les chrétiens, ils ne pouvaient être poursuivis que sur des accusations de droit commun : trahison, lèse-majesté, rébellion aux ordres des magistrats, associations et assemblées illicites, sorcellerie, magie. Mommsen place en l’année 112 le rescrit adressé par Trajan à Pline le Jeune, alors gouverneur de Bithynie et de Pont.
Le rescrit de Trajan prohibait néanmoins la persécution générale et universelle des chrétiens, puisqu’il ordonnait aux magistrats d’agir, non d’office, mais seulement lorsqu’ils étaient saisis de la cause par une dénonciation signée (signée et non anonyme) ; mais iI ne répondait pas non plus à la question de Pline demandant si c’était le nom même de chrétien, fût-il pur de crime, qu’il fallait punir, ou les crimes attachés à ce nom. Il n’indiquait pas davantage les peines qui devaient être infligées. Mais en déclarant qu’en ces sortes d’affaires il n’était pas possible d’établir une règle générale et certaine, il mettait les chrétiens à la merci des magistrats.
En fait, on voit les magistrats, lorsqu’ils sont indulgents, absoudre les chrétiens, et les condamner lorsqu’ils sont cruels ou pressés par les excitations du peuple.
La haine du peuple contre les chrétiens devait s’accroître à mesure que ceux-ci devenaient plus nombreux. Elle n’était inspirée que pour une très faible part par l’intolérance religieuse, à peu près étrangère au paganisme, qui admettait des divinités fort diverses et même étranges. Ses causes principales étaient l’accusation, produite d’abord contre les juifs, répandue ensuite contre les chrétiens, de pratiquer dans leurs assemblées nocturnes des mystères abominables, voués à la luxure, à l’inceste, à des repas où on mangeait des enfants ; la possession qu’on leur attribuait des secrets d’une magie puissante et funeste ; leur indifférence pour la prospérité de l’empire, ou plutôt leur haine intime de zélote contre la Rome païenne. Dans les temps de guerre, de défaite, de peste, de famine, de tremblements de terre, on reconnaissait dans ces calamités les signes de la colère des dieux irrités contre ceux qui s’efforçaient de renverser leurs autels.
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Le seul historien de l’époque ayant prétendument écrit sur l’homme Jésus (Flavius Josèphe) n’y a consacré que dix lignes sur 30 volumes, mais ce sont des faux grossiers.
Flavius Josèphe (37 – 94) est en effet l’auteur d’un ouvrage intitulé « Les Antiquités juives » écrit vers + 95, en vingt livres. On trouve dans un manuscrit de son œuvre du XIIe siècle, au chapitre XVIII, un bref passage relatif à Jésus, connu sous le nom de Testimonium Flavianum.
Ce passage concernant Jésus, dit le Christ, dans l’œuvre de Flavius Josèphe, apparaît pour la première fois au IVe siècle. Il est mentionné dans l’œuvre d’Eusèbe de Césarée et ne se trouvait pas
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encore dans les « Antiquités juives » du temps d’Origène (185 – 254) ; puisque Origène assure, dans son « Contra Celsum » (1-47), que Flavius Josèphe n’a jamais parlé d’un Jésus appelé le Christ. La falsification imputable à Eusèbe est donc tellement manifeste que l’Église elle-même ne défend plus l’authenticité de ce passage de Flavius Josèphe. Puisque Origène assure que Flavius Josèphe n’a jamais écrit que Jésus était le Christ, c’est que l’ajout a par conséquent été effectué par la suite. Il ne fait donc aucun doute en effet aujourd’hui que ce passage constitue, sinon dans sa totalité, au moins partiellement, une interpolation effectuée au IVe siècle ; et due à la pieuse main d’Eusèbe de Césarée, qui n’en était pas à un mensonge près.
Le Testimonium Flavianum.
Ci-dessous l’extrait en question du livre de Flavius Josèphe. Les passages mis entre crochets sont ceux qui ont vraisemblablement été rajoutés.
« En ce temps-là parut Jésus, un homme sage [si toutefois il faut l’appeler un homme, car] c’était un faiseur de prodiges, le maître des gens qui recherchaient la vérité. Il entraîna beaucoup de juifs et aussi beaucoup de Grecs ; [cet homme était le Christ]. Et quand Pilate, sur dénonciation des premiers d’entre nous, le condamna au supplice de la croix, ceux qui l’avaient aimé précédemment ne cessèrent pas. [Car il leur apparut après le troisième jour, vivant à nouveau ; les prophètes avaient annoncé ces choses et dix mille autres merveilles à son sujet]. Et aujourd’hui encore, le groupe des chrétiens [ainsi nommé d’après lui] n’a toujours pas disparu ».
Il existe une autre version, celle qui figure dans l’Histoire universelle d’Agapios de Menbidj, évêque melchite de Hiérapolis au Xe siècle, en langue arabe.
« À cette époque-là, il y eut un sage nommé Jésus dont la conduite était parfaite. Ses vertus furent reconnues. Et beaucoup de juifs ou de membres des autres nations devinrent ses disciples. Pilate le condamna à être crucifié et à mourir. Mais ceux qui s’étaient faits ses disciples prêchèrent sa doctrine. Ils racontèrent qu’il leur apparut trois jours après sa crucifixion et bien vivant. Il était considéré (par eux) comme le messie à propos duquel les prophètes avaient annoncé des merveilles. »
Signalons également, pour être complets, la version de Michel le Syrien (Chronique), mais qui se réfère à celle de Flavius Josèphe.
« En ce temps-là, il y eut un homme sage du nom de Jésus, s’il convient de l’appeler un homme. Car il fut l’auteur de maints prodiges et enseignait la Vérité. Et de beaucoup parmi les juifs et parmi les nations, il fit des disciples. On pensait qu’il était le Messie… »
Quatre thèses s’affrontent depuis lors.
La thèse de l’authenticité complète.
La thèse de l’interpolation ou du faux total.
La thèse de l’interpolation ou du faux partiel.
La thèse des erreurs dans la copie ou la transmission du texte.
La thèse de l’authenticité complète.
Le Testimonium flavianum se situe normalement dans un livre qui s’adresse aux Romains, mais aussi, et peut-être surtout, aux juifs, et parmi eux aux chrétiens qui appartenaient encore à cette époque au judaïsme, et auxquels il s’oppose.
Il condamne le phénomène messianique, auquel se rattache le Christ, qu’il décrit brièvement et assez ironiquement, en tant que participant à une période d’agitation qui se terminera par la guerre et la destruction définitive du Temple. Il expose une christologie archaïque (pas d’allusion à la naissance virginale, au salut, à la fin des temps, à la Trinité) qui remonte au premier siècle.
À propos de l’impossibilité que Flavius Josèphe ait pu dire de Jésus qu’il était le Christ, on pourrait dire tout autant qu’un chrétien, persuadé de sa divinité, n’aurait pas pu écrire de Jésus qu’il était seulement un « homme sage ». Un vrai chrétien n’aurait pas employé un temps du passé ni utilisé de mots comme « faiseur de prodiges ».
Le terme « Christ » n’est qu’une simple dénomination, la seule connue des Romains d’ailleurs et à laquelle Josèphe ne pouvait pas ne pas recourir, il a sans doute une valeur polémique. Le mot christos, « oint », mais aussi « enduit », ne s’appliquait alors en effet, en dehors du judéo-christianisme, qu’à un mur.
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La thèse du faux total. L’ensemble du passage est un ajout chrétien, antérieur au début du IVe siècle. Un juif orthodoxe comme Flavius Josèphe, qui resta fidèle au judaïsme jusqu’à sa mort, qui éduqua ses fils dans cette religion ; un juif qui considère comme son plus grand orgueil celui d’être le descendant d’une famille sacerdotale hébraïque ; un juif qui écrit, comme lui-même le dit dans la présentation de son livre intitulé « Antiquités juives », pour démontrer la supériorité de la religion mosaïque sur toutes les autres ; ne peut absolument pas avoir reconnu comme vrais les concepts de base de la catéchèse chrétienne. Il ne peut pas avoir affirmé que Jésus était le vrai Christ, c’est-à-dire le Messie dont lui-même, en tant que juif, attendait encore la venue.
Dans son livre XX des Antiquités juives, où se trouve le passage qui nous concerne, Flavius Josèphe parle de quatre Jésus différents (Jésus dit le Christ, Jésus fils de Gamaliel, Jésus fils de Damnaios et Jésus fils de Josidek). Trois sont situés à la même époque. Dans l’ensemble de ses ouvrages et dans ce livre en particulier, Flavius Josèphe nomme les personnages, suivant la coutume juive de l’époque en ajoutant la mention « fils de » et quand c’est nécessaire au récit « frère de ». Un Jésus sans la moindre mention d’une quelconque parenté, du genre Jésus fils de Joseph, et donc en quelque sorte orphelin, fait irrésistiblement penser à un ajout postérieur à l’auteur, effectué par une personnalité ne connaissant guère les usages juifs en la matière.
La thèse de l’interpolation ou du faux partiel. Le texte serait partiellement remanié : une fois retirées les expressions à connotation chrétienne apparaît un texte cohérent, conforme au style de Josèphe, où Jésus est simplement considéré comme « un homme sage ». Les groupes de mots considérés comme interpolés varient selon les auteurs, mais en font le plus souvent partie les suivants : « Si toutefois il faut l’appeler un homme » et « Cet homme était le Christ » ; moins souvent « Car il leur apparut… » et d’autres, en fonction des auteurs.
La thèse de l’erreur de copiste dans la transmission du texte. Le mot « homme » aurait été répété au lieu du mot « sage » ; le texte original aurait donc contenu sophos et non andros. D’autre part, le mot grec autos, lui, aurait été confondu avec outos, celui-ci. Ce qui aurait conduit à un changement de sens du texte, qui aurait contenu à l’origine la phrase suivante : « Vers ces temps-là naquit un homme sage s’il faut l’appeler sage. Il accomplissait notamment des actes bizarres et devint un maître pour certains qui l’acceptaient avec enthousiasme. Et il est parvenu à convaincre beaucoup de juifs et de Grecs que le Christ c’était lui ».
Tout cela est un peu compliqué !
Il existe aussi un autre passage de Flavius Josèphe (Livre 20 chapitre 9) mentionnant Jésus, ou plus exactement le frère de Jésus.
« Anân le jeune, qui comme nous l’avons dit, avait reçu le pontificat, était d’un caractère arrogant et d’une audace exceptionnelle. Il était de l’École des sadducéens, qui sont, de tous les juifs, les plus inflexibles dans leurs jugements, ainsi que nous l’avons indiqué. Comme Anân était de cette trempe, il crut avoir une occasion favorable d’agir alors que Festus était mort et Albinus encore en route. Il convoqua donc un sanhédrin de juges et fit comparaître le frère de Jésus appelé Christos, qui avait pour nom Jacques, ainsi que quelques autres. Il les accusa d’avoir transgressé les lois, et les livra pour être lapidés ».
Là aussi même remarque à propos du mot « Christ » prétendument appliqué à Jésus par Flavius Josèphe.
Le dernier témoignage souvent cité enfin est le Talmud de Babylone. (Sanhédrin 43 a).
« La veille de Pâque, on pendit Jésus. Le héraut avait marché devant lui pendant quarante jours en disant : il sera lapidé parce qu’il a pratiqué la sorcellerie et qu’il a séduit et égaré Israël. Que tous ceux qui connaissent quelque chose à sa décharge viennent plaider pour lui ! Mais il ne se trouva personne pour prendre sa défense et on le pendit la veille de Pâque ».
Ce texte remonte peut-être au IIe siècle, mais il est un peu vague. Que penser de toute façon de la valeur d’un témoignage datant de cette époque ? Le Talmud de Babylone a été composé trop tard pour qu’on lui accorde foi.
Comme on peut le voir par conséquent, ces « preuves » sont donc bien peu nombreuses, bien minces, bien fragiles et fort tardives ; pour un personnage qui aurait fait des miracles devant des
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milliers de personnes, dont la renommée était connue jusqu’à l’étranger, qui serait mort puis ressuscité ; et de toute façon, elles concernent le Messie ou le Christ, pas l’homme nommé Jésus. Il n’existe aucune trace de Jésus le nazoréen en dehors des écrits chrétiens eux-mêmes.
En dehors du Nouveau Testament, aucun auteur, parmi tous ceux qui auraient été les contemporains de Jésus, ne nous a transmis à son sujet le moindre renseignement. Sur une trentaine d’auteurs connus de l’époque qui auraient pu parler de lui, aucun ne nous dit quoi que ce soit.
Ainsi que nous avons pu le constater, les autres écrivains et historiens, des Ier ou IIe siècle de notre ère, gardent en effet un silence total sur lui.
Valère Maxime (actif de + 14 à +37), Sénèque (–4 à + 65), Pline l’Ancien (23 à 79), Perse (34 à 62), Lucain (39 à 65), Dion Chrysostome (40 à 120), Stace (40 à 96), Plutarque (45 à 125), Silius Italicus (25 à 100), Martial (40 à 104), FIaccus (45 à 90), Pétrone (14 à 66), Quintilien (35 à 96), Juvénal (50 à 130), Apulée (125 à 170), Dion Cassius (155 à 255), Pausanias (115 à 180), Juste de Tibériade (50 à ?) ; et même les manuscrits de la Mer Morte (– 365 à + 68).
Mais c’est surtout le silence de Philon d’Alexandrie sur Jésus qui est troublant. Philon qui avait déjà 25 ou 30 ans lorsque Jésus a pu naître, et mourut quelques années seulement après la date à laquelle ce dernier a dû être crucifié, ne sait rien et ne dit jamais rien, de Jésus-Christ.
Or c’était un érudit qui s’occupa tout spécialement de religion et de philosophie. Il n’aurait assurément pas négligé de citer Jésus, qui était de son pays et de son peuple, s’il avait accompli une si grande « révolution » que ça dans l’histoire de l’esprit humain.
Une circonstance singulière rend encore plus significatif le silence de Philon. C’est que tout son enseignement peut être dit chrétien ; à ce point que certains écrivains ou philosophes n’ont pas hésité à le qualifier de « Vrai Père de l’Église » (dixit notamment Friedrich Engels…). Philon s’efforça d’unir le judaïsme et l’hellénisme. Il élabora une doctrine platonicienne du « Verbe » ou « Logos », qui a beaucoup d’affinité avec celle de l’évangile dit de Jean.
Philon d’Alexandrie, contemporain de Jésus-Christ, a écrit cinquante volumes où il cite tous les événements, tous les grands personnages de son temps et de son pays. Philon vit à l’époque où l’on a placé l’existence du Christ ; il accomplit à l’égard du judaïsme la même transformation, la même hellénisation, la même platonisation, que les Évangiles. Il parle du « Logos » ou du « Verbe » exactement comme le quatrième évangile (celui de Jean) ; et, pourtant, il ne nomme pas une seule fois le Christ !
Quand il s’agit d’un personnage comme Jésus, le silence de l’Histoire est inexplicable, invraisemblable, déconcertant. Un tel silence constitue une grave présomption à l’encontre de l’existence historique réelle de Jésus dit le Christ.
Ou alors c’est un homme qui a réellement existé, mais a vécu une vie très différente, mais alors vraiment très différente, et infiniment plus humble et modeste, que celle que nous dépeignent les évangiles. Tellement plus humble et modeste que l’on peut dire en quelque sorte qu’il n’a rien à voir avec le héros que ces romans historiques ou que ces plaidoyers d’avocat en ont fait.
Quant à la Bible, non seulement elle ne peut pas nous fournir la preuve que le Christ a été un personnage réel ; mais elle nous fournit au contraire force éléments allant en sens inverse (trop de « faits » correspondant, à la lettre près, à l’Ancien Testament – cf., les midrashim – contradictions, erreurs, impossibilités, dans le Nouveau, etc.).
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LES DIFFÉRENTS COURANTS DU JUDAÏSME AU PREMIER SIÈCLE DE NOTRE ÈRE.
LES SAMARITAINS.
Peuple de la région de Samarie, au nord de l’actuel Israël.
Le problème quand on parle des Samaritains est que l’on se heurte très rapidement à des notions ou des images très différentes, voire contradictoires.
La première série est ce que l’on pourrait appeler les Samaritains des quatre évangiles, série qui a sa cohérence, mais une cohérence peut-être due au seul fait qu’on en parle dans le Nouveau Testament.
La deuxième série ce sont les Samaritains tels qu’ils apparaissent dans les témoignages fournis par cette micro communauté religieuse (800 personnes) elle-même : les derniers vrais Hébreux ou Israélites descendants des tribus d’Ephraïm et de Manassé.
La troisième façon de voir les choses est celle fournie par le judaïsme actuel qui en parle d’ailleurs sous le nom de Shomronim ou Kouthim dans le Talmud, ce sont des métis d’Hébreux et d’étrangers non juifs installés en Samarie après la chute du royaume du nord appelé pour tout compliquer « Israël » et qui ont tout mélangé au point de vue religieux (paganisme Moïse, etc.)
Essayons maintenant de voir les choses de plus haut afin de dégager un portrait pouvant expliquer l’apparition de ces trois séries de témoignages différents, chacun ayant ses propres problèmes et nous pensons ici aux Samaritains ou Samaritaines d’ailleurs qui apparaissent dans le Nouveau-Testament chrétien……
Le culte d’Anat Yaho devenu plus tard Yhwh l’unique, emprunté aux païens du pays de Madian, était plus solidement implanté dans le Sud, en Judée, dont la capitale temporelle et spirituelle était Jérusalem, que dans les régions du Nord, Samarie et Galilée. Alors que les nebiim et autres illuminés de Judée n’en finissaient pas d’exalter la grandeur de Yhwh ; la Samarie, elle, avait gardé un Dieu à la fois unique (El) et multiple (Élohim), le culte d’Astarté, et des divinités agraires, voire quelques autres ; assimilées à des divinités étrangères par les rapatriés judéens revenant de leur Exil à Babylone en – 538. (Benoth, Nergal et Ashima, Nivhaz, Tartaq, Adrammélek et Anammélek, d’après 2 rois
17, 30-34). Ces Samaritains étaient les descendants des tribus d’Ephraïm et de Manassé restées sur place après la déportation des autres Hébreux à Babylone. Leur temple, dont celui de Jérusalem était le grand rival, était situé sur le mont Garizim.
Les Judéens rentrés de Babylone étant devenus très différents de ceux qui étaient partis en exil cinquante ans plus tôt, leur retour ne put donc aboutir à une réunification des deux peuples désormais séparés.
Alors que les juifs de Judée, sadducéens et pharisiens, feront de la foi en leur Dieu ou Démiurge unique le gage du salut qu’il apportera à leur peuple ; les juifs samaritains, souvent moins hostiles à l’hellénisation de leur pays, accorderont plus d’importance à la femme, à l’individu, et à la connaissance (Simon de Samarie et plus précisément de Gitton mort à Rome vers l’an 65).
LA RELIGION OFFICIELLE (LA RELIGION D’ÉTAT).
Les sadducéens (de l’hébreu Tseduqim. De Sadoc dernier prêtre « aryen » de Jérusalem). IIe siècle avant notre ère – Ier siècle après.
Le groupe le plus imbu de ses privilèges, composé de familles sacerdotales exerçant leurs fonctions au Temple de Jérusalem et descendants des derniers prêtres païens hittites de Jérusalem (Sadoc). Les dons offerts au Temple et les sacrifices d’animaux dont le sang plaît à YHWH (la légende sur les mobiles du meurtre d’Abel par Caïn n’a été inventée que pour justifier cette pratique) les avaient considérablement enrichis. Ce groupe très conservateur était pourtant celui qui était le plus ouvert aux influences hellénistiques.
Il n’existe pas à proprement parler de théologie sadducéenne en dehors d’une cosmogonie fixée par la Genèse.
À leurs yeux, la célébration régulière du culte dans le sanctuaire choisi par Dieu, suffisait. II était donc essentiel que les responsables du Temple et de sa gestion restent en relations étroites avec les autorités politiques, pour que celles-ci respectent et protègent la vie cultuelle, y compris les
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pèlerinages. Les autres aspects de la Loi étaient compris avant tout comme des règles rituelles destinées à préserver la pureté du peuple en vue du culte. L’interprétation morale et sociale des commandements ne leur semblait guère justifiée. D’ailleurs, les sadducéens n’acceptaient que partiellement l’autorité des écrits des prophètes, et ne considéraient que le Pentateuque comme véritable Écriture sainte.
Pour les sadducéens, dont le pouvoir temporel s’exerçait grâce au fonctionnement du Temple et des sacrifices qui s’y accomplissaient, le culte était donc comme un appareil gouvernemental. Disons qu’il s’agissait de prêtres fonctionnaires, un peu comme au Vatican romain actuellement.
Théologiens juifs littéralistes et conservateurs, les sadducéens n’acceptent pas la tradition orale et l’exégèse plus libre ou plus intellectuelle des pharisiens. Ils ne croient ni à l’immortalité de l’âme ni à la résurrection des corps. L’âme ne survit en aucune façon à la mort du corps et disparaît avec lui. La notion de salut individuel n’existe donc pas. Ou plus exactement il se confond avec le salut du peuple élu que Dieu reconnaît aux juifs en tant que nation.
Mais les règles de conduite fixées par le Deutéronome sont souvent contournées par les prêtres du temple de Jérusalem, ainsi que par ceux qui offrent des sacrifices à YHWH. Nombre de prophètes rappellent donc que de tels manquements suscitent la colère de Dieu. Le caractère très largement désacralisé des prêtres sadducéens est impliqué par l’accusation d’épicurisme que profèrent à leur égard les pharisiens, ainsi que par les propos attribués au nouveau Josué (Jésus).
Le rôle reconnu à la femme semble être plus important chez les sadducéens que chez les pharisiens, les esséno-baptistes, ou les proto-chrétiens.
Le sadducéisme ne néglige pas le soin qu’il est licite d’apporter à sa jouissance et à ses libertés.
Contre cet épicurisme sadducéen se dresseront les mouvements ascétiques, sortes d’intégrismes pour qui le seul sacrifice agréable à Dieu est l’immolation des désirs au nom de la foi et de la ferveur religieuse. Ce courant se prolongera dans l’essénisme, et le baptisme.
Les mouvements de piété religieuse qui raniment contre les sadducéens une foi en YHWH dont ils auraient démérité (on sait très peu de choses sur eux en réalité) feront de la Palestine de cette époque un terrain d’élection pour la religiosité en quête d’un messie devant restaurer Israël dans son obéissance à Yhawh.
LES AUTRES COURANTS. GNOSE ET DUALISME.
Le mot « gnose » (« gnôsis » en grec) veut dire « connaissance ». Mais il ne s’agit pas ici d’un simple savoir. De manière assez générale, ceux que l’on appelle « gnostiques » formaient des groupes ou des Écoles qui pensaient détenir une connaissance révélée, à la fois salvatrice et secrète. Intellectuels ayant plus u moins étudié la philosophie, les gnostiques recherchaient cette « connaissance » avec d’évidentes préoccupations mystiques ou religieuses. Le gnosticisme est une doctrine philosophico-religieuse dont les membres recherchaient la plus complète connaissance de Dieu possible. Pour la gnose le salut réside d’abord dans cette connaissance et ensuite seulement dans une certaine morale.
Les gnostiques ont une place à part dans l’histoire de la pensée. Très libres avec les textes sacrés, ils ne furent ni des philosophes ni des prêtres. Ils n’en ont pas moins eu, à leur époque, une grande influence, vu le combat acharné que leur livrera plus tard le futur christianisme officiel, dès le IIe siècle.
Le gnosticisme se rattache au mouvement général de syncrétisme qui voulait fondre ensemble les divers systèmes philosophiques ou religieux du paganisme. Doctrine de « délivrance » par la connaissance, donc réservée aux seuls comrunos (initiés), le gnosticisme s’apparente aux « mystères » secrets des Grecs ou des Orientaux. Le monde spirituel émane d’un principe premier (Dieu) par l’intermédiaire d’êtres abstraits, les éons, mot grec qui signifie temps, éternité ou puissance. Quant à la matière, comme chez les philosophes grecs, elle demeure inintelligible, inexplicable : c’est un scandale pour la pensée. Elle provient soit d’une erreur, soit d’une chute du dernier éon spirituel. Elle est donc essentiellement mauvaise, comme le prétendront d’ailleurs ensuite les manichéens. Mais une rédemption, avec retour au principe premier, peut rétablir l’harmonie perdue.
Les origines lointaines du gnosticisme sont très mal connues. Il s’agit d’un phénomène antérieur aux débuts du christianisme et qui suscite encore bien des interrogations. Au XIXe siècle, on pensait que ces tendances trouvaient leur source, soit dans la philosophie grecque, soit dans la religion de l’ancien Iran. Aujourd’hui, tout en reconnaissant l’importance possible des sources grecques ou orientales, on est plus circonspect et plus nuancé.
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Il semble que l’on puisse parler au début d’une gnose irano-babylonienne, mais il y eut aussi très tôt une gnose égyptienne, ou alexandrine.
Le groupe égyptien offre des doctrines plus variées et plus ambitieuses ; il trouve à Alexandrie un milieu favorable, de culture philosophique plus profonde qu’en Syrie, et une liberté d’enseignement beaucoup plus grande. Se rattache en effet à cette gnose toute la littérature hermétique, qui, pour être généralement plus tardive en Égypte qu’on ne l’a cru, n’en a pas moins dû avoir, en ce pays, des origines très lointaines.
Lorsque l’on recherche les sources de certaines spéculations, par exemple le personnage de l’Homme primordial, ou du Fils « monogène », du Fils unique, on relève des analogies avec d’autres systèmes. On a la trace, en d’autres milieux, des milieux philosophiques par exemple, notamment à Alexandrie, et bien avant le Christianisme, de spéculations quelque peu semblables ; qui pourraient venir de l’Iran ou de certains mouvements philosophiques, et dont le but est de répondre aux questions fondamentales que Théodote a formulées bien avant nous.
Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ??
Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ??
Vers quel but nous hâtons-nous ? De quoi sommes-nous rachetés ??
Qu’est-ce que la génération ? Et la régénération ??
La réponse à ces questions est justement le contenu de la gnose.
Le courant gnostique juif défendra l’idée qu’il existe deux dieux, un Dieu mauvais créateur du monde raté qui est le nôtre (le démiurge), et un Dieu bon supérieur, inconnaissable et inaccessible.
Les gnostiques juifs se sont distingués par leur réinterprétation de la Genèse, particulièrement des chapitres I à IV (mythe de la création et de la chute). Il existe plusieurs versions de leur notion cosmogonique d’émanation, variantes dans lesquelles on retrouve nombre d’éléments communs.
L’incertitude originelle entre El, forme de Dieu au singulier, et Élohim la forme au pluriel, n’a pu en effet que susciter maintes et maintes spéculations mettant en cause la monolâtrie de l’orthodoxie juive, qu’elle soit sadducéenne ou pharisienne.
Ce gnosticisme juif se distingue de la philosophie grecque, et par son point de départ, qui n’est pas la pure raison, et par sa forme, qui est une mythologie symbolique. Il diffère aussi de la sagesse orientale…
La création selon le mythe suméro-babylonien, même revu et corrigé par les intellectuels juifs en exil à Babylone, n’en reste pas moins totalement illogique ; et le démiurge qui en a pris l’initiative n’est au fond dans cette fable qu’un être fantasque et cruel (ne nous soumets pas à la tentation n’est-ce pas ? Répète encore inlassablement la prière chrétienne appelée le « Notre Père »).
Il n’y a rien à attendre du premier, et ni le péché, ni son absolution, n’ont de sens, puisque, cause du mal, sa justice n’est qu’une cynique prétention.
Le dualisme, objet d’horreur pour toute religion d’État, fatalement monolâtre, va se développer chez les Hébreux en tant que contestation du monolithisme social à partir de deux réflexions de base.
Dieu n’est pas unique puisqu’il est, en tant qu’Élohim, plusieurs divinités (Élohim est en effet un pluriel).
Une partie de ces divinités de type ange a été amenée à se soulever contre son autorité, et il les a précipitées, comme Adam, dans l’état de déchéance qu’est l’état terrestre.
Ce courant de pensée, dualiste en fait, va donc ainsi que nous l’avons vu, soutenir qu’il existe deux dieux.
L’un de nature mauvaise, le démiurge, a créé un monde mauvais et complètement raté. Il s’agit du dieu créateur de la Bible ou de l’archange déchu appelé Lucifer, Satan, etc.
L’autre, d’une parfaite bonté, est un dieu supérieur étranger au monde, inconnaissable et inaccessible, situé hors de toute atteinte et de toute connaissance. Ce n’est en aucun cas le Dieu mentionné par la Bible comme ayant créé ce monde.
Cette idée d’un Dieu bon, situé hors du monde, et d’un Dieu mauvais, créateur et maître de l’univers, incite évidemment à concevoir une multitude d’intermédiaires. Les anges bénéfiques et les messies sauveurs ; genre Seth, Caïn, le nouvel Adam, le serpent Naas, Sophia la Sagesse (version grecque de l’Achamoth juive ou Chokhmah, c’est-à-dire de l’esprit, le mot rouha étant féminin en hébreu), ou Prunikos, Jésus, Melchisédech, ou encore l’homme-dieu de Simon le Magicien ; (alors que les vrais juifs, eux, seront toujours hostiles à cette idée.)
Il peut arriver en effet qu’une émanation de ce Dieu de bonté se détache de lui, et descende sur Terre afin d’apporter aux hommes la lumière consolatrice d’un au-delà auquel ils peuvent accéder en renonçant au monde mauvais et cruel. Un messie s’incarne alors sous une apparence humaine, puis, mourant à son enveloppe terrestre, remonte siéger à la droite de Dieu. Ceci ressemble beaucoup évidemment aux futures idées de certains chrétiens sur le sujet.
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LES GNOSTIQUES HÉDONISTES.
Appelés ainsi parce qu’ils ne rejettent pas systématiquement les plaisirs et considèrent la sexualité comme naturelle, ce qui les fait passer bien entendu pour dépravés aux yeux de ceux qui considèrent au contraire que la « chair » est source de tout péché. À l’inverse des gnostiques chrétiens, les gnostiques hédonistes ne prônent pas le martyre. Le philosophe Simon le Magicien, un contemporain de Jésus, passe pour en avoir été l’initiateur, mais c’est sans doute inexact.
SIMON DE SAMARIE OU LE MAGE ET LE SIMONISME.
Philosophe samaritain des premières années de notre ère mort à Rome vers l’an 65.
Une série de fragments du IIe siècle cités dans les Philosophumena d’Hippolyte et regroupés sous le nom d’Apophasis Mégalé ou « Grande Révélation » lui est attribuée, mais certains historiens estiment qu’Hippolyte nous décrit là plutôt une version postérieure et plus développée du simonisme. Selon eux, les doctrines originales étaient plus simples, plus proches de l’image qu’en donnent Justin le Martyr et Irénée.
Tenons-nous-en pour l’instant aux fragments que nous a conservés Hippolyte (Philosophumena).
Son système ne correspondait pas à une religion au sens strict du terme et était même passablement irréligieux. Les fragments qui se sont conservés de son œuvre donnent à penser qu’il identifie Dieu à un flux de vie incréé et que devient pareil à Dieu celui qui prend conscience en lui d’une telle présence.
Ce grand philosophe samaritain ne faisait pas de la Genèse une lecture littérale, mais l’interprétait comme une description de la conception de l’enfant dans le ventre de la mère.
Son enseignement, sans être athée, relevait plus de la philosophie que de la religion, une sorte de nietzschéisme où la volonté de vivre aurait supplanté la volonté de puissance. Chez Simon le magicien, la Foi n’est en effet qu’un phénomène de possession, un sentiment de puissance que l’on peut traduire par le mot polynésien « mana ». (Voir sa notion de Mégalé Dynamis, ou Grande Puissance, en grec).
Sa cosmologie, telle qu’elle se dégage des extraits cités, pour les dénigrer, par les premiers chrétiens, révèle un penseur soucieux de rationalité ; mais soucieux aussi de trouver pour l’Homme une voie libératrice fondée sur sa conception de la descente de l’âme/esprit dans la matière. Une pesanteur de l’âme/esprit qu’il assimile à de l’amour.
Lorsqu’on lit la Bible et surtout la Genèse, on y apprend que Yahvé, Jéhovah ou Élohim, bref que le Dieu-ou-démon des juifs, est l’auteur de ce monde.
Or ce Dieu-ou-démon à quoi passe-t-il son temps ? À s’acharner sur l’Homme et sur l’espèce humaine. Il crée Adam puis Ève, les place dans le Paradis, mais pour leur interdire aussitôt l’essentiel : la connaissance du Bien et du Mal. Après quoi, une fois le premier couple humain chassé du Paradis, il ne cesse de traquer leurs descendants, de multiplier pour eux les interdits, de menacer l’espèce humaine de ses foudres, jusqu’au jour où, par le Déluge, il l’anéantira. Mais cela ne lui suffit pas et il répandra de nouveau le feu, le sang et les calamités, sur la seconde humanité descendant de Noé. C’est un dieu-ou-démon « justicier » c’est-à-dire un dieu qui punit toute violation des lois dont certaines incompréhensibles ou scandaleuses, qu’il a lui-même édictées, qui les punit lui-même parfois, un tyran cosmique dont l’autoritarisme intransigeant indispose les anges eux-mêmes, et qui n’intervient sur Terre que pour contrecarrer l’évolution humaine. En raisonnant ainsi, Simon ne met ni en doute ni en cause les raisons de ce comportement agressif ; mais il constate simplement que cette image d’un Dieu-ou-démon vengeur, acharné contre l’espèce humaine, est incompatible avec celle d’un Dieu bon, ami de l’homme, créateur de la vie. Il en conclut donc – puisque ce monde et cette Humanité, dont l’histoire s’inaugure dans le crime et le sang, sont l’œuvre évidente du dieu-ou-démon des juifs – ; que ce dernier n’est pas le vrai Dieu de l’humanité, mais un faux dieu, ou un démiurge, un démiurge sadique et pervers ; que la Bible décrit bien d’ailleurs comme un être vindicatif, coléreux, jaloux, susceptible et méchant.
Simon de Samarie fut en son temps un prophète aussi célèbre que Jésus. Il attirait les foules, on l’écoutait et on le suivait.
Nous avons de sa fin deux versions, sans doute toutes aussi fausses et mensongères l’une que l’autre.
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Dans l’une de ces versions, saint Pierre, jaloux de le voir réussir à voler, l’assassine en le faisant s’écraser au sol par des prières.
Dans la seconde, mis au défi de ressusciter comme Jésus au bout de trois jours, il se fait enterrer vivant au pied d’un arbre, mais n’en ressort pas.
On peut douter de la véracité de cette haineuse propagande chrétienne (la prière de saint Pierre pour faire mourir ce grand philosophe concurrent peut quand même difficilement être assimilée à de l’amour) ; car de nombreuses personnes continuèrent à méditer ou à suivre son enseignement (les simoniens).
LES ADAMITES OU ADAMIENS.
Ainsi que nous l’avons vu, il a toujours existé dans le judaïsme un courant gnostique refusant de reconnaître, dans la création de ce monde de bruit et de fureur, l’œuvre d’un Dieu bon et sensé. Un monde si mauvais qu’il n’a pu que susciter la révolte du serpent de la Genèse, qui viendra ensuite à l’aide d’Adam et Ève, mais subira, lui aussi, la colère du tyran divin.
Il a donc existé dans la Palestine de ce temps-là un courant de pensée pour lequel le sauveur devait être une réincarnation d’Adam revenant volontairement sur Terre afin de sauver les âmes de ses descendants, et les mener vers la lumière.
Cette idée sera récupérée par le courant chrétien paulinien, ou à tout le moins par son disciple Marcion : ils tiennent tous les deux en effet Jésus pour un second Adam, apportant le salut par son expiation exemplaire.
LES SÉTHIENS OU ONOLATRES.
Pour les séthiens le Messie fils de l’Homme devait être une réincarnation, non pas d’Adam, mais du fils d’Adam et Ève, nommé Seth, volontairement redescendu sur Terre afin de sauver les âmes et les mener vers la lumière. Leur figure principale était un dieu à tête d’âne, symbole de la sagesse. D’où le célèbre graffiti d’Alexamenos (il représente un homme en prière devant un crucifié à tête d’âne).
Ce graffito découvert dans le palais impérial de Rome et datant du 2e siècle n’avait donc rien de spécialement insultant. Le culte de l’âne ou onolâtrie était effectivement pratiqué à cette époque, et ce avant même le christianisme. Dans l’Égypte ancienne, l’animal était même représenté sous les traits du dieu Seth et âne se dit « Yahou » en égyptien. D’où le jeu de mots avec Seth fils d’Adam.
Tacite attribue aux juifs un culte de l’âne et en donne d’ailleurs la raison selon lui (Histoires Livre V chapitre 3). Des juifs ce reproche passa évidemment sur la tête des chrétiens puisque les premiers chrétiens étaient juifs.
LES CAÏNITES OU NICOLAÏTES. SELON TERTULLIEN.
Ne nous sont connus que par des sources chrétiennes. Qui leur attribuent évidemment fort logiquement comme texte sacré un évangile apocryphe de Judas, datant du second siècle, et qui est incontestablement gnostique.
Accordaient un rôle important à une Mère Céleste, créatrice du démiurge lui-même.
Pour les caïnites, le rédempteur fils de l’Homme devait être une réincarnation du fils d’Adam et Ève nommé Caïn, ce qui les faisait passer pour dépravés.
Si on les considère bien comme des Nicolaïtes alors on a plus d’information sur eux, mais s’agit-il bien des mêmes hommes ? L’imposante et fascinante somme non de Thomas d’Aquin, mais de Raoul Vaneigem notre auteur belge préféré (Résistance, etc.) n’en dit guère plus.
LES NAASSÈNES (appelés aussi Ophites ou Pérates).
Plus radicaux encore, et pour qui le sauveur attendu ne devait donc être, ni Adam ni un des fils du premier homme (Seth ou Caïn), mais carrément le serpent de la Genèse (nahash en hébreu) sont les naassènes ophites ou pérates. Hippolyte nous a conservé un fragment de leur doctrine, fondée sur la notion d’incarnation et de triade (eau-feu-terre).
Cette secte, vraisemblablement d’origine samaritaine (pour eux en effet les juifs sont un peuple qui a été élu, non par le vrai bon Dieu, mais par le mauvais, appelé par eux Ialdabaoth Yaldabaoth
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Jaldabaoth) ; et qui s’est perpétuée sous le nom d’ophites jusqu’au IVe siècle ; attribue au serpent, avatar de la Déesse-ou-démone Mère, une fonction de création et de rédemption.
La création d’un monde mauvais a révolté le serpent de la Genèse. En venant à l’aide d’Adam et d’Ève, il a subi, lui aussi, la colère du Dieu-ou-démon responsable de tout ce gâchis.
Les naassènes refusent donc de considérer comme bon le Dieu-ou-démon qui a chassé Ève et Adam du paradis terrestre parce que le serpent leur a révélé la connaissance DU BIEN ET DU MAL. Ces gnostiques considèrent par conséquent au contraire le serpent comme le véritable rédempteur de l’Humanité ; puisqu’il a voulu, par une initiative de type vraiment prométhéen, révéler aux hommes le lien entre la connaissance (la gnose) et l’épanouissement, notamment sexuel, qui forment, dans leur unité, l’état édénique.
Les ophites ou naassènes allaient jusqu’à rendre un véritable culte au serpent.
Une de leurs branches, christianisée, identifiera le serpent crucifié à Jésus-Christ, d’où la figuration, parfois d’un serpent crucifié, dans leurs documents. Pour mémoire chez les Séthiens c’était un âne, un homme à tête d’âne.
Pour eux, le dieu-ou-démon des juifs, Ialdabaoth (Fils du chaos ??) est un être borné tout autant qu’égoïste, père d’Ophiomorphos ((le démon en forme de serpent de la matière la plus vile). Il commande à six autres anges maléfiques… La matière entre en rapport avec la lumière par Achamoth ou Chokhmah, c’est-à-dire l’esprit, le mot rouha étant féminin en hébreu, Achamoth mère de Jaldabaoth donc. Lorsqu’Achamoth descendit dans le chaos, le serpent l’éleva, par la désobéissance, à la liberté et à la science. La théorie des éons se complique encore un peu plus chez eux, car ils forment alors, avec le Père éternel, une sainte quaternité ou une sainte tétrade (1 + 1 + 1 + 1 = 1).
Les naassènes ou pérates ou ophites devenus chrétiens, semblent avoir eu des affinités avec les rédacteurs de l’Évangile selon Jean.
LE CHRISTIANISME AVANT JÉSUS.
De quel droit les Églises chrétiennes invoquent-elles un Christ ou Messie nommé Jésus, également Fils de Dieu et Fils de l’Homme qui n’a peut-être pas existé ; des doctrines qu’il n’a pas enseignées, une toute-puissance qu’il n’a jamais accordée, ainsi qu’une filiation divine qu’il n’a pas lui-même tenue pour possible, ou qu’il n’a pas revendiquée ?
Ces questions nous importeront aussi longtemps que les Églises prétendront intervenir dans les choses de la vie humaine au nom d’une autorité surhumaine. Divorce, contraception, avortement, peine de mort, euthanasie, guerre atomique, écologie, énergie renouvelable, réchauffement climatique…
LES ESSÉNIENS.
Nom grec des « Hommes de la Communauté » ou « fils » de Sadok, baptistes et messianistes.
Un certain nombre de prêtres (peut-être assidéens) font sécession dès le IIe siècle avant notre ère, dans des circonstances qui nous sont mal connues, mais sans doute en réaction à l’évolution du grand prêtre Maccabée de l’époque : Jonathan.
Scandalisés par les abus qu’ils constataient dans la vie du Temple, par les compromissions du haut clergé avec les autorités politiques les plus diverses, par les concessions faites à l’esprit du temps, en matière de calendrier liturgique en particulier ; ces religieux s’étaient retirés dans le désert de Judée, non loin de la Mer Morte, et y menaient une vie ascétique ; dont les découvertes de Qumran nous donnent une idée bien plus précise que ce que nous savions jusque-là. Organisés en un véritable ordre monastique à la discipline rigoureuse, obsédés par la nécessité de préserver leur pureté rituelle, les esséniens refusaient de s’associer au culte du Temple devenu à leurs yeux illégitime. Ils consacraient tous leurs efforts à la méditation des Écritures, dans lesquelles ils incluaient les écrits des prophètes. Même si une mouvance essénienne semble avoir existé dans les principales villes de Palestine, en particulier à Jérusalem ; un tel mouvement était fondamentalement sectaire et s’isolait de la masse de la population juive, que ses spéculations eschatologiques et messianiques dépassaient ou que son austérité rebutait. Pourtant, son abondante production littéraire lui a assuré un rayonnement étendu, jusque dans la diaspora. Les esséniens ont vraisemblablement eu un peu partout diverses communautés. Il y en a eu en Judée, à Samarie, en Galilée, en Syrie (Damas y a peut-être été un de leurs hauts lieux), en Égypte (Philon les y décrit sous le nom de Thérapeutes) et sans doute aussi dans toute la diaspora.
Certaines croyances samaritaines ont peut-être influencé la doctrine essénienne.
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En tout cas la découverte des manuscrits esséniens de Qumran dits « manuscrits de la mer Morte » en 1947, nous en donne une assez bonne idée. Ces manuscrits avaient traversé deux mille ans d’Histoire dans des jarres, elles-mêmes dissimulées dans des grottes. Malgré le temps qui avait dévoré les contours des rouleaux, on a réussi à reconstituer des textes et des fragments de texte.
À noter : ces manuscrits qui datent grosso modo de – 200 à + 63 de notre ère, et qui ont été découverts à quatre ou à cinq km de l’endroit supposé du baptême de Jésus, ne le citent jamais.
Les esséniens accordaient une grande importance aux commentaires et aux exégèses du texte biblique d’où vraisemblablement la circulation dans leurs communautés de nombreux midrashim, c’est-à-dire, en hébreu, des sortes de portraits robots du messie à venir.
On trouve par exemple dans les Chants du Serviteur (qui figurent dans le Livre d’Esaïe et ont inspiré les hymnes qumrâniens) la phrase suivante : « Le Serviteur fut percé à cause de nos rébellions, broyé à cause de nos iniquités… Il s’est chargé du péché de beaucoup et a intercédé pour les pécheurs » (Esaïe, 53, 5-12).
Pour les esséniens leur Maître de Justice sera donc le Serviteur en question, persécuté par le prêtre impie, maltraité, supplicié, trahi par les siens. Même si ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se sont passées en réalité.
Les œuvres personnelles dues aux esséniens ou à tout le moins très lues dans leur communauté peuvent se classer en deux catégories différentes.
Dans la première catégorie, on trouve des textes véhiculant une pensée très orthodoxe, exigeant le respect des règles allant jusqu’au moindre détail. Le rouleau du temple énonce les sacrifices (13, 9), les exigences, et réclame de la part des moines un respect de la loi très rigoureux. Cette même règle entraîne, en cas de non-respect, des punitions très strictes, allant de la défense de parler pendant un certain laps de temps, jusqu’au bannissement plusieurs années.
Dans la deuxième catégorie, on a par contre des manuscrits supportant une pensée plus étonnante, mettant l’accent sur les points essentiels de la religion. Ce sont des compositions originales. On y trouve les principales idées fondatrices du christianisme : la circoncision prônée est par exemple celle du cœur et non du corps (Règle de la Communauté 5, 5, Commentaire d’Habacuc 11,13), ce qui sera un leitmotiv de saint Paul. Ces manuscrits recèlent également d’autres sentences si typiques du christianisme que l’on a l’impression que ce sont des brouillons d’épîtres ou d’évangiles.
Le rouleau 4Q521 cite par exemple la résurrection.
D’autres mentionnent la crucifixion, les « pauvres en esprit ». Les esséniens attendent la venue d’un Messie, la Rédemption et la survenue du « Royaume ». La fin des temps est proche où viendra un monde parfait. Ils se disent « fils de la lumière » et croient au « Saint-Esprit ». Les Évangiles ont donc beaucoup emprunté aux écrits des esséniens : « Il honorera les hommes pieux du haut du trône de son éternel royaume, libérera les captifs, ouvrira les yeux des aveugles… Il guérira ceux qui sont grièvement blessés, ressuscitera les morts, apportera de bonnes nouvelles aux pauvres ». Tels sont quelques-uns des thèmes retrouvés dans leurs textes.
De même pour les Béatitudes. Le rouleau 4Q525, rédigé vers – 150 (un exemple parmi d’autres) présente des ressemblances frappantes avec l’évangile de Matthieu 5, 3-12 qui relate l’histoire d’un Jésus pourtant né bien plus tard en principe !!
Citons également le rouleau 4Qbeat : « Heureux l’homme qui a atteint la sagesse – qui marche dans la loi du Très-Haut – Heureux celui qui dit la vérité avec un cœur pur – et ne calomnie pas avec sa langue… Heureux ceux qui la cherchent [la sagesse] avec des mains pures – et qui ne la recherchent point avec un cœur fourbe… ».
De tels exemples montrent que le message ultérieur que l’on retrouvera dans les Évangiles est le résultat d’une réflexion midrashique continue élaborée en milieu essénien ou du moins dans un milieu rendu sensible à leurs thèmes de prédilection.
Dans les textes de Qumran en effet le messie selon les esséniens doit être « celui qui libère les captifs, rend la vue aux aveugles, redresse celui qui est tordu… Et le Seigneur accomplira par lui des choses glorieuses qui n’ont jamais été, car il guérira les blessés, ressuscitera les morts et apportera de bonnes nouvelles aux pauvres ». (4Q521 fragment 2 : Apocalypse messianique.)
Les « Bonnes Nouvelles », c’est ce que l’on appelle l’évangile en grec. Quant à la nouvelle « alliance » dont certains textes parlent par ailleurs, ce n’est rien d’autre que la notion de Nouveau Testament, qui sera aussi celle du chrétien Marcion plus tard. Et les points communs ne s’arrêtent pas à ces simples affinités philosophiques.
Les chrétiens pensent que Jésus doit revenir lors de l’Apocalypse et dans l’Évangile selon Jean l’intervention du Christ est à nouveau annoncée : il sera le dernier pasteur de l’Humanité. Or un tel personnage est aussi mentionné par les esséniens dans le manuscrit 4Q534-536.
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Quatre manuscrits, le document de Damas, le Pesher d’Habacuc, le Pesher des psaumes et le Pesher de Michée évoquent un personnage central, mais que l’on a du mal à cerner vu l’état des textes et que l’on désigne sous l’appellation Moreh ha-tsedeq. Ce maître semble voir été un personnage historique ayant réellement vécu et avoir connu une fin tragique à une date là aussi difficile à déterminer surtout s’il y a plusieurs maîtres de justice et non un seul.
Certains textes découverts à Qumran contiennent donc une « christologie » avant la lettre se rapportant au Maître de Justice, ce christ des esséniens, crucifié par le prêtre impie, et dont le retour doit coïncider avec la fin des temps.
Comme les esséniens considèrent en outre que l’âme est immortelle, pour l’auteur, de ces textes il y aura donc aussi résurrection de tous les justes, qui seront alors récompensés de leur vertu, dans la Nouvelle Jérusalem.
Les Hymnes à la gloire du Maître des Justes essénien ne présentent pas explicitement ses souffrances comme ce qui rachètera le péché des autres hommes, mais c’est incontestablement une doctrine fondamentale dans la secte. Leur christ à eux fut comme nous l’avons vu, exécuté vers – ? avant notre ère, mais les esséniens attendent son retour « et les temps sont proches ».
Les esséniens croient aussi en la notion avant la lettre d’Antéchrist ou d’Anti-christ.
Leur doctrine semble – et cela en absolue opposition avec l’orthodoxie juive de Judée – marquée par un certain dualisme, disons un dualisme mitigé, celui que l’on devine dans les Évangiles et les Épîtres de Jacques et Jean. L’essénisme va par conséquent postuler l’existence d’un Dieu bon, mandant d’un sauveur porteur de la Bonne Nouvelle (Évangile) et d’un Dieu mauvais, démiurge, créateur de l’univers.
Organisation matérielle
Le maître des Justes fut un grand fondateur d’Églises. « Et tu as bâti sur un rocher les fondations [de ma Qahal, terme hébreu pour le grec ekklesia donc église] » dit l’hymne N° 14 de Qumran (1QH14). Formule que reprendra l’équipe de chrétiens de la deuxième génération ayant élaboré l’Évangile attribué à Matthieu (16,18) par l’intermédiaire d’un jeu de mots avec la calvitie de Simon-Pierre – il avait le crâne chauve comme un caillou – ; faussement attribué, après coup, à Jésus lui-même (tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai ma Qahal = Église).
Les communautés esséniennes rassemblent les fidèles sous l’autorité d’un inspecteur, secondé par des anciens, presbuteroi, ou presbytres = prêtres donc, en grec.
Comme chez les pharisiens, les premières places chez eux sont en effet réservées aux anciens. L’un d’eux est « l’inspecteur ». Il est appelé à se comporter comme un berger. C’est d’ailleurs le titre qu’utilise le texte judéo-chrétien attribué à Hermas, « le pasteur », écrit vers 150. L’inspecteur ou pasteur est aussi désigné par les termes d’origine grecque : archonte ou épiscope (évêque). « En tous lieux où il y aura dix personnes de la Communauté, lit-on aussi dans le manuel de discipline ou Règle de la communauté, des esséniens, que ne manque pas parmi eux un homme qui soit prêtre. Et que chacun, selon son rang, s’asseye devant lui ».
Les esséniens accordaient également une grande importance au banquet sacré, au cours duquel le pain et l’eau (ou le vin) étaient offerts en partage, ou en gage de commensalité, aux membres de la communauté. Un repas en l’honneur du Maître des Justes dont ils attendaient le retour. La symbolique chrétienne en fera la Cène.
Il ne pouvait être question, pour les esséniens, de révoquer les rituels de circoncision et de sabbat, de la religiosité juive, mais ils rejetaient néanmoins les sacrifices traditionnels offerts au temple de Jérusalem par la caste sacerdotale au pouvoir ; ils estimaient que le seul sacrifice agréable à Dieu était celui auquel l’individu consent, à l’exemple de leur Maître crucifié vers – ?
Le baptême n’est pas spécifiquement chrétien. L’orthodoxie juive a toujours eu recours au baptême. Les convertis étaient circoncis puis plongés dans un bain qui les purifiait.
Mais chez les esséniens le baptême était déjà un véritable rite de passage, une conversion à une autre vie, tournée vers le renoncement. On a découvert à Qumran un grand nombre de piscines à l’usage des néophytes choisissant de rallier la communauté.
Jochanaan dit Jean le baptiste, a dû être un des leurs (du moins au début).
Les esséniens par contre excommuniaient les coupables de faute grave selon eux (blasphème, hérésie), la chose est mentionnée en toutes lettres dans le Manuel de discipline ou Règle de la Communauté, c’est-à-dire concrètement les chassaient de leur communauté.
Pour les esséniens, les mauvais penchants, la prédisposition au péché, sont en chaque homme, c’est la « chair ». Ils n’accordent au plaisir des sens que l’exercice rudimentaire de la fonction nutritive et reproductrice. Avec l’essénisme (et le baptisme qui s’ensuivra), la peur de la femme et de l’amour physique atteindra ce paroxysme que l’on retrouve souvent dans les mouvements intégristes. Le
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courant essénien fait de l’abstinence et de la continence, ou prohibition de toute relation sexuelle, la condition par laquelle l’homme impur accède à la sainteté. Société sans argent ni amours, les esséniens exigent une chasteté absolue, et ne tolèrent l’accouplement que dans le but de procréer, pour perpétuer le groupe. Le Christianisme s’en souviendra.
Arrivés dans la région de la mer Morte (à Qumran) au IIe siècle avant notre ère, ainsi que nous l’avons vu ; les esséniens en furent délogés par les Romains entre 66 et 70 de notre ère, lors de l’écrasement de la révolte des Judéens contre l’Empire romain.
Certains, appelés par dérision en hébreu les ebbyonim ou ébionites (« les mendiants », écrit excellemment John Toland dans son Nazarenus de 1710) étaient partisans de la pauvreté volontaire, tout comme les nazaréens (dont Jochanaan dit Jean le baptiste fut une des figures les plus marquantes ; mais les apôtres Jacques et Simon-Pierre en firent aussi partie).
Ce courant radical de l’essénisme (on trouve en effet dans les manuscrits de la Mer Morte des allusions très claires aux ebbyonim) ; est donc à l’origine, via le Baptiste, un de leurs dissidents, des mouvements chrétiens appelés également et tout comme eux, plus tard, ébionites ou nazaréens.
Prônant l’ascétisme, la chasteté et la pauvreté volontaire, les esséniens formaient une dissidence du judaïsme, hostile aux pharisiens, stigmatisés par eux pour leur laxisme, et aux sadducéens, auxquels ils reprochaient leurs richesses.
L’idée de s’organiser en une communauté faite de fidèles renonçant à la possession des biens matériels remonte aux esséniens qui en furent les premiers inspirateurs.
L’essénisme de la première moitié du 1er siècle était sans doute divisé en plusieurs tendances.
Il y avait des pacifistes, mais aussi des membres, ou à tout le moins des sympathisants, de la guérilla zélote, en lutte contre les Romains et les juifs collaborant avec eux (des rouleaux esséniens ont été retrouvés à Massada).
Les esséniens vivaient en communauté, ils observaient la chasteté, ils n’avaient aucune femme. Ils pratiquaient la bénédiction du pain et du vin (Manuel de Discipline ou Règle de la communauté) ; ils se baptisaient ; ils s’interdisaient toute nourriture animale sauf le poisson.
Tout cela ressemble fort aux pratiques chrétiennes de l’Antiquité.
Il y a donc déjà en cette fin de premier siècle avant notre ère une bifurcation vers le quasi-christianisme.
Entre la fin de l’essénisme et le début du christianisme, il y a une coïncidence si troublante que d’aucuns pensent que certains esséniens, dès lors qu’ils cessèrent d’être officiellement appelés « esséniens », furent considérés comme « chrétiens ».
Certains nient ou minimisent totalement les ressemblances et les coïncidences, et veulent y voir seulement des juifs ultra-orthodoxes, n’ayant aucun rapport avec les premiers chrétiens.
D’autres comme le grand barde irlandais John Toland veulent voir dans ces esséniens les premiers chrétiens, et faire purement et simplement du Jésus des Évangiles un ultime écho du « Maître des Justes » de cette secte, exécuté vers…… Avant J.-C. en tout cas.
D’autres enfin pensent que cette identification avec le « Maître des Justes » essénien conviendrait mieux au premier pape de l’Église judéo-chrétienne : Jacques, le frère de Jésus.
Les barbares druides d’Occident que nous sommes n’ont en aucune façon à entrer dans ces querelles byzantines. À chacun de se faire une opinion dans cette quête du Graal.
Ce qui est certain, c’est que nombre d’aspects de l’essénisme frappent particulièrement par leur ressemblance avec le christianisme, et que l’on ne peut décemment prétendre que c’est dû au simple hasard. Il y a eu au minimum influence de l’essénisme sur les premiers fondateurs du christianisme et notamment Jochanaan, dit Jean le baptiste.
Le plus plausible en effet est que ce Jean a été un dissident de l’essénisme, et que c’est donc l’essénisme qui expliquerait le passage du judaïsme au christianisme.
LES ÉBIONITES.
On trouve dans les manuscrits de la Mer Morte des allusions aux ebbionyim ou pauvres, en hébreu. « Mendiants » dit excellemment John Toland dans son Nazarenus de 1710. Il s’agit peut-être d’une secte particulière de l’essénisme, ou à mi-chemin entre les esséniens et les proto-chrétiens, pratiquant la pauvreté volontaire.
Il semble en effet, comme nous l’avons vu, qu’il ait existé au sein de l’essénisme un courant radical attaché à ce type de vie.
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Le grand barde gaélique John Toland fait des ébionites ou nazaréens des judéo-chrétiens (des chrétiens d’entre les juifs écrit textuellement John Toland), mais vu le plan adopté pour notre ouvrage nous reparlerons de tout ceci dans notre opuscule sur ou plus exactement contre, le christianisme).
LES NAZORÉENS.
Afin d’éviter toute confusion avec la ville de Nazareth qui n’existait pas en tant que telle du temps de Jésus, nous ne reprendrons pas ici le terme de Nazaréens utilisé par Toland dans son édition de 1710, mais nous utiliserons à la place celui de nazoréens qui nous semble plus judicieux.
En réalité et contrairement à ce qu’affirme John Toland, nazir (ou nazirite ou nazarite) signifie simplement « consacré » ou « séparé ». C’est le nom donné aux juifs qui faisaient vœu d’ascétisme, conformément au Livre des Nombres (6,1-21). La figure la plus représentative du naziréat dans la Bible est Samson. Au début de notre ère, chez les juifs, ces prescriptions, bien que semblant peu suivies (numériquement parlant) sont toujours en vigueur et ceux qui les suivent, le font avec zèle.
Dans toutes familles pieuses (et la plupart l’étaient), un des enfants devait être nazir. Était nazir en général le premier enfant né (fille ou garçon). Il l’était pour une période, plus ou moins longue, à vrai dire tant qu’il n’avait pas révoqué ce vœu. Si l’aîné refusait ou ne pouvait, le suivant prenait la relève et ainsi de suite. Car ce vœu impliquait de nombreuses obligations : se vêtir de blanc, n’absorber ni vin ni viande, ne pas porter de cuir, ne se couper ni cheveux ni ongles, ne pas forniquer, ne pas commettre de violence ni en actes ni en paroles, etc. Cette prescription particulièrement contraignante pour des gens jeunes ou même d’âge mûr (surtout sur la durée) ; semble avoir régressé, au cours des siècles, au rang de simple coutume, plus ou moins délaissée au fil du temps (pour prendre un exemple, un peu comme aujourd’hui les processions religieuses). Jean le Baptiste fut sans aucun doute l’un d’entre eux.
Le terme hébreu nazir donne « naziraios » en grec puis « nazoréen » puis « nazaréen ». La secte est attestée selon un écrit de Pline l’Ancien dès les années – 50 (livre V, Histoire Naturelle). Il s’agissait peut-être là aussi d’un mouvement proche de l’essénisme.
Vers – 100 avant notre ère, les nazoréens travaillent sur la Bible hébraïque et arrivent à en extraire un midrash proto – chrétien c’est-à-dire un portrait-robot du sauveur ou messie qui doit venir sauver Israël (voire l’Humanité ?). Leur production de textes est copieuse et circule partout. Ils sont les proto-chrétiens primitifs (hors christianisme). Ces écrits serviront à la rédaction des évangiles. Le christianisme originel sera parfois désigné par les juifs orthodoxes (sadducéens) ou pharisiens, comme l’hérésie des nazoréens. Lorsque le terme de nazôréen, appliqué aux premiers chrétiens (voir Jean 19,19) aura cessé d’être compris au IVe siècle, il sera écrit nazaréen, et senti comme voulant dire « originaire d’une ville nommée Nazareth », ce qui change tout.
La forme grecque nazoraios est de façon explicite appliquée aux chrétiens en la personne du premier d’entre eux dans certains textes. Notamment dans Jean 18, 7 ; 19,19 : Jésus le nazoréen, roi des juifs. Nazoréen est aussi la forme utilisée par Pierre lui-même à propos de Jésus dans les Actes des apôtres (2, 22 ; 3, 6 ; 4,10). Elle figure également dans Matthieu (2, 23 ; 26, 71) ; Luc (18, 37) ainsi que dans Actes 6,14 ; 26, 9 ; 24, 5. Au pluriel cette fois-ci : la secte des nazoréens.
Saint Paul en Actes 24, 5, est en effet considéré comme un des meneurs de ce mouvement par le grand-prêtre des juifs de Jérusalem-Césarée, Ananias.
Cet épisode fait partie de ceux qui ont été le plus occultés par les générations chrétiennes ultérieures, à commencer par le terme même de nazOraios (nazOréen) qui fut très rapidement travesti en nazAréen.
Une de leurs branches judéo-chrétiennes (les chrétiens d’entre les Juifs écrit John Toland dans la version 1710 de son Nazarenus) a perduré jusqu’au IVe siècle de notre ère sous le nom d’elkasaites, en continuant à se revendiquer de Jacques et de Pierre.
LE MOUVEMENT DE JOCHANAAN DIT JEAN LE BAPTISTE.
Une des figures majeures du mouvement nazoréen est l’énigmatique Jean le baptiste, personnage historiquement attesté dans la littérature non chrétienne (un passage des Antiquités juives de l’historien Flavius Josèphe, ouvrage achevé vers 93-94 de notre ère) ; mais aussi dans plusieurs passages du Nouveau Testament.
S’il bénéficiait de l’admiration du « petit peuple » (il passait pour une réincarnation d’Élie), il était également redouté par les autorités spirituelles et politiques. Outre les Évangiles canoniques, la littérature juive (Flavius Josèphe) confirme le danger que représentait le « Baptiste » pour la caste sacerdotale qui régentait le Temple à l’époque.
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Les origines du baptiste sont controversées. Les Évangiles le présentent comme fils du prêtre Zacharie officiant au Temple (appartenant donc à la classe sadducéenne) et d’Élisabeth, la tante de Marie, mère de Jésus. Ainsi, toujours selon les chrétiens, Jésus et le baptiste seraient parents, « cousins » en quelque sorte. Si le baptiste est d’ascendance aristocratique par son père Zacharie (prêtrise attestée dans un texte le citant comme membre du clergé du Temple), il est probable alors que celui-ci était en rupture avec son milieu social et religieux d’origine.
Jochanaan naquit quelques années avant notre ère et se retira au désert aux environs de l’an 25 pour répondre à un appel d’en haut et y mener une vie ascétique.
Dans des circonstances qui nous échappent, il acquit une réputation extraordinaire et attira dans le désert de Judée des foules considérables, auxquelles il se mit à annoncer l’imminence de la Visite de Dieu à Israël. Jean appelait ses auditeurs à la repentance immédiate et leur offrait, comme gage du pardon que Dieu leur garantissait en retour, un bain purificateur dans le Jourdain. Ce « baptême » devait être suivi d’une réforme de la conduite de ceux qui l’avaient reçu.
Le baptême ne signifiait pas pour Jochanaan la remise des péchés, mais un acte de foi, un engagement dans une vie de pénitence, chargée de préparer le règne de Dieu.
Ainsi que nous avons pu le voir, Jochanaan a très certainement fait partie de la tendance ébionite de la « Communauté des Purs » autrement dit des esséniens, et adhéré à leur conception d’un clergé « dissident » du Temple, illégitime à leurs yeux. Jean a largement utilisé leurs pratiques baptismales en des lieux presque identiques, mais selon une vision plus universaliste du baptême, puisqu’il invitait tous les gens d’Israël au repentir et au « retournement » de leur vie afin d’accueillir le Messie qui devait venir. En cela, il y a fort à parier que le baptiste fut en rupture avec la Communauté, et qu’il en avait été exclu pour son refus de partager les convictions « élitistes » du mouvement essénien…
Moins sectaire que les pharisiens, les sadducéens, les zélotes, ou les esséniens, Jean lançait à tout le peuple juif de Palestine un appel à la repentance et au baptême, permettant à chacun de bénéficier du pardon divin. Bref, il rassemblait tout le peuple devant Dieu. Mais il ne s’agit pas d’un conflit entre une religion nouvelle et le judaïsme. Un Réveil populaire au sein du judaïsme palestinien s’en prend énergiquement aux prétentions sectaires des groupes dirigeants juifs. Voilà tout !
Il y a eu autour de lui toute une agitation qu’attisaient les révoltes endémiques.
Autour de Jean s’étaient en effet rassemblées beaucoup de personnes qui, à l’entendre parler, étaient gagnées par la plus grande excitation (FLAVIUS Josèphe. Antiquités juives. XVIII, 116-118).
L’idée réitérée par Jean le Baptiste, comme plus tard les millénaristes, que la fin des temps était imminente, unissait dans une même déréliction le goût de la pénitence, du martyre, et de la purification in extremis.
Jochanaan baptisait au gué de Bethabarra (Aenon selon Jean) sur le Jourdain, à quelques kilomètres de Qûmran.
À la mort du baptiste – exécuté au début des années trente à l’instigation d’Hérode Antipas, le Tétrarque de Galilée –, son cadavre fut inhumé par ses disciples à Machéronte, et son mouvement éclatera. Certains restèrent indépendants. Bien qu’ignoré de la tradition talmudique, Jean-Baptiste a une place dans le Coran qui le vénère comme un très grand prophète dont la mosquée des Omeyyades à Damas prétend abriter la tombe. (Il y aurait alors eu dans ce cas transfert du corps de Machéronte à Damas).
LES DIFFÉRENTS MOUVEMENTS BAPTISTES.
Au 1er siècle de notre ère existait par exemple en Samarie un mouvement baptiste dont le prophète, Dusion, Dosthion ou Dostan (en grec Dosithée) se voulait disciple de Jean le Baptiste, qu’il considérait comme le vrai Messie. Ils ne se nourrissaient que des fruits de la terre et vivaient dans des grottes ou cavernes. Dosithée niait la résurrection des corps, la destruction future du monde, le jugement dernier, l’existence des anges.
Il y a quelques années encore les mandéens (qui s’appellent eux-mêmes nasorayé, autrement dit nazoréens) et qui considèrent Jean-Baptiste, connu par des traditions qui ne viennent pas du Nouveau Testament, comme leur prophète-fondateur ; procédaient encore à des baptêmes dans l’Euphrate, en Irak et en Syrie.
Il en reste, dispersés au sud de l’Irak, dans les zones marécageuses du Chatt-el-Arab, débordant sur l’Iran (province du Khouzistan), trois ou quatre cents. Les mandéens parlent un dialecte araméen oriental archaïque qui leur est propre.
Les mandéens connaissent, aujourd’hui encore, un sacerdoce héréditaire à trois degrés : acolytes (ou diacres), prêtres et grands prêtres. Le baptême est leur rite essentiel qui peut être renouvelé et qui est toujours conféré dans une eau courante, ou des points d’eau vive, comme le faisaient Jean (le baptiste) et les disciples qui lui ont succédé. Après la consécration de l’eau, le catéchumène y est
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plongé trois fois. Le prêtre serre ensuite la main du baptisé en signe de communion, puis le marque d’une onction d’huile consacrée, avant de le faire communier à l’aide d’un morceau de pain consacré et d’une coupe d’eau. Les mandéens baptisent les mourants et les morts pour protéger leurs âmes dans leur ascension vers la lumière.
Ils ne sont nullement chrétiens et leur sont même hostiles puisqu’ils considèrent Jésus comme un faux disciple et les chrétiens comme des hérétiques dissidents du mouvement initié par Jean.
Le livre sacré de ce mandéisme, que la tradition rattache à saint Jean-Baptiste, est pourtant très gnostique, et cela est assez étonnant, mais témoigne d’une évolution générale des idées dans cette partie du monde.
LES HELLÉNISTES ET LA SEPTANTE.
Lorsqu’ils étudient la culture juive des deux premiers siècles avant notre ère, et spécialement l’attitude des juifs à l’égard de la Bible, les historiens ont l’habitude de distinguer deux grandes tendances. Les juifs plus ou moins fraîchement émigrés de leur patrie d’origine, et pénétrés d’influence grecque, et les juifs demeurés en Palestine, dont la civilisation avait été, à ce titre, davantage préservée des contaminations occidentales. Les uns et les autres se penchaient sur la Bible avec autant de zèle et de vénération, mais leur exégèse accusait d’importantes différences, surtout dans l’usage de l’interprétation allégorique. En effet, les seconds ne pratiquaient pas ou peu l’exégèse allégorique. C’est que la mentalité rabbinique est peu encline à l’allégorie : les rabbins ne cherchent nullement à dégager de la Bible un système de sagesse qui lui reste étranger ; ils ne l’étudient que pour acquérir la science de la parole divine et pour en déduire toutes les prescriptions juridiques qu’elle recèle. Or l’esprit juridique met en fuite l’esprit poétique inhérent et nécessaire à l’allégorie. Il n’en va pas de même du judaïsme alexandrin où une allégorie souvent débridée était de règle. Celle-ci pouvait être aussi bien morale que physique.
Une influence grecque semble être à la base de ce mode d’exégèse. Plusieurs indices le montrent : le fait que seuls les juifs entrés en contact avec la civilisation hellénique pratiquent cette exégèse allégorique, la présence, chez les allégoristes juifs, d’une notable connaissance de la pensée grecque… Mais il y a, de cette influence déterminante de l’allégorie grecque sur l’allégorie juive, des indices plus éloquents et plus positifs. En effet, plusieurs juifs alexandrins ont eux-mêmes pris soin de noter la parenté qui relie l’exégèse figurée qu’ils donnent de leurs textes sacrés, au traitement allégorique que les Grecs appliquaient à leurs premiers poètes. On constate alors deux nuances. Certains juifs hellénisés rapprochent leurs propres mystères des mythes grecs, leur allégorie de l’allégorie grecque, pour conclure que c’est à eux-mêmes que revient la gloire de la découverte et aux Grecs la honte du plagiat. D’autres auteurs maintiennent le rapprochement entre leur propre exégèse allégorique de la Bible, et l’interprétation grecque d’Homère et d’Hésiode, sans prétendre avoir été les initiateurs de la Grèce. À vrai dire, ils ne professent pas davantage en avoir été les initiés. Mais leur familiarité avec les mythes grecs classiques, la démarche spontanée par laquelle ils les évoquent chaque fois que l’Écriture présente avec eux quelque analogie ; pour tout dire l’impression qu’ils donnent de croire à l’existence d’un vieux fonds mythique commun qui aurait reçu une double formulation, homéro-hésiodique et biblique ; toutes ces raisons conduisent à penser que leur interprétation allégorique a été influencée, pour ne pas dire suscitée, par le procédé littéraire grec, qu’ils ne pouvaient pas ignorer. Le but que ces auteurs poursuivaient en amalgamant le récit biblique avec des épisodes tirés des poèmes homériques et hésiodiques, était naturellement de se concilier les lecteurs grecs ; en leur montrant que la Genèse n’est pas l’histoire d’un peuple imaginaire, ni même d’un monde à part ; mais que les plus incroyables chapitres, tels ceux du déluge et de la tour de Babel, se laissent recouper par les données mythiques de la Grèce. Pour achever de capter l’attention bienveillante des Grecs, le plus sûr évidemment était de transposer à la Bible la méthode allégorique qu’ils prenaient tant de plaisir à voir appliquer à leurs poètes.
Une autre forme de lecture est celle qui s’attache aux signes, non pas d’abord dans leur relation avec un signifié, mais dans leur matérialité même, en tant que signifiants. Nous classerons sous cette rubrique divers procédés. Le plus ancien, et qui ne joue pas uniquement sur le signifiant d’ailleurs, est l’étymologie, qui va chercher le « vrai » sens d’un mot dans les profondeurs de l’origine ou dans une autre langue vue comme originelle. Il s’agit avec ce procédé de faire la preuve par le langage, preuve formelle s’il en est.
On peut aussi considérer les mots comme dépositaires d’un savoir qui ne se révèle qu’après transposition des lettres dans leur valeur numérique. Le grec Héliodore, qui vivait au IIIe siècle de notre ère, nous apprend ainsi que si l’on remplace chacune des lettres du nom du Nil (No) par le chiffre correspondant (les Grecs notaient les chiffres au moyen de lettres de l’alphabet) ; on obtient 365, ce qui est le nombre de jours que compte une année. La gématrie peut donc faire apparaître le
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sens caché d’un texte. Cette recherche de coïncidences lumineuses apparaîtra d’autant plus justifiée qu’elle sera appliquée à des textes sacrés auxquels on suppose une cohérence divine, capable d’englober toutes les dimensions du texte. Elle constituera un des aspects importants de l’interprétation de l’Écriture dans la tradition talmudique ou chez les Pères de l’Église, plus tard.
La Septante. Traduction de la Bible juive en langue grecque, qui aurait été réalisée, selon la tradition, par 70 (ou 72) lettrés juifs d’Alexandrie.
Nombre d’immigrants juifs ne connaissaient plus l’hébreu, et souhaitaient lire leurs textes sacrés dans la langue de leurs transactions commerciales, l’araméen demeurant leur langue quotidienne. Une traduction unifiée fut donc probablement faite à la demande du souverain lagide Ptolémée, soucieux de connaître les règles des divers peuples qui lui étaient assujettis, dans le cadre d’une réorganisation de son royaume.
La traduction de la Septante au IIIe siècle avant notre ère a donc été marquée par le passage d’une langue sémitique, avec ses glissements de sens par allitération et ses particularismes de temps verbaux (l’hébreu ne connaît pas les temps, passé, présent, futur, mais connaît des aspects c’est-à-dire la différence entre ce qu’on appelle « l’accompli » parfois « le parfait » et « l’inaccompli" parfois « l’imparfait », l’accompli peut correspondre à un présent qui garde la mémoire d’un passé et qui a de quoi perdurer., l’inaccompli peut désigner quelque chose qui a commencé, quelque chose qui commence, quelque chose qui est en voie d’advenir ou de finir, et donc il peut se traduire aussi bien par un passé que par un imparfait, un présent ou un futur) ; par le passage donc à une langue de type indo-européen, fondé plus sur une logique rationnelle que sur la vertu analogique des sons, des images, ou des procédés kabbalistiques.
Derrière les questions de sémantique, il y a les différences de structures de la pensée ou de son expression chez les Hébreux et chez les Grecs. Un même mot prononcé dans ces deux univers culturels peut avoir un sens radicalement différent. D’où parfois d’irréductibles divergences.
La version des Septante entre dans une vision d’abord dépouillée de son caractère d’écriture juive sacrée et rencontrant parfois la mythologie grecque, à laquelle l’assimilent certains syncrétismes, puis de nouveau sacralisée lorsque le judéo-christianisme subira une hellénisation qui aboutira au christianisme. La Traduction latine ou Vulgate l’éloignera encore plus de son origine, mais lui gardera son caractère de vérité révélée et intangible.
Or elle contient de très nombreuses erreurs de traduction, lourdes de conséquences.
L’Occident, et cela en est presque comique, possède l’extrême particularité de reposer, jusque dans ses mentalités, ses modes de sentir, de penser, de juger, et d’agir, mais, peut-être aussi surtout d’imaginer ; sur une langue à laquelle il n’a jamais eu accès, sinon marginalement, que par des traductions : l’hébreu. Et le christianisme, noyau et foyer de cet inconfort, assume et développe presque à plaisir tous les aspects de ce paradoxe. Issu de deux corpus ne lui appartenant pas, le juif d’abord, puis celui que recueille Byzance, il les remplace par un troisième, latin celui-là : plus de bible hébraïque, judaïque, plus de Septante, mais une traduction-adaptation des deux. Et l’on assiste alors à l’inouï : la mise en place de tout un édifice idéologique et fantasmatique dont les fondations ont été acquises sur un marché d’occasion ou de seconde main ; (par le biais d’une traduction ou d’une traduction de traduction pour ce qui est du Nouveau Testament).
Quelques exemples d’erreurs de traduction commises par la Septante.
Genèse 14, 13.
Le texte hébreu qualifie Abraham d’Hébreu.
Or la traduction de la Septante en fait « un émigré ».
Ce n’est pas du tout la même chose, mais les Pères de l’Église et les évêques d’aujourd’hui ont bâti sur ce terme toutes sortes de spéculations
. Esaïe 28, 9-11.
Le texte hébreu est une suite de syllabes, peut-être des mots apocopés, que la plupart des exégètes modernes préfèrent ne pas traduire :
« Çaw laçaw, çaw laçaw, qaw lagaw, qaw laqaw, ze’eyr sham, ze’eyr sham ».
Ceux qui tentent de traduire proposent en général quelque chose comme ceci :
« Ordre sur ordre, ordre sur ordre, règle sur règle, règle sur règle, un peu par ici, un peu par-là ».
Dans la version des Septante cela donne :
« Reçois épreuve sur épreuve, espérance sur espérance, encore un peu, encore un peu !! » Origène a fondé là-dessus toute une théorie à propos des martyrs.
En Juges 15,16-19, Samson tue ses ennemis avec une « mâchoire » d’âne. Le nom de « mâchoire » fut par la suite donné au lieu de cette victoire : Lechi.
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Normalement on n’aurait pas dû traduire ce nom, devenu nom propre, c’est pourtant ce qu’ont fait les Septante et cela nous a donné, au lieu de « Dieu ouvrit le creux qui est situé à Lechi et de l’eau en sortit ». « Dieu ouvrit la blessure dans la mâchoire et de l’eau en sortit ».
L’interprétation allégorique, à valeur spirituelle, qu’en donneront les Pères (la mâchoire préfigure les ossements des saints, etc.) frôle donc le ridicule.
L’assimilation de Jésus au soleil qui se lève vient de la traduction du mot hébreu çèmah (littéralement ce qui lève, le germe) par le terme grec anatolé, qui veut dire « levant », mais au sens « d’endroit où le soleil se lève = Orient ».
En Esaïe 45, 23 b, alors que le texte hébreu se ponctue (intellectuellement) ainsi :
«… et toute langue prêtera serment.
En YHVVH seul, etc. etc. »
Le point nécessaire à la compréhension, ayant été omis par les Septante, cela devient pour eux
«… et toute langue prêtera serment en YHVVH seul… ».
Note de la rédaction. En ce qui concerne les différents noms de Dieu – et, donc, ses différentes conceptions – la traduction des Septante a parachevé l’unification et, donc, la confusion ; en traduisant par un seul et même mot grec, theos (deus ensuite dans la Vulgate en latin) ces différents niveaux de la réalité divine. Et tout ce qui s’en est ensuivi (théologie, etc.) a donc reposé sur ce double ou triple ou quadruple malentendu.
Idem avec le terme hébreu malak qui signifie envoyé.
Mais il y a envoyé et envoyé : les envoyés de Dieu qui participent peu ou prou de sa nature, et les envoyés des simples princes de ce monde.
Or dans les deux cas, la Septante a traduit par « aggelos » d’où une certaine confusion entre les vrais « anges » et les simples ambassadeurs des princes de ce monde.
Il est impossible d’estimer très précisément le rôle que tout ceci a pu jouer dans la formation du christianisme, mais il dut être considérable.
Les juifs alexandrins se sont notamment livrés à un extraordinaire travail d’adaptation (de falsification dit BERNARD Lazare) des textes propres à devenir un appui pour leur cause. Des vers d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, de prétendus oracles d’Orphée, conservés dans Aristobule et les Stromata de Clément d’Alexandrie, célébrèrent ainsi le dieu unique et le sabbat au grand étonnement des païens. Des historiens furent aussi falsifiés. Bien plus, on leur attribua des œuvres entières, et c’est ainsi que l’on mit sous le nom d’Hécatée d’Abdère une histoire des juifs bien peu historique. La plus importante de ces inventions fut celle des oracles sibyllins, fabriqués de toutes pièces par les juifs d’Alexandrie, et qui annonçaient un temps futur où devait advenir le règne du dieu unique… Les juifs prétendirent même ramener à eux la littérature et la philosophie grecques. Dans un commentaire sur le Pentateuque que nous a conservé Eusèbe, Aristobule s’efforça de démontrer que les idées de Platon ou d’Aristote venaient d’une vieille version grecque du Pentateuque.
Philon d’Alexandrie, à peu près contemporain de l’ère chrétienne, a pratiqué sur une grande échelle l’interprétation allégorique de l’Ancien Testament ; soit qu’il ait produit des exégèses nouvelles, soit qu’il ait simplement repris et amplifié celles qui avaient déjà cours dans le milieu judéohellénistique. Selon Philon, le recours à l’allégorie s’impose lorsque le sens littéral du texte sacré, à lui seul, présente une difficulté insoluble, une ineptie, une contradiction et surtout une affirmation indigne de Dieu (il n’en manque pas dans la Bible effectivement). On peut remarquer que cette règle philonienne n’est que la transposition d’un principe stoïcien dont la meilleure formulation est due au pseudo-Héraclite, selon lequel l’allégorie est l’indispensable antidote des textes homériques qui, sans elle, ne seraient qu’impiété. Il faut d’ailleurs remarquer à quel point Philon connaît l’exégèse allégorique que les Grecs donnaient de leurs principaux mythes, soit, le plus souvent, qu’il y acquiesce et la reprenne à son compte, soit qu’il la rejette. En outre, il produit, de passages d’Homère et d’Hésiode, diverses interprétations allégoriques dont il semble bien être l’inventeur. Il voue aux poètes des premiers siècles la plus grande admiration, il les défend contre l’accusation d’impiété, il estime que le plus sûr moyen de justifier cette admiration, comme d’assurer cette défense ; est de mettre en valeur, par l’allégorie, l’enseignement dissimulé dans leurs poèmes. Mais Philon ne se borne pas à interpréter ces mythes grecs selon des schémas stoïciens classiques, ni même à en proposer des utilisations inédites. Il les entremêle aux récits bibliques. L’intimité de Philon avec la culture grecque est si profonde et son désir de donner du message juif une présentation propre à séduire le lecteur hellénistique si puissant, qu’il en vient presque à dissoudre la spécificité de la révélation mosaïque. À la fondre avec les données légendaires d’Homère, dans un unique fonds mythique universel, que seule peut sauver l’interprétation allégorique.
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LES PHARISIENS.
Ancêtres directs du judaïsme d’aujourd’hui vu la disparition du Temple qui a suivi.
Eux aussi, comme nous avons pu le voir, attendent le Messie (Christos/Chrestos en grec) qui doit les libérer de l’Empire romain.
Apparus en Palestine dès avant la fin du IIe siècle avant notre ère, les pharisiens n’avaient renoncé que peu à peu à imposer la Loi de Moïse à toute la société palestinienne. Nous connaissons mal leur histoire et leurs idées d’avant la ruine du Temple, en 70. Mais il est clair que, faute de pouvoir rendre à la Loi mosaïque sa place éminente dans l’organisation de la société ; les pharisiens avaient entrepris de faire de la Torah une loi morale proposée à chaque juif soucieux d’obéir à la volonté divine. Ils rassemblaient donc en une fraternité les personnes désireuses d’y conformer leur vie. Dans ce double dessein, ils faisaient des commandements une interprétation applicable à la vie quotidienne de chacun. Ce grand effort de sérieux moral et rituel leur valait une certaine admiration de la masse de la population juive de Palestine. Mais il comportait un dédain très visible à l’égard du peuple du pays, considéré par les pharisiens comme négligeant ses devoirs religieux et moraux. Gens de villes, comme les puritains du XVIIIe siècle, les pharisiens méprisaient volontiers les paysans, qu’ils jugeaient enfermés dans la superstition et le laxisme moral. Bref, eux aussi avaient une attitude sectaire.
Le pharisaïsme, avec son angélologie et son au-delà paradisiaque ou infernal, ne dépasse pas un stade théologique rudimentaire, à une exception près.
Alors que le parti sadducéen, formé par les fonctionnaires sacerdotaux, attachés à conserver leurs privilèges, sous quelque régime que tombe Israël, ne se soucie guère de résurrection ou de salut, le parti rival, celui des pharisiens, lui, professe une idée nouvelle. Chacun, après un dernier jugement, recouvrera son enveloppe charnelle dans l’au-delà. Sur ce point, les chrétiens sont donc de parfaits pharisiens.
Les pharisiens sont en effet les seuls, dans le Judaïsme de l’époque, à imaginer à la fois une survie de l’âme et une résurrection des corps ; en un lieu paradisiaque, où les Justes sont récompensés de leur zèle et de leurs souffrances sur Terre (ou iront en enfer évidemment).
Le Pharisaïsme en Palestine et dans la diaspora n’est pas la première religion à démocratiser la réincarnation conjointe des corps et des âmes, les justes et les injustes, quel que soit leur rang social ; puisque le druidisme à l’autre bout de l’Empire romain professait également cette doctrine. « Une de leurs doctrines s’est répandue dans le peuple, à savoir que les âme/esprits sont immortelles et qu’il y a une autre vie chez les morts » (Pomponius Mela. Dans son livre intitulé en latin De chorographia 3, 2).
« La même âme/esprit gouverne un corps dans un autre monde ». (Lucain. Dans son livre intitulé en latin « Pharsalia » ou « Bellum civile », I, 450-458).
Le pharisaïsme est seulement la première religion à avoir placé derrière tout ceci une redoutable alternative, celle du salut céleste ou de la damnation éternelle, et à avoir accordé une importance essentielle à la rétribution finale des actions.
Les pharisiens ont en effet opté pour la transformation d’une Loi sociale impraticable en une Loi morale proposée à chaque membre du peuple.
Ils croient en un au-delà où chaque homme, convoqué après sa mort à un Jugement dernier, est jugé selon ses mérites et voué au paradis ou à l’enfer. Idée totalement absente des autres croyances en la réincarnation des âmes après la mort. Cette croyance implique que les Églises pharisiennes (appelées synagogues), lieux à la fois cultuels et sociaux, perpétueront jusqu’au-delà de la mort des fidèles leur rôle de protection et de contrôle.
En multipliant dans la Diaspora les synagogues où s’est imposée leur doctrine, les pharisiens construiront en quelque sorte une religion sans État et bientôt, après l’écrasement des Juifs par Hadrien en 135, une religion sans nation.
LES ZÉLOTES.
Les zélotes, en lutte contre l’occupation romaine, assimilent Rome à une capitale de la débauche, « La Grande Prostituée » dont parle l’apocalypse attribuée à Jean.
Ils avaient avec le reste de la population juive de Palestine les rapports que toute organisation terroriste entretient avec le milieu où elle baigne. Ces hommes qui, à l’instar du prêtre Pinhas
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(Nombres 25, 6 à 13), se substituaient aux autorités défaillantes, pour éliminer par la violence les contrevenants à la Loi ; cherchaient à imposer au peuple une observance plus complète des commandements, tout en se rendant populaires par leurs actes de résistance antiromaine. On peut les comparer aux groupes qui, en pays d’islam, s’efforcent d’imposer la « charia » comme base du droit. Forcément voués au secret ainsi qu’à une discipline rigoureuse, pour échapper à la répression, ils pensaient agir au bénéfice de tous, mais vivaient nécessairement à l’écart, dans des cercles restreints dont les contacts avec la masse du peuple étaient rares.
CONCLUSION.
L’idée d’un sauveur délégué par Dieu pour aider les hommes (le Messie, en grec Christos) a pénétré très tôt dans le judaïsme, surtout dans le samaritanisme, vraisemblablement par le biais de l’Égypte ou de l’Iran ; mais deux thèses s’affronteront dès le début à son sujet.
Pour les uns ce sauveur ne doit être qu’un simple mortel, bien que guidé inspiré et secouru par Dieu pour venir en aide à son peuple. Conception juive orthodoxe du messie.
Pour les autres ce sauveur ne doit avoir que l’apparence d’un homme, car ce sera en réalité un être de nature purement spirituelle, un ange. Conception gnostique de l’aggelos christos.
On en trouve un excellent exemple dans Origène, mais appliqué à Jean le baptiste.
« 24. Jean-Baptiste a été envoyé. Mais d’où ? Son âme vient d’une région plus élevée. « Il y avait un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean ». Celui qui est envoyé vient de quelque part pour aller quelque part, et l’exégète prudent cherche donc à savoir de quelle partie de l’univers Jean a été envoyé et pour aller où ? » (Commentaire sur Jean Livre 2 chapitre 24).
Cette idée, qui apparaîtra avant l’ère chrétienne, dominera d’ailleurs toute la pensée du christianisme naissant jusqu’à l’apparition, au IIIe siècle, d’un courant résolument hostile (Irénée et Tertullien).
Tandis que se multiplient, ainsi que nous l’avons vu, les querelles sur la personnalité du Sauveur qui doit venir ou revenir, les divers courants messianiques – adamien, séthien, naassène, caïnite, essénien, nazoréen, helléniste, pharisien, etc. forment des Ekklésiai ou Églises rivales (hébreu Qahal communauté). Chacun tente de se légitimer en établissant sa filiation avec le « vrai » messie à venir, l’oint du Seigneur, que le grec traduit par Chrestos ou Christos.
Chacun de ces prophètes ou illuminés se veut l’élu de Dieu, choisi par lui pour révéler aux ignorants le véritable sens de textes dont la profondeur avait jusque-là échappé aux précédentes exégèses.
On assiste de la sorte à des transpositions successives de formules et d’expressions revues et corrigées à la lumière de l’époque.
À l’instar d’Osée, d’Ézéchiel, de Jérémie, qui habillaient de nouvelles formes les objurgations et lamentations du passé, les adamiens, les séthiens, les caïnites, les naassènes, les nazoréens, les hellénistes, les pharisiens et les esséniens (tout comme les judéo-chrétiens après eux) ; adaptent à leur préoccupation messianique les textes de la Bible où ils perçoivent littéralement (au besoin en les réécrivant : midrashim) les prémices de ce qu’ils annoncent.
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LES HYPOTHÈSES DIVERSES SUR LE NAZORÉEN JÉSUS DONC.
Sur l’existence de Jésus, les thèses se répartissent actuellement en cinq grandes tendances.
— La thèse traditionaliste : pour la frange conservatrice et les intégristes, tout ce qui est consigné dans les Évangiles est absolument authentique. Ces récits sont de parfaits documents historiques, rédigés par des témoins directs, inspirés par le Saint-Esprit. Les contradictions que l’on y découvre ne sont qu’apparentes.
— La thèse séculariste : le Jésus dépeint dans les évangiles ressemble de près au Jésus ayant existé au 1er siècle de notre ère ; mais certains détails plus ou moins légendaires ont été ajoutés : naissance virginale, certaines paraboles, les miracles, etc. (selon l’optique des auteurs, la Résurrection fait ou non partie de ces détails). C’est la thèse prédominante aujourd’hui. Elle est consignée dans les manuels scolaires.
— La thèse cryptique ; Jésus a existé, mais il n’a pas du tout été l’homme représenté par les évangélistes. Selon les interprétations, il a été un révolutionnaire, un Juif millénariste, un sicaire, un zélote et ainsi de suite.
— La thèse minimaliste : Jésus a existé, mais on ne peut avec certitude le dépeindre tel qu’il était ni décrire ce qu’il a accompli, car le mythe a entièrement recouvert le personnage.
— La thèse du mythe : Jésus n’a pas existé. Aucun document probant n’atteste son existence. Les diverses interprétations des historicistes, additionnant les conjectures, ne font que compliquer le problème. De nombreux indices portent à croire que Jésus n’est qu’un mythe au même titre que Mithra ou Apollon. Qu’il est le fruit d’une élaboration théologique tardive.
Les trois derniers courants partagent l’idée que les évangiles ont été écrits tardivement et que leurs auteurs ont altéré l’Histoire. Leur divergence porte seulement sur le fait que les uns suggèrent que Jésus est un homme divinisé, tandis que les autres estiment qu’il s’agit d’un dieu-ou-démon humanisé.
Rejetant sans ambages la thèse traditionaliste, outrancière et antiscientifique, les barbares que nous sommes n’ont pas la prétention de trancher ici de façon définitive entre les autres options ni d’établir un nouveau dogme historique ; qui plus est à propos d’une des principales religions en concurrence aujourd’hui dans le monde.
Les barbares druides d’Occident que nous sommes revendiquent le droit du public à une stricte égalité de traitement des grands mythes religieux. Ils estiment qu’il est dommageable que l’étude des origines chrétiennes reste un domaine réservé, dans lequel textes et documents échappent à la méthode qui est appliquée aux autres. Notre seule religion est celle du vrai.
Le portrait du fondateur du christianisme et de ses premiers disciples que l’on nous brosse maintenant à travers les livres d’histoire scolaires ou les films d’Hollywood ; n’est que le résultat de la réécriture de l’Histoire opérée par le courant devenu dominant au IVe siècle. Il s’agit d’un Jésus ou de premiers apôtres n’ayant jamais existé comme cela, car idéalisés en fonction de cette nouvelle idéologie. Le problème central du christianisme du IVe siècle a été son propre passé. Le christianisme tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est fabriqué un passé dès son accession au pouvoir par une refonte du judéo-christianisme dans le véritable moule que constituent les histoires romancées sur Jésus, appelées Évangiles.
L’existence d’évangiles attribués à Luc, Marc, Matthieu et Jean, n’est attestée qu’à la fin du IIe siècle. Le premier à être officialisé, l’évangélion de Luc (avec sa partie Actes des Apôtres) l’ayant d’ailleurs été par Marcion, fils d’un évêque de Sinope au 1er siècle, considéré par la suite comme hérétique malgré son rôle fondamental dans la diffusion du christianisme. Un rôle si fondamental notamment par sa « découverte » des lettres de Saint Paul, que ce fut sans doute pour contrer son influence que les autres courants du christianisme naissant tous bords confondus mirent en avant d’autres évangiles, ceux de Marc et Mathieu.
Les Évangiles n’ont jamais été ou ne sont pas que des récits initialement rapportés par des apôtres témoins oculaires, puis transmis oralement jusqu’à leur mise par écrit. L’exemple le plus flagrant est l’Évangile attribué à Jean et sa saisissante relation du procès imaginaire de Jésus (elle déclencha, paraît-il, la fureur du roi irlandais Conchobar).
La figure de Jésus a été forgée de toutes pièces par la rumeur et ne correspond en rien à une quelconque existence historiquement avérée.
Le récit lucanien de la mort de Judas dans les Actes des apôtres 1,18-19 est inconciliable avec celui de Matthieu 27, 3-10. Notons au passage : ce qui est très très curieux, c’est que saint Paul en 1 Corinthiens 15, 3-8 semble toujours compter Judas parmi les disciples, puisqu’il en mentionne douze
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(alors que théoriquement il n’a pas encore été remplacé et ne le sera qu’après ces apparitions. Voir le tirage au sort de Matthias dans les Actes des Apôtres ; 1-26). Il ne s’agit donc peut-être là aussi que de midrash (im) c’est-à-dire un mode de lecture biblique reliant des passages et des versets différents pour élaborer de nouveaux récits, des récits n’ayant jamais été rédigés tels quels, mais ne contenant pourtant que des éléments authentiquement puisés dans les anciens et notamment dans les prophéties parlant du messie.
Soyons plus tolandiens que John Toland dans son « Christianisme sans mystère » section II chapitre III paragraphe 19 ; soyons monganiens et affirmons clairement à la suite de Porphyre…
1. Que Jésus ne correspondait presque en rien au départ au portrait-robot théorique du Messie attendu par les juifs (a-t-on jamais entendu parler d’un messie crucifié dans le judaïsme ?)
2. Que la majorité de ses compatriotes d’alors ont d’ailleurs refusé de le suivre.
3. Que la conformité de sa vie ou de son œuvre avec les prophéties de l’Ancien Testament est surtout due aux diverses manipulations de textes opérées par les tout premiers chrétiens.
4. Tout comme ses miracles d’ailleurs.
5. Ce que John Toland a presque reconnu dans la deuxième édition de son livre (paragraphe 21).
6. Que la doctrine de Jésus enfin, n’était pas faite à l’origine pour les païens. En Marc 12, 29, le premier des commandements donné ou rappelé par Jésus est encore tout simplement la prière juive appelée « shema ».
« Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le seigneur est Un ».
Le sommet de l’iceberg (l’intelligentsia chrétienne, y compris au plus haut niveau) reconnaît désormais que tout n’est pas vrai dans la Bible (la proportion d’erreurs reconnues variant suivant les auteurs) ; mais n’insiste pas beaucoup pour le faire admettre aussi par la masse de ses croyants de base. Le catéchisme inculque toujours aux enfants par l’image et la répétition la croyance simpliste en son dieu ou démiurge.
Or un catéchisme n’est pas une explication, mais une affirmation ; en faire apprendre un aux enfants est une pratique qui revient à, en réalité, assurer la primauté de la foi aveugle sur la raison et à briser leur jugement critique en ce domaine. Puisque la religion est faite pour des créatures raisonnables, c’est la conviction et non l’argument d’autorité qui devrait être utilisée avec les êtres humains. Tel est du moins ce que pensait Toland à ce sujet.
Offrir ensuite aux enfants devenus grands, une explication plus rationnelle, ne peut suffire à réparer les dégâts de ce viol de leurs consciences.
Il existe d’ailleurs encore chez nous un courant intégriste hostile au transformisme et qui s’en tient, en matière de création de l’univers, au texte de la Genèse.
La Bible transmet un certain nombre d’idées, mais c’est la raison, pas la foi, qui peut déterminer si elles peuvent être acceptées.
Le raisonnement à destination des adultes, fréquemment utilisé par les chrétiens, à propos de la véracité et de l’historicité des Évangiles ou de la Bible en général, est le suivant : c’est globalement historique, même si, bien sûr certains détails ne le sont pas (thèse séculariste). Mais c’est quoi un détail ? Peut-on appeler « détail » un élément du récit…
1. Fruit du travail de réflexion de toute une communauté croyante sur plusieurs années.
2. Ayant pour but d’entraîner l’adhésion en un domaine aussi important que celui de la Croyance.
3. Ayant effectivement contribué à cela dans les débuts du christianisme.
4. Continuant à jouer ce rôle auprès d’un grand nombre de chrétiens actuels, disons « de base ».
5. En bref des éléments du récit dont l’absence affecterait sensiblement la croyance des chrétiens, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. (Il y aurait toujours des chrétiens, mais moins, et avec des idées différentes).
Le grand exégète catholique qu’est Raymond E. Brown le reconnaît d’ailleurs explicitement.
Bien que l’évangéliste ait utilisé des ensembles de matériau écrit et oral déjà existant, il n’a pas procédé à un simple « collage » de ses sources. Œuvrant aussi en fonction d’une christologie, d’une eschatologie et d’une ecclésiologie précises, il a composé un récit hautement efficace sur Jésus, qui combinait tout ce qu’il avait reçu. Ce récit a gagné au Christ une grande partie du monde ancien.
ON NE SAURAIT MIEUX DIRE !
Dans le cas des récits concernant le nouveau Josué (Jésus), il y a trois niveaux d’historicité à distinguer.
Le premier niveau est celui des faits le concernant, mais en tant qu’homme. Ils sont donc, soit d’une assez grande banalité (il est né, il a eu une mère, il est mort, etc.), soit un peu trop beaux (un peu trop adaptés au portrait-robot du messie d’après l’Ancien Testament = midrash ?) pour être vrais.
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Deuxième niveau… [cette partie du fichier est illisible].
Le troisième niveau est celui des faits le concernant, mais en tant que dieu.
Or ce qui est à noter c’est que les récits en question semblent authentiques et vraisemblables surtout en ce qui concerne le premier niveau des faits ; celui des banalités, et pas du tout en ce qui concerne le second niveau, ou celui qui est relatif à sa divinité.
« La fatalité d’être conçu d’une vierge est prescrite, exigée à l’avance et, à ce titre, doit nécessairement faire partie de la biographie de toute personne présentée comme messie. Ce qui ôte toute valeur réelle au récit qui ne peut plus être considéré comme constatant un fait, mais arrangé pour les besoins de la cause ». (Henri Lizeray. La Doctrine Secrète ).
L’attitude des chrétiens en ce domaine est nettement schizoïde ou schizophrène.
Ils reconnaissent qu’il y a eu en la matière…
— Ajouts de mots, de phrases, ou de paragraphes entiers (interpolations).
— Suppression de mots, de phrases, ou de paragraphes entiers.
— Ou changement dans la relation de certains événements (suite à une nouvelle interprétation des faits par exemple. Le cas le plus flagrant est la dépolitisation de l’action du nouveau Josué = Jésus.
Pourquoi dans ces conditions ne pas parler carrément de remaniement des textes ?
Ce sont les premiers mots qui viennent à l’esprit dans de tels cas. Voir par exemple la réaction de Celse au 1er siècle. Il avait bien raison quand il écrivait à propos du judéo-christianisme : « Les chrétiens, comme des ivrognes qui, dans des accès d’ivresse lèvent la main les uns sur les autres, ont corrompu l’intégrité originelle de l’Évangile, et l’ont remanié, trois ou quatre fois voire plus encore, afin d’être en mesure de répondre aux objections » (Celse. Alethes Logos).
Un des plus grands apologistes de l’Église, Origène l’a d’ailleurs admis en toutes lettres. « C’est un fait aujourd’hui reconnu, il existe parmi les manuscrits une grande diversité, que ce soit dû à la négligence des scribes ou à l’audace perverse des gens qui corrigent le texte ; ou encore au fait qu’il en est qui en ajoutent ou en enlèvent à leur gré ».
Le procédé en cause est bien connu, il a été utilisé par Philostrate au IIIe siècle quand il a écrit son livre sur Apollonius de Tyane.
Le rôle d’un témoin n’est-il pourtant pas de dire la vérité, et toute la vérité certes, mais rien que la vérité (on prête encore serment sur la Bible dans de nombreux pays pour cela, non ?).
Ce que l’on rajoute et qui n’est pas une réalité factuelle n’est qu’opinion et non témoignage (oculaire ou autre).
La deuxième question venant immédiatement à l’esprit est donc : peut-on qualifier de (globalement) historique un récit ; dont le seul niveau d’historicité avéré avec certitude est celui qui relève des banalités de l’existence (il est né, il a eu une mère, il est mort et ainsi de suite…) ?
Ce qui manque dans tout cela finalement c’est l’ouverture (d’esprit) ou les connaissances (par exemple celle des autres religions).
John Toland a été le premier à stigmatiser la malhonnêteté intellectuelle de ceux qui, bien qu’affichant ostensiblement le plus grand respect pour les écrits des Pères de l’Église ; ne manquent jamais d’ignorer leur avis quand il n’est pas conforme à leur humeur ou à leur intérêt. Ainsi que celle des gens malintentionnés qui détournent, comme ils le font souvent, les Études, la Raison, les Écritures, et tout ce qu’il peut y avoir de mieux au Monde.
Que serait l’honnêteté intellectuelle dans ce cas ?
La pertinence, autrement dit l’adéquation entre les mots et les choses.
Sans l’aide d’une règle infaillible pour les distinguer, nous pouvons prendre une proposition très discutable pour un axiome, des contes de grand-mère pour une certitude morale, ou le livre de recettes de cuisine de ma grand-mère cuisinière au château de Cirey-sur-Blaise pour une révélation divine symbolique et allégorique. La règle infaillible devant servir à nous convaincre de quelque chose doit être l’Évidence (Descartes). L’évidence, c’est la conformité de nos idées ou de nos pensées avec leurs objets ou avec les choses auxquelles nous pensons. Que dire en effet, des esprits admettant le peu d’historicité des événements ou des faits prouvant la divinité de tel ou tel personnage historique (sa résurrection par exemple), mais se fondant néanmoins dessus pour étayer leur raisonnement ?
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On regarde souvent comme tardifs les récits de la découverte du tombeau vide rapportés par les quatre évangiles.
La raison principale en est que Paul, qui prêche Jésus ressuscité, non seulement ne raconte jamais cet épisode, mais ne fait même pas une allusion au lieu de l’ensevelissement.
Un autre facteur qui suggère aux spécialistes une date tardive pour ces récits, c’est que les détails sont discordants. Un ange ou deux, assis ou debout, le tombeau déjà ouvert ou la pierre écartée par un ange qui descend, les propos de l’ange qui divergent…
Mais d’après le Père Brown, ce qui importe c’est l’authenticité de cette tradition, et non la date plus ou moins avancée des récits divergents qui la renferment. Le fait même que les évangiles font mention de Marie-Madeleine (elle est le témoin essentiel pour la découverte du tombeau) confirme la thèse qu’il y a là un souvenir chrétien authentique.
Autrement dit, les textes parlant de la découverte du tombeau vide sont tardifs, divergents, etc., mais ils prouvent néanmoins l’existence d’une rumeur sur la résurrection dès le début.
Raymond E. Brown ne va quand même pas jusqu’à laisser entendre que les disciples ont mis plusieurs dizaines d’années avant de commencer à croire en la résurrection du nouveau Josué/Jésus. Son raisonnement se ramène en fait à ceci.
Je crois en la résurrection du Christ (non pas parce que tel ou tel texte authentique et d’époque l’atteste, mais) parce que les chrétiens des années cinquante de notre ère, qui ont couché par écrit ces rumeurs, y croyaient. (Et le miracle d’ailleurs, c’est que des hommes aient pu croire à une telle histoire, car on se demande bien sur quel syllogisme inattaquable, ils ont pu fonder leur conviction. Des visions du type de celle qui advint à saint Paul ?)
Si c’est de la Foi et pas simplement une certaine forme de maladie mentale ; il faut bien reconnaître en tout cas qu’il s’agit d’un phénomène où la raison n’a plus sa place (elle y brille au contraire par son absence).
Il y a eu des remaniements incessants opérés sur les textes et ces remaniements incessants associés à des censures tout aussi incessantes, constituent autant de falsifications de la vérité factuelle.
LA SEULE QUI SOIT OBJECTIVEMENT MESURABLE OU QUANTIFIABLE.
Les vérités d’ordre supérieur, indépendantes des faits, des lieux, et des chronologies, souvent mises en avant par ceux qui croient en la divine providence pour justifier ces impostures, restent de l’ordre de l’indémontrable.
Il n’y a pas eu de résurrection et la seule chose qui s’est passée c’est que le corps du nouveau Josué nazoréen n’a pas été retrouvé. À chacun d’imaginer pourquoi. Ce qui est certain, c’est que les disciples, eux, ont fini par croire que c’était parce que leur maître était ressuscité ; mais nous, nous ne sommes pas tenus de les croire, vu les incohérences des récits concernant cette période de la vie du plus célèbre des dissidents de l’esséno-baptisme.
Comme les juifs, les chrétiens sont en général des gens manquant totalement d’esprit critique. Certains sont si entichés de mystères (ils semblent y trouver leur compte) qu’ils sont prêts à faire n’importe quoi plutôt que de s’en passer. Ce faisant, qu’ils en aient ou pas conscience, ils ne font rien moins que mettre leur religion en jeu à chaque fois ; car il n’est jamais bon signe de reconnaître que ce en quoi l’on croit est au-dessus de tout examen par la Raison, et que l’on n’acceptera en aucune façon que cela soit remis en question. Ce qui montre qu’au fond d’eux-mêmes ils n’ont pas confiance en leur propre cause… ce que l’on n’ose pas soumettre à l’examen de la Raison doit être, dans le fond, contraire à celle-ci…
Borné ou étroit d’esprit est le mot qui me vient spontanément à la mémoire pour parler de ceux que ne touche aucun argument rationnel quand cela va contre le jugement de l’Église primitive.
Les Pères de l’Église (comme ils aiment à les qualifier) sont pour eux les seuls interprètes du message des Écritures… Ce que ces hommes, comme l’a dit un grand philosophe, ne peuvent défendre en se servant de raisons suffisantes, ils le prouvent en s’appuyant sur leur autorité.
Si les Pères de l’Église en ont déjà parlé alors ils ne sont nullement à blâmer de s’épargner la rude tâche de raisonner plus judicieusement qu’ils ne l’ont fait (dixit Toland).
Il n’y a pas eu de résurrection avons-nous dit, et la seule chose qui s’est passée, c’est que le cadavre du nouveau Josué nazoréen n’a pas été retrouvé. À chacun d’imaginer pourquoi.
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D’où la difficulté des évangélistes à raconter sans contradiction les apparitions du christ ressuscité : on le reconnaît et on ne le reconnaît pas. On le touche et on ne le touche pas. Tout se passe comme si les premiers chrétiens avaient témoigné d’une expérience qui leur était survenue malgré leurs doutes ; que les évangélistes évoquent d’ailleurs souvent.
Seuls les disciples ont vu le christ ressuscité après sa mort, et encore, d’une manière difficilement transmissible, en tout cas inhabituelle puisque, généralement, dans leurs comptes-rendus, ils soulignent que c’est brusquement qu’ils prennent conscience de sa présence, ou de son absence.
Il n’y a que les disciples qui voient. Il faut déjà croire pour voir. Le christ n’est d’abord jamais reconnu par les disciples. Comme dit Marc, il se manifeste « sous une autre forme » (Marc 16,12).
Marie de Magdala le voit, lui parle, mais elle ne le reconnaît pas, elle qui l’aimait : elle le prend pour le jardinier (Jean 20,11-18). Dans l’Évangile de Luc, le christ ressuscité mange un morceau de poisson grillé (Luc 24,42). A priori, on voit mal à quoi peut servir de manger pour un corps comme celui du christ ressuscité. On mange pour éviter de mourir, mais après ? En bref, Jésus ne se fait reconnaître qu’à des gestes comme celui de rompre le pain ou d’appeler les gens par leur nom.
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GÉNÉRALITÉS.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, outre ses faux messies, la Palestine de cette époque est remplie de mages, d’astrologues, d’imposteurs et de guérisseurs qui se font payer pour guérir. Le degré de superstition y est très élevé. Il y a des magiciens, des sorciers, des prêtres et des voyants disant la bonne aventure. Tous courent la campagne. L’époque est favorable à ceux qui annoncent des temps nouveaux. Devant les portes de Jérusalem, des mystiques restent nuit et jour, jeûnant et priant, guettant les présages. On chasse les démons pour calmer les dérangés et les excités. Il y a souvent des exorcismes. On impose les mains et on prononce de mystérieuses formules. C’est la médecine de l’époque. La guérison d’un sourd ou la disparition de la fièvre chez quelqu’un ne surprennent personne. Les guérisseurs entrent quelques fois en transe et certains connaissent l’hypnose.
Ce type de guérisseur trouve son terrain idéal dans des sociétés habitées par le doute, là où les points de repère ont tendance à s’effacer, remettant largement en cause les médecines considérées comme inefficaces. Surgit alors une personnalité forte, au charisme certain, qui a la capacité de proposer des solutions neuves intégrant la totalité de l’homme, corps, esprit, intelligence, société. Le plus célèbre fut Apollonius de Tyane au 1er siècle, homme de Dieu, habité par une puissance divine. On lui attribue une vingtaine de miracles, dont les récits nous sont parvenus, parmi lesquels une résurrection (rapportée en détail), cinq guérisons, quatre expulsions de démons et aussi six interventions sur une nature inanimée (portes verrouillées qui s’ouvrent ; mer qui se calme). Il aurait aussi miraculeusement guéri la ville d’Éphèse d’une épidémie de peste. Flavius Philostratus, né vers 175 à Lemnos, nous a conservé son histoire.
Eusèbe s’est bien entendu moqué des miracles d’Apollonios qu’il considère comme faux et impossibles. Il souligna les vides de sa biographie (tout en admettant néanmoins que ce fut un grand philosophe), et en conclut que si les miracles d’Apollonios avaient vraiment eu lieu, alors ce fut avec l’aide du démon. Lactance et Saint-Jérôme attribuèrent, eux aussi, ses miracles, à de la magie.
Les sectes qui attendent le Messie ou qui affirment qu’il est déjà venu et qui pratiquent toutes plus ou moins la Torah pullulent et vont proliférer au 1er ou au IIe siècle. Les messianismes, inspirés du Jéhu oint par Élisée, ne manquent pas depuis la révolte des Maccabées. Longtemps après la mise à mort de leur Maître de justice (– 67), la prédication essénienne est déjà représentative d’une certaine universalisation rejetant plus ou moins la Loi hébraïque.
L’intégrisme patriotique des zélotes ne tolérait pas que le Dieu ou Démiurge des juifs puisse sauver les autres nations ; alors que la dispersion des juifs dans tout l’empire et la diffusion de la Bible des septante transformaient la religion hébraïque, comme les autres religions orientales d’ailleurs, en religion universelle ; ce qui ne pouvait manquer d’exacerber l’opposition entre les tendances universalistes et particularistes.
Les meilleurs témoignages sur le Jésus historique, sur le vrai Jésus, ne sont en aucun cas les Évangiles. Ce sont…
1. Le fonds authentique des lettres de saint Paul.
2. Les documents les plus anciens concernant les judéo-chrétiens de Jérusalem, regroupés autour de Jacques, le frère du Seigneur (nazoréens, ébionites, elchasaïtes).
Seule une analyse combinée de ces sources peut cerner ce que fut vraiment son message.
Le fil directeur de tout ce qui suit sera donc la position ci-dessous, vu ce que rapporte Flavius Josèphe des chrétiens de Jérusalem et (peut-être ; ces écrits sont très suspects) saint Paul.
D’abord essénien puis disciple de Jean Baptiste le nazôréen Jésus a vraiment existé, mais fut un des innombrables agitateurs juifs à prétention messianiste de l’époque, comme Theudas ou Judas le Galiléen – Actes des apôtres V, 36-37 – à deux différences près.
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La première : au contraire des précédents, il n’a laissé aucune trace directe dans l’histoire de son temps.
La deuxième : sur son nom et quelques vagues souvenirs se sont cristallisés un certain nombre de thèmes mystiques (Dieu ou le Démiurge nous aime, est descendu sur Terre pour nous sauver nous autres les hommes, etc.)
Ce qui a fait la différence, c’est l’existence des Hellénistes.
« Je crois donc moi aussi en l’existence d’un noyau historique personnel bien que fort ténu à l’origine de cette moderne mythologie. Il y a eu à l’origine du christianisme quelqu’un ayant vraiment existé, ayant eu une naissance, une existence, des faits et gestes et une mort, ayant marqué à vie certains témoins » (PdLC).
Ce mystique juif de son temps, dissident du mouvement de Jean-Baptiste, a eu vraisemblablement une vie publique notamment comme prédicateur itinérant et guérisseur ; le tout en liaison avec la situation politique de son époque (l’attente d’une restauration du royaume juif de la période de l’indépendance) ; mais aux rumeurs circulant à son sujet, toutes sortes d’éléments divers se sont amalgamés, avec le temps. Ou ont été supprimés (voir par exemple les différents trucages du premier grand historien du christianisme devenu religion d’État – ça commençait bien ! – Eusèbe de Césarée).
Il y a donc bien eu recueil d’événements ou de paroles, mais ces matériaux de type historique ou à tout le moins authentique (d’authentiques paroles ou faits et gestes de ce prétendant au rôle de messie) ont tellement été retravaillés ; que le résultat de toutes ces réécritures a fini par complètement s’éloigner de la réalité historique du vrai Jésus, de la réalité historique de l’homme Jésus.
Cela dit, voici ce que l’on peut avancer de la biographie de l’homme en question.
Quelque part dans l’univers la planète Terre région du Moyen-Orient secteur palestinien premier siècle de notre ère en calendrier grégorien.
Jésus fut juif, et c’est au sein du judaïsme qu’il a exercé son ministère, qui n’a guère dépassé les limites de la Palestine juive d’alors.
Le judaïsme palestinien ne représentait qu’environ un cinquième de l’effectif total des juifs d’alors. Les juifs de Mésopotamie, ceux d’Égypte aussi, étaient plus nombreux que ceux de Palestine. Il y avait des colonies juives un peu partout en Asie Mineure et plusieurs dizaines de milliers de juifs vivaient à Rome. Ce peuple nombreux, privé de toute unité politique, était très divisé sur le plan culturel, les uns parlant araméen, les autres grec. Même en Palestine, où l’araméen dominait, les juifs étaient éparpillés en groupes très divergents : pharisiens, sadducéens, zélotes, esséniens, partisans de Jean – et bien d’autres encore.
CONTRADICTIONS ET BIZARRERIES DU NOUVEAU TESTAMENT.
John Toland a un jour écrit à propos de Jésus et de ses apôtres ; que passer au crible certains détails, si l’on considère non seulement la doctrine du christ et de ses apôtres, mais aussi leurs vies, leurs prédictions, leurs miracles et leur mort ; ne sert à rien ; car aucun des récits en parlant n’est exempt de contradictions. Heureuse disposition qui rend inutiles, du coup, toutes ces remarques gênantes sur l’Histoire, la langue, le sens figuré ou littéral, la compétence de l’auteur, les circonstances, et les autres aides de ce genre en matière d’interprétation.
Soyons pourtant un peu monganiens, que diable, ou plus exactement, résolument iconoclastes et non conformistes, et essayons quand même de pointer du doigt quelques-unes de ces fameuses contradictions. La volonté des auteurs des évangiles de suivre les prophéties juives (midrash) les a en effet conduits à sans cesse se contredire. Ces contradictions, par quelque biais qu’on les prenne, sont insurmontables. Elles ne peuvent en aucun cas s’accorder.
À PROPOS DU PROLOGUE DU BENHUR DE WILLIAM WYLER ET DES PARENTS
« BIOLOGIQUES » DE JÉSUS.
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Notons tout d’abord que l’idée d’incarnation (le fait qu’un dieu-ou-démon prenne une apparence humaine) est profondément étrangère au monothéisme juif du 1er siècle, alors qu’elle était habituelle chez les païens depuis des millénaires. Ensuite, si Matthieu, Luc, et Jean, désignent bien Joseph comme père de Jésus, il n’en va pas de même pour Marc, qui n’en dit pas un mot.
À en croire Matthieu et Luc, Joseph descend du roi David, ce qui est tout à fait dans la ligne des croyances messianiques de l’époque, mais il en descend par Jacob pour Matthieu et par Héli pour Luc. En remontant la généalogie jusqu’à Abraham, l’un compte 40 degrés, l’autre 56 ; de David à Jésus, 26 noms sont recensés par le premier, 42 pour le second. C’est ennuyeux, surtout pour les absents : quelque 16 générations. Mais l’essentiel n’était-il pas que Zacharie ait annoncé que le Messie serait « de la maison de Joseph » ?
Remarquons que l’on comprend mal l’intérêt de généalogies davidiques, si Joseph n’est que le père adoptif de Jésus, comme on l’enseigne. Cette contradiction ne s’explique que si le dogme portant sur la virginité de Marie est venu seulement après, dans un deuxième temps, s’intégrer dans les récits de la Nativité de William Wyler. Marc reste d’ailleurs muet sur cette exception anatomique, dont la mariologie s’est emparée. Et saint Paul n’écrit-il pas que le Christ est « né d’une femme » – non d’une vierge ? Par contre, ce qui est certain, c’est que ces histoires de virginité sont typiquement païennes, typiques du milieu gréco-romain où sont rédigés les Évangiles, et dans lequel on cherchait alors à répandre la « bonne nouvelle ». Dans la mythologie païenne par exemple, Persée naît de Danaé fécondée par une pluie d’or, Apis est le fruit d’une génisse fécondée par un rayon de soleil, Attis naît de Nana juste après qu’elle a mangé une grenade… Des naissances miraculeuses étaient aussi attribuées aux sages et aux grands philosophes, tels que Pythagore, né d’Apollon et de la vierge Pythais, ou Platon, fils de Périctione et du même Apollon. Par ce procédé narratif, les Anciens voulaient exprimer le caractère exceptionnel de l’être vénéré.
Les Hellénistes l’employèrent avec d’autant plus d’empressement que, dans leurs pays de mission, il apportait une preuve supplémentaire de la messianité de Jésus ; (ils croyaient en trouver une justification dans la Bible des septante, qui semblait faire référence à une vierge à venir. Problème néanmoins : la Septante avait incorrectement traduit le terme hébreu almah, qui ne désigne pas une vierge, mais une « jeune femme »).
D’autres mythes païens ont influencé les premiers chrétiens dans leur représentation des parents de Jésus. La résignation de Joseph à son sort peu enviable est par exemple identique à celle d’Amphitryon dont la femme Alcmène partage sa couche avec Zeus – Alcmène, qui a droit, comme Marie, à son Annonciation, en la personne du prophète Tirésias ; dont les paroles rappellent étrangement celles de l’ange Gabriel : « Je te salue pleine de grâce. Le seigneur est avec toi… le Saint-Esprit viendra sur toi… et le saint qui naîtra de toi sera appelé Fils du Très-Haut ! »
Ci-dessous brouillon (ou pas) retrouvé par les héritiers de Pierre de La Crau avec des enveloppes vides.
Aucun des douze ou des disciples n’a évidemment assisté à la naissance du nouveau Josué/Jésus. On ne s’intéresse à la naissance des grands hommes qu’après leurs exploits ou leur mort. Les Évangiles ont en l’occurrence été rédigés en commençant par la fin et donc éclairés par cette fin. Leurs auteurs ont constamment projeté dans le passé leurs conclusions postérieures. De cette démarche, on a de multiples traces.
Jean 12,16 « ses disciples ne comprirent pas cela tout d’abord, mais quand Jésus ensuite eut été glorifié, ils se rappelèrent que cela aussi avait été écrit à son propos et que c’était bien ce qu’on lui avait fait ».
Les récits sur la naissance, que l’on trouve dans les deux premiers chapitres de Matthieu et de Luc, ne sont donc pas historiques, ou à tout le moins contiennent un certain nombre d’éléments (de détails ?) non historiques. Pour saint Paul Jésus n’est devenu fils de Dieu ou du Démiurge par exemple qu’après sa mort et sa résurrection, et en aucune façon avant. Romains chapitre 1, 3-4 : « Né par sa condition charnelle de la descendance de David, établi comme fils de Dieu dans sa toute-puissance de par le souffle saint, à la suite de son relèvement des morts ».
Les Évangiles de la petite enfance sont des récits de type midrash c’est-à-dire des récits n’ayant que bien peu de choses à voir avec la réalité historique au sens habituel du terme (la vérité factuelle). Nombre d’éléments de la biographie du nouveau Josué/Jésus sont en effet à la fois anciens et tardifs, ce qui est la marque même du midrash, c’est-à-dire correspondent étroitement à des textes beaucoup plus anciens (vétérotestamentaires) ; mais attestés avec certitude beaucoup plus tard seulement (par exemple au IVe siècle, dans les manuscrits appelés en latin codex vaticanus ou codex sinaïticus) en tant qu’éléments caractérisant aussi Jésus.
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Le midrash est une fable à but religieux, fondée sur deux éléments bien distincts.
— Les jeux de mots,
— Une référence constante et quelque peu forcée à des éléments de l’Ancien Testament.
Le chapitre 1 de Matthieu met par exemple en avant le patriarche Juda, fils de Jacob/Israël, parce qu’il est l’ancêtre de David. Le chapitre 2 élargit encore cet arrière-plan vétérotestamentaire. C’est maintenant le patriarche Joseph, autre fils de Jacob/Israël, qui vient au premier plan parce que Joseph, père putatif de Jésus, est calqué sur son image : tous deux interprètent les songes et sauvent leur famille en partant vers l’Égypte.
L’histoire de Moïse fait aussi partie du tableau, avec un souverain cruel (le pharaon, Hérode) qui cherche à faire périr tous les enfants mâles (des Hébreux, des Bethléémites) ; mais un seul (Moïse, Jésus) échappe au massacre et devient le sauveur de son peuple. Les mages contribuent au parallélisme avec Moïse.
Le récit de l’enfance en Luc n’est pas seulement dans l’ensemble différent de celui de Matthieu, car dans le détail les deux sont aussi pratiquement inconciliables. Qu’il s’agisse de la demeure de Joseph et Marie (Bethléem en Matthieu 2, 11 [maison] ; Nazareth en Luc 2, 4-7, sans résidence à Bethléem) ou de leurs déplacements après la naissance de Jésus (en Égypte chez Matthieu 2, 14 ; à Jérusalem et Nazareth en Luc 2, 22-39).
La référence à Nazareth donne une idée de la date d’apparition dans le texte des derniers détails et donc de l’époque à laquelle furent écrites ou réécrites, pour la dernière fois, toutes ces histoires romancées sur Jésus. Le nom de Nazareth n’est en effet qu’une approximation étymologique à partir de l’adjectif grec nazoraios, quand celui-ci cessa d’être compris. Puisque Jésus était qualifié de nazoréen ou nazaréen, cela devait signifier simplement qu’il était originaire d’une ville ou d’un village correspondant à cet adjectif.
Dans l’annonciation, un ange proclame que Jésus est le fils de Dieu ou du Démiurge (Luc 1, 35) ; à douze ans Jésus, qui parle pour la première fois, manifeste que Dieu ou le Démiurge est son Père (Luc 2, 49).
L’attitude du nouveau Josué dans cet épisode (Luc 2, 49) est un exemple à ne surtout pas suivre. Le gamin héros de cette fable montre en effet une très nette tendance à se laisser aller à ses impulsions, sans compter son impertinence et son orgueil déplacé ; ainsi que le mépris qu’il peut nourrir à l’égard de parents, fous d’inquiétude à son sujet.
De toute façon, il y a une contradiction entre cette autoproclamation à douze ans et l’ignorance de son identité dont font preuve, plus tard, les gens de Nazareth (Luc 4,16-30).
Ajouter pour pallier cette contradiction que ses parents ne comprirent rien à un tel incident, pourtant placé là par Luc pour éclairer les lecteurs, revient à les prendre pour des… chrétiens ? ?
Et même si Joseph était la source des récits contenus dans Matthieu, et Marie celle des récits contenus dans Luc, cela ne prouverait qu’une chose ; qu’ils ne se sont jamais ni parlé ni rencontrés, puisqu’ayant des souvenirs totalement différents, à propos pourtant des mêmes événements les concernant directement.
LA DATE DE NAISSANCE.
La véritable date de naissance de l’homme Jésus est évidemment inconnue, mais le 25 décembre ou solstice d’hiver est la date de naissance symbolique de nombreux dieux du paganisme, dont Attis par exemple. C’est pourquoi l’évangelion de Marcion, sans doute le premier des évangiles, commence directement par la vie publique de Jésus à Capharnaüm. L’Evangelion de Marcion nous raconte en effet comment le Christ ou Messie, ayant revêtu l’apparence d’un homme adulte, descendit sur Terre autour des années trente à Capharnaüm. Chose curieuse, ses adversaires du IIe siècle ne le réfutèrent pas au moyen d’argument de type historique, par des témoignages, mais par une prophétie d’Esaïe… Une telle façon de réécrire l’Histoire correspond à ce que l’on appelle le midrash dans la littérature religieuse juive.
C’est donc un peu avant la moitié du IIe siècle que les fidèles commenceront à réfléchir et à tenter de situer chronologiquement un fait qui aurait eu lieu environ cent cinquante ans auparavant… D’où les contradictions que rencontre l’exégète dans les récits évangéliques dits « de la Nativité », et la question posée dès le début, de la valeur à accorder aux films d’Hollywood sur le sujet.
Le calcul du moine scythe Denys le Petit au VIe siècle, qui fit naître Jésus en l’an 1 et fixa ainsi l’ère chrétienne, ne repose que sur d’astucieuses jongleries dont le but était de démontrer la cohérence interne des quatre évangiles. Ajoutons que la précision un 25 décembre ne nous est livrée par aucun de ces textes. Elle apparaît pour la première fois au IVe siècle. À l’époque, pour des raisons stratégiques aisément compréhensibles, l’Église de Rome crut habile de faire correspondre la
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naissance du Christ avec celle du dieu-ou-démon Mithra ; que l’on célébrait au solstice d’hiver sur la colline du Vatican (moment propice où le soleil effectue sa remontée dans le ciel, d’où son nom de Sol Invictus, fête du « soleil invaincu ») ; avec un léger retard de deux jours qui se retrouve encore aujourd’hui. La fameuse bûche de Noël est un vivant souvenir de cette tradition solaire indo-européenne. Avant de s’être métamorphosée en pâtisserie, cette bûche s’enflammait réellement dans l’âtre et restituait, par analogie, un peu de la lumière attendue.
L’étoile qui guide les mages venus d’Orient vers l’Enfant Jésus correspond plutôt à la prophétie du païen Balaam : « Un astre issu de Jacob devient chef, un sceptre se lève d’Israël », tandis que leur offrande répond à Esaïe. À noter que, dans les Évangiles, les mages ne sont pas au nombre de trois, ni même qualifiés de « rois ». Ces détails sont le fait des apocryphes. Les noms qui les ont popularisés n’apparaîtront qu’au VIIIe siècle (leur arrivée à l’Épiphanie correspond à l’antique fête des douze jours – breton gourdeziou – ou des Saturnales, où l’on tirait au sort un roi des fous grâce à une fève placée dans un gâteau).
Certains juifs ne se contentaient pas d’attendre vaguement la venue du Messie annoncé, ils pensaient aussi savoir à quelle époque il devait apparaître ; car il existait des prophéties censées prédire la date de cet événement (Flavius Josèphe, écrivant avec prudence à l’usage des Romains, signale discrètement qu’une prophétie est à l’origine de la révolte de 67. « Ce qui excita les juifs à la guerre, c’était un oracle équivoque des Écritures annonçant qu’un homme sorti du pays deviendrait alors maître de l’univers ». Guerre des juifs. VI -5). Les Romains aussi connaissaient cette prophétie, et Suétone nous apprend qu’ils tentèrent de la détourner au profit de Vespasien.
Or l’oracle n’était pas du tout équivoque, mais fort clair ; il s’agit de la parole de Jacob : « Le sceptre ne sera pas ôté de Juda ni le bâton de commandement d’entre ses pieds, jusqu’à ce que vienne Shiloh (l’Envoyé ?), à qui tous tes peuples obéiront » (Genèse, 49, 10). Sous réserve d’une traduction exacte du terme « Shiloh » (qui a donné lieu à bien des commentaires, mais où tout le monde s’accordait à voir une désignation du Messie), la date prévue peut donc être fixée avec exactitude. Le sceptre est sorti de Juda en – 40, lorsque l’usurpateur Hérode (le grand) s’est fait reconnaître roi, en particulier avec l’appui des Romains, à la place du descendant légitime. Mais sous le règne d’Hérode, la Palestine est encore restée indépendante, il y avait toujours une apparence de « sceptre ». Par contre, cette apparence même a été détruite en + 6, lorsqu’un préfet romain fut nommé en Judée. En négligeant le règne d’Hérode, sous lequel il ne s’était rien produit, le Messie devait donc paraître, soit à la mort d’Hérode (– 4), soit, au plus tard, en + 6. La date de naissance de Jésus ne fut donc pas rattachée à un fait historique, celui de sa propre naissance, mais à une prophétie.
À première vue, Matthieu et Luc sont sur la même longueur d’onde. Pour le premier, le christ est né « au temps du roi Hérode ». Pour le second, Marie conçoit six mois après sa cousine qui, elle, conçoit « aux jours d’Hérode, roi de Judée ». Les deux évangélistes situent donc la naissance du christ au plus tard en – 4, puisque les historiens admettent qu’Hérode le grand est mort à cette date.
Mais le même Luc (est-ce vraiment le même Luc, d’ailleurs ?) vient tout compliquer. Il précise que Jésus vint au monde pendant le premier « recensement de Quirinius », gouverneur de Syrie. Ce premier recensement est connu : il fut ordonné par Rome pour calculer les impôts de la Judée, en 6 de notre ère. Ce qui fait au moins dix ans d’écart avec la datation précédente. L’incompatibilité est totale : Jésus est au seuil de l’adolescence chez Matthieu tandis qu’il vient de naître chez Luc.
Luc nous apprend plus loin que Jean-Baptiste prêche en « l’an quinze du principat de Tibère », soit en 28, et que Jésus commence peu après sa vie publique à « environ trente ans ». Une soustraction élémentaire suffit à démontrer qu’il se trompe, puisque 28 – 6 = 22 et non « environ trente »… Encore une erreur de près de dix ans. Voilà des estimations bien approximatives. Il est absolument certain qu’au moins l’un des deux évangélistes se trompe, si ce n’est les deux à la fois.
LIEU DE NAISSANCE.
Nul ne sait en réalité où est né Jésus. C’est seulement à partir de sa vie publique que se sont manifestés des témoins ou des gens pouvant parler de l’homme Jésus. C’est-à-dire en gros depuis sa première prise de parole à Capharnaüm. Car les naissances et enfances de gens du peuple n’intéressent personne et donc ne retiennent l’attention de personne.
La fixation de la naissance de Jésus à Bethléem vient de la volonté des premiers chrétiens de la faire correspondre à tout prix à une citation du prophète Michée (5,1-2). « Et toi (Bethléem) Ephrata, le plus petit des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël ». La bourgade est, ne l’oublions pas, celle dans laquelle David aurait reçu l’onction royale, tout un symbole.
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BYT-LHM signifie « maison du massacre » en hébreu, et le mythe du massacre des Innocents (Matthieu2,16) ne repose donc que sur ce jeu de mots. S’il avait vraiment eu lieu, ce massacre, vu son caractère révoltant, aurait certainement laissé des traces dans l’Histoire juive, par exemple chez Flavius Josèphe.
Une telle façon de réécrire l’Histoire correspond à ce que l’on appelle le midrash dans la littérature religieuse juive.
Passage retrouvé barré par les héritiers de Pierre de La Crau.
On sait aussi qu’aux environs de Bethléem, des païens célébraient encore en 386 la naissance du dieu-ou-démon des céréales Tammouz (Adonis) d’après saint Jérôme dans une lettre à saint Paulin de Nole. L’impératrice Hélène y fera construire la basilique de la nativité. Comme Hermès, Dionysos, Mithra ou Zeus en effet, ce dieu-ou-démon naissait dans une grotte.
Autre symbole, celui de la Terre mère, de la matrice universelle. C’est bien ainsi, d’ailleurs, qu’est encore représentée encore la crèche de Noël du Ben-Hur d’Hollywood, popularisée au XIIIe siècle par saint François d’Assise, à laquelle la tradition a ajouté « le bœuf et l’âne » ; pour confirmer une autre prophétie d’Esaïe de côté laissée par les évangélistes, mais retenue par les gnostiques. Les premières communautés chrétiennes se sont donc aussi approprié ce site afin de récupérer un antique lieu sacré.
Par contre qu’il soit né à Nazareth est une erreur de traduction du terme grec nazoraios (de l’hébreu nazir ou nazara = nazirite ou séparé consacré) quand celui-ci cessa d’être compris. Matthieu 2, 23 : « Il vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes : il sera aussi appelé le Nazôréen ».
Puisque Jésus devait être, était, qualifié, de nazoréen, ou nazaréen, cela voulait dire qu’il devrait être, était, originaire d’une ville ou d’un village correspondant à cet adjectif. Une interprétation erronée de ce terme due à la volonté des premières ou deuxièmes générations de chrétiens de faire coïncider à tout prix la biographie de leur maître avec les prophéties juives (là encore midrash midrash et toujours midrash). Aucun auteur du 1er siècle, juifs y compris, ne mentionne le nom de la bourgade. Son nom (nous disons bien son nom seulement) n’apparaîtra donc dans les textes qu’à la fin du IIe. Par la suite la mère de l’empereur Constantin (Hélène) lors de son voyage en terre sainte baptisera « puits de Marie » le seul point d’eau de la région susceptible de convenir aux données recueillies par ses gens et y fit construire une église en 356.
L’ENFANCE.
Pour les mêmes raisons que celles exposées précédemment (personne ne s’intéresse à l’enfance d’un homme du peuple et aucun témoin ne se bouscule pour se faire valoir et jouer un rôle en en parlant), on ne sait rien de l’enfance de l’homme Jésus.
Il va de soi que les évangiles dits de l’enfance n’ont aucune valeur historique, ce sont des épisodes surajoutés par Matthieu et Luc. Tout comme l’épisode de l’évangile de saint Luc (2, 41-52) nous montrant Jésus âgé de 12 ans en train de tenir tête à des docteurs de la Loi dans le temple de Jérusalem.
David Strauss et Rudolf Bultmann voient dans ces récits de simples projections apologétiques et théologiques de la catégorie des théologoumènes (bref des mensonges, des impostures).
« Les récits de l’enfance de Jésus selon les Évangiles de Matthieu 1-2 et de Luc 1-2 posent de nombreux problèmes littéraires et historiques, tant leur écriture apparaît tardive, relevant plutôt du merveilleux à la manière des récits d’enfance du monde judéohellénistique. ». Vraisemblablement basés sur des schémas de la littérature pieuse juive de type haggadah, mais issus de milieux différents, ils témoignent d’ailleurs peut-être de divergences au sein des premières communautés de disciples.
L’Expression « vie cachée de Jésus » désigne les années de la vie de Jésus entre la fin de l’enfance et le début de sa prédication. Les écrits canoniques chrétiens sont muets sur la question.
C’est d’ailleurs pourquoi Marcion non sans raison fait commencer la vie de Jésus à Capharnaüm :
« L’an quinze de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Jésus descendit à Capharnaüm ».
Marcion est pragmatique, il ne tient compte que des faits avérés avec le recul de son temps et pour lesquels il y a eu de vrais témoins : sous le règne de l’empereur Tibère un homme nommé Jésus a
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commencé à faire parler de lui en Galilée, en prêchant au nom de Dieu et en accomplissant apparemment des miracles si l’on en croit……, etc., etc.
Mais la question qui se pose est la suivante : qu’a fait Jésus pendant la vingtaine d’années – décisives dans la vie d’un homme – qui se sont écoulées entre ses 12/13 ans, l’âge de sa Bar-Mitzva, et ses 30/37 ans, l’âge de sa vie publique ?
Il a sans doute dû passer plusieurs mois ou années de sa vie chez les esséniens (le mouvement de religieux juifs bien connus) et sans doute même à Qurman pour commencer avant d’adhérer au mouvement de réforme religieuse animé par Jean-Baptiste.
Ensuite il s’installera à Capharnaum et peut-être même à son invitation dans la maison du futur Saint-Pierre pour y commencer sa vie publique proprement dite. En tout cas ce sera dans cette même communauté de Capharnaüm qu’il choisira la plupart de ses disciples, soit parmi les pêcheurs (Pierre, André, Jacques et Jean) ou parmi les publicains (Matthieu).
PERSONNALITÉ.
Les évangiles ayant été écrits après la disparition du christ, les disciples ont projeté les idées qu’ils ont eues sur lui après Pâque (étant donné les rumeurs ayant commencé à circuler sur lui dès ce moment-là) ; sur leur description de la période… précédant Pâques.
Ils ne font pas, en écrivant les Évangiles, œuvre d’historiens, mais d’avocats. Il n’est donc pas aisé d’arriver à cerner les défauts ou les qualités de Jésus, mais essayons quand même.
Jésus passa toute sa jeunesse en Galilée, nom n’ayant rien à voir avec celui des Galates, c’est-à-dire dans le nord de la Palestine, le sud du Liban, le Golan syrien. Ses habitants étaient victimes d’un certain racisme de la part des juifs plus méridionaux (on se moquait de leur accent, ils étaient stigmatisés comme étant seulement à moitié juifs, etc.).
Bien que les Évangiles n’en disent rien, on peut aisément reconstituer les conditions de son éducation, celles d’un juif de Galilée appartenant à un milieu artisan relativement aisé. Il savait lire. En plus de sa langue maternelle, l’araméen, il avait des notions d’hébreu, langue de la Bible juive, et peut-être de grec.
Les raisons pour lesquelles Jésus quitta son village à l’âge adulte relèvent du secret de sa personne.
Les auteurs qui l’expédient en Inde, au Tibet, en Haute-Égypte, ou ailleurs, pour expliquer sa science, bâtissent là des hypothèses sans aucun fondement. Ce qui est au contraire évident, c’est que le dieu Jésus avait, en ce qui concerne ce monde, des connaissances, comment dire ? Pour le moins très limitées ; ou qu’il partageait bon nombre des ignorances ou des préjugés (des juifs) de son temps. Face à la Cananéenne, qui lui demande la guérison de sa fille, il commence d’ailleurs par tenir un discours anti non-juif typiquement raciste (il ne faut pas oublier le climat politique de l’époque).
Nous avons vu que Jésus a sans doute vécu quelque temps de sa vie de jeune adulte dans une communauté essénienne, ou du moins qu’il a été influencé par l’essénisme, et qu’il y a sans doute fait la connaissance de Jean Baptiste qu’il suivra dans sa dissidence avant de fonder lui-même son propre mouvement.
Les esséniens observaient rigoureusement la Loi, avec ses idéaux de pauvreté ou de charité entre frères. Ils étaient très pieux et pratiquaient le repas fraternel en commun. C’étaient des dissidents, opposés aux chefs du Temple, mais se disant le peuple élu, le véritable Israël. Persécutés par les sadducéens et par les pharisiens, les esséniens se réfugièrent à Damas en 130 avant notre ère, puis regagnèrent la Judée pour s’établir à Qumran, au bord de la Mer Morte, en 60 avant notre ère, sous la protection des Romains. Il est question dans leurs textes d’un Messie, roi et prêtre, du « Serviteur souffrant » par référence à Esaïe ; et c’est là que la vie de Jésus interfère. Les rouleaux contiennent en outre des commentaires de la Bible hébraïque, des prophètes, en particulier celui d’Habacuc dont Paul fait usage pour la justification par la Croyance. On peut se demander ce que fut réellement son chemin de Damas !
La similitude entre les esséniens et le christianisme primitif est si frappante qu’Eusèbe de Césarée pensait que la description qu’en donnait Philon concernait la communauté judéo-chrétienne primitive. Les esséniens se considéraient comme le dernier reste d’Israël, et dénonçaient la corruption et l’impiété de l’aristocratie sacerdotale ayant la charge du Temple. Dans sa deuxième lettre aux
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Corinthiens, Paul appelle ses propres adeptes les pauvres (ébionites) ou les saints. Exactement les termes esséniens !
La tradition chrétienne place la scène des « tentations » de Jésus sur les hauteurs désertiques de Qumran, ce qui prouve bien les rapports entre le nouveau Josué/Jésus et les esséniens (souvenir d’une retraite au sein de leur communauté ! ?)
Les ressemblances et les coïncidences avec les évangiles ou les actes des apôtres sont innombrables. Les similitudes entre l’essénisme et le judéo-christianisme primitif sont si frappantes, qu’elles l’éclairent. Jean baptisant Jésus dans le Jourdain accomplit le rite essénien de la purification.
Plusieurs des enseignements présumés de Jésus sont néanmoins en contradiction ou au minimum inconnus de la doctrine des esséniens (les esséniens n’ont pas cru en un Dieu ou Démiurge fait chair : ils n’ont pas mentionné le nom de Jésus) ; et il demeure difficile d’assimiler le « Maître des Justes » mentionné par leurs écrits, à Jésus lui-même.
Le rayonnement de Jean-Baptiste, prédicateur populaire et contestataire du culte établi (un cousin de Jésus ?) a dû jouer un rôle. Jésus le rejoignit sur les bords du Jourdain et fit, un temps, partie de ses disciples, au point de recevoir de lui le baptême de repentir pour le pardon des péchés que Jean administrait à ceux qui recevaient favorablement son message.
Jésus a donc été au début de sa carrière publique le disciple et le continuateur de Jean-Baptiste. Ce dernier, échappant à l’attitude sectaire des groupes nommés ci-dessus, lançait à tout le peuple juif de Palestine un appel à la repentance et au baptême, permettant à chacun de bénéficier du pardon divin. Les disciples de Jean-Baptiste sont restés actifs pendant un certain temps (Actes 18, 24-26 ; 19, 1-3). La continuité s’avère complète entre les deux rassembleurs du peuple. Entre eux et les groupes exclusivistes, l’opposition est absolue. Mais il ne s’agit pas d’un conflit entre une religion nouvelle et le judaïsme. Il s’agit d’un Réveil populaire au sein du judaïsme palestinien, qui s’en prend énergiquement aux prétentions des groupes dirigeants juifs.
Cette proximité entre Jean-Baptiste et Jésus est confirmée par une précision donnée par saint Jean. Selon lui, Jésus aurait pendant un temps exercé l’activité de baptiste : « Après cela, Jésus vint avec ses disciples au pays de Judée puis il y séjourna, il baptisait. Jean aussi baptisait, à Aenon, près de Salim, car les eaux y abondaient, les gens se présentaient à lui et se faisaient baptiser » (Jean 3, 22-23). Plus loin, la même affirmation est reprise, contredite néanmoins par une parenthèse introduite sans doute plus tard. « Quand Jésus apprit que les pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean, bien qu’à vrai dire ce ne soit pas Jésus lui-même qui baptisât, mais ses disciples » (Jean 4,2).
L’évangéliste, qui dispose ici d’informations propres, nous apprend aussi que Jésus, menacé par les autorités juives, se retire là où Jean baptiste avait commencé à baptiser ; ce qui laisse entendre qu’il avait gardé des rapports constants avec ce milieu baptiste dont il était issu. « Ils cherchaient donc de nouveau à le saisir, mais il leur échappa. Il s’en alla au-delà du Jourdain, au lieu où avait d’abord baptisé Jean, et il y demeura. Beaucoup vinrent à lui qui disaient : « Jean n’a accompli aucun miracle ; mais tout ce qu’il a dit de lui était vrai ». Et là, beaucoup crurent en lui » (Jean 10, 39-42).
Les informations ainsi glanées sont précieuses : elles attestent que Jésus a rejoint un mouvement spirituel de renouveau, et qu’il y a exercé des responsabilités un certain temps. Très enraciné dans ce groupe où il a fait un séjour, dont il a partagé l’idéal et les activités, Jésus s’en est ensuite détaché au commencement de sa vie publique…
Note de la rédaction. La cause de la rupture entre Jean-Baptiste et Jésus est peut-être due à l’ascétisme excessif du baptiste ou à son refus de s’impliquer plus activement dans la réforme sociopolitique de la société. En somme, Jésus se serait aperçu de l’insuffisance des mortifications pour changer le monde. Un peu comme Bouddha, il aurait découvert, lui aussi l’insuffisance de l’excès de mortification pour accéder au vrai monde.
La scission entre les deux groupes ne se fit pas sans rancœur. Le Baptiste envoya de ses disciples au nouveau Josué pour lui poser la question : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Matthieu 11, 2-3.)
La réponse pleine d’arrogance de Jésus (il se vante de faire des miracles en quantité un peu comme Apollonios de Tyane plus tard) a dû atterrer le prophète du Jourdain et lui faire comprendre que Jésus n’était pas le Messie attendu. Guérir la surdité ou la cécité devait, en effet, se faire sur le plan spirituel, et non sur le plan physique. En agissant ainsi Jésus prouvait à Jean-Baptiste qu’il n’avait rien compris à la nature des miracles qu’il devait opérer.
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Les communautés à l’origine des évangiles ont beaucoup supprimé, ajouté ou transformé, avons-nous dit…
Elles ont par exemple minimisé le rôle du baptiste, et tout fait pour souligner l’originalité du nouveau Josué. Ces premières communautés avaient une mémoire très sélective, c’est le moins que l’on puisse dire ; ce qui a fait de l’ensemble plus un plaidoyer (d’avocat) ou une catéchèse, qu’un récit objectif en ce qui concerne les faits. Voir par exemple le récit de la décapitation de Jean-Baptiste, volontairement rapproché de certains passages du livre d’Esther, et qui constitue donc lui aussi, non un récit purement historique (personne ne sait si les choses se sont vraiment passées ainsi) ; mais un midrash, c’est-à-dire une synthèse d’autres textes.
Jean mourut-il en se doutant du destin qui attendait celui qui l’avait d’abord suivi ? C’est son secret. Il reste que c’est auprès de lui que Jésus forgea son premier message et que c’est le christianisme, et non l’inverse, qui eut à se définir par rapport au baptisme, dont il conserva néanmoins le rite central : le baptême.
C’est donc dans les milieux baptistes que Jésus recruta ses premiers disciples (le premier d’entre eux étant Simon, dit Pierre – Cephas-, car il était chauve. Son frère André sera même présenté comme ayant d’abord suivi le baptiste – Jean 1, 35-51 –) ; avant de prendre lui-même la tête d’un petit groupe au sein duquel se pratiquaient des baptêmes proches de ceux de Jean (évangile selon saint Jean 3, 22-26 ; 4,1-3).
Un échange s’opère entre eux. Dans l’auditoire du baptiste, on trouve « beaucoup de pharisiens et de sadducéens » (Matthieu. 3, 7), ennemis patentés de Jésus, les seconds surtout. En invectivant ces derniers (Matthieu 12, 34 ; 23, 33), c’est à Jean-Baptiste que Jésus emprunte l’apostrophe « race de vipères » (Matt. 3, 7 ; et parallèle en Luc 3,7) pour l’appliquer à ses propres adversaires.
L’alliance entre le mouvement de Jean et celui Jésus est confirmée quand on voit les disciples du premier communiquer au second la nouvelle du martyre de leur maître (Matthieu 14,12).
Cette période, considérée par les exégètes comme celle des commencements, peut être située autour de l’automne de l’année 27. Cette forme itinérante d’existence dura probablement environ deux ans et demi. Les événements ne peuvent pas aisément être situés dans leur succession chronologique, les évangélistes, seuls rédacteurs d’un récit suivi sur Jésus, n’ayant pas, n’ayant jamais eu, ce souci… Certains de ses disciples, déçus ou craintifs, cessèrent de le suivre. Autour de la Pâque de l’année 29 (un an et demi environ après le début de l’aventure), Jésus interrogea ceux qui l’accompagnaient encore. La question prend une forme différente selon les évangélistes.
Chez les synoptiques, elle est du type : « Qui suis-je au dire des hommes ? » (Marc 8, 27 et parallèles). Chez Jean, elle a un ton plus dramatique : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jean 6, 67).
La vérité donc c’est qu’il n’y a jamais eu d’entrée messianique à Jérusalem aux environs de Pâques. Le contexte décrit par les évangiles (les palmes, etc.) évoque plutôt la fête juive dite des tentes ou des tabernacles (Souccot en hébreu) ce qui n’est pas du tout la même chose !
Et le nouveau Josué ne fut sans doute qu’un pèlerin parmi d’autres, reconnu par certains, ignoré par beaucoup (la majorité vraisemblablement).
Le déplacement de Souccot à Pâques de cet événement est une des nombreuses falsifications dues aux chrétiens des générations postérieures.
La Cène (du latin cena, « dîner ») aurait été le dernier repas pascal du Christ. Elle ouvre le cycle de la Passion, période au cours de laquelle, selon l’interprétation chrétienne, le Fils de Dieu ou du Démiurge endura des souffrances ayant valeur rédemptrice pour le genre humain. Durant la Cène, Jésus, voyant sa mort arriver, aurait accompli les gestes et prononcé les paroles qui survivent aujourd’hui dans le rituel de l’Eucharistie et donnent lieu au repas de commensalité « devogdonion » appelé « la communion », des fidèles, dans le christianisme. Laissons de côté la date pour nous concentrer sur le cœur du repas, les mets sacrés, le pain et le vin pris pour le corps et le sang du Christ ; dont la consommation est censée être le gage de l’Alliance Nouvelle conclue entre Dieu ou le Démiurge et les Hommes (« Prenez, mangez ceci est mon corps. Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance nouvelle qui va être répandu pour la multitude en rémission de ses péchés »).
Il va de soi que de telles paroles n’ont pu être prononcées qu’a posteriori et insérées à cet endroit par des pagano-chrétiens, non par des judéo-chrétiens. Par des chrétiens issus d’entre les païens et non par des chrétiens issus d’entre les juifs dirait John Toland.
Ni ces mets ni leur consommation ne constituent la révolution rituelle décrite par les thuriféraires du christianisme. De tels rites sont des pratiques courantes au 1er siècle – et depuis longtemps – dans les religions à mystères. Asiatiques ou égyptiennes à l’origine, celles-ci avaient peu à peu envahi le
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monde gréco-romain quand se formèrent les premiers embryons du mouvement qui donnera le christianisme (voir les travaux de John Toland).
Comme leur étymologie l’indique, ces « mystères » étaient des cultes secrets, dans lesquels les initiés, ou mystes s’assuraient le salut éternel par leur participation à la passion d’une divinité. Durant le déroulement du drame sacré, les mystes mangeaient la chair du dieu-ou-démon afin de mieux s’identifier à ses vertus, et accéder ainsi plus facilement à la félicité divine. Dans les mystères grecs de Dionysos, il s’agissait de manger la chair crue d’un taureau ou d’un chevreau (omophagie). S’y ajoutait l’absorption du sang dans les mystères du dieu-ou-démon iranien Mithra. Avec le temps et du fait de leur coût important, ces aliments furent souvent remplacés par… du pain et du vin (la chair et le sang symbolisés).
Ce qui surprend donc, dans les Évangiles, ce n’est pas tant la présence de ce rituel, qui existait depuis des siècles, que son intrusion supposée en plein cœur d’Israël. Car la Loi juive est formelle : il est absolument interdit de donner son sang à boire. Entorse gravissime aux prescriptions de la Torah, cette cérémonie était inconcevable dans la population des juifs de Palestine, rétifs à ce symbolisme du sang d’essence païenne, qui bouleversait de fond en comble leurs coutumes.
Les repas de « fraternité sainte » que pratiquaient les esséniens, dans lesquels on a voulu voir l’ancêtre direct de l’institution eucharistique, n’allaient pas aussi loin, tout au plus ont-ils été un support. Le substrat de la communion chrétienne est donc visiblement étranger au judaïsme : il faut le chercher dans les usages des pays où les hellénistes ont recruté leurs premiers adeptes. Donc vraisemblablement en Asie Mineure (Antioche) : il s’agit d’un repas de commensalité avec les dieu-ou-démons.
LE PROCÈS.
Pilate (Pontius Pilatus en latin) a vraiment existé. Il était préfet de la province romaine de Judée au 1er siècle, c’est-à-dire, selon le Nouveau Testament, au moment de la crucifixion de Jésus. Une inscription trouvée à Césarée atteste son existence ainsi que les textes de Flavius Josèphe (Guerre des juifs, livre II, IX. 2-4). Ces textes de Flavius Josèphe rapportent que Ponce Pilate avait déjà réprimé de manière sanglante deux révoltes juives, voire trois si l’on admet que Barabbas fut arrêté au cours d’une émeute. Il pouvait donc vouloir éviter un nouveau « tumulte ».
Concernant le stationnement des troupes proprement romaines (légions) dans la région, voici tout ce que nous pouvons dire.
— En temps normal, l’essentiel de l’armée romaine d’Orient devait être stationné à l’époque face à l’empire parthe donc très au nord de la Judée en Haute Mésopotamie, région appelée Jézire en arabe, le long du Tigre ou de l’Euphrate suivant les circonstances. Voir les villes garnisons d’Amida dans le sud-est de la Turquie ou Singara au sud-est de Nisibe en Irak.
— La capitale administrative de la Judée est Césarée et non Jérusalem. C’est là que réside le préfet en temps normal.
— Ce préfet a bien sûr droit de vie et de mort.
— Les troupes dont le préfet dispose sont peu nombreuses, une aile de cavalerie (ala) et cinq cohortes d’infanterie dans lesquelles ne figurent aucun juif puisqu’ils sont dispensés de service armé.
Les Romains dont il est question dans les évangiles sont donc plus vraisemblablement des troupes auxiliaires, juives ou non-juives comme il y en avait à Césarée ou Capharnaüm. À l’époque Capharnaüm comprenait un poste de douane et une petite garnison romaine commandée par un centurion, ce qui explique la présence de l’apôtre Lévi, dit Matthieu, qui devait y avoir un bureau d’où il prélevait la taxe maritime sur les pêches et la taxe frontalière sur les marchandises.
— Par contre…
Le récit du procès est un tissu de contradictions, d’incohérences, d’invraisemblances, de la part d’écrivains qui ignorent tout de la juridiction du Sanhédrin ou de la justice romaine, et qu’anime le seul souci de faire retomber l’opprobre sur les juifs.
Les contradictions entre les évangélistes surabondent. Pour les synoptiques, ce sont des troupes juives aidées par la foule qui procèdent à l’arrestation de Jésus au mont des Oliviers. Pour Jean, ce sont les forces romaines.
Le déroulement même du procès les divise. Marc et Matthieu évoquent deux comparutions devant le Sanhédrin, Luc se limite à une, et Jean n’en connaît aucune. Ajoutons qu’aux dates indiquées par les évangélistes (la nuit précédant la Pâque), il était interdit à un Tribunal juif de siéger.
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Tout dans l’attitude de Pilate (le préfet de Judée devant lequel le Sanhédrin aurait déféré Jésus après l’avoir jugé selon ses lois) est également invraisemblable, et contraire aux usages.
Pourquoi donc envoie-t-il l’accusé au tétrarque de Galilée, Hérode-Antipas, qui n’a aucun droit de juridiction en Judée ? Comment croire à la scène où il choisit de libérer le meurtrier Barabbas au lieu de relâcher l’homme qu’il vient publiquement d’innocenter ? Pilate était un préfet sans scrupule, que Rome a destitué plus tard en raison de ses outrances à l’encontre des Samaritains (massacre du mont Garizim en l’an 35).
De plus, la coutume d’accorder aux juifs la grâce d’un prisonnier chaque veille de Pâque, n’est confirmée par aucun document. Enfin, Barabbas signifie en araméen « fils du père ». Il s’agit manifestement d’un doublet de Jésus, dans la tradition juive des deux boucs (à l’occasion du Yom Kippour, un « bouc émissaire », tiré au sort et magiquement chargé des fautes d’Israël, était lâché dans le désert ; tandis qu’un autre, « innocent » celui-là, était immolé à sa place hors de la ville, pour expier les fautes commises par son peuple. L’analogie est flagrante.
Que cette scène ait été imaginée dans l’unique dessein d’exonérer les Romains de la mort du christ, et pour en accabler du même coup les juifs, est la seule explication possible.
La réflexion assez amère de Ponce Pilate « Qu’est-ce que la vérité ? » en fait pour certains auteurs l’un des personnages les plus humains, par son doute sincère ; (là où c’est plutôt la croyance ou l’indifférence qui est décrite chez d’autres protagonistes des Évangiles).
Le compte-rendu des différents procès subis par Jésus a été inventé de toutes pièces.
Les séances de nuit ou de jour du sanhédrin ne sont ni plausibles ni vraisemblables.
Le dialogue avec Pilate est impossible. Jésus se tait, peut-être ne sait-il même pas exactement ce qu’on lui reproche. Les équipes ayant composé ces récits pareillement (ces événements n’ont eu aucun témoin chrétien).
En quelle langue d’ailleurs aurait eu lieu cet interrogatoire ? En araméen ? En grec ?
De toute façon, Pilate siégeait habituellement à Césarée, la capitale d’alors du pays, plus agréable à vivre, et non à Jérusalem, vieille cité poussiéreuse et archaïque.
Il s’agit d’inventions dramatiques ayant un but théologique et non historique.
Pilate donc, ou plus exactement un de ses subordonnés en place à Jérusalem (il est invraisemblable qu’un préfet comme Pilate ait daigné recevoir personnellement un rebelle insignifiant comme Jésus. C’est typiquement le genre de corvée qu’on laisse à un subordonné) a reçu un « terroriste » envoyé par Caïphe et l’a fait exécuter séance tenante, sans autre forme de procès.
LA MORT.
Ce qui est profondément gênant, quand l’on décide de lire le Nouveau Testament avec un œil d’historien, c’est que, lorsque sont enlevés les emprunts et les invraisemblances, il semble ne plus rien rester.
Or quel crédit peut-on accorder à un récit censé être historique, ou biographique, mais composé uniquement de textes préexistants (les prophéties) mis bout à bout en réalité ? Où sont les témoignages ? Où sont les faits ?
La mort était annoncée (elle aussi) par les prophètes de l’Ancien Testament. Et même dans le détail. Il était écrit qu’il serait frappé de verges, qu’on lui cracherait à la figure, qu’il resterait stoïque dans l’adversité, qu’il mourrait entre des bandits ; que ses pieds et ses mains seraient déchiquetés, mais qu’aucun os ne lui serait brisé, que pour toute boisson, il ne lui serait donné que du vinaigre et du fiel, que ses habits seraient partagés ; que son âme ne serait pas livrée aux enfers (shéol) et que son corps ne connaîtrait pas la corruption, qu’il revivrait au bout de trois jours, etc.
Toutes ces prophéties étaient consignées dans des recueils, auxquels se référaient ceux qui attendaient l’arrivée prochaine de leur libérateur. Ces messianistes étaient des groupes sectaires juifs (certaines de leurs thèses figurent dans les documents retrouvés à Qumran), qui avaient mis au point toute une théologie axée sur le « Messie ou Serviteur Souffrant » tel que le présente Esaïe. Depuis le 1er siècle avant notre ère, ils vivaient dans l’attente imminente du retour du « Maître des Justes ». Il n’est donc pas étonnant de retrouver le ton de leurs croyances dans les Évangiles.
Mais si l’on retire les événements qui n’ont pas fait l’objet d’une référence scripturaire (ceux qui ont fait l’objet d’une référence scripturaire étant justement suspects), que reste-t-il alors du récit de la mort du Christ rapporté par les évangélistes ?
La rédemption par le sacrifice d’un dieu-ou-démon ? On la trouve dans les religions à mystères, où il est question d’un dieu-ou-démon souffrant qui meurt et ressuscite pour ses fidèles à l’équinoxe de
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printemps, à l’heure où la vie de la nature reprend ses droits sur l’hiver. Chaque année Tammouz (Adonis), Osiris, Attis mouraient (Attis, pendu à un pin) et ressuscitaient. Durant leur « mort terrestre », Adonis, Attis, la déesse-ou-démone, ou fée, Ishtar, Orphée, descendaient (comme Jésus) aux Enfers… La plupart de ces dieu-ou-démons étaient salués du titre de « Seigneur » (ce qui se traduit en grec par Kyrios) titre que la communauté chrétienne d’Antioche, et plus tard l’Église de Rome, accorderont à Jésus. On leur attribuait la qualité de « Sauveur » (Sôter en grec), comme on le fera également pour le Christ. Le mythe ressemblant le plus à celui de Jésus est sans conteste celui de Mithra. Son culte comprend un repas commémoratif et un baptême d’initiation.
Ce qui s’est passé en réalité c’est donc, encore une fois répétons-le :
1 que Jésus a été arrêté par la police du grand prêtre ;
2 livré aux collaborateurs locaux des Romains (à un subordonné de Pilate, celui qui était de permanence ce jour-là dans la forteresse Antonia de Jérusalem, Pilate, lui, étant à Césarée) afin d’être exécuté pour avoir voulu se faire roi des juifs.
Tout le reste n’est que de la littérature ou du théâtre, pas de l’Histoire !
Comme l’a très bien remarqué John Toland, si un prophète a parlé au nom de Dieu, et que ce qu’il a ainsi annoncé ne se produit pas ; il s’agit alors là de la preuve flagrante démontrant qu’il a dans ce cas parlé avec arrogance et de par sa propre autorité, non de par l’autorité de Dieu. En tant que messie des juifs Jésus a par conséquent échoué, quoi qu’aient pu en dire les premiers chrétiens. Seul le début de la mission attendue de tout messie a effectivement été réalisé, le reste, son triomphe, n’a pu être accompli.
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LE MESSAGE INITIAL.
Ou comment faire du neuf avec du vieux. Après la crucifixion de leur maître, les premiers chrétiens se sont trouvés confrontés à un vaste et multiforme défi. Ils étaient tous juifs et dans l’attente du retour du messie annoncé, mais rien de ce qu’avait fait Jésus et notamment sa fin ne correspondait aux prophéties à ce sujet. Pire même, Jésus à de nombreux égards s’était écarté du judaïsme officiel. Or en tant que juifs ils ne devaient s’appuyer que des arguments ou des thèmes issus du judaïsme de stricte observance c’est-à-dire des saintes Écritures. Cela ne fut donc possible qu’en sélectionnant certains thèmes porteurs particuliers pour les combiner au besoin en les réinterprétant pour atténuer certaines contradictions initiales intrinsèques.
QUELQUES EXEMPLES.
— Outre le thème du retour du Messie, qui était devenu d’un emploi difficile puisque rien ne s’était passé comme prévu (il n’était nullement question d’un Messie finissant crucifié comme un esclave ou un vagabond dans l’anonymat le plus complet ou presque, ce qui explique d’ailleurs pourquoi 99 % du peuple juif refusa de reconnaître le Messie attendu dans cette horreur)
— Un des premiers thèmes exploités par les chrétiens fut donc celui du fils de l’Homme.
Dans la théologie chrétienne ultérieure, le titre de « Fils de l’Homme » a été compris comme désignant l’humanité de Jésus (et « Fils de Dieu », sa divinité), mais ce ne fut pas exactement le cas initialement.
Fils de l’Homme était en effet une figure eschatologique utilisée dans les milieux apocalyptiques judaïques dès la période post-exilique. L’expression elle-même est la traduction de l’araméen bar nasha, des mots employés au temps de Jésus comme substitut linguistique pour signifier « être humain » ou « homme ».
Sa plus ancienne attestation figure dans le Livre d’Ézéchiel. Là il n’y a rien de mystérieux, cela veut dire « être humain » c’est tout, mais il n’en va pas de même dans le Livre de Daniel.
« Je regardais dans les visions de la nuit, et voici que sur tes nuées vint comme un Fils d’homme ; il s’avança jusqu’à l’Ancien des Jours, et on le fit approcher devant lui. Et il lui fut donné domination, gloire et règne, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit. » (Daniel 7,13-14)
D’après le texte, ce « fils de l’Homme » reçoit donc de Dieu la domination éternelle et eschatologique sur la Création.
Il semble que nous soyons là en présence d’une figure combinant des traits empruntés au judaïsme le plus classique : le Messie, descendant de David, roi d’Israël qui libère son peuple et rétablit sa prospérité (figure connue au moins depuis le temps du prophète Ésaïe) ; et à l’Iran : le « Saoshyant » qui rétablira, selon le zoroastrisme (qui a influencé les Juifs à Babylone), la justice universelle, par une régénération eschatologique du monde.
Les premiers chrétiens identifieront donc le « Fils de l’Homme » au Christ glorieux dont ils attendent la parousie. Le plus éloquent exemple de cet emploi se trouve dans le livre des Actes des Apôtres, 7,55-56 (discours d’Étienne devant le Sanhédrin au moment de son martyre).
« Rempli de l’Esprit saint, il regardait vers le ciel ; il vit la gloire de Dieu, et Jésus debout à la droite de Dieu. Il déclara : « Voici que je contemple les cieux ouverts : le Fils de l’homme est debout à la droite de Dieu. »
On a par conséquent attribué cette première christologie aux hellénistes : Jésus, le crucifié, a été intronisé dans le Ciel Fils de l’Homme et se manifestera (bientôt) comme tel par sa venue eschatologique (la Parousie).
— Un autre des premiers thèmes fut sans doute également celui du Serviteur souffrant, car il convenait infiniment mieux à la situation d’échec absolu que vivaient les premiers chrétiens. Il n’était plus question en effet de se contenter d’un « Le Messie arrive, le Messie arrive, il l’est là, on l’a vu à… ».
Concrètement il s’agissait de 4 passages du Livre d’Isaïe ou plus exactement du Deutéro – Isaïe. Ce Serviteur, appelé par YHWH à éclairer les « nations », est en effet pour commencer l’objet du mépris des hommes. Mais il est aussi présenté dans ce livre comme un roi et un prophète. Ce qui ouvrait la voie à toutes les possibilités.
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L’un des documents les plus anciens du christianisme primitif, la Première épître aux Corinthiens (+55), s’y engouffrera très rapidement. Paul en 1Co 15,3-4 se réfère déjà à Is 53 et quelques années plus tard (plus tard, pas avant) les quatre évangiles feront de même.
— La vie des âmes après la mort étant un thème assez répandu les premiers chrétiens ont fini par développer le thème païen par excellence, mais plus pointu de l’apothéose des héros immortalisés et déifiés dans leur corps physique, MAIS SANS EN REPRENDRE LE TERME GREC SPÉCIFIQUE bien entendu ! Seulement l’idée !
— La résurrection des corps. La résurrection de la chair était une croyance marginale dans le judaïsme du Second Temple, c’est-à-dire le judaïsme de l’époque de Jésus. La croyance en aucune résurrection de la chair du tout apparait d’ailleurs même encore clairement dans le livre de Daniel du IIe siècle avant notre ère, assortie d’une croyance en la résurrection de l’âme seule.
Quelques siècles plus tard, l’historien juif Flavius Josèphe, écrivant à peu près à la même époque que saint Paul et les auteurs des évangiles, signalera que les esséniens croyaient que l’âme était immortelle, de sorte que, alors que le corps retournait en poussière, l’âme allait en un lieu approprié à son caractère moral, juste ou impie. Ce qui, d’après les évangiles, était la position de Jésus, défendue lors d’un échange avec les sadducéens : « Ceux qui sont seront jugés dignes… et la résurrection des morts ne se marieront ni ne seront donnés en mariage, car ils seront semblables aux anges… » (Marc 12, 24-25, Luc 20, 34-36).
Or ce n’était pas le cas de nombre de païens qui trouvaient naturel logique et évident la survie avec l’âme, d’une enveloppe physique et corporelle ayant un rapport à déterminer avec l’ancienne. À déterminer, mais toujours dans le sens d’un mieux ou d’un plus évidemment.
Le mouvement général de la littérature ultérieure orale ou écrite du Nouveau Testament insistera donc de plus en plus sur la nature physique de la résurrection des corps en question y compris dans les quatre évangiles.
— La nature divine de Jésus. Dans Paul et les trois premiers évangiles, ainsi que dans l’Apocalypse, Jésus nous est décrit comme jouissant de la condition la plus élevée, mais la fidélité des Juifs au monothéisme le plus absolu (à l’instar de l’islam) empêche ces auteurs de le décrire comme faisant un avec Dieu.
Cette étape ne sera franchie qu’au sein de la communauté chrétienne qui a produit la littérature johannique : ce n’est qu’ici que Jésus devient Dieu incarné, le corps de Jésus ressuscité amenant Thomas incrédule à s’exclamer : « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». C’était d’ailleurs aussi le message de Marc, un écrivain juif ou non juif, mais qui écrit pour une église de chrétiens non juifs, pour qui Jésus en tant que « Fils de Dieu » est devenu un être divin.
Le christianisme se veut une religion du témoignage, une religion de témoins du Christ (ou de Jéhovah) ; mais ce qui est ahurissant dans cette prétention c’est qu’elle se fonde sur des romans historiques dus à la plume d’avocats ou d’écrivains, chrétiens… De la seconde génération (ou carrément de faux témoins en ce qui concerne certains passages visiblement rajoutés).
Nous n’avons aucun rapport précis rédigé du vivant de Jésus par ceux qui le connaissaient. Et ce que nous savons de pertinent quant à sa vie et à son ministère nous a été transmis dans un langage qui n’est pas celui dont il usait habituellement, ni même dans sa langue maternelle (l’araméen), cela nous a été transmis sous la forme d’une « condensation » de nombreuses années de rumeurs à son sujet.
Le christianisme n’est qu’en partie une « religion du Livre ». Les premiers disciples qui suivirent et annoncèrent le Christ vivaient une vingtaine d’années avant qu’un seul des livres du Nouveau Testament ait été écrit (c’est-à-dire vers l’an 50). À l’époque de leur mise par écrit (vers 50-150), des communautés chrétiennes existaient dans des régions où nul ouvrage (parvenu jusqu’à nous) n’avait été rédigé ; et elles avaient certainement des conceptions et des croyances que l’on ne retrouve dans aucun livre du Nouveau Testament.
À vrai dire, parmi ceux qui se considéraient comme des disciples de ce christ, certains nourrissaient même certainement des idées qui seront rejetées ou condamnées par les écrivains néotestamentaires. De plus, durant les dernières décennies de la rédaction des livres du Nouveau Testament, les chrétiens produisirent d’autres écrits qui ont été conservés ; par exemple, la Didaché ou doctrine des douze apôtres, la première épître de Clément, l’Évangile de Pierre, l’évangile de Jacques ou protévangile).
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Quel a donc été le message global, authentique et complet, du Jésus historique, c’est-à-dire le message qu’ont fait passer les paroles et les actions de ce dissident du mouvement de Jean-Baptiste ? ?
Tout ce que l’on peut dire c’est que ce message a été assez complexe et ambivalent pour susciter des réactions très différentes, voire contradictoires ; allant par exemple, et pour ne prendre que cet exemple-là, du discret racisme anti non-juif de Jacques, Pierre, et Judas, à l’antijudaïsme radical d’Étienne ou Paul.
Il y a donc eu au départ en ce domaine, dans la vie et l’œuvre du nouveau Josué…
— Un certain nationalisme juif de type messianiste.
— Mais aussi une critique radicale de la société juive de son temps.
Ce qui subsiste actuellement dans les quatre Évangiles officiels n’en est qu’une infime partie, et sans doute pas la plus authentique.
Certaines des interprétations du message complet originel ayant disparu très tôt, ou sans laisser d’héritiers directs (Étienne mort prématurément, les judéo-chrétiens de Jérusalem, les chrétiens gnostiques) ; les catholiques, les Réformés et les Orthodoxes (en la personne de leurs ancêtres spirituels) ayant persécuté ou censuré tous les autres, on ne pourra jamais en savoir plus.
En Marc 12, 29, le premier des commandements donné ou rappelé par Jésus est encore tout simplement l’antique prière juive appelée le « Chema » : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est Un ».
Le racisme (inconscient ?) de Jésus a fait qu’il s’est d’abord soucié uniquement du sort du peuple élu.
« Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens » (Marc 7, 24-30).
« Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville des Samaritains » (Matthieu 10,5).
« Le temps est accompli et le Règne de YHWEH est proche ! Repentez-vous et croyez en cette bonne nouvelle » (Marc 1,15).
« Nous espérions que, grâce à lui, le rachat d’Israël était imminent ». (Luc 24, 21.)
À ce stade de la prédication, il n’est donc toujours pas question des non-juifs.
Le christianisme naissant ne fut donc pas au départ une religion à visée universelle, mais plutôt un mouvement juif appelant au refus de l’injustice sociale régnant au sein du peuple juif et contre la mondialisation de son destin, donc opposé à l’idéologie dominant dans le peuple juif de l’époque. Judas était même vraisemblablement un sympathisant ou un militant sicaire, vu son surnom : l’Iscariote (Marc 3,19).
Le fait que ce nouveau Josué a été crucifié avec deux autres condamnés ce jour-là suggère bien en effet (si toutefois ceci est avéré naturellement) ; qu’il a été jugé par les autorités officielles juives et romaines en place comme étant proche, ou à tout le moins sympathisant, du mouvement de guérilla des zélotes, et condamné comme tel.
Les zélotes étant parfois aussi appelés « lestoi » en grec, c’est-à-dire bandits ou brigands certes, mais aussi terroristes d’une guerre de libération nationale. L’écriteau de Pilate signalé par Jean 19,19 : « Jésus le nazoréen, roi des juifs » en est la preuve. Voir aussi les allusions aux attaques contre les partisans d’Hérode (. Marc 3,6 et 12,13 ; Matthieu 22,16).
Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les communautés à l’origine de ces textes… :
— Développaient considérablement les thèmes ayant retenu leur attention, au besoin en inventant.
— Renchérissaient ou brodaient dessus en enjolivant ou en noircissant le tableau si nécessaire.
— Ignoraient parfois beaucoup de choses concernant Jésus ou son milieu d’origine (le judaïsme).
— Laissaient volontairement de côté ce qu’ils n’avaient pas compris ou ce qui ne leur semblait plus d’actualité (en gommant par exemple le côté politique de l’action de leur maître à penser).
Le sens éminemment politique des expressions comme Messie ou descendant de David a rapidement été neutralisé par les premiers chrétiens ; qui présentèrent l’action de leur héros à l’instar de celle des dieu-ou-démons sauveurs comme Asclépios, ou Mithra, ou Hesus en Extrême Occident, et non à l’instar de celle des Maccabées. Les écrits évangéliques ont totalement occulté le côté politique de la prédication de ce nouveau Josué, en le transformant donc en pacifiste total ; afin de rassurer le pouvoir romain et de disculper a posteriori les chrétiens de toute accusation de complot contre la sûreté de l’État. Le Jésus des futurs évangiles officiels ne pourra donc qu’inviter ses disciples à la patience en ce domaine (Matthieu 13, 24-30 ; Luc 17, 23 ; 19,11).
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Le véritable Jésus n’a pourtant été qu’un Galiléen prétendant être le Messie venu libérer les juifs, le chef de file d’un groupuscule politico-religieux n’acceptant pas la domination romaine, et crucifié comme tel. Que cet homme se soit laissé dire « Messie » dans la Palestine de ce temps, n’a rien d’étonnant. Il a existé une ère des messies allant approximativement du 1er siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère. Qu’il y ait eu avec lui des zélotes armés (Simon-Pierre) et des sicaires (Judas l’Iscariote) ; que certains l’aient salué comme « roi des juifs » et qu’il ait proclamé l’avènement du royaume de Dieu ou du Démiurge sur Terre comme imminent, était bien dans l’air du temps.
Mais la Loi romaine régnait alors sur Terre, et ses derniers disciples durent se résoudre à n’envisager pour lui qu’un royaume spirituel dans l’au-delà, un peu comme dans le cas d’Osiris.
Les premiers témoignages concernant le nouveau Josué furent donc réécrits et purgés de tout ce qui était trop politique, nationaliste, juif, zélote, insurrectionnel et engagé contre l’occupation romaine.
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LA RÉSURRECTION.
Après la mort de Jean-Baptiste, la rumeur de sa résurrection avait couru dans tout le pays.
Il en alla évidemment de même après la mort de Jésus quelques mois plus tard.
Un homme extraordinaire a été assassiné en Palestine, il ressuscitait les morts, c’était peut-être le messie, etc.
Cette rumeur enfla malgré ce qu’en disaient les autorités (le corps a été volé…) et on le signala donc un peu partout. Pour Saint-Paul, il s’agit d’ailleurs plus d’apparitions ou de visions que de manifestation d’un corps que l’on pouvait toucher (comme dans le cas de Saint-Thomas).
« Il est apparu à Pierre puis aux douze [N.D.L.R. Donc également à Judas. Bravo !] Ensuite il est apparu à plus de 500 frères à la fois, ensuite il est apparu à Jacques puis à tous les apôtres, et pour finir il m’est apparu aussi à moi, le misérable avorton » (1 Corinthiens 15, 5-8).
La vérité la voici !
1. Personne, même parmi les disciples, n’a assisté à la résurrection elle-même, malgré la foule de détails fournis ensuite par les textes. Ce furent des femmes qui, ayant trouvé le tombeau vide, coururent affolées en informer les disciples.
2. La rumeur de sa résurrection comme Jean-Baptiste quelques mois plus tôt ; fut aussitôt démentie par les autorités qui, après enquête, en arrivèrent à la conclusion que c’étaient des disciples de Jésus qui avaient monté de toutes pièces (avec force détails rajoutés) cette histoire de résurrection ; peut-être même en volant carrément le corps.
3. Afin de donner plus de poids à leur histoire, les chrétiens ont dû inventer maints détails tous plus spectaculaires les uns que les autres.
Des récits d’apparitions furent donc diffusés pour pallier cette carence initiale (l’absence de témoins oculaires directs de la résurrection, ce qui aurait bien simplifié les choses) ; en multipliant les détails ou les témoins (1 Corinthien 15, 5-8 : plus de 500 personnes à la fois) de son éphémère retour sur Terre après la mort.
Matthieu (27, 66 à 28, 4) donne des précisions invérifiables ou douteuses, mais assurément spectaculaires. Le tombeau avait même été scellé, des sentinelles postées, avec l’accord de Pilate, un tremblement de terre s’est produit, un ange était apparu, avait brisé le scellé du tombeau, etc. L’Évangile de Jean, lui, en ajoute d’autres, également spectaculaires : Pierre et un autre disciple courent au tombeau, chacun essayant d’arriver le premier, mais en vain !
Le principal problème des chrétiens demeure : aucun témoin oculaire objectif direct de la résurrection elle-même.
La plus pittoresque de ces légendes est sans aucun doute celle qui met en scène l’apôtre Thomas mettant ses doigts dans les plaies pour vérifier que c’est bien Jésus.
La première mention des apparitions de Jésus après la résurrection se trouve dans la première épître de Paul aux Corinthiens. Elle signale, apparemment dans l’ordre chronologique, une première apparition à Pierre, puis aux « Douze », puis à cinq cents personnes à la fois, puis à Jacques (vraisemblablement le frère de Jésus), puis à « tous les apôtres » et enfin à lui-même.
Paul ne mentionne aucune apparition aux femmes, hormis les « sœurs » incluses dans les 500. Il y a un quasi-consensus sur le fait que la liste est prépaulinienne – on l’appelle souvent catéchisme de l’Église primitive – mais pas sur la question de savoir quelle partie appartient à la première tradition et laquelle est due à Paul. La plupart des spécialistes estiment que Pierre et les Douze font partie de la liste originale, mais tous ne croient pas la même chose de l’apparition aux 500, à Jacques et « à tous les apôtres ».
En affirmant que Jésus lui est apparu de la même manière qu’à Pierre, Jacques et les autres, qui avaient connu Jésus de son vivant, Paul renforce son autorité.
Dans 1 Galates, il explique que son expérience a été à la fois une révélation venant de Jésus (« L’Évangile que j’ai prêché… que j’ai reçu par révélation de Jésus-Christ ») et une révélation de Jésus (« Dieu… s’est plu à révéler en moi son fils »).
Dans 2 Corinthiens 12, il parle à ses lecteurs « d’un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait)
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fut enlevé dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer ».
Comme l’homme en question est bien évidemment Paul lui-même, cela veut dire qu’il était susceptible de vivre ou d’avoir des extases visionnaires ET PAR CONSÉQUENT CELA JETTE UN DOUTE SUR LA RÉALITÉ DES APPARITIONS DU RESSUSCITÉ EN CE QUI LE CONCERNE LUI PERSONNELLEMENT.
Paul ne s’intéresse guère en réalité au corps ressuscité de Jésus, sauf pour dire que ce n’est pas un corps terrestre et il expose d’ailleurs dans sa deuxième lettre aux Philippiens à quel point le corps du ressuscité diffère de celui qu’il avait avant la crucifixion.
Luc ne mentionne aucune des apparitions rapportées par Matthieu et remplace la Galilée par Jérusalem comme seule localisation. Jésus apparaît à Cléophas et à un disciple non nommé sur le chemin d’Emmaüs, à Pierre (rapporté par les autres apôtres) et aux onze autres disciples lors d’une réunion. Les apparitions atteignent leur apogée avec l’Ascension de Jésus devant les disciples rassemblés sur une montagne à l’extérieur de Jérusalem.
L’Évangile de Jean a été écrit quelque temps après 80 ou 90. Jésus apparaît sur le tombeau vide à Marie-Madeleine (qui dans un premier temps ne le reconnaît pas), puis aux disciples moins Thomas, puis à tous les disciples, y compris Thomas (cf. l’épisode du « Thomas sceptique »). Le texte se termine par une longue apparition en Galilée à Pierre et six des disciples. Ce chapitre 21, l’apparition en Galilée, est généralement considéré comme un ajout ultérieur à l’Évangile original.
ÉPILOGUE.
Convaincus que le Christ ou Messie, auquel ils identifiaient leur Maître, allait bientôt revenir dans le Lieu saint, c’est-à-dire le Temple de Jérusalem ; les disciples de Jésus se fixèrent dans cette ville, où, pourtant, leur activité risquait de se heurter à de graves difficultés. Ils y fréquentèrent assidument le Temple, y prêchèrent la bonne nouvelle (l’Évangile) et y constituèrent une communauté plus ou moins unie et fervente. Même si le tableau que les chapitres 1 à 5 des Actes en donnent est un peu idéalisé, rien ne permet de mettre en doute l’étroitesse des liens unissant les membres de cette première Église de Jérusalem. Par certains côtés, ce groupe de croyants ressemblera d’ailleurs aux esséniens de Qumran, et obéira, comme eux, à des règles disciplinaires rigoureuses (Actes 5, 1-11).
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LES APÔTRES.
Les apôtres selon les Actes : Pierre et Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques d’Alphée, Simon le zélote et Judas de Jacques.
Les apôtres selon Marc : Simon dit Pierre, Jacques de Zébédée, Jean frère de Jacques, André, Philippe, Barthélemy, Mathieu, Thomas, Jacques d’Alphée, Thaddée, Simon le zélote, Judas l’iscariote.
Les apôtres selon Mathieu : Simon-Pierre, Jacques de Zébédée, Jean frère de Jacques, André, Philippe, Barthélemy, Mathieu, Thomas, Jacques d’Alphée, Thaddée, Simon le zélote, Judas iscariote.
Les apôtres selon Luc : Simon-Pierre, Jacques, Jean, André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques d’Alphée, Judas fils de Jacques, Simon le zélote, Judas iscariote.
Les apôtres selon Jean : Simon dit Pierre, Jacques, Jean, André, Philippe, Thomas, Judas iscariote, Nathanael de Cana et le disciple préféré. Les fils de Zébédée, Jacques et Jean, manquent dans la liste initiale et ne figurent que dans le dernier chapitre, le chapitre XXI, qui fut ajouté par la suite, peut-être soixante-dix à quatre-vingts ans après.
Ce sont des personnages issus d’une histoire compliquée où les connotations symboliques que véhiculaient les midrashim les ayant précédés entrent dans toute une série de relations calquées les unes sur les autres.
Ces figures se servent mutuellement de faire-valoir, de repoussoirs, de modèles, de symboles, d’interlocuteurs, de conseillers, de traîtres (Judas), etc.
Le résultat en est une œuvre de fiction, formant la trame de fond de l’histoire romancée de Jésus, que les chrétiens oseront ensuite présenter comme historique. Essayons donc de démêler le vrai du faux dans tout ceci.
Le noyau initial des apôtres semble avoir été constitué par des Galiléens de la région de Capharnaüm, sympathisants du mouvement de Jean Baptiste, déçus par son refus de toute action sociopolitique, les Boanergès (les fils du tonnerre). La première chose que nous savons sur les apôtres est en effet que Jacques et Jean étaient des Boanergès, c’est-à-dire des « Fils du Tonnerre » (Mc. 3, 17) nom qui fait tout sauf non-violent.
Simon le zélote dit le cananéen. Sur les sympathies zélotes de cet apôtre, il ne peut y avoir aucun doute. Parmi les disciples, il y en avait un appelé Simon, « surnommé le zélote » (Luc 6, 15). « Parmi les disciples présents il y avait… Simon le zélote » (Actes, 1-13).
Cananéen ? Beaucoup ont affirmé que ce surnom évoquait son lieu de naissance : Cana. Cananus est plus vraisemblablement la traduction en grec de l’hébreu « qana = zélé », et il semble bien que saint Luc donne le vrai sens de ce surnom, lorsqu’il qualifie Simon (placé par lui au dixième rang des apôtres) de zélote.
Simon dit Pierre, fils de Jonas.
Peut-être le même que le précédent, mais ce n’est pas sûr. Ce Simon a deux surnoms dans le Nouveau Testament : fils de Jonas (Bar Jona) et Képhas = pierre à cause de sa calvitie.
Fils de Jonas est la traduction en grec du mot bar iona qui, en araméen (langue parlée en Palestine sous l’occupation romaine), signifiait « maquisard, fugitif ou hors-la-loi ».
Quant au surnom de Képhas, il lui fut donné à cause de sa calvitie, ou à cause de sa force (qui le faisait ressembler à un rocher).
À noter. Il arrachera d’un coup d’épée l’oreille d’un garde du Temple dans le Jardin des Oliviers (Jean 18,10). Il tuera Ananias et Zaffira, parce qu’ils n’avaient pas reversé à la communauté le produit de la vente de leur terrain (Actes 5).
Il se querellera violemment avec Paul parce qu’il s’opposait à sa politique raciste de non-admission des païens dans les premières communautés chrétiennes.
Il fera mourir son concurrent le grand philosophe samaritain Simon (magie noire ? ? ? En tout cas certainement pas excès d’amour).
André. Frère de ce Simon dit Pierre.
Jacques le majeur fils de Zébédée. Sur les sympathies zélotes de cet apôtre, il ne peut pas y avoir de doute non plus vu sa participation à la bande des Boanergès : « Jacques de Zébédée et Jean, frère de Jacques, auxquels il donna le nom de Boanergès, c’est-à-dire fils du tonnerre » (Marc 3-17). Il est associé par Gamaliel, au révolutionnaire Theudas, qui fut décapité par Cuspius Fadus en 44, en tant qu’agitateur juif messianiste, et à Judas le Galiléen, chef de la Guerre du Recensement (Actes 5, 34).
Jean fils de Zébédée. Que ce Jean soit, lui aussi, un Boanergès, nous est confirmé par Marc qui le qualifie ainsi explicitement (Marc 3-17). Il n’est pas l’auteur de l’Évangile portant son nom.
Jacques d’Alphée dit le mineur ou le petit. Voir Marc 15, 40.
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Comme il y avait deux Jacques dans le groupe des apôtres, il a donc toujours été nécessaire de les distinguer. L’appellation de Jacques le mineur peut évidemment se référer à une simple question de taille (par opposition à un Jacques plus grand), mais elle fait aussi penser assez curieusement à la notion de petit dernier.
Jacques le mineur aurait été le petit dernier de la famille de Jésus, le frère cadet du Seigneur, le benjamin même peut-être. N.D.L.R. Le mot adelphos signifie frère en grec.
Judas l’iscariote. Judas iscariote est certainement le plus intéressant et le plus complexe de tous ces personnages. En ayant recours encore une fois à la géographie, comme ils l’avaient fait avec la ville de Nazareth, pour transformer nazôréen en nazaréen ; les chrétiens des deuxième ou troisième générations firent dériver le terme Iscariote, du nom d’une ville inventée par eux pour les besoins de la cause, et nommée Kariot. L’appellation d’iscariote (de l’hébreu ekariot, qui signifie sicaire) était donnée aux zélotes les plus extrémistes, qui effectuaient des actions terroristes de manière individuelle.
De ceux-ci, Josèphe Flavius a pu écrire ce qui suit.
« À Jérusalem, une nouvelle forme de banditisme naquit, celle des sicaires (ekariots), qui commettaient des meurtres en plein jour au milieu de la ville. Ils agissaient spécialement à l’occasion des fêtes en se mélangeant à la foule, cachant sous leurs vêtements de petits poignards, avec lesquels ils frappaient leurs adversaires. Puis, quand ceux-ci tombaient, les assassins s’unissaient à ceux qui exprimaient leur horreur, et simulaient si bien qu’ils étaient crus, et par conséquent impossibles à repérer » (Guerre juive II – 13).
Les dénommés Philippe, Barthélemy, Thomas dit Didyme (le jumeau), Matthieu (anciennement Lévi), Jude dit Thaddée, sont quasiment inconnus par ailleurs.
Dans Jean, il n’y a plus douze apôtres, mais neuf et avec des noms quelque peu différents.
Il manque Jacques d’Alphée, Judas frère de Jacques ou Thaddée, Bartholomé, Mathieu et Simon le zélote. Par contre, on en trouve de nouveaux qui ne sont pas nommés par les autres évangélistes, Nathanaël et un disciple anonyme dit « le préféré » ?
À noter. Ces apôtres sont tous dits galiléens, sauf Judas l’iscariote que l’on fait venir de Judée.
Il y a donc discordance entre les paroles de Jésus ; « En vérité je vous le dis : lors de la nouvelle création, quand le fils de l’Homme se sera donc assis sur le trône de sa gloire ; vous qui m’avez suivi, vous vous assiérez aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (Matthieu 19, 28) ; et la réalité des faits qui verra se réduire le nombre des apôtres à beaucoup moins (11 ? ? ? 9 ? ? 5 ???)
Deuxième remarque.
Il y a une différence entre les noms rapportés par les évangiles de Marc et Mathieu, qui nous donnent un Thaddée ignoré par l’évangile de Luc et par les Actes des Apôtres. Qui, eux, par contre, connaissent à sa place un Judas de Jacques ignoré par les deux premiers.
Une différence étonnante puisque les trois auteurs en question sont censés avoir très bien connu le groupe des douze.
Troisième remarque.
Notons au passage, ce qui est très curieux, c’est que saint Paul dans le texte de 1 Co 15, 3-8, semble toujours compter Judas au nombre des 12 (il parle en effet encore de douze apôtres alors que Judas n’a été remplacé qu’après ces apparitions, voir le tirage au sort de Matthias en Actes 1, 26).
La mort de Judas en Actes 1, 18, diffère aussi complètement de celle que lui attribuent les Évangiles, bien qu’ayant été composés après. Il ne se suicide pas en se pendant, mais meurt accidentellement, d’une éventration.
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VIE ET MORT DES FRÈRES DE JÉSUS (les frères de Jésus : Jacques, Joset, Jude et Simon)
ou LA PETITE ÉGLISE (circa + 35 à circa +70).
Autrement dit 99,9 % des tout premiers chrétiens, les juifs ou les proches du judaïsme admettant que Jésus a bien été le Messie (Christos) annoncé par les prophéties. La « Grande » Église par contre ce sera le mouvement chrétien NON GNOSTIQUE NON MARCIONITE ouvert aux païens.
N.B. Nous appliquerons ici dans ce bref essai la méthode d’analyse mise en œuvre dans notre étude des légendes irlandaises et développées dans nos nombreux contre-lais (pas de jaloux !).
CELLE DES VAGUES……… NON CONCENTRIQUES.
Car si nous parlons de vagues dans cet essai…
— Ce n’est pas uniquement pour les différencier par leurs dates respectives de début et de fin diverses dynamiques d’évangélisation CAR ELLES SONT SI PROCHES AU POINT DE VUE CHRONOLOGIQUE qu’elles forment en réalité un quasi-continuum.
— Mais pour souligner leur différence de nature, qui ira d’ailleurs en s’accentuant, tellement, que la première finira par mourir et disparaître, submergée par la seconde. À la fin du IIe siècle, cette tendance est en effet nettement en perte de vitesse, même si elle garde encore de solides bastions dans la Diaspora hors de la Palestine ; (d’où elle vient juste de disparaître, suite à la destruction/reconstruction de Jérusalem par les légions d’Adrien, en 130.)
Cette phase tardive de l’essénisme peut d’ailleurs à peine être qualifiée de « chrétienne » au sens strict du terme, puisque la principale caractéristique du christianisme lui manque ; c’est-à-dire la croyance en la divinité de Jésus, qui n’est considéré par eux que comme un homme, même s’il est exceptionnel : une sorte de super-prophète.
La croyance en la divinité de Jésus ne sera que l’aboutissement d’une deuxième vague, lancée peu de temps après, mais en direction de milieux complètement différents, non juifs pour tout dire, par Paul.
Pour en revenir à notre première vague, tout ce que l’on peut en dire à ce stade de notre étude c’est que, bien que cette tendance du christianisme originel ait été très tôt marginalisée par l’action de Marcion, et soit donc restée sans réelle postérité autre que l’islam ; vu son extrême importance puisqu’elle a en quelque sorte servi d’accoucheuse du christianisme, nous l’inclurons néanmoins dans cet exposé. En en faisant la première vague d’évangélisation. N. D. A. Les chrétiens dont parlaient Suétone, Pline, etc. appartenaient d’ailleurs sans doute à ce courant.
À Jérusalem, la 1re expansion chrétienne se fit par l’apostolat des disciples dans les colonies juives ; et à Damas (où il y avait eu de nombreux esséniens comme le prouve le livre de l’alliance de Damas justement), la foi chrétienne pénétra aussi apparemment très tôt, puisque Ananie, le découvreur de Paul, fut de toute évidence un de ces convertis de la 1re heure.
Dans ses Actes des Apôtres, Luc présente le point de vue de Paul. Or, le parti de Jacques est celui avec lequel Paul n’a cessé d’être en conflit (Gal, 2, 12).
Jacques est le type même du judéo-chrétien, d’une Église primitive très enracinée dans le judaïsme, non conscient de fonder une nouvelle religion. Sa postérité, ce sera donc le judéo-christianisme, mouvement qui perpétue l’observance de la Loi, qui garde son identité juive.
Comme il a finalement disparu après 130, son histoire a été occultée ou reléguée au second plan par les premiers chrétiens, et cet effacement fausse l’idée que nous avons du véritable christianisme originel. Une communauté jamais vraiment séparée du judaïsme, qui ne vise que l’horizon juif des brebis perdues d’Israël et non l’Humanité entière, et qui, enfin, était dirigée par un personnage hors de la lignée des apôtres : Jacques.
Les frères de Jésus.
Marc 3, 31-32 : « Voici que ta mère et tes frères sont dehors ». 6, 3 : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de Joseph, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? »
Matthieu 12, 46 : « Voici que ta mère et tes frères se tiennent dehors ».
Jean 2, 12 : « Après quoi (les noces de Cana), Jésus descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères, ses disciples ». 7, 3-5-10 : « Ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui… ».
Luc et les Actes des Apôtres 1, 14 : « Tous étaient assidus à la prière avec quelques femmes dont Marie, la mère de Jésus et avec les frères de Jésus ».
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Épître aux Galates 1, 18-19 (Paul raconte que trois ans après sa conversion, il vint à Jérusalem où il ne rencontra que Pierre et Jacques). « Je suis resté 15 jours auprès de lui (Céphas), sans voir cependant aucun autre apôtre, mais seulement Jacques le frère du Seigneur ».
1 Corinthiens 9, 5 : « N’aurions-nous pas le droit d’avoir avec nous, nous aussi, une femme chrétienne, comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas ? »
Les premiers chrétiens estimaient ; certes, que la naissance de Jésus avait été exceptionnelle, mais qu’il avait eu ensuite des frères et des sœurs « normaux », comme dans toute famille de l’époque. Ce fut là la position la plus ancienne (voir les nombreuses références dans les évangiles) et c’est encore actuellement celle de beaucoup de chercheurs. Marie après la naissance « miraculeuse » de Jésus, aurait eu normalement d’autres enfants.
Les textes du Nouveau Testament sont écrits en grec ; et dans cette langue, il y a deux mots distincts pour dire frère (adelphos), et cousin (anepsios). Or c’est toujours le terme adelphos qui est employé, ce sont donc bien des frères, car s’il s’agissait de cousin, il y avait la possibilité de le dire précisément.
Lorsque Paul emploie le mot adelphos (Épître aux Galates 1, 18-19), c’est bien pour signifier « frère ».
Dans Jean 20, 17, Jésus dit « va trouver mes frères », le mot frère signifie frère au sens strict, on ne peut pas soupçonner la langue grecque de Jean de sentir la traduction, il n’y a pas derrière de formule araméenne.
Les pères de l’Église des deux premiers siècles ne mentionnent pas la virginité « après accouchement » de Marie. Saint Justin (mort en 165) n’envisage la virginité de Marie qu’avant la naissance de Jésus.
Avec Irénée de Lyon (mort en 202) qui installe la mariologie (il voit en Marie comme l’antithèse d’Ève), il n’y a encore rien sur la virginité après la naissance de Jésus.
Cette position se rencontre chez de nombreux auteurs anciens. Hégésippe vers 180, dans ses cinq livres de mémoires, emploie même l’expression « Jude… frère du Sauveur selon la chair ».
« De la famille du Seigneur restaient encore les petits-enfants de Jude, dit son frère selon la chair, qui furent dénoncés, car appartenant à la lignée de David » (Eusèbe de Césarée. III, 20, 1).
Tertullien (mort en 225) est, lui aussi, convaincu de ces affirmations et prétend rapporter la « vraie tradition » à ce sujet.
Le Protévangile de Jacques nous montre néanmoins comment a pu apparaître le thème de la virginité perpétuelle. La virginité perpétuelle de Marie est en effet la thèse centrale de cet apocryphe. Anne, la mère, consacre son enfant Marie au Temple, puis, Marie est confiée à un veuf âgé, Joseph… la naissance de Jésus est racontée en détail, il y a même le témoignage des sages-femmes. Les frères et sœurs de Jésus sont ses cousins et en aucun cas d’autres enfants de Marie. Or c’est ce texte qu’utilisa Origène dans son commentaire sur le récit de l’enfance de Matthieu.
La filiation divine de Jésus, primitivement conçue par les premiers chrétiens comme une adoption lors du baptême de Jésus par Jean, se déplace dans le temps et remonte maintenant chez certains auteurs à sa naissance même.
Au IVe siècle, Jérôme, le traducteur de la Bible en latin – la Vulgate – en tire toutes les conséquences. Pour lui les frères de Jésus seront donc tout simplement des cousins. La démonstration de Jérôme est complexe, acrobatique, elle joue sur les différents personnages appelés Jacques (Jacob) et Marie (Myriam) dans le Nouveau Testament.
Il y a sept Jacques et trois ou quatre Marie selon son interprétation de certains textes (Marc XV, 40 ; Jean XIX, 25) :
Marie mère de Jésus, Marie sa sœur, Marie de Magdala, Marie de Clopas.
Jacques le frère du Seigneur est identifié à Jacques le Petit ou le Mineur, et la mère de ce Jacques avec Marie de Clopas, la sœur de Marie mère de Jésus ; ainsi donc, ce Jacques et Jésus sont cousins. À la fin de sa vie, Jérôme sera moins catégorique, mais en tout cas pour lui, la mère de ce Jacques est toujours une autre Marie, et ce n’est pas la mère de Jésus, donc ils ne sont pas frères.
Les Actes des Apôtres et des écrits de Paul nous relatent quelques épisodes de la vie des premières communautés « chrétiennes » dirigées au début par Pierre apparemment et si l’on en croit ce texte. Pierre était en effet un des plus vieux compagnons de route de Jésus et peut-être même son découvreur à Capharnaüm.
Au quotidien, la vie du groupe a deux traits caractéristiques : ce sont de petites gens pratiquant la vie en commun, avec fraction du pain et prières, très analogues à ce que Flavius Josèphe dit des esséniens ; ils opèrent d’autre part de nombreuses guérisons, ce qui leur vaut une réputation considérable… Divers groupes d’hommes et de femmes se joignent à eux ; ils affirment que Jésus est toujours vivant, d’où d’importantes controverses sur la résurrection. Tout cela reste strictement juif. Il en est de même de la lapidation d’Étienne vers l’an 35 de notre ère, et des persécutions provenant de mouvements adverses, au sein desquels milite le futur saint Paul.
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Assez curieusement ce n’est pas le Père Brown, mais l’historien français Gérard Walter, qui a le mieux résumé ce que fut cette première communauté chrétienne, dans son essai sur le communisme.
Le premier groupement chrétien régulièrement constitué apparaît à Jérusalem entre les années 35 et 37 de notre ère. Il est composé au début d’une centaine de personnes. Les adhérents commencent par mettre leurs biens en commun. Un comité de douze membres dirige le fonctionnement intérieur de la communauté… C’est ainsi que se présente, abstraction faite de son idéal spirituel, la première communauté chrétienne de Jérusalem, si l’on se base sur le témoignage des Actes des Apôtres. Les deux textes des Actes qui attestent ces tendances des premiers chrétiens 2, 44-45 et 4, 34-35, ne s’accordent pourtant pas très bien ensemble.
Ceux qui travaillent à la prédication et à l’enseignement avaient droit en fait à un double honneur, ce qui signifie que dans toutes les occasions : distribution de secours, repas communs, etc. une part double leur était réservée.
C’est ainsi que se forma, dès le début presque, à l’intérieur de la société chrétienne primitive, une corporation privilégiée qui ne fit que croître numériquement ; et qui devint, par son existence même, la vivante négation du principe égalitaire proclamé par les fondateurs de la doctrine…
Les Actes des apôtres soulignent le fait que le premier païen baptisé, le centurion Corneille, le fut par Pierre lui-même. Ce dernier doit se faire violence pour cela, car un païen non circoncis reste un être impur aux yeux d’un juif. L’insistance sur ce baptême est peut-être néanmoins due à un remaniement du texte original par des chrétiens de la tendance paulinienne basée à Antioche.
En dehors des cas isolés de l’eunuque de la reine Candace, converti par Philippe, et du centurion Corneille converti par Pierre, il n’y a pas trace de païens convertis à Jérusalem ni en Judée. On n’y voit pas non plus de « chrétiens » au sens strict du terme d’ailleurs. Le christianisme d’avant 70 n’est ni judéo-chrétien ni pagano-chrétien, car il est tout simplement juif, et cela, tant pour les autorités religieuses juives que pour les autorités politiques romaines. Pierre, Jean et d’autres parmi les douze, se rendent régulièrement au Temple pour prier. (Actes des Apôtres, 3,1 ; 5,12).
Autour de ces juifs chrétiens gravitent des prosélytes et des sympathisants qui, eux ; sont d’origine païenne. L’esprit prosélytiste des juifs est attesté par Bernard Lazare ; et Philon a eu raison de dire : « Nos coutumes gagnent et convertissent à elles les barbares et les Hellènes, le continent et les îles, l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Asie, la terre entière d’un bout à l’autre ». Beaucoup d’entre les pauvres étaient attirés aussi par les privilèges accordés aux juifs. Ces prosélytes étaient divisés en deux grandes catégories ; les prosélytes de par la Loi, qui acceptaient même la circoncision, et les prosélytes de la porte, qui, sans se soumettre aux pratiques nécessaires pour entrer dans la communauté, vivaient néanmoins autour d’elle.
Autrement dit, et jusqu’à cette date, les païens comme l’eunuque de la reine d’Éthiopie, ralliés par Étienne et ses héritiers (Philippe, Paul, etc.) à la croyance en la messianité de Jésus ; ne seront encore que des prosélytes et des sympathisants du judaïsme, et non pas déjà des chrétiens, au sens que prendra cette dénomination vers la fin du Ier siècle. Le terme chrétien n’a jamais eu cours, en Judée (nous ne parlons pas ici d’Antioche) pour désigner des disciples de Jésus. Avant 70 – et dans une certaine mesure jusqu’aux environs de l’an 135 – il est donc possible de considérer qu’il y a parmi d’autres, des juifs chrétiens, comme il y a des juifs sadducéens, des juifs pharisiens, des juifs esséniens.
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L’ÉVANGILE SELON MATTHIEU.
L’évangile selon Matthieu ouvre traditionnellement le Nouveau Testament, même s’il n’est pas le premier document écrit du christianisme (le plus ancien document écrit du christianisme c’est la première lettre de Paul aux Thessaloniciens) ; même s’il n’est pas le plus ancien des 4 évangiles (il semble avoir été écrit vers la fin des années 80 alors que l’évangile selon Marc a peut-être été écrit vers la fin des années 60).
Cet évangile semble néanmoins avoir été destiné à ces juifs que l’on pourrait qualifier de CHRISTIANISME TENDANCE JÉSUS.
Une tendance du judaïsme que le professeur Anthony J. Saldarini de l’université de Boston spécialiste en judaïsme rabbinique a particulièrement bien étudié en 1994 (la communauté judéo-chrétienne de Matthieu).
Cette première tendance du christianisme, la tendance Jésus, ayant disparu très tôt, on ne peut en avoir une idée en effet qu’en analysant l’évangile de Matthieu. Ce qu’a fait ce spécialiste du judaïsme rabbinique.
I : Matthieu et le judaïsme du premier siècle
II : Le peuple de Matthieu : Israël
III : Les opposants de Matthieu : Les dirigeants d’Israël
IV : L’Horizon de Matthieu : Les nations étrangères
V : Le groupe des juifs croyants en Jésus selon Matthieu
VI : La Torah de Matthieu
VII : Jésus, Messie et Fils de Dieu
VIII : Conclusions. L’évangile de Matthieu est paradoxal : c’est à la fois le plus juif des écrits des apôtres, mais aussi celui qui présente les polémiques les plus virulentes contre le judaïsme. De ce fait, il est généralement associé à la rupture entre le christianisme naissant et le judaïsme dont il est issu. C’est cette interprétation générale, reprise par des générations de lecteurs, que Saldarini remet ici en cause, dans des pages érudites et d’une très grande clarté. Selon lui, l’évangile de Matthieu ne cherche absolument pas à annoncer le remplacement d’Israël par l’Église chrétienne : il ressemble beaucoup plus à un texte destiné et offert à une audience juive. Loin d’être un polémiste antisémite, Matthieu est un enseignant juif s’acharnant à dégager une nouvelle vision du judaïsme ancrée dans la croyance en Jésus, après le traumatisme de la destruction du Temple.
Il est par contre difficile de situer la place de l’apôtre Pierre dans tout cela.
La seule chose qui semble évidente en ce qui le concerne c’est que ce n’est pas lui historiquement parlant que nous trouvons à la tête de la communauté de Jérusalem.
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L’ÉVICTION DE PIERRE À LA TÊTE DE LA COMMUNAUTÉ DE JÉRUSALEM.
Pierre était sans doute un des plus vieux compagnons de route de Jésus, depuis Capharnaüm en tout cas.
Or ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, plusieurs passages du Nouveau Testament mentionnent les « frères » du Seigneur en se servant du mot grec habituel pour évoquer une telle situation, adelphos. Le plus célèbre d’entre eux est un homme appelé Jacques.
À Jérusalem, les disciples de Jésus ne sont donc que des juifs (ainsi que nous l’avons vu, le terme « chrétien » n’apparaîtra que plus tard, à Antioche, semble-t-il) parmi lesquels un des frères de Jésus, Jacques, joue un rôle primordial.
Qui est ce Jacques, frère du Seigneur ? Pourquoi même Pierre doit-il lui rendre des comptes ? Jacques exercera l’autorité suprême sur la communauté dans les années 40 et 50. À quel titre exercera-t-il cette fonction, avait-il fréquenté Jésus de son vivant, quelles étaient ses positions théologiques ?
Essayons maintenant de répondre à ces questions.
La première vraie crise qui a secoué l’Église de Jérusalem naissante au début des années quarante a été de loin beaucoup plus importante pour la vie de la communauté que la scission d’avec les Hellénistes ; qui n’eut de conséquences notables que beaucoup plus tard.
Le groupe des douze a cédé la place à Jacques, frère du Seigneur, dans des conditions obscures que le récit d’Actes 12 ne reflète qu’en partie.
Il existait peut-être au sein de la famille biologique de Jésus une tradition la faisant descendre du roi David. Et Jésus a peut-être rebondi sur ces prétentions pour se laisser dire messie, mais son grand problème alors aurait été de se faire reconnaître comme tel par Jean le baptiste. Car seul un prophète en effet pouvait reconnaître un messie, le déclarer « oint » de Dieu ou du Démiurge, et lui donner l’Esprit, ou le lui enlever (cf. l’épisode des rapports entre le prophète Samuel et le roi Saül : premier Livre de Samuel, 15, 1-23).
Or Jean-Baptiste, comme sa famille en général, ne reconnaît pas la messianité de Jésus. « Il a perdu l’esprit », disent-ils. La famille et Jean se font une autre idée de ce que doit être le messie.
Les frères de Jésus participèrent-ils à ses activités de son vivant ? Seul Jean semble le suggérer. On voit surtout la famille et les frères, à Jérusalem, parmi les premiers disciples après l’Ascension. Le texte le plus ancien du Nouveau Testament (1 Co 15, 3-8) affirme que Jacques aurait bénéficié d’une apparition de Jésus. Ce texte, écrit vers 50, si on l’étudie de près, indique surtout à cette date, un compromis entre des « partis » dans la communauté de Jérusalem, une sorte d’égalité entre les groupes de Pierre et de Jacques. Rien ne prouve que cette apparition ait entraîné une conversion. Certains chercheurs pensent d’ailleurs que Jacques ne fut jamais « chrétien » (au sens de Paul), mais toujours juif.
Lorsqu’il dirige la communauté de Jérusalem, jamais Jacques ne fait allusion à Jésus. Le propre frère de Jésus lui-même ne croit donc pas qu’il est le christ et que le messie est déjà venu en sa personne. C’est un juif, qui comme beaucoup à cette époque, est persuadé de l’imminence de l’arrivée du Royaume de Dieu ou du Démiurge, de l’accomplissement de prophéties comme celle d’Amos concernant le relèvement de la Tente de David (Amos 9,11) ; mais pas avec son frère Jésus. Jacques se situe toujours dans l’espoir d’une venue imminente du Messie, de la royauté davidique ultime en Israël (Actes 1, 6).
Jacques comme Jésus est juif, et le qualificatif qu’ils partagent, nazoréen, est difficile à comprendre. Les nazoréens sont une secte, une tendance à l’intérieur du judaïsme, qui désignera très tôt la mouvance se réclamant de Jésus. Ailleurs, à partir d’Antioche, on dira chrétiens. Ce dernier terme restera, nazoréen disparaîtra. Jésus comme Jacques n’eurent donc jamais conscience de fonder une nouvelle religion, leurs activités demeuraient totalement à l’intérieur du judaïsme.
Hégésippe, chrétien certainement d’origine juive, dans la seconde moitié du IIe siècle. « Le frère du Seigneur, Jacques, reçut l’Église avec les apôtres. Depuis les temps du Seigneur jusqu’à nous, tous l’appellent le Juste, puisque beaucoup portaient le nom de Jacques. Cet homme fut sanctifié dès le sein de sa mère ». (Eusèbe de Césarée. Hist. Eccl. Il, 23, 4).
L’ascension de Jacques à la tête de la communauté de Jérusalem à la place Pierre se repère facilement du point de vue de la chronologie : milieu des années trente, quelque temps après la mort de Jésus.
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Galates 1,18-19. Paul déclare que trois ans après sa conversion, il se rend à Jérusalem où il rencontre Pierre et Jacques, Jacques est donc déjà là, et associé à Pierre, à la tête de la communauté.
Fin des années trente. Paul donne la liste des groupes qui ont bénéficié des apparitions de Jésus.
Ce texte (1 Co, 15, 7) reflète une situation où la primauté de Pierre est encore reconnue, mais traduit une prétention à l’égalité des deux hommes – voir le parallélisme des versets 5 et 7 – ; le groupe perdant est celui des femmes, en droit juif, leur témoignage ne compte pas.
À cette date, il y a donc concurrence entre le groupe de Pierre et celui de Jacques.
Quatorze ans plus tard (vers l’an 50 donc), Paul revient à Jérusalem et y rencontre Jacques en premier ainsi que Pierre et Jean. C’est Jacques qui mène le débat.
En une quinzaine d’années, Jacques est donc passé du statut d’associé à celui de seul dirigeant.
Comment expliquer cette ascension de Jacques à la tête de la communauté de Jérusalem ? Et de ce fait, à la tête de tout le mouvement. Deux types d’explications se conjuguent.
L’usure de l’ascendant moral de Pierre. Pierre n’a jamais été le chef officiel du groupe. Le groupe était dénué de hiérarchie précise et Pierre n’était qu’un des plus vieux compagnons de route de Jésus, celui qui l’avait hébergé à Capharnaüm. Or cette forme d’auto-organisation va échouer. L’attente de la Parousie imminente a entraîné un repli sur soi, mais rien n’est venu !
Problèmes économiques et financiers du groupe (la mise en commun des ressources est affectée par le départ des plus riches, les hellénistes persécutés… II sera même nécessaire d’organiser une collecte pour les gens de Jérusalem).
Au départ aussi, personne ne prévoit d’organiser de missions. C’est l’activité extérieure des hellénistes d’Étienne et de Philippe qui oblige le groupe de Jérusalem à changer d’horizon, à réfléchir au cas non prévu des païens qui souhaitent adhérer.
À tout cela, Pierre essaiera de faire face, mais son comportement pour le moins chaotique montre bien qu’il est un peu déboussolé, qu’il n’y arrive pas. De plus, ce premier groupe va souffrir. Vers 44, Jacques fils de Zébédée est exécuté (ce sera le premier des 12 à mourir martyr puisque Étienne n’en était pas un). Sous Agrippa 1er, Pierre est arrêté, il y a un début de persécution publique. Le « système » de Pierre ne fonctionne plus.
Le fait qu’en quittant Jérusalem Pierre, du moins d’après les Actes des apôtres, a envoyé prévenir Jacques (le frère de Jésus, mais pas un des douze) ; montre bien qu’il a alors abandonné tous ses pouvoirs sur l’Église (et même la primauté) à ce frère de Jésus. Jacques devient donc ainsi le chef des chrétiens de Jérusalem, autrement dit un des hommes les plus importants de l’Église primitive, voire le premier vrai pape.
En s’enfuyant de Jérusalem (Actes 12, 17), Pierre laisse donc le champ libre à Jacques, qui jouissait depuis plusieurs années déjà d’une autorité certaine (cf. Galates 1, 19) ; et que ses penchants pharisiens rendaient plus acceptable aux yeux des dirigeants religieux de Jérusalem. Ce changement de chef signifia sans doute aussi pour l’Église de ce temps-là une profonde réorientation : abandon de la communauté des biens, assouplissement de la discipline, retour à une observance des commandements plus individuelle et donc plus proche de celle des pharisiens.
Jacques dispose de nombreux atouts.
N’ayant pas été disciple, il n’est pas sensible comme les autres à l’attente de la Parousie. Il a bénéficié d’une apparition (« Le sauveur apparut à Jacques, un de ceux qui étaient dits frères du Sauveur ». Eusèbe de Césarée. Hist. Eccl. I, 12, 4). Cela compense son absence de compagnonnage avec Jésus ?) Et enfin, le plus important, il est membre de la famille. Ce critère dynastique est essentiel, on lui fait donc confiance : l’action de Jésus étant perçue comme faisant partie de celle d’un clan (davidique ?).
En outre Jacques est très pratiquant, c’est un juif pieux reconnu comme tel. Cela sécurise tout le monde, derrière lui on est à l’abri des persécutions (aucun membre du groupe n’aidera les Hellénistes ou Paul lorsque ceux-ci seront inquiétés). Effectivement, dès 44 et pour un certain temps, il n’y aura plus de persécution, le groupe « nazoréen » ou « chrétien » si l’on préfère, vit en paix. Mais au prix d’un grand conformisme religieux (ce qui ne plaît pas à Paul). Jacques se méfie des innovations.
À lire certains passages du Nouveau Testament, on est surpris par le nombre de visions des uns et des autres, au bénéfice de Pierre notamment. Une vision a pour fonction une révélation nouvelle, l’affirmation d’une nouveauté. Or seule la Loi compte pour Jacques, il préfère s’en tenir à ses
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prescriptions plutôt que d’écouter Pierre parler de sa vision à Joppé ; (vision qui l’autorise à manger de tout, même avec les païens, et où il n’y a plus de notion d’impureté.) Jacques se méfie des visions. La seule révélation c’est la Torah donc, alors que pour Pierre c’est aussi ce que dit le « ressuscité » (certes avec crainte, voire réticence). Toute la réflexion de Jacques est inscrite dans les traditions juives, rien ne vient des nouveautés soutenues par Paul.
Que faire donc dans ces conditions des pagano-chrétiens ? Doivent-ils devenir juifs à part entière pour être chrétiens, étant donné que « chrétiens » ne signifie pas encore nouvelle religion, mais tendance à l’intérieur du judaïsme, comme il en existait beaucoup, avant la destruction du Temple.
Cette question se pose concrètement dans les différentes communautés chrétiennes autour de l’an 50. Nos sources à ce sujet sont d’interprétation difficile et ont donné lieu depuis longtemps à de vives discussions. La réponse à ce problème passe par trois points semble-t-il.
a) La réunion à Jérusalem, improprement appelée concile de Jérusalem.
b) Le décret apostolique.
c) Le conflit d’Antioche.
L’ordre est ici donné à titre indicatif, mais peut très bien être inversé, on ne sait pas trop bien ce qui est cause et ce qui est conséquence.
Un problème naît donc à Antioche : la circoncision est-elle indispensable au salut ? Des chrétiens de Judée (entourage de Jacques ?) répondent oui, Barnabé et Paul répondent non ! Un arbitrage est nécessaire, ce sera la réunion de Jérusalem (peut-être vers 48-50). De ce fameux « concile de Jérusalem », nous possédons deux versions : Actes 15, 2 – beaucoup d’ajouts sont imputables à Luc – et Galates 2,1-10. Globalement, le texte de Paul semble être plus authentique.
Qu’a-t-on exactement décidé à Jérusalem ?
Pierre y tient un discours tellement paulinien que l’on se demande si c’est bien lui qui en est le véritable auteur ; un discours où il affirme que la Loi n’est pas nécessaire, que seule la croyance en Jésus sauve, et que la circoncision ne s’impose pas aux pagano-chrétiens.
Jacques parle en dernier, cite Amos 9, 11-12 selon la Septante : « Quand la tente de David sera relevée », ce sera l’entrée dans l’ère messianique, les païens reconnaîtront notre seigneur. Il leur suffit en attendant de respecter quatre interdits issus de la Loi. (Actes 15, 29.) « S’abstenir de la viande des sacrifices païens, du sang, des animaux étouffés ainsi que de l’immoralité sexuelle ».
Autrement dit c’est un rappel des lois noachiques, Jacques n’a pas l’intention de fonder une nouvelle religion. Les juifs restent juifs et les païens des non-juifs.
Mais cela fut-il décidé ici ? (thèse de Luc) ou bien décidé plus tard, par Jacques, pour résoudre un autre conflit à Antioche, en l’absence de Paul ?
Personne n’exige la circoncision de Tite, l’ami de Paul (est-ce une exception ou un principe ?)
Paul indique en outre que le principe du partage des missions fut alors adopté : à Pierre la mission près des juifs, à Paul celle qui concerne les goïm (païens).
Ce conflit d’Antioche a donc souligné les différences de conception entre Jacques et Paul. Revenons brièvement dessus, car ce sera déterminant pour l’avenir du christianisme.
En 49 des envoyés venus de Jérusalem (des compagnons du frère de Jésus ? ?) rejettent la commensalité pratiquée à Antioche (c’est-à-dire le fait de prendre des repas en commun) ; et affirment donc implicitement que les pagano-chrétiens ne pourront pas être sauvés s’ils ne se plient pas d’abord aux exigences de la Loi juive. Lors d’un séjour de Pierre à Antioche celui-ci cessera même de manger avec des pagano-chrétiens pour ne plus descendre que chez des judéo-chrétiens ; c’est-à-dire chez des chrétiens d’origine juive (suite à l’arrivée de gens de l’entourage de Jacques ?).
Or une telle décision était extrêmement grave, car elle concernait le principe même du repas de commensalité avec les dieu-ou-démons appelés « eucharistie ». Un peu comme si le christianisme d’aujourd’hui entérinait la discrimination raciale ; en ayant, des messes ou des lieux de culte réservés aux Noirs, des messes ou des lieux de culte réservés aux Mulâtres, des messes ou des lieux de culte réservés aux Blancs. Pourtant, tout le monde comprend et obtempère, et Pierre maintient une telle discrimination (peur des autres juifs, des zélotes peut-être, d’être accusé de laxisme ?) à tel point que Paul dut même sévèrement critiquer en public un tel racisme anti non-juif de la part de Pierre, lequel, il est vrai, s’y connaissait en matière de lâcheté.
Paul sermonne donc vertement le premier pape, se retrouve minoritaire, et rompt avec tout le monde ou presque. Du moins avec les judéo-chrétiens.
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Nous ne connaissons pas exactement les raisons des envoyés de Jacques, mais elles devaient être celles des conceptions juives du temps. Même si certains païens sont amenés à reconnaître le Messie, cela ne leur donne pas pour autant le droit d’être considérés comme membres du peuple juif, du peuple de Dieu. Seuls les juifs qui ont reconnu Jésus comme messie forment le vrai Israël, et ils doivent garder leur distance.
L’incident d’Antioche en 49 donnera donc aux premiers chrétiens l’occasion de renouveler la position raciste et xénophobe originelle de leur maître. Matthieu 15, 24-26 : « Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues d’Israël… il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens ».
La réponse de l’Église de Jérusalem à celle d’Antioche est donc marquée par un incroyable esprit nationaliste et réaffirme pour les juifs la nécessité de suivre la Loi juive : nourriture cachère, etc. Actes 15, 29 : « s’abstenir de la viande des sacrifices païens, du sang, des animaux étouffés, ainsi que de l’immoralité sexuelle ».
Pour Jacques mieux vaut donc une communauté à deux vitesses (apartheid). Il n’y a pas nouvelle religion, nouvelle communauté. Il doit y avoir :
— Les nazoréens ou chrétiens, des juifs qui suivent la Voie (reconnaissent Jésus), et qui constituent l’Israël véritablement eschatologique (celui de la fin des temps).
— Les païens baptisés, qui ne sont pas nazoréens, mais seulement des craignant le Dieu d’Israël (phoboûménos ton Théon), et qui seront sauvés, mais sans être intégrés à ce véritable Israël. Seulement associés (opposition majeure avec Paul pour qui seule la croyance sauve, et qui veut abolir les différences de nationalité).
Jacques ne rattache ces païens qui se convertissent ni à Abraham ni à Moïse. Les nations païennes sont en train de reconnaître le Dieu d’Israël ou le Démiurge (c’est une nouveauté, signe des temps), mais elles ne sont pas assujetties à la Loi de Moïse, et ne doivent pas être intégrées à Israël.
Jacques accusera d’ailleurs Pierre d’avoir transgressé ce tabou en entrant chez le centurion Corneille.
Pour Jacques encore, et afin que cela soit plus clair, ces païens se tournant vers le Dieu ou Démiurge d’Israël (il n’est pas encore question de Jésus-Christ) ne font qu’accomplir la prophétie d’Amos 9, 11. Le seul lien avec Jésus est la réapparition dans le texte de l’idée de lignée davidique (Dieu ou le Démiurge relève la tente de David).
Jacques est appelé le Juste par ses contemporains. Cela veut donc dire que cette décision de sa part a semblé normale à l’époque. Elle dénote une conception du message de Jésus consistant surtout en une obéissance à la Loi juive.
C’est donc ainsi que fut reçu le message de Jésus en milieu judéo-chrétien (sur la conception d’une justice meilleure, voir Matthieu 5-20).
Conception de la mission de Jésus : une intercession pour le pardon eschatologique des péchés du peuple juif. « Père, pardonne-leur ». Un peu comme le Mahomet de la fin des temps. Car cette intercession n’a pas de sens vis-à-vis des païens mais seulement pour les « brebis perdues d’Israël ».
Le compromis ne mit pas fin au conflit entre les deux tendances, celle des judaïsants qui s’en tenaient strictement à la Loi de Moïse et la tendance incarnée par Paul qui s’en éloignait plus ou moins.
Le professeur Simon Claude Mimouni pense que d’autres escarmouches eurent lieu et notamment dans la communauté chrétienne d’Éphèse vers 53-54 puis en Galatie (voir lettre de Paul) puis à Philippes vers 60. L’épître aux Romains serait l’ultime tentative de Paul pour éviter la scission.
« Certains historiens pensent que le conflit d’Antioche, la réunion de Jérusalem, l’incident d’Éphèse ainsi que les crises en Grèce et en Galatie ont été les étapes d’un développement organique, c’est-à-dire d’une campagne systématique de judaïsation inspirée et organisée par Jacques et dirigée par Pierre. Le principal argument à cette thèse serait le voyage de Pierre à Corinthe et en Galatie – voyage ne reposant en fait sur aucun élément réellement fondé-. En revanche, il convient de souligner l’importance que le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem ont eue sur les futurs rapports entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, non seulement parce qu’ils révèlent que, malgré les concessions faites par quelques-uns de ses dirigeants, la communauté de Jérusalem n’a pas renoncé à l’idée que l’observance de la Torah est nécessaire au salut des fidèles reconnaissant en Jésus le Messie, mais aussi parce que l’attitude cassante prise par Paul a dû fournir, à ceux que l’accord de 49 n’a pas satisfaits, une raison de le considérer comme rompu par lui.
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L’Épître aux Romains doit être considérée comme un document, au moins indirect, des relations entre Paul et ses opposants judéo-chrétiens. En l’écrivant à la communauté de Rome – dans ses composantes d’origine juive comme païenne – on a l’impression que Paul a voulu, d’une certaine manière, prévenir l’influence que pourraient avoir ceux qui l’ont combattu en Grèce et en Galatie. En exposant sa doctrine de la justification par la seule fidélité au Messie, prêchée aux païens, Paul paraît s’être attaché à écarter des interprétations erronées et tendancieuses qui en ont été données par ses détracteurs. La rédaction de l’Épître aux Romains prouve, en tout cas, qu’au moment où Paul l’a écrite, il ne considère pas la lutte comme terminée. Il convient cependant de remarquer que c’est précisément dans cette lettre que Paul manifeste son attachement le plus profond et le plus passionné à la nation juive. Dans le tableau de la destinée d’Israël, tracée à grands traits aux chapitres 9 à 11, on peut relever d’abord une protestation au sujet de l’attachement de Paul pour son peuple – réponse évidente à la grave accusation portée contre lui de n’être qu’un apostat et un renégat…
On peut se demander si Paul a eu ou non gain de cause dans ce conflit. En 58, lorsque Paul monte à Jérusalem pour rapporter la collecte, il est certes accueilli par Jacques et par les anciens, mais non pas par la communauté. Jacques, en effet, n’ose pas le mettre en présence de la communauté avant qu’il n’ait donné une marque publique de son attachement au judaïsme – ce à quoi il aurait consenti en s’associant à quelques frères, qui ont à s’acquitter d’un vœu et doivent, pour cela, se soumettre à une purification et offrir un sacrifice. Paul se trouve dans le Temple, quand, spontanément ou non, un mouvement populaire se produit, au cours duquel il aurait été sans doute massacré si le tribun, qui, de la citadelle Antonia, surveille ce qui se passe à l’intérieur du Temple, ne serait intervenu à temps avec ses soldats pour s’emparer de sa personne. Un long procès s’engage alors, qui ne se terminera qu’à Rome, cinq ans plus tard au minimum. Il demeure prisonnier à Césarée deux ans durant, au cours desquelles la communauté de Jérusalem n’a entrepris aucune démarche pour lui venir en aide d’une quelconque manière. Il arrive alors prisonnier à Rome en 60, trois ans après avoir écrit l’Épître aux Romains. Il semble y avoir été accueilli avec une indifférence marquée. Il y a vécu dans un grand isolement, en ne recevant de la communauté ni assistance ni réconfort pendant sa captivité et son procès, dont les chrétiens de la ville ne semblent pas s’être préoccupés d’assurer sa défense (cf. Ac 28, 16-31).
Ainsi, depuis l’incident d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem, la position de Paul dans les communautés chrétiennes paraît s’être sensiblement détériorée. Il s’est trouvé de plus en plus isolé, mal compris, et cela, même dans les communautés fondées par lui : partout, en effet, il s’est heurté à une opposition fomentée de l’extérieur. Après une longue captivité, durant laquelle les communautés de Jérusalem et de Rome se désintéressent de lui, il meurt apparemment dans la solitude la plus totale. On peut donc dire que de son vivant, Paul n’a pas été compris à cause essentiellement du fait qu’il professe que le salut aux païens n’est plus fondé sur la Torah et le Messie, mais plutôt sur le Messie seul.… Ce combat, Paul le perdra – du moins de son vivant » (Simon Claude Mimouni).
Jacques, le frère du Seigneur, se révélera donc vite être un personnage encombrant pour le christianisme (à partir du second siècle), et il deviendra par conséquent nécessaire d’écarter toute cette tradition (judéo-chrétienne). Irénée de Lyon par exemple, n’en parle pas.
Une Église essentiellement d’origine païenne ne pouvait plus accepter ce Jacques partisan d’une séparation de l’Humanité en deux communautés, d’un apartheid entre deux types de chrétiens. Jacques n’allait pas dans le sens de l’Histoire. Sa mort n’est pas rapportée par les Actes, mais par un juif passé au service des Romains, Flavius Josèphe, dans l’un de ses ouvrages : les Antiquités juives XX 9.
Texte écrit vers 90, à une époque où le Temple est détruit, où les chrétiens se démarquent des autres juifs.
« Le roi (Agrippa 1er) écarta Joseph du Pontificat, et lui donna comme successeur à cet office le fils d’Anân, lui aussi appelé Anân. On dit que le vieil Anan eut beaucoup de chance. En effet, il avait cinq fils, qui tous exercèrent la charge de grand prêtre de Dieu, et lui-même avait eu cet honneur pendant une longue période. Cela n’arriva à aucun autre de nos pontifes. Ariel le jeune, qui comme nous l’avons dit, avait reçu le pontificat, était d’un caractère arrogant et d’une audace exceptionnelle. Il suivait l’école des sadducéens, qui sont parmi tous les Juifs les plus inflexibles dans leurs jugements, comme nous l’avons indiqué. Comme Anân était de cette trempe, il crut avoir une occasion favorable dans le fait que Festus était mort et Albinus encore en route. Il convoqua donc un sanhédrin de juges et fit comparaître le frère de Jésus appelé Christos [note de la rédaction : ce « appelé christos » est peut-être une interpolation] qui avait pour nom Jacques, ainsi que quelques autres. Il les accusa d’avoir transgressé les lois, et les livra pour être lapidés. Mais ceux des habitants de la cité qui étaient considérés comme les plus modérés et comme les plus précis à propos des lois prirent mal la chose ;
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et envoyèrent demander secrètement au roi de lui enjoindre de s’abstenir d’agir ainsi, car ce n’était pas la première fois qu’Anân s’était conduit injustement. Certains d’entre eux allèrent même à la rencontre d’Albinus, qui venait d’Alexandrie, et l’informèrent qu’Anân n’avait pas le droit de convoquer un sanhédrin sans son autorisation. Convaincu par leurs propos, Albinus écrivit avec colère audit Anân, le menaçant de représailles. Et le roi, pour cette raison, le déposa du pontificat, qu’il avait exercé trois mois ».
Comment interpréter ce texte ? Il est difficile de trouver une réponse, et cela pour trois raisons. Nos sources sont là aussi peu bavardes, les tensions et les alliances de l’époque sont complexes et changeantes, et nous ne savons pas exactement comment Jacques était perçu par les uns et les autres.
Mort lapidé. Une mort décidée et exécutée par les juifs.
Quel est donc le crime qui pouvait mériter une telle peine dans le droit juif ? Il n’y en avait que deux types : le fils rebelle dénoncé par ses parents (Deutéronome) et celui qui maudit le nom de Dieu ou du Démiurge, qui blasphème (Lévitique 24, 15-17). Ici, on ne peut que retenir le deuxième cas.
Mais quel a bien pu alors être le geste, ou l’attitude de Jacques, considéré comme blasphématoire par le Grand Prêtre et par le Sanhédrin, c’est-à-dire les notables de Jérusalem ?
Ce Grand Prêtre est décrit dans un autre ouvrage de Flavius Josèphe intitulé « la guerre juive » où il en fait l’éloge en soulignant son action à l’approche de la guerre de 70.
Il s’efforce alors d’éviter la guerre, il organise une résistance armée du peuple contre les fauteurs de guerre, les zélotes et les sicaires.
Cet Anân qui aime tant la paix et qui n’a pas réussi à éviter la guerre, pourquoi fait-il donc exécuter Jacques ?
L’idée que Jacques est un homme pieux et juste correspond à ce qu’en dit Héségippe (source perdue, mais commune à Origène, Eusèbe de Césarée et peut-être Clément d’Alexandrie). Pour eux, Jacques est un nazir comme Samuel ou Jean-Baptiste (mais ne prend jamais de bain rituel). Il avait le droit d’entrer dans le Temple et d’y porter des vêtements de lin (les habits sacerdotaux sont en lin, sous le roi Agrippa, les lévites avaient ce droit, comme les prêtres). Au Temple, Jacques à genoux demande pardon pour le peuple à Dieu ou au Démiurge : or c’est là une posture réservée au Grand Prêtre le jour du Grand Pardon. Ce serait donc cela le blasphème commis au Temple (où continuent à aller les « premiers chrétiens »).
On sait par Flavius Josèphe qu’Hérode Agrippa, roi de toute la Palestine de 41 à 44, s’appuyait sur le parti sadducéen. L’exécution d’Étienne, l’arrestation de Pierre, l’élimination de Jacques, répondirent sans doute à des demandes émanant de ce milieu, qu’indisposait la consolidation de cette hérésie à proximité immédiate du Temple (Actes 12, 3). Les liens évidents qui persistaient entre le groupe chrétien et les esséniens (nombreux emprunts dans le domaine de l’interprétation des textes, parenté institutionnelle, même réserve à l’égard du culte sacrificiel, etc.) ; ont dû paraître dangereux au Grand prêtre et à son entourage. Une autre hypothèse, très plausible bien qu’ancienne (1958), est celle de P. Gaechter qui voit dans la mort de Jacques, le résultat d’une hostilité permanente de la maison d’Anân à l’encontre de Jésus, et ensuite des dirigeants de l’Église balbutiante. Cette thèse est intéressante si l’on considère l’aspect dynastique familial de la succession de Jésus ; deux clans s’opposeraient alors pour la conquête du pouvoir.
Car l’espérance messianique était aussi une lutte d’influence entre différents groupes, différentes tribus, Lévi, Judas, maison de David. La lutte pour le pouvoir politique et religieux était une lutte de clans. Pensons à l’islam naissant. Mahomet n’ayant pas réglé sa succession, des guerres s’ensuivirent d’où sortit le chiisme, mouvement à prétention dynastique. De nos jours encore certains dirigeants du monde arabo-musulman tiennent toujours à rappeler qu’ils sont des descendants de Mahomet.
Tout cela n’est pas très sûr, mais suggère quand même la présence d’un christianisme dynastique, ce qui serait conforme à la mentalité du temps ; (pensons à la fonction de Grand Prêtre à l’époque des Maccabées, accaparée par un clan, à la famille d’Anàn, aux dynasties de zélateurs de la Loi : les fils de Judas le Galiléen sont présents à Massada.) La direction de la communauté de Jérusalem est donc pendant un certain temps conçue comme une affaire de famille, le devoir d’un clan. Après la mort de Jacques nous dit Eusèbe citant Hégésippe, ce sont d’autres membres de la famille de Jésus qui seront portés au pouvoir.
« De la famille du Seigneur restaient encore les petits-enfants de Jude, dit son frère selon la chair, qui furent dénoncés, car appartenant à la lignée de David » (Eusèbe de Césarée III, 20, 1).
Cette Église primitive, exclusivement juive par conséquent, jouera un rôle décisif jusqu’en 70.
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Le christianisme de cette époque reste très majoritairement intégré aux communautés juives, au sein desquelles il se contente d’affirmer la messianité de Jésus, aussi bien dans la Palestine juive que dans la diaspora. L’exécution de Jacques, sans doute en 62, mit fin à cette deuxième forme d’organisation du christianisme. Qu’en l’an 62 le Grand Prêtre ait craint l’influence que Jacques exerçait sur le peuple juif en raison de sa piété, au point de le faire assassiner à un moment où l’autorité romaine était affaiblie par un intérim ; montre à quel point ce chef d’Église était intégré au milieu juif. Cet acte arbitraire allait pourtant avoir des conséquences imprévues dans de nombreux domaines.
Première conséquence : l’éclatement du mouvement. Jacques avait été pendant quelque vingt ans une sorte de pape auquel faisaient allégeance toutes les communautés locales, et auquel Paul lui-même avait été obligé de venir demander humblement la réconciliation (Actes 21, 17-26 ; Romains 15, 25-31). À partir de 62, les chrétiens se retrouvèrent sans aucune autorité centrale et sans le moindre système de coordination. Les chrétiens de Jérusalem se partageaient en judaïsants et en judéo-chrétiens.
Les judéo-chrétiens étaient des chrétiens d’origine juive relativement indépendants de la loi juive ; les judaïsants étaient des chrétiens d’origine juive, MAIS ENCORE TRÈS ATTACHES AUX PRATIQUES JUIVES (circoncision, etc.)
La scission dut éclater dès la mort de Jacques. En réalité rien n’est sûr à propos de sa succession immédiate. Siméon de Clopas, membre de la famille de Jésus, n’est qu’une hypothèse.
Vu ce qu’a établi le professeur Simon Claude Mimouni sur la résolution de l’incident d’Antioche, on peut donc supposer qu’à Jérusalem ce furent les judaïsants qui l’emportèrent et que les judéo-chrétiens moins attachés à la Loi de Moïse durent en partir.
Et effectivement il existe une tradition chrétienne nous signalant la communauté chrétienne de Jérusalem à Pella une des cités de la Décapole, à l’est du Jourdain.
Hypothèse personnelle.
— Le courant regroupant les chrétiens juifs en voie d’autonomisation par rapport à la Torah étant minoritaire ses membres sont partis s’installer de l’autre côté du Jourdain à Pella.
— Ils ont été rejoints quelques mois plus tard par les judaïsants ayant fui Jérusalem juste avant l’assaut final lancé par Titus le 25 septembre 70, ce dernier ayant auparavant proposé à plusieurs reprises aux assiégés de se rendre et notamment après la prise de la tour Antonia (l’émissaire de Titus fut Flavius Josèphe justement). Jean de Gischala refusa, mais d’autres assiégés en profitèrent effectivement pour fuir la ville.
« La question de la tradition de la fuite – ou de la migration – de la communauté de Jérusalem à Pella pose essentiellement le problème de la continuité ou de la discontinuité de la présence judéo-chrétienne dans la Ville Sainte après 70. L’histoire des premiers développements du christianisme à Jérusalem se présente, en effet, sous un jour différent selon qu’on accepte ou non la réalité historique des faits rapportés par cette tradition.
Cette question de la tradition de la fuite à Pella est donc un dossier important de l’histoire de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem…………
Force a été, au terme de cette enquête, de reconnaître l’historicité de la tradition de la fuite de la communauté chrétienne de Jérusalem à Pella.
À un moment qu’il est impossible de fixer avec une parfaite précision, mais se situant entre 62 et 70, la communauté chrétienne de la Ville Sainte quitte Jérusalem pour se retrouver à Pella – ce lieu de résidence ou de refuge lui a certainement été imposé par les autorités romaines après la sortie de la cité. Toutefois, il est nécessaire de relever que si Épiphane de Salamine met en rapport l’épisode de la fuite avec le siège de Jérusalem par Titus, Eusèbe de Césarée, quant à lui, établit une relation avec les persécutions dont les juifs se sont rendus coupables envers la communauté chrétienne, à savoir, les martyres d’Étienne et de Jacques frère de Jean et surtout celui de Jacques frère de Jésus » (Simon Claude Mimouni). Autrement dit après que Jacques le Juste eut été remplacé par le Judaïsant Thébutis ???
Autre importante conséquence de cet exil à Pella : la jeune communauté chrétienne y entre en relation avec des courants juifs marginaux.
Dernière conséquence enfin et non des moindres : la naissance de l’antijudaïsme chrétien.
Ainsi que l’a sobrement résumé BERNARD Lazare dans son livre sur l’histoire de l’antisémitisme…
Restés dans leur grande majorité à l’intérieur ou en marge des synagogues, les chrétiens ne pouvaient pas ne pas subir de plein fouet le choc du soulèvement des juifs contre Rome en l’an 66 ; et plus encore celui de la prise de Jérusalem et de la ruine définitive du Temple en 70.
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L’Église de Jérusalem, frappée par la plus haute autorité juive, adoptera en 66 une attitude extrêmement réservée, c’est le moins que l’on puisse dire, vis-à-vis du soulèvement des juifs palestiniens contre Rome ; ce qui constituera donc le début d’une profonde rupture entre une communauté nazoréenne chrétienne jusqu’alors très intégrée au judaïsme palestinien, et les institutions juives proprement dites.
Il est possible que certains chrétiens se soient associés d’une façon ou d’une autre à cette insurrection nationale, et qu’ils aient donc ensuite péri dans les combats, ou aient été vendus comme esclaves par les Romains vainqueurs, mais ils ne furent qu’une infime minorité.
« Absorbés dans l’attente du prochain règne messianique, les chrétiens de ce temps-là – je parle des judéo-chrétiens – étaient des « sans patrie » ; ils ne sentaient plus leur âme s’émouvoir à l’idée de la Judée libre. Si quelques-uns, comme le voyant de l’Apocalypse, avaient horreur de Rome, ils n’avaient pas au même degré la passion de cette Jérusalem captive que les zélateurs voulaient délivrer : ils étaient des antipatriotes. Lorsque la Galilée tout entière se souleva à l’appel de Jean de Gischala, ils se tinrent cois ; et quand les Hiérosolymites eurent triomphé de Cestius Gallus (en mai 66, le Temple fut en effet pris cette année-là par les zélotes de Jean de Gischala et le reste de la ville par Simon Bar Giora) ; les judéo-chrétiens, se désintéressant de l’issue de cette suprême lutte, s’enfuirent de Jérusalem, passèrent le Jourdain et se réfugièrent à Pella. Aux derniers combats que Bar Giora, Jean de Gischala et leurs fidèles livrèrent à la puissance romaine, aux légions aguerries de Vespasien et de Titus, les disciples de Jésus ne prirent pas part ; et quand Sion s’écroula dans les flammes, ensevelissant sous ses ruines la nation d’Israël, aucun chrétien ne trouva la mort dans les décombres » (Bernard Lazare).
Bien que nous soyons très mal renseignés sur les péripéties vécues par la communauté chrétienne de Jérusalem entre 66 et 70 ; la fuite du groupe à Pella et dans la Décapole (actuelle Jordanie) ne fait aucun doute. Et pourrait même être antérieure à 66 (cf. Épiphane, Panarion. IX, 7, 8).
Héritiers des plus pauvres de Jérusalem, ces émigrés furent appelés ébionim, ce qui signifie en hébreu « les pauvres ». Le parti judaïsant conservera d’ailleurs ce nom.
Il y eut donc très tôt en terre arabe des chrétiens ou plus exactement des judéo-chrétiens, car tous ne rentrèrent pas à Jérusalem quand la paix fut revenue ; un certain nombre restèrent en Décapole. La plus ancienne église du monde a d’ailleurs été découverte dans le nord de la Jordanie à Saint – Georges de Rihab, non loin de la frontière syrienne. D’où peut-être les premières influences chrétiennes dans le monde préislamique.
Entre 70 et 135 (année de la fin de la seconde révolte juive conduite par Simon Bar Kochba), les juifs chrétiens se verront par conséquent doublement marginalisés, de l’intérieur et de l’extérieur.
Orthodoxie juive et christianisme officiel ne se sont évidemment pas souciés de conserver les premiers matériaux évangéliques, composés en araméen (ou en hébreu) de cette mouvance.
On peut néanmoins en retrouver la trace, le reflet ou l’écho, outre ceux qui sont conservés dans les quatre Évangiles, dans un certain nombre de documents comme l’Évangile dit des ébionites justement.
L’original a disparu, mais on en a des traces dans la littérature pseudoclémentine, ainsi qu’à l’état de citations (très subjectives évidemment) chez un certain nombre de Pères de l’Église (saint Jérôme, Origène, et autres).
Le deuxième événement majeur de cette période fut la fin des esséniens en tant que tels.
Leur site fut rasé durant la révolte de 66 à 69, et ils durent, eux aussi, s’enfuir dans la Décapole, au-delà du Jourdain, notamment à Pella, de l’autre côté de la Mer Morte ; ville où ils retrouvèrent les premiers chrétiens de Jérusalem qui s’y étaient déjà installés.
Ainsi que nous l’avons vu, l’entreprise de reconstruction du judaïsme désormais privé de temple fut principalement conduite par un rabbin pharisien du nom de Johannan ben Zakkai ; ayant implanté son école à Jamnia, ville située à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Jérusalem. Vers 90, semble-t-il, sa réforme s’était imposée à peu près partout ; et les dissidents, à commencer par les disciples de Jean-Baptiste et du nouveau Josué/Jésus (les nazoréens mandéens ou chrétiens) contraints de quitter les synagogues qui leur avaient jusqu’alors fait une place en leur sein.
La rupture officielle entre christianisme et judaïsme unifié d’après 70 n’interviendra donc qu’à l’occasion de ce synode de Jamnia ; qui arrêtera la liste officielle (canon) des textes sacrés du judaïsme, et mettra au point l’attitude à tenir vis-à-vis des minim ; les minim étant les juifs dissidents ou hérétiques. Ce processus qui durera plusieurs décennies, malgré l’opposition des hillélites,
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aboutira finalement à fixer les dix-huit bénédictions de la prière appelée Amidah, dont la douzième, la birkat ha minim, s’en prendra spécifiquement aux apostats et aux nosrim ; les nosrim n’étant d’ailleurs, au départ, que les juifs ayant abandonné leur religion pour se convertir au christianisme.
Une double marginalisation ou exclusion provoquera par conséquent l’éclatement des communautés chrétiennes d’origine juive en plusieurs groupes. Les uns demeureront en relation avec « l’Église » en pleine expansion dans le monde païen, ce sont les nazoréens et les elkasaïtes, les autres, « plus anti-pauliniens », resteront attachés à la « Synagogue », ce seront les ébionites…
Une partie des judéo-chrétiens revint à Jérusalem rebaptisée Aelia Capitolina sous Hadrien, et collabora plus ou moins avec l’occupant romain pour reconstruire la ville, mais les autres ne voulurent pas quitter les bords de la Mer Morte et la Décapole.
Le retour à Jérusalem d’une fraction de la communauté repliée à Pella, enrichie de divers éléments esséniens, ne modifia en rien la « désorganisation » résultant des événements de 62 à 70. L’Église de Jérusalem restée proche du Judaïsme tout en n’y appartenant plus continuera de mener sous la direction de membres de la famille de Jésus « selon la chair » une existence sans éclat, avant de disparaître dans des conditions obscures.
Eusèbe rapporte en effet que, jusqu’à la seconde révolte juive conduite par Simon bar Kochba (132-135), tous les évêques de Jérusalem furent des Hébreux de vieille souche issus de la famille de Jésus, comme Jacques. Leurs ouailles étaient des juifs observants, et tous attendaient un Messie, fils de David.
Certains judéo-chrétiens crurent encore possible à l’époque de proposer, à leurs frères juifs, leur foi en un nouveau Josué (Jésus) comme fondement d’une restauration du judaïsme. Nous avons quelques indices littéraires de telles tentatives, même si nous n’en connaissons pas l’histoire. Citons d’abord l’épître de Jacques, dont on a pu dire parfois qu’elle était un écrit juif à peine christianisé par l’insertion de deux mentions de Jésus-Christ ; mais qu’il vaut mieux voir comme un essai pour présenter la foi chrétienne à l’instar d’un judaïsme libéral susceptible de devenir le point de ralliement de toutes les synagogues.
Le patronage de l’ancien chef de l’Église de Jérusalem était pour cela fort utile. L’autre écrit qui reflète une tentative du même genre est l’Évangile selon Marc dans sa forme actuelle, c’est-à-dire modifié et remanié par rapport à celui qui fut diffusé primitivement par les Hellénistes. En présentant Jean-Baptiste et Jésus comme les victimes des intrigues des dirigeants de la Palestine juive, et en faisant des scribes de Jérusalem les pires ennemis de Jésus ; ce livre cherchait à rallier à la croyance chrétienne, non des individus isolés arrachés aux synagogues ; mais bien plutôt le petit peuple juif que le désastre de 70 avait rendu méfiant à l’égard des chefs et des maîtres qui l’avaient mené à cette catastrophe.
L’Évangile selon Matthieu, que l’on peut dater de 90-95 se fait l’écho d’une situation où la rupture entre l’Église et la synagogue est plus avancée, sans être encore complète. L’effort fait par l’auteur pour présenter le nouveau Josué (Jésus) comme l’accomplissement des prophéties messianiques, et comme l’interprète autorisé de la Loi divine, la violence des attaques lancées contre les pharisiens et les scribes de leur obédience (chap. 23), alors que d’autres sont traités avec respect (13, 52), suggèrent que l’évangéliste est aux prises avec les autorités mises en place dans les synagogues par les réformateurs de Jamnia.
Il a encore l’espoir de leur arracher un certain nombre de fidèles et s’applique par conséquent à démontrer que le nazoréen est l’héritier légitime de tout le passé d’Israël ; donc qu’un ralliement à sa personne et à sa communauté constitue la vraie fidélité à l’Alliance.
Le point culminant de ce processus fut sans doute l’insurrection de l’an 135 menée par Simon Bar Kochba, qui fut reconnu comme Christ ou Messie par des centaines de milliers de juifs, dont notamment le rabbin appelé Akiba.
Les chrétiens ayant refusé de considérer Simon Bar Kochba comme le Messie (puisque pour eux le Messie était déjà venu en la personne de Jésus) furent considérés comme traîtres par les juifs révoltés et traités comme tels. Pour prévenir les trahisons, Bar Kochba et les siens firent même exécuter des judéo-chrétiens et des mesures furent prises pour les distinguer des juifs.
Les judéo-chrétiens répondirent œil pour œil et dent pour dent. Une fois la défaite de Bar Kochba consommée (en l’année 134 : 600 000 morts d’après Tacite, et les autorités romaines interdisent la pratique du culte juif dans Jérusalem) ; ils dénoncèrent aux gouverneurs de la province ceux des juifs
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qui continuaient à pratiquer leurs rites en cachette ou qui se livraient encore à l’étude de la Loi en ville. Sur les ruines de la Ville sainte, une cité romaine modèle fut en effet bâtie, la Colonie Aelia Capitolina, interdite aux juifs. (C’est donc de cette époque que date l’apparition à Jérusalem des premiers évêques d’origine non juive.)
On appelle ces judéo-chrétiens nazoréens, mais on en sait peu de choses, car ils sont restés éloignés des milieux qui ont produit le Nouveau Testament sous sa forme actuelle (du moins dans sa plus grande partie). Ils demeureront encore pour longtemps dans l’Empire, et constituèrent pendant des décennies une puissante minorité. Localement ils continueront même à dominer en certaines régions ; par exemple en Égypte où était apparue assez tôt une puissante communauté judéo-chrétienne (il y avait en Égypte 1 million de juifs sur une population de 7 à 8 millions d’habitants), une communauté qui demeurera donc subordonnée à celle de Jérusalem.
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CONCLUSION SUR LE JUDÉO-CHRISTIANISME.
Outre les célèbres manuscrits de la Mer Morte imputables aux esséniens, un certain nombre d’écrits juifs font transition entre le judaïsme messianiste, c’est-à-dire nationaliste et guerrier, et le christianisme « évangélique » du « Nouveau Testament ».
— Le livre d’Hénoch. Les chapitres 37 à 71 contiennent des visions (enlèvement dans les cieux) ou des paraboles à propos du Fils de l’Homme ; que l’on ne retrouve pas dans les manuscrits de la Mer Morte évoqués ci-dessus, et qui sont donc d’inspiration chrétienne.
— Le 4e livre d’Esdras appelé aussi Apocalypse (l’Esdras en question n’est évidemment pas celui du retour de l’Exil à Babylone). Les chapitres 3 à 14 sont purement juifs. Les chapitres 1 à 2 et 15 à 16 sont chrétiens.
— Le 2e livre de Baruch appelé aussi Apocalypse de Baruch. Un peu semblable au précédent.
Il n’est pas facile de dégager de cette littérature une théologie spécifique pouvant être qualifiée de judéo-chrétienne et qui serait l’héritage de Jacques, le frère du Seigneur. Il y a à l’intérieur de ce que l’on peut appeler le judéo-christianisme une grande diversité de tendances, les théologies ne sont pas homogènes. La diversité de ces courants judéo-chrétiens, héritage plus ou moins direct du groupe de Jacques, est le reflet de la diversité ayant prévalu alors à l’intérieur de l’Église primitive. On ne le dira jamais assez, au départ, il y a des christianismes et non UN christianisme.
Bien que respectueux de la loi mosaïque, ces chrétiens partisans de Jacques et de Pierre ont quand même, semble-t-il, substitué assez tôt le baptême à la circoncision. Des textes judéo-chrétiens, repris dans la Didaché ou Doctrine des douze apôtres, parlent de la « circoncision du cœur ». La Didaché provient d’une communauté mixte où l’idéal est de devenir juif, de judaïser (s’inspire en partie des idées de Jacques).
Il nous reste toute une série d’écrits judéo-chrétiens qui prouvent leur importance. Beaucoup de sectes juives (au moins 7, selon le témoignage d’Hégésippe, juif lui-même et converti au christianisme au IIe siècle) donnaient dans un tel syncrétisme. Le nom d’elchasaïtes qui sera décerné plus tard à certains d’entre eux vient du nom d’un de leurs maîtres à penser, un certain Elchasaï. Le livre d’Elchasaï, dont saint Épiphane nous donne des extraits… prescrit une foule de lustrations et de formules d’incantation. La haine de l’apôtre Paul, la négation de la naissance surnaturelle de Jésus, et à côté du Jésus terrestre l’invention d’un Adam céleste, vrai Christ, vrai principe révélateur ; tels sont les principaux caractères de ce livre, qui peut dater de la première moitié du IIe siècle.
On leur doit sans doute également le texte originel des Homélies de Pierre, faussement attribuées à Clément.
L’évangile selon Matthieu est maintenant considéré comme judéo-chrétien ; l’auteur se considère comme juif, le mouvement chrétien est appelé le nouvel Israël, cet évangile est écrit pour faire de nouveaux adhérents juifs, il s’adresse peu aux païens ; on y respecte la Loi telle que Jésus l’avait interprétée.
L’évangile de Luc et les Actes des Apôtres sont aussi des écrits de plus en plus perçus comme ayant été réécrits par des auteurs juifs ou du moins très judaïsants ; appartenant à une communauté observant la Loi, mais avec une forte présence de pagano-chrétiens. Les judéo-chrétiens dominent ce contexte. L’Épître de Jude, l’Apocalypse de Jean, la 2e Épître de Pierre, l’Épître aux Hébreux, l’Épître de Jacques… proviennent de communautés largement dominées par des judéo-chrétiens.
Les documents de la toute première littérature chrétienne expriment leur croyance en Jésus dans les catégories du judaïsme contemporain et à la lumière de la Torah ; en un temps où le Nouveau Testament n’était encore qu’une rumeur qui se transmettait oralement et n’était pas encore constituée en corpus.
Le judéo-christianisme est une forme de pensée chrétienne qui s’exprime dans les cadres empruntés au judaïsme avons-nous dit ; et continue de penser dans ses catégories… Ce judéo-christianisme évidemment a été celui de chrétiens venus du judaïsme, mais aussi celui de quelques [rares] païens convertis.
Le cadre référentiel de cette pensée juive est celui de l’apocalyptique. C’est « une théologie visionnaire ».
Les écrits judéo-chrétiens sont assez nombreux ; ils viennent de Syrie, d’Asie Mineure, d’Égypte, de Grèce, et même de Rome ; peu sont originaires de Palestine. Ils sont donc l’écho d’une vaste expansion du christianisme, conséquence de la diaspora forcée de la première communauté de
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Jérusalem après 70, à Antioche en particulier. Quelques ouvrages sont à mentionner : une « Ascension d’Esaïe », divers « Testaments des 12 Patriarches », un « Deuxième Livre d’Hénoch », un important « cycle de Pierre » (Évangile, Actes, Apocalypse), des « Évangiles » (des nazaréens, des ébionites, des Égyptiens ou selon les Hébreux.). Le contenu de ces écrits est à la fois proche et différent des écrits canoniques. On trouve aussi des documents liturgiques (Didachè, vers 80) ou poético-mystiques (Odes de Salomon). Certains écrits recensés parmi ceux des Pères apostoliques (entre 100 et 150) sont des expressions du judéo-christianisme (« Lettre de Clément aux Corinthiens », « Épître de Barnabé », « Pasteur » d’Hermas). Sans oublier la célèbre Apocalypse faussement attribuée à Jean et qui relève à l’évidence du gnosticisme juif. L’eschatologie est en effet une des composantes fondamentales de l’idéologie judéo-chrétienne primitive.
Leurs auteurs pratiquent une exégèse de la Bible juive analogue à celle des juifs de la Diaspora (cf. Philon), ou en suivant d’autres interprétations de l’Écriture, proches de celles des écrits palestiniens (cf. « le Testament de Job », par exemple). Ils respectent les méthodes rabbiniques en cultivant une certaine créativité interprétative des textes (midrash), mais en faisant déjà jouer l’argument prophétique concernant le Christ ; par exemple Clément de Rome, « Lettre aux Corinthiens » : l’obéissance de celui qui croit, comme Hénoch, Noé, Abraham, Lot et Rahab, annonce de celle du Christ (§12, et parallèles chez Justin, « Dialogue avec Triphon », 111, 3-4). Remarquons que déjà Josèphe, dans « les Antiquités juives » (V, 1-2), soulignait le caractère prophétique de Rahab.
Les exégèses judéo-chrétiennes ont constitué comme un relais entre l’exégèse juive et l’exégèse chrétienne qui suivra, en posant le fondement de l’interprétation chrétienne des Écritures.
Quel était donc le contenu de la croyance de ces judéo-chrétiens ?
Le cadre général du dogme est l’apocalyptique.
Les pharisiens croient en un au-delà où chaque homme, convoqué après la mort à un Jugement dernier, est estimé selon ses mérites. C’est une conception que le judéo-christianisme reprendra en y impliquant Jésus en tant que Christ ou Messie. « Le dogme, c’est en quelque sorte la vision devenue formule ».
— L’angélologie est très développée ; dans « le Pasteur », le Verbe est désigné comme « l’Ange glorieux », ou « l’Homme glorieux » (cf. Similitude IX). Si la transcendance du Verbe par rapport aux autres Anges est bien marquée, cette christologie angélique, largement répandue, survivra jusqu’au IIIe siècle. Une identification analogue se fait, dans « Le Pasteur » d’Hermas, entre l’Ange Gabriel et le Verbe, ou/et entre le Verbe et l’Esprit saint.
— Les dénominations (epinoiai) du Verbe sont très diversifiées, voire fluctuantes : Nom de Yahvé, Loi, Principe…
— Des éléments judéo-chrétiens se retrouvent même dans les Lettres d’Ignace d’Antioche : Aux Éphésiens. 1, 2 ; 3,1 (« Enchaîné par le Nom »). ; 19,1 (L’Incarnation fut « cachée au prince de ce monde »…) ; 19,2-3 (Symbolique des trois Mages et de l’Étoile).
— La théologie judéo-chrétienne est une « théologie de la gloire » (theologia gloriae). Pour Ignace d’Antioche, la croix est un ascenseur vers Dieu : « vous êtes les pierres du temple du Père, préparés pour la construction de Dieu le Père, élevés jusqu’en haut par la machine de Jésus-Christ, qui est la croix, vous servant comme câble de l’Esprit Saint ; votre foi vous tire en haut, et la charité est le chemin qui vous élève vers Dieu » (Aux Éphésiens 9,1). Et les « Actes d’André » appellent la croix « un engin du salut du Très-Haut ».
— L’Église. Un portrait suggestif de l’Église de Rome au second siècle est campé par Hermas, dans le Pasteur, en Vision III et en Parabole ou Similitude IX. La perspective est en général « millénariste » ; le millénarisme désigne la doctrine qui, à partir d’une lecture littérale d’Apocalypse 20, 5, annonçait un règne de 1 000 ans du Christ Messie et des Justes sur la Terre ; avant le passage ultime de l’univers dans le monde de la Résurrection. On retrouve cette doctrine chez Justin, chez Irénée, chez Méliton de Sardes. Pour Origène et Augustin, ces 1 000 ans sont à interpréter allégoriquement comme désignant « le temps de l’Église » entre les deux avènements du Christ.
La résistance des judaïsants qui voulaient être à Jésus et en même temps observer le sabbat et la Pâque, fut néanmoins vaine, et vaine aussi leur répugnance à la conversion des non-juifs.
Le judéo-christianisme ancien ne survivra pas à la formidable expansion du christianisme dans le monde païen ; il deviendra sectaire dans ses reliquats.
Après les voyages de Paul en Asie Mineure, le pagano-christianisme eut gain de cause. Derrière l’Apôtre, il y eut toute une armée, et cette armée opposa à l’esprit juif l’esprit hellène et Antioche à Jérusalem.
La grande masse des chrétiens se détacha de l’étroite doctrine de la petite communauté de Jérusalem. Ce fut un bien pour le christianisme, du moins pour ce qui est de son développement
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ultérieur. L’Ébionisme eût été sa mort. S’il eût écouté ceux de Jérusalem, le christianisme serait resté une petite secte juive. Pour devenir une religion mondiale, il fallait que le christianisme laisse de côté le particularisme juif. Les nouveaux fidèles, les non-juifs, ne pouvaient pas en effet pratiquer la religion juive et rester grecs ou romains en même temps. Mais en se délivrant des ébionites et des judéo-chrétiens, en rompant les liens qui le rattachaient à sa mère, le christianisme permit aux non-juifs de venir à lui et de rester eux-mêmes ; au lieu que Pierre et les judaïsants les eussent obligés, en adoptant les coutumes d’Israël, à perdre un peu de leur nationalité, et à accepter celle de ceux qui les convertissaient.
Tout cela se fit naturellement, parce que la grande masse accepta les idées d’Étienne et de Paul et s’agrégea aux pagano-chrétiens. Il ne resta qu’un petit groupe de judaïsants entêtés ; eux qui avaient à l’origine été l’orthodoxie, devinrent, le jour où le christianisme adopta une orientation nouvelle, des hérétiques. Aussi, de ce qui fut au début un rameau de l’Église orthodoxe au sens strict du terme, on vit naître, dès la fin du 1er siècle, deux tendances, l’Ébionisme et l’Elkhasaïsme, qui seront considérées comme hérétiques évidemment ; bien que ce soit surtout au IIe siècle que cet aspect des choses prendra de l’importance.
Au début du IIe siècle, il y a donc deux Écoles chrétiennes rivales.
La première, l’Église de Jérusalem. Ignace d’Antioche est le précieux témoin d’une polémique très ancienne contre ces chrétiens judaïsants, dans le droit-fil de la pensée Paul (cf. Galates). « Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car, ce n’est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme qui a cru au christianisme » (Lettre aux Magnésiens, 10, 3).
Saint Ignace d’Antioche les combattit donc vigoureusement et l’opposition qu’ils soulevèrent dans l’Église devenue majoritairement non-juive, fit peu à peu disparaître cet élément de l’Empire romain.
Ces judéo-chrétiens se perpétuèrent néanmoins jusqu’au IVe siècle, en continuant à se revendiquer de Jacques et de Pierre. L’islam a recueilli une partie de leur héritage ; le Jésus (Issa) présenté par le Coran, leur doit beaucoup : naissance miraculeuse, Jésus est mis à part par Dieu ou le Démiurge, mais n’est pas Dieu lui-même, Jésus n’est qu’un homme, mais c’est un vrai prophète (notion ébionite). Cela prouve donc qu’il y avait encore au Moyen-Orient des textes et des hommes, ou des femmes, appartenant à ce courant, du temps de Mahomet.
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LE MANICHÉISME.
Le manichéisme fait partie des religions révélées ou des « religions de salut » voire des « religions du Livre ». La constitution qu’il s’est donnée correspond au type « ecclésiastique », et, de fait, il s’est lui-même appelé « la sainte Église » aussi bien que « la sainte Religion ». Mais de par son extension, et surtout par son intention et ses ambitions initiales, le manichéisme figure au rang des religions universelles. L’identité gnostique du manichéisme (mandéenne, ou gnostique-syriaque) a été défendue par Hans Jonas, Kurt Rudolph, Iain Gardner et Samuel N. C. Lieu.
D’après Abd Al-Jabbar (932-1025), l’un des chefs de l’École Moutazilite, et son livre intitulé Tathbit Dala’il Noubouwat Sayyidina Mouhammad, Mani aurait été un évêque chrétien, coupable du péché capital d’avoir imité l’Apôtre Paul et d’avoir corrompu, comme lui, la religion chrétienne primordiale prêchée par Jésus. Paul a dissimulé le paganisme romain sous l’apparence du christianisme, et Mani s’est servi de la religion de Zoroastre pour répandre sa doctrine en Perse.
Ibn A-Nadim un érudit chiite de la Bagdad du Xe siècle (mort vers 995/998), en fait un syncrétisme issu d’une synthèse de christianisme et de zoroastrisme. Voir ci-dessous le passage en question qui en parle dans son livre intitulé Kitab al Fihrist.
« Mani est apparu pendant la deuxième année du règne de Galous ar-Roumi 1). Marqiyoun 2) est apparu environ cent ans avant lui, durant la première année du règne de l’empereur Titus Antouniyanous 3). Ibn Daïsan 4) est apparu environ trente ans après Marqiyoun. Il a été appelé Ibn Daïsan, car il était né sur les bords de la rivière Daysan. Mani a soutenu qu’il était le Paraclet, annoncé par Jésus, la paix soit avec lui. Mani a tiré sa doctrine de celles des mages et des chrétiens ».
En dehors de cet extrait du Kitab al Fihrist, jusqu’à la découverte au 20e siècle de divers manuscrits en Égypte et en Chine, les seules informations sur le manichéisme que nous avions étaient celles rapportées par certains de ses ennemis déclarés comme saint Augustin, qui fut lui-même manichéiste avant de se rallier au catholicisme (ce qui explique beaucoup de chose).
Le Codex Mani de Cologne (Codex Manichaicus Coloniensis) est un codex en papyrus daté du Ve siècle qui aurait été trouvé en 1969 près d’Assiout en Égypte. C’est toutefois au Caire qu’il apparaît, sans que l’on puisse être assuré de sa provenance précise. Il contient un texte grec décrivant une partie de la vie et de l’enseignement du fondateur de la religion manichéenne.
Cette découverte a permis d’en savoir beaucoup plus sur le fondateur de l’une des religions les plus influentes du passé.
Ce document raconte la vie de Mani dans la secte baptiste judéo-chrétienne des elkasaïtes. Les enseignements de Mani lui sont révélés par son compagnon spirituel et double céleste Syzygos. Le texte grec porte des traces qui montrent qu’il a été traduit à partir d’un original en araméen oriental ou en vieux syriaque. Qu’il soit une compilation de textes antérieurs est suggéré par les noms – apparemment ceux des rabbins à la base de cet enseignement – qui figurent à la tête de chaque section du texte.
Le Codex Manichaicus Coloniensis contient quatre apologues ou logia prononcés par Mani et concernant un précurseur appelé Alchasaios, qui interdit le bain dans les eaux courantes, le labourage ainsi que la cuisson du pain, car ces activités humaines seraient susceptibles de causer la souffrance de l’Âme Universelle.
Si l’on en croit le Codex Manichaicus Coloniensis, Mani, né en 216, aurait donc vécu les premières années de sa vie dans une secte baptiste du sud de Babylone.
Le rapprochement exégétique entre cet Alchasaios et l’Elchasaios, judéo-chrétien, auteur du Livre d’Elxai, implique l’identification de cette secte « baptiste » avec celle des Elchasaïtes.
Ibn al Nadim mentionne dans son catalogue bibliographique que Fatiq et Mani Ben Fatiq (216-274/277), son fils, ont fait partie de la secte nommée Moughtasilah ou Sabat al-Bata’ih, les « Sabéens de la région marécageuse », qui respectent le « rituel de l’ablution » et « lavent tout ce qu’ils mangent », conformément aux préceptes reçus du fondateur de leur mouvement : Alkhasaïh.
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Ibn An-Nadim affirme qu’à douze ans Mani aurait été « inspiré d’en haut » par le « Roi des Jardins de la Lumière » ou le « Dieu Tout-Puissant » grâce aux révélations transmises par Al-Taoum. Mais Al-Taoum aurait ordonné à Mani âgé de 24 ans de quitter la secte des elkasaïtes pour enseigner la parole du Christ.
Se considérant comme un imitateur de la vie de Jésus, Mani se mit donc à prêcher vers 240, année de son départ pour le Royaume indo-grec sur les traces de la communauté de l’apôtre Thomas, où il fut probablement influencé par le grécobouddhisme.
N.B. Mani y est identifié au bouddha Amitabha, chez qui on a cru reconnaître des affinités iraniennes. Le couple Amitabha – Avalokitesvara présidant l’Ouest, dont la couleur est le blanc, désigne Mani ou le prophète venu de l’Ouest, vêtu d’une tunique blanche.
De retour en 242, Mani rejoint la Cour du roi sassanide Chapour Ier, fidèle au zoroastrisme, à qui il dédicace son premier ouvrage en perse, Shabouhragan, et lui présente sa doctrine.
Le monarque conçoit tout l’intérêt d’une religion nationale pour unifier ses États, et l’autorise alors à répandre librement son enseignement dans tout l’Empire perse où il prêche en araméen. La foi nouvelle progresse rapidement et les communautés se multiplient.
Survient ensuite le règne de Bahram Ier, en 272, qui, lui, favorisera plutôt un retour au mazdéisme.
Persécuté, Mani se réfugiera au Khorasan où il fera de nombreux adeptes parmi les seigneurs locaux.
Inquiet de voir cette influence grandir, Bahram Ier le rappelle à Ctésiphon. Mais ce sont la prison et les mauvais traitements qui l’attendent. La consigne sera de le faire mourir lentement sous le poids de ses chaînes.
Son agonie durera 26 jours, puis il mourra d’épuisement à Goundishapour aux alentours du 26 février 277, à l’âge de soixante ans environ.
Pour Abou Mansour at-Tha‘alibi, son corps sera écorché et sa peau, remplie de paille, suspendue à une entrée de la ville tandis qu’Ibn al-Nadim relate dans le Kitab-al-Fihrist que son cadavre coupé en deux sera exposé à chacune des entrées de la ville.
À la fin de la dynastie des Sassanides (vers 226-651), le manichéisme était plus répandu dans le Khorasan qu’en Mésopotamie. La tolérance manifestée sous la dynastie des Omeyyades (661-750) par les gouverneurs irakiens, Al-Hajjaj Ibn Yousouf et Khalid Ibn Abdallah Al-Qasri, mais aussi par le calife Al-Oualid Ibn Yazid (vers 690-710), favorisera la réapparition des communautés manichéennes en Mésopotamie.
Néanmoins sous la dynastie des Abbassides (750-1258), entre le califat d’Al-Mahdi et le califat d’Al-Mouqtadir (775-932), une violente persécution causera le retour des manichéens dans le Khorasan, le transfert du siège du pontificat manichéen de Babylonie à Samarcande et la disparition graduelle des communautés de mananiyya ou manaouiyya de l’histoire de l’islam médiéval.
Plusieurs auteurs musulmans des IXe-Xe siècles mentionnent la présence du manichéisme dans la tribu des Couraïchites, la tribu dominante de La Mecque au VIIe siècle, qui était celle de Mahomet.
Hicham Ibn Al-Kalbi (mort vers 820) a inclus, dans son Kitab mathalib al-‘Arab, le manichéisme parmi les religions des Arabes de la période préislamique. Mouhammad Ibn Habib (mort vers 860) mentionne dans son Kitab al-Mouhabbar que la justice divine a envoyé la punition d’une mort violente sur les huit hérétiques manichéens de la tribu des Couraïchites. Ibn Qoutaïba (mort vers 889) affirme dans son Al-Ma‘arif que « la zandaqa était répandue chez les Couraïchites qui la tenaient de Hira » et Al-Maqdisi (vers 966) confirme, dans son Al-Bad oual-tarich, que « la zandaqa et le ta‘til (négation des attributs et noms divins) existaient chez les Couraïchites. Ce qui expliquerait la christologie docétiste figurant dans le Coran (Sourate 4 versets 157-158).
La mythologie et la théologie du manichéisme forment un système religieux complexe, fondé sur un corpus d’écrits canoniques et sur la logique paradoxale du syncrétisme entre les espaces religieux abrahamiques et les espaces religieux orientaux. Le principe essentiel de cette construction est le
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dualisme absolu entre le Principe de la Lumière et le Principe des Ténèbres ou entre le Principe du Bien et le Principe du Mal, réécrit d’après des sources primaires zoroastriennes-zourvanites et extrapolé sur les sources bibliques-évangéliques, gnostiques-hermétiques ou hindouistes-bouddhistes-taoïstes qui mettent en évidence, à leur tour, l’opposition entre la Lumière et les Ténèbres.
Dans la loi manichéenne, il n’y a pas de zone grise, un acte est bon ou mauvais, tout simplement.
Ce concept si drastique s’applique évidemment au monde des idées
Pour que l’esprit d’un homme puisse, une fois mort, se libérer du cycle des réincarnations et arrive donc à rejoindre le royaume de la lumière, il faut qu’il se détache de tout ce qui est matériel de son vivant.
Les principes fondamentaux du manichéisme sont de réfuter le plaisir de la chair, de ne pas tuer et de ne pas blasphémer. Les manichéens n’ont aucun droit si ce n’est celui de respecter les rites et les règles qui leur sont imposés. Comme on peut le constater, les règles de cette religion sont donc à la fois simples et rigoureuses.
En ce qui concerne les symboles, le manichéisme en possède très peu. Quatre symboles évidents et connus de tous font néanmoins partie du manichéisme. Les deux premiers sont ceux de la Lumière et des Ténèbres. Le troisième est la croix empruntée au christianisme. Elle symbolise l’incarnation de Jésus sous forme humaine afin de faire le lien entre l’homme et Dieu, mais la souffrance du Christ pendant sa passion semble néanmoins être le fruit d’une illusion chez les manichéens. Le quatrième symbole est le serpent, représentant la chair, donc ce qui est mauvais.
Le manichéisme s’est répandu dans l’Empire romain, en particulier en Égypte et en Afrique du Nord, et a fait l’objet d’un décret de persécution signé par Dioclétien en 297, en raison de sa nouveauté, opposée au culte romain traditionnel, et à cause de son origine persane. Les décrets de tolérance religieuse de 311 et 313 (édits de Sardique et de Milan), destinés surtout à mettre un terme aux mesures antichrétiennes, mettent également fin du coup aux persécutions anti-manichéennes.
Saint Augustin fut manichéen dans sa jeunesse, et il a connu la doctrine de Mani à travers divers témoignages ou écrits qui ne sont pas tous parvenus à nous.
Une critique philosophique plutôt ambiguë et à double tranchant du manichéisme figure dans ses Confessions, livre VII, chapitre 3. L’argument contre les manichéens est le suivant.
Les manichéens admettent par principe qu’il existe deux substances opposées, le Bien et le Mal, et les font se combattre. Mais si Dieu est incorruptible (au sens métaphysique du terme, pur de tout mélange et incapable d’être mêlé à une autre substance), le Mal n’a aucun moyen de le combattre. Par conséquent, soit les manichéens admettent que Dieu est imparfait (ce qui va à l’encontre de la définition même de Dieu), soit que Dieu est incorruptible, et qu’il a de lui-même engagé contre le Mal une lutte gagnée d’avance.
Une importante bibliothèque manichéenne a été découverte dans les grottes de Mogao ou grottes des mille bouddhas dans la province chinoise du Gansou, sur la route de la soie.
Le manichéisme (« École de Mani » ou « École de lumière ») a en effet pénétré en Chine à partir du sixième siècle, en suivant les mêmes voies que le zoroastrisme, le christianisme nestorien ou l’islam : par la Route de la Soie terrestre (Nord-Ouest) ou maritime (Sud-Est).
Il a pris de l’importance au huitième siècle quand sa pratique a été officiellement autorisée, mais seulement pour les « étrangers », la plupart des marchands Sogdiens. Porté à partir du milieu du huitième siècle principalement par les Ouïghours, toléré par les empereurs pour des raisons militaires et diplomatiques, il a été interdit à partir du milieu du neuvième siècle, non sans avoir suscité des adeptes parmi les Chinois han.
En ce sens, il est significatif qu’au 13e siècle, les inquisiteurs de l’Église catholique aient simultanément combattu le manichéisme en Mongolie et le catharisme dans le sud de la France. Dans les années 1253-1254, dans la ville de Karakoroum, devant le monarque mongol Mangou Khan (vers 1208-1259), le franciscain flamand Guillaume de Rubrouck a en effet engagé un long débat théologique avec un groupe de moines manichéens venus de Chine qui prêchaient la doctrine des Deux Principes et la transmigration des âmes.
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Ce manichéisme chinois a survécu jusqu’au début de la dynastie Ming (1368-1644) et demeura particulièrement bien implanté dans les zones côtières qui constituaient l’aboutissement de la « route de la soie » maritime, où ses traces étaient encore visibles au 20e siècle.
1) Galus ar Roumi = Gallus ou Gallienus des Romains.
2) Marqiyoun = Marcion.
3) Titus Antuniyanus = Titus Antonianus
4) Ibn Daïsan = Bardesane d’Édesse.
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LE CHRISTIANISME ORIENTAL
LA PREMIÈRE ÉCOLE.
Il y avait en Mésopotamie, y compris dans la boucle de l’Euphrate (Jézireh), d’importantes communautés juives ; (à tel point d’ailleurs que c’est là que se constituera le Talmud de Babylone.)
C’est probablement parmi ces juifs qu’au début de notre ère un certain nombre d’hommes et de femmes ont reconnu Jésus comme Messie, et cela extrêmement tôt. C’est donc là que, dès le 1er siècle, on va trouver cette forme d’expression chrétienne qui se différencie de toutes celles qui nous sont plus ou moins familières, et auxquelles, au moins culturellement, nous appartenons. Pour nous en effet, le christianisme est celui qui s’est développé dans le cadre de l’Empire romain, et dont le grand instigateur a été l’apôtre Paul. Son apostolat part de Syrie, très précisément d’Antioche, là où se forme, vers 40-50, la communauté que l’on appellera pour la première fois « chrétienne », puis s’oriente vers l’ouest définitivement, après la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple. Mais à partir d’Antioche, d’autres apôtres ou évangélistes, de langue araméenne, ont également répandu leur idéologie dans des régions où cet idiome était la langue dominante : Palestine, Pérée, Phénicie, Syrie, et Mésopotamie, où elle donnera d’ailleurs naissance au manichéisme, à Bagdad. C’est-à-dire des pays situés de part et d’autre de la frontière entre l’Empire romain et son grand rival oriental, l’Empire parthe. Le grand nombre de juifs habitant ces régions faisait de celles-ci des zones naturelles d’expansion du premier christianisme. Mais ces tentatives en direction de l’Orient ne nous sont connues que par des légendes tardives. Ces premières communautés restèrent en effet surtout fondées sur la tradition orale, ce qui nous prive de renseignements sur leur histoire après leur séparation d’avec le judaïsme.
Pendant que les Églises de tradition paulinienne faisaient un effort littéraire considérable pour aider les communautés de langue grecque, récemment exclues des synagogues, à maîtriser leur existence sans les relais offerts jusque-là par les institutions synagogales ; les Églises de langue araméenne dispersées à travers la Palestine, la Syrie et la Mésopotamie, elles, restèrent fidèles à la transmission orale de la croyance. Quelques légendes postérieures, l’existence de traductions araméennes d’apocryphes rédigés en grec, bien attestées même s’il n’en reste que des fragments, l’apparition dès le début du IIIe siècle d’une assez riche littérature chrétienne syriaque ; nous permettent de dire que ces Églises étaient relativement nombreuses et vivantes. Il faut tenir compte de ce fait si l’on veut présenter un tableau de ce qu’était le christianisme vers la fin du 1er siècle de notre ère.
Il a existé toute une prédication en langue araméenne (celle de Jésus). L’immense développement que ces chrétientés ont connu durant plusieurs siècles, malgré les séparations qu’une inimitié nationale autant, sinon plus, qu’une opposition dogmatique envers les grands conciles de l’Église grecque (Éphèse et Chalcédoine) on suscitées ; ont laissé des traces dans une littérature peu connue encore, mais très abondante. Une des premières choses qui frappe est la différence profonde de génie entre la pensée ou la langue sémitique, par rapport à la pensée occidentale au caractère abstrait, précis, conceptuel et rigoureux, qu’un travail philosophique cérébral a élaborée durant des siècles. L’Oriental sémite est très différent de l’Européen ; sa culture est tout autre que la culture européenne, qui plonge ses racines dans le monde indo-européen. La poésie joue chez le Sémite un rôle beaucoup plus grand qu’en Europe dans son moyen d’expression. La langue est concise, colorée, et, par une gaucherie charmante, ne sait traduire les abstractions et les réalités supérieures qu’au moyen d’images souvent naïves. Enfin, leur religion est celle du Dieu ou Démiurge invisible ; il faut donc pour l’atteindre, recourir à des anthropomorphismes. La version syriaque de l’Ancien Testament, faite en grande partie d’après les Targoum babyloniens, a servi aux textes liturgiques de toutes ces Églises. Quoiqu’elle ait pu subir plus tard l’influence de la Septante, elle est pratiquement la seule version liturgique de l’Ancien Testament qui provienne directement d’une autre source que celle-ci, et qui soit de génie sémitique, non calquée sur le texte grec. Cela donne aux liturgies de ces Églises une originalité particulière. Nul besoin ne s’est fait sentir pour elles de recourir aux traductions de l’Écriture. On comprend également que, pour le Nouveau Testament, malgré le soin extrême que les traducteurs ont mis à refléter le texte grec, les aramaïsmes aient pu y garder une intelligibilité beaucoup plus grande que dans toute autre langue.
Le seul ou à peu près qui, parmi les Pères syriens, a pénétré dans notre littérature courante (les Grecs du reste l’avaient déjà traduit et ce, grâce à des versions, latines, des éditions de vulgarisation ou des traductions en langue moderne) ; est saint Éphrem qui naquit à Nisibe vers 306 et vécut à Édesse. Il est vénéré comme un saint par les chrétiens du monde entier, mais particulièrement parmi ceux de Syrie. Éphrem a écrit avec la plus grande variété des hymnes, des poésies et des homélies
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en vers, aussi bien que des commentaires bibliques en prose. Il s’agissait pour ces derniers d’ouvrages de théologie pratique pour l’édification de l’Église en des temps troublés. Si populaires étaient ses œuvres, que l’on allait jusqu’à les lire à l’office au titre d’écritures inspirées, comme on le fit un certain temps pour le Pasteur d’Hermas et les Épîtres de Clément de Rome ; et que plusieurs siècles après sa mort, des auteurs chrétiens rédigèrent encore sous son nom des centaines d’ouvrages pseudépigraphiques.
Les écrits d’Éphrem témoignent d’une expression de la foi chrétienne encore primitive, mais vibrante, peu influencée par les modes de pensée européens, et plus enracinée dans les façons de parler de l’Orient.
La presque totalité des Églises de langue syriaque s’est retrouvée, au Ve siècle, séparée des autres Églises chrétiennes. Les alternances de périodes difficiles et d’entente entre les princes de l’Empire perse et les empereurs byzantins compliquèrent les relations entre les deux Églises ; au point que, après la victoire de Sapor II et la mort de l’empereur Julien, la chrétienté de l’Euphrate se proclama indépendante, au concile de Séleucie-Ctésiphon, en 424. Il lui fallait prendre position contre le préjugé qui voulait que les chrétiens de Perse soient les alliés naturels des Romains, et les ennemis jurés du roi des rois perse, un préjugé qui leur avait valu un certain nombre de déboires sanglants. Indépendance ne signifiait pas rupture, mais celle-ci viendra vite, car l’opposition aux dogmes d’Éphèse et aux « conciles des empereurs romains », ainsi que l’attachement au prestige de Théodore de Mopsueste ou à la doctrine de Nestorius ; maintinrent cette Église de l’ancienne Perse méridionale, dans le nestorianisme.
Infatigable travailleur, Théodore n’a cessé au cours de sa vie d’accumuler volume sur volume. Il est mort en 428 sans que son enseignement ait été suspecté. Il incarne les tendances de l’École d’Antioche dont l’exégèse, marquée par l’emploi du sens littéral, s’appuie sur une analyse historico-grammaticale minutieuse, ayant recours le moins possible à l’allégorie. La pensée directrice de cette École est teintée par l’influence du judaïsme : elle s’appuie sur le concret. En ce qui concerne la christologie, elle s’attache d’abord aux faits historiques, à la vie terrestre de l’homme Jésus, sans perdre de vue pour autant sa nature divine de Fils incréé et coéternel au Père. Il est impensable de confondre les deux natures du Christ, unies certes, mais discernables.
Cet éloignement, hors de l’unité chrétienne, des Églises de Mésopotamie et de Perse, de la presque totalité du monde sémitique christianisé, fut la première grande rupture qui affecta le monde chrétien.
1) Le targoum est une traduction de la Torah ou Bible hébraïque, assortie de commentaires, en araméen.
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LA PREMIÈRE (OU DEUXIÈME ?) VAGUE MISSIONNAIRE : ÉTIENNE, NICOLAS ET PHILIPPE (vers l’an 35 ? 40 ?)
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, en utilisant l’image de la vague pour décrire cette dynamique de conversion, nous ne voulons nullement insister sur le parallélisme des trajectoires ni sur la durée de l’intervalle de temps qui sépare leur apparition et leur développement.
En l’occurrence la vague dont on va parler dans ce chapitre de notre essai est partie du même endroit et très peu de temps après la première, mais elle n’a pas du tout été concentrique et a atteint des rivages très différents de la première. Alors que la pointe de la précédente est morte sur les sables de l’Islam plusieurs siècles plus tard.
Une des premières divisions structurelles des premiers chrétiens était leur degré d’attachement à la Loi de Moïse. Tous étaient juifs, donc judéo-chrétiens, mais certains étaient très attachés à la Loi juive, les judaïsants, et d’autres plus ouverts, plus indépendants vis-à-vis de cette donnée.
Mais il existait aussi un autre facteur de division ou de regroupement, la langue maternelle, pour certains l’araméen, pour d’autres le grec.
La vague de conversion dont nous parlerons ci-après sera étudiée en fonction de ce critère qui s’ajoute à celui de la pratique plus ou moins rigoureuse des 613 mitzvoth du judaïsme de stricte observance.
Il va de soi néanmoins que ces deux critères se recoupaient largement et avaient souvent les mêmes effets.
Cette seconde École chrétienne, celle de la (future) Grande Église, sera surtout active à Césarée, Antioche, Éphèse, Corinthe et en Galatie. Elle tire son origine de la prédication d’Étienne et du courant helléniste.
Les premiers disciples ne fréquentaient à l’origine que des synagogues où la Bible était lue en hébreu (langue des scribes) et expliquée ou commentée en araméen (langue du peuple). L’hébreu jouait à peu près le même rôle qu’en Europe le latin au Moyen-âge. Au 1er siècle, le texte sacré n’était accessible qu’en hébreu, et c’était la langue de l’enseignement des clercs. Ces disciples des origines étaient donc appelés « les Hébreux » (Actes des Apôtres, 6,1).
Parmi les premiers disciples, y en avait-il qui parlaient grec ? On peut se poser la question pour deux d’entre eux, qui ont des noms grecs : Philippe et André. On les voit servir d’intermédiaires entre des « Grecs » (juifs hellénistes ou prosélytes ?) et Jésus (Jean 12, 20-22). Il y avait un nombre suffisant de disciples bilingues pour que le milieu « helléniste » (parlant grec) fût atteint à Jérusalem même. Cela advint très tôt. Le choix du groupe des Sept pour encadrer les hellénistes (Actes des Apôtres 6,1-15), la prédication grecque d’Étienne, les réactions qu’elle suscita, et le martyre du prédicateur (6, 8 ; 7, 60) se placent avant la conversion de saint Paul. Il faut donc envisager dès cette époque une traduction grecque des matériaux évangéliques fondamentaux, sous des formes adaptées aux juifs « hellénistes ».
Ceux-là fréquentaient des synagogues où on lisait l’Écriture dans sa traduction grecque et où on la commentait en grec. Un de ces lieux de prières s’appelait « la synagogue des Affranchis » (Actes des Apôtres 6, 9). Les restes d’une de ces synagogues ont été découverts à Jérusalem, avec l’inscription suivante en grec. « Théodote, fils d’Ouetténos, prêtre et maître de synagogue, petit-fils de maître de synagogue, a agrandi cette synagogue pour la lecture de la Loi et pour l’enseignement des commandements ; ainsi que l’hôtellerie et les chambres ou les aménagements des eaux, comme auberge pour ceux qui en auraient besoin, venant de l’étranger, synagogue qu’avaient fondée ses pères, les anciens et Simonidès ».
Malgré le sentiment de fraternité qui animait les premiers fidèles, la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem se composa donc dès l’origine de deux éléments nettement différenciés : les Hébreux et les Hellénistes.
Les Hébreux étaient les juifs originaires de Jérusalem ou de la Palestine, parlant araméen, et stricts observateurs de la Loi.
Les Hellénistes étaient les juifs de la Diaspora. À Jérusalem, il y en avait un grand nombre de toutes les parties du monde romain. Ils y avaient leur synagogue ainsi que nous venons de le voir, et parlaient le grec (autrement dit, ils étaient de langue et d’éducation grecques).
Le dissentiment qui éclata entre les Hébreux et les hellénistes n’était point dû uniquement à la diversité de la langue ou de l’éducation. Le Judaïsme hellénistique était regardé par les Hébreux
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comme un judaïsme inférieur. Ces préjugés racistes expliquent donc, dans une certaine mesure, les incidents qui donnèrent lieu à l’institution des diacres.
Actes des Apôtres 6,1. En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, il y eut des murmures chez les hellénistes contre les Hébreux. Dans le service quotidien, disaient-ils, on négligeait leurs veuves. Les Douze convoquèrent alors l’assemblée des disciples et leur dirent : « Il ne sied pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt parmi vous, frères, sept hommes de bonne réputation, remplis de l’Esprit et de sagesse, et nous les préposerons à cet office ; quant à nous, nous resterons assidus à la prière et au service de la parole ». La proposition plut à toute l’assemblée, et l’on choisit Étienne, homme rempli de la croyance et de l’Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d’Antioche.
Il existait deux types de prosélytes à l’époque, ceux qui acceptaient toutes les coutumes du judaïsme, y compris la circoncision, et que l’on appelait les prosélytes de justice, et ceux qui hésitaient à se faire circoncire, qu’on appelait les prosélytes de la porte. Ce Nicolas devait être un prosélyte de justice.
NB. À en juger par leurs noms, les diacres semblent donc avoir tous été des juifs hellénistes.
Dès sa nomination Étienne se mettra par conséquent à prêcher l’évangile aux juifs de la diaspora résidant à Jérusalem. Le premier vrai fondateur du christianisme est par conséquent peut-être Étienne ; et dans la Jérusalem de la Pentecôte, les juifs de Chypre, en visite dans la ville, se sont tout naturellement rangés dans la fraction helléniste des premiers chrétiens, celle d’Étienne, qui était la plus détachée des pratiques du Temple.
Chef des hellénistes, Étienne soulève l’opposition dans une synagogue fréquentée par des juifs étrangers. Les responsables le traînent devant un sanhédrin et portent plainte contre le message qu’il prêche.
Sans doute en substance des paroles contre Moïse et la Loi, et même peut-être une allusion à une possible destruction du Temple dans un proche avenir.
Dans un long discours (7, 2-53) en réponse à cette accusation, Étienne formule cette conviction décisive : « Le Très-Haut n’habite pas dans des demeures faites de main d’homme » (7, 48). Un druide comme Toland aurait pu en dire autant !
Si les Actes des Apôtres rapportent des discours de Pierre et Paul, aucun n’est aussi élaboré que celui d’Étienne. Son panorama de l’histoire du salut, d’Abraham à l’entrée d’Israël en Terre promise sous Moïse et Josué, a fasciné les exégètes : on y trouve en effet des éléments qui semblent échapper à l’interprétation courante de l’Ancien Testament. Certains y ont même vu le reflet d’un arrière-fond samaritain, cohérent avec la mission en Samarie qui sera bientôt entreprise par les hellénistes. Les derniers versets sont étonnamment polémiques de la part d’un prévenu, puisqu’Étienne accuse ses auditeurs d’avoir livré et assassiné Jésus, comme leurs pères avant avaient persécuté les prophètes. Il n’est guère surprenant qu’une telle accusation ait porté à son comble la fureur contre Étienne : il est donc chassé de la ville et lapidé à mort…
Étienne fut lapidé parce que son discours adressé aux juifs représentait la tendance chrétienne hellénistique, celle qui animera par la suite les propagateurs de cette croyance. Étienne leur reprochait de n’avoir pas compris la notion de culte spirituel et universel, et de rester attachés au particularisme ou au formalisme légal.
Les hellénistes furent donc dispersés par la persécution qui suivit la mort de saint Étienne ; et ce seront par conséquent les hellénistes qui répandront les premiers le christianisme dans le reste de la Judée, en Samarie et jusqu’en Phénicie, dans l’île de Chypre et à Antioche. Moins formalistes à l’égard de la Loi juive que les Hébreux de Jérusalem, ils furent les plus aptes à être les agents de l’expansion chrétienne auprès des juifs de la Diaspora, et surtout auprès des Grecs.
Le départ de Jérusalem pour prêcher à un public plus vaste fut donc, non le résultat d’une planification voulue et volontaire, mais celui de la persécution. Les expulsés qui deviennent missionnaires sont les chrétiens les plus radicaux quant au rapport avec le culte du Temple. L’activité missionnaire proprement dite aurait pu faire preuve d’une certaine neutralité à l’égard du judaïsme, mais avec les hellénistes comme porte-parole, elle devait fatalement devenir une force centrifuge. Leurs convertis à Jésus se détacheront progressivement des traits les plus essentiels du culte juif. Telle est du moins la thèse de Raymond E. Brown.
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Très vite, le contact s’établira aussi avec le monde païen, en Palestine même (occupants romains, commerçants grecs ou orientaux, etc.) et dans la moitié orientale du bassin méditerranéen, en commençant par les prosélytes.
Selon Actes des Apôtres 8,5, les hellénistes commencent par se rendre chez les Samaritains et prêchent Jésus à des non-juifs.
Si l’on en croit les Actes des Apôtres (8, 4-25), Philippe rencontre Simon le philosophe alors qu’il vient prêcher chez les Samaritains. Du vivant de Jésus, les Apôtres avaient reçu pour consigne d’éviter ceux qu’ils considéraient comme des étrangers : « Ne prenez pas le chemin des nations païennes, et n’entrez pas dans une ville de Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues d’Israël ». (Matthieu 10, 6. Autre point de vue : Jean 4, 1-42). On trouve déjà ici une sorte d’avant-goût d’hérésie (par rapport au judaïsme officiel), puisque les Samaritains étaient comme les parias de cette religion (le judaïsme).
À ce préjugé raciste vient s’ajouter une seconde difficulté, à savoir que les Samaritains ont déjà leur propre prophète, pour lequel ils ont un immense respect. « Cet homme (Simon), disaient-ils, est une des puissances de Dieu ou du Démiurge, celle que l’on appelle la Grande » (Actes VIII, 10). Nombre d’intellectuels de l’époque pensaient en effet que Dieu ou le Démiurge est absolument transcendant, un Être supérieur absolument simple et autosuffisant. Mais quel peut bien être alors son rapport au monde dans ce cas ?? La solution des philosophes de l’époque était de supposer toute une hiérarchie d’êtres divins intermédiaires entre l’Être supérieur primordial (Dieu ou le Démiurge) et le monde bassement matériel qui est le nôtre. Ils imaginent des puissances intermédiaires (dynameis) ou opérations de Dieu ou du Démiurge hors de lui-même, certaines étant d’ailleurs plus importantes que d’autres, par exemple le Logos ou verbe de Dieu-ou-Diable chez Platon. Simon de Samarie « se disait un personnage, et tous, du plus petit au plus grand, s’attachaient à lui », notamment parce que, depuis longtemps, « il les tenait stupéfaits par ses tours de magie » (Actes VIII, IX et XI). On savait que les Apôtres convertissaient les foules en faisant des miracles, Simon procédait de manière analogue, en faisant (aux dires des Apôtres) des « tours de magie ». Pourtant, il s’est passé quelque chose avec Simon, qui fait qu’il ne fut pas simplement considéré comme un « magicien » parmi d’autres. Simon s’intéresse aussi vraiment au Christianisme, et se découvre des affinités avec Philippe. « Simon crut, lui aussi, et une fois baptisé, il fut assidu auprès de Philippe, à la vue des signes et des grands miracles qui arrivaient, il était stupéfait » (Actes 8,13). Il y a donc clairement ici un acte de conversion. (N.D.L.R. L’existence indubitable ultérieure de chrétiens gnostiques tend à prouver que Simon a bien été plus ou moins chrétien à un moment donné de sa vie). Il aurait pu y avoir une situation de concurrence – très nettement pressentie dans ce passage – et qui aurait débouché sur un simple rejet. Il aurait alors suffi d’insister sur la différence entre « miracle » et « tour de magie » pour dire que Simon était un imposteur, comme jadis les magiciens du pharaon. Mais il se trouve que Simon se rapproche de Philippe, et même, qu’il se convertit et reconnaît en Philippe le meilleur des « magiciens ». Cette étape est présentée en une seule phrase, mais le processus semble avoir duré un certain temps. Le texte nous dit : « Il était assidu auprès de Philippe », ce qui ne présuppose pas juste une conversion, mais qu’ils se sont fréquentés. Ils sont devenus amis. Simon aurait pu devenir un nouvel apôtre. Un des Pères de l’Église même, car visiblement c’est, lui aussi, un homme inspiré. Il a une « Puissance divine » et ce qui devait aussi le rendre sympathique aux yeux des chrétiens, c’est qu’il reconnaît la prééminence du Christ.
Le fait d’être « mage » ou « magicien » (ce qui est la même chose) n’est pas une raison suffisante pour rejeter Simon, puisque les rois mages, venus adorer le Christ, seront présentés par la suite comme étant dans la même situation. En somme, Simon aurait pu non seulement devenir le Treizième Apôtre, mais aussi le quatrième mage.
D’où vient donc que Simon, qui fut d’abord accueilli par Philippe dans la communauté chrétienne, fut soudain aussi mal vu et même rejeté ? La suite des Actes nous le dit : « Apprenant que la Samarie avait reçu la parole de Dieu, les Apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean » (Actes VIII, 14). Ces derniers n’ont manifestement pas la même sympathie pour Simon. D’autre part, ils font quelque chose de plus que Simon et Philippe, ils posent les mains sur les convertis afin qu’ils reçoivent l’Esprit saint. Simon aurait alors offert de l’argent pour obtenir des Apôtres ce même pouvoir. Mais Pierre lui dit : « Périsse ton argent avec toi, puisque tu as cru acquérir le don de Dieu à prix d’argent ! » (Actes 8, 20). La violence de la réponse de Pierre laisse pressentir d’autres griefs que celui qui est ouvertement exprimé. En effet, son argument ne fonde pas Simon comme « père de toutes les hérésies », mais simplement comme inspirateur de la « simonie » (ce terme vient d’ailleurs justement du même épisode). Ajoutons que ce reproche est un « classique », en l’occurrence, il n’est pas très éloigné de celui que Socrate formula à l’encontre des sophistes.
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La réponse de Simon est somme toute assez humble : « Priez pour moi auprès du Seigneur, afin qu’il ne m’arrive rien de ce que vous dites ». Le vrai problème de Simon ne vient donc pas de ce qu’il faisait de la magie au lieu de faire des miracles ; ni même qu’il aurait pratiqué la vénalité des choses spirituelles (reproche abondamment formulé à l’encontre de l’Église catholique elle-même, notamment par Luther). Le vrai problème, c’est qu’il s’est converti tout en demeurant davantage qu’un simple chrétien.
Bref, Pierre et Jean s’étant mêlé de cette première ouverture en direction des non-juifs (en l’occurrence des juifs pas tout à fait juifs) une première scission aux conséquences incalculables se produisit dans le christianisme naissant : la rupture entre foi et philosophie. Simon ainsi que les siens, prennent leurs distances, et Pierre et Jean regagnent une Jérusalem qu’ils auraient mieux fait de ne jamais quitter.
Philippe rencontrera ensuite un bien étrange personnage dont le symbolisme est si évident pour ce qui est du problème de la circoncision que l’on a du mal à croire en son existence réelle : un haut fonctionnaire de Candace, la reine d’Éthiopie. Cet eunuque était peut-être un païen séduit par le judaïsme et pratiquant une partie des rites et des mitsvoth (des commandements concrets du judaïsme). Peut-être même était-il prêt à se convertir au judaïsme, mais ce n’était pas possible ! Pour qu’un homme se convertisse au judaïsme, il fallait en effet qu’il se plie au signe demandé par Dieu ou le Démiurge au dénommé Abraham, autrement dit la circoncision. Or un eunuque ne pouvait pas être circoncis, le prêtre ne pouvait pas lui ôter son prépuce puisque, par définition ce n’était plus un vrai homme !
Deutéronome, chapitre XXIII, verset 1 : celui dont les testicules ont été écrasés ou la verge coupée n’entrera pas dans l’assemblée de l’Éternel.
D’où sa question par contre à Philippe à propos du baptême. Chapitre VIII, verset 36. Y aurait-il quelque chose qui m’empêcherait d’être immergé dans l’eau du baptême ?
Aussitôt dit aussitôt fait, et cet Éthiopien sera donc le premier (ou deuxième après le centurion Corneille ?) chrétien non juif de l’Histoire, les Samaritains étant quand même à demi juifs.
Le texte des Actes le concernant nous montre l’eunuque essayant de comprendre un passage du livre d’Isaïe. Ce qui en fait, si cette scène est véridique, soit un païen attiré par le judaïsme (un craignant Dieu) soit un prosélyte déjà converti. Les « Craignant Dieu » (dits aussi parfois « adorateurs de Dieu ») étaient des non-juifs, sympathisant avec le judaïsme, mais sans aller jusqu’à la circoncision. Dans les synagogues de la diaspora, ils constituaient parfois une proportion non négligeable des participants aux cérémonies. Il y avait à cette époque-là, ainsi que nous l’avons vu, une active propagande juive dans tous les pays de la région. La religion hébraïque faisait un grand nombre d’adeptes dans les classes aristocratiques ou défavorisées de Rome et des grandes villes. Plusieurs poètes satiriques latins raillent d’ailleurs cette mode de la judaïsation qui sévissait alors dans les élites. Divers passages des Actes se comprennent mieux si l’on considère que cette sympathie pour le judaïsme pouvait être plus ou moins grande, suivant les cas (du pratiquant régulier au simple sympathisant) ; mais de toute façon tous les « craignant Dieu » étaient considérés par les juifs comme des païens. Par contre ils étaient prêts à recevoir le message chrétien. Ces sympathisants, dont, au premier siècle avant notre ère, le nombre croissait sans cesse, n’avaient pas les préjugés nationalistes des juifs ; ils judaïsaient, mais leurs yeux n’étaient pas uniquement tournés vers Jérusalem. On peut même dire en un sens que le patriotisme exalté des juifs de l’époque arrêtait ou limitait les conversions.
Le verset 39 « l’Esprit du Seigneur emporta Philippe et l’eunuque ne le vit plus » fait néanmoins quelque peu douter de la réalité factuelle de cette histoire.
Quoi qu’il en soit, ce texte nous montre Philippe continuant de proclamer la bonne nouvelle dans la région d’Azôt ou Ashdod, sur la côte méditerranéenne ; puis à Césarée, important port romain du nord de la Palestine, sa capitale d’alors en réalité, où il fonde une première Église locale. La capitale de la Palestine n’était plus en effet, et depuis longtemps, la vieille ville de Jérusalem, mais une ville neuve et moderne, grouillante de vie, Césarée (l’actuelle Qaisarya), située sur la côte, à trente-six kilomètres au sud d’Haïfa. À ne surtout pas confondre avec la Césarée de Philippe, située au pied du mont Hermon, où les évangélistes situent ce que l’on appelle habituellement la « confession près de Césarée de Philippe » (Mc 9,7 ; Mt 16,13).
N.D.L.R. Lorsque l’empereur Auguste lui remit le territoire de ce havre côtier, Hérode entreprit d’y construire un port et une ville. Dédiée à l’empereur, la ville portera donc le nom de Césarée. Entre 22 et 9 avant notre ère, Hérode commande toute une série de constructions (en plus du port et de ses installations, on peut mentionner un temple, un théâtre, un hippodrome, un aqueduc et un amphithéâtre) ; afin de faire de Césarée la principale ville de son royaume. En quelques années,
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d’imposants travaux seront réalisés, élevant ainsi la ville nouvelle au rang de plus important port de la Palestine.
Après la mort d’Hérode, cette Césarée maritime échut à son fils Archélaüs, qui la perdit lors de son exil, et elle devint la capitale de la Palestine romaine, siège officiel du préfet ; centre de l’administration, voire ville de garnison.
Le Gouverneur de l’Idumée, de la Judée, de la Samarie et de la Galilée (placé sous l’autorité immédiate du légat de Syrie, de 26 à 36), Ponce Pilate y demeurait lors des événements évoqués dans les quatre Évangiles.
Les hellénistes chassés de Jérusalem affluèrent donc à Césarée et l’Église fondée par Philippe dans cette ville put, dès le début, jouir de conditions très favorables à son développement (relations maritimes avec l’île natale de Barnabé, Chypre, etc.). Ce fut par conséquent peut-être à partir de Césarée que l’Évangile se répandit dans le monde romain.
Les Hellénistes séparèrent complètement les préceptes juifs de l’idée de nationalité, mais ils s’appuyèrent sur l’œuvre juive déjà accomplie à cet effet. La prédication esséno-baptiste du premier christianisme s’adressera à toutes les « juiveries » d’Asie Mineure, d’Égypte, de Cyrénaïque, d’Italie, dans lesquelles existaient des éléments pas très orthodoxes, afin de se les attacher. Sans l’existence de ces éléments dans les colonies juives, le christianisme n’aurait pas pu s’établir.
« Envoyés à toutes les nations pour en faire des disciples » si l’on en croit le texte rajouté plus tard en Matthieu 28,19, les apôtres commencèrent donc en fait par ne s’adresser qu’à leurs compatriotes juifs ainsi qu’à leurs sympathisants ; mais ce monde juif au sens large constituait déjà en lui-même un très vaste réseau, s’étendant bien au-delà de la Palestine.
Il comprenait :
— Les juifs de Palestine, partie d’Israël absorbée politiquement dans l’empire romain, mais gardant ses distances à l’égard du monde païen. Le Temple de Jérusalem en était le cœur.
— Les juifs de la Diaspora (en grec dispersion) vivant à l’étranger, bien plus nombreux que les juifs de Palestine.
Ces juifs vivaient groupés en communautés locales parfois très importantes, comme dans la ville d’Alexandrie ou à Rome, sans rompre le lien qui les unissait à leur capitale spirituelle, Jérusalem. Dans l’Empire romain, le droit d’association était réglementé, mais les juifs avaient été autorisés à se rassembler et à célébrer leur culte successivement par César, par Auguste et par Claude. Le judaïsme était donc une « religio licita » comme on dit en latin.
À CONDITION DE RESPECTER LES DROITS DES AUTRES RELIGIONS.
« Dans les villes où ils arrivaient, les hellénistes se rendaient donc directement à la maison de prière (la synagogue), là ils se livraient à leur propagande habituelle, et trouvaient leurs premiers auxiliaires ; puis, à côté de cette communauté juive, ils fondaient la communauté chrétienne proprement dite, augmentant au passage le primitif noyau juif de tous ceux des non-juifs qu’ils convainquaient. Sans l’existence de ces colonies juives, le christianisme aurait eu plus d’entraves ; il aurait rencontré plus de difficulté [et peut-être même tout simplement n’aurait-il pas existé. N.D.L.R.]. Les juifs ont donc frayé la voie au christianisme. Ainsi que nous avons pu le voir, les privilèges des juifs dans la société antique étaient considérables ; ils avaient des chartes protectrices leur assurant une libre organisation politique et judiciaire, et des facilités pour l’exercice de leur culte. Grâce à ces privilèges, les Églises chrétiennes purent, elles aussi, se développer. Pendant longtemps les associations de chrétiens ne se différencièrent pas, aux yeux de l’autorité, des associations juives, les distinctions qui existaient entre les deux religions n’étant pas connues du pouvoir romain. Le christianisme était considéré comme une secte juive : il bénéficiait des mêmes avantages. Il fut non seulement toléré, mais, d’une façon indirecte, protégé par les administrateurs impériaux » (Bernard Lazare).
Ainsi que nous avons pu le voir aussi, l’Église de Philippe fut donc ainsi très rapidement composée d’éléments divers, juifs parlant grec ou Grecs d’origine, et elle devint donc ainsi particulièrement apte à jouer un rôle important dans la diffusion du message. Il y eut donc d’assez bonne heure, dans cette Césarée maritime, une communauté chrétienne composée, en partie, de non-juifs incirconcis, avec lesquels les judéo-chrétiens stricts observant de la loi de Moïse ne pouvaient fraterniser.
On imagine mal aujourd’hui les tensions qui ont existé entre les tout premiers chrétiens sur la question de l’universalité de l’évangile. Au début du premier siècle de notre ère, on ne transmettait donc vraisemblablement que des enseignements très basiques sur le Dieu-ou-démon d’Abraham, d’Isaac et
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de Jacob. Certains en effet, à commencer par Jésus lui-même, préconisaient de ne porter l’évangile « qu’aux seules brebis perdues d’Israël ».
Les chrétiens du 1er siècle de notre ère avaient donc à surmonter une rude difficulté, une véritable gageure : les contradictions intrinsèques de leur message.
Car de deux choses l’une ; soit Dieu ou le Démiurge sauve son peuple en détruisant le monde (Apocalypse = fin des temps et jugement dernier) ; soit il sauve son peuple en le délivrant de l’emprise des autres nations, sans qu’il y ait pour autant fin du monde (messianisme juif classique).
Ce n’est pas du tout la même chose, même si Daniel 7-12 et Marc 3 mélangent allégrement les deux thèmes. Jésus doit revenir pour à la fois délivrer ses fidèles (messianisme) et procéder au jugement dernier après la fin des temps (apocalypse). Idem pour la loi de Moïse. La respecter à 100 % ou pas ? Matthieu 5, 17-18 va plutôt dans le sens du respect à 100 %.
Vu l’échec total du point de vue messianiste juif traditionnel (pas de libération triomphale, mais au contraire une arrestation et une crucifixion entre deux malfrats anonymes) les premiers chrétiens entreprirent ET RÉUSSIRENT une véritable gageure en recourant à d’autres prophéties que celles concernant le messie, par exemple celles concernant le serviteur souffrant (un véritable coup de génie) et en fusionnant différents éléments que l’on peut résumer comme suit.
— a) Jésus était bien le messie (le christ) envoyé par Dieu ou le Démiurge. b) Il est même dieu.
— Mais son royaume n’était pas de ce monde. Par contre il est déjà en secret à l’œuvre ici-bas * et se réalisera pleinement quand tous les hommes seront devenus chrétiens **.
— Jésus est mort non pas conformément aux prophéties parlant du Messie, mais conformément aux prophéties sur le serviteur souffrant,
— Pour les péchés de tous les hommes, et pas seulement des juifs.
— Il apporte le salut (la vie éternelle) à tous ceux qui croient en lui.
— Il était aussi le fils de l’Homme qui doit revenir juger les vivants et les morts à la fin des temps.
— Sa gloire totale sera révélée à ce moment-là, car elle a été volontairement occultée durant sa vie sur Terre (cela fait un peu schizophrène).
— Il y aura alors résurrection des corps pour que chacun puisse subir physiquement son châtiment, ou être récompensé (idée empruntée aux pharisiens).
Tels sont, vraisemblablement, les éléments constitutifs de la première catéchèse chrétienne. Cette réforme hellénisante du judaïsme se donnera comme slogan un discours du type « bonne nouvelle (évangile en grec) le Sauveur est arrivé ! ».
* Schizophrénie ou méthode Coué typique du christianisme qui appelle ça le kérygme.
** Ce qui n’est pas près d’arriver, à la vitesse où vont les choses). 2 Pierre 3, 4 : « Ils s’exclameront : que devient la promesse de son retour ? Depuis la mort de nos Pères tout ne demeure-t-il pas comme au commencement ? »
Tous les mouvements palestiniens de l’époque proclament en effet la « bonne nouvelle », en grec évangelion, évangile, selon laquelle un kyrios, un seigneur (en grec toujours) va descendre ou re-descendre, sur la Terre, pour sauver les Justes et condamner les Méchants. Les hellénistes annonçaient donc eux aussi vraisemblablement qu’un messie non humain, mais ayant revêtu les apparences d’un homme, était descendu sur Terre, et ensuite était remonté au Ciel pour y siéger à la droite du vrai Dieu. Ce premier christianisme attribue à son « aggelos christos » ou « ange christ » des propos (des logia) empruntés le plus souvent aux textes bibliques et aux diverses « sagesses » (sagesse de Salomon, sagesse de Jésus Ben Sira).
Cette première croyance chrétienne (le docétisme) sera abandonnée par les chrétiens des générations suivantes et remplacée par la croyance en un Jésus vrai dieu, mais aussi vrai homme (par contre les musulmans, eux, y resteront fidèles).
Les premiers non-juifs ralliés à la croyance en la messianité de Jésus ne furent donc sans doute au départ que des sympathisants d’un certain judaïsme, celui de la Septante ; et c’est peut-être pour la première fois à Césarée que ses fidèles célébrèrent un culte nouveau, différent de celui de la
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synagogue, mais analogue à celui qui était effectué, en grec, en l’honneur des souverains dans le monde hellénistique. Mais sous l’influence des cultes à mystères, ces rites primitifs du baptême et de la fraction du pain prirent un sens nouveau, celui de l’union avec le dieu-ou-démon mort et ressuscité. Ils recouraient aussi au rite du baptême, déjà attesté, et qui existait d’ailleurs un peu partout bien que Jésus lui-même n’ait d’ailleurs jamais baptisé.
Les hellénistes sont peut-être aussi à l’origine du premier évangile secret de Marc (de ce qui allait devenir l’évangile de Marc) ; et ils ont sans doute ensuite passé le relais à l’apôtre Apollos (à moins qu’Apollos ait été l’un d’entre eux) ainsi qu’à Barnabé (Actes 11, 5-26). Et donc à Paul en définitive, avant qu’il ne devienne célèbre suite à sa découverte par Marcion. Paul séjournera en effet deux ans à Césarée, comme prisonnier, après son arrestation dans le Temple de Jérusalem et sa comparution devant le Sanhédrin (Actes 21, 27-22, 29 ; 23, 23-35 ; 24,1-27 ; 25,1-26 et 32).
Sous l’influence des sadducéens, on avait porté contre Paul des accusations d’ordre politique : c’était un révolutionnaire dangereux, coupable de sédition, chef d’une secte non autorisée, d’une « religio illicita ». Enfin, il aurait profané le Temple de Jérusalem en y introduisant un non-juif. Chacun de ces délits était passible de la peine de mort.
Devant Antonius Félix, le procureur romain de la Judée, Paul réfuta les accusations du grand-prêtre Ananie en insistant sur le fait qu’il n’était pas infidèle à la religion de ses pères qui professaient la foi messianique. Ses positions sur la résurrection étaient celles du judaïsme, religion protégée par l’État ; donc on ne pouvait lui reprocher de prêcher une « religion illicite ». Il s’agissait seulement de divergences à l’intérieur des frontières de la religion juive, ce qui n’intéressait pas les Romains.
Mais toutes les informations qui parvenaient à Félix prouvaient que le cas de Paul préoccupait toujours les juifs purs et durs ainsi que les judéo-chrétiens. Il semble en effet y avoir eu collusion ou alliance objective entre ces deux groupes. Les rapports étroits entre le grand prêtre et Jacques, le frère de Jésus, le laissent supposer. Le préfet ordonna néanmoins de rendre l’incarcération de Paul qui était citoyen Romain aussi supportable que possible. Il sera donc gardé dans la prison du palais, mais sa captivité sera sans rigueur inutile. Les membres de l’Église de Césarée pourront lui rendre visite et contribuer ainsi à l’évolution de ses idées. Peut-être même sont-ce eux qui lui suggérèrent son système de défense devant le tribunal.
Vu l’importance à l’époque de l’Église de Césarée, on se demande bien pourquoi les Actes des apôtres attribuent la conversion du centurion Corneille à Pierre plutôt qu’à Philippe, dont la prédication a quand même dû sérieusement lui préparer le terrain. Se pourrait-il que quelqu’un ait gratté le nom de Philippe pour lui substituer le nom de Pierre ?
Actes des Apôtres 10,1-48.
« Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion à la cohorte appelée l’Italique.
[Certaines légions ou cohortes de l’armée romaine étaient surnommées « italique » pour rappeler que leur recrutement s’était fait en Italie. Le centurion était l’officier subalterne ou sous-officier commandant la plus petite unité de l’infanterie romaine, c’est-à-dire cent hommes].
Dans sa piété et sa crainte envers Dieu, que toute sa maison partageait, Corneille comblait de largesses le peuple juif et invoquait Dieu en tout temps. Un jour, vers trois heures de l’après-midi, il vit distinctement en vision un ange de Dieu entrer chez lui et l’interpeller : « Corneille ! »
Corneille le fixa du regard, et, saisi de crainte, répondit : « Qu’y a-t-il, Seigneur ? » Tes prières et tes largesses se sont dressées devant Dieu. Envoie des hommes à Joppé pour en faire venir un certain Simon, que l’on surnomme Pierre. Il est l’hôte d’un autre Simon, corroyeur, qui habite une maison au bord de la mer. Dès que l’ange eut disparu, Corneille appela deux des gens de sa maison, ainsi qu’un soldat d’une grande piété, depuis longtemps sous ses ordres, et il leur donna tous les renseignements voulus puis les envoya voir à Joppé.
Le lendemain, tandis que, poursuivant leur route, ils se rapprochaient de la ville, Pierre était monté sur la terrasse de la maison pour prier ; il était à peu près midi.
Mais la faim le prit, et il voulut manger. On lui prépara un repas quand une extase le surprit. Il vit le ciel ouvert : il en descendait un objet indéfinissable, une sorte de toile immense, qui, par quatre points, venait se poser sur la terre.
Et, à l’intérieur, il y avait tous les animaux du monde, ceux qui rampent sur la terre et ceux qui volent dans le ciel.
Une voix s’adressa ensuite à lui : « Allez, Pierre ! Tue l’un d’entre eux et mange-le ».
— « Jamais, Seigneur, répondit Pierre. De ma vie, je n’ai jamais rien mangé d’immonde ni d’impur ».
Alors de nouveau, la voix s’adressa aussitôt à lui, pour la seconde fois : « Ce que Dieu a rendu pur, tu ne vas quand même pas, toi, le déclarer immonde ! »
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La chose se répéta trois fois, et l’objet mystérieux disparut alors du ciel. Pierre essayait en vain de s’expliquer à lui-même ce que pouvait bien signifier cette vision quand, justement, les envoyés de Corneille, qui avaient demandé çà et là, la maison de Simon, se présentèrent au portail ».
N.D.L.R. L’histoire du rêve fait par saint Pierre est néanmoins vraiment curieuse, et l’on se demande bien s’il ne s’agit pas là d’une justification a posteriori.
Saint Luc, dans son évangile comme dans ses Actes des Apôtres, s’est employé à faire la démonstration que l’universalisme de la Bonne Nouvelle était voulu par Dieu. Un des maillons importants de sa démonstration en est justement cet épisode de la conversion du centurion Corneille. Saint Pierre, le chef des apôtres, est en quelque sorte comme obligé par Dieu de se rendre chez le païen Corneille et de le baptiser. Dès les premiers mots, l’universalisme du christianisme est ainsi clairement affirmé.
Je comprends ce que veut dire cette vision, dit en effet Pierre. Dieu ne fait pas de différence entre les hommes et, quelle que soit leur nation il accueille ceux qui l’adorent et font ce qui est juste.
Or cet épisode convient bien mieux à l’Helléniste Philippe qu’à l’homme qui a fait avorter le rapprochement avec le mouvement de Simon de Samarie.
Quoi qu’il en soit, « Ce fut la stupeur parmi les croyants circoncis ». Actes chapitre X, verset 45. Au début du chapitre XI, des reproches seront d’ailleurs encore faits à Pierre à ce sujet : « Tu es entré chez des incirconcis et tu as mangé avec eux » (verset 3).
Il est donc difficile de situer les contours exacts de l’orthodoxie chrétienne au 1er siècle.
Ce que l’on trouve dans les grands centres chrétiens de l’Antiquité : Édesse, Alexandrie, et l’Asie Mineure, ce sont en effet des christianismes assez très éloignés de l’orthodoxie postérieure (le catholicisme orthodoxe). Les découvertes faites en haute Égypte à Nag Hammadi en 1945 prouvent que le dogme chrétien officiel d’aujourd’hui était bien peu de chose au IIe siècle.
Tout le monde s’accorde à dire que l’orthodoxie que nous connaissons en Occident mit deux ou trois siècles à s’établir, pour être finalement affirmée par les grands conciles des IVe et Ve siècles. C’est donc à partir du IVe siècle seulement que l’on peut vraiment parler a contrario d’hérésies.
Car il n’y a pas au départ, au début, aux origines, UN christianisme, mais DES CHRISTIANISMES, tous aussi légitimes les uns que les autres. Vraie croyance chrétienne, vrai christianisme, ou orthodoxie, n’existent pas avant le IIIe ou IVe siècle.
L’orthodoxie ne se construira que par élimination successive, certains courants réussissant à en supplanter d’autres (avant d’être à leur tour écartés ?) jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un ; en gros à partir des conciles de Nicée et Constantinople comme nous venons de le voir. Mais l’image que nous nous faisons actuellement du christianisme n’est pas moins hérétique que la gnose, l’arianisme, le marcionisme ou le montanisme, des premiers siècles 1).
Il n’y avait pas en effet à l’époque UN christianisme 2), mais DES christianismes, tous aussi légitimes les uns que les autres, encore une fois répétons-le, et caractérisant des minorités plus ou moins agissantes.
Tout film d’Hollywood, tout livre, toute émission, toute étude, toute œuvre de fiction, ne tenant compte que de la conception actuelle du christianisme, qu’il soit catholique, orthodoxe, ou Réformé, nuit par conséquent à la vérité donc au progrès de l’Humanité.
À partir du milieu du IIe siècle, les fidèles d’origine païenne devinrent majoritaires dans le christianisme et l’emporteront progressivement sur les judéo-chrétiens. Leur peu de succès auprès des autres juifs contraste avec le grand succès que le groupe pagano-chrétien obtint dans le monde païen. Le mouvement prend de plus en plus l’allure d’une nouvelle religion, séparée du judaïsme.
L’accroissement numérique relativement rapide des effectifs de cette tendance, du à la situation créée par l’Empire romain (des villes et des routes commerciales pour les relier) conduira cette (future) Grande Église à se scinder en plusieurs branches.
— Le christianisme gnostique.
— Le marcionisme qui se sépare de la « Grande » Église et finit même un temps par l’éclipser.
— Les ancêtres spirituels des catholiques orthodoxes et autres parabolans du christianisme oriental.
— Le montanisme ou nouvelle prophétie qui en restera toujours très proche.
Ces trois fanatismes (marcionisme parabolans et montanisme) se rejoignent néanmoins pour ce qui est du mépris du corps. Si Marcion voit dans l’outrance ascétique une manière de révoquer le démiurge (le dieu mauvais et le monde raté qu’il a créé), Montan, lui, voit dans le principe d’abstinence le seul critère de l’existence selon le Christ.
Le montanisme donnera naissance à son tour au courant à l’origine du christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui, par élimination de toutes les autres tendances.
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Le courant proto-catholique ou proto-orthodoxe n’est qu’un fil ténu qui se construira petit à petit, de bric et de broc, au prix de multiples emprunts, y compris aux tendances qu’il rejettera en les qualifiant d’hérésies. Mais l’hérésie a été la manifestation première du christianisme (ce fut une hérésie du judaïsme), l’orthodoxie un phénomène postérieur. L’orthodoxie ne s’est construite que lentement, par le biais d’éliminations successives. Elle n’est pas première. Il n’y a pas d’abord l’orthodoxie, et ensuite plus ou moins rapidement des déviations hérétiques : il y a au départ une grande variété de courants, tous également hérétiques par rapport au judaïsme.
1. Pour ne parler que des principaux courants.
2. Sous-entendu un vrai, par opposition à des faux ou à des erreurs.
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DOCUMENT.
SAINT CLÉMENT D’ALEXANDRIE. STROMATES. LIVRE SEPTIÈME. CHAPITRE PREMIER.
Le moment est venu de montrer aux Grecs qu’il n’y a de solidement religieux que le gnostique, afin que les philosophes, connaissant une fois le véritable Chrétien, d’une part, condamnent leur ignorance, persuadés que l’acharnement avec lequel ils poursuivent un nom est sans aucun motif, et de l’autre, confessent qu’ils flétrissent injustement du nom d’athées ceux qui honorent le vrai Dieu. En face des philosophes, il faut apporter des raisons d’une évidence humaine, afin qu’exercés par leurs propres doctrines, ils soient à même de comprendre, quoiqu’ils ne se soient pas encore rendus dignes de participer à la faculté de croire. Nous laisserons de côté pour le moment les oracles prophétiques, remettant l’usage des Écritures à un temps plus opportun. Nous indiquerons sommairement ce qu’elles signifient, quand nous décrirons le Christianisme, afin de ne point interrompre l’enchaînement du discours, si nous faisions marcher concurremment l’Écriture et les raisonnements, destinés à ceux qui ne comprennent pas encore le sens des textes sacrés.……………………………………
Notre dessein est donc de prouver que le gnostique seul possède la sainteté, que seul il rend au Dieu véritable le culte qui convient à sa grandeur. De ce qu’il rend à Dieu le culte qui appartient à sa majesté, il suit infailliblement qu’il aime Dieu, qu’il est aimé de Dieu. Tout ce qui excelle, il le considère comme honorable à proportion de son excellence et de sa dignité. Parmi les objets sensibles, il se dit qu’il faut honorer le magistrat, ceux de qui on tient la vie, et en général tout vieillard. Parmi les doctrines, ses respects s’adressent à la philosophie la plus ancienne, et à la prophétie qui a l’antériorité. Parmi les choses qui ne sont perceptibles qu’à l’intelligence, il vénère avant tout l’être qui est le premier du côté de la génération, principe éternel, que les temps n’ont jamais vu commencer, et auquel commence tout ce qui est, je veux dire le Fils, de la bouche duquel il nous faut apprendre lu cause qui a devancé toutes les autres. Quelle est-elle ? Le Père de tous les êtres, cause à la fois la plus ancienne et la plus bienfaisante, celle dont le langage humain ne peut transmettre le nom, mais qu’il faut adorer avec un profond silence, dans les anéantissements du respect et de l’admiration. Le mystère de son essence est énoncé par le Seigneur dans la mesure où peuvent le porter les disciples de la foi : il est conçu par ceux que le Seigneur a prédestinés à la connaissance et « dont l’intelligence « est exercée à comprendre, » selon le langage de l’apôtre.
Le culte, rendu à Dieu par le gnostique, consiste donc dans le soin assidu de son âme, et sa constante occupation de tout ce qui concerne Dieu, soutenu par une indéfectible charité………………………
Le gnostique, lui aussi, sert Dieu et découvre aux hommes les sublimes spéculations par lesquelles ils peuvent devenir meilleurs, lorsqu’il est appelé à les enseigner et à les réformer. Point de piété, ni de respect pour Dieu ailleurs que dans le fidèle qui sert Dieu avec gloire et d’une manière irréprochable dans les choses d’ici-bas. De même que la meilleure de toutes les cultures est celle qui, profitable aux hommes par l’industrie et la science du laboureur, produit les moissons et les échanges du commerce ; de même la piété du gnostique, concentrant en elle-même les fruits de ceux qui ont cru par son ministère, recueille de son habileté les plus riches de tous les trésors, lorsqu’elle conduit à la connaissance et au salut un grand nombre de ses frères. S’il est vrai que la piété (théoprépie) soit une disposition habituelle qui rend à Dieu le culte en harmonie avec sa majesté, le chrétien qui l’adore ainsi est seul l’ami de Dieu. L’ami de Dieu, c’est l’homme instruit de ce qui convient, et qui sait, au point de vue de la théorie et de la pratique, de quelle vie doit vivre celui qui sera Dieu dans l’avenir, et dans le présent s’assimile à Dieu.
Par la même raison, le gnostique aimera Dieu par-dessus tout. Honorer son père, c’est aimer son père : de même honorer Dieu, c’est aimer Dieu. La faculté gnostique nous paraît conséquemment renfermer trois effets : d’abord elle connaît le fond des choses ; secondement elle accomplit ce qu’ordonne le Verbe ; en troisième lieu, elle est capable de transmettre, par un enseignement conforme à la dignité de Dieu, les mystères de la vérité.
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LE CHRISTIANISME GNOSTIQUE.
Le mot gnose signifie littéralement connaissance en Grec. L’idée d’une libération par la connaissance absolue n’est pas spécifiquement chrétienne. On la trouve par exemple de façon prononcée en Occident dans le druidisme, en Extrême-Orient dans le bouddhisme, ainsi que dans certains yogas.
Ainsi que nous l’avons vu, quand le christianisme vint au monde, la gnose était déjà née ; mais les évangiles lui apportèrent de nouveaux éléments, et elle spécula sur la vie et la parole de Jésus, comme elle avait déjà spéculé sur l’Ancien Testament.
On appelle gnosticisme – ou Gnose – toute doctrine et toute attitude religieuse fondée sur la théorie et l’expérience de l’obtention du salut par la connaissance. Adolphe von Harnack et, après lui, les théologiens allemands issus de l’École hypercritique, jusqu’à Bultmann et ses disciples, ont supposé que les doctrines gnostiques étaient déjà formées au moment de la rédaction des évangiles. Le Christianisme primitif aurait eu ainsi une forte dette à l’égard du Gnosticisme, qui aurait constitué une forme aiguë d’hellénisation du Christianisme.
Le 2e milieu sociologique ayant été touché par la christianisation, après le judaïsme palestinien par définition (où cela finira en échec comme nous le verrons par la suite) fut donc le milieu gnostique ; sans doute par l’intermédiaire des hellénistes et de leur conversion réussie de Simon de Samarie.
De manière assez générale, ceux que l’on appelle « gnostiques » formaient des groupes ou des Écoles qui pensaient détenir une connaissance révélée, connaissance à la fois salvatrice et plus ou moins secrète. Intellectuels peu ou prou teintés de philosophie, les chrétiens gnostiques recherchaient la « connaissance » avec d’évidentes préoccupations mystiques et religieuses.
L’idée de gnose en tant que connaissance de la véritable origine et de la véritable destinée de l’âme, est d’ailleurs présente dans le christianisme orthodoxe comme composante possible du salut. On la trouve chez Clément d’Alexandrie et Origène notamment (et après eux Evagre du Pont, Denys l’Aréopagite, Maxime le Confesseur). Le gnosticisme des origines chrétiennes est… « une connaissance parfaite », obtenue par révélation et illumination au cours d’une expérience intérieure. Cette révélation procure le salut.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, le père du gnosticisme chrétien est Simon de Samarie, dit « le Magicien ». C’est le seul hérésiarque nommé dans le premier texte biblique fondateur de l’Église chrétienne en tant qu’institution, c’est-à-dire les Actes des Apôtres, rédigés six ou huit décennies après les événements. Le fait que, par-delà les remaniements survenus dans l’intervalle, le nom de Simon figure toujours dans les Actes, laisse supposer que l’affaire était d’importance et sans doute encore d’actualité au moment de la rédaction. Le christianisme que nous connaissons s’est construit en combattant les autres chrétiens, de toutes ses forces, et de toute son âme. Il s’est construit contre la diversité. Tout porte à croire en effet que ce « père de toutes les hérésies » – ainsi que l’appelle Irénée de Lyon dans son Adversus haereses au IIe-IIIe siècle – a eu des héritiers spirituels. Sans doute avait-il laissé dans son sillage quelque « École gnostique », toujours active au moment de la rédaction des Actes ; et même au-delà, puisque Hippolyte (100 – 165) le compare au « sombre Héraclite » et qu’Eusèbe de Césarée (265 – 340) voit aussi en lui le premier fauteur de toutes les hérésies.
Pour la suite de ce qui est raconté à propos de Simon dans la littérature patristique (pseudoclémentine, Justin, Irénée, Hippolyte et Ambroise), il est difficile de faire la part des choses. Réalité, invention, exagération ou déformation croissante du personnage ? À part Hitler il y a en fait peu de figures historiques chez qui le processus d’amplification négative peut être suivi de manière si tangible. Un fascinant crescendo narratif fait que, plus on s’éloigne de l’existence historique réelle, plus le portrait de Simon s’amplifie et s’enrichit de nouveaux détails, pour devenir l’archétype terrifiant de toutes les hérésies.
Mais le christianisme « orthodoxe » lui-même n’est pourtant qu’une hérésie du judaïsme « orthodoxe » de l’époque, au départ.
La redécouverte des anciennes sources juives (autres que le canon biblique) montre en effet, aux marges de l’orthodoxie judaïque, des courants spirituels qui, pour partie, se rapprochent de certains textes gnostiques. Nous avons maintenant d’abondantes sources juives soulignant ce type de
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spéculations. Le gnosticisme chrétien n’est peut-être en définitive que la forme chrétienne de spéculations juives de ce type. Mais il faut compter aussi avec l’apport grec.
Pythagore peut par exemple être considéré comme un ancêtre de la gnose par sa conception de la tétrade. Irénée dit des chrétiens gnostiques que leur doctrine faisait place à la « tétrade pythagoricienne ». Platon peut être aussi considéré comme un ancêtre de la gnose par sa conception de la réminiscence et son exégèse allégorique des mythes de la religion grecque. Et il est vrai que le courant platonicien qui allégorisera les écrits de Platon sera un des vecteurs de la gnose. Les Mystères des religions de l’Orient et de l’Égypte seront, à leur tour, allégorisés et transformés en « sagesse ».
Au confluent des tendances gnostiques grecques et juives, de toute façon, il y a Philon d’Alexandrie.
Philon vécut de 20 avant notre ère à + 40. Il est donc contemporain du Christ. Très attiré par Platon (distinction entre le monde des Idées qu’il rattache au Logos, et le monde matériel), il maintient que le meilleur des Idées se trouve dans les Écritures juives, principalement dans le Pentateuque, qu’il commente allégoriquement. Son œuvre est un essai d’interprétation de la théologie juive en termes de philosophie hellénistique. Deux aspects majeurs de sa pensée : l’interprétation allégorique de l’Écriture ; la doctrine du Logos.
1. L’interprétation allégorique de l’Écriture.
Elle permet de montrer que toutes les vérités proposées par le texte sacré sont identiques à celles qu’enseignent les philosophes. Cent ans avant Philon, Aristobule l’avait déjà fait pour rendre compte des anthropomorphismes de l’Écriture. Philon compare le sens littéral de l’Écriture à l’ombre que projette le corps ; il trouve son sens authentique et plus profond dans la signification spirituelle dont il est le symbole. À propos de Genèse 11,7 (l’épisode de Babel) Philon écrit par exemple : « et là, confondons leur langage, afin que personne ne comprenne plus la parole de son prochain ». Ce qui revient à dire : rendons sourde et muette chaque partie de la perversité ; afin que ni l’émission de la parole isolée, ni l’unisson avec autrui, ne rendent la perversité capable de nuire (notons que l’on est ici loin des mots hébreux et de l’exégèse rabbinique !) Tout cela c’est notre explication. Mais de leur côté, ceux qui s’en tiennent au sens apparent, à la portée de tous, estiment que l’auteur décrit, dans ce chapitre, l’origine des langues grecques et barbares. Il se peut bien que la vérité soit avec eux. Sans vouloir leur donner tort, je les inviterai à ne pas s’arrêter à ce stade, mais à progresser dans le sens de l’interprétation allégorique, après avoir reconnu que les mots qui expriment les oracles sont des ombres comme celles des corps ; et que les significations qui y apparaissent sont des réalités subsistantes » [cf. Platon, Rép. VII, 514 sqq. le mythe de la caverne].
2. La conception du Logos.
Comme les tenants du Moyen Platonisme, Philon pense que Dieu est absolument transcendant. Il dépasse même les Idées éternelles. Dieu est l’Être Pur, absolument simple et autosuffisant, « sans qualités » (Allégories des Lois. I, 51). En raison même de sa transcendance, il ne peut être enfermé dans aucune des catégories logiques dans lesquelles nous classons les êtres finis. Mais alors, quel peut être son rapport au monde dans ce cas ?? La solution du Platonisme contemporain de Philon est de placer une hiérarchie d’êtres divins entre le Bien suprême (Dieu) et l’ordre matériel (le monde), les premiers régissant et créant le monde matériel. Philon ne peut accepter cette solution, puisque rien ne peut porter atteinte à l’unicité de Dieu, révélée dans l’Écriture. Par contre, il conçoit des puissances intermédiaires (dunameis) ou opérations de Dieu hors de lui-même. Et la plus importante et la plus haute de ces puissances, est le Logos. « Le Logos de Dieu est au-dessus du monde tout entier, le plus ancien et celui qui embrasse tout ce qui est né » (Allégories des Lois III, 175 ; cf. De la confusion des langues 145-147).
Le rôle du Logos chez Philon.
1 Il est l’agent de Dieu dans la création (Des Chérubins125-127).
2 Il est le moyen par lequel l’esprit humain saisit Dieu.
Ces deux activités du Logos sont celles que lui attribuait le stoïcisme. Pour les stoïciens, le Logos (Raison, Principe, Plan…) est le principe rationnel immanent à la réalité à laquelle il donne forme et signification. Si la réalité est accessible aux hommes, c’est que le Logos est présent dans les choses : il leur donne le principe d’être et leur sens. Puisque Dieu crée « par sa Parole » (tô Logô), et que c’est par lui qu’il s’est révélé aux prophètes, Philon en conclut que le Logos est dans un rapport tout
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particulier de proximité avec Dieu. « Il descend, à la manière d’un fleuve, de la Sagesse » (cf. Des rêves II, 245-246). Parfois même, Sagesse et Logos sont identifiés : « La vertu sort de l’Éden, qui est le Sagesse de Dieu : celle-ci est le Logos de Dieu » (Allégories des Lois I, 65). Il est image (eikôn) de Dieu : « II est bon de désirer le voir ; et si on ne le peut, au moins son Image, le très saint Logos » (De la confusion des langues 97).
Le Logos est-il, pour Philon, un être personnel ? Philon identifie le Logos avec les Idées platoniciennes ou archétypes, dont la réalité sensible est l’image (cf. De la création du monde 20). En l’Homme se trouve une « pensée rationnelle intérieure à l’esprit » (ou logos endiathetos). Il y a aussi dans l’Homme « une pensée qui s’exprime par la parole » (ou logos prophorikos). De même, le Logos divin est Pensée ou Idées de l’Esprit de Dieu. Projeté dans une matière informe, sans réalité, il en fait un univers réel et rationnel (cf. De la vie de Moïse II, 127).
Le Logos est donc l’intermédiaire par lequel Dieu gouverne le monde ; il est « le capitaine et le pilote de l’univers » (Des Chérubins. 36). En contemplant le Logos Image de Dieu, on peut donc parvenir à connaître Dieu. L’Ange de Yahvé qui apparaît aux Patriarches est, pour Philon, le Logos (cf. Des rêves I, 232-239).
Le gnosticisme chrétien maintenant.
Certains gnostiques se disent chrétiens. Pour eux le gnosticisme est le « vrai » christianisme, mais réservé à une élite. De tels mouvements radicalement différents du christianisme d’aujourd’hui commencent à peine à être étudiés ; encore ne dispose-t-on, le plus souvent, que des propos que leurs adversaires nous ont conservés, pour en démontrer l’infamie (selon eux) et qu’il faut démêler de leurs calomnies ou de leur puritaine vision des choses. Nous sommes néanmoins à même maintenant de mieux comprendre la naissance du gnosticisme chrétien. Il provient principalement des milieux dissidents du judaïsme hellénistique. En raison de l’élimination du gnosticisme par les futurs catholiques ou orthodoxes ou Réformés, une grande partie de sa littérature a disparu. Leur doctrine est donc surtout connue (indirectement) par les écrivains chrétiens qui l’ont combattue. Exemple Irénée de Lyon comme nous allons le voir.
Les Pères de l’Église ont en effet abondamment écrit concernant le gnosticisme, afin de le réfuter. Ils donnent nombre de détails sur les chefs d’école gnostique et les systèmes que ceux-ci proposaient. On trouve également dans leurs écrits des extraits de textes gnostiques. Il faut citer parmi ces hérésiologues autoproclamés en Occident ; saint Irénée de Lyon (IIe siècle), puis Tertullien, Hippolyte de Rome (auteur présumé de la Réfutation de toutes les hérésies) ; en Orient, Clément d’Alexandrie (IIIe siècle), Origène, Eusèbe de Césarée, saint Épiphane de Salamine (315 – 403), Théodoret de Cyr (393 – 460), sans oublier saint Augustin (IVe siècle). Les opinions sur le sujet de ces inquisiteurs avant la lettre sont à prendre avec prudence, leur principal objectif n’étant pas de faire un compte-rendu « exact » du gnosticisme, mais d’empêcher quiconque de s’y intéresser.
Un nombre important de textes gnostiques, écrits en copte, ont été découverts en 1945 à Nag Hammadi, en Haute-Égypte, notamment de précieux « évangiles », évidemment apocryphes.
Le terme d’évangile recouvre, chez les gnostiques chrétiens, des réalités diverses. Il circule sans doute très tôt pour désigner l’annonce de la Bonne Nouvelle, puis, dans la seconde moitié du IIe siècle, il est employé pour désigner également le texte même des Évangiles. Mais à cette époque justement les évangiles se multiplient alors que l’Église marcionite, le courant dominant, n’en retient qu’un, celui qui est attribué à saint Luc. C’est qu’en réalité la démarche est très différente.
Pour les gnostiques le salut est proposé sous forme de connaissance ; accessible par le biais d’une révélation orale, parfois aussi transmise par écrit, cette révélation consistant principalement en des paroles attribuées au sauveur, ou en commentaires de ses paroles. Si on lit l’Épître de Ptolémée à Flore, on verra que la transmission de ces connaissances suit des règles bien précises : il s’agit d’une transmission stricte des traditions remontant au Sauveur (Épiphane. Dans son livre intitulé « Panarion » 31, 7, 9).
Le discours à Réginos sur la résurrection (peut-être du IIIe siècle) insiste surtout sur la notion d’illumination de l’âme/esprit découvrant par la gnose la voie de son salut. Des ouvrages comme le traité tripartite, l’Apocryphe de Jean, ou l’Origine du monde, illustrent d’autres facettes de ces milieux gnostiques, férus d’exégèse biblique, de théologie, d’astronomie, de cosmologie, de recettes médicales, ou simplement de psychologie. La Gnose est aussi finalement une médecine de l’âme/esprit, une découverte qui passe par la connaissance de soi-même.
Les questions qui occupaient avant tout le christianisme gnostique sont l’origine du monde et l’origine du mal, et ses doctrines fondamentales peuvent se résumer comme suit.
— Conception aussi abstraite que possible du premier principe, regardé souvent comme indéterminé.
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— Conception de la matière, tantôt comme un non-être, tantôt à la façon des Parsis [iraniens ou persans] comme le siège du mauvais principe.
— Attribution du monde sensible à une puissance créatrice secondaire, le Démiurge.
— Intervalle entre le Démiurge et le premier principe rempli par toute une série d’êtres intermédiaires, les éons, issus du premier principe par émanation. Ce que les hindous appellent vyouha et les musulmans du chirk (pour le condamner).
— Le mal, c’est la substance matérielle ou hylique. Le bien, au contraire, le pneumatique, qui se trouve dans le monde, s’explique par la descente dans la matière, d’un élément appartenant au royaume divin de la lumière.
— Le salut consiste dans la séparation des éléments et le retour de l’Englobant Universel en lui-même. L’éon qui opère ce retour se sert du corps d’un homme terrestre comme d’un instrument et d’un masque. Le vrai sauveur ne peut avoir qu’un corps apparent, ne peut souffrir et mourir qu’en apparence.
Le christianisme gnostique distingue donc les hyliques (du grec hylé, matière) proches de l’animalité, les psychiques (de psyché, âme) et les pneumatiques (de pneuma, souffle, esprit).
Les psychiques ont une âme, mais ne possèdent pas la Connaissance. Leur caractère se borne à croire, à posséder la pistis (la foi ou la croyance). Ils suscitent le mépris des pneumatiques ou spirituels qui, eux, ont en plus la gnose ou connaissance de l’Homme, du monde, et de la voie de salut.
Les chrétiens gnostiques se réclament d’un enseignement ésotérique, le christianisme « officiel » étant d’après eux, le message destiné aux masses, aux hyliques et aux psychiques.
Pour ce courant, seule la gnose, la possession de l’esprit, garantit l’accès à l’univers divin, et au salut selon l’enseignement de l’aggelos christos, l’ange christ, dont la descente sur Terre et la remontée au ciel ont constitué le message.
Une des caractéristiques du gnosticisme chrétien est en effet sa forte tendance à spiritualiser entièrement le nouveau Josué nazoréen connu sous le nom de Jésus. Conçu comme une émanation du Plérôme, il n’a rien à voir avec ce monde, si ce n’est qu’il a pris l’apparence d’un homme afin d’apporter son enseignement. Comme les musulmans d’aujourd’hui, ces gnostiques nient donc l’hypothèse de l’incarnation et de la croix (docétisme), le nazoréen Jésus ayant été remplacé sur celle-ci par Simon de Cyrène, auquel il aura donné son apparence, afin de tromper ses adversaires.
Pour cette première tendance du christianisme naissant Jésus n’ayant pas été un vrai homme, mais seulement un ange descendu sur Terre, sa résurrection n’est donc que le retour de cet ange à la lumière divine où fusionnent les âmes. Dualisme et démiurge mis à part, c’est un peu aussi ce qui transparaît des lettres de saint Paul justement. Cette conception de Jésus comme aggelos christos ou ange messie sera vigoureusement combattue quelques générations plus tard, sous le nom de docétisme, par le courant chrétien devenu officiel et majoritaire, les futurs catholiques orthodoxes ou réformés.
Morale. La rédemption ne concerne que l’âme : les actes où il n’y a que le corps d’engagé ne comptent pas. Un peu comme dans certaines histoires d’amour aujourd’hui. On admet que l’on peut n’aimer qu’une seule personne tout en ayant des relations purement physiques avec d’autres. Ces gnostiques-là étaient en avance sur leur temps. Pour ces premiers chrétiens, seule la gnose, la possession de l’esprit, garantit l’accès à l’univers divin. La Loi et la morale commune ne s’appliquent donc pas au pneumatique, puisqu’elles ne concernent que le corps et l’âme, régime dont il est libéré. Les pneumatiques étant ceux qui possèdent la gnose, ils sont sauvés par définition. Cela entraîne un mépris certain pour les choses de ce monde, un mépris pouvant conduire à l’ascétisme tout comme à la luxure. Comme la matière est plus ou moins identifiée au mal, la morale dans ce cas n’est plus qu’une discipline purement physique, consistant essentiellement dans l’abstinence de la matière ; ou alors une excessive facilité, aucune souillure de la chair ne pouvant atteindre les pneumatiques.
Certains de ces chrétiens eux aussi, tout comme les illuminés de Corinthe, lors du repas de commensalité « devogdonion » (lors de la communion ou lors des agapes) buvaient beaucoup de vin. Ils le tenaient pour un des plus sûrs moyens d’accéder, provisoirement, à l’autre monde ; et considéraient l’afflux d’énergie vitale dégagée par le corps dans certaines circonstances (y compris sur le plan sexuel) comme des conséquences de la présence ou de la descente du christ en leur sein (charismes). Ils faisaient l’amour un peu avec n’importe qui lors de leurs agapes (concubitus promiscui) et même plus pour les adamiens.
Les disciples de Marc le mage, mentionnés comme hérétiques par saint Irénée, pratiquaient peut-être une sorte de prostitution sacrée à la façon des Grecs, et se servaient de philtres ou de potions magiques, lors de l’eucharistie (cf. Irénée. Adversus Haereses.1.13). Cela pourrait correspondre, mais
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à un niveau beaucoup plus « platonique », à ce que l’apôtre Paul dit des communautés chrétiennes où il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme (Galates 3, 28).
Quelques caractéristiques du mouvement gnostique.
Un grand usage des représentations mythologiques ; une interprétation très imaginative des Écritures (la Genèse) et une utilisation systématique de la symbolique des nombres (arithmologie) ; un goût prononcé pour l’apocalyptique ; un ésotérisme fondamental (secrets réservés à des comrunos ou initiés) ; une attitude anti-cosmique et anti-charnelle. Le monde visible est mauvais, car il est le fruit d’une déchéance ; de ce fait, l’Homme est prisonnier d’un corps incapable de salut, ce qui conduit à une interprétation docète [et musulmane avant la lettre] de la christologie. L’humanité du Christ ne fut qu’une apparence (dokein) et elle n’a pu souffrir sur la croix.
Autres caractéristiques : une attitude anti-historique. L’Homme est prisonnier du temps et doit en être libéré. Une attitude antinomique ou dualiste : le monde est un mélange de deux natures contraires et inconciliables, lumière et ténèbres. Le gnostique doit donc échapper au monde inférieur et libérer sa parenté spirituelle avec le monde supérieur. Une métaphysique d’intermédiaires enfin, à travers lesquels le gnostique doit remonter vers son origine et sa fin dernière.
Le gnosticisme est par conséquent une spiritualité qui se manifeste aux débuts de l’ère chrétienne, sous forme de nombreux courants parfois divergents. Ces Écoles gnostiques chrétiennes (et non chrétiennes d’ailleurs) où l’angélologie juive rencontre, en particulier dans la région d’Alexandrie et à Antioche, la philosophie grecque, formeront le creuset d’où sortira, au IVe siècle, l’ébauche d’une théologie chrétienne plus élaborée. Les livres d’Hénoch de l’Église éthiopienne déjà proposaient une explication de type gnostique à la présence du mal sur la Terre et au devenir des Hommes, héritiers d’anges mauvais, mais aussi d’anges protecteurs mandatés par un Dieu soucieux de ses créatures. Les gnostiques voyaient le monde différemment du judaïsme orthodoxe. Avec cet avantage de ne pas mettre la souffrance et le mal en apparence injustes au compte de Dieu. Car allez dire à la mère qui a perdu son enfant : « C’est Dieu qui l’a voulu », ce qui est pourtant la conséquence logique du raisonnement selon lequel Dieu sait tout, voit tout, et peut tout. En fait, l’erreur, selon les gnostiques, est de considérer la perte d’un enfant comme un mal. Car la mort et la souffrance ne sont que des illusions, et non des choses qui sont réellement mauvaises en elles-mêmes. Pour plus de détails à ce sujet voir le bouddhisme.
Les juifs alexandrins avaient, on le sait, subi l’influence du Platonisme et du Pythagorisme. Philon fut même le précurseur de Plotin et de Porphyre dans ce renouveau de l’esprit métaphysique. Avec l’aide des doctrines hellènes, les juifs interprétaient la Bible. Ils scrutaient les mystères qui y étaient contenus ; ils les allégorisaient et les développaient.
Partant religieusement du monothéisme de l’époque et de l’idée de Dieu ou Démiurge personnel, les juifs d’Alexandrie devaient métaphysiquement en arriver au panthéisme, à l’idée de la substance divine, à la doctrine des intermédiaires entre l’Englobant Universel Suprême et l’Homme ; autrement dit aux émanations, aux éons de Valentin (une trentaine) ou aux séphirot de la Kabbale. Sur ce fond judaïque se superposèrent les apports des religions chaldéenne, persane, égyptienne, qui coexistaient dans la ville d’Alexandrie ; et alors furent élaborées ces extraordinaires théogonies, si multiples, si variées, si follement mystiques, qui caractérisent la Gnose.
Les gnostiques, chrétiens (ou pas chrétiens d’ailleurs) admettent en général, même si c’est sous des formes diverses, l’idée d’un Dieu mauvais, qu’ils appellent le démiurge ; et d’un Dieu bon, parfait, inaccessible, inconnaissable qui, ayant délégué son pouvoir de création au premier, se retire hors du monde en voyant le désastre que ceci a donné.
Dans la gnose non chrétienne, la Sagesse, Achamoth-Sophia-Mariamné (en hébreu Rouah le souffle divin est effectivement féminin), bref, l’Esprit du Dieu Bon ; descend dans le monde créé par le Dieu mauvais (le démiurge) et entreprend de montrer aux êtres humains les voies du salut après avoir dissimulé son étincelle divine sous les traits d’une femme passant d’un homme à un autre, Prunikos.
Cette comparaison de la Sagesse à une prunikos (prostituée) ne choquait pas les hommes du Proche-Orient de l’époque où la Sagesse était souvent personnifiée, vue comme une sœur ou une amante, voire une maîtresse femme, celle dont parlent certains proverbes de la Bible. Livre des proverbes chapitre 8 : « N’est-ce pas la Sagesse qui appelle, la raison qui élève sa voix ? En haut de la montée, sur la route, postée à la jonction des chemins, près des portes, aux abords de la cité, à l’entrée des passages, elle clame : « C’est vous, les humains, que j’appelle, ma voix s’adresse aux fils d’Adam :
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vous, les naïfs, devenez habiles, vous, les insensés, devenez raisonnables. Écoutez-bien, mon discours est capital, j’ouvre mes lèvres pour dire la droiture……
Sur le chemin de la justice je m’avance, sur le sentier du droit. Je donne un bel héritage à ceux qui m’aiment, je remplis leurs trésors. Le Seigneur m’a faite pour lui, principe de son action, première de ses œuvres, depuis toujours. Avant les siècles j’ai été formée, dès le commencement, avant l’apparition de la terre. Quand les abîmes n’existaient pas encore, je fus enfantée, quand n’étaient pas les sources jaillissantes. Avant que les montagnes ne soient fixées, avant les collines, je fus enfantée…
Je grandissais à ses côtés. Je faisais ses délices jour après jour, jouant devant lui à tout moment, jouant dans l’univers, sur sa terre, et trouvant mes délices avec les fils des hommes. Et maintenant, fils, écoutez-moi. Heureux ceux qui gardent mes chemins ! Écoutez l’instruction et devenez sages, ne la négligez pas. Heureux l’homme qui m’écoute, qui veille à ma porte jour après jour, qui monte la garde devant chez moi. Qui me trouve a trouvé la vie, c’est une bienveillance du Seigneur. Qui m’offense se fait tort à lui-même : me haïr, c’est aimer la mort ! »
Etc., etc. »
Transposé en mode chrétien cela nous donnera Marie ou Jésus à la place de Prunikos.
Pour ce courant, auquel s’opposeront les nazoréens ou ébionites et même les montanistes ou parabolans plus tard, donc les ancêtres spirituels des futurs catholiques orthodoxes ou réformés, comme nous allons le voir ; le Christ n’est donc qu’un ange descendu sur Terre, puis remonté à la droite du Seigneur ; un ange destiné à illuminer les hommes et à leur proposer le salut par le sacrifice volontaire ou le renoncement ; et surtout pas un vrai homme.
Il est difficile de croire que de tels groupes ont pu exister uniquement sur le plan de la réflexion intellectuelle, sans avoir aussi une pratique (prières, piété, vie communautaire, pratiques alimentaires). Car contrairement à ce que laissent entendre les Pères de l’Église, la plupart de ces mouvements étaient en fait des groupes de croyants pratiquant souvent quotidiennement l’ascèse, mais avec des exceptions, une fois par semaine par exemple.
Leur ascèse était d’ailleurs à ce point poussée ou exacerbée, que, pour un Père de l’Église du IIe siècle, ils auraient plutôt eu l’air de « moines bouddhistes » (si l’on avait pu en rencontrer à cette époque…). De nombreux textes gnostiques soulignent l’existence d’une relation fraternelle très chaleureuse entre les membres du groupe… Les groupes gnostiques fonctionnent avec des sortes de maîtres spirituels, entourés de disciples avides de progresser sur la voie de la connaissance. Ces groupes pouvaient évoluer à la marge des autres communautés chrétiennes, à l’intérieur d’elles, ou à l’extérieur. À part la caractéristique élitiste d’un accès au salut réservé à ceux qui utilisent leur intelligence et leur culture, il devait être parfois difficile de distinguer un gnostique du fidèle chrétien d’une autre mouvance.
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GLOSSAIRE GNOSTIQUE.
La tradition chrétienne a fait du grand philosophe Simon de Samarie le premier des gnostiques. Ce point de vue est discutable. Ce qui semble évident avec le recul c’est qu’il y a eu incompréhension mutuelle.
La réalité et la vérité ne sont pas des données simples, mais des données complexes. Les contraires sont souvent complémentaires. Cela se vérifie même en physique où la lumière peut être comprise aussi bien comme un phénomène ondulatoire que corpusculaire. Une pensée réaliste et crédible doit être nuancée.
Afin de mieux comprendre la bassesse des critiques intellectuellement malhonnêtes d’Irénée, quelques éclaircissements terminologiques seront nécessaires avant de commencer la lecture de sa lourde et bien peu charitable charge à ce sujet ; car il est vrai que les gnostiques, visiblement, aimaient beaucoup les mots, grecs et plus ou moins compliqués, le symbolisme des nombres et ainsi de suite. Et il est non moins évident qu’Irénée a fait exprès d’en rendre compte de façon confuse, en mélangeant un peu tout, voire en omettant volontairement certaines explications, afin de mieux dénigrer les doctrines qu’il passe ainsi en revue. Personne ne peut nier en effet que l’intention d’Irénée, en rédigeant ce pamphlet, était tout sauf un légitime et sincère désir de mieux faire comprendre à son lecteur, ce dont il parlait.
Ce qu’il faut savoir c’est que les gnostiques voyaient le monde comme étant mû par deux forces contraires, un Être suprême de toute bonté et une force du Mal à l’œuvre dans ce monde qui est sa chose.
Ce qu’il nous faut savoir ensuite c’est que les gnostiques considèrent qu’il y a en gros trois types d’hommes.
Ceux chez qui le physique est prédominant : les hyliques.
Ceux chez qui l’esprit est plus présent : les psychiques.
Ceux pour qui le corps importe peu : les pneumatiques.
La troisième des caractéristiques des gnostiques est qu’ils essaient d’expliquer notre monde par l’intermédiaire de forces basiques découlant mutuellement les unes des autres.
Ajoutons pour finir un goût prononcé pour tout ce que nous appellerions aujourd’hui le paranormal, la voyance, l’ésotérisme, l’occultisme…
Le tout en grec puisque cette langue jouait alors à l’époque le rôle de l’anglais international ou globish d’aujourd’hui.
Pour le reste la théologie chrétienne est tout aussi pleine de mystères et d’anthropomorphismes (prophéties, miracles, sacrements, baptême, opération du Saint-Esprit, Sainte-Vierge, etc.)
Glossaire gnostique.
Aeon = Ange.
Aletheia = Vérité.
Anthropos = Homme.
Bythos = Abîme.
Charis = Grace.
Enthymesis = Substance.
Ekklesia = Assemblée puis Église.
Logos = Verbe.
Monogenes = Fils Unique ou premier né.
Syge = Silence.
Zoe = Vie.
Cosmogonie et création du monde.
Le Principe Englobant Initial (Pro-Pator ou Pro-Père, etc.) invisible, inconcevable, éternel, immobile, émet une pensée, et à partir de là tout s’enchaîne…
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Éon ou ange. L’éon est une entité supérieure, issue du tout premier être supérieur, qui est parfois aussi désigné sous le nom d’Éon également. Leur nombre varie suivant les systèmes. Ils vont en général par deux (syzygies ou conjonctions).
Les éons ou anges procèdent en cascade du Principe Initial Englobant Universel (appelé suivant les textes Pro-Principe, Père, Pro-Père, Pro-Pator, Abîme, Bythos, Éon parfait, Éon des éons) et constituent un monde céleste ou divin appelé Plérôme ; dans lequel évoluent ces paires de puissances ou de forces appelées syzygies.
Syzygie. Paire ou couple d’entités appelées éons.
Certains systèmes gnostiques identifient 30 éons à l’œuvre dans l’univers, ce qui nous fait alors 15 conjonctions (ou syzygies) d’éons.
Le monde céleste ou divin appelé Plérôme est l’ensemble constitué par ces 30 conjonctions ou éons.
Tétrade est le nom donné à l’ensemble formé par les éons :
Abîme (Bythos)+ Silence (Sige).
Intelligence (Noûs) + Vérité (Aletheia).
Ogdoade est le nom donné à l’ensemble formé par les éons :
Abîme (Bythos)+ Silence (Sige).
Intelligence (Noûs) + Vérité (Aletheia).
Homme (Anthropos) + Église (Ecclesia).
Verbe (Logos) + Vie (Zoe).
Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc. Etc..
Il existe dans l’analyse gnostique de la réalité, d’autres regroupements appelés décade, dodécade, et ainsi de suite. Chacun de ces éons a une fonction bien définie dans la mécanique divine du grand horloger de l’univers.
Note de la rédaction. D’après le grand Zoroastre, les éons affectés à la Terre constituaient un ensemble de sept entités représentant Ahoura-Mazda, le « Seigneur-sagesse ». En dessous de cet ensemble de sept ou huit éons se déployait toute une hiérarchie de dieu-ou-démons, ou d’anges, aux missions positives, ou négatives, bien réparties.
Archonte ou ange archonte. Le mot archonte vient du grec « archein » ou de « premier, ancien », parce que les archontes ont surgi dès que le monde a été formé. Leurs corps sont formés de matières élémentaires se trouvant dans un état préorganique. Les anges archontes sont des sortes de démons ou d’esprits inférieurs, en quelque sorte déviants.
Ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, le gnosticisme est aussi fondé sur l’idée que l’espèce humaine est composée de trois genres d’individus très différents.
LES HYLIQUES OU MATÉRIELS (DE HYLÉ/MATIÈRE).
Englués dans la matière. Ne connaîtront le salut qu’à la fin des temps. Ont une âme de moindre qualité.
LES PSYCHIQUES OU ANIMAUX.
Ont, certes, une âme (psyche), mais bien peu d’esprit.
Peuvent donc espérer le salut, mais seulement s’ils sont initiés.
LES PNEUMATIQUES (DE PNEUMA/SOUFFLE).
Disposent de la grâce divine.
Participent à la vérité intelligible.
Quoi qu’ils fassent, ils seront sauvés.
Peuvent agir sans souci du bien et du mal (Principe de la prédestination).
Caractéristiques principales du gnosticisme.
Thèse de base. Avant la création : éternité, immortalité. Après la création : temps, matière, corps. Le monde est fondamentalement mauvais, il a été raté. Bien et Mal coexistent de manière indissociable.
Sens de l’image de l’allégorie ou de la métaphore. Ésotérisme ou hermétisme. Symbolisme.
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Un texte hébreu a toujours deux sens, un sens exotérique normal et un sens ésotérique fondé sur la kabbale.
Chez les juifs la gématrie met en jeu les chiffres attribués aux lettres de l’alphabet (hébreu).
Chaque lettre étant en hébreu à la fois un signe alphabétique et un chiffre (ou un nombre), on peut calculer la somme des lettres/chiffres de ce mot ou de ce groupe de mots.
La pratique.
Sentiment d’appartenir à une élite.
Banquets (républicains avec discours chez John Toland).
Sexualité. Tout ou rien, suivant les Écoles.
Un exemple de système, caricaturé par Irénée : celui des Barbélognostiques.
Préexistant à tous les temps, il y a dans les hauteurs invisibles et incréées, un éon parfait, Être sans mélange, et Principe Premier, radicalement transcendant et ineffable. De cet Être supérieur dérivent des éons ou émanations divines fonctionnant par couples ou syzygies. Ce que les hindous appellent vyouha et les musulmans du chirk (pour le dénoncer).
Le premier éon émané, réplique spontanée du Principe par réflexion dans sa propre lumière, est appelé Barbélo dans cette théologie. De ce premier couple émanent deux autres éons, formant une Tétrade. Quatre émanations supplémentaires donnent une Ogdoade. L’Ogdoade produit ensuite des émanations à la gloire du Père, complétant le Plérôme qui compte trente éons.
Le dernier éon produit, Sagesse (Sophia en grec, Achamoth en hébreu), est à l’origine d’une chute cosmique complexe. Cette Sagesse ou Achamoth aura un jour avec le Père une relation quasi incestueuse qui donnera naissance à un avorton nommé Yaldabaoth, le premier Archonte, qui sera ensuite expulsé hors du Plérôme. Avec les sept Archontes dont il s’entoure, produits comme lui de l’ignorance, ce Démiurge (identifié au Dieu de l’Ancien Testament) crée l’homme psychique, d’après un reflet du Père dans les eaux. Mais cet homme de nature psychique sera incapable de se mouvoir. Le Christ (né de Barbélo lors de la constitution du Plérôme, après que cet éon a intensément contemplé le Père) suggère alors à Yaldabaoth de souffler sur l’homme, ce qui l’anime : ainsi naît le pneumatique (de pneuma qui signifie âme).
Réalisant que leur création les dépasse en connaissance, les Archontes précipitent l’Homme au plus profond de la matière. Là, le Père intervient, donnant à l’Homme « la Vie », qui se cache au fond de lui et l’illumine sur l’origine de sa déficience, lui montrant ainsi le chemin de l’élévation. En guise de représailles, les Archontes emprisonnent l’homme dans un corps de matière et l’installent après dans le Jardin d’Éden…
Rappelons enfin qu’il est évident que pour les juifs de l’époque, le messie devait prendre la forme d’un sauveur et rédempteur du peuple juif, guerrier, donc strictement humain. Il fallait par conséquent être païen d’esprit ou à tout le moins totalement hérétique par rapport au judaïsme officiel pour concevoir qu’un dieu puisse s’incarner ou revêtir une forme humaine, celle de Jésus. C’est d’ailleurs c e soubassement psychologique païen ou hérétique par définition qui a fait qu’il y a eu christianisme et non une secte juive de plus destinée à revenir tôt ou tard dans le giron de la synagogue comme le judéo-christianisme de l’époque. Ainsi que l’a très bien résumé Simone Weil (la philosophe) : le chrétien est un mauvais païen, converti par un mauvais juif. Le dieu des chrétiens se veut toujours le dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob avec tout ce que cela implique de particularisme (ce n’est pas le dieu des philosophes, mais celui d’un nouveau peuple élu, le verus Israël) par contre ce que l’on peut dire c’est que les caractéristiques de son culte et de sa théologie résultent de son acclimatation en terre païenne et sans cela il n’y aurait pas eu de christianisme. Ce qui, dans le christianisme, ne s’explique pas par le judaïsme vient forcément, non du Saint-Esprit, mais du paganisme oriental des premiers siècles. Dit autrement, le Saint-Esprit qui a peu à peu détaché l’Église de la Synagogue était païen. C’était l’esprit du paganisme oriental de l’époque.
Maintenant, venons-en au livre proprement dit d’Irénée de Lyon contre ce qu’il appelle haineusement les hérésies, d’où son nom en latin (adversus haereses).
Le grand apport d’Irénée est surtout en effet sa lutte effrénée contre les autres chrétiens, et notamment contre le gnosticisme valentinien qui était alors très répandu en Gaule ; car il correspondait assez bien aux spéculations des derniers très-sachants de la druidiaction (druidecht) subsistant comme enseignant dans les collèges laïcs de l’époque.
Ce qui est triste c’est de voir tant d’énergie intellectuelle (Irénée est un grand écrivain qui a su faire partager son obsession… des prophéties et des écritures juives) utilisée à caricaturer salir ou tourner en dérision (éternelle histoire de l’hôpital qui se moque de la charité) des hommes ne partageant pas ses idées ; afin de leur substituer un système (le catholicisme orthodoxe) QUI NE VAUT PAS MIEUX,
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VOIRE MÊME QUI EST PIRE, OU DES NIAISERIES à la façon des journalistes ou des intellectuels français. Quelle psychose ! Sans oublier l’épouvantable racisme de ce parabolan ou taliban du christianisme à l’encontre des langues et cultures populaires (c’est-à-dire ni grecque, ni latine ni hébraïque), l’hypocrisie en plus.« Tu n’exigeras pas de nous, qui vivons chez les Celtes et qui, la plupart du temps, traitons nos affaires en dialecte barbare, ni l’art des discours, que nous n’avons pas appris, ni l’habileté de l’écrivain, dans laquelle nous ne nous sommes pas exercés, ni l’élégance des termes, ni l’art de persuader, que nous ignorons ; mais ce que, etc. »
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SAINT IRÉNÉE, CONTRE LES HÉRÉSIES ??
Rejetant la vérité, certains introduisent des discours mensongers et des généalogies sans fin, plus propres à susciter des questions, comme le dit l’Apôtre, qu’à bâtir l’édifice de Dieu. Par une vraisemblance frauduleusement agencée, ils séduisent l’esprit des ignorants et les réduisent à leur merci, falsifiant les paroles du Seigneur et se faisant les mauvais interprètes de ce qui a été bien exprimé. Ils causent ainsi la ruine d’un grand nombre, en les détournant, sous prétexte de « gnose » supérieure, de Celui qui a constitué puis mis en ordre cet univers. Comme s’ils pouvaient montrer quelque chose de plus élevé et de plus grand que le Dieu qui a fait le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment ! De façon spécieuse, par l’art des discours, ils attirent d’abord les simples à la manie des recherches. Après quoi, sans plus se soucier de vraisemblance, ils perdent ces malheureux, en inculquant des pensées blasphématoires et impies à l’endroit de leur Créateur à des gens incapables de discerner le faux du vrai.
L’erreur, en effet, n’a garde de se montrer telle qu’elle est, de peur que, ainsi mise à nu, elle ne soit reconnue ; mais, s’ornant frauduleusement d’un vêtement de vraisemblance, elle fait en sorte de paraître – chose ridicule à dire – plus vraie que la vérité elle-même. Comme le disait, à propos de ces gens-là, un homme supérieur à nous : « La pierre précieuse, voire de grand prix, qu’est l’émeraude ; se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s’il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à son examen et de démasquer la fraude. Et lorsque de l’airain a été mêlé à l’argent, qui, donc, s’il n’est connaisseur, pourra le découvrir ? »
Or nous ne voulons pas que, par notre faute, certains soient emportés par ces ravisseurs comme des moutons par des loups, trompés qu’ils sont par les peaux de brebis dont ils se couvrent ; eux dont le Seigneur nous a commandés de nous garder, eux qui parlent comme nous, mais pensent autrement que nous. C’est pourquoi, après avoir lu les commentaires des « disciples » de Valentin – c’est le titre qu’ils se donnent — ; après avoir aussi rencontré certains d’entre eux et avoir pénétré à fond leur doctrine ; nous avons jugé nécessaire de te manifester, cher ami, leurs prodigieux et profonds mystères, que « tous ne comprennent pas ».
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Contre-lai N° 3.
Et il est vrai aussi, ainsi que l’a très bien écrit Aboul Ala el-Maari (973 – 1057) en son temps (la Syrie du XIe siècle) ; « que les habitants de la terre se divisent en deux, ceux qui ont un cerveau et pas de religion, et ceux qui ont une religion, mais pas de cerveau ».
Aboul Ala el-Maari était un poète aveugle, connu pour sa virtuosité et pour l’originalité ou le pessimisme de ses vues.
Sur le caractère tout aussi incompréhensible, pour ceux qui ont un cerveau, des mystères chrétiens, catholiques, orthodoxes, ou Réformés, voir le célèbre ouvrage de John Toland intitulé « le christianisme sans mystère ».
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Ainsi informé de ces doctrines, tu les feras connaître à ton tour à tous ceux qui sont avec toi, et tu engageras ceux-ci à se garder de « l’abîme » de la déraison ou du blasphème contre Dieu. Autant qu’il sera en notre pouvoir, nous rapporterons brièvement et clairement la doctrine de ceux qui enseignent l’erreur en ce moment même ; – nous voulons parler de Ptolémée et des gens de son entourage, dont la doctrine est la fleur de l’école de Valentin — ; et nous fournirons, selon nos modestes possibilités, les moyens de les réfuter, en montrant que leurs dires sont absurdes, inconsistants et en désaccord avec la vérité. Tu n’exigeras pas de nous, qui vivons chez les Celtes et qui, la plupart du temps, traitons nos affaires en dialecte barbare ; [note de Pierre de La Crau : le dialecte en question doit donc être du celte, qui est par conséquent traité de barbare par l’antiraciste Irénée. Ah Religion d’amour toujours, quand tu nous tiens] ! ni l’art des discours, que nous n’avons pas appris, ni l’habileté de l’écrivain, dans laquelle nous ne nous sommes pas exercés, ni l’élégance des termes ; ni l’art de persuader, que nous ignorons. Mais ce qu’en toute simplicité, vérité et candeur, nous t’avons écrit avec amour, tu le recevras avec le même amour, et tu le développeras toi-même pour ton compte, car tu en es plus que nous capable. Après l’avoir reçu de nous comme des « semences », comme de simples « commencements », tu feras donc abondamment « fructifier » dans l’étendue de ton esprit, ce qu’en peu de mots nous t’avons exprimé ; et tu présenteras avec force, à ceux qui sont avec toi, ce que, bien insuffisamment, nous t’avons fait connaître. Et de même
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que, pour répondre à ton désir déjà ancien de connaître leurs doctrines, nous avons mis tout notre zèle, non seulement à te les manifester, mais encore à te fournir le moyen d’en prouver la fausseté ; ainsi toi-même tu mettras tout ton zèle à servir autrui selon la grâce qui t’a été donnée par le Seigneur, pour que dorénavant les hommes ne se laissent plus entraîner par la doctrine captieuse de ces gens-là.
CONSTITUTION DU PLÉRÔME.
Il existait au début absolu de tout, disent-ils, dans des hauteurs invisibles et ineffables ou indicibles, un Être supérieur, antérieur à tout. Cet Être suprême primordial, ils l’appellent Proarche (Principe premier), Propator (Pro-Père) ou Bythos (Abîme). Incompréhensible et invisible, éternel et incréé ; il était dans le plus profond des repos et dans la plus totale immobilité. Avec lui en son sein coexistait Ennoea (la Pensée), qu’ils appellent encore Charis (Grâce) ou Sige (Silence). Or, un jour, ce Bythos (cet Abîme) eut l’idée d’émettre, à partir de lui-même, un Principe de toutes choses. Cette émanation dont il avait eu la pensée, il la déposa, à la manière d’une semence, au sein de sa compagne Sige (Silence). Au reçu de cette semence, celle-ci devint enceinte et enfanta Noûs (Intelligence), une puissance semblable et égale à celui qui l’avait engendrée par émanation, et seule capable aussi de comprendre la grandeur de son auteur. Cette Intelligence, ils l’appellent encore Monogène, ou Principe de toutes choses. Avec lui fut aussi mise au monde par émanation Aletheia (la Vérité). Telle est donc première Tétrade, qu’ils appellent aussi Racine de toutes choses. Elle est composée d’Abîme et de Silence, puis d’Intelligence et de Vérité. Or cet Intellect appelé par eux Monogène, ayant pris conscience de ce pourquoi quoi il avait été créé par émanation ; suscita aussi à son tour Logos (le verbe) et Zoe (la Vie), origine de tout ce qui vint après lui, Principe et Formation de tout ce qui allait constituer le Plérôme. De Logos et de Zoe émanèrent à leur tour, selon le système des conjonctions ou syzygies, Anthropos (Homme) et Ecclesia (Église). L’Ogdoade de base, racine et substance de toutes choses, est donc composée selon eux de quatre entités différentes : Abîme, Intelligence, Verbe et Homme (Bythos, Noûs, Logos, et Anthropos). Chacun de ceux-ci est en effet mâle et femelle.
Logos et Vie, après avoir suscité Homme et Église, mirent au monde dix autres Éons, qui s’appellent, à ce qu’ils prétendent : Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria. Ce sont donc là, disent-ils, les dix éons émanés par Logos et Vie à l’origine de toute chose.
Tel est leur Plérôme invisible et spirituel avec sa division tripartite en Ogdoade, Décade et Dodécade. C’est pour cela, disent-ils, que le Sauveur – car ils refusent de lui donner le nom de Seigneur – a passé trente années sans rien faire en public, révélant par là le mystère de ces Éons. Ils affirment que la parabole des ouvriers envoyés à la vigne se réfère clairement à ces trente éons. Car certains ouvriers furent envoyés vers la première heure, d’autres vers la troisième, d’autres vers la sixième, d’autres vers la neuvième, d’autres enfin vers la onzième. Or, additionnées ensemble, ces différentes heures donnent le total de trente : l + 3 + 6 + 9 + 11 = 30. Ces heures, prétendent-ils, symbolisent les Éons.
Après que cette Substance (Enthymésis) eut été bannie du Plérôme des éons et que la mère de celle-ci eut été réintégrée dans sa propre paire (syzygie) ; le Monogène suscita encore, par émanation, un autre couple, conformément à la providence du Père, afin qu’aucun des éons ne succombe désormais à une passion semblable à celle de Sagesse/Sophia. Ce sont Christ ainsi qu’Esprit saint, émanés en vue de la fixation et de la consolidation du Plérôme. C’est par eux, disent-ils, que furent remis en place les éons. Le Christ, en effet, leur enseigna la nature de leur syzygie et leur enseigna ce qu’était le Père ; en leur révélant que celui-ci est incompréhensible et insaisissable, et que personne ne peut le voir ni l’entendre, sinon à travers le Monogène. La cause de la permanence éternelle des éons est ce qu’il y a d’incompréhensible dans le Père ; et la cause de leur naissance et de leur formation est ce qu’il y a de compréhensible en lui, c’est-à-dire le Fils. Voilà ce que le Christ nouvellement émané leur enseigna.
Quant à l’Esprit saint, après avoir remis de l’ordre parmi les éons, il leur enseigna à rendre grâce au Père et mit fin à toute leur agitation. Et c’est ainsi, disent-ils, que les éons furent rétablis dans la plus parfaite égalité de forme et de pensée, devenant tous des Noûs, tous des Logos, tous des Anthropos, tous des Christs ; et de même pour les éons féminins, tous des Aletheia, des Zoe, des Spiritus, des Ecclesia.
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Là-dessus, affermis et apaisés, les éons, disent-ils, entonnèrent tous en chœur un hymne au Principe premier (Propator), tout en éprouvant un immense bonheur. Et dans ce dessein, de façon unanime et dans une unique volonté de tout le Plérôme des éons, avec l’assentiment du Christ et de l’Esprit et la ratification du Père ; chacun des éons apporta et mit en commun ce qu’il avait en lui de meilleur.
Tout cela, sans doute, n’a pas été dit en clair dans les Écritures, puisque « tous ne comprennent pas » ; mais cela a été indiqué en tant que mystère par le Sauveur, au moyen de paraboles, à l’intention de ceux qui sont capables de comprendre. Les trente éons ont été évoqués, ainsi que nous l’avons déjà dit, par les trente années durant lesquelles le Sauveur n’a rien fait en public, ainsi que par la parabole des ouvriers de la vigne. Paul, également, à les en croire, nomme manifestement et à maintes reprises les éons ; il respecte même leur hiérarchie, lorsqu’il dit : «… dans toutes les générations et pour les éons des éons » (Éphésiens 3, 21). Nous-mêmes enfin, lorsque nous répétons au cours de l’eucharistie : « pour les siècles des siècles », nous ferions allusion sans le savoir à ces éons. Partout donc où se rencontrent les mots « siècle » ou « siècles », ils veulent qu’il soit question des éons.
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Contre-lai N° 4.
Le mot grec traduit par le latin saeculum « siècle » est effectivement celui qui a donné aussi « éon », qu’y pouvons-nous, mon pauvre Irénée ? Quant au caractère gnostique de certains écrits de saint Paul, il est incontestable. Voir notre chapitre sur le sujet.
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L’émanation de la Dodécade d’éons est indiquée par le fait qu’à douze ans le Seigneur a discuté avec les docteurs de la Loi, comme aussi par le choix des apôtres, car ceux-ci furent au nombre de douze. Quant aux dix-huit autres éons, ils sont manifestés par le fait que le Seigneur, après sa résurrection d’entre les morts, a vécu durant dix-huit mois – c’est du moins ce qu’ils disent – avec ses disciples. Les deux premières lettres du nom de Jésus (Iesou), c’est-à-dire iota (= 10) et êta (= 8), évoquent aussi clairement les dix-huit éons. Les dix éons sont évoqués, disent-ils, par la lettre iota (= 10), qui est la première de son nom. Et c’est pour ce motif que le Sauveur a dit : « Pas un seul iota ni un seul petit trait ne passeront que tout n’ait eu lieu ».
La passion à laquelle a succombé le douzième éon est représentée, disent-ils, par l’apostasie de Judas, qui était le douzième des apôtres, et par le fait que le Seigneur souffrit sa Passion le douzième mois de l’année. Car ils veulent en effet qu’il n’ait prêché qu’une seule année, après son baptême par Jean. Ce mystère est aussi, selon eux, clairement manifesté dans l’épisode de l’hémorroïsse. C’est en effet après douze années de souffrances qu’elle fut guérie par la venue du Sauveur, après avoir touché la frange de son vêtement ; et c’est pourquoi il demanda : « Qui m’a touché ? », car il voulait alors évoquer avec ses disciples les mystères survenus au sein du plérôme et notamment la guérison de l’éon ayant succombé à la passion. Car celle qui souffrit ainsi douze ans, c’était justement selon eux la Puissance en question : elle s’étendait à l’infini et se vidait de sa substance. Et si elle n’avait pas touché le vêtement du Fils, c’est-à-dire la Vérité (Aletheia) appartenant à la première Tétrade et signifiée par la frange du vêtement, elle se fût dissoute dans la Substance Universelle. Mais elle s’arrêta et réussit à se dégager de sa passion. Car la Vertu sortie du Fils – laquelle serait, selon eux, assimilable à la juste Limite (Horos) à fixer à toute chose afin de ne pas tomber dans l’excès – a guéri la Sagesse en la séparant de la passion.
Que le Sauveur, qui est issu de tous, soit le Tout, c’est, disent-ils, ce que montre la parole : « Tout mâle ouvrant le sein, etc. ». Étant, lui aussi, un Tout, ce Sauveur put en effet ouvrir le sein de l’éon ayant succombé à la passion, lorsqu’elle eut été bannie du Plérôme, et ainsi la guérir. Cette Enthymésis, ils l’appellent encore Seconde Ogdoade, et nous en parlerons un peu plus loin.
Paul lui aussi, d’après eux, a manifestement en vue ce mystère, lorsqu’il dit : « Il est toutes choses » ; et encore : « Toutes choses sont pour lui, et de lui viennent toutes choses » ; et encore : « En lui habite la plénitude de la divinité ». La parole « récapituler toutes choses dans le Christ » est également interprétée par eux de cette manière, ainsi que toutes les autres paroles de ce genre.
L’apôtre Paul lui aussi, disent-ils, fait mention de cette Croix en ces termes : « le Logos de la Croix est folie pour ceux qui périssent, mais, pour ceux qui sont sauvés, il est vertu de Dieu ». Et encore : « Quant à moi, je puis ne me glorifier de rien, si ce n’est dans la Croix du Christ, à travers laquelle le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde ! ».
Voilà ce qu’ils disent au sujet de leur Plérôme et de la formation des éons de l’univers, en faisant violence aux belles paroles de nos Écritures pour les adapter à leurs scélérates inventions. Et ce n’est
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pas seulement des Évangiles et des écrits de l’Apôtre qu’ils s’efforcent de tirer leurs preuves, en en dénaturant les interprétations et en en faussant les exégèses, mais ils recourent aussi à la Loi et aux prophètes. Comme il s’y rencontre nombre de paraboles et d’allégories susceptibles d’être interprétées dans de multiples sens, ils accommodent l’ambiguïté de celles-ci à leur fiction au moyen d’exégèses habiles et artificieuses ; et ils retiennent ainsi captifs loin de la vérité ceux qui ne gardent pas solidement leur croyance en un Dieu Père tout-puissant, et en un Jésus-Christ, son Fils unique.
Il existe trois éléments, d’après eux : l’élément provenant de la passion, c’est-à-dire la matière ; l’élément provenant de la conversion, c’est-à-dire le psychique ; enfin l’élément enfanté par Achamoth, c’est-à-dire le pneumatique.
Le Démiurge, disent-ils, devint donc Père et Dieu des êtres extérieurs au Plérôme, puisqu’il fut l’auteur de tous les êtres psychiques et hyliques. Il sépara en effet l’une de l’autre ces deux substances qui se trouvaient mêlées ensemble et, d’incorporelles qu’elles étaient, il les fit corporelles. Il fabriqua alors les êtres célestes et les êtres terrestres ; et devint ainsi le démiurge des psychiques et des hyliques ; de ceux de droite et de ceux de gauche, de ceux qui sont légers et de ceux qui sont lourds, de ceux qui se portent vers le haut et de ceux qui se portent vers le bas. Il fit également sept cieux au lieu d’un, cieux au-dessus desquels il se tint lui-même, à les en croire.
Ces sept cieux sont, selon eux, de nature intelligente. Ce sont des entités vivantes à la façon des anges, enseignent-ils.
Le Démiurge lui aussi est un ange, mais semblable à un dieu. De même, le Paradis, situé au-dessus du troisième Ciel, c’est, disent-ils, de par sa puissance le quatrième archange, et Adam même en a reçu quelque chose, lorsqu’il y séjourna, avant de tomber sur terre.
La substance hylique ou matérielle est par conséquent, selon eux, issue de trois passions : crainte, tristesse et angoisse. En premier lieu, de la crainte et de la conversion sont issus les êtres grossièrement psychiques ou animaux. De la conversion ayant donné la matière, prétendent-ils, le Démiurge tire son origine, tandis que de l’entité crainte provient le reste de la substance grossièrement psychique ou animale, c’est-à-dire les âme/esprits des animaux sans raison, des bêtes fauves et des hommes. C’est pour ce motif que le Démiurge, trop faible pour connaître ce qui est pneumatique ou spirituel, se crut seul Dieu ; et fit savoir par la bouche des prophètes : « C’est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n’en est point d’autre ». En deuxième lieu, de l’entité tristesse sont issus, enseignent-ils, les « esprits du mal ». C’est de cette entité que tirent leur origine le Diable, qu’ils appellent aussi Cosmocrator (Maître de ce monde), les démons et toute la substance pneumatique du mal.
Lorsque le Démiurge eut ainsi créé ce monde, il fit aussi l’Homme, qu’il tira, non de la poussière, mais de la substance invisible, de la fluidité et de l’inconsistance de la matière. Dans cet homme, déclarent-ils, il insuffla ensuite l’homme psychique. Tel est l’homme qui fut fait selon eux « à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Selon l’image d’abord : c’est l’homme hylique ou physique, proche de Dieu, mais sans lui être consubstantiel. Selon la ressemblance ensuite : c’est l’homme psychique. De là vient que la substance de ce dernier est appelée « esprit de vie », car elle provient d’une émanation. Puis, en dernier lieu, disent-ils, l’homme fut enveloppé de la « tunique de peau » : à les en croire, ce serait là l’élément charnel perceptible par nos sens.
Il existe donc, disent-ils, trois éléments dans ce monde : l’un, hylique ou matériel, qu’ils appellent aussi « de gauche », périra inéluctablement, incapable qu’il est de recevoir un souffle d’incorruptibilité. L’autre, psychique ou animal, qu’ils nomment aussi « de droite », tient le milieu entre le pneumatique et l’hylique, et ira du côté où il aura penché.
Quant à l’élément spirituel ou pneumatique, il a été envoyé afin que, conjoint ici-bas au psychique, il soit « formé », en étant instruit en même temps que ce psychique ou animal durant son séjour en lui. C’est cet élément pneumatique, prétendent-ils, qui est « le sel » et « la lumière du monde ». Il fallait aussi, en effet, pour l’élément psychique animal, des enseignements sensibles. C’est pour cette raison, disent-ils, que le monde a été constitué ainsi et que, d’autre part, le Sauveur est venu en aide à ce psychique animal, puisque celui-ci est doué de libre arbitre, afin de le sauver. Car il a pris, disent-ils, les prémices de ce qu’il devait sauver. D’Achamoth, il a reçu l’élément pneumatique ou spirituel. Par le Démiurge, il a été revêtu du Christ psychique. Enfin, du fait de l’organisation de ce monde, il s’est vu entourer d’un corps ayant une substance animale, mais organisée avec un art inexprimable de manière à être visible, palpable et passible. Quant à la substance hylique ou matérielle, il n’en a pas pris la moindre parcelle, disent-ils, car la matière n’est pas capable de salut. La consommation finale aura lieu lorsque aura été « formé » puis rendu parfait par la gnose (Connaissance), tout l’élément spirituel ou pneumatique, autrement dit les hommes et les femmes de nature pneumatique ou spirituelle.
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Ceux qui possèdent la connaissance parfaite concernant Dieu et ont été initiés aux mystères d’Achamoth, ce sont eux, assurent-ils.
Par contre, ce sont des enseignements psychiques qu’ont reçus les hommes psychiques, ceux qui sont affermis par le moyen des œuvres et de la simple croyance et qui n’ont pas la connaissance parfaite (gnose). Ces hommes-là, disent-ils, ce sont ceux qui appartiennent à l’Église, c’est-à-dire nous. C’est pourquoi, déclarent-ils, une bonne conduite est pour nous indispensable : sans quoi, point de possibilité de salut. Quant à eux, ce n’est pas par les œuvres, mais du fait de leur nature spirituelle ou pneumatique, qu’ils seront de toute façon sauvés. De même que l’élément matériel hylique ne peut avoir part au salut – car il n’a pas en lui, disent-ils, la capacité réceptive de ce salut — ; de même, l’élément spirituel ou pneumatique, qu’ils prétendent constituer, ne peut absolument pas subir la corruption, quelles que soient les œuvres en lesquelles ils se trouvent impliqués. Comme l’or, déposé dans la fange, ne perd pas son éclat, mais garde sa nature, la fange étant incapable de nuire en rien à l’or ; ainsi eux-mêmes, disent-ils, quelles que soient les œuvres hyliques matérielles où ils se trouvent mêlés, n’en éprouvent aucun dommage et ne perdent pas leur substance spirituelle.
C’est pourquoi les plus « parfaits » d’entre eux commettent impudemment toutes les actions défendues, celles dont les Écritures affirment que « ceux qui les font ne recevront point l’héritage du royaume de Dieu ». Ils mangent sans discernement les viandes offertes aux idoles, estimant n’être aucunement souillés par elles [N.D.L.R. Comme saint Paul a fini par le préconiser apparemment].
Ils sont les premiers à se mêler à toutes les réjouissances auxquelles donnent lieu les fêtes païennes célébrées en l’honneur des idoles. Certains d’entre eux ne s’abstiennent même pas des spectacles sanguinaires, qui font horreur à Dieu et aux hommes, où des gladiateurs luttent contre des bêtes ou combattent entre eux. Il en est qui, se faisant jusqu’à satiété les esclaves des plaisirs charnels, paient, comme ils disent, le tribut du charnel à ce qui est charnel et le tribut du pneumatique à ce qui est pneumatique. Les uns ont des relations sexuelles avec les femmes qu’ils endoctrinent, comme l’ont fréquemment avoué, des femmes séduites par certains d’entre eux et revenues ensuite à l’Église de Dieu. D’autres, procédant ouvertement et sans la moindre pudeur, ont arraché à leurs maris, pour se les unir en mariage, les femmes dont ils s’étaient épris. D’autres encore, après des débuts pleins de gravité, où ils feignaient d’habiter avec des femmes comme avec des sœurs, ont vu, avec le temps, leur fraude éventée, la sœur étant devenue enceinte de son prétendu frère.
Et alors qu’ils commettent beaucoup d’autres infamies et impiétés, nous, qui par crainte de Dieu, nous gardons de pécher même en pensée ou en parole, nous nous voyons traités par eux de gens simples et qui ne savent rien ; cependant qu’ils s’exaltent eux-mêmes au-delà de toute mesure, se décernant les titres de « parfaits » et de « semence d’élection ». Nous, à les en croire, nous n’avons reçu la grâce que pour un simple usage : c’est pourquoi elle nous sera ôtée. Mais eux, c’est en toute propriété qu’ils possèdent cette grâce qui est descendue d’en haut, de l’ineffable et innommable syzygie. Telle est la raison pour laquelle ils doivent sans cesse et de toute manière s’exercer au mystère de la syzygie. Et voici ce qu’ils font croire aux insensés ; en leur disant expressément : quiconque est « dans le monde », s’il n’a pas aimé une femme de manière à s’unir à elle, n’est pas « de la Vérité » et ne passera pas dans la Vérité. Mais celui qui est « du monde », s’il s’est uni à une femme, ne passera pas davantage dans la Vérité, parce que c’est dans la concupiscence qu’il s’est uni à cette femme. Pour nous donc, qu’ils appellent « psychiques » (hommes animaux) et qu’ils disent être « du monde », la continence et les bonnes œuvres sont nécessaires afin que nous puissions, grâce à elles, parvenir au Lieu Intermédiaire. Mais pour eux, qui se nomment « pneumatiques » et « parfaits », il n’en est pas question, car ce ne sont pas les œuvres qui introduisent dans le Plérôme, mais la semence, qui, envoyée de là-haut toute petite, se perfectionne ici-bas.
Les âme/esprits des « Justes », elles aussi, auront leur repos dans le Lieu Intermédiaire, car rien de psychique n’ira en l’occurrence à l’intérieur du Plérôme. Cela fait, le feu qui est caché dans le monde jaillira, s’enflammera et, détruisant toute la matière, sera consumé avec elle puis s’en retournera au néant.
Le Démiurge créateur de ce monde, assurent-ils, n’a rien su de tout cela avant la venue du Sauveur.
Il en est qui disent que du Démiurge est aussi émané un Christ, mais un Christ psychique comme lui ; c’est de ce Christ dont ont parlé les prophètes. C’est lui qui est passé à travers Marie, comme de l’eau à travers un tube ; et c’est sur lui que, lors du baptême par Jean, est descendu, sous forme de colombe, le Sauveur appartenant au Plérôme et issu de tous les éons. Ce Sauveur est demeuré impassible : il ne pouvait en effet souffrir, étant insaisissable et invisible. C’est pourquoi, tandis que le
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Christ était amené à Pilate, son Esprit par contre, qui avait été déposé en lui, lui fut enlevé dans les cieux.
C’est ainsi qu’en fin de compte ils découpent les prophéties, affirmant qu’une partie d’entre elles émane de la Mère, une autre, de la semence, une autre enfin, du Démiurge. De même encore pour Jésus : certaines paroles de lui viendraient du Sauveur, d’autres, de la Mère, d’autres enfin, du Démiurge, comme nous le montrerons dans la suite de notre exposé.
Lorsque vint le Sauveur, le Démiurge, disent-ils, apprit de lui tout cela et, joyeux, se rallia donc à lui avec toute son armée. C’est lui le centurion de l’Évangile qui déclare au Sauveur : « Et moi aussi, j’ai sous mon pouvoir des soldats et des serviteurs ; et tout ce que je commande, ils le font. » Il accomplira ce qui concerne ce monde, jusqu’au temps requis, à cause surtout de l’Église dont il a la charge, mais aussi à cause de la connaissance qu’il a de la récompense qui lui est préparée ; c’est-à-dire son futur transfert dans le monde de la Mère.
Leur principe de base est qu’il y a trois sortes d’hommes : pneumatiques, psychiques et hyliques (spirituels matériels et animaux), selon ce que furent Caïn, Abel et Seth ; car, à partir d’eux, ils veulent établir l’existence des trois natures, existant non dans un seul individu, mais dans l’ensemble de la race humaine. L’élément hylique ou matériel ira à la corruption. L’élément psychique ou animal, s’il choisit le meilleur, reposera dans un lieu intermédiaire ; mais, s’il choisit le pire, ira retrouver, lui aussi, ce à quoi il se sera rendu semblable. Quant aux éléments pneumatiques que sème Achamoth depuis l’origine jusqu’à maintenant dans des âmes « justes » ; après avoir été instruits et nourris en ce bas monde – car c’est tout petits qu’ils sont envoyés – après avoir été ensuite jugés dignes de la « perfection », ils seront donnés à titre d’épouses, affirment-ils, aux anges du Sauveur ; cependant que leurs âmes iront dans le monde intermédiaire, reposer avec le Démiurge, éternellement. Les âmes elles-mêmes, disent-ils, se subdivisent en deux catégories : celles qui sont bonnes par nature et celles qui sont mauvaises par nature. Les âmes bonnes sont celles qui ont une capacité réceptive par rapport à la semence ; celles qui sont mauvaises par nature sont celles qui au contraire ne peuvent en aucune façon recevoir cette semence.
Telle est leur doctrine, que ni les prophètes n’ont prêchée, ni le Seigneur n’a enseignée, ni les apôtres n’ont transmise, et dont ils se vantent d’avoir eu connaissance mieux que tous les autres hommes. Tout en alléguant des textes étrangers aux Écritures et tout en s’employant, comme on dit, à tresser des cordes avec du sable ; ils ne s’en efforcent pas moins d’accommoder à leurs dires, d’une manière plausible, tantôt des paraboles du Seigneur, tantôt des oracles de prophètes, tantôt des paroles d’apôtres ; afin que leur fiction ne paraisse pas dépourvue de témoignage. Ils bouleversent l’ordonnance et l’enchaînement des Écritures et, autant qu’il dépend d’eux, ils disloquent les membres de la vérité. Ils transfèrent et transforment, et, en faisant une chose d’une autre, ils séduisent nombre d’hommes par le fantôme inconsistant qui résulte des paroles du Seigneur ainsi accommodées. Il en est comme de l’authentique portrait d’un roi qu’aurait réalisé avec grand soin un habile artiste au moyen d’une riche mosaïque. Pour effacer les traits de l’homme, quelqu’un bouleverse alors l’agencement des éléments de cette mosaïque, de façon à faire apparaître l’image, maladroitement dessinée, d’un chien ou d’un renard. Puis il déclare péremptoirement que c’est là l’authentique portrait du roi effectué par l’artiste.
C’est exactement de la même façon que ces gens-là, après avoir cousu ensemble des contes de vieilles femmes, arrachent ensuite de-ci de-là des textes, des sentences, des paraboles, et prétendent accommoder à leurs fables les paroles de Dieu. Nous avons relevé les passages scripturaires qu’ils accommodent aux événements survenus dans le Plérôme.
Voici maintenant les textes qu’ils tentent d’appliquer aux événements survenus hors du Plérôme.
Le Seigneur, disent-ils, vint à sa Passion dans les derniers temps du monde, pour montrer la passion survenue dans le dernier des Éons, et pour faire connaître, par sa fin à lui, quelle fut la fin de la production des éons. La fillette de douze ans, fille du chef de la synagogue, que le Seigneur, debout près d’elle, éveilla d’entre les morts ; était, nous expliquent-ils, la figure d’Achamoth, que leur Christ, étendu au-dessus d’elle, forma et amena ainsi à la conscience de la Lumière qui l’avait abandonnée.
Que le Sauveur soit apparu à Achamoth tandis qu’elle était hors du Plérôme et encore à l’état d’avorton ; Paul, disent-ils, l’affirme dans sa première épître aux Corinthiens quand il écrit : « En tout dernier lieu, il s’est montré à moi aussi, comme à l’avorton. » Cette venue vers Achamoth du Sauveur escorté de ses compagnons que sont les créatures angéliques, est pareillement révélée par Paul dans cette même épître, lorsqu’il dit que « la femme doit avoir un voile sur la tête à cause des anges ». Quant aux passions éprouvées par Achamoth, le Seigneur, assurent-ils, les a aussi manifestées. En s’écriant sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » il a fait savoir que Sagesse avait été abandonnée par la Lumière et arrêtée par Horos (Limite) dans sa chute.
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Il a fait connaître la tristesse de cette même Sagesse, en disant : « Mon âme est accablée de tristesse » ; sa crainte, en disant : « Père, si cela est possible, éloigne de moi cette coupe ! » ; son angoisse, de même, en disant : « Que dirai-je ? Je ne le sais ».
Le Seigneur lui-même, enseignent-ils, a fait savoir qu’il existe trois races d’hommes distinctes de la manière suivante. Il a évoqué le genre matériel ou hylique, lorsque, à celui qui lui disait : « Je te suivrai », il répondit : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Il a évoqué le genre animal ou psychique, lorsque, à celui qui lui disait : « Je te suivrai, mais permets-moi d’abord d’aller faire mes adieux à ceux de ma maison » ; il répondit : « Quiconque, ayant mis la main à la charrue, regarde en arrière, n’est pas propre au royaume des cieux. » Cet homme, prétendent-ils, était de la Nature Intermédiaire. De même celui qui confessait avoir accompli les multiples devoirs de la « justice », mais qui refusa ensuite de suivre le Sauveur, vaincu par une richesse qui l’empêchait de devenir « parfait », celui-là, disent-ils, faisait partie de la race psychique. Quant au genre des spirituels ou pneumatiques, le Seigneur l’a évoqué par ces paroles : « Laisse les morts ensevelir leurs morts ; quant à toi, va et annonce le royaume de Dieu », ainsi que par ces mots adressés au publicain Zachée : « Hâte-toi de descendre, car il faut que je loge aujourd’hui dans ta maison… » Ces hommes, proclament-ils, appartenaient à la race pneumatique. Même la parabole du levain qu’une femme est dite avoir caché dans trois mesures de farine désigne, selon eux, les trois races. La femme, enseignent-ils, c’est Sagesse ; les trois mesures de farine sont les trois races d’hommes, pneumatique, psychique et hylique, spirituels, animaux, matériels. Quant au levain, c’est le Sauveur lui-même. Paul, lui aussi, à les en croire, parle en termes précis d’hommes matériels, animaux ou spirituels, d’hyliques, de psychiques et de pneumatiques. Il dit en effet quelque part : « Tel fut le hylique, tels sont aussi les hyliques ». Et ailleurs : « L’homme du genre psychique ou animal ne reçoit pas les choses de l’Esprit. » Et ailleurs encore : « Le spirituel ou pneumatique juge de tout… » La phrase « le psychique – ou homme animal – ne reçoit pas les choses de l’Esprit » vise le Démiurge, lequel, étant animal ou psychique, ne connaît ni la Mère, qui est spirituelle (pneumatique), ni la semence de celle-ci, ni les Bonnes Puissances du Plérôme. Paul affirme aussi, à les en croire, que le Sauveur a assumé les prémices de ce qu’il allait sauver : « Si les prémices sont saintes, dit-il, la pâte l’est aussi ». Les prémices, enseignent-ils, c’est l’élément spirituel ou pneumatique ; la pâte, c’est nous, c’est-à-dire l’Église psychique ou animale. Et cette pâte, disent-ils, le Sauveur l’a assumée et l’a fait gonfler avec lui, car il était le levain.
Qu’Achamoth se soit égarée hors du Plérôme, ait été formée par le Christ et recherchée par le Sauveur, c’est, disent-ils, ce que celui-ci a voulu dire en déclarant qu’il était venu vers la brebis égarée. Cette brebis égarée, expliquent-ils, c’est leur Mère, de laquelle ils veulent qu’ait été engendrée l’Église d’ici-bas.
L’égarement de cette brebis, c’est son séjour hors du Plérôme, au sein de toutes les passions d’où ils prétendent qu’est sortie la matière. Quant à la femme qui balaie sa maison et retrouve sa drachme perdue, c’est, expliquent-ils, la Sophia (Sagesse) d’en haut qui a perdu son Enthymésis, mais qui, plus tard, lorsque tout aura été purifié par la venue du Sauveur, la retrouvera. Car, à les en croire, cette Enthymésis ou substance doit être rétablie un jour à l’intérieur du Plérôme.
Siméon, qui reçut dans ses bras le Christ et rendit grâce à Dieu en disant : « Maintenant, laisse ton serviteur s’en aller, ô Maître, selon ta parole, et en paix » ; est, selon eux, la représentation du Démiurge, qui, à la venue du Sauveur, apprit son transfert et rendit grâce à l’Abîme (Bythos)primordial à l’origine de tout. Quant à Anne, la prophétesse, qui nous est présentée dans l’Évangile comme ayant vécu sept années avec son mari et ayant persévéré tout le reste du temps dans son veuvage ; jusqu’au moment où elle vit le Sauveur, le reconnut et parla de lui à tout le monde ; elle signifie Achamoth, qui, après avoir vu jadis durant un bref moment le Sauveur avec ses compagnons ; demeura ensuite le reste du temps dans le monde intermédiaire, en attendant qu’il revienne et la rétablisse dans sa syzygie d’origine. Son nom a été indiqué par le Sauveur dans cette parole : « La Sagesse a été justifiée par ses enfants », et par Paul en ces termes : « Nous parlons de Sagesse parmi les parfaits. » De même encore, les conjonctions ou syzygies existant à l’intérieur du Plérôme, Paul les aurait fait connaître en évoquant l’une d’entre elles. En parlant du mariage d’ici-bas, il aurait dit en effet : « Ce mystère est grand : je veux dire, par rapport au Christ et à l’Église. »
Ils enseignent encore que Jean, le disciple du Seigneur, a aussi parlé de la première Ogdoade. Voici leurs propres paroles à ce sujet.
« Jean, le disciple du Seigneur, voulant exposer la genèse de toutes choses, c’est-à-dire la façon dont le Père a suscité toutes choses, place à l’origine un Principe, le premier engendré de Dieu ; celui qu’il appelle encore Fils et Monogène, et en qui le Père a engendré toutes choses. De ce Principe, dit Jean, a émané le Logos et, en lui, la substance des éons, que le Logos a lui-même formée par la suite. Puisque Jean parle de la première genèse, c’est à juste titre qu’il commence son enseignement
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par le Principe ou Fils et par le verbe ou Logos. Il s’exprime ainsi : « Dans le Principe était le Logos, et le Logos était tourné vers Dieu, et le Logos était Dieu. Ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu ». D’abord, il distingue trois termes : Dieu, le Principe et le Logos ; ensuite il les unit. C’est afin de montrer, d’une part, l’émanation de chacun des deux termes, c’est-à-dire le Fils et le Logos ; de l’autre, l’unité qu’ils ont entre eux en même temps qu’avec le Père. Car dans le Père et venant du Père est le Principe. Dans le Principe et venant du Principe est le Logos. Jean s’est donc parfaitement exprimé lorsqu’il a dit : « Dans le Principe était le Logos ». Le Logos était en effet dans le Fils. « Et le Logos était tourné vers Dieu ». Le Principe l’était en effet, lui aussi. « Et le Logos était Dieu » : simple conséquence, puisque ce qui est né de Dieu est Dieu. « Ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu ». Cette phrase révèle l’ordre de l’émanation. « Toutes choses ont été faites par son entremise, et sans lui rien n’a été fait ». En effet, pour tous les éons qui sont venus après lui, le Logos a été cause de formation et de naissance. Mais Jean poursuit : « Ce qui a été fait en lui est la Vie ». Par là, il évoque une paire ou une syzygie. Car tout a été fait seulement par son entremise, à part la Vie qui l’a été en lui-même. Ayant été faite en lui, elle lui est donc plus intime que ce qui n’a été fait que par son entremise. Elle lui est unie et fructifie grâce à lui. Jean ajoute : « Et la Vie était la Lumière des Hommes ». Ici, en disant « Hommes », il veut dire aussi l’Église, afin de bien montrer, par l’emploi d’un seul nom, la communion de cette syzygie ou de cette paire. Car de Verbe et Vie proviennent Homme et Église. Jean appelle la Vie (Zoe) « la Lumière des Hommes », parce que ceux-ci ont été illuminés par elle, autrement dit formés et manifestés. C’est aussi ce que dit Paul : « Tout ce qui est manifesté ainsi est Lumière ». Puisque Zoé la Vie a manifesté et engendré Anthropos et Ecclesia) l’Homme et l’Église, elle est dite leur Lumière. Ainsi, par ces paroles, Jean a clairement évoqué, entre autres choses, la deuxième Tétrade composée de Logos et Vie (Zoe), Anthropos et Ecclesia (Homme et Église). Mais il a évoqué aussi la première. Car, en parlant du Sauveur et en disant « tout ce qui est hors du Plérôme a été formé par lui », il veut dire aussi du même coup que ce Sauveur est le fruit de tout le Plérôme. Il l’appelle en effet la Lumière, celle qui brille dans les ténèbres et qui n’a pas été gagnée par elles ; parce que, tout en harmonisant les produits de la passion ayant suscité le désordre dans le plérôme, il est resté ignoré de ceux-ci. Ce Sauveur, Jean l’appelle encore Fils, Vérité, Vie (Aletheia, Zoe), Logos qui s’est fait chair. Nous avons vu sa gloire, dit-il, et sa gloire était comme celle du fils unique ou Monogène, celle qui avait été donnée par le Père à ce dernier, remplie de Grâce et de Vérité. Voici les paroles de Jean : « Et le Logos s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle que le Monogène (fils unique) tient du Père, remplie de Grâce et de Vérité ». Jean a donc bien évoqué la première Tétrade : Père et Grâce, Monogène et Vérité. Et de même il a évoqué la première Ogdoade, à l’origine de tous les autres éons ; puisqu’il a parlé du Père et de la Grâce (Charis), du Monogène et de la Vérité (Aletheia), du Logos et de la Vie (Zoe), d’Anthropos et d’Ecclesia (de l’Homme et l’Église) ».
Ainsi s’exprime Ptolémée.
Tu peux donc voir ainsi, cher ami, à quels artifices ces gens recourent pour se duper eux-mêmes, en malmenant les Écritures et en s’efforçant de donner par elles de la consistance à leur fiction. C’est pourquoi j’ai rapporté leurs propres paroles, afin que tu puisses constater la fourberie de leurs artifices et la perversité de leurs erreurs. La fausseté de leur exégèse saute aux yeux.
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Contre-lai N° 5. Le christianisme le plus orthodoxe ou le plus catholique, voire le plus réformé et purifié, agit exactement de même avec son Ancien Testament ; en usant et en abusant des allégories, des mots compliqués, inventés pour la circonstance (Trinité, hypostases, personnes, eucharistie, transsubstantiation, et ainsi de suite). Et lui aussi, tout comme le gnosticisme, est fait de courants se contredisant parfois violemment les uns les autres (catholiques, orthodoxes, Réformés, évangélistes…).
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Puisqu’à cette comédie ne manque que le dénouement, c’est-à-dire que quelqu’un mette le point final à leur farce en y adjoignant une réfutation en règle ; nous croyons nécessaire de souligner avant toute autre chose les points sur lesquels les pères de cette fable diffèrent entre eux. Par-là, en effet, il sera possible de saisir exactement, avant même que nous n’en fournissions la démonstration, et la solide vérité proclamée par l’Église et le mensonge échafaudé par ces gens-là.
Voyons maintenant la doctrine de ces hérétiques et comment, dès qu’ils sont deux ou trois, non contents de ne pouvoir dire les mêmes choses à propos des mêmes objets, ils se contredisent les uns les autres dans la pensée comme dans les mots.
Le premier d’entre eux, Valentin, se réfère, lui aussi, aux principes de la secte dite « gnostique », mais les a adaptés au caractère propre de son École. Voici donc de quelle manière il a élaboré son système.
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Il existait une Dyade de base indicible, dont un des termes est évoqué par eux sous l’appellation d’Arrethus (Inexprimable) et l’autre sous le nom de Sige (Silence). Par la suite, cette Dyade de base a suscité par émanation une deuxième Dyade, dont un terme se nomme le Père et l’autre la Vérité. Cette Tétrade a donné comme résultat le Logos et la Vie, l’Homme et l’Église (Anthropos et Ecclesia). Et voilà la première Ogdoade. Du Logos et de la Vie sont émanées dix autres Puissances, ainsi que nous l’avons déjà dit. De l’Homme et de l’Église sont émanées douze autres Puissances, dont l’une, après avoir quitté le Plérôme puis être tombée dans la déchéance, a fait le reste de la création. Valentin pose deux Horos (Limites) : l’une, située entre Bythos et le restant du Plérôme, sépare les éons engendrés du Père lui-même incréé, tandis que l’autre sépare leur Mère du Plérôme.
Un autre, qui est chez eux un maître réputé, tend vers une gnose plus haute et plus « gnostique » et conçoit la première Tétrade de la manière suivante.
« Il existe avant toute chose un Proarché (premier Principe) inintelligible, inexprimable et innommable, appelé Monotés (Unicité). Dans cette Unicité coexiste une Puissance que l’on peut encore appeler Unité (Hénotés). Cette Henotes/Unité ainsi que cette Monotés/Unicité donc, étant Un, ont donné, sans émanation au sens strict du terme, un Principe de toutes choses, intelligible, incréé et invisible, Principe que l’on appelle Monade. Avec cette Monade coexiste une Puissance de même substance qu’elle, que l’on appelle encore l’Un. Et ces Puissances, c’est-à-dire l’Unicité, l’Unité, la Monade et l’Un, ont donné par émanation le reste des éons ».
Ah ! Ah ! Hélas ! Hélas ! Il est permis, en vérité, de pousser cette exclamation tragique devant une pareille débauche de noms ou de néologisme, devant l’audace de cet homme apposant impudemment des noms sur ses inventions. Car en disant : « Il existe avant toute chose un premier Principe (Proarché) inintelligible que j’appelle Monotès (Unicité) », et : « Dans cette Unicité coexiste une Puissance que j’appelle encore Unité (Henotès) » ; il avoue ainsi de la façon la plus claire que toutes ses paroles ne sont qu’une fiction et que lui-même appose sur cette fiction des noms que personne d’autre n’avait employés jusque-là. Sans son audace, la vérité elle-même n’aurait donc pas encore aujourd’hui de nom, à l’en croire ! Mais dans ce cas, rien n’empêche qu’un autre maître, ayant à traiter du même sujet, définisse sa théorie de la façon suivante.
Il existe un certain Pro-Principe royal, pro-dénué-d’intelligibilité, pro-dénué-de-substance et pro-pro-doté-de-rotondité, que l’on appelle Citrouille. Avec cette Citrouille coexiste une Puissance qui s’appelle aussi Super vacuité.
Cette Citrouille et cette Super vacuité donc, étant un, ont donné, sans qu’il y ait émanation au sens strict du terme, un Fruit visible de toutes parts, comestible et savoureux, Fruit que le langage appelle Concombre. Avec ce Concombre coexiste une Puissance de même substance qu’elle, que nous appelons encore Melon. Ces Puissances, c’est-à-dire Citrouille, Super vacuité, Concombre et Melon, ont émis tout le reste de la multitude des Melons de Valentin.
D’autres parmi eux ont encore conçu la première et primitive Ogdoade de la façon suivante : d’abord le Principe premier (Proarché), ensuite l’Inintelligible (Anennoetos), en troisième lieu l’Inexprimable (Arrhetos), en quatrième lieu l’Invisible (Aoratos). Du Principe primitif (Proarché) a émané, en premier et cinquième lieu, le Principe (arché) ; d’Anennoetos a émané, en deuxième et sixième lieu, l’Incompréhensible (Acataleptos) ; d’Arrhetos a émané, en troisième et septième lieu, l’Indicible (Anonomastos) ; d’Aoratos a émané, en quatrième et huitième lieu, l’Incréé (Agennetos), qui termine et complète la première Ogdoade, etc.
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Contre-lai No. 6.
Dans le livre gnostique qu’a rapidement feuilleté Irénée, il devait y avoir un tableau destiné à montrer qu’au bout d’un certain temps, chacune de ces émanations faisait retour à son origine. D’où tous ces : « Du Principe primitif (Proarché) a émané, en premier et cinquième lieu, le Principe (arché) ; d’Anennoetos a émané, en deuxième et sixième lieu, l’Incompréhensible (Acataleptos) et ainsi de suite ».
Un agnosticisme massif est néanmoins préférable à tout charabia, qu’il soit juif chrétien ou musulman.
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À tous ces gens, on pourrait à juste titre rétorquer : « Pauvres melons que vous êtes, vous n’êtes que de vils sophistes, et non des hommes ! » À propos de l’Abîme primordial (Bythos) à l’origine de tout, il
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existe chez eux diverses opinions : les uns disent qu’il n’a pas de conjoint, n’étant ni mâle ni femelle ni rien du tout (il est le néant). Les autres le disent à la fois mâle et femelle, le faisant ainsi hermaphrodite ; d’autres encore lui adjoignent le Silence (Sige) comme Compagne, de façon à constituer avec la première paire (Syzygie).
Les plus savants parmi les gens de l’entourage de Ptolémée disent que le Bythos a deux compagnes, qu’ils appellent ses Diatheses, c’est-à-dire la Pensée et la Volonté. Car, disent-ils, il a d’abord pensé à émaner quelque chose, et ensuite il l’a voulu. C’est pourquoi de ces deux dispositions ou puissances, c’est-à-dire la Pensée et la Volonté, mélangées pour ainsi dire l’une à l’autre, est issue l’émanation du couple formé par le Monogène et la Vérité.
Ces gens-là ne te semblent-ils pas, cher ami, avoir conçu en leur esprit le Zeus d’Homère bien plus que le Seigneur de toutes choses ? Car le premier est rongé de soucis qui l’empêchent de dormir : il se préoccupe de savoir comment il pourra honorer Achille et faire périr une multitude de Grecs. Au contraire, le second, en même temps qu’il pense, suscite ce à quoi il pense, et, en même temps qu’il veut, pense. Il pense à l’instant même où il veut et veut à l’instant même où il pense ; car il est tout entier Pensée, tout entier Volonté, tout entier Intellect, tout entier Lumière, tout entier Œil, tout entier Ouïe, tout entier Source de tous les biens.
Des gens qui passent pour être encore plus sages que les précédents disent que la première Ogdoade n’a pas été suscitée par degrés, un éon dérivant d’un autre. C’est tout ensemble et d’un seul coup que s’est faite l’émanation des six éons issus du Propator Originel et de sa Pensée (Ennoa).
Ils se querellent beaucoup aussi au sujet du Sauveur. Les uns disent qu’il est issu de tous les éons. D’autres le font venir des seuls dix éons issus du Logos et de la Vie. C’est pourquoi il est appelé également Logos et Zoe, et garde ainsi chez eux le nom de ses origines. D’autres le font venir des douze éons produits par l’Homme et l’Église (Anthropos et Ecclesia). C’est pourquoi il se proclame « Fils de l’Homme ». D’autres disent qu’il provient du Christ et de l’Esprit saint, qui avaient donc été suscités par voie d’émanation en vue de la consolidation du Plérôme. C’est pourquoi il est aussi appelé Christ, mais garde l’appellation de Père. D’autres encore disent que c’est le Premier Père de toutes choses lui-même, le Premier Principe, Inintelligible, qui s’appelle Anthropos (Homme). Ce serait même là le grand mystère caché, à savoir que la Puissance qui est au-dessus de tout et qui enveloppe tout s’appelle Anthropos (Homme), et telle serait la raison pour laquelle le Sauveur s’est dit « Fils de l’Homme ».
Un autre des leurs s’est vanté d’être le correcteur de leur maître initial. Il porte le nom de Marc. Très habile en jongleries magiques, il a trompé par elles beaucoup d’hommes et une quantité peu banale de femmes ; les faisant s’attacher à lui comme au « gnostique » et au « parfait » par excellence, détenteur de la Suprême Puissance venue du monde invisible et indicible. C’est un véritable précurseur de l’Antéchrist, car, mêlant les jeux d’Anaxilaüs aux supercheries de ceux que l’on appelle magiciens ; il se fait passer pour faiseur de miracles aux yeux de ceux qui n’ont jamais eu de bon sens ou qui l’ont perdu.
Feignant de transformer par le mystère de l’eucharistie une coupe mêlée de vin et prolongeant la parole de l’invocation, il fait en sorte que cette coupe apparaisse pourpre ou rouge. Les gens s’imaginent alors que la Charis (Grâce) venue des régions qui sont au-dessus de toutes choses fait couler son propre sang dans la coupe de Marc en réponse à l’invocation de celui-ci ; et les assistants brûlent du désir de goûter à ce breuvage, afin qu’en eux aussi se répande la Charis invoquée. Ou bien encore, présentant à une femme une coupe mêlée, il lui ordonne de la transformer par le mystère de l’eucharistie en sa présence. Cela fait, il apporte une autre coupe beaucoup plus grande que celle qui a fait l’objet d’une aussi sacrilège eucharistie de la part de cette égarée ; et il vide la coupe plus petite ainsi transformée par cette femme dans la coupe beaucoup plus grande apportée par lui ; tout en récitant la formule suivante : « Que celle qui est avant toute chose, l’incompréhensible et inexprimable Grâce, remplisse ton être intérieur et multiplie en toi sa gnose, en semant le grain de sénevé dans la bonne terre ! »
Après avoir dit de telles paroles et ainsi égaré la malheureuse, il donne une démonstration de ses pouvoirs en faisant en sorte que la grande coupe soit remplie au moyen de la petite, au point de déborder. Il a séduit et entraîné à sa suite beaucoup de monde par d’autres prodiges semblables.
Il semble même qu’il ait un démon à sa disposition, grâce auquel il donne l’impression de savoir l’avenir ou fait prophétiser les femmes qu’il juge dignes de participer à sa Charis (Grâce). Car ce sont
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surtout des femmes qu’il attire et, parmi elles, des plus élégantes et des plus riches, de celles dont la robe est frangée de pourpre. Veut-il attirer quelqu’une d’entre elles, il lui tient en substance ce discours : « Je veux te faire participer à ma Grâce (Charis), puisque le Père de toutes choses voit sans cesse ton ange devant sa face. Car la Grandeur est en nous, mais pour cela, il nous faut accéder à l’Unité. Reçois d’abord de moi, et par moi, la Grâce. Tiens-toi prête comme une épouse qui attend son époux, afin que tu sois ce que je suis, et moi, ce que tu es. Installe dans ta chambre nuptiale, la semence de la Lumière. Reçois de moi l’Époux, fais-lui place en toi et trouve place en lui. La Grâce (Charis) est maintenant descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise ! »
La femme évidemment répond alors quelque chose comme : « Je n’ai jamais prophétisé et je ne sais pas prophétiser ». Mais lui, récitant de nouvelles invocations destinées à l’hypnotiser encore un peu plus, lui dit : « Ouvre la bouche et dis n’importe quoi : tu prophétiseras ». Et elle, sottement enorgueillie par ces paroles, et l’âme tout enflammée à l’idée qu’elle va prophétiser, sent son cœur bondir dans sa poitrine. Elle s’enhardit et se met à proférer toutes les niaiseries qui lui viennent à l’idée, sottement et effrontément, échauffée qu’elle est par cet esprit. À partir de là, cette femme se prend désormais pour une vraie prophétesse. Elle rend grâce à Marc de ce qu’il lui a communiqué sa Grâce. Elle s’applique à le rétribuer, non seulement en lui donnant ses biens – voilà l’origine des grandes richesses amassées par cet homme – mais en lui livrant son corps ; désireuse qu’elle est de lui être unie en tout, afin de s’élever avec lui dans « l’Un ».
D’autres femmes, des plus fidèles celles-là, qui avaient la crainte de Dieu, ne se laissèrent pas tromper. Il tenta bien de les séduire comme les autres, en leur enjoignant de prophétiser ; mais, l’ayant rejeté et couvert d’anathèmes, elles rompirent toute relation avec une aussi détestable compagnie. Convaincues qu’elles étaient que le pouvoir de prophétiser n’est pas donné aux hommes par Marc le Magicien. Que seuls ceux à qui Dieu a envoyé d’en haut sa grâce, possèdent le don de prophétie, et qu’ils parlent où et quand Dieu le veut, non quand Marc le commande. Car celui qui donne un ordre est plus grand et plus puissant que celui qui le reçoit, puisque le premier fait acte de souverain et que le second agit en subordonné. Si donc Marc ou quelque autre comme lui pouvait vraiment commander ainsi à l’esprit de prophétie ; – comme ont coutume de le faire dans leurs banquets tous ces gens-là, en jouant aux oracles, en se donnant mutuellement l’ordre de prophétiser et en se faisant les uns aux autres des prédictions conformes à leurs désirs — ; alors, il serait plus puissant et plus grand que l’Esprit prophétique lui-même, bien que n’étant qu’un homme. Ce qui est impossible !
----------- ------------------ ------------------------ --------------------------------------------------------------------------------Contre-lai N° 7.
Il nous semble bien pourtant à nous, druides du XXIe siècle, que les chrétiens pentecôtistes ou « évangéliques » font pourtant la même chose. Mais redonnons la parole à M. Irénée et à ses délires sur les grands ou les petits satans, et les anathèmes, surtout auprès des femmes (sexisme ? ? ? machisme ? ? ?). Ce qui ressort clairement de ce texte d’Irénée lui-même c’est qu’il y avait de nombreux va-et-vient entre le gnosticisme et sa sensibilité religieuse à lui : la Grande Église catholique orthodoxe. Au moins en ce qui concerne les éléments féminins. Pour le reste à chacun ses goûts en la matière. La théologie chrétienne officielle avec ses notions de trinité ou de transformation du pain et du vin en sang et en corps du christ, de péché originel, d’assomption et autres mystères de ce genre ; ne nous semble guère plus simple que toutes ces histoires de triades de triacontades d’ogdoades et ainsi de suite.
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La vérité, c’est que les esprits qui reçoivent des ordres de ces gens-là et qui parlent quand ces gens-là le veulent sont débiles, encore qu’audacieux et impudents. Ils sont envoyés par Satan pour séduire et pour perdre ceux qui ne gardent pas fermement la croyance qu’ils ont reçue lors de leur baptême par l’entremise de l’Église.
Ce même Marc use aussi de philtres et de charmes magiques, si ce n’est avec toutes les femmes, au moins avec certaines d’entre elles, afin de pouvoir déshonorer leur corps. Une fois revenues à la véritable Église de Dieu, elles ont en effet souvent avoué qu’elles avaient été charnellement souillées par lui, ou qu’elles avaient ressenti une violente passion pour lui. Un diacre, l’un des nôtres qui sont en Asie, après l’avoir reçu chez lui, en fit l’amère expérience. Sa femme, qui était belle, fut corrompue dans son esprit et dans son corps par ce magicien et partit avec lui. Ramenée ensuite à grand-peine dans le droit chemin par nos frères, elle passa le reste de sa vie dans la pénitence, en pleurant et en se lamentant sur son péché.
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Certains de ses disciples, errant çà et là dans les mêmes milieux que lui, ont séduit et corrompu un grand nombre de femmes. Ils s’appellent eux-mêmes les « parfaits », persuadés que personne ne peut égaler la grandeur de leur gnose, pas même Paul ou Pierre ou quelque autre apôtre. Ils en savent plus que tout le monde ; ils sont les seuls à avoir bu la grandeur de la connaissance (de la Puissance inexprimable à l’origine de tout). Ils planent dans les hauteurs, au-dessus de toute Puissance quelle qu’elle soit. Aussi peuvent-ils tout s’autoriser sans la moindre crainte. Grâce à la prédestination de leur « rédemption », ils sont en effet insaisissables…
Ils ont séduit un grand nombre de femmes jusque dans nos contrées du Rhône par des discours et des agissements de la sorte. Marquées au fer rouge dans leur conscience, certaines d’entre elles font ensuite publiquement, pénitence. Mais d’autres, qui répugnent à un tel geste, préfèrent se retirer en silence, et désespérer de la vie divine.
La Tétrade la plus élevée, assure Marc, venant des lieux invisibles et indicibles, descendit sur lui sous les traits d’une femme, car, dit-il, le monde n’eût pu supporter l’élément masculin qu’elle possède. Elle lui indiqua qui elle était, et lui exposa, la genèse de toutes choses, genèse qu’elle n’avait encore jamais révélée à qui que ce fût des dieux ni des hommes. Elle lui tint en substance le discours que voici.
Lorsque à l’origine le Père qui n’a pas lui-même de Père, qui est inconcevable et sans substance, qui n’est ni mâle ni femelle ; voulut que fût exprimé ce qui en lui était inexprimable et que reçût donc une forme, ce qui en lui était invisible, il ouvrit la bouche et proféra une Parole. Cette Parole, se tenant à ses côtés, lui renvoya l’image de ce qu’il était, en apparaissant comme la Forme de l’invisible.
Tels sont les sons issus de l’Éon suprême, sans substance et incréé. Ce sont ces formes que le Seigneur appela anges et qui voient sans cesse la face du Père.
Les noms communs ou exprimables de ces éléments, sont : Éons, Logos, Racines, Semences, Plérômes, Fruits. Quant aux propriétés caractéristiques de chacun d’eux, elles sont renfermées et comprises dans la notion d’Église.
Telles sont les divagations de Marc à propos du Nom de Dieu, qui est composé de trente lettres selon lui ; de l’Abîme primordial d’où tout est issu, qui s’accroît des lettres de ce nom ; de la Vérité, qui se décompose en douze concepts, correspondant chacun à deux lettres ; de la Parole initiale de Dieu qui a été proférée sans être proférée au sens strict du terme ; de l’explication du nom secret de Dieu ; de l’âme du monde et de l’Homme. Nous allons maintenant rapporter comment cette Tétrade a révélé, à partir de ces noms, une vertu au nombre égal. De la sorte, tu n’ignoreras rien, cher ami, de ce qui nous est parvenu de leurs dires, ainsi que tu nous l’as maintes fois demandé.
Avec l’Unicité (Monotès) coexistait l’Unité (Henotès). Ces deux éléments alors en émanèrent deux autres, comme nous l’avons dit, c’est-à-dire la Monade et l’Un ; ainsi doublés, les deux devinrent quatre. Puis les deux et les quatre, additionnés ensemble, donnèrent un autre ensemble composé de six puissances. Ces six derniers éléments, unis aux quatre précédents, donnèrent enfin les vingt-quatre formes primordiales. Les noms de la première Tétrade, qui sont sacro-saints, ne peuvent être conçus que par la seule pensée, ne peuvent être exprimés par des mots.
Le nom exprimable du Sauveur (Jésus) est de six lettres, mais son nom inexprimable est de vingt-quatre lettres. Les mots (Fils Christ) comportent douze lettres, mais ce qu’il y a d’inexprimable dans le Christ comporte trente lettres. C’est pourquoi Marc dit qu’il est égal à 801 (alpha et oméga), ce qui veut dire « la colombe », car le nom de cet oiseau correspond à un tel nombre.
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Contre-lai N° 8.
Il s’agit là vraisemblablement de procédés issus de la gématrie juive. Ce procédé s’avère possible, car, en hébreu, il n’existe pas de chiffres et chaque lettre est associée à un nombre. La gématrie (ou guématrie) est l’une des trois méthodes de lecture des textes sacrés rédigés en hébreu. Elle permet de rapprocher des mots, dont la somme des lettres qui les composent, est identique. Nous sommes donc ravis de voir qu’Irénée prend la gématrie pour une ineptie.
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Jésus, dit-il, est né ainsi. De la Mère de toutes choses, la première Tétrade, sortit la seconde Tétrade, et cela donna donc une Ogdoade, d’où sortit à son tour une Décade. Il y a donc ainsi une Décade et une Ogdoade suivant le point de vue auquel on se place. La Décade, en s’unissant à l’Ogdoade et en la multipliant par dix, engendra le nombre 80. Puis, en multipliant encore par dix le nombre 80, elle engendra le nombre 800. De la sorte, le nombre total des lettres allant de l’Ogdoade à la Décade fut de 888 (8 + 80 + 800), c’est-à-dire Jésus. Car son nom, selon les nombres correspondant aux différentes lettres, équivaut à 888, du moins d’après Marc.
Tu sais donc maintenant clairement quelle est, d’après eux, la signification céleste de Jésus ! C’est pour ce motif que l’alphabet des Grecs a huit unités (monades), huit dizaines (décades) et huit centaines (hécatades), montrant ainsi le nombre 888, c’est-à-dire Jésus, qui se compose de tous les nombres. Marc raisonne aussi de la manière suivante. La première Tétrade additionnée selon la progression des nombres, donne le nombre 10, car 1 + 2 + 3 + 4 = 10, et ce nombre, ils veulent le faire correspondre à Jésus.
Cela dépasse les « Ah » les « Hélas ! »… Et toutes les exclamations et interjections tragiques possibles. Qui ne haïrait, en effet, le déplorable fabricant de pareils mensonges, en voyant la Vérité travestie par Marc en une idole marquée au fer rouge des lettres de l’alphabet ?
Qui supporterait son si bavard Silence Primordial (Sige), qui nomme l’Indicible, décrit l’Inexprimable, explore l’Impénétrable ; prétend que celui qui est à l’origine de tout et qui est sans corps et sans figure a ouvert la bouche et a proféré une Parole, comme un vulgaire mortel ; et que cette Parole primordiale fut faite de trente lettres et de quatre syllabes ? En raison de sa ressemblance avec le Logos, le Père de toutes choses correspondrait donc à ces trente lettres et quatre syllabes ! Qui peut supporter, mon cher Marc, que tu puisses enfermer dans des figures et dans des nombres – tantôt trente, tantôt vingt-quatre, tantôt six seulement – Celui qui est le Créateur, l’Ouvrier ainsi que l’Auteur de toutes choses, le Verbe de Dieu ? Qui peut supporter que tu le découpes en quatre syllabes et trente lettres ? Que tu ravales le Seigneur de toutes choses, Celui qui a créé le ciel, au nombre 888, comme tu l’as fait ? Le Père suprême lui-même, qui contient toutes choses et n’est contenu par aucune, tu le subdivises en Tétrade, Ogdoade, Décade et Dodécade. Et par de telles multiplications, tu exposes en détail ce qui est, comme tu dis, l’inexprimable et l’inconcevable nature de Dieu ?
Tu n’es qu’un marchand d’idoles, Marc, et un charlatan ! Rompu aux artifices de l’astrologie et de la magie, tu fondes sur eux tes doctrines mensongères. Comme preuves miraculeuses de ce que tu avances, tu fais voir à ceux que tu trompes ainsi les œuvres de la Puissance renégate par excellence ; celles que ton véritable père, Satan, te permet d’accomplir par l’intermédiaire du démon Azazel, car tu es un précurseur de l’antéchrist qui doit un jour se déchaîner contre Dieu.
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Contre-lai N° 9.
Ce recours à Satan, au diable, et au démon biblique de l’Ancien Testament nommé Azazel, ne nous semble guère plus raisonnable que les procédés de gématrie juive utilisés par Marc.
« Les habitants de la terre se divisent en deux, ceux qui ont un cerveau et pas de religion, et ceux qui ont une religion, mais pas de cerveau ». Aboul Ala al-Ma’ari, grand poète arabe du XIe siècle.
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Ces gens qui ramènent tout à des nombres s’efforcent donc de décrire d’une manière « mystique » la cosmogonie de leurs éons ainsi que l’égarement et le recouvrement de la brebis perdue, en reliant ensemble les deux événements.
Tu riras de bon cœur, je le sais, cher ami, devant d’aussi prétentieuses inepties. Et ils sont bien à plaindre, ceux qui mettent en pièces notre si vénérable religion ainsi que la grandeur de la Puissance vraiment inexprimable, ou les incomparables « desseins » de Dieu ; au moyen de lettres et de chiffres agencés par eux d’une façon froide et artificielle. Tous ceux qui se séparent ainsi de l’Église et adhèrent à ces contes de vieilles femmes seront les seuls responsables de leur damnation.
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Je vais également t’exposer comment, d’après eux, la création aurait été faite à l’image des choses invisibles par le Démiurge, véritable créateur de ce monde d’après eux. En premier lieu, disent-ils, les quatre éléments, feu, eau, terre et air, ont été produits à la ressemblance de la Tétrade originelle. Leurs opérations respectives venant s’ajouter, c’est-à-dire le chaud, le froid, l’humide et le sec, cela donne alors l’Ogdoade. Ils pensent ensuite qu’il existe les dix puissances suivantes : tout d’abord sept corps de forme ronde qu’ils appellent des cieux, puis la sphère qui les contient et qu’ils appellent le huitième ciel, et enfin le soleil et la lune. Ces corps, au nombre de dix, sont l’image de l’invisible Décade issue du Logos et de la Vie selon eux [cf. Celse : les dix cercles enfermés dans un cercle plus grand, qu’ils appellent l’âme du Monde] et les douze signes du zodiaque figurent la Dodécade, née de l’Homme et de l’Église (Anthropos et Ecclésia).
Moïse, disent-ils, en commençant le récit de la genèse, montre d’emblée, dès le début, la Matrice de toutes choses à l’œuvre, lorsqu’il dit : « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre ».
En nommant ces quatre choses, c’est-à-dire Dieu, le commencement, le ciel et la terre. Moïse a donné, disent-ils, la Tétrade. Et il a indiqué son caractère invisible et caché par les mots : « Or la terre était informe et non encore organisée (tohu-bohu) ».
La seconde Tétrade, issue de la première, Moïse l’a évoquée, à les en croire, en nommant l’abîme, les ténèbres, les eaux contenues en ceux-ci et l’Esprit des Élohim planant sur les eaux. Moïse aurait ensuite mentionné la Décade, puisqu’il a cité la lumière, le jour, la nuit, le firmament, le soir, le matin, la terre sèche, la mer, l’herbe et, en dixième lieu, le bois. C’est ainsi que, en donnant ces dix mots, Moïse aurait, toujours selon eux, voulu signifier les dix Éons.
Quant à la Puissance qu’est la Dodécade, elle aurait été indiquée par Moïse ; en ce sens qu’il a cité le soleil, la lune, les étoiles, les saisons, les années, les monstres marins, les poissons, les serpents, les oiseaux, les quadrupèdes, les animaux sauvages et, par-dessus tout cela, en douzième lieu, l’Homme. Voilà, disent-ils, comment l’Esprit, par l’entremise de Moïse, a signifié la Dodécade.
Ce n’est pas tout. Modelé à l’image de la Puissance d’en haut, l’Homme a en lui, toujours selon eux, une puissance provenant d’une unique source. Cette puissance a son siège dans le cerveau. D’elle découlent quatre puissances, à l’image de la Tétrade primordiale : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût. L’Ogdoade apparaît en l’Homme dans le fait qu’il a deux oreilles, deux yeux, deux narines et une double gustation, celle de l’amer et celle du doux.
Quant à la Dodécade, elle se rencontre aussi partout de façon claire et manifeste selon eux. Les douze fils de Jacob, d’où sont issues les douze tribus ; le pectoral aux couleurs variées, ayant douze pierres précieuses et douze clochettes ; les douze pierres dressées par Moïse au pied de la montagne ; les douze pierres dressées par Josué au milieu du fleuve et les douze autres qu’il dressa au-delà du fleuve ; les douze hommes qui portèrent l’arche d’alliance ; les douze pierres disposées par Élie lors de l’holocauste du taureau ; les douze apôtres enfin. Bref, tout ce qui présente le nombre douze signifie, d’après eux, la Dodécade.
Quant à la réunion de tous les Éléments, appelée par eux Triacontade, elle est signifiée par l’arche de Noé, dont la hauteur était de trente coudées ; par Samuel faisant asseoir Saül en tête des trente invités, par David, qui se cacha pendant trente jours dans un champ, par les trente hommes qui entrèrent avec lui dans la caverne ; par la longueur du saint tabernacle qui était de trente coudées. Bref, toutes les fois qu’ils rencontrent des passages où figure ce nombre de trente, ils disent que c’est un reflet de la Triacontade de base.
J’ai cru nécessaire d’ajouter à tout cela ce que, à l’aide de textes extraits des Écritures, ils tentent de faire accroire au sujet du vrai Père Primordial ou Propator, ignoré de tous avant la venue du Christ selon eux. Ils pensent en effet que notre Seigneur n’a pas été envoyé par le Créateur de notre univers – un Créateur que, comme nous l’avons déjà dit, ces impies blasphémateurs disent être le fruit d’une « déchéance » – mais par le véritable Être supérieur. Lorsqu’Esaïe dit : « Israël ne m’a pas connu et le peuple ne m’a pas compris » ; cela veut dire d’après eux qu’Esaïe parlait de cette ignorance de l’Homme vis-à-vis du vrai Principe Initial à l’origine de toutes choses, le Bythos. La parole d’Osée : « Il n’y a en eux ni vérité ni connaissance de Dieu » est aussi interprétée par eux en ce sens.
En outre, ils se réfèrent aussi à un certain nombre d’Écritures apocryphes élaborées par certains de leurs fondateurs pour impressionner les simples d’esprit et ceux qui ignorent nos écrits authentiques. Ils y ajoutent par exemple l’anecdote que voici.
Lorsque le Seigneur était enfant et apprenait l’alphabet, son maître lui demanda, comme on fait toujours dans ce cas-là : « dis alpha » ; et il répondit « alpha ». Mais lorsqu’ensuite le maître lui demanda de dire « bêta », le Seigneur lui aurait répondu : explique-moi d’abord ce qu’est alpha, et je te dirai ce qu’est bêta.
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Cette prétendue réponse du Seigneur rapportée dans un apocryphe veut dire, d’après eux, qu’il connaissait l’Indicible absolu (appelé par lui alpha).
Ils interprètent aussi dans le même sens certaines paroles figurant dans l’Évangile. Ainsi, la réponse que le Seigneur, âgé de douze ans, fit à sa mère : « Ne savez-vous pas que je dois être aux choses de mon Père ? ». Il leur annonçait par-là, disent-ils, le véritable Père Céleste qu’ils ne connaissaient pas encore. Et c’est aussi pour cela qu’il envoya ses disciples vers les douze tribus d’après eux : afin qu’ils leur annoncent le véritable Dieu qu’il ne connaissait pas encore. Et de même, à celui qui lui disait : « Bon Maître », le Seigneur désigna sans ambages le Dieu véritablement bon, en lui répondant : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Un seul être mérite ce titre, le Père qui est aux Cieux ». Selon eux les Cieux dont il est question ici, dans ce passage de l’Évangile, ce sont les bons mondes. Et si le Seigneur ne répondit pas à ceux qui lui demandaient : « Par quelle puissance fais-tu cela ? » puisqu’il leur opposa, en fait, une autre question, ce qui les plongea d’ailleurs dans le plus grand embarras ; ce fut selon eux pour signifier le caractère inexprimable de notre véritable Père qui est aux Cieux.
Enfin, comme preuve de tout ce qui précède et, pour ainsi dire, comme expression ultime de tout leur système, ils citent le texte suivant. « Je te loue, ô Père, Seigneur des Cieux et de la Terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux prudents et de les avoir révélées aux petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir. Toutes ces choses m’ont été remises par mon Père, et nul n’a connu le Père sinon le Fils, ni le Fils sinon le Père, et celui à qui le Fils les a révélés ».
Par ces paroles, disent-ils, le Seigneur a clairement montré que, avant sa venue, personne n’avait jamais vraiment connu le véritable Père avant eux. C’est l’Auteur et le Créateur de ce monde, que tout le monde connaissait alors, pas lui. Les paroles du Seigneur concernent notre véritable Père qui était jusque-là demeuré inconnu.
Quant à leur tradition concernant la « rédemption », elle est instable, et ne peut être décrite de façon simple ou par une seule formule, car chacun d’eux la transmet à sa manière. Autant il y a de maîtres autant il y a de façons différentes de concevoir la « rédemption ». Que ce genre d’individu ait été envoyé en sous-main par Satan afin de ruiner notre baptême, notre régénération en Dieu, et la véritable croyance, est une chose que nous montrerons à l’endroit voulu, quand sera venu le moment de les réfuter.
La « rédemption », disent-ils, est nécessaire à ceux qui ont reçu la gnose afin qu’ils soient régénérés dans la Puissance suprême. Sinon il est impossible d’accéder au Plérôme, car c’est cette « rédemption », selon eux, qui fait monter dans les hauteurs du Principe Universel (Bythos) ! Le baptême a été le fait du Jésus visible, en vue de la rémission des péchés, mais la « rédemption » a été le fait du Christ descendu sur Jésus, afin d’assurer notre salut. Le baptême était psychique, mais la « rédemption » était pneumatique. Le baptême fut annoncé par Jean afin de faire pénitence, mais la « rédemption » fut apportée par le Christ afin de nous sauver. C’est à cela qu’il faisait allusion, lorsqu’il disait : « Il est un autre baptême dont je dois être baptisé, je me hâte vers lui. » Le Seigneur a évoqué cette « rédemption », pour les fils de Zébédée, tandis que leur mère demandait qu’ils fussent assis à sa droite et à sa gauche avec lui dans le royaume ; lorsqu’il leur répondit : « Pouvez-vous être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ? » À les en croire, même Paul a évoqué expressément et à maintes reprises cette « rédemption » dans le Christ Jésus. Ce serait celle qui est transmise par eux sous des formes variées.
Car les uns ont recours pour ceci à une chambre nuptiale et accomplissent à cet effet tout un rituel accompagné d’invocations. Ils prétendent accomplir ainsi un mariage pneumatique à la façon des syzygies. D’autres procèdent à une immersion dans de l’eau et, en les y plongeant, prononcent sur eux ces paroles. « Au nom du Père de toutes choses jusque-là inconnu, dans la Vérité Mère de toutes choses, dans Celui qui descendit sur Jésus, dans l’union, la rédemption et la communion des Puissances ». D’autres profèrent sur eux des mots hébreux, pour impressionner les initiés. « Basyma cacabasa eanaa irraumista diarbada caëota bafobor camelanthi. » Ce qui veut dire : « J’invoque ce qui est au-dessus de toute puissance émanant du Père et qui est appelé Lumière, Esprit et Vie, car, dans un corps, tu as régné ». D’autres encore évoquent la « rédemption » de la façon qui suit. « Par le Nom caché à toute Divinité, Seigneurie ou Vérité, qu’a pris Jésus de Nazareth dans la lumière du Christ, qui vit par l’Esprit saint, pour la rédemption des anges, et au nom de la restauration. Messia ufar magno in seenchaldia mosomeda eaacha faronepseha Jesu Nazarene ».
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Autrement dit : « Je ne divise pas l’Esprit, le cœur et la supra céleste puissance miséricordieuse du Christ : puissé-je jouir de ton Nom, Sauveur de Vérité ! »
Ainsi parlent ceux qui procèdent à l’initiation. Et le candidat en question à cette initiation de répondre : « Je suis confirmé et racheté, je rachète mon âme de ce monde et de tout ce qui en relève ; au nom de Jao qui a racheté son âme pour sa rédemption, par la grâce du Christ vivant ». Les assistants récitent ensuite la formule suivante : « Paix à tous ceux sur lesquels ce nom repose ! » Après quoi ils oignent le nouvel initié avec du baume. Ce parfum, disent-ils, préfigure la merveilleuse et suave odeur émanant des éons.
Certains d’entre eux jugent superflu de procéder à une immersion : ils utilisent un mélange d’huile et d’eau.
Telles sont les données que nous avons pu recueillir sur leur conception de la « rédemption ». Mais ils diffèrent beaucoup les uns des autres dans leurs enseignements et leurs traditions, aussi est-il malaisé de décrire de façon exhaustive leur doctrine.
En ce qui nous concerne, nous nous en tenons à la vérité ; c’est-à-dire « qu’il existe un seul Dieu » tout-puissant « qui a tout créé » par son Verbe, « a tout organisé et a fait de rien toutes choses pour qu’elles soient », selon ce que dit l’Écriture. « Par le Verbe du Seigneur les cieux ont été affermis, et par le Souffle de sa bouche existe toute leur puissance ». Ou bien encore : « Tout a été fait par son entremise et, sans lui, rien n’a été fait. » De ce « tout », rien n’est excepté. Le Père a fait par lui toutes choses, soit visibles, soit invisibles, soit sensibles, soit intelligibles, soit temporelles, en vue d’un plan bien précis », soit éternelles. Il ne les a pas faites par des anges ni par des puissances séparées de lui, car Dieu n’a nul besoin de qui que ce soit ; mais c’est par son Verbe et son Esprit qu’il fait tout, dispose tout, gouverne tout, donne la vie à tout. C’est lui qui a fait le monde – car le monde fait partie de ce « tout » – lui qui a modelé l’Homme. C’est lui le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, au-dessus duquel il n’est point d’autre Dieu, non plus qu’un Principe, une Puissance ou un Plérôme quelconque. C’est lui le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, comme nous le montrerons. Et à ce propos, nous pourrons sans peine, même si les dires de ces hérétiques sont variés et abondants, prouver qu’ils se sont écartés du droit chemin de la vérité.
Mais puisqu’une dénonciation de tous ces hérétiques est nécessairement variée ou multiforme, et que notre propos est de les réfuter un par un selon leur caractère propre, nous estimons nécessaire de faire également savoir d’où ils tirent leur origine et leur « racine » ; afin que, connaissant leur indicible Être supérieur (Bythos), tu saches de quel arbre sont sortis ces « fruits » !
Simon de Samarie était le magicien dont Luc, disciple et compagnon des apôtres, a dit : « Il se trouvait déjà auparavant dans la ville un homme du nom de Simon, qui exerçait la magie et émerveillait les gens de Samarie. Il prétendait être quelqu’un de grand. Tous s’attachaient à lui du plus petit au plus grand et disaient : cet homme a en lui la Puissance divine, celle que l’on appelle la Grande. Ils s’attachaient à lui, parce que depuis longtemps il les émerveillait par ses pratiques magiques ». Ce Simon donc feignit d’embrasser la vraie croyance. Il pensa que les apôtres eux aussi opéraient des guérisons par la magie, et non par la puissance de Dieu. Les voyant remplir de l’Esprit saint, par imposition des mains, ceux qui avaient cru en Dieu par le Christ Jésus qu’ils annonçaient ; il s’imagina que c’était par l’effet d’un savoir magique encore plus grand que le sien qu’ils réussissaient cela, et offrit de l’argent aux apôtres afin de recevoir, lui aussi, ce pouvoir de donner l’Esprit saint. Mais Pierre lui répondit : « Périsse ton argent avec toi, puisque tu as pensé pouvoir acquérir le don de Dieu à prix d’argent ! Tu n’as rien à faire dans ce mystère, car ton cœur n’est pas pur aux yeux de Dieu. Tu es plongé dans le fiel et l’iniquité ». Simon n’en devint que plus incrédule à l’égard du vrai Dieu. Dans son désir de rivaliser avec les apôtres et de devenir célèbre lui aussi, il s’appliqua plus encore à toutes ses pratiques magiques, au point de rendre muettes d’admiration maintes et maintes personnes. Ce Simon vivait du temps de l’empereur Claude, qui, dit-on, alla jusqu’à l’honorer d’une statue à cause de sa magie. Il fut égalé à Dieu par beaucoup.
Ayant acheté à Tyr, en Phénicie, une certaine Hélène, qui y exerçait le métier de prostituée, il se mit à parcourir le pays avec elle, en disant qu’elle représentait la Pensée première de Dieu, et, donc, la Mère de toutes choses ; celle par laquelle, à l’origine, le Principe Universel avait eu l’idée de faire les anges et les archanges. Selon Simon, cette Première Pensée (Ennoea) avait surgi hors du Principe Initial à l’origine de tout. Sachant ce que voulait son géniteur, elle était descendue vers les lieux inférieurs et avait donné naissance aux anges et aux puissances, par lesquels ensuite fut fait ce monde. Mais, après qu’elle les eut ainsi comme enfantés, cette Pensée Première avait été retenue prisonnière et occultée par eux ; car ils ne voulaient pas passer pour être nés de qui que ce fût et l’Être supérieur à l’origine de Tout fut donc ignoré par eux. Sa Pensée Première (Ennoea) fut retenue
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prisonnière par les Puissances et les anges qu’elle avait créés. Afin qu’elle ne puisse remonter vers son Père, elle fut accablée par eux de toutes sortes d’outrages, jusqu’à être enfermée dans un corps humain et être comme transvasée dans différents corps de femme successifs, au cours des siècles. Cette Pensée Première du principe universel initial aurait même été incarnée un moment, toujours d’après Simon, dans la fameuse Hélène cause de la guerre de Troie. C’est pourquoi Stésichore, l’ayant outragée dans ses poèmes, serait devenu aveugle, mais aurait recouvré la vue après s’en être repenti et l’avoir célébrée dans ses « palinodies ». Tout en passant ainsi de corps en corps et en ne cessant de subir des outrages, cette Pensée première du Principe Universel initial à l’origine de tout, aurait donc même fini par vivre dans une maison de prostitution ; et la « brebis perdue » évoquée par nos textes, ce serait elle.
Simon promettait aux siens de mettre fin à ce monde et de les libérer de la domination de ses véritables auteurs.
Simon a eu pour successeur Ménandre, originaire de Samarie, qui atteignit, lui aussi, au faîte de la magie.
Prenant comme point de départ la doctrine de ces deux hommes (Simon et Ménandre), les dénommés Saturnin, originaire d’Antioche près de Daphné, mais aussi Basilide, ont à leur tour donné naissance à des Écoles divergentes, l’un en Syrie, l’autre dans la mégalopole d’Alexandrie. Pour Saturnin, tout comme pour Ménandre, il existe un Père Absolu à l’origine de Tout, et qui a fait les anges, les archanges, les Vertus et les Puissances, mais qui est resté inconnu ou méconnu de la plupart. Sept d’entre ces anges ont créé ce monde et tout ce qu’il renferme. L’Homme, lui-même, a été façonné par ces anges ; une image resplendissante, venue d’en haut, de la suprême Puissance, leur étant soudainement apparue. Le Sauveur, affirme-t-il encore, est incréé, sans corps ni figure, et c’est d’une manière purement apparente qu’il s’est donné à voir comme un homme. Le Dieu des juifs n’est pas le véritable Être supérieur, mais seulement l’un de ces anges. L’Être supérieur ayant voulu détruire tous ces anges qu’ils appellent archontes, le Christ est venu pour anéantir le Dieu des juifs et pour assurer le salut de tous ceux qui croiraient en lui. Ces derniers sont ceux qui ont en eux l’étincelle de vie divine. En effet, dit-il, deux races d’hommes ont été modelées par les anges au moment de la formation de ce monde, l’une mauvaise, l’autre bonne. Comme les démons donnaient leur aide aux mauvais, le Sauveur est venu pour détruire ces pervers ainsi que les démons, et pour aider au salut des bons. Le mariage et la procréation, assure Saturnin, viennent de Satan. La plupart de ses disciples s’abstiennent de manger de la viande et trompent beaucoup de gens par cette abstinence artificielle. Quant aux prophéties, elles ont été faites selon eux, les unes à l’initiative des anges auteurs de ce monde, les autres à l’initiative de Satan. Ce dernier, affirme Saturnin, est, lui aussi un ange, mais un ange déchu opposé aux auteurs de ce monde et, par-dessus tout, au Dieu des juifs.
Il n’y aura de salut que pour les âmes, car les corps sont corruptibles par nature.
Les prophéties proviennent aussi des archontes (puissances) auteurs de ce monde, mais la Loi de Moïse provient de leur chef, c’est-à-dire de celui qui a fait sortir le peuple juif de la terre d’Égypte. On doit selon eux mépriser les viandes offertes aux idoles, les tenir pour rien et en user sans la moindre crainte ; on doit tenir également pour chose sans aucune importance les autres actions, y compris toutes les formes de débauche. Ces gens-là recourent, eux aussi, à la magie, aux incantations, aux invocations et aux autres pratiques magiques de ce genre. Ils ont des noms pour appeler ces anges et prétendent que ceux-ci résident dans le premier ciel, ceux-là dans le second, et ainsi de suite. Ils ont même dressé la liste de ces archontes (principes), de ces anges et des Vertus, de leurs 365 prétendus cieux.
Peu d’hommes sont capables d’un tel savoir selon eux : un sur mille ?? Les juifs, disent-ils, n’existent plus, et les vrais chrétiens n’existent pas encore. Leurs mystères ne doivent pas être divulgués, mais tenus secrets.
Ils déterminent la position des 365 cieux de la même manière que les astrologues. Ils empruntent leurs principes, et les adaptent au caractère propre de leur doctrine. Leur chef est appelé par eux Abraxas, et ils lui associent le nombre 365.
Selon Carpocrate et ses disciples, le monde avec tout ce qu’il contient a été fait par des anges de beaucoup inférieurs au Père suprême incréé ; Jésus est né de Joseph et fut en cela semblable à tous les autres hommes. Mais il fut supérieur en ce sens que son âme, qui était puissante et pure, avait conservé le souvenir de ce qu’elle avait pu voir dans la sphère du Père suprême incréé avant de s’incarner sur Terre. Différents pouvoirs lui furent donc transmis par ce Père suprême incréé afin
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d’échapper à l’emprise des auteurs de ce monde. Après avoir traversé tous leurs mondes et avoir pu être délivrée de toute entrave dans chacun d’entre eux, son âme est ensuite remontée rejoindre le Père suprême. Il en va de même pour toutes les âmes qui ont des dispositions semblables aux siennes. L’âme de Jésus, disent-ils, bien qu’éduquée dans les coutumes juives, les a rejetées ; c’est pourquoi elle a reçu certains pouvoirs grâce auxquels elle a pu détruire les passions humaines qui tourmentaient les hommes à titre de châtiment.
Ils recourent, eux aussi, aux pratiques magiques, aux incantations, aux philtres, aux charmes maléfiques, aux démons parèdres et porteurs de songes et aux autres infamies de ce genre. Ils disent qu’ils ont le pouvoir de dominer les anges archontes et les auteurs de ce monde raté, ainsi que toutes leurs œuvres ici-bas.
Ces gens-là aussi ont été envoyés par Satan pour discréditer la véritable Église, afin que les gens s’imaginent que nous sommes tous pareils, et se détournent ainsi de la vérité ; ou que, voyant leur conduite, ils nous enveloppent tous dans la même réprobation. Nous n’avons pourtant rien de commun avec eux, ni dans la doctrine, ni dans les mœurs, ni dans la vie quotidienne ; mais ces hommes, qui vivent dans la débauche et professent des doctrines impies, se servent de notre nom comme d’un voile dont ils couvrent leur funeste dessein. Aussi leur damnation sera-t-elle juste, et recevront-ils de Dieu le salaire que méritent leurs œuvres.
Ils en sont venus à un tel degré d’aberration qu’ils affirment pouvoir commettre librement toutes les impiétés, tous les sacrilèges. Le bien et le mal, disent-ils, ne relèvent que des opinions humaines. Et les âmes devront de toute façon, moyennant leur réincarnation dans des corps successifs, expérimenter toutes les façons différentes de vivre et d’agir. À moins que, pour aller plus vite, elles n’accomplissent d’un coup, en une seule venue sur cette Terre, toutes les actions possibles et imaginables ; qui ne nous viendraient même pas à la pensée chez nous, et que nous ne croirions pas si l’on en accusait quelqu’un.
À en croire leurs écrits, il faut en effet que les âmes expérimentent toutes les existences possibles, en sorte que, à leur sortie du corps, elles ne soient en manque de rien.
Autrement dit, elles doivent faire en sorte que rien ne vienne entraver leur liberté, faute de quoi elles se verraient contraintes de retourner dans un autre corps. Ainsi seront sauvées toutes les âmes ; soit que, pour aller plus vite, elles s’adonnent à toutes les actions en question au cours d’une seule venue sur cette Terre ; soit que, se réincarnant de corps en corps et y accomplissant toutes sortes d’actions, elles s’acquittent ainsi de leur dette et soient libérées de la nécessité de retourner dans un autre corps. Commettent-ils effectivement toutes ces impiétés, toutes ces abominations, tous ces crimes ? Pour ma part, j’ai quelque peine à le croire.
Quoi qu’il en soit, c’est bien ce qui se trouve écrit dans leurs livres et c’est ce qu’ils prônent. À les en croire, Jésus aurait communiqué des secrets en aparté à ses disciples et à ses apôtres, il leur aurait demandé de les transmettre seulement à ceux qui en seraient dignes et auraient vraiment la foi ; car c’est uniquement par la foi et l’amour que l’on peut être sauvé ; tout le reste indiffère. C’est tantôt qualifié de bien, tantôt de mal, selon les opinions, mais en réalité il n’y a aucun mal absolu en soi.
Certains d’entre eux marquent même leurs disciples au fer rouge à la partie postérieure du lobe de l’oreille droite. Au nombre des leurs était cette Marcellina, qui vint à Rome sous Anicet, et causa la perte d’un grand nombre de personnes. Ils s’appellent eux-mêmes « gnostiques ». Ils possèdent des icônes, les unes peintes, les autres faites de diverses matières : car, disent-ils, un portrait du Christ fut fait par Pilate du temps où Jésus vécut parmi les hommes. Ils couronnent ces icônes et les exposent avec celles des philosophes, c’est-à-dire avec celles de Pythagore, de Platon, d’Aristote et des autres. Ils rendent à ces images tous les honneurs en usage chez les païens.
Un certain Cérinthe a professé la doctrine suivante. Jésus n’est pas né d’une Vierge – car cela lui paraît impossible – mais il a été le fils de Joseph et de Marie au moyen d’une conception tout à fait semblable à celle des autres hommes. Par contre, il l’emportait sur tous les autres hommes par la justice, la prudence et la sagesse. Après son baptême, le Christ, venant d’auprès de la Suprême Puissance à l’origine de toutes choses, est descendu sur l’homme Jésus, sous forme d’une colombe ; et c’est alors seulement qu’il a pu parler de notre véritable Père méconnu jusque-là et accomplir des miracles. Ensuite, à la fin, le Christ s’est de nouveau envolé de l’homme Jésus. L’homme Jésus a souffert et est ressuscité, mais le Christ descendu sur lui, lui, n’a été affecté en rien par ces événements.
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Ceux que l’on appelle ébionites admettent que le monde a été fait par le vrai Dieu, mais, pour ce qui concerne le Seigneur, ils professent les mêmes opinions que Cérinthe et Carpocrate. Ils n’utilisent que l’Évangile selon Matthieu, et rejettent l’apôtre Paul qu’ils accusent d’apostasie à l’égard de la Loi. Ils commentent les prophéties avec une minutie excessive. Ils pratiquent la circoncision et persévèrent dans les coutumes et dans les pratiques juives, au point d’aller jusqu’à aussi adorer Jérusalem, en tant que maison de Dieu.
Les nicolaïtes ont eu pour maître initial Nicolas, un des sept premiers diacres qui furent institués par les apôtres. Ils vivent sans retenue. L’Apocalypse de Jean montre bien ce qu’il faut en penser. Ils estiment que forniquer ou manger des viandes offertes en sacrifice aux dieux païens n’a aucune importance.
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Contre-lai N° 10.
Manger de n’importe quoi, du moment que c’est bon pour la santé, voire le goût, était pourtant bien, nous semble-t-il, la caractéristique de ceux qui savent et qui sont des esprits « forts » selon saint Paul (1 Corinthiens 8) non ?? Quant à la fornication… il s’agit sans doute du fait qu’ils considéraient la sexualité comme naturelle et pas nécessairement comme source de péché. En bref, que faire l’amour devait être aussi naturel que boire un verre d’eau fraîche. Est-ce si criminel ???
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Un certain Cerdon, prit, lui aussi, comme point de départ de son enseignement, la doctrine des gens de l’entourage de Simon. Il résida à Rome sous Hygin, le neuvième à détenir la fonction d’évêque par légitime succession à partir des apôtres, et pensait que le Dieu annoncé par la Loi et les Prophètes n’était pas le vrai Père de notre Seigneur Jésus-Christ. Le premier, le dieu des juifs, est trop connu, le second, lui, par contre, est inconnaissable par définition. L’un est justicier et d’une justice impitoyable, l’autre est toute bonté.
Il eut pour successeur Marcion, originaire du Pont, qui développa son École en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes. D’après lui, le Dieu de l’Ancien Testament est un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et se contredisant lui-même.
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Contre-lai N° 11.
Ce qui, nous semble-t-il, n’est pas si idiot que cela ! Il suffit de lire un peu la Bible juive sans œillère et sans allégorie ou gématrie, pour se rendre compte que d’innombrables contradictions ou anthropomorphismes ridicules caractérisent, selon elle, l’Être supérieur. Faisons simple : le Dieu ou le Démiurge d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ne peut en aucun cas être l’Être suprême des philosophes.
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Quant au Christ, envoyé par le Père suprême qui est au-dessus du Dieu auteur de ce monde, il est venu en Judée au temps du gouverneur Ponce Pilate, procurateur du César Tibère. Il s’est manifesté aux habitants de la Judée après avoir pris l’apparence d’un homme, abolissant les prophètes, la Loi et toutes les œuvres du dieu qui a fait ce monde raté, que Marcion appelle aussi Cosmocrator. En outre, Marcion mutile l’Évangile selon Luc, en éliminant de celui-ci tout ce qui est relatif à la naissance humaine du Seigneur, et en retranchant nombre de passages des enseignements du Seigneur ; notamment ceux où il confesse de la façon la plus claire que son Père est bien le créateur de ce monde. Marcion a fait ainsi croire à ses disciples qu’il est plus véridique que les apôtres qui ont transmis l’Évangile, alors qu’il met entre leurs mains, non pas l’Évangile, mais une simple parcelle de celui-ci. Il mutile de même les épîtres de l’apôtre Paul, en supprimant tous les textes où l’Apôtre affirme de façon manifeste que c’est le dieu qui a fait ce monde qui est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ainsi que tous les passages où l’Apôtre mentionne des prophéties annonçant la venue du Seigneur.
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Contre-lai N° 12.
Voir notre chapitre sur Marcion. Nous ne mettons en aucune façon en doute la science, l’intelligence, et la foi, d’Irénée, mais la critique moderne a bien montré qu’en ce qui concernait les lettres de Paul, c’est plutôt Marcion qui avait raison ; et qu’en ce qui concerne la naissance et l’enfance de l’homme Jésus, le plus grand scepticisme doit être de règle quant à ce que nous rapportent les quatre Évangiles. Cela dit, nous ne mettons nullement en doute la supériorité manifeste d’Irénée et sa suprême inspiration par l’esprit de vérité divine. Irénée ne fut pas un dangereux con, un taliban du christianisme (parabolan), mais un esprit supérieur. Un Einstein quoi !
----------------------------------------- ----------------------------------------------------------------------------------------------Selon Marcion, il n’y aura de salut que pour les âmes seulement, celles du moins qui auront suivi son
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enseignement. Quant au corps, du fait qu’il a été tiré de la terre, il ne peut avoir part au salut. À son blasphème contre Dieu, il ajoute, en vrai porte-parole du diable et en contradicteur achevé de la vérité qu’il est, l’assertion que voici. Caïn et ses pareils, les gens de Sodome, les Égyptiens, et ceux qui leur ressemblent, les peuples païens qui se sont vautrés dans le mal sous toutes ses formes ; ont tous été sauvés par le Seigneur lors de sa descente aux enfers, car ils ont accouru vers lui dès qu’ils l’ont aperçu et il les a pris avec lui dans son royaume. Mais Abel, Hénoch, Noé et les autres « justes », Abraham et les patriarches issus de lui, ainsi que les prophètes et tous ceux qui ont plu à notre Dieu, ceux-là, au contraire, n’ont pas été sauvés par lui. Ces « justes » sachant que Dieu est sans cesse en train de tenter les êtres humains ; ont cru qu’il s’agissait là encore d’une tentation de sa part, et ils n’ont donc pas voulu suivre Jésus, ils ne l’ont pas cru. Aussi leurs âmes sont-elles demeurées aux enfers.
À partir de ceux que nous venons de voir ont déjà surgi les multiples ramifications de multiples sectes, par le fait même que beaucoup parmi ces gens-là – ou, pour mieux dire, tous – veulent à leur tour être des chefs. Ils quittent la secte dans laquelle ils étaient entrés et, échafaudant une doctrine à partir d’une autre, puis encore une autre à partir de la précédente ; ils s’évertuent à faire du neuf à partir du vieux, en se donnant pour les inventeurs du système qu’ils ont ainsi élaboré.
Des gens qui s’inspirent de Saturnin et de Marcion et que l’on appelle encratites ; rejettent par exemple le mariage, répudiant de la sorte l’institution voulue par Dieu et mettant ainsi en cause de façon détournée celui qui a fait l’homme et la femme en vue de la procréation. Ils nient également le salut du premier homme. Ce dernier point a été élaboré chez eux à notre époque, un certain Tatien a en effet été le premier à proclamer ce blasphème. Ce Tatien avait fait partie des élèves de Justin. Aussi longtemps qu’il fut avec lui, il n’avança rien de semblable, mais, après le martyre de ce dernier, il se sépara de l’Église. Excité par la pensée de devenir à son tour un maître et se croyant, dans son orgueil, supérieur à tout le monde, il voulut donner un trait distinctif à son École. Comme les disciples de Valentin, il imaginait des éons invisibles ; comme Marcion et Saturnin, il proclamait que le mariage était une corruption et une débauche. Enfin, il s’inscrivit en faux, mais de lui-même cette fois-ci, contre le salut d’Adam.
D’autres, en revanche, ont pris comme point de départ les doctrines de Basilide et de Carpocrate. Ils ont prôné l’union libre, les remariages, la consommation des viandes offertes en sacrifice aux divinités. Dieu, disent-ils, n’a cure de tout cela. Et que sais-je encore ? Car il est impossible de dire le nombre de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sont écartés de la vérité.
Car en plus de ces gens, les simoniens dont nous avons parlé plus haut, ont aussi donné naissance à la multitude des « gnostiques », qui ont surgi de terre à la façon des champignons.
Voici quelles sont leurs principales doctrines.
Certains d’entre eux supposent à la base de leur système un éon distinct et éternel, demeurant dans un Esprit qu’ils appellent Barbélo. En cet Esprit existait, disent-ils, un Père indicible. Celui-ci eut la pensée de se manifester à ce Barbélo.
Ensuite, du premier ange qui se tenait auprès du Monogène, vint à exister par émanation, disent-ils, l’Esprit saint, qu’ils appellent aussi Sophia ou Prunikos. Tels sont leurs mensonges.
D’autres encore ont la prodigieuse cosmogonie que voici. Il existait, dans la puissance de l’Abîme originel (Bythos), une Lumière primordiale, incorruptible et illimitée : le Père à l’origine de toutes choses.
Voici les noms dont ils affublent les êtres qui en sont sortis par émanation selon eux : le premier, celui qui est né de la Mère primordiale, s’appelle Jaldabaoth ; le second, issu de Jaldabaoth, s’appelle Jao ; le troisième a pour nom Sabaoth, le quatrième, Adonaï, le cinquième, Élohim, le sixième, Hor, le septième et dernier, Astaphée. Ces Cieux, Vertus, Puissances, Anges et Créateurs, déclarent-ils, occupent dans l’éther une place conforme à leur ordre d’apparition, tout en demeurant invisibles, et de là-haut, ils régissent les choses célestes et terrestres.
Adam et Ève ont été maudits par Jaldabaoth, vidés de leur divine substance et précipités du ciel en ce bas monde.
Le Serpent, qui avait agi contre le Père primordial, fut également précipité par lui dans le monde inférieur. Il réduisit en son pouvoir les anges qui s’y trouvaient et il engendra six fils, de façon à imiter l’Hebdomade primordiale qui siège auprès du Père.
Ce sont là, disent-ils, les sept démons cosmiques. Ils ne cessent de s’opposer et de faire obstacle à la race des hommes, parce que c’est à cause d’eux que leur père a été précipité ici-bas.
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Or Adam et Ève n’avaient eu jusque-là que des corps légers, lumineux et, pour ainsi dire, spirituels, car ils avaient été faits ainsi. Mais, en venant ici-bas, leurs corps devinrent obscurs, épais, lents et paresseux. Même leurs âmes en devinrent molles et languissantes, car ils n’avaient plus en eux que le souffle cosmique reçu de leur Auteur. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que Prunikos les prît en pitié et leur rendît la suave odeur de la rosée de lumière. Grâce à elle, ils se ressouvinrent d’eux-mêmes avant leur chute, réalisèrent qu’ils étaient nus et que leur corps était fait de matière. Ils comprirent qu’ils étaient devenus mortels, mais ils prirent patience, sachant qu’ils n’étaient revêtus d’un corps que provisoirement. Sous la conduite de Sagesse, ils trouvèrent de la nourriture, puis, une fois rassasiés, ils s’unirent charnellement et engendrèrent Caïn. Mais le Serpent déchu, avec ses fils, s’empara aussitôt de lui, le corrompit, le remplit de l’oubli cosmique et le précipita dans la plus folle audace ; à tel point que, en tuant son frère Abel, il fut le premier à faire paraître en ce monde la Jalousie et la Mort. Après eux, conformément aux désirs de Prunikos, furent engendrés Seth, puis Noréa, desquels naquit le reste du genre humain. Quant au Serpent déchu, disent-ils, il porte deux noms selon eux, soit Michel soit Samaël.
Irrité contre les hommes, parce qu’ils ne lui rendaient pas de culte et ne l’honoraient pas comme leur véritable Père tout-puissant, Jaldabaoth leur envoya le déluge, afin de les faire périr. Une fois de plus, Sagesse s’y opposa. Noé et ceux qui étaient avec lui dans l’arche furent sauvés à cause de la rosée de lumière provenant de Sagesse, et c’est ainsi que, grâce à elle, le monde fut de nouveau rempli d’hommes. Jaldabaoth fit le choix parmi eux d’un certain Abraham et conclut avec lui une alliance ; il s’engagea ainsi à lui donner de la terre en héritage à lui et à sa descendance si elle persévérait à le servir. Par la suite, grâce à Moïse, il fit sortir d’Égypte ceux qui étaient issus dudit Abraham, leur donna la Loi et fit d’eux les juifs. Parmi eux, les sept dieux qu’ils qualifient de Sainte Hebdomade se choisirent chacun des hérauts ou des prophètes chargés de les glorifier et de les faire adorer, afin que les autres hommes, en entendant cela, soient aussi incités à les servir.
Voici comment se répartissent ces prophètes selon eux. Appartinrent à Jaldabaoth : Moïse, Jésus fils de Navé, Amos et Habacuc. À Jao : Samuel, Nathan, Jonas et Michée. À Sabaoth : Élie, Joël et Zacharie. À Adonaï : Esaïe, Ézéchiel, Jérémie et Daniel. À Élohim : Tobie et Aggée. À Hor : Michée et Nahoum. À Astaphée : Esdras et Sophonie. Chacun de ces prophètes glorifia donc son propre Dieu Père tout-puissant.
Prunikos, agissant par l’entremise de Jaldabaoth sans que celui-ci s’aperçoive de rien, fit en sorte que naissent deux hommes exceptionnels, l’un du sein de la stérile Élisabeth, l’autre du sein de la Vierge Marie.
Le Christ descendit à travers les sept cieux, en se rendant semblable à un de leurs habitants, et les vida graduellement de leur puissance. Vers lui accourut toute la rosée de lumière des cieux en question. En descendant dans ce monde, le Christ céleste revêtit d’abord sa sœur la Sagesse. Tous deux exultèrent, en prenant leur repos l’un dans l’autre et c’est là donc, assurent-ils, ce que signifie l’image de l’Époux et l’Épouse. Jésus, du fait qu’il était né d’une Vierge par l’opération de Dieu, était plus sage, plus pur et plus juste que tous les autres hommes. En lui put donc descendre le Christ uni à Sagesse, et c’est ainsi qu’apparut sur Terre Jésus-Christ. Lorsque le Christ fut descendu en Jésus, il commença à accomplir des miracles, à opérer des guérisons, à annoncer le Père inconnu des hommes jusque-là, et à se proclamer Fils du Premier Homme.
Tandis qu’on les conduisait à la mort, le Christ et Sagesse regagnèrent l’Éon suprême, et seul l’homme Jésus fut donc crucifié, à ce qu’ils disent. Mais le Christ n’oublia pas ce qui avait été sien. Il fit descendre sur l’homme Jésus une puissance qui le ressuscita dans un autre corps, qu’ils appellent corps psychique et pneumatique, car, pour ce qui est de ses éléments physiques, Jésus selon eux les laissa en ce monde. Ses disciples, lorsqu’ils le virent ainsi, après sa résurrection, ne le reconnurent donc pas et ne surent même pas non plus à la faveur de quel processus il était ressuscité d’entre les morts. Le Christ siège désormais à la droite de son Père, afin de recevoir en lui, après la mort de leur corps matériel, les âmes de ceux qui l’auront connu ou reconnu.
Telles sont les doctrines de ces gens, doctrines dont est née, telle une hydre de Lerne, la bête aux multiples têtes qu’est l’École de Valentin. Certains, cependant, disent que c’est Sagesse /Sophia elle-même qui prit la forme du Serpent et que c’est pour cette raison que celui-ci s’est rebellé contre le créateur d’Adam et a donné aux Hommes la Gnose ; ou que c’est aussi pour cela que le Serpent est considéré comme la plus intelligente de toutes les créatures. Tout cela, disent-ils, Judas le savait parfaitement et comme il était le seul d’entre tous les disciples à posséder cette connaissance, voilà pourquoi il a accompli le « mystère » de la trahison. Par son entremise, ont donc été ruinés tous les liens terrestres et célestes pouvant encore retenir les hommes. À l’appui de leurs dires, ils exhibent un écrit de leur fabrication, qu’ils appellent « Évangile de Judas ».
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Voilà de quels pères et de quels ancêtres sont issus les disciples de Valentin. Il a été nécessaire pour cela, de mettre à nu leurs enseignements. Peut-être ainsi certains d’entre eux se repentiront-ils et, revenant au vrai Dieu, créateur et auteur de notre monde, pourront-ils être sauvés ? Quant aux autres, ils cesseront peut-être de se laisser prendre à leurs perfides et spécieuses arguties, et de croire qu’ils peuvent recevoir d’eux la connaissance des grands mystères de l’univers. Ils apprendront alors correctement, mais de nous, ce que ces gens-là enseignent de travers, et ils se moqueront de leur doctrine. Ils auront alors pitié de ceux qui, toujours englués dans ces fables aussi misérables et aussi inconsistantes, ont l’orgueil pour se croire meilleurs que tous les autres du fait d’une telle gnose, ou, pour mieux dire, d’une telle ignorance. Car les avoir démasqués est une bonne chose. Les avoir fait connaître, c’est déjà les avoir vaincus. Voilà pourquoi nous nous sommes efforcés d’éclairer et de mettre au jour le corps mal bâti de ce renard. Il n’y aura plus besoin de beaucoup de discours désormais pour renverser leur doctrine, maintenant qu’elle est devenue manifeste pour tout le monde. Lorsqu’une bête sauvage est cachée dans une forêt, d’où elle fait des sorties et cause de grands ravages, si quelqu’un écarte les branches, découvre les taillis et réussit à faire entrevoir l’animal ; alors, il n’y a plus de grands efforts à faire pour s’en emparer. On voit bien à quelle bête nuisible on a donc affaire ; il est possible de l’apercevoir, de se garder de ses attaques, de la frapper de toutes parts, de la blesser, et de la tuer. Ainsi en va-t-il de même pour nous, qui venons de percer leurs mystères cachés et enveloppés de silence. Nous n’avons plus besoin de longs discours pour anéantir leur doctrine, et il t’est dorénavant loisible, ainsi qu’à tous ceux qui sont avec toi, de renverser les doctrines perverses et informes de ces gens-là.
FIN DU DOCUMENT REMPLI DE HAINE ET DE MAUVAISE FOI DÛ À LA PLUME DE CE SAINT QUI NE FAIT GUÈRE HONNEUR À SON NOM : IRÉNÉE.
Rappel. La lecture de ce document ne dispense en aucune façon de se référer au texte original d’Irénée tant il est révélateur de la psychose qui s’est transmise de génération en génération à ce sujet dans l’idéologie religieuse en question.
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QUELQUES GNOSTIQUES CÉLÈBRES.
Le groupe primitif ou palestinien comprend donc tout d’abord, ainsi que nous l’avons vu, les disciples de Simon le Magicien, converti au christianisme par Philippe (voir Actes VIII).
Regardé par Irénée comme le père de toute hérésie, Simon le Magicien, originaire de Samarie, fut en effet un contemporain des apôtres. Il est malaisé de faire la part de la légende et de la réalité en ce qui le concerne. Ayant été influencé par la prédication missionnaire des hellénistes chassés de Jérusalem après l’an 35, il se rattache aussi au christianisme.
Son École se partage très vite en sectes diverses (gorthéens, disciples de Gorthée, masbothéens juifs et chrétiens, ménandrianistes disciples de Ménandre, eutychiens, disciples d’Eutychès, cléobiens, disciples de Cléobius, cérinthiens, disciples de Cérinthe).
Le groupe syriaque comprend Satornil ou Saturnin d’Antioche (début du IIe siècle). Dualiste et élève de Ménandre, Saturnin fonde à Antioche une École dans laquelle il enseigne que sept anges ont créé le monde, et façonné l’homme après avoir vu l’image de Dieu. Ce dernier, ayant pris en pitié l’ouvrage imparfait des anges, qui est incapable de tenir debout, lui envoie une étincelle de vie : l’Esprit. Et c’est donc cet esprit qui, à la mort, regagne sa demeure céleste.
Le groupe égyptien offre des doctrines plus variées et plus ambitieuses. Il trouve en effet dans la région d’Alexandrie un milieu favorable, de culture philosophique plus profonde qu’en Syrie, et une liberté d’enseignement beaucoup plus grande. En Égypte existent en effet, sans conteste, des passerelles entre christianisme gnostique et philosophie. Ce qui ne saurait étonner si l’on pense à Philon d’Alexandrie, dont l’œuvre, qui vise essentiellement à commenter le Pentateuque, n’est pas pensable hors d’un environnement philosophique (réflexion sur la parole divine, la transcendance divine, la sagesse divine…). Là aussi, le lien entre christianisme gnostique et philosophie s’avère évident.
BASILIDE.
Basilide est le premier intellectuel chrétien attesté en Égypte vers 110. Fondateur d’une École située dans la mégalopole d’Alexandrie ou aux environs, il fut actif entre 120 et 150 environ, et ajoute aux évangiles déjà existants sa propre révélation (obtenue de deux apôtres ignorés par l’histoire officielle). On peut relever son pessimisme en ce qui concerne l’âme humaine, souillée par le péché et subissant une sanction qui n’est que la juste rétribution de ses fautes. Ce pessimisme est également cosmique. Dieu étant infiniment distant du monde, ce dernier est l’émanation la plus éloignée de la perfection divine. Basilide nie l’incarnation proprement dite du Christ, l’homme ayant souffert sur la croix étant pour lui Simon de Cyrène. Il nie également la résurrection du corps, celui-ci étant totalement corrompu. Par contre l’âme d’un petit nombre d’élus pourra rejoindre la source divine, en trompant les Archontes (qui sont les véritables créateurs de ce monde) par des paroles magiques et des mots de passe secrets. Pour Basilide, le Dieu sans nom éternel s’est manifesté en 57 déploiements, formant 365 séries d’êtres correspondant à autant de cieux, dont le nôtre est le dernier. La corruption des anges créateurs de notre univers nécessite l’envoi d’un rédempteur.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, les découvertes faites à Nag Hammadi en Égypte, en 1945 ; nous permettent d’appréhender directement et sans passer par le miroir déformant des Pères de l’Église (dont les propos à ce sujet sont souvent partiels et même partiaux) ; ce que fut la réalité intellectuelle du christianisme gnostique.
Il s’agit d’une cinquantaine de textes, vraisemblablement recopiés d’originaux en grec vers le IVe siècle, et qui représentent en volume environ l’équivalent des deux tiers de la Bible. Certains de ces textes sont du plus grand intérêt, ils émanent d’un milieu qu’a cherché à combattre, de façon tout à fait précise l’exégèse paulinienne des récits de la croix ; et, donc, la théologie de la croix, telle qu’elle se dégage de la première épître aux Corinthiens. Ce milieu est justement celui des Basilidiens.
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C’est l’illustration, parmi bien d’autres possibles, d’un débat qui fut central pour le christianisme originel, en ce milieu du IIe siècle. On en retrouvera un peu plus tard les termes avec le Docétisme, préfiguré aussi chez Marcion. C’est l’exemple même d’un débat et d’une façon de faire l’exégèse du texte biblique ; en le lisant en détail (l’histoire de Simon de Cyrène), mais en refusant la crucifixion sur la croix d’un Dieu transcendant, qui ne peut se laisser emprisonner dans un corps.
Voici par exemple un passage tiré du « Deuxième Traité du Grand Seth ». Il s’agit d’une réflexion sur le baptême et la mort de Jésus et, plus particulièrement ici, de la crucifixion (c’est le nazoréen qui parle).
« Moi j’étais dans la gueule des lions, mais je n’étais nullement affligé. Ils m’ont châtié et je suis mort, mais pas en réalité, en celui dans lequel je me suis manifesté. Car les outrages que je subis étaient issus de moi. Je rejetai loin de moi la honte et je ne faiblis jamais un seul instant devant ce qu’ils m’infligèrent. J’aurais pu devenir esclave de la crainte. J’ai souffert à leurs yeux et dans leur esprit afin qu’ils ne trouvent jamais nulle parole à dire à ce sujet. Cette mort qui est mienne et qu’ils pensent m’être arrivée, s’est produite en fait uniquement pour eux, dans leur erreur et dans leur aveuglement. Ils ont cloué leur homme pour leur propre mort, mais leurs pensées, en effet, ne me virent pas dans ma réalité, car ils étaient sourds, et aveugles, et en accomplissant cela, ils se condamnaient eux-mêmes. Ils m’ont vu. Ils m’ont vu plier sous un châtiment, mais en fait c’était un autre que moi. Celui qui buvait le fiel et le vinaigre, ce n’était pas moi. Ils me flagellaient avec un roseau, mais c’était un autre. Celui qui portait la croix sur son épaule, c’était Simon (de Cyrène). Quant à moi, je flottais, heureux et plein de joie, dans les hauteurs, loin au-dessus de l’empire terrestre des archontes et de la semence de leur erreur. Et je riais de leur ignorance… »
Voilà une vision de la crucifixion à laquelle 2000 ans de christianisme officiel ne nous ont plus habitués. Elle ne se retrouve plus que dans l’islam.
Dans le même codex, l’apocalypse de Pierre, on a une crucifixion du même genre, avec un Jésus rieur sur la croix, ou plus exactement flottant au-dessus de la croix ; et une enveloppe charnelle qui est Simon de Cyrène (selon cette doctrine, celui qui a été crucifié en effet c’est Simon de Cyrène, Jésus et Simon ayant eu leurs traits échangés).
Le « a souffert sous Ponce Pilate » des prières chrétiennes d’aujourd’hui, a été introduit uniquement pour contrer cette conception docète de la crucifixion, qui persiste néanmoins dans le Coran et dans la théologie musulmane.
NICOLAS (1er siècle).
Après l’assassinat (légal) d’Étienne, Nicolas sera, lui aussi, ainsi que nous l’avons vu, contraint de quitter Jérusalem avec les autres hellénistes et de se réfugier en Samarie, au nord de Jérusalem (Actes des apôtres début du chapitre VIII) puis à Antioche. Nicolas (Nikolaos) était un païen sympathisant actif du judaïsme. Il pensait donc évidemment qu’il était possible de vivre une vie chrétienne tout en demeurant parmi les païens.
Saint Clément d’Alexandrie nous dit que Nicolas avait épousé une femme d’une grande beauté dont il était fort jaloux. Les apôtres lui reprochant sa jalousie, il aurait alors amené sa femme devant la communauté rassemblée et aurait autorisé tout le monde à la prendre. Il continua ensuite de vivre comme avant, mais ses disciples affirmèrent que les femmes, comme tous les autres biens, devaient être mises en commun. Saint Épiphane ajoute que Nicolas prêcha qu’à moins d’accomplir l’œuvre de chair tous les jours on ne pouvait gagner la vie éternelle (c’est d’ailleurs aussi la version de saint Thomas d’Aquin).
Voici comment saint Augustin (Tome 18, Les Hérésies, chapitre V) définit les nicolaïtes au Ve siècle. « Les nicolaïtes tirent leur nom de Nicolas. Il passe pour avoir été un des sept diacres ordonnés par les apôtres. On rapporte que, accusé d’être jaloux de sa belle épouse, il permit à quiconque le voulait avoir des rapports avec elle afin de se laver de cette accusation. Cette réaction donna naissance à la plus honteuse des sectes où les femmes furent mises en commun. Ces gens mélangent leur viande avec celles qui sont sacrifiées aux dieu-ou-démons, et ils ne rejettent pas non plus les autres rites superstitieux des païens. Ils rapportent aussi des mythes fabuleux sur le monde, en y mêlant des noms d’archontes barbares […] ils attribuent aussi la création non pas à Dieu, mais à une puissance qu’ils imaginent ou en laquelle ils croient ».
Bref, Nicolas essaya de réaliser un compromis entre le judéo-christianisme et certains usages païens. Le courant nicolaïte fut par conséquent un représentant du mouvement gnostique.
N.D.L.R. Le nom de nicolaïsme désigne aujourd’hui la pratique médiévale du concubinage ou du mariage des prêtres.
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VALENTIN (100-175). Poète, théologien, philosophe, Valentin naquit à Phrébon dans le delta du Nil. Il fut élevé à la grecque dans la cité d’Alexandrie, où il rencontra le philosophe Basilide. Fut converti au christianisme par un disciple de saint Paul appelé Theudas. Vint à Rome à peu près en même temps que Marcion, c’est-à-dire avant 140. Valentin est le théologien de toute une succession d’émanations, avec un Plérôme de 30 éons, une doctrine qui sera développée par son disciple Ptolémée qui la justifie par une exégèse allégorique de certains passages de la Bible. La doctrine de Valentin constitue sans aucun doute une ébauche de théologie chrétienne. Les premières attestations d’une lecture allégorique des textes se trouvent en effet dans la gnose valentinienne du IIe siècle ; et le type d’exégèse des textes bibliques proposé en milieu valentinien, montre un maniement des méthodes allégoriques tout à fait caractéristique des milieux philosophiques « scolaires » de l’Antiquité. Le lien du christianisme gnostique avec les milieux philosophiques égyptiens est plus que probable. L’accent est mis sur la dualité plutôt que sur le dualisme : Dieu lui-même est l’unité transcendante de la dyade primordiale, et le couple Christ-Sophia, momentanément séparé, sera finalement réuni. D’où l’importance de la symbolique du mariage mystique entre l’Ego et le Soi, ainsi que la valorisation de la sexualité ou du mariage pour les pneumatiques. Qui étaient capables de les expérimenter en tant que mystère et sacrement (et non uniquement comme satisfaction de la libido). La pensée de Valentin sera développée et étudiée dans deux Écoles différentes.
L’École occidentale.
Les chefs de file de l’école occidentale sont Ptolémée et Héracléon. La doctrine du premier est à la base de l’œuvre d’Irénée contre les gnostiques. Les écrits qui nous sont parvenus portent sur différents passages de l’Ancien Testament. Quant à Héracléon, il nous a légué un long commentaire de l’Évangile de Jean. Il a également écrit sur la distinction entre le Dieu inconnu et le dieu créateur, et à propos de la division de l’Humanité en trois classes : hyliques, psychiques, pneumatiques. Il y eut aussi Florinus et Marc le Magicien, dont l’influence fut prépondérante dans la région Rhône-Saône en Gaule (A. H. I, 13-22).
L’École orientale.
L’École orientale nous est moins connue. Elle est représentée par Théodote et Bardesane d’Édesse (154 – 222) en Syrie. Bardesane. Que signifie ce nom ? Littéralement « le Fils du torrent » le « rapide ». La doctrine de Bardesane fera école qui conserve toujours le respect extérieur des textes bibliques, mais les interprète très librement. Bardesane semble avoir été dualiste et avoir accordé aux astres une grande influence sur la destinée humaine. Il fit de nombreux prosélytes, en proposant un système alliant théorie et pratique cultuelle, et en mettant l’accent sur l’importance des hymnes et des chants. Ce dont le christianisme ultérieur se souviendra.
La tendance gnostique valentinienne est la plus connue des Pères de l’Église. Tertullien écrira un Adversus Valentinianos. Dans les témoignages qui relèvent de la gnose de Valentin, le démiurge ignorant, véritable créateur de ce monde, se repent et on lui pardonne d’avoir agi ainsi.
La gnose valentinienne répartit également, et de façon classique dans la Gnose, l’Humanité, en trois groupes prédéterminés par leur origine : les « spirituels » ou « pneumatiques », c’est-à-dire selon Valentin les « vrais chrétiens » qui seront sauvés ; ceux qui sont le produit du Démiurge ou dieu « intermédiaire », appelés « psychiques », auxquels sont identifiés les chrétiens du futur christianisme officiel (catholique orthodoxe) ; enfin les « matériels » ou « hyliques » qui se trouvent exclus de tout salut. Notons que la liberté humaine ne joue aucun rôle dans ce salut, et que la prédestination est absolue pour les « spirituels » (la réintégration dans le Plérôme divin) comme pour les « hyliques » (la damnation éternelle).
Cela ressemble à de l’hindouisme ou du bouddhisme. Au départ, une réflexion sur un Dieu ou Démiurge transcendant, mais un Dieu ou le Démiurge transcendant ayant une compagne, Silence ou Grâce. Ce couple primordial, antérieur à tous les siècles, donne naissance à Pensée, qui n’est pas toute seule et a une sœur, Vérité. On voit par-là que les Valentiniens se demandaient comment penser la transcendance, et surtout comment penser l’engendrement au sein de la transcendance ? D’où vient le fait que l’intellect humain peut penser la transcendance ?
Ce panth-éon ou plérôme divin se ramène à un engendrement de paires d’entités masculines et féminines. Il y a en effet dans cette cosmogonie toute une série d’apparitions successives, plus d’une dizaine au total, produisant finalement une trentaine d’entités, dont l’entité « Homme » et l’entité « Église ». Qui engendreront à leur tour des entités aux noms divers, dont certains renvoyant à des personnages mythologiques ou bibliques. Les Valentiniens faisaient des textes bibliques (par exemple, celui du prologue de l’évangile de Jean « au commencement était le Verbe ») une exégèse qui permettait ce genre de spéculation. Ce modèle d’engendrement par paires successives n’était certes pas nouveau. On le retrouve, de façon beaucoup plus personnalisée, dans plusieurs
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mythologies de l’Ancien Orient. Mais ici, derrière les apparences du système, on perçoit des gens qui réfléchissent à la transcendance et qui se posent la question que devaient affronter tous les chrétiens lucides du IIe siècle. Comment se fait-il que le Dieu ou Démiurge de la Bible ait un fils ? Qu’est-ce que cet engendrement de Jésus par rapport à un Dieu ou Démiurge transcendant ?
Même interrogation en terres d’islam d’ailleurs. Autrement dit, au travers des textes des Pères du IIe siècle, on a la trace, chez les gnostiques chrétiens, d’une réflexion philosophique qui utilise, pour se construire, les sciences du moment : la cosmologie, l’arithmologie… et même des traités des passions. Car tous ces personnages du panth-éon ou plérôme divin sont aussi la preuve, l’écho ou la trace, d’une réflexion sur les vertus. Comment être vertueux quand on utilise sainement son intelligence ?
Bref, avec la Gnose, on voit apparaître un milieu d’intellectuels chrétiens qui s’interrogent, et qui ont cherché à faire de la philosophie en même temps qu’ils faisaient de l’exégèse de textes.
CARPOCRATE (IIe siècle).
Carpocrate, lui, enseigne une gnose plus simple, fortement influencée par la philosophie platonicienne, la transmigration des âmes et l’inutilité de la morale. Son fils Épiphane accentue ce caractère et recommande la communauté des biens et des femmes. Pour Carpocrate et ses adeptes, les carpocratiens, Jésus était révéré non comme le sauveur, mais comme un homme ordinaire qui n’avait pas oublié que l’origine de son âme était à chercher dans la sphère du Dieu parfait donc inconnu. Les chrétiens carpocratiens se distingueront très vite par leur indifférence vis-à-vis des actes qui n’engagent que le corps. Dans sa lettre de Mar Saba, Clément d’Alexandrie dénonce les carpocratiens pour avoir détourné de son sens l’enseignement contenu dans ce qui est connu aujourd’hui sous le nom d’Évangile secret de Marc.
CÉRINTHE (fin du 1er siècle).
Les disciples de Cérinthe étaient des judéo-chrétiens qui niaient la divinité de Jésus et attendaient un royaume terrestre du Christ. Pour Cérinthe aussi, Jésus n’était qu’un homme que le Christ divin avait quitté avant sa passion. C’est cette croyance (celle de l’aggelos christos ou ange messie) que partageaient en effet nombre des esséniens et par conséquent des premiers chrétiens, et que le christianisme ultérieur qualifiera de « docétisme » ; l’idée selon laquelle le fils de Dieu lui-même, ne s’est pas véritablement incarné en homme, mais a seulement pris une apparence humaine. Irénée de Lyon affirme que Jean a rencontré Cérinthe à Éphèse.
CERDON (Kerdôn en grec. IIe siècle). Natif de Syrie, Cerdon vint à Rome vers 135. Il n’avait pas l’intention de fonder une secte ; il fréquentait seulement les chrétiens qui existaient déjà dans cette ville et allait même jusqu’à se confesser en public (comme c’était l’usage à l’époque), tout en dispensant à certains fidèles un enseignement secret. Il n’a pas laissé d’écrits. Le groupe essaima par la suite dans les îles, en Égypte et en Perse. On ne connaît les pensées de Cerdon que d’après ses successeurs marcionites.
Pour Cerdon il y avait deux principes c’est-à-dire deux dieu-ou-démons ; l’un bon et l’autre cruel. Le bon est le dieu-ou-démon supérieur ; le cruel, c’est le nôtre, le créateur de ce monde. Cerdon rejette la loi et les prophètes juifs. Il admet que Jésus est fils du Dieu supérieur, mais il ne considère pas qu’il s’est réellement incarné. Pour Cerdon, Jésus n’avait qu’une apparence de corps, et, par conséquent, il n’a pas véritablement souffert de la crucifixion. Il n’a eu que l’air de souffrir. Il n’est pas né d’une vierge, car dans son cas il n’y a pas eu de naissance au sens propre du terme. Cerdon n’admet que la résurrection de l’âme ; il ne croit nullement à la résurrection du corps. Il ne reconnaît que l’Évangile de Luc et les premières lettres de l’apôtre Paul. Il rejette comme faux l’Apocalypse ainsi que la plupart des autres Écritures à prétention évangélique qui circulaient à l’époque.
Tertullien (Cont. Heres. Ch. VI) précise que Cerdon n’acceptait d’ailleurs l’évangile de Luc qu’en partie et n’admettait pas toutes les épîtres de Paul ni tout leur texte. Malgré ses compétences en matière d’Écritures saintes, reconnues même par ses contradicteurs, Cerdon fut excommunié pour hérésie en 141, par l’évêque de Rome nommé Hyginus.
LE COURANT JOHANNIQUE D’ÉPHÈSE.
Pour Bultmann, l’évangile selon Jean (qu’il date de la première moitié du second siècle) serait passablement gnostique. L’Apocalypse également. Ces deux textes sont l’œuvre d’un individu, ou d’un groupe d’individus, ayant, au moins partiellement, des idées… GNOSTIQUES.
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La majorité des exégètes penchent en faveur d’une œuvre collective plutôt que celle d’un auteur unique et isolé.
Le courant chrétien johannique est sans doute né en Palestine, mais son centre de gravité se déplaça ensuite à Éphèse.
Paul a en effet été précédé à Éphèse par un nouveau venu dans les Actes des Apôtres, Apollos, juif d’Alexandrie converti. Un intellectuel très versé dans les Écritures de l’Ancien Testament, et très habile pour discuter en public. L’évangélisation d’Éphèse est sans doute due à cet Apollos puisque quand Paul arriva, il y trouva déjà quelques chrétiens, sans doute convertis par lui (Actes XVIII ; 24-28). Ces premiers chrétiens étaient 12 et n’avaient jamais entendu parler ni de la résurrection, ni du Saint-Esprit, ni de la Pentecôte.
Actes 19, 1. Alors qu’Apollos était à Corinthe, Paul, après avoir traversé le haut pays, arriva à Éphèse. Il y trouva quelques disciples. Avez-vous reçu l’Esprit saint quand vous avez embrassé la croyance ? « Ils lui répondirent : nous n’avons même pas entendu dire qu’il y ait un Esprit saint ».
« Quel baptême avez-vous donc reçu ? »
« Le baptême de Jean », répondirent-ils.
Paul dit alors : « Jean a baptisé d’un baptême de repentance, en disant au peuple de croire en celui qui viendrait après lui, c’est-à-dire en Jésus ».
À ces mots, ils se firent baptiser au nom du Seigneur Jésus. Quand Paul leur eut imposé les mains, l’Esprit saint vint sur eux, et ils se mirent à parler en langues étrangères ou à prophétiser. Ces hommes étaient en tout une douzaine.
Paul se rendit à la synagogue et, pendant trois mois, y parla avec assurance. Il entretenait ses auditeurs du Royaume de Dieu et cherchait à les persuader de s’y rallier.
Cette secte gnostique chrétienne semble avoir été particulièrement concurrencée par les chrétiens nicolaïtes, qu’elle n’arrête pas de dénoncer dans ses textes. Les disciples de Nicolas (nicolaïtes) ainsi que nous l’avons vu plus haut, accordaient un rôle important à une Mère céleste, procréatrice du démiurge ; et les autres tendances chrétiennes les considéraient comme des pervers.
Dans la relation entre christianisme gnostique et futur christianisme officiel, catholique ou orthodoxe, les accusations réciproques d’hérésie ont donc joué un rôle capital. Toute orthodoxie se définit par rapport à une ou plusieurs hérésies. Taxer une croyance concurrente d’hérésie, c’est en même temps dire ce que l’on prétend être orthodoxe.
Dans le cas qui nous occupe, il s’est aussi trouvé évidemment, des écoles gnostiques, pour accuser l’Église officielle d’hérésie. Ce à quoi les futurs chrétiens catholiques ou orthodoxes et autres parabolans du christianisme ne pouvaient s’empêcher de rétorquer que les hérétiques, c’étaient plutôt eux. Accuser l’autre, le voisin, le concurrent, d’être un hérétique, devint à la mode chez les talibans du christianisme.
Le premier christianisme est par conséquent multiforme et il y aura pendant longtemps interaction et influence mutuelle entre ces deux tendances, le gnosticisme et le courant qui donnera les Églises que l’on connaît aujourd’hui. Puisque ces deux mouvances sont au départ deux tendances partiellement imbriquées l’une dans l’autre.
L’Église en voie de construction se déterminera par rapport à ses rivaux gnostiques ou autres, en stigmatisant certaines communautés et leurs idées comme hérétiques, ou en acceptant au contraire certains de leurs textes. Le Livre de l’Apocalypse qui conclut le Nouveau Testament officiel par exemple. Il est également évident que la notion gnostique de « monogène » a donné ou influencé le concept chrétien de « fils unique de Dieu » (appliqué à Jésus).
La notion de trinité est sans doute aussi un emprunt au gnosticisme de Valentin. La découverte de textes comme ceux de Nag Hammadi montre bien que le canon officiel des Églises catholique, orthodoxe, ou réformée, est en réalité une sélection de certains écrits parmi d’autres. Si une partie des textes de Nag Hammadi a un contenu radicalement différent, d’autres auraient très bien pu figurer dans ce canon officiel d’aujourd’hui, sans en altérer beaucoup les idées. On se demande d’ailleurs bien pourquoi certaines doctrines ont été rejetées du christianisme officiel alors que d’autres ont été acceptées.
La question est donc : quelles sont les véritables raisons qui ont permis au futur christianisme officiel de l’emporter ? Son triomphe est-il dû à des contingences culturelles ou sociales ? Au hasard ? À la force intrinsèque de toute Vérité ?
L’Église prétend asseoir son autorité sur la succession apostolique, mais le gnosticisme tirait également son autorité d’une succession rattachée aux apôtres. Extérieurement, rien ne permettait d’affirmer que l’une ou l’autre tendance était plus fidèle à l’enseignement du nouveau Josué nazaréen.
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On peut, certes, invoquer les multiples influences « non judéo-chrétiennes » qui ont contribué à façonner le gnosticisme, mais cela ne change rien au problème ; car le christianisme officiel, lui aussi, commençait déjà à incorporer dans sa doctrine, ou sa pratique, des éléments que l’on peut qualifier de « non judéo-chrétiens ». Le futur christianisme officiel a été un « possible » parmi d’autres, car il se battit un peu contre tout le monde au début. L’affrontement sera d’ailleurs sa seconde nature. Il se bat d’abord contre le judaïsme pour se trouver une identité, ce qui entraîne la mise en place d’une hiérarchie. L’existence même des gnostiques montre néanmoins que, dès la fin du IIe siècle, la structure hiérarchique qui s’est ainsi mise en place est contestée par un certain nombre de fidèles. Il ne faut pas oublier que, jusqu’au IVe siècle, les chrétiens vivront sans lieux de culte autres que des maisons privées. Il existe aussi des raisons doctrinales internes. Vers les années 140, un certain nombre de chrétiens s’aperçurent aussi, pour ne citer que ce cas, que même baptisé, finalement on demeure tout aussi païen qu’avant. Ces chrétiens vont donc réfléchir à la notion de baptême et à ses conséquences, par exemple la confession des péchés. On commencera par l’admettre une seule fois (cf. l’apocryphe le « Pasteur d’Hermas ») ; puis deux siècles plus tard, on demandera qu’elle soit réitérée tous les dimanches. Mais chez les chrétiens basilidiens, on a au contraire, très nettement, une critique explicite de cette hiérarchie baptismale, et de toutes ces pratiques de confession continuelle des péchés après le baptême.
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LA DEUXIÈME OU TROISIÈME VAGUE MISSIONNAIRE ORTHODOXE ? APOLLOS, BARNABÉ, PAUL, ET LES AUTRES.
RAPPEL SUR LA RELIGION JUIVE À L’ÉPOQUE.
Comme tous les peuples de l’Empire, les Juifs – ou plutôt, pour les Romains, des Iuadaei, « Judéens », habitants de la Judée – ont le droit de respecter leurs coutumes et de pratiquer leur religion, quand elles ne sont pas en contradiction avec les lois romaines. Les pérégrins – c’est-à-dire, les étrangers vivant à Rome – ont la même possibilité. De plus, certaines mesures dérogatoires permettent aux Juifs de respecter les impératifs de leur foi et de leurs pratiques cultuelles.
César et Auguste reconnaissent aux Juifs un statut officiel qui leur assure la liberté de pratiquer leur culte et de vivre selon leurs coutumes : ils peuvent se réunir, respecter le repos du sabbat, collecter un impôt cultuel pour le temple de Jérusalem, et font l’objet de mesures spécifiques quand leur religion leur interdit de suivre les modes de vie romains – par exemple, pour les distributions gratuites de blé se déroulant le jour du sabbat. Flavius Josèphe précise en effet…
« Caius César, notre imperator et consul, dans le décret par lequel il interdisait aux émeutiers de la Bacchanale de se réunir dans la ville, a permis aux Juifs, et à eux seuls, de collecter leurs contributions, et de faire leur repas en commun » (Antiquités juives, XIV, 215).
Il parle ailleurs de la « bienveillance des Romains » de cette époque, qui s’est manifestée par de nombreux décrets. Les Romains respectent là une religion dont ils reconnaissent l’antiquité. Suétone confirme ces propos :
« Cuncta collegia praeter antiquitus constituta distraxit. » (Vie des Douze Césars, César, 42.
« [César] fit dissoudre toutes les associations, sauf celles dont l’institution était antique. »
Et Philon d’Alexandrie met l’accent sur la bienveillance d’Auguste (Legatio ad Gaium, 154 – 158) et ne constate pas d’incompatibilité entre la pratique religieuse juive et « la piété envers la famille d’Auguste » (In Flaccum, 49). Les juifs ne sont pas soumis à l’obligation de rendre un culte à l’empereur dans leurs temples même, mais font des sacrifices en son honneur.
Les préoccupations de politique extérieure ne sont sans doute pas étrangères à cette tolérance : respecter les coutumes juives à Jérusalem, comme celles des autres peuples ailleurs, permet d’éviter les conflits armés et d’étendre la paix romaine, la pax romana.
Selon Suétone, les juifs montrent d’ailleurs publiquement leur chagrin à la mort de César…
« In summo publico luctu exterarum gentium multitudo circulatim suo quaeque more lamentata est praecipueque Iudaei, qui etiam noctibus continuis bustum frequentarunt. » (Vies des Douze Césars, César, LXXXIV).
« Une foule d’étrangers prit part à ce grand deuil public, manifesta à qui mieux mieux sa douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son bûcher. »
Cette politique officielle connaîtra évidemment diverses fluctuations suivant les empereurs.
L’empereur Claude intervient par exemple auprès des Alexandrins, en conflit avec les juifs de cette cité égyptienne. La lettre de l’empereur vise à maintenir la paix en préservant à la fois les pratiques traditionnelles des juifs – tout en limitant l’accroissement de leur population dans la ville – et les intérêts de ceux qui s’opposent à eux. Claude prend la même année un décret d’expulsion dont témoignent Suétone et un texte du Nouveau Testament, les Actes des Apôtres : « Claude avait ordonné à tous les juifs de quitter Rome ». On se demande toutefois si cet arrêté ne concerne pas en fait les chrétiens issus du judaïsme, et cette décision semble avoir eu un effet limité.
Les multiples mouvements de révolte qui ensanglantent la Judée, le soulèvement de 66, la guerre qui suit et aboutit à la prise de Jérusalem par Titus en 70, ont sans doute eu également une influence sur les rapports entre Juifs et Romains, et, on peut le supposer, sur la vie des juifs de Rome, mais ne
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semble pas avoir conduit à l’abolition immédiate de la liberté religieuse, ni des droits spécifiques aux juifs en vigueur depuis César et Auguste par contre statut devint problématique, surtout après les trois révoltes juives (en 66-74, 116117 et 132-135).
LE PROBLÈME DU MESSAGE.
L’importance de la personne du Christ chez les premiers chrétiens ainsi que son rôle posaient problème par rapport à la stricte monolâtrie du judaïsme de l’époque et à sa conception assez égoïste évidemment d’un salut apporté par le Messie…… uniquement au peuple élu au sens strict du terme (c’est-à-dire par filiation matrilinéaire d’après les rabbins).
Si le Christ n’est pas Dieu, du point de vue du judaïsme les chrétiens n’ont pas le droit de l’adorer. S’ils le font, cela revient alors purement et simplement à pratiquer un culte païen.
Si le Christ n’est pas Dieu, et n’est qu’un homme, même extraordinaire, alors qu’est-ce qui distingue le christianisme c’est-à-dire l’adoration du christ, du paganisme (vu et caricaturé par le judaïsme) ?
Si le christ n’est pas Dieu il ne peut pas être la révélation de Dieu.
Si le Christ n’est pas Dieu, les croyants ne sont pas unis à Dieu par la communion avec lui.
Athanase insista tout particulièrement sur le fait que si le Christ n’est pas Dieu, les hommes n’ont pas été sauvés par Dieu, car il concevait le salut comme une theiosis (« ou déification dans les théologies païennes »).
« Si le Fils était une créature, l’homme ne demeurerait pas moins mortel, n’étant pas conjoint à Dieu. Car ce n’est pas une créature qui pourrait conjoindre les créatures à Dieu en cherchant à s’y conjoindre elle-même, car ce n’est pas une partie de la création qui pourrait être le salut de la création, ayant besoin elle-même de salut » (Discours contre les ariens, II, 69).
« De même l’homme n’aurait pas été divinisé, si ce n’eût été le véritable et propre Verbe du Père, issu de lui par nature, qui fût devenu chair. Car telle est la raison pour laquelle une telle conjonction a été réalisée : c’était afin qu’à celui qui appartient par nature à la divinité elle conjoignît celui qui par nature est homme et qu’ainsi fussent solidement assurés le salut et la divinisation de celui-ci » (Discours contre les ariens, II, 70).
Or l’idée que le Christ ait été une simple créature même exceptionnelle, était radicalement contraire à cette doctrine d’origine païenne et qui constituait le cœur du christianisme, ce qui le différenciait radicalement du Judaïsme.
LES CONVERSIONS AU CHRISTIANISME.
Dans l’histoire des religions la conversion individuelle a toujours été l’exception, la règle étant la conversion collective. Par conversion collective nous entendons la conversion d’un chef de famille d’un chef de clan ou d’un roi. On retrouvera le même processus à l’œuvre sous toutes les latitudes que ce soit dans l’Irlande du 5e siècle ou l’Arabie du 7e siècle. Les conversions individuelles existent surtout dans les films d’Hollywood.
Le centurion Corneille, Lydie, le geôlier de Philippes, Stéphanas de Corinthe, sont baptisés avec tout leur oikos ?
Le mot oïkos en grec ancien signifie « maison » ou « maisonnée ». En Grèce antique chaque personne était rattachée à un oïkos, un ensemble de biens et d’hommes dépendant d’un même lieu d’habitation et de production, une « maisonnée ». Il s’agit à la fois d’une unité familiale élargie – des parents aux esclaves – et d’une unité de production agricole ou artisanale.
C’est une structure qui peut être mobile, comme l’illustre l’histoire de l’atelier d’Aquilas, que nous suivons du Pont à Rome, puis à Corinthe et à Éphèse, avec retour à Rome.
L’entreprise de Lydie en est peut-être un autre exemple : Paul rencontre en Macédoine cette négociante originaire de Thyatire en Asie Mineure ; comme on la perd de vue à Philippes, c’est peut-être elle que l’auteur de l’Apocalypse attaque à Thyatire à la fin du Ier siècle, pour y avoir introduit les pratiques (admises par Paul) de prophétisme féminin et de consommation de viandes sacrificielles (idolothytes).
De retour dans sa patrie, elle y aurait prolongé le réseau paulinien.
Il pouvait donc à l’époque y avoir des églises sans territoire.
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Les premières conversions au christianisme d’éléments non-juifs seront donc des conversions familiales voire collectives même si nos textes ne connaissent que le nom du chef de famille ou du maître.
La légende veut que le christianisme ait d’abord séduit les femmes et les esclaves, plus sûrement les prosélytes de la porte dits « craignant Dieu », mais qui n’étaient pas juifs eux-mêmes à proprement parler. La réalité des premiers siècles semble avoir été quelque peu différente. Le cas souvent cité pourtant de la conversion du centurion Corneille aurait déjà dû nous alerter en ce domaine, le grade de centurion dans l’armée romaine étant très large, le centurion primipile est déjà un officier, un officier subalterne, mais un officier quand même.
Il faut attendre le 2e siècle pour trouver des cas certains de conversions individuelles, quand la famille est divisée par ce genre de situation par exemple. Cas de la famille de Perpétue à Carthage.
En attendant quand un père de famille se convertit, toute la maisonnée suit, y compris les domestiques voire les esclaves. Le phénomène ne sera pas sans importance, car il aura pour conséquence que les premiers lieux de culte chrétiens seront des maisons individuelles, relevant de la vie privée des individus, ce que respectaient en principe et par tradition les autorités.
Dans l’Antiquité, les pouvoirs publics n’interviennent pas dans la sphère du privé, à moins qu’il n’y ait dénonciation, si bien que la liberté d’expression et la liberté de réunion ne peuvent être remises en cause que dans l’espace public.
N’oublions pas en outre que la religion juive faisait partie des religions officiellement reconnues par l’Empire romain et que les premiers chrétiens bénéficieront pleinement de ce statut durant les premières décennies de leur développement.
ÉPHÈSE ET CORINTHE.
« Apollos, un juif originaire d’Alexandrie, arriva à Éphèse. Il était éloquent, grand connaisseur des Écritures, initié dans la voie du Seigneur. Bouillant d’Esprit, il parlait de Jésus et enseignait avec justesse à son propos, bien que connaissant seulement le baptême de Jean… » (Actes des Apôtres. 18, 24).
Apollos était donc un juif hellénisé d’Alexandrie, sans doute proche des milieux gnostiques, et son influence fut considérable. Certains pensent même qu’il fut le premier à introduire des éléments de paganisme grec dans le christianisme, des fragments de culte à mystère, que Paul fut obligé de garder parmi les siens. Selon Otto Pfleiderer en effet, entre la 1re et la 2e épître aux Corinthiens, il s’est produit chez Paul un subit changement d’idées, dans un sens très spiritualiste. Sous l’influence d’Apollos, Paul a aussi admis l’idée du séjour de l’âme, après la mort, dans une demeure divine immatérielle (2 Corinthiens 5,1-4) ce qui n’était pas une idée juive orthodoxe, le judaïsme de l’époque étant muet sur le sort de l’âme désincarnée après la mort et n’envisageant que la résurrection des corps.
Apollos était vraisemblablement un nazoréen, ayant choisi le camp du nouveau Josué. Il aimait les joutes publiques où il savait confondre les juifs orthodoxes. Il aimait leur démontrer que Jésus était le Messie annoncé par leurs prophéties, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne s’adressait qu’à eux. Le verbe grec employé par Luc à propos d’Apollos, dans ses usages les plus connus, signifie parler, à tort et à travers plutôt qu’avec pondération. Mais Luc ajoute néanmoins qu’Apollos enseignait « avec justesse ». Cette contradiction subtile ne serait-elle pas le signe d’une critique déguisée en louange ? Il y aurait eu rivalité entre lui et Paul.
Apollos avait trouvé un grand crédit auprès des églises locales et il n’était pas question de le critiquer ouvertement. Mais on peut se demander si ce n’est pas lui qui était en cause dans les sous-entendus de la première épître de Paul aux Corinthiens (1, 12, 19-20, 31) et les remarques plus qu’acerbes de sa seconde épître (2 Cor 10,12, 16 ; 11, 4-6, 12-15). 1 Cor 16,12 et Tite 3, 13 sont par contre favorables audit Apollos.
Le premier à organiser ou structurer la région de Corinthe fut donc sans doute aussi Apollos (il ne connaissait que le baptême de Jean) au début des années cinquante. (Voir Actes 18, 24-28, 19, 4 et 1 Corinthiens 1,11-12.) Il avait été missionné pour cela par les chrétiens d’Éphèse, Priscille et Aquilas.
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Paul réussit à pousser une partie de ces derniers à la dissidence et ils finirent par tourner le dos à Apollos afin de le suivre ; mais une partie importante de cette première population chrétienne resta néanmoins fidèle au premier apôtre de la ville (voir 1re lettre aux Corinthiens 1,11-12).
ANTIOCHE.
La métropole d’Antioche comptait l’une des communautés juives les plus importantes de l’Empire. 50 000 âmes, pense-t-on, soit le dixième environ de sa population. La communauté chrétienne d’Antioche fut fondée à la suite de la persécution des hellénistes de Jérusalem, consécutive au martyre d’Étienne (Actes 11, 20).
Selon une tradition conservée par Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique IV, 6) Luc était originaire d’Antioche…
Le terme chrétien n’est pas un terme d’origine chrétienne. Les disciples se désignaient entre eux par les appellations de « frères », « disciples », « ceux qui suivent la Voie », « saints », mais surtout pas « chrétiens ». C’est dans des milieux non chrétiens évidemment que ce terme a pris naissance.
Le mot « chrétien » vient du grec christos (messie, oint) augmenté d’un suffixe, d’où christianus. À l’origine, il désignait les agitations juives messianistes sous l’empereur Caligula. On en a des traces dans Alexandrie et à Rome, sans aucun lien avec Jésus. Dans la troisième capitale de l’Empire, Antioche, le principal témoignage nous est fourni par les Actes. C’est là que des disciples de Jésus le nazoréen furent qualifiés, pour la première fois, de « chrétiens », par la population ou par les autorités romaines ; qui voulaient se moquer de ce groupe suivant un chrestos ou « oint » de Dieu voire du Démiurge (le terme oint, du verbe oindre, est pris ici au sens vulgaire de « barbouillé d’huile »). Il est douteux que les fidèles se soient donné eux-mêmes ce nom dérivé de christos avec une terminaison qui signifie « partisan de ». L’apparition dans cette ville du terme de christianos (Actes 11, 26) manifeste plutôt l’importance de la communauté. Le terme montre qu’aux yeux des gens du dehors, les chrétiens formaient un groupe à part, assimilable ni aux juifs ni aux Grecs. De bonnes raisons permettent d’ailleurs de préciser l’hypothèse et de placer le berceau de certains Évangiles à Antioche. Ce qui favorise la candidature d’Antioche, c’est que l’Évangile de Matthieu montre à la fois une grande proximité avec les traditions judéo-chrétiennes, et un sens aigu de la mission universelle du christianisme. Seul à évoquer la limitation de la mission de Jésus « auprès des brebis perdues de la maison d’Israël » (10, 5 sqq. ; 15, 24) il est aussi l’Évangile qui se clôt par l’ordre de mission le plus général : allez donc, de toutes les nations faites des disciples… (28, 19).
Le spécialiste américain de la période du second temple et du judaïsme rabbinique, Anthony J. Saldarini, de l’université de Boston, pense même que cet évangile visait un premier type de christianisme, que j’ai qualifié non sans humour la tendance Jésus du christianisme, située entre le pagano-christianisme et le judéo-christianisme.
Il ne s’agit pas pour eux d’abandonner la loi de Moïse comme dans le cas du pagano-christianisme, ni de la suivre à la lettre, comme le voudraient les judéo-chrétiens judaïsants, mais d’en interpréter certains points.
N’étant pas un spécialiste de la question je ne peux que renvoyer nos lecteurs au livre d’Anthony Saldarini intitulé la communauté judéo-chrétienne de Matthieu publié en 1994.
D’autant plus que cette tendance semble avoir très tôt disparu pour s’effacer devant le judéo-christianisme judaïsant BIEN QUE PARLANT GREC et devant le pagano-christianisme QUI ALORS LÀ NE PARLAIT QUE GREC, à une exception près.
La vie de saint Euthyme (5e siècle) mentionne un moine nommé Procope dont la première langue était le celte. Il s’agit du paragraphe LV (page 77 de l’édition d’Édouard Schwartz, Kyrillos von Skythopolis, Leipzig, 1939).
La phrase exacte est « Sa langue était liée, il ne pouvait plus nous parler. S’il y était forcé, il s’exprimait dans la langue des Galates ».
Certains des Hellénistes ne s’adressaient en effet qu’aux juifs, mais d’autres parlaient AUSSI aux Grecs (Actes 11, 20). Cette remarque est importante, car on constatera par la suite, à Antioche, une tension constante entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. C’est en effet, semble-t-il, à Antioche que deux des trois tendances « chrétiennes », celle des judéo-chrétiens d’une part, celle des pagano-chrétiens de l’autre ; entreprirent une lutte qui durera un siècle au moins, avant de se terminer par le compromis que constituent nos évangiles. Un Jésus donc universel, mais profondément enraciné dans le monde juif et l’Ancien Testament. Ce qui est sûr en tout cas c’est que la conversion de nombreux « Grecs » constitua un événement ; la communauté de Jérusalem envoya un homme de
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confiance pour voir ce qui se passait et s’assurer du sérieux de la chose : Barnabé, un lévite et helléniste originaire de Chypre…
Actes des apôtres 13, 1. « Il y avait à Antioche dans l’église du lieu des prophètes et des hommes chargés de l’enseignement, Barnabas, Syméon appelé Niger et Lucius de Cyrène, Menhaem compagnon d’enfance d’Hérode le tétrarque et Saul. Un jour qu’ils célébraient le culte du Seigneur et qu’ils jeûnaient, l’Esprit saint dit « réservez-moi Barnabé et Saül pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés ». Alors, après avoir jeûné, prié, et leur avoir imposé les mains, ils leur donnèrent congé (Actes 13, 2-3)…
L’imposition des mains manifeste que toute la communauté se veut solidaire de la mission. Nous devinons qu’elle munira concrètement les missionnaires du viatique nécessaire pour les frais du voyage. Il en sera de même pour les autres missions. Le texte est très révélateur du climat mystique dans lequel se déroulait la vie liturgique de ces premiers chrétiens hellénistes ou d’origine païenne. Au cours de la veillée, l’Esprit saint s’empare d’une des assistantes et prophétise par sa bouche. On est là très près de ce qui s’appellera plus tard « la Nouvelle Prophétie » (le montanisme).
BARNABÉ.
Le nom de Barnabé vient de l’araméen « bar-nabi » qui signifie littéralement « fils du prophète ». Mais de quel prophète ?? Jean ? Derrière le nom de Barnabé se profile en effet un maître, un père spirituel ; d’autant qu’aux dires mêmes de Pierre, Barnabé était disciple depuis le baptême de Jean, c’est-à-dire depuis que Jean baptisait dans les eaux du Jourdain.
« Il faut donc que, parmi ceux qui se sont joints à nous pendant le temps que fut parmi nous le Seigneur Jésus-Christ, à partir du baptême de Jean jusqu’au jour où il nous fut enlevé ; qu’il y ait avec nous un témoin de sa résurrection. On en présenta deux : Joseph surnommé Barnabas (Barsabas), ou Justus, et Matthias » (Actes 1, 21-23).
Barnabé appartenait à une très ancienne famille juive qui était en mesure de prouver son appartenance à la tribu de Lévi. Parmi les fonctions liturgiques assumées par les lévites, il y avait la récitation des Psaumes et la purification du peuple avant les grandes fêtes. Jean-Baptiste, en tant que cohen (prêtre), relevait de la tribu de Lévi. Qu’il ait attiré sur les rives du Jourdain, des lévites comme Barnabé, n’aurait pas de quoi étonner. Par contre, les pharisiens observaient une certaine distance par rapport à lui.
Un an après son arrivée à Antioche (Actes 11, 26), Barnabas et Paul, un autre activiste nazoréen, furent envoyés par cette jeune Église comme missionnaires à Chypre (Actes 13, 1-12) ; puis dans plusieurs villes du plateau d’Anatolie * (Actes 13, 13 à 14, 28). La coopération avec Barnabas permit au jeune Saül d’affiner sa méthode et en particulier d’apprendre à utiliser le cadre offert par les synagogues pour trouver un public bien préparé à recevoir sa prédication. Leur succès aussi auprès des païens, bien accueilli par les nazoréens chrétiens d’Antioche, ayant suscité des réserves de la part de frères venus de Judée (Actes 15, 1-2) ; ils se rendirent à Jérusalem pour plaider leur cause devant les apôtres et les anciens (Actes 15, 3-4). Les deux récits que le Nouveau Testament a conservés de cette rencontre (Galates 2, 1-10 ; Actes 15, 4-29) présentent de nombreuses contradictions. Il est vraisemblable qu’un compromis fut trouvé entre ceux qui voulaient imposer aux convertis d’origine païenne l’adhésion au judaïsme et ceux qui, comme Barnabas et Saül, considéraient que ce n’était pas nécessaire.
*Ces villes étaient-elles situées au sud du plateau anatolien ou plus au nord ?
La question peut se poser vu l’importance que prendra ultérieurement la question galate chez saint Paul ?
Il est, en tout cas, impossible de supposer l’épître adressée à la fois à toutes les églises de la Galatie, car celles du nord et celles du sud n’avaient pas été fondées en même temps et présentaient des physionomies sensiblement différentes.
Les maigres indications glanées ici et là ne nous renseignent pas sur la région dans laquelle il convient de chercher les églises galates. Paul, il est vrai, avait l’habitude de se servir des noms administratifs des provinces romaines, mais cette habitude ne permet aucune conclusion certaine, car on ne voit pas quel autre terme que celui de Galatie aurait pu désigner la seule région d’Ancyre. D’autre part, il serait étrange que le nom de l’ensemble de la province eût été employé pour en désigner les parties méridionales seulement, alors qu’elles ne faisaient partie de la Galatie que depuis peu de temps.
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Le livre des Actes n’emploie jamais le terme de Galatie là où il est indubitablement question des églises du sud et dans les deux passages où se trouve le terme de « région galate » (Actes 16.6 ; Actes 18.23), il s’agit d’un pays évangélisé après la seconde visite faite aux églises du sud de la Galatie. Il y a là, au moins, une présomption favorable à la théorie de la Galatie du Nord. D’autres indications vont dans le même sens.
a. il serait étrange qu’écrivant à des églises parmi lesquelles se serait trouvée celle d’Antioche de Pisidie, Paul ait dit simplement Antioche pour désigner Antioche de Syrie (Galates 2.11) ;
b. dans l’allusion qu’il fait à l’évangélisation de la Galatie (Galates 4.13), Paul ne mentionne pas Barnabas qui, dans le premier voyage missionnaire, avait été son associé et non son subordonné ;
c. la majorité au moins des lecteurs de l’épître sont d’origine païenne alors que, d’après Actes 13-14, il semble y avoir eu une notable proportion d’anciens Juifs dans les églises de la Galatie du Sud.
d. Paul avait été bien accueilli par les Galates (Galates 4.14) ; le récit des Actes donne, au contraire, l’impression que, dans l’évangélisation de la Galatie du Sud, il s’était heurté à de grandes difficultés.
La seule objection qui pourrait être faite à la théorie de la Galatie du Nord, c’est le silence quasi total des Actes sur la fondation des églises de cette région. La difficulté serait grave si les Actes donnaient un récit complet et cohérent de toute l’activité de Paul, mais c’est loin d’être le cas. Dans ces conditions, nous n’hésitons pas à considérer l’épître comme adressée aux églises de la région d’Ancyre que Paul avait fondées pendant la première partie de son deuxième voyage missionnaire (Actes 16.6), probablement pendant l’été de l’an 49, et qu’il avait visitées à nouveau au début de son troisième voyage (Actes 18.23), entre le printemps 52 et le printemps 53.
MENAHEM.
Un homme portant le nom de Menahem, donné par Jésus comme étant celui du Consolateur à venir (sens même du nom Menahem) dans l’Évangile selon Jean (le paraclet), est donc mentionné par Luc parmi les prophètes venus fonder la communauté d’Antioche. Il aurait même été frère de lait d’Hérode.
Il n’y a que deux solutions possibles.
— C’est une incompréhension et donc une mauvaise traduction du terme signifiant paraclet.
— C’est bien un homme en chair et en os, mais ainsi nommé.
En tout cas, si le rédacteur des Actes le mentionne ainsi, à égalité avec Barnabé, c’est qu’il le reconnaissait comme un personnage très important, associé lui aussi à l’esprit de vérité.
SAINT PAUL.
Paul a été un des principaux propagateurs et théoriciens du christianisme naissant, et ce n’est pas pour rien que ses lettres font partie du Nouveau Testament à l’égal des Évangiles. C’est néanmoins après avoir beaucoup hésité que nous nous sommes résolus à consacrer un (sous) chapitre à l’action de ce missionnaire annexé par les hellénistes d’Antioche sous le nom de Saül/Paul. Malgré les doutes et les nombreuses incertitudes qui pèsent à propos de la vie et de l’œuvre, réelles, de ce mystérieux auteur de lettres dont on ne possède que des versions divulguées pour la première fois par Marcion vers 140.
On ne sait pas grand-chose de sa biographie en réalité, les seuls détails que nous pouvons avoir se trouvant soit dans les Actes des Apôtres soit dans ses épîtres et donc finalement dans les textes dont le futur « hérétique » Marcion a été le premier éditeur (et manipulateur ?).
On peut même se demander si Paul était bien vraiment juif, vu l’incroyable antisémitisme de certaines de ses lettres. Exemple, la première de celle qu’il a écrite aux Thessaloniciens, et dont les versets 13 à 17 de son chapitre II, sont vraiment choquants d’antisémitisme (à moins qu’ils n’aient été rajoutés après la chute de Jérusalem – cf. la colère divine – après 70 évidemment). On n’est pas sûr non plus de sa qualité de citoyen romain.
Il connaissait, semble-t-il, l’araméen et l’hébreu. Mais sa langue maternelle était le grec, et c’est dans la traduction des Septante qu’il lit la Bible. Il ajoute à son nom hébraïque, Saül, le cognomen romain de Paulus. Il a subi l’influence, assez profonde, peut-être, du milieu où il a grandi, et son christianisme porte l’empreinte de la religiosité hellénistique.
La conversion de Paul est rapportée dans les Actes des Apôtres :
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« Poursuivant sa route, il approchait de Damas quand, soudain, une lumière venue du ciel l’enveloppa de son éclat. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ?
Qui es-tu, seigneur ? demanda-t-il.
Je suis le Jésus que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville, et l’on te dira ce que tu dois faire.
Ses compagnons de voyage s’étaient arrêtés, muets de stupeur : ils entendaient la voix, mais ne voyaient personne.
Saül se releva de terre, mais bien qu’il eût les yeux ouverts, il n’y voyait plus rien et c’est en le conduisant par la main que ses compagnons le firent entrer dans Damas où il demeura privé de la vue pendant trois jours, sans rien manger ni boire » (Ac 9, 3-9). Puis il fut guéri par un disciple vivant à Damas : Ananie. Il se convertit au christianisme et se fit baptiser.
L’admission du futur saint Paul dans la communauté chrétienne par Ananie à Damas ne souleva aucune objection de principe puisqu’il était juif, mais elle suscita néanmoins surprise et crainte. Ananie était un converti de la première heure, mais il fallut un ordre divin pour qu’il se décide à admettre Paul qui se présentera dès lors comme le bénéficiaire de la dernière apparition de Jésus et, donc, l’égal d’un apôtre. Après sa conversion, Paul séjournera quelque temps à Damas, puis en Arabie, puis à Jérusalem, puis à Tarse, avant d’être invité par Barnabé à Antioche.
La plus confondante de toutes les énigmes que pose le personnage (de Saül – Paul) demeure néanmoins celle de son enseignement. D’où le tient-il ? Pas de Jésus, même indirectement, puisque Saül ne s’est converti qu’après la lapidation d’Étienne, c’est-à-dire en 32-34, donc deux à quatre ans après la Crucifixion. Certes pas des Évangiles, qui n’avaient pas encore été composés à cette date. De Luc, alors, qui sera un compagnon épisodique ? Il ne le rencontre qu’une quinzaine d’années après sa conversion. A-t-il été alors convaincu par les prêches que dispensent à travers toute la Palestine les apôtres ? Non plus, puisqu’il sera très antichrétien jusqu’au prétendu chemin de Damas.
Les exégètes n’ont fait qu’effleurer le sujet, expliquant la conversion par un long cheminement intérieur, quasiment une sorte d’infiltration insensible de la parole de Jésus. On conviendra toutefois que l’affaire est singulière. Voilà un homme en effet qui s’en va de par le monde en prêchant, le plus souvent au péril de sa vie, le ralliement à un messie dont il ne sait que ce qu’on en dit, et encore, bien peu de choses ; car il en ignore et les paraboles et les attitudes ainsi que les miracles que lui prêtent les prêcheurs.
Lui-même brouille les pistes ; il assure que la connaissance qu’il a de Jésus, il ne la tient d’aucun homme. On le croirait volontiers, si l’on était un tant soit peu enclin à prêter foi à des transmissions surnaturelles de savoir. L’ennui est que ce savoir est bien maigre, comme on l’a vu plus haut. Autrement dit, Saül prêche pour un enseignement qu’il méconnaît. C’est là un cas fascinant.
Pourquoi Saül ne dit-il pas en clair qu’il a vraiment vu Jésus, et où ? C’est que, s’il le faisait, il annulerait l’objet de la mission qu’il s’est lui-même assignée : conquérir le monde romain. S’il déclare avoir rencontré Jésus en chair et en os, c’est que celui-ci aurait survécu longtemps à la Crucifixion ; ce que sous-entendent d’ailleurs les Évangiles (à l’exception du passage de l’Ascension, rajouté tardivement à Marc), quand ils décrivent la dernière rencontre des apôtres avec Jésus en Palestine. Si Jésus était simplement humain, lui aurait-on objecté, que venez-vous nous raconter de sa divinité et de sa résurrection ? Le voilà donc prisonnier de son secret. Il tire son ascendant d’apôtre du fait qu’il a vu Jésus, mais s’il détaille sa rencontre, il le perd. Il est donc tenu de maintenir un certain clair-obscur, ce qui est bien le cas, d’ailleurs, des Épîtres.
Saül tiendrait-il donc son enseignement de Jésus en personne ? Si oui, on ne fait que déplacer le problème, car alors Jésus l’aurait bien mal instruit. Et même, l’aurait instruit de travers, à moins qu’il n’eût changé d’avis après la Crucifixion. Le refus de soigner l’enfant de la Syro-Phénicienne exprime sans ambiguïté le refus de Jésus de prêcher aux non-juifs : « il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens » (Marc 7, 27)
dit-il avec un surprenant mépris (cf. Matthieu 7,6 « On ne jette pas de perles aux pourceaux ») avant de céder quand même à la compassion. Or, Saül, lui, prêche obstinément aux non-juifs. Visiblement, on l’a vu plus haut, Saül ne connaît pas vraiment l’enseignement de Jésus.
Dans ses épîtres (2 Cor. 12, 2-9), Saül, parlant de lui-même, écrit : « Je connais un homme dans le Messie, voici quatorze ans, était-ce corporellement ? Je ne sais, mais Élohim sait – qui fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme, était-ce corporellement ou en sortant de son corps ? Je ne sais, mais Élohim sait, fut ravi au paradis. Il y a entendu des mots ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme de répéter, ce serait de l’orgueil de ma part, et je ne veux qu’être fier de mes
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faiblesses. Oui, si je voulais être fier, je ne serais pas fou, je dirais la vérité. Mais je préfère ne pas en parler, de peur qu’on ne m’accorde plus d’importance qu’il n’en faut. Aussi, comme ces révélations étaient extraordinaires, afin de refréner une telle exaltation, il m’a été donné dans ma chair une écharde, un messager de Satan, pour me souffleter, afin de ne pas tomber dans l’exaltation. J’ai imploré par trois fois le Seigneur (Adôn) de l’écarter de moi, mais il m’a répondu : « Mon amour te suffit, car la puissance qui se manifeste dans cette faiblesse est une perfection ».
Ce qui se dégage de cette exceptionnelle mixture de pathos et d’amphigouri, tout à fait comparable au cas de Mahomet ; où Saül prétend ne pas dire la vérité parce qu’elle serait trop flatteuse pour lui, mais où il se laisse aller jusqu’à confesser des entrevues privées avec Dieu ou le Démiurge ; c’est que Saül souffre d’une maladie mystérieuse, puisqu’elle n’est définie que comme « une écharde dans ma chair ».
Deux déductions s’imposent néanmoins : la maladie est chronique et c’est l’esprit de l’apôtre qu’elle atteint, puisque, selon les termes mêmes du texte, passablement immodestes soit dit en passant, elle participe de la « puissance » de Saül. À coup sûr, ce ne sont ni des hémorroïdes ni une furonculose, par exemple. L’expression plusieurs fois répétées « Était-ce corporellement ou en sortant de son corps ? » implique que la maladie en question entraîne des absences, pendant lesquelles Saül a ces visions célestes. L’hypothèse de l’épilepsie a été rejetée, car elle n’expliquerait rien. Il semble au contraire qu’elle expliquerait bien des traits de Saül, notamment son irritabilité, qui l’a mené à différentes querelles avec Pierre et Jacques, et la religiosité, qui est un trait notoire du comportement épileptoïde. Il ne s’agit donc pas là d’une maladie sans effet sur la vie de l’apôtre, mais au contraire d’une composante fondamentale de sa vie, et donc de son activité de prêcheur itinérant.
Aucun des évangiles ne parle de Paul, pourtant, même en utilisant la chronologie chrétienne officielle, ils ont été écrits bien après ses épîtres. Ce qui paraît curieux aussi c’est que ni Justin, ni Hégésippe, ni Papias, ni Polycrate d’Éphèse, ne parlent de Paul. Les Actes, eux, par contre, en parlent longuement, mais omettent toute référence à ses lettres.
Le Paul des Épîtres diffère beaucoup du Paul des Actes, qui est beaucoup plus conformistes, et n’est finalement qu’un juif pieux, pas très différent des autres. Cela est sans doute dû à l’intervention de Marcion qui a dû sélectionner ou réécrire ses lettres. D’où l’écart accru entre le Paul des Lettres et le Paul des Actes. Paul était jusqu’au-boutiste quand il persécutait les chrétiens, y compris en collaborant à la mort d’Étienne : « Les témoins avaient déposé leurs vêtements au pied d’un jeune homme appelé Saül. Saül était de ceux qui approuvaient ce meurtre » (Actes des Apôtres 7, 58 à 8,1). Ce martyre d’Étienne a dû longtemps hanter Saül et ces remords, l’épilepsie aidant, ont évidemment préparé ses visions ultérieures.
La tendance que l’on qualifiera plus tard de paulinienne est une tendance modérée du gnosticisme chrétien, s’opposant aux formes extrêmes ou les plus radicales de ce gnosticisme, dont elle partage cependant bon nombre d’idées.
Les origines mêmes de cette tendance font problème, ce qui n’est pas la moindre des difficultés pour comprendre la naissance du christianisme, puisque l’œuvre de saint Paul a été justement à son origine.
Après s’être débarrassé de ses concurrents, Barnabé et Apollos, Paul s’érigera en maître spirituel de communautés chrétiennes locales où son savoir, sa gnose, sera scrupuleusement étudié, enseigné et diffusé. Les lettres de Paul ont été conservées dans les communautés qu’il avait fondées ou qui se réclamèrent de lui, ce qui explique donc la documentation dont bénéficièrent Marcion et ses successeurs. Tertullien le savait bien puisqu’il appelait Paul « l’apôtre des hérétiques » ; ce qui est reconnaître que ces « hérétiques » trouvaient leurs doctrines confirmées par les épîtres de Paul qui, en revanche, ne contenaient aucune opinion ou croyance contraire aux leurs, c’est-à-dire aucune opinion judéo-chrétienne. Il n’est donc pas inutile, dans ces conditions, avant de préciser les articles de foi de Marcion, de chercher à savoir quel était cet enseignement « hérétique » de Paul.
Paul, comme les hellénistes avant lui, recrute surtout chez les païens « craignant Dieu » gravitant autour des synagogues de la Diaspora, mais à Jérusalem, il fallut l’intervention de Barnabé pour que les disciples y consentent. Paul se heurtera à l’hostilité, non seulement des juifs non chrétiens, mais d’une partie des judéo-chrétiens, ceux que l’on appellera plus tard les « judaïsants ». Ces derniers seront même probablement à l’origine de ses arrestations et par voie de conséquence, de son martyre (à Rome en 67 ? ? ? ?).
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Cette hostilité des chrétiens judaïsants à l’égard de Paul trouvait son origine dans le difficile problème posé à l’Église, presque exclusivement composée de juifs à ses débuts, par la conversion des païens. Les judéo-chrétiens de Jérusalem, tout en admettant la légitimité de la conversion des païens, restaient strictement attachés à la Loi. Même convertis, les juifs de Jérusalem n’avaient pas abandonné pour autant leur sentiment d’être supérieurs en tant que peuple élu, et la croyance en un messie nommé Jésus leur semblait inséparable de la pratique intégrale de la Loi de Moïse.
Paul parle « dans les synagogues des juifs » (Actes 13, 5) : « Fils de la lignée d’Abraham ou de ceux parmi vous qui craignent Dieu ». On voit donc que des « craignant Dieu » sont, comme il se doit, présents dans la synagogue ; et les juifs ne semblent pas protester quand Paul s’adresse aussi à eux. À la sortie (verset 43) de nombreux juifs et « prosélytes adorateurs de Dieu » suivent Paul. Ces derniers sont sans doute bien des « craignant Dieu », donc des païens.
Mais pourquoi la situation change-t-elle brusquement dans les versets suivants ? « Presque toute la ville s’assembla » (il n’est pas précisé si c’est dans la synagogue), et « à la vue de cette foule, les juifs furent remplis de jalousie, ils répliquaient par des blasphèmes aux paroles de Paul ».
Un élément à considérer est que, comme indiqué plus haut, la notion de « craignant Dieu » est floue. Peut-être, au lieu des sympathisants réguliers habituels, a-t-on vu venir la deuxième fois la foule de toutes les personnes ayant une certaine curiosité pour le judaïsme, soit, d’après les Actes, « presque toute la ville ». Noter aussi que le premier discours de Paul, tel qu’il est rapporté, comprend des phrases difficiles à accepter par les juifs : « La sainteté que vous n’avez pu obtenir par la Loi de Moïse (verset 38), etc. » Quand Paul proclame « Nous nous tournons vers les païens », il veut dire peut-être : Je m’adresserai désormais à eux hors de la synagogue, puisque vous, les juifs « vous repoussez la parole de Dieu ».
Afin de remplacer la circoncision, les chrétiens de tendance paulinienne se prononceront très tôt en faveur d’un baptême par l’esprit ou pneuma (en grec) à la place du simple baptême par l’eau, de Jean. Cette conception de l’École paulinienne d’un baptême par l’esprit permet d’entrevoir comment la Sophia-Esprit des gnostiques s’est alors progressivement métamorphosée en mère et vierge ; (rappelons que les seuls éléments historiques sur l’existence du Christ, dans les lettres attribuées à Paul, sont sa naissance, sa vie de juif pratiquant, et sa crucifixion). Tout cela s’est évidemment accompagné d’un intense travail doctrinal, notamment dans les traductions ou les équivalences de vocabulaire.
La situation de départ était en effet fort claire. Le racisme (inconscient ?) de Jésus avait fait qu’il ne s’était soucié que du sort du peuple élu. (Matthieu 10, 5-6) : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville des Samaritains… il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens ». (Matthieu 15, 24.).
Les chrétiens d’origine païenne ont donc dû remanier les faits et dits de Jésus en y ajoutant un mot d’ordre justifiant leur existence et leurs prises de position. Si ce n’est pas Marcion qui l’a fait, cela peut être n’importe quel autre de ses prédécesseurs à Antioche.
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Les épîtres de Paul dont nous disposons ne nous livrent qu’un paulinisme mutilé. Quand on les lit telles qu’elles nous sont parvenues, on trouve des contradictions si graves dans la pensée de Paul que l’on est amené à conclure qu’elles sont le fruit d’une certaine réécriture.
Si le terme « monothéisme » signifie qu’il n’existe qu’un unique être invisible, ayant pouvoir sur les êtres humains, alors on peut dire, ainsi que nous l’avons déjà vu dans notre essai sur, ou plus exactement contre, le judaïsme, que l’ancien Israël n’était pas monothéiste. La majorité des chercheurs honnêtes et sérieux reconnaissent d’ailleurs maintenant que l’Ancien Testament n’était pas « monothéiste », mais « monolâtre ». Israël n’adorait que YHWH, non parce qu’il était le seul dieu-ou-démon, « réel » ou « vrai » ou « existant », mais parce qu’il était le seul dieu-ou-démon devant être honoré pour les fils d’Israël en vertu du contrat ou alliance conclu sur l’Horeb/Sinaï.
Le culte exclusif de YHWH pour Israël résultant de ce « contrat », remonte (au moins) au Deutéronome et à la réforme de Josias en – 621. Ce culte était fondé sur l’idée que YHWH possédait le territoire sur lequel Israël vivait, de sorte que « titres et offrandes » étaient comme une sorte de « loyer » dû au propriétaire légitime. Idée qui n’a rien d’exceptionnel dans le monde antique et qui correspond par exemple aux dieux topiques du paganisme.
Cette idée s’élargit dans les Psaumes de couronnement appelant tous les peuples à se tourner vers YHWH pour être sauvés, et/ou à n’honorer que lui ; et dans le « Second Esaïe » où est développée
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l’idée que YHWH n’est pas seulement le Seigneur de la terre d’Israël, mais aussi le créateur de l’univers tout entier (démiurge). Elle devient alors le fondement rationnel de l’espérance du « dernier jour » où « tous les peuples » se soumettront à son autorité, parce qu’ils vivent et travaillent sur sa terre. Ainsi que nous avons eu l’occasion de l’écrire dans notre exposé sur, ou plus exactement, contre, le judaïsme, le vrai monothéisme, philosophique et réfléchi, fut une nouveauté chez les Hébreux, et sa diffusion était donc restée incomplète. Voir par exemple le cas des Samaritains. Le Judaïsme du Second Temple est par conséquent plus complexe que ce que l’on imagine généralement, et judaïsme orthodoxe ou christianisme ne seront véritablement séparés qu’au cours du IIe siècle de notre ère.
Certains auteurs comme Daniel Boyarin vont même jusqu’à parler de Binitarisme pour évoquer la position de Philon et son rapport au Logos (Verbe de Dieu), mais aussi celle qui est décrite dans certaines parties de l’Évangile selon Jean. Supposer le judaïsme actuel comme norme avant 70 est une grosse erreur, c’est promouvoir l’anachronisme au rang de vérité scientifique. L’idée d’un « christianisme » tardif génétiquement étranger au monde juif du premier siècle, et dont on retrouverait l’embryon chez Paul, repose sur une vision simpliste du judaïsme pré constantinien ; diffusée par une théologie rabbinique qui s’intéresse davantage à faire du courant judéo-chrétien et de toute la diversité juive des premiers siècles, des non – judaïsmes, des hellénismes, des trahisons, des syncrétismes. Judaïsme et christianismes du premier siècle sont restés étroitement liés, bien au-delà de la première partie du second siècle ; en fait, jusqu’à ce que le judaïsme rabbinique ait fini par se persuader lui-même qu’il constituait une communauté pure de tout hellénisme.
L’anthropomorphisme du culte romain des empereurs n’est pas la seule cause de la divinisation de Jésus. Cette hypothèse relève en fait de l’a priori qu’aucun des judaïsmes « pré rabbiniques » ne serait assez différent du rabbinisme postchrétien pour autoriser la « déification » d’un homme imaginé comme « fils d’El », « Messie Roi », « Grand Prêtre » ou « Seigneur ». Or, ainsi que nous avons pu le voir dans notre essai sur le judaïsme, le monde des idées de la Palestine de cette époque était loin d’être si simpliste ; il existait à l’intérieur même du judaïsme beaucoup de courants de pensée forts divers.
Paul était-il un vrai monothéiste ? Par endroits, il parle du « dieu unique » (1 Cor. 8, 4 : il n’y a qu’un seul Dieu) ; cependant, il sait qu’il existe « plusieurs dieux et plusieurs seigneurs » (1 Cor. 8, 5), « un prince qui exerce l’empire de l’air » (Eph. 2, 2), « un dieu créateur de l’univers » qui pourtant ignore « depuis l’origine des siècles, le contenu du mystère du Christ » (Eph. 3, 9. Paul parle-t-il du démiurge créateur de ce monde bête et méchant ou du vrai dieu-ou-démon suprême père du christ ?) enfin « des principautés et des autorités célestes » (Eph 3,10). La question n’est pas de savoir si Paul prêche ce que nos contemporains entendent sous les termes Dieu et monothéisme, mais ce que pouvait bien signifier le fait d’élever quelqu’un au rang de « theos » à son époque ? Tout le problème est donc de comprendre le sens de ce mot grec (theos) pour des hommes du 1er siècle de notre ère.
Il semble apparemment que de « bons juifs » (Philon) pouvaient parler du Verbe (Logos) comme d’un second Dieu ou Démiurge (deuteros theos) ; au moins comme de ce que l’on nommera plus tard, à la suite de Plotin, une hypostase Philon in Quaestiones et Solutiones in Genesim 2, 62.
Pourquoi parle-t-il comme s’il s’agissait d’un autre dieu, en disant qu’il a fait l’homme à l’image de Dieu, et non qu’il l’a fait à son image ? (#Ge 9 :6). Cette parole de sagesse dite par Dieu était appropriée et parfaitement exacte, car aucune créature mortelle n’aurait pu être formée à l’image du Père suprême de l’univers, mais seulement à l’image du second dieu qu’est le Verbe de l’Être suprême.
Bref, Philon, afin de défendre la lettre de son texte sacré, en est venu à postuler lui aussi, comme les druides (ou très sachants) grecs de son temps ou d’avant lui, qu’entre l’être suprême ineffable indicible invisible, etc.et l’homme, il devait y avoir des intermédiaires, quel que soit leur nom (ange vyouah hypostases). Avec le cas de Philon la preuve est donc faite que certains courants du judaïsme pouvaient admettre qu’il y ait un deuxième « dieu » à l’image de l’homme en quelque sorte, quand on inverse les points de vue.
Mais saint Paul avait-il lu Philon ?
Ainsi que nous avons pu le voir, on trouve dans le « Second Esaïe » l’espérance qu’un jour viendrait où tous les peuples/nations de la Terre se soumettront au dieu-ou-démon d’Israël et le reconnaîtront comme leur « seigneur ». On peut donc supposer que telle est l’idée de base sur laquelle Paul fonde
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également son action. Or une telle démarche est encore de la « monolâtrie », et non du monothéisme philosophique et réfléchi.
En 1 Cor 8, Paul reconnaît qu’il y a de « nombreux dieux », mais que « pour nous », c’est différent. Cela fait aussi très hénothéiste, si l’on prend ceci au pied de la lettre. Après cette déclaration de prime abord hénothéiste, Paul éclaircit son point de vue sur ces « dieux ». Ce sont des démons (1 Cor 10,18 sqq.), et non des déités. Mais cette clarification est-elle suffisante ?
Une exégèse plus aiguë de 1 Cor 8, 4-6 doit être faite en tenant compte de 1 Cor 10, 19-20.
« Que dis-je donc ? Que la viande sacrifiée aux idoles est quelque chose qui existe réellement, ou qu’une idole est quelque chose qui existe réellement ? Pas du tout !
Je dis que ce que l’on sacrifie, on le sacrifie à des démons, et non à Dieu ; or, je ne veux pas vous voir communier avec les démons ».
Paul est par conséquent bien hénothéiste ; il croit que des entités autres que le dieu-ou-démon d’Israël ont également pouvoir sur les hommes, il croit en l’efficacité des sacrifices offerts aux idoles pour mettre quelqu’un en relation avec ces entités surnaturelles ; et que consommer de la viande de ces sacrifices mettrait ses fidèles en relation avec ces dieux des autres, rebaptisés « démons ».
Les réflexions précédentes conduisent donc à dessiner, chez Paul, les contours d’une christologie qui n’est pas aussi ontologique qu’on le pense généralement… Si Paul a employé des déclarations scripturaires pour appliquer le terme théos (dieu) à Jésus, c’est en comprenant ce mot comme le font de nombreux passages de l’Ancien Testament : un être angélique, créé et régi par YHWH. Le verset 2, 6 de la lettre aux Philippiens n’affirme pas la divinité de Jésus comme on le croit généralement, car l’expression grecque « en morphei theou » signifie au sens strict du terme « en forme de Dieu », autrement dit « à l’image de Dieu ».
Accordons à Paul que seul le dieu-ou-démon supérieur, inconnu, et lointain père du Christ, comptait pour lui ; et que comme chez les gnostiques, les autres divinités s’avéraient pour lui d’ordre secondaire puisqu’appartenant au cosmos.
Le Siracide (24, 6-9) présente la Sagesse comme créée par Dieu avant toute chose. L’affirmation initiale que le Christ est « image du dieu invisible » est imitée de Sagesse 7, 26 : « c’est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté ». Identifié à la Sagesse, cela veut dire, dans l’esprit de Paul, que Jésus participe de la création, et donc qu’il est antérieur à tout ce qui existe. Le verset 19 de la première lettre aux Colossiens : « Car Dieu s’est plu à faire habiter [katoikésai] en lui la plénitude » signifie que cette Sagesse habite le Christ de façon suréminente, tout comme l’Esprit de Dieu habite [oikei] en chacun de nous (1 Co 3,16).
Les difficultés concernant l’édition de la lettre aux Romains (entre autres l’adjonction probable du chapitre XVI) et les lettres à Tite ou à Timothée montrent que cette doxologie fut introduite par les générations suivantes ; et donc que cela correspond à une théologie plus tardive. La doctrine s’est construite progressivement, à mesure de la réflexion élaborée par les générations postérieures.
Le texte actuel des lettres de Paul cite 200 fois le Christ et seulement 12 fois Jésus ; à chaque fois d’une manière maladroite, en l’accolant au mot Christ (Christ-Jésus ou Jésus-Christ) comme si le mot « Jésus » avait été rajouté après coup dans son texte par une main étrangère…
Autre exemple. En Éphésiens 3, 9 : « mettre en lumière quelle est la dispensation du mystère caché de tout temps en Dieu qui a créé toutes choses, afin que les dominations et les autorités dans les lieux célestes connaissent. »
Quelles dominations, quelles autorités ???
Cette phrase fait très gnostique.
Paul, lui, par contre, n’a jamais voulu distinguer radicalement le judaïsme du christianisme. Il suffit pour s’en convaincre de lire les chapitres IX à XI de l’épître aux Romains, où l’apôtre écarte l’idée que l’Alliance entre YHWH et Israël aurait été annulée en raison de l’infidélité des juifs. L’endurcissement de la majorité des membres du peuple élu face au nouveau Josué n’est, selon Paul, qu’un épisode d’une histoire longue et mouvementée. Le Dieu ou Démiurge de Paul a voulu permettre l’accès des païens à ce statut, mais les non-juifs gagnés à cette idéologie, doivent être greffés sur le vieil arbre qui porte toutes les branches, qu’elles soient anciennes ou nouvelles. Paul exprime d’ailleurs sa certitude que l’endurcissement partiel qui a frappé Israël n’est pas définitif, et qu’un jour « tout Israël sera sauvé » (Romains 11, 25-26). Si l’on tient compte du fait que, presque partout, Paul commençait par se rendre à la synagogue pour y prêcher l’Évangile (Actes 13,14 ; 14,1 ; 16,13 ; 17,1-3, 10,17 ; 18,4 ; 19,8) ; et ne quittait ce lieu privilégié que contraint et forcé pour aller organiser ailleurs une communauté chrétienne où juifs et païens coexisteraient ; on reconnaîtra que l’apôtre des païens lui-même avait la plus grande difficulté à distinguer ou opposer christianisme et judaïsme. À Damas avant de faire la connaissance d’Annanie, Paul avait probablement fréquenté des esséniens dont il retirera des formules comme celle de « Nouvelle alliance ».
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C’est ainsi que des communautés d’origine juive, suivant toujours certains préceptes du judaïsme, assureront le relais entre le message initial de Jésus et les premières expressions païennes du christianisme.
Ainsi que nous avons déjà pu le voir, Paul ne parle jamais de la naissance de Jésus le nazoréen (qu’il n’a jamais rencontré. Éphès 3, 3 : « C’est par révélation que j’ai eu connaissance des mystères que je viens de vous exposer »). Il parle d’un Christ intemporel, éthéré, mythique, pas du Jésus vrai homme, auteur de miracles devant des milliers de gens, et crucifié par Pilate. Pour Paul, Jésus n’est pas un homme qui a vécu ou enseigné, c’est un être angélique ou divin.
Paul ignore tout de l’existence de l’homme Jésus des Évangiles, de ses relations avec Hérode ou Pilate, de sa mort et de sa résurrection. II ne connaissait que la descente surnaturelle du Christ céleste, et sa métamorphose provisoire en homme pour parler avec les hommes. Il n’a jamais employé la fameuse expression « Fils de l’Homme ». Paul n’utilise jamais l’expression « Jésus a dit » ou « Jésus a fait » ou « Jésus de Nazareth » ou « Jésus de Bethléem ».
Et pour cause ! Les quatre évangiles de Marc, Luc, Matthieu et Jean (où le personnage du Christ va prendre forme) seront écrits plus tard… Paul ne cite jamais des lieux aussi essentiels que Nazareth, Bethléem, le Golgotha… Paul ne se rend jamais à Bethléem, jamais à Nazareth et très tardivement seulement à Jérusalem, où il ne prend pas la peine de s’informer au sujet d’un certain Jésus. Paul pense qu’il sera encore en vie quand Jésus descendra du ciel… (1 Thess 4, 15). Il y a un d’ailleurs un grand nombre de contradictions entre les écrits de Paul et les trois évangiles synoptiques. Paul parle d’un Christ cosmique, sans existence charnelle. Il attend impatiemment son retour qui est proche. Dans 1 Corinthiens 15, Paul essaie de convaincre le lecteur que les êtres humains peuvent ressusciter de la mort : pourquoi ne parle-t-il pas de Jésus lui-même ou de Lazare ? Quand Paul parle du baptême des chrétiens ; pourquoi ne parle-t-il pas du baptême de Jésus et de Jean ?
Les lettres de Paul contiennent quelques évocations significatives, quoique voilées comme il se doit, à un certain ésotérisme gnostique. « Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne l’auriez pas supportée et vous ne la supporteriez pas plus aujourd’hui parce que vous êtes encore trop charnels… » (1 Corinthiens, 3. Voir la notion de « hylique » chez les gnostiques).
Influence évidente des religions à mystères de l’époque, Paul mentionne aussi (Éphésiens 3, 4-5) « le mystère du Christ, qui, dans les générations précédentes, n’a pas été révélé aux hommes ». Comme pour les gnostiques le Christ de saint Paul est un « éon ». C’est un « éon » qui lui est apparu sur le chemin de Damas (et en aucune façon le Jésus terrestre des évangiles, qui lui est postérieur) un point c’est tout ! Car le mot grec aion peut, certes, signifier quelque chose comme « temps, éternité, vie », mais son emploi dans les lettres de Paul pose un sérieux problème de traduction. Sous le terme « éon », les gnostiques de l’époque, et Dieu sait s’il y en avait en ce temps-là, comprenaient, eux, en effet, systématiquement, « émanation divine, intermédiaire entre le Dieu-ou-démon supérieur et le monde actuel » (voir Tertullien. Praescr. 7).
Le Christ était par exemple considéré comme un éon par les gnostiques nommés Saturnin, Basilide, Valentin, et bien d’autres. La traduction systématique de ce mot grec par le latin saeculum (siècle) ou toute autre allusion à une question de temps, est-elle vraiment honnête de la part des chrétiens, en ce qui concerne les lettres de saint Paul ?
Romains, chapitre I, 25. Une interprétation allant dans le sens « qu’il soit béni à travers ces émanations divines » – éons – est fort possible. Ce passage de saint Paul pourrait très bien n’être qu’une longue polémique contre certains rivaux gnostiques et leurs mœurs.
1 Timothée 1,17. Une interprétation du christ en roi des émanations divines – éons – est également fort possible. Ce qui nous donnerait : « Au roi des éons, incorruptible, invisible, seul [vrai] Dieu, honneur et gloire pour tous les éons, Amen ! »
2 Timothée 4,18. Une interprétation en « À lui l’éclat de toutes ces émanations divines » – éons – est également fort possible.
Hébreux 5, 6. Une conception gnostique du style « Toi tu es prêtre à la façon d’une émanation divine, à la manière de Melchisédech » n’est nullement à exclure.
Philippiens 4, 20. Une vision du genre « À Dieu, et notre Père, l’éclat que constituent les émanations divines et les émanations de ces émanations – éons — » est aussi une interprétation gnostique concevable.
1 Corinthiens 2, 6-8. Pas de la sagesse de cet éon ni des pouvoirs de ces éons – serait une interprétation tout à fait plausible à la place du mot « monde » et situerait cet écrit dans le cadre d’une
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polémique contre certains gnostiques chrétiens (Apollos ? ? C’était un juif d’Alexandrie ne connaissant que le baptême de Jean. Actes des Apôtres 18, 24).
Galates 1, 5. « À lui la gloire à travers les éons » est une interprétation très plausible.
L’allusion juste après, à la possibilité qu’un ange vienne annoncer un évangile, pourrait très bien faire de ce passage une polémique contre certains gnostiques chrétiens plutôt que contre des judéo-chrétiens, ainsi qu’on l’a longtemps cru. La menace, quelques lignes plus loin, du recours à l’anathème, qui ne pouvait en principe s’appliquer à des juifs, va dans ce sens.
En outre pour certains auteurs l’épître de Paul aux Colossiens a aussi d’incontestables tendances gnostiques. La théologie des Colossiens, qu’il s’agisse de cosmologie, de christologie, de sotériologie, cette façon de penser que Jésus est au centre d’un système cosmologique et anthropologique, qui permet le salut du monde ; tout cela forme un système qui, effectivement, peut être rapproché des nombreux systèmes gnostiques du IIe siècle. Sous la plume de Paul, la gnôsis, c’est la connaissance de Dieu ; et elle s’oppose à « l’ignorance de Dieu » (agnôsia Théou ; cf. 1 Thess 4, 5 ; 2 Thess 1, 8 ; Ga 4, 8 et 1 Tim 6, 20). Dieu est connu (gnôtos) par ses œuvres (cf. Romains 1, 19-32). D’une manière générale, la position de Paul, qui fut en grande partie celle de Marcion, peut se résumer ainsi. L’apôtre a eu, soit par illumination, soit par une vision, soit par initiation, la révélation du salut apporté par le Christ (Paul déclare ce mystère « caché depuis l’origine, mais maintenant révélé par Dieu ») ; et a décidé de le révéler à son tour, afin de transmettre aux hommes « la sagesse mystérieuse de Dieu cachée à l’origine des temps ».
« Ayant une forme divine, il s’en est dépouillé pour prendre une forme d’esclave, devenant ainsi semblable aux hommes ». Il a été « habitu inventus ut homo » (Phil. 2, 7), mais le Christ de Paul n’était nullement un homme ; il existait avant toute chose (Col. 1, 16-17), il était le grand dieu des chrétiens et leur sauveur (Tite, 2, 13-14 et 3, 6). C’est à lui que s’adressaient leur culte et leurs prières. Pour Paul, le Christ était l’image du dieu invisible ; il l’appelait Kyrios (Seigneur), mot qui, dans la traduction grecque des Septante, désignait Iahvé. Il déclare qu’en lui « réside la plénitude de la divinité » (Col. 2, 9) et que tous les anges doivent l’adorer.
L’un des points essentiels de sa doctrine était la crucifixion, mais une crucifixion à la fois céleste, mythologique et symbolique (Gal. 3,1). Et ce spectacle ne devait pas être d’abord et avant tout terrifiant puisque Paul glorifie au contraire de cette croix du Christ par qui le monde est crucifié (Gal. 6, 14). Bien plus, Paul affirme (Col. 2, 15) que le Christ a supprimé la Loi juive en la clouant sur la croix ; nous voici bien loin de l’écriteau portant les mots « Jésus le nazoréen, roi des juifs » ; nous sommes dans un autre monde, et Paul ajoute « il a désarmé les Principautés et les Autorités et les a exposées à la risée du monde en les entraînant à la suite de son char triomphal, la croix ». Ces déclarations sont absolument incompatibles avec le récit évangélique classique de la Passion. Paul ne connaissait qu’un évangile, celui du Christ et il ignorait nos quatre évangiles actuels, ceux de Jésus. Malgré les retouches dont les épîtres ont été l’objet, on peut donc se rendre compte que Paul ne connaissait que le Christ alors que les évangiles, eux, célèbrent plutôt Jésus. C’est exclusivement dans les écrits de Paul que l’on trouve les expressions « pour le Christ », « en Christ », « au Christ », « avec le Christ », « le corps du Christ », « l’évangile du Christ », « le Christ est mort ». Paul n’a jamais écrit « Jésus a dit », « Jésus est né », « Jésus a répondu », « Jésus de Nazareth (ou de Bethléem) », « l’évangile de Jésus » (ou de Marc…), « Jésus est mort ». Jésus se rencontre presque à chaque ligne des Évangiles tandis que Christ ne se trouve que six fois en Marc et dix à douze fois en Matthieu ou en Luc. La fusion entre le Christ et Jésus ne put réussir que par l’insertion dans les épîtres pauliniennes du nom de Jésus sous une forme détournée « Christ-Jésus » d’abord, « Jésus-Christ » ensuite. Or, ce nom composé pour les besoins de la cause, est à peu près inconnu du Nouveau Testament en dehors des épîtres.
C’est très probablement par le biais de cette fusion, artificielle, entre le Christ et Jésus, qu’une partie du mythe du Christ a pu être mêlée dans nos évangiles à l’histoire plus ou moins légendaire d’un certain Jésus. Fait remarquable, tandis que le personnage central de la religion paulinienne est le Christ et que, par conséquent, le Christ devrait prédominer largement dans les évangiles (notamment dans celui de Marcion-Luc), c’est le contraire que l’on constate. Jésus s’y trouve plus de cent fois, le Christ une douzaine de fois.
Nous avons vu qu’il existait « un mystère du Christ » et que Paul en était le dispensateur (Rom. 11, 25, 16, 25, 1 Cor. 15, 51, Eph. 3, 3, 9, Col. 1, 27) parmi les païens. Eut-il l’intention de dévoiler au vulgaire les secrets de son initiation ? Voulut-il au contraire en doser la révélation selon le degré de science ou de sagesse (gnose) auquel étaient parvenus ses auditeurs ? Sans doute alla-t-il prêcher sur les places publiques des cités païennes les points principaux de sa doctrine ; mais cela ne l’empêchait vraisemblablement pas de classer ses fidèles en plusieurs groupes, et de réserver son
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enseignement le plus secret aux « spirituels » ou « parfaits » (1 Cor. 3, 1, 2, 6). À l’instar des esséniens et des hellénistes, son christianisme juif et hellénisé commencera par réserver la pistis (la foi ou la croyance) à ses simples fidèles de base, et la gnosis (la vraie connaissance) aux membres les plus élevés dans sa hiérarchie.
Ainsi que nous avons pu le voir, il a toujours existé dans le gnosticisme chrétien, deux types différents de comportements moraux.
Celui du gnosticisme hédoniste. Les âmes supérieures, celles des pneumatiques ou spirituels, étant prédestinées en quelque sorte aux sphères supérieures paradisiaques, elles peuvent faire ce qu’elles veulent de leur corps, cela n’a aucune importance, et n’affectera en rien le salut auquel elles sont destinées.
Celui du gnosticisme ascétique. Il importe de maîtriser et de châtier le corps pour permettre à l’âme d’accéder enfin aux sphères supérieures de type paradisiaque.
Paul devait appartenir à la sensibilité ascétique du gnosticisme chrétien, puisqu’à Corinthe il s’élèvera justement contre les conceptions de ces chrétiens gnostiques de tendance hédoniste.
1 Corinthiens 5,1 : « On entend parler chez vous de débauche, d’une débauche telle qu’il n’en existe même pas parmi les non-juifs ».
N.B. La lettre de Jude du Nouveau Testament vise d’ailleurs aussi certainement des chrétiens du même genre, sujets à diverses extases lors de leur repas de commensalité avec les dieu-ou-démons appelé l’eucharistie. « Il en va de même pour ceux qui, en plein délire, souillent leur chair » (Jude 8). « Ceux-là font tache dans vos repas de fête, gloutons qui se goinfrent sans pudeur » (Jude 12).
Précisons enfin que Paul n’a, bien entendu, pas connu la messe ; celle-ci fut instituée par l’Église très longtemps après lui. Le culte des chrétiens du temps de Paul n’était déjà plus néanmoins qu’en partie celui des synagogues. Il comportait des psaumes, des hymnes, des chants (Col. 3, 16), mais pas la lecture des textes sacrés.
La fin de la carrière de l’Apôtre des non-juifs nous est fort mal connue. Conduit à Rome sous bonne escorte, il y resta en résidence surveillée pendant au moins deux ans, en attendant son procès devant le tribunal impérial (Actes, chap. 27 et 28). La fin abrupte du Livre des Actes ne permet pas d’en dire davantage. En d’autres termes, sa grande carrière missionnaire a pris fin dès son arrestation à Jérusalem vers 58, et son action n’a plus jamais eu la même ampleur par la suite.
Du point de vue de sa participation à l’expansion chrétienne au 1er siècle, l’apôtre Paul n’a pas été le personnage d’exception que l’on imagine parfois en raison de la place que ses lettres occupent aujourd’hui dans le Nouveau Testament. Sa contribution à la diffusion de l’Évangile est demeurée régionale et son activité propre n’a duré qu’une douzaine d’années. On aurait également tort de croire que Paul a été le fondateur de la théologie chrétienne. Son apport doctrinal, qui ne fait que compléter celui de la première Église de Césarée ou d’Antioche, ne porte que sur deux points : l’appropriation du salut et sa conception des Églises locales. Sur ces deux sujets, l’épître aux Romains est très claire. Ces deux grandes idées reflètent l’expérience d’un homme soucieux de faire coexister et coopérer quotidiennement les juifs et les non-juifs, gagnés au Christ.
Au moment où l’apôtre Paul disparaît, la demi-douzaine d’Églises locales qui lui sont fidèles ne constitue qu’un petit noyau isolé au milieu de cinquante à cent communautés locales relevant toutes plus ou moins de Jérusalem ; et de ce fait, très réservées à l’égard des idées de Paul ou de sa soif d’indépendance vis-à-vis des synagogues.
L’Église Primitive s’est en effet rapidement divisée en deux courants.
— Le courant initial, celui de Jérusalem, plus formaliste, plus attaché à la lettre de la Loi juive, et aux prérogatives du peuple élu (Israël).
— Celui de Césarée puis d’Antioche, plus accessible à l’idée universelle, et plus accueillante aux païens.
Ces Églises ne sont pas rentrées dans le giron des synagogues, où leurs frères chrétiens d’autres obédiences étaient demeurés. Après quelques années d’effacement coïncidant avec la catastrophe nationale du judaïsme en 70, et avec ses suites immédiates ; nous les voyons s’enhardir peu à peu et présenter à leurs membres, ou aux autres chrétiens, une apologie de l’existence de communautés chrétiennes distinctes des synagogues. Vers 80 – 85, « l’œuvre à Théophile », composée de l’Évangile selon Luc et des Actes des Apôtres, donne une ampleur nouvelle à la première ébauche d’Évangile sortie trente ans plus tôt des milieux hellénistes. Deux grandes idées président à la composition de cette œuvre et notamment des Actes des Apôtres. La première est que c’est Paul – et
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non Jacques – qui est le véritable continuateur de Pierre et des Douze. La deuxième, c’est que l’enseignement du Christ a des racines profondément juives.
Il s’agit par conséquent d’une stratégie toute défensive, et cette argumentation reflète le complexe d’infériorité d’une minorité face à une immense majorité, encore étroitement liée aux synagogues. Elle fait d’un exalté comme Paul un juif presque conformiste. Les actes des Apôtres en disent plus sur les craintes et les peurs des héritiers de Paul, qui ont rédigé ce livre, que sur Paul lui-même.
La mémoire de Paul, après sa mort, paraît avoir subi, pendant cent ans, une sorte d’éclipse.
Dans les années qui suivirent la publication de cet ouvrage (le livre à Théophile c’est-à-dire l’Évangile selon Luc et Actes), les héritiers de Paul s’enhardiront néanmoins un peu plus. Même s’il subsiste des désaccords à ce sujet, on peut dire sans imprudence que, vers 85 – 90, les Églises fidèles à la mémoire de Paul ont également osé mettre en circulation quelques petits écrits placés sous le nom de leur Maître ; bien qu’il n’en soit pas le véritable auteur. Afin de propager des idées relatives à l’organisation des Églises et à la morale à y cultiver. Ces thèmes sont caractéristiques de groupes indépendants, obligés de se préoccuper concrètement de leur survie de tous les jours, alors qu’à la même époque les chrétiens de la majorité, eux, pouvaient se contenter d’accepter les règles reçues dans les synagogues. Les enseignements énoncés dans ces épîtres qualifiées de « deutéro-pauliniennes » se situent dans le prolongement de ceux que l’on trouve dans les épîtres authentiques.
Ces fausses lettres de Paul sont les deux épîtres à Timothée ainsi que celle qui est adressée à Tite, l’épître aux Éphésiens, et peut-être aussi l’épître aux Colossiens.
C’est entre 95 et 100 que les Églises pauliniennes se décidèrent à faire un dernier pas, rendu plus facile par l’exclusion désormais générale des chrétiens des synagogues : la constitution et la publication de la collection de toutes ces épîtres. Depuis plus de quarante ans, ces lettres adressées à telle ou telle Église dormaient dans les archives des communautés destinataires, relues peut-être de temps à autre, mais nullement diffusées. L’apôtre des païens s’y était exprimé de la façon la plus franche, la plus directe, parfois la plus brutale. Puisque les chrétiens étaient désormais totalement exclus des synagogues, la divulgation de ces documents explosifs (très antisémites par exemple…) ne leur faisait plus risquer quoi que ce soit.
Rien ne permet de penser néanmoins que cette collection des épîtres de Paul a eu alors une influence considérable. Le IIe siècle chrétien cite fort peu l’Apôtre des non-juifs (goïm) et ne l’a pas beaucoup lu. Ce ne sera que quand la nécessité d’une liste officielle de nouvelles écritures sacrées (canon) se sera fait sentir, avec Marcion, vers 140, que Paul prendra de l’importance. Ses lettres sortiront alors des archives pour devenir la base de la théologie chrétienne. Mais si, pendant longtemps, Paul fut ignoré des premiers chrétiens, c’est sans doute parce qu’ils ne le connaissaient pas, ou ne voulaient pas le connaître.
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LES PREMIERS CHRÉTIENS ET L’ESCLAVAGE.
« Il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ qui est tout en tous » (Col 3, 11).
Un fait massif demeure néanmoins, ni Jésus le nazoréen ni les premiers chrétiens n’ont explicitement demandé l’abolition de l’esclavage. Il n’y a pas un mot à ce sujet dans les quatre évangiles, et il y a même pire (la lettre de Saint Paul à ce propos).
L’épître à Philémon, la plus courte des lettres de saint Paul, aborde un cas concret où justement Paul à l’occasion d’appliquer les considérations théoriques qu’on vient de lire : un esclave évadé est converti par Paul qui écrit à son maître pour intercéder en sa faveur. Mais dans quel but précis ? On cherche en vain dans ce billet une demande explicite d’émancipation. Comme par ailleurs, Paul prêche aux esclaves le maintien de leur état (1 Co 7, 21-22) et l’obéissance à leurs maîtres (Col 2, 22-25), on s’interroge : que valent ces déclarations d’égalité fondées sur une appartenance commune au Christ ?
Avant d’esquisser une réponse, il nous faut considérer l’épître à Philémon avec l’attention qui convient
Paul est prisonnier à cause de son activité apostolique (« prisonnier du Christ Jésus… dans ces chaînes que me vaut l’Évangile » : voir versets 1 et 9 à13). Les conditions de sa captivité sont relativement clémentes, puisque disciples et collaborateurs ont libre accès auprès de lui (voir versets 1 et 23-24).
Bien des obscurités entourent néanmoins les destinataires de cette épître. Pourtant, le nom de Philémon est attesté en Phrygie où se situe la ville de Colosses ; ajoutez la parenté avec la lettre aux Colossiens, et vous comprendrez qu’on songe le plus souvent à cette ville pour y fixer le domicile de Philémon.
La lettre est adressée non seulement à ce dernier, mais encore à la communauté chrétienne qui se réunit dans sa maison (cf. 1 Co 16, 19 ; Rm 16, 5 ; Col 4, 15). Rien ne prouve que Philémon ait été le président de cette communauté. Par contre, il y a fait figure de notable et de bienfaiteur insigne (versets 5-7). C’est Paul lui-même qui l’a amené au christianisme, comme il nous l’apprend à mots couverts (verset 19). À Philémon est associée « Apphia, notre sœur » qu’accompagne « Archippe, notre compagnon d’armes », les deux pouvant être respectivement la femme et le fils du premier.
Le fait qui a occasionné cette lettre est le suivant. Philémon avait parmi sa domesticité un esclave nommé Onésime. Celui-ci s’est enfui de la maison de son maître. On ignore pourquoi. Il n’est pas sûr, malgré les versets 18-19, qu’il l’ait volé. Néanmoins, ce départ a dû causer un tort grave à Philémon. Onésime, au hasard de sa fuite et dans des circonstances qu’il est impossible de déterminer, rencontre Paul dans la ville où il est incarcéré. Sous la direction de l’apôtre, il se convertit à la foi chrétienne, devenant pour lui un authentique fils spirituel.
Cet esclave fugitif, Paul le renvoie à son maître (verset 12) avec un billet : la lettre à Philémon.
Qu’espérait Paul en écrivant ce mot à l’adresse de Philémon ? D’après ses propres paroles, il comptait bien que, grâce à ses recommandations et au nouvel état d’Onésime (converti au christianisme), Philémon le recevrait « non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère très cher » (verset 16). Paul espère-t-il davantage ? On comprend souvent les versets13-14 dans ce sens que Paul aurait voulu garder Onésime auprès de lui, mais qu’il n’a pas voulu imposer ce geste à Philémon, le laissant à sa discrétion. C’est possible. En tous cas, il n’apparaît pas que Paul sollicite en même temps l’affranchissement de l’esclave : celui-ci, tout en revenant assister Paul, serait resté la propriété de Philémon.
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Ce billet a seulement les apparences de la correspondance privée. Sans doute vise-t-il à régler un cas personnel. Mais le discours, on l’a vu, est destiné à la communauté qui s’assemble chez Philémon et c’est à tous que Paul adresse ses salutations (verset 3) comme il le fait dans ses lettres aux communautés. Le problème est que nulle part, ni dans la lettre à Philémon ni dans le reste de sa correspondance, Paul ne fait campagne contre l’esclavage. Son programme n’implique donc pas la fin de cette institution. On doit en dire autant du Nouveau Testament en général, lequel n’apporte aucune caution aux mouvements antiesclavagistes : bien au contraire, pourrait-on dire, puisque dans les règles domestiques qu’il édicte (Col 3,22-25 ; Ep 6,5-8 ; Tit 2,9-10 ; 1 P 2,18-22) il considère l’esclavage comme « normal ». L’esclavage reste un fait qui n’est pas discuté comme tel : il est simplement soumis comme les autres rapports sociaux à des règles supérieures. La « conquête » des esprits par le christianisme n’a donc provoqué ni révoltes d’esclaves ni augmentation de leurs fuites, autant d’actes qui mettaient en péril l’ordre et l’économie de la société antique. Les propriétaires sont seulement appelés à accorder à leurs esclaves ce qui est « juste et équitable »(Col 4, 1), des termes qui sont repris de l’antique morale sociale.
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CONDITION FÉMININE.
Certains textes de Paul révèlent des contradictions que le passage de 1 Corinthiens 11, 2-16 sur le voile des femmes DANS CERTAINES CIRCONSTANCES (lors des prières) fait éclater au grand jour.
La première lettre de Paul aux Corinthiens (11/2-16) est en effet le premier écrit issu des religions monolâtres à avoir lié le voile des femmes à leur relation à Dieu. Ce passage, comparé à d’autres textes de Paul et aux coutumes païennes de son temps, permet de distinguer deux courants : la tradition théologique de Paul et les coutumes du monde méditerranéen. Le voile des femmes étant le signe visible de leur subordination, Paul n’a pas réussi à concilier la notion philosophique d’égalité fondamentale entre les sexes avec la coutume du voile.
Des trois religions monolâtres de masse, le christianisme a été la première à imposer le voile aux femmes DANS CERTAINES CIRCONSTANCES (prières) en avançant des arguments strictement religieux, c’est-à-dire en incluant le voile dans une démonstration théologique. Dans les écritures monolâtres que sont la Bible hébraïque, le Nouveau Testament et le Coran, seule la première lettre de Paul aux Corinthiens (11, 2-16) justifie le port du voile par les femmes en l’appliquant aux rapports à Dieu qu’ont les hommes et les femmes 1). L’intérêt particulier de ce texte est d’avoir généré tout un discours sur la tenue des femmes et de leur avoir durablement imposé de se couvrir la tête dans tout le monde chrétien alors que le voile des femmes n’était auparavant qu’une pièce de vêtement d’origine païenne localisée dans les villes des pourtours de la Méditerranée aussi bien en Orient qu’en Occident (cf. les femmes celtibères d’après Strabon). À la fin du XXe siècle, dans les pays méditerranéens, en Europe du Sud et en Orient chrétien, ainsi que chez les religieuses des trois grandes confessions chrétiennes, les femmes portent encore souvent un voile ou un foulard. De nombreux Pères de l’Église, aussi bien en Orient qu’en Occident (cf. Tertullien), ont repris et commenté le texte de Paul pour en garantir la portée législative universelle. La coutume, citadine et païenne, du voile des femmes acquiert avec Paul un statut religieux et cultuel, ce que le judaïsme a évité 1).
Le texte de Paul pose un problème majeur. En écrivant son texte sur le voile des femmes, Paul contredit ouvertement sa propre théologie. Ce passage nous montre, en effet, que légitimer le voile des femmes avec des arguments aussi étranges les uns que les autres affaiblit le message religieux. Paul n’a pas pu ou n’a pas voulu se débarrasser complètement des coutumes du monde auquel il appartenait marqué par la soumission de la femme. Il récupère en effet la coutume du voile des femmes pour contrôler les chrétiennes qui auraient pu croire que la liberté leur était offerte au même titre que les hommes. Il ne peut admettre qu’une théologie puisse déboucher sur des conséquences pratiques : l’égalité entre les sexes.
Dans le judaïsme les hommes se couvrent (Exode 28, 40 ; Lévitique 10,6 ; Ezéchiel 44, 18-20) ; les prêtres ont une coiffure honorifique ; au Ier siècle les lecteurs de la synagogue mettaient des voiles de prière ; depuis le IVe siècle au moins, les hommes se couvrent la tête pour prier ou lire la Torah. À Rome avoir la tête nue n’est pas un signe de liberté pour l’homme, qui prie et sacrifie la tête couverte (devotio, oblatio). En Grèce si la femme se couvre souvent, les deux sexes prient tête nue, sauf en ce qui concerne quelques cultes bien précis (mystères). Quant à Velléda elle prophétisait tête nue, mais portait un manteau à capuchon les jours de pluie ou d’hiver.
Paul en l’occurrence ne fait que reprendre l’article 40 du code de lois de Téglath-Phalasar Ier, roi d’Assyrie de 1116 à 1077 avant notre ère, qui précise qui devait ou ne devait pas être voilé.
Les femmes mariées, les veuves et les femmes assyriennes ne doivent pas avoir la tête découverte quand elles sortent dans la rue. Les filles de bonne condition doivent être voilées, soit par un voile, une robe ou un [manteau] ; elles ne doivent pas avoir la tête découverte.
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Une concubine dans la rue avec sa maîtresse doit être voilée. Une hiérodule qui s’est mariée doit être voilée dans la rue, mais une hiérodule célibataire doit avoir la tête découverte ; elle ne peut pas être voilée.
Une prostituée ne doit pas être voilée ; sa tête doit être découverte.
Tout homme qui voit une prostituée voilée doit l’appréhender, produire des témoins et l’amener à l’entrée du palais. Bien que ses bijoux ne puissent être saisis, celui qui l’a appréhendée peut néanmoins prendre ses vêtements. Elle sera fustigée (cinquante coups de canne) et on lui versera du bitume sur la tête.
Si un homme voit une prostituée voilée et la laisse partir plutôt que de l’amener à l’entrée du palais, il sera lui-même bastonné (50 coups de verge). Ses oreilles seront percées d’une corde attachée derrière lui, et il sera condamné à un mois de travaux forcés pour le roi.
Les filles esclaves ne doivent pas non plus être voilées. Tout homme qui voit une esclave voilée doit l’appréhender et l’amener à l’entrée du palais. Ses oreilles seront coupées, et l’homme qui l’aura appréhendée pourra prendre ses vêtements (G.R. Driver et J.C. Miles « Code législatif assyrien »).
MARIAGE MIXTE.
Les mariages mixtes, bien que très discutés dans les communautés juives d’origine, furent admis voire encouragés par saint Paul dans le sens mari païen épouse chrétienne, car les enfants étaient alors évidemment chrétiens.
1 Co 7, 13.
Et si une femme a un mari non croyant, et qu’il consente à habiter avec elle, qu’elle ne répudie point son mari.
Car le mari non croyant est sanctifié par la femme, et la femme non-croyante est sanctifiée par le frère ; autrement, vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints.
Si le non-croyant se sépare, qu’il se sépare ; le frère ou la sœur ne sont pas liés dans ces cas-là. Dieu nous a appelés à vivre en paix.
Mais cet état d’esprit changera peu à peu et à partir du milieu du IIe siècle les mariages mixtes seront contestés puis rejetés. Justin de Naplouse (l’auteur du dialogue avec le juif Tryphon) écrit au Sénat romain pour défendre une convertie au christianisme qui veut divorcer de son mari resté païen (deuxième apologie).
Vers 200, Tertullien interprète le mariage mixte comme une profanation de la femme et l’évêque Cyprien de Carthage (De Lapsis 6) range les mariages mixtes dans une longue liste de fautes graves
« Chacun était désireux d’accroître ses biens ; et oubliant ce que les croyants avaient fait auparavant au temps des apôtres, ou devaient toujours faire…… Ils s’étaient unis par les liens du mariage avec des incroyants ; ils avaient prostitué des membres du Christ aux païens ».
Et les récits de martyre fournissent des exemples assez nombreux de désertion du foyer ou d’abandon familial.
N’oublions pas en outre le cas des diaconesses montanistes Maximilla et Priscilla « qui avaient été mariées, mais avaient quitté leurs maris pour être élevées par Montanus au rang de vierges consacrées dans son église ».
1) Pour ce qui est du Coran, il ne s’agit au départ que de prescriptions concernant les femmes de Mahomet. Seul le dogme musulman de l’isma a fait que ce conseil d’Omar fut par la suite étendu à toutes les croyantes. Voir nos notes à venir sur le sujet.
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DE L’APPARITION DES PREMIÈRES ÉGLISES.
En dehors des cas isolés du diacre Nicolas, de l’eunuque de la reine d’Éthiopie, et du mythique Corneille, il n’y a pas trace de païens convertis à Jérusalem ni en Judée, dans les années qui suivirent immédiatement la mort de Jésus soit vers l’an 30 de notre ère. On n’y voit pas non plus de « chrétiens » et la terminologie moderne de « judéo-chrétiens » pour en parler n’est pas très heureuse.
Il est difficile de fixer la date de la séparation qui interviendra par la suite entre les juifs et les chrétiens ou entre la synagogue et l’Église c’est-à-dire concrètement le moment où les chrétiens ont cessé d’être expulsés des synagogues pour la bonne et simple raison qu’il ne leur venait plus à l’idée de s’y rendre. On peut la situer après 70 avec la prise de Jérusalem et sa conséquence immédiate la fondation de l’école rabbinique de Javné ou Jabné par Yohanan ben Zakkaï ; ou avant l’an 135 avec la fin de la révolte de Bar Kochba et la destruction de Jérusalem qui est rasée et rebaptisée Aelia Capitolina. Les chrétiens ont en effet refusé de prendre part à la défense de la ville.
Mais ces derniers avaient rejoint la communauté chrétienne du lieu, sans pour autant rompre avec les pratiques du judaïsme, y compris le culte synagogal. Ils avaient évidemment de bonnes raisons de le faire puisque, comme l’a souligné John Toland, Jésus-Christ « n’était pas venu abroger la Loi » [Mt 5, 17], mais accomplir « les promesses faites à nos pères en faveur d’Abraham et de sa race à jamais » [Lc 1, 55]. Ces chrétiens, parfaitement orthodoxes, ne « judaïsent » pas, ils sont juifs tout simplement, et le restent. Ils sont l’Église venue de la Circoncision, Ecclesia ex circumcisione, les chrétiens d’entre les juifs dit Toland, comme les païens convertis pour lesquels Paul a revendiqué le droit de ne pas être soumis aux pratiques juives, sont l’Église venue des païens, Ecclesia ex gentibus. Les chrétiens d’entre les Gentils dit Toland.
Ce qui est certain c’est que dans les synagogues de Palestine, on récitait à l’époque la prière dite des « Dix-huit bénédictions », quel qu’en soit d’ailleurs le nombre exact ; mais, vers les années 90, les autorités rabbiniques ajoutèrent, en douzième position, une « bénédiction » des hérétiques, en fait une malédiction, qui signa la rupture avec le christianisme naissant.
Le texte de cette douzième « bénédiction » dans sa version palestinienne, est le suivant.
« Pour les apostats, qu’il n’y ait pas d’espoir ;
Et que le royaume de l’impertinence soit déraciné de nos jours ;
Que les notsrim et les minim (hérétiques) disparaissent en un clin d’œil,
Qu’ils soient effacés du livre des vivants et ne soient pas inscrits au nombre des justes.
Béni sois-tu Seigneur, qui soumets les impudents ».
Cette « bénédiction » fut martelée trois fois par jour, dans les synagogues, comme un leitmotiv. Elle était dirigée contre l’Empire romain (le royaume de l’impertinence !), mais également contre tous les dissidents du judaïsme rabbinique (apostats, hérétiques), parmi lesquels sont nommément désignés les juifs passés dans la « secte » des nazoréens (notsrim).
Que l’on veuille bien imaginer la position intenable dans laquelle se trouvaient alors ces chrétiens quand ils participaient au culte synagogal ! Comment pouvaient-ils répondre à la douzième « bénédiction » (Béni sois-tu Seigneur, qui soumets les impudents) sans se renier eux-mêmes ? Et la situation du nazoréen était pire encore lorsqu’il était invité à lire les dix-huit bénédictions en question. En effet, s’il butait sur la douzième « bénédiction », on l’obligeait à recommencer ; car on se méfiait alors comme de la peste de tout déviant mettant en cause le judaïsme normatif défini à Yabneh après la chute de Jérusalem en l’an 70.
Les premiers chrétiens demeureront néanmoins majoritairement juifs jusqu’au milieu du IIe siècle.
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Deux tendances différentes se détacheront néanmoins peu à peu parmi ces divers mouvements.
L’une, que l’on peut qualifier de nazoréenne ou d’ébionite, se revendique de l’autorité de Jacques, le frère de Jésus (exécuté en 62) et de Simon-Pierre (mis à mort en 64). Voir à ce sujet le Nazarenus de John Toland et notamment son édition de 1710 intitulée christianisme judaïque et mahométan, dédiée au Prince Eugène de Savoie.
L’autre se référant à Étienne et aux Hellénistes, comme Philippe, le christianisme philosophique et païen (payen dans le texte de Toland)
Ces deux christianismes différents coexisteront sans se mêler, celui de Jérusalem et celui de Césarée, et quand ils se rencontreront (à Antioche) il y aura conflit.
Il faut donc avoir constamment à l’esprit ce fait quand on parle des débuts du christianisme, du culte, des prières ou des conceptions, des premiers chrétiens.
LE CULTE.
Les tout premiers chrétiens n’avaient évidemment pas de sanctuaires spécifiques et utilisaient les synagogues ou de simples lieux privés quand cela n’était pas possible. Le rituel hebdomadaire de base était celui des synagogues le jour de sabbat.
Lecture d’Écritures suivant le calendrier ; prédication ; prières et bénédiction. Les fêtes juives, en particulier la Pâque, gardaient leur place dans le calendrier des nazoréens chrétiens, tout en acquérant évidemment un sens nouveau lié aux événements. De nouveaux textes du genre midrash (par exemple des portraits robots du messie d’après les Écritures) furent écrits pour l’occasion, afin d’être lus et diffusés ces jours-là ; et certains furent d’ailleurs incorporés quelques années plus tard dans ce qui allait devenir le Nouveau Testament, contribuant ainsi à en modifier considérablement le sens.
Tel est sans doute le cas du récit de la passion. Ce n’est absolument pas un reportage de ce qui s’est alors déroulé, mais un nouvel écrit, soigneusement élaboré, afin d’accompagner la célébration chrétienne de la Pâque. D’autres passages du Nouveau Testament font penser à des hymnes ou à des confessions de croyance christologique devant être chantés ou récités lors des cérémonies du culte (Hymnes de Luc, chap. 1 et 2 ; Philippiens 2, 6-11 ; Colossiens 1, 15-20 ; 1 Timothée 6, 15-16 ;, etc.). La personne et l’œuvre du nouveau Josué y sont glorifiées. Ces hymnes ou ces professions de foi, élaborés plusieurs années après les faits, ont été ensuite, comme nous l’avons vu, intégrés dans ce qui allait devenir le Nouveau Testament.
Idem des formules plus brèves résumant la croyance chrétienne en deux ou trois mots comme « Jésus est Seigneur » (Romains 10, 9 ; 1 Corinthien 12, 3 ; 2 Corinthiens 4, 5 ; Colossiens 2, 6 ; et autres).
Leur degré d’objectivité est évidemment égal à zéro, elles ne font que refléter les convictions de ceux qui les ont écrites, n’ont aucune valeur historique, et s’apparentent à de l’autosuggestion (kérygme), ou répondent à des polémiques aujourd’hui oubliées.
Jésus est Seigneur veut par exemple dire : l’homme Jésus que nous connaissons est le Christ – Messie – annoncé par les Saintes Écritures, il est dieu et doit régir nos vies, non pas rester une simple abstraction (cf. la notion de Christ Roi). Ce qui contredit quelque peu la laïcité telle qu’elle est prônée par certains aujourd’hui d’ailleurs.
Le culte chrétien ne se limite pourtant pas à un simple culte synagogal enrichi d’hymnes ou de profession de foi christologique relevant de la méthode Coué (autosuggestion). Il s’y ajoute, dès une date très ancienne (dès le début ? ?) le baptême et la sainte cène.
Les premiers baptêmes chrétiens furent très simples et destinés à purifier le pécheur dans de l’eau à l’instar de celui de Jean Baptiste (car Jésus lui-même n’a jamais baptisé, ce n’est pas là le moindre des paradoxes).
Le baptême chrétien, proposé à tous ceux qui reconnaissaient Jésus comme le messie, est la continuation de celui que Jean dispensait au gué de Bethabara (ou d’Aenon selon le 4e Évangile).
Mais différents ajouts ultérieurs en modifieront le sens.
Au baptême de Jean des premiers apôtres Paul ajouta une autre dimension, plus gnostique, celle du baptême par descente du Saint-Esprit sur le baptisé ; (d’où, sans doute, l’ajout postérieur, dans les textes initiaux, de l’épisode de la colombe descendant sur Jésus lors de son baptême à lui).
« Apollos, un juif originaire d’Alexandrie, arriva à Éphèse. Il était éloquent, grand connaisseur des Écritures, initié dans la voie du Seigneur. Bouillant d’Esprit, il parlait de Jésus et enseignait avec justesse à son propos bien que connaissant seulement le baptême de Jean… Paul a dit… alors ils
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l’ont écouté puis ont été baptisés au nom du Seigneur Jésus. Paul posait les mains sur eux et le Saint-Esprit descendait » (Actes des Apôtres. 18, 24 ; 19,7).
Pratique également attribuée après coup à Jean et à Pierre par le rédacteur des Actes, lors du baptême de Simon le Magicien (Actes 8, 16). Ce baptême ne concernait évidemment que les adultes au début, l’usage de faire baptiser les enfants encore nourrissons ne viendra que plus tard (sans doute avec les montanistes).
Le repas de commensalité avec les dieu-ou-démons (les agapes et l’eucharistie).
La coutume du « repas du Seigneur » a été très tôt considérée comme ayant été instituée par le nouveau Josué lui-même, de son vivant (ce qui reste à démontrer) ; mais c’est plutôt néanmoins au dernier repas pris par Jésus avec ses disciples, que l’on se référait (1 Corinthien 11, 23-26 ; Marc 14, 22-25).
Le sacrifice du Christ ayant racheté une fois pour toutes ceux qui croient en lui, la plus totale liberté est permise au croyant, car, quoi qu’il fasse, il sera sauvé (Prédestination).
Voilà ce que pensaient une bonne partie des chrétiens du 1er ou du IIe siècle de notre ère. Ces illuminés n’ayant jamais connu la loi juive, ils avaient en ce qui concerne la liberté apportée par le christ une idée bien évidemment très différente de celle du puritain saint Paul.
Ce christianisme du 1er siècle allait du puritanisme à l’extrême enthousiasme. Notamment à Corinthe, où les rituels avaient toujours été spectaculaires. Notamment ceux qui étaient accomplis en l’honneur de Dionysos, le célèbre dieu-ou-démon rédempteur, qui sauvait ses fidèles des ténèbres de la mort en leur apparaissant lors de transes extatiques, ou en leur procurant diverses visions de l’au-delà. Ces premiers chrétiens avaient donc eux aussi fréquemment des extases, ou des réactions extatiques, lors de leur repas de commensalité avec les dieu-ou-démons, et plus précisément lors de l’administration de l’Eucharistie.
Ainsi que l’a très bien vu John Toland, dans son livre intitulé « pour un christianisme sans mystère », beaucoup des chrétiens de ce temps-là s’adressaient à Jésus en utilisant les mêmes termes que les bacchantes vis-à-vis de Dionysos. Ils faisaient aussi un grand usage du vin lors des eucharisties, une autre des caractéristiques du culte dionysiaque.
Les agapes ou les banquets de communion eucharistique des chrétiens de Corinthe (leurs repas de commensalité « devogdonion ») n’étaient pas des beuveries, et si le vin y coulait à flots chez eux ; c’était tout simplement parce qu’il était, en tant que sang du christ, au sens plein du terme, et non de façon seulement symbolique, un authentique gage d’immortalité (tout comme dans le cas de Dionysos, encore une fois répétons-le).
À Jérusalem la vie communautaire très intense des judéo-chrétiens comportait aussi des repas en commun, mais plus modestes apparemment, appelés « casse pain » (Actes 2, 42-46). Nous ignorons la périodicité de ces « repas du Seigneur », qui a d’ailleurs pu varier d’une Église à l’autre, ou d’une période à l’autre. Nous ignorons également si le partage liturgique de la coupe et du pain avait lieu au cours d’un vrai repas communautaire du genre des « agapes » condamnées par saint Paul à Corinthe. Ce qui est certain c’est que la séparation ou distinction entre le repas de commensalité « devogdonion » (le « sacrement ») et le repas fraternel ne s’est opérée que lentement ; et qu’un véritable rituel de la Sainte Cène (plus tard appelé « eucharistie », mot grec signifiant « Action de grâces ») ne fera son apparition qu’une fois cette distinction opérée.
ORGANISATION.
Les Églises chrétiennes de la fin du 1er siècle, outre qu’elles sont encore bien petites, sont fort mal organisées. Le système très centralisé que l’Église de Jérusalem avait fait régner pendant une trentaine d’années cédera la place, lors de la grande crise de 62 à 70, à un régime de congrégations, où chaque Église locale jouira d’une complète liberté.
La seule coordination existant entre ces cellules indépendantes était l’échange de visites ; soumises à une certaine méfiance à l’égard des visiteurs trop insistants d’ailleurs (cf. la Didaché, petit écrit datant des toutes dernières années du 1er ou du début du IIe siècle, chap. 11-12).
Les Églises sorties des synagogues vers la fin du 1er siècle – la grande majorité – semblent avoir été dirigées par un collège d’anciens (en grec « presbyteroi ») parmi lesquels certains étaient plus spécialement chargés des questions matérielles (finances et distribution des secours : les diacres).
Dans les Églises fondées par Paul d’après le mode d’organisation des communautés esséniennes, de toute façon elles-mêmes proches des synagogues, on avait plutôt des épiscopes, associés à des diacres des deux sexes (cf. Philippiens 1, 1). L’accent était mis sur les visions ou les charismes
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particuliers des uns ou des autres, pouvant inciter à mettre un fidèle au service de la communauté, suivant ses capacités ; afin de répondre à tel ou tel besoin, spirituel, social ou cultuel (cf. 1 Corinthiens, chap. 12 à 14).
Paul, 2 Corinthiens 12, 2-4 : « Je connais quelqu’un en Christ qui, quatorze ans auparavant, soit corporellement soit sans son corps, je ne sais pas (Dieu seul le sait) a été ravi jusqu’au 3e ciel… au Paradis ; et y a entendu des choses indicibles ».
Vers la fin du 1er siècle, ce côté un peu « illuminé » ou « pentecôtiste » des communautés pauliniennes commença de s’effacer, on assista donc assez vite à une certaine uniformisation de l’organisation communautaire. Les ministères restèrent encore un bénévolat à temps partiel, mais se spécialisèrent davantage. Les épiscopes acquirent une autorité croissante, puisque les Églises se rallièrent peu à peu au système monarchique, qui permettait à chaque communauté d’avoir un représentant autorisé. Il y avait aussi, à côté de l’épiscope, des anciens et des diacres, sans qu’il y eût de hiérarchie très nette entre ces ministères.
La prédication, présente dans le culte de toutes les Églises, prenait sans doute des formes diverses d’un lieu à l’autre. Discours inspiré des prophètes ou commentaire de textes de l’Écriture comme à la synagogue, elle comportait presque toujours un enseignement dont les parties relatives à la morale des épîtres nous donnent quelques idées (cf. par exemple Romains, 12, 1 à 15 ; 13). On notera en particulier les « codes domestiques » (Éphésiens 5, 21 à 6, 9 ; Colossiens 3, 18 à 4, 1 ; 1 Pierre 2, 13 à 3, 7, etc.) qui appellent les diverses catégories familiales et sociales, à la soumission mutuelle. Ces enseignements moraux étaient des emprunts directs au stoïcisme populaire alors extrêmement répandu parmi les païens de culture gréco-romaine, mais ces développements moraux renfermaient aussi beaucoup d’éléments venus du judaïsme de langue grecque.
Paul opposait son message simultanément à la pensée juive et à la pensée grecque (1 Corinthiens 1, 18-25), mais cette option ne fut pas partagée par les prédicateurs chrétiens des deux ou trois générations suivantes ; qui hésitèrent entre le modèle juif (Épître de Jacques, « Le Pasteur » d’Hermas, etc.) et le modèle grec (Épître aux Hébreux du pseudo Barnabé…). Tout comme les héritiers de la tradition paulinienne eux-mêmes d’ailleurs : leurs épîtres pastorales (les 2 épîtres à Timothée ainsi que celle qui est adressée à Tite) se réduisent à des conseils pratiques passablement conformistes pour la vie de la communauté.
Il n’est pas très étonnant dans ces conditions que le refus du conformisme social et moral, n’ayant plus sa place dans le mouvement paulinien, ait trouvé refuge dans les tendances gnostiques du christianisme des origines (voir le cas des nicolaïtes).
La première génération, aux effectifs squelettiques, a fait de grands efforts pour faire connaître son message autour d’elle. À Jérusalem, la première expansion chrétienne s’est faite par l’apostolat des disciples immédiats. Cet apostolat, qui ne se confond pas avec le groupe des Douze (le cas de Paul le montre à l’évidence) a été pendant cette période une institution capitale, dotée de règles coutumières relativement précises (cf. 1 Corinthiens chap. 9).
Par la suite, même si ces missionnaires itinérants n’ont pas totalement disparu, leur autorité fut considérablement réduite.
Le christianisme des deuxième et troisième générations compte surtout sur la présence de communautés et sur les individus, pour assurer la diffusion du message. Par exemple Jean 13, 34-35 ; 17, 20-23 ; 1 Pierre 2, 11-12. L’expansion amorcée durant la première génération se poursuit.
La première phase de développement du christianisme est donc caractérisée par un double regroupement.
Le regroupement entre les héritiers de Jacques et de Pierre, de tendance judéo-chrétienne, et le regroupement à l’intérieur du courant helléniste, rejoint par l’ex-sympathisant essénien de Tarse nommé Saül/Paul.
Aucune statistique, même approximative, n’est possible, mais on peut risquer quelques indications chiffrées. Vers 60-70, il y avait au maximum 10 000 chrétiens répartis entre quelques dizaines de communautés locales, dont une demi-douzaine était d’obédience paulinienne ; face à plusieurs millions de juifs.
À la fin du 1er siècle, il y avait peut-être cent mille chrétiens dans l’Empire romain et dans l’empire parthe. La petite minorité chrétienne restait modeste, mais était désormais présente sur tout le pourtour de la Méditerranée, ou dans de vastes régions de l’empire parthe, bien au-delà des limites de la Mésopotamie.
Cette minorité était trop faible pour attirer l’attention d’observateurs extérieurs, sauf circonstances exceptionnelles comme l’incendie de Rome en 64 ; ou le zèle un peu courtisan des autorités romaines
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de Bithynie en 111. Voir la correspondance étudiée plus haut entre Pline le Jeune et l’empereur Trajan, à propos des chrétiens de cette province.
Ce n’est que beaucoup plus tard, dans le courant du IIe siècle, que le christianisme deviendra sujet à polémique publique, et s’attirera les critiques virulentes d’un Lucien de Samosate, d’un Celse ou d’un Porphyre, voire d’un Julien.
Le IIe siècle est donc un des moments clés de l’histoire du christianisme. Le dogme, encore hésitant au 1er siècle, se forme, se précise. Jésus marche vers la divinité, il l’atteint, et sa métaphysique, son culte, la conception que l’on se fait de sa personne, se confondent avec les doctrines judéoalexandrines et les théories de Philon sur la parole de Dieu, le « logos » grec. Mais le terme logos appliqué au nouveau Josué est encore bien ambigu. Il peut faire de Jésus soit la parole de Dieu soit un archétype divin (de l’Homme idéal et absolu, comme dans le couple gnostique Anthropos/Ecclesia, Homme/Église?)
LE VERUS ISRAËL OU LA GRANDE ÉGLISE.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, les tout premiers chrétiens furent des juifs pieux et fréquentant assidument la synagogue de leur ville. L’évolution rapide du contenu de leur message de leur nombre et de leurs origines (de plus en plus de goyim parmi eux) ne fut pas sans faire des remous dans les communautés juives de leur époque et susciter des tensions entre Judéens pharisiens, non messianistes, et Judéens chrétiens, messianistes.
À partir de quelle date est-il raisonnable de considérer que juifs et chrétiens ne font plus partie de la même communauté religieuse et ne pratiquent plus le même culte ? Difficile à dire. L’historiographie hésite entre 70, année de l’écrasement de la première révolte juive et de la prise de Jérusalem par Titus qui fait incendier le Temple, et 135, année de l’ultime et désespérée révolte des derniers juifs de Palestine menée par le Messie Bar Kokhba. Jérusalem sera rasée et une ville neuve romaine interdite aux Juifs, Aelia Capitolina, construite à la place.
Selon qu’on l’aborde du point de vue chrétien ou du point de vue juif pharisien, le phénomène de différenciation entamé à partir des années 70 s’envisage pour les premiers en termes de « séparation », pour les seconds en termes de « rupture. Cette différenciation s’étend à tous les autres groupes judéens, dans un processus qui semble consommé entre 135 et 150 alors que jusque-là le christianisme ne se concevait pas comme une religion indépendante du judaïsme.
L’opposition entre pharisiens et chrétiens se cristallisera essentiellement sur deux points : les observances (par exemple la circoncision ou les prescriptions alimentaires) de la Torah – que l’on retrouvera compilées du côté pharisien dans la Mishnah du Talmud au cours du IIe siècle – et les interprétations de la Torah, compilées, du côté « pharisien », dans le Midrash. Ce second axe sera décisif au IIe siècle en termes de différenciation selon que l’on accepte ou non la messianité du Nazaréen Jésus et le Talmud (hébreu talmud, « étude ») sera l’un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique.
Rédigé dans un mélange d’hébreu et de judéo-araméen et composé de la Mishna puis de la Guemara, il rassemble les discussions rabbiniques sur les divers sujets de la Loi juive telle qu’exposée dans la Bible hébraïque et son versant oral, abordant entre autres le droit civil et matrimonial, mais traitant aussi, au détour de ces questions, de points d’éthique, de médecine, etc. N.B. Il existe deux versions du Talmud, le Talmud de Jérusalem et le Talmud de Babylone.
Ces divergences apparaissent indépendamment de celles qui opposaient déjà les chrétiens hellénisés aux chrétiens judéens concernant également les observances.
Les communautés chrétiennes (toujours incluses dans le judaïsme) vont donc progressivement soit quasiment disparaître comme les judéo-chrétiens, soit diverger de plus en plus du judaïsme à la faveur d’interprétations différentes des Écritures, de l’intégration de nouvelles traditions orales puis textuelles (paléoévangiles, épîtres), de facteurs historiques (soulèvements de 66-70 puis de 135), de changement de langues (de l’araméen/hébreu au grec/latin), de centre démographique (de la Palestine vers les régions évangélisées de l’Empire romain).
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Au début du deuxième siècle, le processus sera consommé et les chrétiens se considèreront désormais comme les seuls vrais bénéficiaires de l’alliance voulue par Dieu. En latin VERUS ISRAËL.
Au milieu du IIe siècle, Justin de Naplouse (100-114 – 162-168), dans son Dialogue avec Tryphon, un dialogue où il défend le christianisme contre un interlocuteur juif fictif, affirmera en effet que l’Église est le « véritable Israël » (cf. § 135). Certains historiens considèrent donc que cet ouvrage apologétique chrétien est le premier écrit attestant de la rupture entre les juifs et les chrétiens.
Qui théoriseront la situation en développant tout un discours à ce sujet, appelé « Théologie de la substitution » toujours plus ou moins en vigueur aujourd’hui (l’Église catholique se considère comme « un nouvel Israël » ou « un nouveau peuple élu »).
Cet acharnement digne de la pire des méthodes Coué à vouloir à tout prix être reconnu comme l’héritier légitime et direct de la religion juive et d’Abraham ; alors qu’il est évident que seuls certains détails du vernis le sont, et que le fond est païen (la notion d’homme-dieu dans le christianisme, le rôle de la Kaaba dans l’Islam, etc.) EST PITOYABLE. C’est à la fois la manifestation hors du temps d’un incroyable racisme envers les autres religions doublé d’un TOUT aussi incroyable complexe d’infériorité. Sans parler d’une ignorance crasse de la science historique et des découvertes de l’archéologie (le début de la Bible jusqu’à l’épisode de la tour de Babel est emprunté aux mythes sumériens, Abraham est une légende, Moïse n’a pas existé, l’esclavage en Égypte non plus, etc.).
Pour sa part, Marcion lui, au IIe siècle, préconisait de rejeter en bloc l’influence judaïque sur la foi chrétienne.
GRANDE ÉGLISE (le terme « Grande » n’est pas à prendre au sens numérique initialement à cette époque, l’église marcionite était en effet plus puissante. Grande Église l’appellation utilisée par Celse pour désigner le courant de christianisme non gnostique non marcionite qui s’imposera par la suite avec le symbole de Nicée, se qualifiera d'« orthodoxe » et tendra dès lors à qualifier d'« hérésies » toutes les doctrines concurrentes. Son héritage est revendiqué par les principales confessions chrétiennes actuelles.
Ci-dessous le témoignage de Celse.
« C’est bien ce que reconnaissent ouvertement ceux de la grande église (apo mégalés ekklesias) qui reçoivent pour véridique la tradition courante parmi les Juifs sur la création du monde, par exemple sur les six jours et sur le septième ». Cité par Origène, Contre Celse, V, 59.
On n’en sait pas plus sinon que l’appellation « Petite Église » a parfois été appliquée aux judéo-chrétiens au sens strict du terme c’est-à-dire aux juifs reconnaissant Jésus, mais continuant à suivre la Loi de Moïse.
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LES DOMUS ECCLESIAE.
On appelle « domus ecclesiae » d’un terme latin signifiant « lieu de réunion » ou « local de réunion » les premiers lieux de culte chrétiens à savoir des maisons aménagées en lieux de culte permanent ou provisoire.
On en étudiera deux exemples, un en Syrie à Doura Europos un en Égypte à Oxyrrhynque, ou Panopolis,
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, il résulte du fait que les premières conversions ne furent pas individuelles mais familiales que les premières églises seront en fait des domiciles particuliers plus ou moins aménagés.
Il n’y aura pas de lieux de culte spécifiques avant le 3e siècle et il faudra attendre la fin du 3e siècle pour voir apparaître les premiers lieux de culte ne faisant plus office de domicile privé le reste du temps
Les églises-bâtiments sont clairement identifiées dans des cadastres égyptiens sur papyrus à partir de 250 et 300 (papyrus d’Oxyrrhynque et de Panopolis), période où des décisions impériales de 260 (amnistie de Gallien) et de 272 (règlement par Aurélien de l’affaire Paul de Samosate) prennent en compte des bâtiments chrétiens.
On a beaucoup plus de renseignements sur le site syrien.
Europos était une colonie macédonienne fondée vers -300 par Séleucos Ier, roi (basileus) de l’Asie, depuis l’Anatolie jusqu’à l’Inde, et qui fut un des généraux d’Alexandre le Grand.
Cette colonie militaire était d’ailleurs à l’origine située sur un emplacement stratégique précédemment occupé par les Assyriens, comme l’a prouvé la découverte d’une tablette dans le temple d’Atargatis.
Ses institutions sont grecques : elle possède une boulè (un sénat de la ville), un gouverneur portant le titre de « stratège et épistate de la cité » qui appartient toujours à la même famille jusqu’au temps des Sévères. L’art témoigne vite de l’apport d’éléments orientaux. La ville compte le palais du stratège, et le palais de la citadelle, cinq bains, des résidences luxueuses, un amphithéâtre, et un odéon-bouleutérion, situé dans le sanctuaire d’Artémis.
Entre -116 et -110, la ville cesse d’être sous domination grecque et tombe aux mains des Parthes arsacides ; elle connaît alors sa plus grande extension. Elle devient une cité cosmopolite où, à la population d’origine grecque, se mêlent des Iraniens et des Sémites.
Entre 114 et 116, l’empereur Trajan occupe une première fois la ville. Les Romains reviennent de nouveau en 170 et vont utiliser la ville comme point de départ de la conquête des territoires d’Osroène ou comme poste avancé pour des expéditions contre l’empire des Parthes.
L’importance militaire du site se confirme vers 209-216 : la partie nord du site est occupée par un camp romain, isolé par un mur de briques ; les soldats logent en partie chez l’habitant, entre autres dans la Maison dite des scribes.
Vers 256, la ville est prise par les Sassanides dirigés par Shapour Ier qui déporte toute la population. Le site ne sera pas réoccupé par la suite et la ville tombe alors définitivement dans l’oubli.
Le site a été redécouvert en 1920 puis exploré par une mission américano-française dirigée par Mikhaïl Rostovtzeff (1928-1937).
Lorsqu’il reprend la direction des fouilles pour la cinquième saison, en octobre 1931, Clark Hopkins décide de faire dégager les derniers vestiges encore enfouis de la maison, sur le côté ouest, davantage par scrupule qu’avec un réel espoir d’y faire une découverte spectaculaire. Mais le 17 janvier suivant, le contremaître responsable du secteur, Abdul Messiah, vient le prévenir que la fouille de la dernière pièce restant à explorer, un petit local dans l’angle nord-ouest de la maison, laissé
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jusque-là de côté, possède un enduit peint aux motifs géométriques bien conservés. C. Hopkins décidera alors de reprendre personnellement la direction de la tranchée.
À la suite du partage des trouvailles entre la Syrie et l’université Yale, ses fresques furent déposées pour être exposées à Yale.
Sa construction remonte à 241, peu de temps avant la destruction de la ville par les Perses en 256, et résulte du simple réaménagement d’une demeure particulière. Lors des préparatifs défensifs du siège perse, les habitants de la ville élevèrent un remblai doublant le rempart sur toute sa longueur, en comblant la rue adjacente jusqu’à la hauteur du chemin de ronde, ainsi qu’une grande partie des édifices qu’elle longeait : cette opération eut pour résultat l’enfouissement et la préservation dans un état exceptionnel de conservation de plusieurs édifices cultuels tels que la synagogue, le mithraeum, le temple de Bêl, et donc la chapelle chrétienne.
Cette chapelle chrétienne peut véritablement être qualifiée de domus ecclesiae dans la mesure où elle occupe une ancienne habitation privée située dans l’îlot M8, le long du rempart ouest de la ville, en face de la Porte 17, à petite distance au sud de la porte principale. Cette maison a un plan typique de l’architecture domestique douréenne, avec une cour centrale carrée autour de laquelle sont agencées les diverses pièces. Elle communique avec la rue par une porte modeste.
La datation de cette construction est donnée par une inscription sur un enduit de plâtre de la pièce 4B où figure la date 232/2331. Dans cette hypothèse, le réaménagement en édifice de culte ne peut guère intervenir que quelques années plus tard, vers 240/241.
CONCLUSION.
Ces lieux de réunion (ou de la communauté des fidèles) ne sont donc pas des églises ou des établissements conçus et construits spécialement pour le développement de la célébration liturgique. Les chrétiens occupent, lorsqu’ils s’assemblent pour la prière commune, la synaxe, tout ou partie d’un local privé ; peut-être l’adaptent – ils aux besoins de leurs réunions, mais les contraintes de l’édifice préexistant limitent néanmoins cet aménagement, d’autant que l’utilisation pour des cérémonies du culte n’implique pas nécessairement une occupation permanente et définitive.
Les chrétiens ont recours à ce genre de lieux de culte, car la chrétienté est encore mal établie.
Avec la période de paix pour l’Église qui suivra l’édit de Milan en 313, et peut-être même avant, avec l’édit de tolérance de Gallien qui instaura en 260 une paix religieuse de 40 ans, un certain sentiment de sécurité allié à, l’évergétisme impérial ou privé favoriseront évidemment la construction de grandes églises qui enracineront triomphalement la présence chrétienne dans le paysage de la cité.
Mais il est possible qu’après la paix constantinienne les missions en terres lointaines et païennes aient continué à utiliser des domus pendant le temps qui précédait la construction d’une église locale.
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L’ÉCOLE JOHANNIQUE.
L’évangile de Jean (80 à 110 ?) est un évangile à part…
— Très différent des trois autres, appelés synoptiques.
— Qui n’a été intégré que très tardivement dans le canon chrétien vu les oppositions qu’il soulevait.
— Mais qui semble néanmoins avoir intégré dans son texte des éléments tout aussi anciens que les trois autres, VOIRE PLUS.
— En outre 4 autres textes du Nouveau Testament semblent appartenir à la même école. Les trois lettres de Jean et l’apocalypse.
D’après Rudolf Bultmann le christianisme johannique représenterait un type de christianisme plus ancien que le christianisme synoptique.
Ci-dessous les quatre étapes de la formation de cette école johannique selon le Père Raymond E. BROWN.
Mais ce n’est qu’une hypothèse élaborée à partir des crises évoquées par le texte même de cet évangile.
La communauté johannique aurait donc connu quatre phases.
1. Une phase précédant l’évangile écrit, mais assurant la maturation de sa pensée (jusque vers les années 70-80). En Palestine ou dans une zone proche, des juifs dont les attentes étaient à peu près celles de tous les juifs de l’époque, et comprenant même des disciples de Jean Baptiste, se persuadent que, malgré les apparences (le Messie attendu ne devait pas finir sur une croix comme un vulgaire SDF) et en combinant toutes sortes d’autres prophéties (comme celles relatives au serviteur souffrant ou à l’Agneau de Dieu) que ce Jésus était bien le messie ou christ annoncé par les Écritures (juives, voir Jn 1).
À ces premiers adeptes s’ajoutèrent des juifs opposés au Temple qui se convertirent en Samarie (Jn 4). Ils réfléchirent sur Jésus surtout dans un contexte mosaïque (distinct du contexte davidique) : Jésus avait été avec Dieu, qu’il avait vu et dont il avait apporté la parole en ce monde. L’accueil de ce deuxième groupe provoqua le développement d’une christologie d’en haut de la préexistence (sur arrière-fond de Sagesse divine) qui conduisit à des débats avec les juifs, pour qui ces chrétiens johanniques abandonnaient le monothéisme juif en faisant de Jésus un second Dieu (5, 18).
Finalement, les chefs de ces juifs firent expulser les chrétiens johanniques des synagogues (9, 22 ; 16, 2). Ceux-ci, éloignés des leurs, se montrèrent très hostiles envers « les juifs », qu’ils considérèrent comme les enfants du diable (8, 44). Pour compenser ce qu’ils avaient perdu avec le judaïsme, ils insistèrent sur la réalisation en Jésus des promesses eschatologiques (d’où l’importance du thème du remplacement dans l’évangile). En même temps, les chrétiens johanniques méprisèrent les croyants en Jésus qui n’avaient pas comme eux rompu publiquement avec la synagogue (cf. les parents de l’aveugle en 9, 21-23 ; également 12, 42-43). Le disciple mentionné ci-dessus fit ce passage et aida les autres à le faire, devenant le disciple bien-aimé.
2. La phase durant laquelle l’évangile de base fut écrit par l’évangéliste. Puisque « les juifs » étaient jugés aveugles et incrédules (12, 37-40), l’arrivée de Grecs fut interprétée comme répondant au dessein plénier de Dieu (12, 20-23). La communauté (en tout ou partie) quitta alors, semble-t-il, la Palestine pour la diaspora afin d’y enseigner les Grecs (7, 35), peut-être dans la région d’Éphèse – déplacement qui peut éclairer l’atmosphère hellénistique de l’évangile et le besoin d’expliquer les noms et titres sémitiques (par exemple « rabbi », « Messie »). Ce cadre ouvrit à la pensée johannique des perspectives universalistes, en lui permettant de toucher un public plus vaste. L’insistance de cet évangile sur la divinité de Jésus entraîna néanmoins rejet et persécution, qui persuadèrent les chrétiens johanniques que le monde (comme « les juifs ») était opposé à Jésus. Dans leur relation aux autres chrétiens, ils en rejetèrent certains dont la christologie était trop pauvre à leurs yeux pour qu’ils soient de véritables croyants (6, 60-66). D’autres, à l’image de Simon Pierre, croyaient vraiment en Jésus (6, 67-69), mais on ne les considérait pas comme aussi profonds que les chrétiens johanniques, symbolisés par le disciple bien-aimé (20, 6-9).
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3. La phase durant laquelle les épîtres johanniques furent écrites (vers 100) par un autre écrivain distinct de l’évangéliste. La communauté johannique se divisa alors en deux après la diffusion de la première et de la deuxième lettre.
a) Beaucoup firent sécession (au moins aux yeux de l’auteur de 1 Jn 2, 18-19) et furent considérés comme des antichrists et des enfants du diable, parce qu’ils considéraient uniquement ou essentiellement la nature divine de Jésus Christ et n’accordaient aucune importance à son existence humaine ni à leur propre comportement par rapport à la Loi juive.
b) D’autres adhérèrent à la conception représentée par l’auteur de 1 et 2 Jn qui était revenu à la conception classique du judaïsme en soulignant l’humanité de Jésus (venu dans la chair) et le respect des commandements).
4. La phase durant laquelle 3 Jn fut rédigé et le ch. 21 ajouté par le rédacteur (100-110 ?).
La désintégration de la communauté johannique rapprochera finalement certains de ses membres de la « grande » Église (ni marcionite ni montaniste), qui conservera cet héritage johannique.
De leur côté, les sympathisants de la christologie décrite en 3b (peut-être la majorité) se rapprochèrent du docétisme (Jésus n’est pas véritablement homme), du gnosticisme (le monde est trop vicié pour être la création du vrai Dieu) et enfin le montanisme (Montan est l’incarnation du Paraclet chargé de guider l’Église).
L’ÉVANGILE SELON JEAN.
L’auteur de l’Évangile selon Jean est reconnu actuellement comme un chrétien d’origine judéenne, né ou ayant vécu en Palestine – consensus minimal qui ne va pas au-delà.
Sans entrer réellement dans la question, observons seulement que d’après Jn 21, l’auteur de l’Évangile selon Jean est « le disciple que Jésus aimait », témoin (oculaire) dont l’attestation est véridique (Jn 19, 35 ; 21, 24). On se demande quelle valeur il faudrait accorder à cette affirmation, d’autant qu’il se pourrait que Jn 21 ait été écrit pour accréditer l’Évangile selon Jean dans la Grande Église – le rédacteur, en désignant comme évangéliste un témoin oculaire du ministère et de la passion de Jésus, et qui plus est un disciple particulièrement proche et aimé de Jésus, a eu certainement une visée apologétique. La question est des plus discutées et n’est d’ailleurs pas simple.
La compilation des données permet d’esquisser une première ébauche du disciple bien-aimé : Judéen d’origine inconnue et disciple de Jean le Baptiste, il se joint à Jésus en même temps qu’André, le frère de Simon-Pierre (Jn 1, 35-40), appartenant probablement au groupe des Douze, il a toutefois des connaissances dans la maison du grand prêtre à Jérusalem – ce qui implique une certaine fréquentation de la classe sacerdotale.
L’auteur maîtrise un grec qui contient des tournures sémitiques et il est de culture judéenne et biblique, connaissant le sud de la Palestine et notamment Jérusalem et ses environs (exactitudes topographiques).
Si l’auteur de l’Évangile selon Jean était le disciple bien aimé, cela impliquerait qu’il aurait été rédigé non pas vers 90, mais vers 60 – ce que l’exégèse actuelle se refuse à accepter en aucune manière, à de rares exceptions près.
La « question johannique » n’est pas encore résolue. On a tendance maintenant à considérer que le personnage du disciple bien-aimé, un disciple du temps de Jésus, s’il n’est pas l’auteur de l’Évangile selon Jean, pourrait être le porteur et le garant de la tradition qui sous-tend le texte – c’est l’hypothèse de Raymond E. Brown.
Ce texte se démarque des trois autres évangiles canoniques, dits « synoptiques », par sa composition, son style poétique, sa théologie, et probablement par ses sources.
Dans la doctrine trinitaire, l’Évangile selon Jean est le plus important en matière de christologie, car il énonce implicitement la divinité de Jésus dont il fait le « Logos » incarné.
Structure et plan.
L’évangile est constitué d’un prologue – qui commence par le célèbre « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » – et d’un épilogue. Ce prologue et cet
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épilogue encadrent le récit proprement dit, composé de deux grandes parties : respectivement la révélation du Christ devant le monde et la révélation du Christ devant ses disciples.
La première partie (du chapitre 1:6 au chapitre 12) raconte le ministère public de Jésus depuis son baptême par Jean le Baptiste jusqu’à son arrivée à Jérusalem. Cette première partie insiste sur sept miracles (« signes ») de Jésus. La deuxième partie (chapitres 13-21) présente les dialogues de Jésus avec ses principaux disciples (13-17) et décrit sa passion, sa crucifixion et ses apparitions aux disciples après sa résurrection (18-20).
L’évangile de Jean est un évangile à part avons-nous dit. Dire que l’Évangile selon Jean est à part signifie qu’il ne partage pas certaines caractéristiques communes aux évangiles synoptiques. Les récits johanniques et les récits synoptiques sont tellement différents, parfois même contradictoires, que les historiens n’ont accordé durant longtemps pratiquement aucune valeur historique à l’Évangile selon Jean, jusqu’à ce que Charles H. Dodd, en 1963, démontre l’ancienneté de ses traditions à défaut de sa ou ses rédactions.
La différence la plus évidente est celle qui touche au cadre général du ministère de Jésus.
Le schème synoptique présente un ministère public d’environ un an, qui se déroule principalement autour du lac de Galilée et qui s’achève lors de l’unique montée de Jésus à Jérusalem pour célébrer la fête de la Pâque.
Le schème johannique est totalement différent. Mais il n’y a pas que la durée et l’organisation générale du ministère qui varient, mais aussi et surtout les événements qui le constituent.
Jean ne possède pas le récit du baptême de Jésus, ne connaît pas la transfiguration, ni les trois annonces de la passion, ni le procès devant le Sanhédrin. Il place la purification du Temple de Jérusalem au début du ministère de Jésus et, même s’il relate la confession de Pierre, l’épisode n’a plus chez lui la même fonction structurante.
La plupart des événements racontés dans Jean n’ont aucun parallèle dans les Synoptiques (par exemple, les noces de Cana, l’entretien avec Nicodème, la rencontre d’une Samaritaine, la guérison de l’aveugle-né, la résurrection de Lazare, etc.).
En revanche, les récits johanniques et synoptiques de la passion offrent plusieurs éléments de comparaison : ce qui permet de supposer que cette partie de la tradition chrétienne s’est constituée très tôt et a marqué par la suite tous les développements du christianisme.
Les divergences affectent aussi la personne et la mission de Jésus. En effet, le Jésus johannique contrairement au Jésus synoptique ne proclame pas le Règne de Dieu, ne parle pas en parabole, ne prononce pas d’enseignements éthiques, ne fait aucun exorcisme. Il n’est là que pour révéler les choses célestes, à savoir sa propre identité et son rôle de sauveur. Il en va de même pour les miracles de Jésus qui ne recoupent guère ceux des Synoptiques, car ils sont d’ordre mystique (« christologique » dirait un théologien) : ce sont des signes qui attestent juridiquement son identité et anticipent le salut symboliquement – le salut que lui seul peut offrir.
Jésus est beaucoup plus qu’un messie ou un prophète, il est le Fils éternel de Dieu, la Parole divine créatrice du monde, le Fils de l’homme venu du ciel pour révéler les choses célestes, mais en tant qu’être mystique, à la manière d’Hénoch, et non en tant qu’être humain ordinaire – il est le Logos (selon le grec) et la Memrah (selon l’hébreu).
Son humanité et ses origines humaines ne permettent cependant pas de définir sa véritable identité qui est mystique – sans doute une raison pour laquelle Jean ne s’intéresse guère à l’humanité de Jésus.
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MARCION LE PREMIER DES PROTESTANTS OU DES RÉFORMÉS.
MARCION AYANT ÉTÉ LE PREMIER PENSEUR CHRÉTIEN À PARLER DE LIVRES À LIRE ABSOLUMENT (CANON) D’ÉVANGELION, D’ÉVANGILE, DE NOUVEAU TESTAMENT, D’ANCIEN TESTAMENT, D’APOSTOLICON, DE LETTRES DE PAUL, ETC. ETC. C’EST DONC PAR LUI QUE NOUS COMMENCERONS NOTRE BRÈVE ÉTUDE SUR LE CHRISTIANISME PROPREMENT DIT, C’EST-À-DIRE NON JUDÉO-CHRÉTIEN.
Marcion, en grec Markiôn (85 ou 95 à 160 environ).
Nous avons peu d’éléments sûrs quant à sa biographie à part son métier « dans le civil » : armateur (ce qui explique ses nombreux voyages) à Sinope (actuellement Sinop en Turquie). Marcion fut donc entièrement élevé dans le christianisme et y acquit une connaissance si approfondie de la Bible que saint Jérôme le qualifie de véritable savant (doctissimus). À l’époque, les chrétiens n’avaient à leur disposition que la Bible juive, et ce que l’on appelle aujourd’hui le Nouveau Testament n’existait pas encore puisque ce concept ne sera inventé que plus tard, par Marcion justement. Comme les juifs de leur temps, les premiers chrétiens n’avaient donc pour « canon biblique » qu’un ensemble qui comportait la « Loi », les « Prophètes » et les « Écrits », ce que nous appelons l’Ancien Testament. Un ensemble dont le périmètre d’ailleurs, en ce milieu du 1er siècle, n’était peut-être pas encore tout à fait précisé. Vers la fin du 1er siècle en effet, on discutait encore la question de savoir si le « Cantique des Cantiques » était un texte canonique, si Ézéchiel faisait partie ou non de la liste des prophètes, etc.
Comme les premiers chrétiens parlaient grec, Marcion utilisait la Bible qui circulait en milieu juif grec, sous ses différentes formes, la « Septante ».
Marcion fut peut-être le premier auteur d’un récit structuré mêlant logia ou propos sapientiaux et des éléments biographiques sur Jésus, le tout appelé la « Bonne Nouvelle » : Evangelion.
Sans doute une version primitive de l’Évangile selon saint Luc, enrichie de quelques éléments dus à sa plume.
Nous ne possédons sur Marcion aucun témoignage direct ou désintéressé ; nous ne le connaissons – et très imparfaitement – que par les attaques de ceux qui le traitèrent d’hérétique. On sait à quelle époque se situe sa vie publique, mais les dates qui en marquent les étapes sont imprécises. Rien n’interdit de fixer à 120 le début de ses activités.
Il était déjà à la tête d’un certain nombre de communautés chrétiennes, en particulier d’Églises fondées ou affermies par Paul en Asie Mineure et en Grèce. D’autres communautés avaient peut-être été fondées par son père ou par les apôtres pauliniens qui le convertirent. Il portait vraisemblablement le titre d’évêque et nommait des presbytres ou des diacres.
Après la scission d’avec son père pour cause de désaccord doctrinal, Marcion affréta un navire et commença par voyager un peu partout dans l’Empire. Il dut faire de nombreux voyages avant de se rendre vers l’an 138 à Rome où il intégra tout naturellement la communauté chrétienne existant dans la ville. Il y rencontra par exemple Cerdon, arrivé quelques années plus tôt (vers 135).
Il est difficile de déterminer quelle était la nature exacte de cette première communauté chrétienne romaine.
Des groupes antagonistes y existaient, comme partout ailleurs ; ils devaient se supporter plus ou moins pendant que les grands ténors donnaient de la voix de temps en temps. Cette situation confuse dura au moins trois siècles. Que Cerdon ait pu en faire partie tendrait à prouver qu’elle était sans doute assez fortement marquée par le gnosticisme. Marcion s’étant rallié au christianisme de Cerdon, il hérita de ses disciples et prit la tête de ce mouvement d’idées, qui devait être fort proche de ses propres opinions. Pour Marcion en effet, le Christ ne s’est pas incarné en ce monde en y étant conçu par une femme, mais il est descendu sur Terre en s’incarnant dans un adulte déjà existant, autour des années trente, dans les environs de Capharnaüm. D’où l’absence dans ses textes de tout récit concernant le Christ avant (naissance, enfance, etc.).
Personne, à ce moment-là, ne réfutera cette thèse… La conception gnostique (docétisme) d’un Jésus n’ayant pas un vrai corps humain, mais seulement un corps éthéré, était alors admise dans toute la Chrétienté sans aucune distinction (à l’exception évidemment des judéo-chrétiens qui ne le voyaient que comme un super-prophète, un Messie au sens strict du terme). Personne ne demande donc à
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Marcion d’aller à Bethléem, à Nazareth, voir où Jésus est né, puisque le mythe de la naissance et les récits de la Nativité n’existent pas encore… À noter : Marcion commence néanmoins, apparemment, déjà, à abandonner le concept paulinien de Christ intemporel, pour parler d’un Christ réellement descendu sur Terre, envoyé par Dieu le père, persécuté crucifié et ressuscité. En 144 Marcion fut excommunié par l’évêque de Rome, un certain Pie 1er, qui ne nous est guère connu que par le taliban du christianisme (parabolan) saint Irénée. Une partie de la communauté chrétienne de Rome resta fidèle à Marcion, mais une autre s’en détacha et suivit Pie 1er.
Marcion ne quitta pas Rome pour autant. Il y était encore établi comme maître enseignant ses propres doctrines sous l’épiscopat d’Anicet (154-166), et Jérôme le qualifie d’ardens ingenii et doctissimus. Marcion mourut vraisemblablement entre 161 et 168. En tout cas, on n’entend plus parler de lui sous le règne de Marc-Aurèle. Après sa mort toute une succession d’évêques poursuivit son œuvre.
L’originalité de Marcion consista dans le fait qu’il ne se présentait pas en prophète cette fois-ci, mais qu’il apportait une œuvre, un corpus doctrinal ; et qu’il avait derrière lui, pour la première fois dans l’Histoire, une Église constituée et bien organisée. La cohérence de cette première Église chrétienne reposait… :
— sur le respect dont Marcion était entouré. Ses disciples le croyaient même monté au ciel pour siéger à la gauche du Sauveur après sa mort tandis que Paul, lui, était à sa droite (Origène Homélie sur Luc).
— Sur la pratique en commun d’une vie ascétique.
— Sur une collection de nouvelles écritures à lire absolument à l’exclusion de toutes les autres (le canon).
— Sur l’universalité de son accueil. Dans son église, les femmes pouvaient occuper certains offices, car Marcion, comme Paul, pensait qu’il n’y avait « ni mâle ni femelle en Christ ». Les femmes pouvaient par exemple baptiser. Les membres de cette première église chrétienne utilisaient des psaumes différents des psaumes de David. Ceux de Syrie se tournaient vers le couchant pour prier Dieu (fragment de Muratori 82-84, confirmé par Maruta).
Les idées de Marcion. Le christianisme devenu officiel ayant immédiatement exercé une impitoyable censure de type stalinien, comme d’habitude aucun ouvrage de Marcion ne nous est donc parvenu directement, nous ne connaissons ses idées en matière de culte ou de théologie qu’au travers des critiques ou des réfutations plus ou moins intellectuellement honnêtes qu’on en a faites, à commencer par celles de Tertullien, ardent montaniste et en quelque sorte un des Pères de l’Église (proto) catholique de son époque. NB. Nous disons bien en quelque sorte, car il n’est pas officiellement reconnu comme faisant partie des Pères de l’Église au sens strict du terme bien qu’ayant exercé sur celle de son époque une influence considérable.
Tertullien écrit donc expressément dans son « Contre Marcion » qu’il avait fait du pain la représentation du corps du Christ.
Marcion prête en effet à Paul l’idée de s’incorporer Dieu en faisant du pain et du vin la chair et le sang du Christ ; et vers 140, en s’appuyant sur ces lettres, il introduira dans Rome le repas de commensalité « devogdonion » appelé eucharistie.
D’après John Toland (seconde édition de son christianisme sans mystère) ; Tertullien lui-même a reconnu que la crainte de faire tomber par terre du pain ou du vin, ou de ne pas les recevoir de la main même d’un prêtre, au cours de telles cérémonies ; n’avait aucun semblant de précédent dans les Saintes Écritures. Le futur christianisme officiel, qui, à la suite d’Irénée et de Tertullien, rejettera Marcion, gardera néanmoins son repas de commensalité avec Dieu ou le Démiurge appelé eucharistie, tout en développant à son sujet quantité de querelles scolastiques aussi absurdes que sanglantes (présence réelle ou symbolique ? Voir le chapitre sur la Réforme). Selon certains, les marcionites employaient de l’eau à la place de vin pour ce repas de commensalité « devogdonion » (Epiph. Pan. XLII, 3), ils l’accompagnaient d’une onction d’huile, et offraient au nouveau baptisé un mélange de lait et de miel. Leur baptême fut considéré comme valable par la « Grande » Église quand celle-ci se fut constituée à son tour et n’eut pas besoin d’être réitéré. Marcion utilisait sans doute la formule « au nom du Christ Jésus » et non la formule trinitaire qui lui est postérieure (Rom. 6,3).
Ses disciples pratiquaient aussi, selon Chrysostome, le baptême pour les morts (1 Cor. 15, 29). Comme les mormons actuels donc ! Ils jeûnaient le samedi. Ils suivaient le conseil de Paul de « s’abstenir de viande et de vin » (Rom. 14, 21) et mangeaient du poisson comme le Christ (Luc 24, 42) et les apôtres. Le poisson constituait d’ailleurs presque une nourriture sacrée pour eux (Tertullien 1, 14).
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Selon Marcion, avoir des enfants contribuait à perpétuer ce monde, mauvais par définition, et était donc une chose à éviter. Les cathares soutiendront la même chose, bien des siècles plus tard. Aucun candidat n’était admis au baptême s’il n’était disposé à mener à partir de là une vie de continence absolue. Pour les marcionites, le mariage devait se faire avec le Christ, et une vraie vie en commun des époux était donc considérée comme un divorce à l’égard du Christ. Mais ceux qui se pliaient à cette prescription n’étaient sans doute pas la majorité.
Marcion était ou voulait être un disciple de Paul ; il considérait la proclamation de celui-ci comme la seule qui soit véridique, c’est-à-dire identique à celle du Christ. On peut néanmoins se demander si les sectes pauliniennes n’avaient pas déjà beaucoup évolué entre la mort de Paul (vers 64) et le moment (vers 120) où Marcion entreprit sa mission d’évangélisation. En tout cas, c’est peut-être parce qu’une partie des communautés judéo-chrétiennes rejetait Paul que Marcion se dressa contre les judaïsants, et le prit comme témoin suprême de la vérité. Pour Marcion, Paul est le seul à avoir compris le Christ en l’opposant à la croyance juive. Il est le premier à avoir distingué, et opposé, une Ancienne Alliance (l’Ancien Testament) et une Nouvelle Alliance (le Nouveau Testament). Lorsque Marcion voulut remplacer les Écritures juives par une authentique Écriture chrétienne, c’est à une collection des épîtres de Paul qu’il pensa. Avant 144 et Marcion, personne ne connaissait Paul et ses épîtres.
Nous ne possédons pas une seule copie des textes édités par Marcion. On ne peut les reconstituer que d’après ce que nous en rapportent ses adversaires (tardifs) ; nous ne sommes donc pas sûrs que les passages ou citations rapportés, ou discutés par eux, soient fidèlement reproduits. En outre, une partie seulement des textes marcionites nous a été transmise, ce qui signifie qu’une autre partie nous échappe. Marcion a certainement écrit en grec, et s’est servi de textes grecs. Non seulement il était d’origine orientale, mais, quand il est arrivé à Rome, la communauté chrétienne de cette ville était encore entièrement grecque de langue : la messe ne se célébrait toujours pas en latin, mais en grec. Il ne pouvait donc pas venir à l’idée de Marcion de prendre comme base de son travail critique une version latine de Paul ou des évangiles, puisqu’elle n’existait pas encore. Par contre, au début du troisième siècle, il est probable que Tertullien, écrivant son traité contre Marcion, a eu sous les yeux une version latine de l’Evangelion, et des Épîtres de Paul. On ne sait pas d’ailleurs si cette traduction latine de Marcion venait de lui ou de ses adversaires. Marcion n’avait réuni dans son Apostolicon que dix lettres de Paul. À ce recueil le futur christianisme officiel ajouta quatre autres épîtres ; deux à Timothée, une à Tite, et l’épître aux Hébreux. Et changea le titre de l’épître aux Laodicéens en épître aux Éphésiens. L’ordre des lettres dans l’édition marcionite était à peu près le suivant. Galates, I et II, Corinthiens, Romains, I et II Thessaloniciens, Laodicéens (Éphésiens), Colossiens, Philémon ; mais les deux lettres aux Corinthiens étaient réunies en une seule, de même que celles aux Thessaloniciens. Il semblerait également que Colossiens et Philémon n’aient constitué primitivement qu’une seule épître. En réalité, il y avait sept lettres auxquelles correspondent justement les sept églises de l’Apocalypse. Outre son Apostolicon et son Evangelion, Marcion avait composé un autre ouvrage, auquel ses disciples attribuaient une importance considérable. Nous allons en donner un aperçu afin de pousser plus loin notre connaissance de la première vraie doctrine chrétienne (des chrétiens d’origine païenne).
L’Evangelion.
Marcion constitua avec les Épîtres, l’Evangelion et les Antithèses, un premier vrai corpus d’écritures chrétiennes. Mais il n’en proclamait ni l’autorité canonique ni l’inspiration divine, et ne donnait aucun nom d’auteur pour l’Evangelion.
Rappelons qu’initialement cette « bonne nouvelle » n’était que l’annonce que le messie était arrivé pour sauver son peuple, le peuple juif.
Les derniers marcionites affirmaient que cet évangile avait été écrit par le Christ lui-même, Paul y ayant ajouté les détails de la crucifixion. Cela semble quelque peu douteux, mais ce que l’on peut retenir de cette tradition, c’est que le récit de la Passion ne figurait point à l’origine dans l’évangile ; et que Paul ne connaissait qu’une crucifixion mythique et cosmique, en opposition totale avec le supplice ignominieux qui nous est raconté dans les récits officiels ayant cours aujourd’hui.
Marcion ne connaissait d’ailleurs pas ces autres évangiles et jamais les Pères de l’Église n’ont affirmé qu’il les connaissait. Il n’en proclamait qu’un, celui qu’avait prêché Paul. Nos principales sources d’informations sur son Evangelion viennent des pires ennemis de Marcion, Tertullien et Épiphane, qui écrivirent longtemps après lui. Le travail de Tertullien contre Marcion fut composé vers l’année 208, celui d’Épiphane cent soixante-dix ans plus tard.
La critique de ces adversaires est loin d’être objective ; ce sont des chrétiens souvent de mauvaise foi qui travestissent les textes ou les interprètent de travers, afin de réduire à néant, des opinions
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absurdes que Marcion n’a jamais professées lui-même. Ils combattaient donc la doctrine de Marcion en lui opposant des textes qui ne provenaient pas de lui.
Les martyrs furent nombreux chez les marcionites. On compta même parmi eux le presbytre Métrodore de Smyrne, qui subit le supplice du feu et, au cours de la même persécution, une femme qui fut tuée sous le règne de Valérien à Césarée maritime ; ainsi qu’un évêque appelé Asclépios qui, sous Dioclétien, fut également brûlé vif, toujours à Césarée. Marcion a eu pour disciples Apelles, Lucain, Potitus et Basilicus, Synaros, Prépon, Pithon, Blastus, Théodotion, Ambrosius et Tatien.
Apelles était contemporain de Tertullien. Ses adversaires, pour le dénigrer, racontèrent qu’il s’était attaché à une vierge nommée Philomène qui serait devenue, dans leur imagination, une prostituée. C’était en réalité une voyante qui recevait des révélations d’un ange et faisait des miracles. Un esprit lui apparaissait sous la forme d’un enfant et déclarait, tantôt qu’il était le Christ, tantôt Paul (Augustin, Sur les hérésies). Ses visions furent couchées par écrit dans un recueil intitulé « livre des Manifestations » qui était lu en public. Apelles mourut à un âge avancé vers 185-190, ce qui laisse supposer qu’il a pu naître aux environs de l’an 110.
Il répudiait la Loi et les prophètes juifs ; déclarait que le Christ s’était formé un corps, lors de sa descente du ciel, en empruntant de la substance aux étoiles. Son corps était donc bien véritable, mais sa chair était astrale, éthérée, non humaine, c’était la même que celle des anges. Lors de sa remontée au ciel, il rendit aux étoiles les éléments qui avaient provisoirement formé son corps humain, et seul son esprit parvint donc ainsi au Ciel. Il n’y avait nulle résurrection de la chair ; le salut ne concernait que les âmes (Tertullien, De Carne Christi 6).
Justin nous dit, vers 155 (Apol. I 26) que l’influence de ce christianisme s’étendait sur tout l’Empire ; ils étaient nombreux à Rome à cette époque. Aux environs de 208, Tertullien nous confirme que la tradition de Marcion « emplissait l’univers » (C. M. 5, 19), ce qui n’était pas le cas de sa concurrente, la pas encore « Grande » Église des futurs catholiques orthodoxes… ou Réformés.
On a découvert en 1870 en Syrie à Deir Ali au sud de Damas une inscription gravée sur ce qui était sans doute le linteau de la porte d’entrée et qui signalait : « Salle de réunion [synagoge en grec] des marcionites du village de Lebaba, du Seigneur et Sauveur le doux Jésus [Iesou Chrestou]. Érigée par les soins du presbytre Paul en l’an 630 » [de l’ère séleucide = 318 de notre ère].
NB. Ce n’est pas le mot Christos qui a été gravé, mais le terme grec Chrestos= bon.
C’est la plus ancienne inscription d’église chrétienne que nous possédions.
À partir du troisième quart du deuxième siècle, un certain nombre de polémistes de la future « Grande » Église, de Justin à Tertullien (Denys de Corinthe, Philippe de Crète, Théophile d’Antioche, Philippe de Gortyne, Modeste, Irénée, Hippolyte, Méliton de Sardes, Miltiade, Proclus, Clément d’Alexandrie, Rhodon…) se crurent obligés d’écrire des livres contre ce premier christianisme et contre sa doctrine. Vers la fin du IIe siècle, même Bardesane d’Édesse rédigea contre lui des dialogues en syriaque qui s’ajoutèrent aux attaques lancées en grec et qui, bientôt, allaient l’être en latin. Au IVe siècle, le Syrien Éphrem ajouta son nom à la liste.
Au quatrième siècle, Épiphane citait, parmi les lieux « infectés » par le marcionisme, l’Italie, l’Égypte, la Palestine, l’Arabie, la Syrie, Chypre, la Perse (Haer. 42, 1). On peut donc fort logiquement en déduire que l’Église marcionite eut des fidèles en Italie, en Égypte, en Palestine, en Arabie, en Syrie, à Chypre et en Perse, pendant plusieurs siècles. En Syrie les marcionites subsistèrent jusqu’au Ve siècle. L’évangile d’un disciple de Marcion, appelé le Diatessaron (de Tatien), a d’ailleurs servi d’évangile officiel à l’Église syriaque jusqu’au IVe siècle.
Sous les coups de ses rivaux, ce premier christianisme commença donc à décliner dans la partie occidentale de l’Empire au IIIe siècle.
Car les chrétiens de l’époque ne se faisaient aucun cadeau d’où la politique de « divide et impera » de l’empereur Julien à leur égard si l’on en croit son biographe Ammien Marcellin Livre XXII chapitre V).
« Il convoqua au palais tous les évêques divisés entre eux de doctrine, et les représentants des diverses sectes qui partageaient le peuple, et leur signifia, bien qu’avec douceur, qu’il fallait que les disputes cessassent, et que chacun pût sans crainte professer le culte de son choix. S’il se montrait si tolérant sur ce point, c’est qu’il comptait bien que la liberté multiplierait les schismes, et que de la sorte il n’aurait pas l’unanimité contre lui, sachant par expérience que divisés sur le dogme les chrétiens sont les pires des bêtes féroces les uns pour les autres. Il leur disait souvent : « Écoutez-moi ; les Alamans et les Francs m’ont bien écouté. »
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Peine perdue si l’on en croit ce qu’écrivit ensuite l’Empereur Julien aux citoyens de Bosra en Syrie le 1er août 362.
« Je croyais que les chefs des Galiléens auraient envers moi plus de reconnaissance qu’envers celui qui m’a précédé sur le trône. Sous ce dernier règne, en effet, plusieurs d’entre eux ont été bannis, persécutés, emprisonnés ; et l’on a même égorgé des foules entières de ceux qu’on appelle hérétiques ; à ce point qu’à Samosate, à Cyzique, en Paphlagonie, en Bithynie, en Galatie et dans beaucoup d’autres contrées, des bourgades entières ont été ravagées et détruites de fond en comble. Sous mon règne, c’est le contraire : les bannis ont été rappelés, et ceux dont les biens avaient été confisqués, les ont recouvrés intégralement par une loi que nous avons faite. Et cependant ils en viennent à un tel excès de fureur et de démence, que faute de pouvoir tyranniser les populations et d’exécuter leurs desseins non seulement contre leurs coreligionnaires, mais aussi contre nous qui sommes fidèles aux dieux, la colère les pousse à mettre tout en œuvre, et leur audace soulève la multitude, qu’ils entraînent à la sédition : impies envers les dieux et rebelles à nos édits, qui ne respirent cependant que l’humanité. Car nous ne souffrons pas qu’aucun des Galiléens soit traîné de force à nos autels. Au contraire, nous leur déclarons formellement que, si quelqu’un d’eux désire prendre part à nos lustrations et à nos offrandes, il doit commencer par se purifier et par se rendre les dieux propices. Tant nous sommes éloignés de penser ou de vouloir que de tels profanateurs soient admis à nos cérémonies sacrées, avant d’avoir lavé leur haine par des supplications aux dieux et leur corps par les ablutions légales ».
Le marcionisme resta par contre beaucoup plus longtemps actif en Orient. Au Ve siècle, Théodoret, écrivant au pape Léon, se vante d’avoir converti au cours de sa carrière plus de mille marcionites vivant dans huit villages différents, mais les adeptes de Marcion rejoignirent en général les groupes manichéens.
Deux choses peuvent néanmoins retenues contre le Marcionisme.
Le marcionisme était, au moins en théorie, d’un puritanisme extrême, allant jusqu’à condamner la sexualité et la procréation.
Les marcionites avaient une attitude suicidaire face aux persécutions et se complaisaient dans le martyre. Ce dont les tenants du courant qui donnera les futurs catholiques ou orthodoxes voie Réformés, ne manqueront pas fort hypocritement d’ailleurs de leur opposer les arguments qu’utilisaient les magistrats romains à leur propre encontre.
Clément d’Alexandrie, dans ses Stromates Livre IV chapitre 4 par exemple : « ceux qui se précipitent à la mort – car il en est quelques-uns, qui ne sont pas des nôtres, qui n’ont rien de commun avec nous que le nom, et qui, dans leur haine pour le Créateur ont de la hâte en se livrant à la mort : des assassins, ces misérables ! nous disons que ceux-là se font périr eux-mêmes sans rendre témoignage, bien qu’ils soient officiellement punis. »
Les idées de Marcion peuvent être déduites a contrario de la présentation haineuse et hostile qu’en a faite le ténor d’une autre grande secte du christianisme d’alors, Tertullien. (Voir son livre IV contre Marcion) ainsi que de l’œuvre de saint Épiphane intitulée le « Panarion ».
Certaines de ces idées ne sont pas attestées directement dans l’œuvre de Marcion, et sont dues à des disciples, mais peuvent en donner une idée. Pour plus de détails, voir les travaux d’Adolf Von Harnack.
I LE DIEU CRÉATEUR DE LA BIBLE (le démiurge) ET LE VRAI DIEU SUPÉRIEUR.
C’est moi le Seigneur, et aucun autre, qui forge la lumière et qui produit les ténèbres. Je garantis la paix et je fais le mal… (Esaïe 45, 6-7)… Yhwh donc, est l’auteur du mal…
Comme on reconnaît l’arbre à ses fruits, il doit par conséquent y avoir un autre Dieu. On trouve en effet dans Christ une tout autre caractéristique : il est la bonté pure et simple, ce en quoi il diffère totalement du créateur de ce monde raté appelé Yhwh. Avec le Christ un autre dieu s’est donc manifesté.
Le Dieu créateur est la Loi faite homme, il est dur et c’est un guerrier, puissant.
Le vrai Dieu supérieur, lui, est doux. Il est la bonté par excellence.
N.B. L’appellation « Dieu » est effectivement un terme un peu vague appliqué à beaucoup d’autres entités dans la Bible juive traduite en grec. Exemple.
Psalmodie d’Asaf.
Dieu dirige l’assemblée de Dieu.
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Au centre des dieux, il juge.
Je vous l’ai dit, vous êtes tous des dieux fils d’Elyôn (Psaume 82, 1-6).
De même qu’il est inconvenant d’attribuer cette qualification aux êtres en question (même s’ils sont appelés dieux – élohim – en toutes lettres dans la Torah) ; de même il est inconvenant d’utiliser ce terme à propos du créateur de ce monde d’après la Bible. Démiurge est une appellation lui seyant mieux.
Le Christ, lui, est venu nous parler d’un autre dieu, un dieu dont personne n’avait jamais entendu parler jusque-là sous le règne de l’ancien dieu ; un dieu enfoui et caché, totalement ignoré des hommes jusqu’ici, malgré leurs innombrables listes de noms de dieux. Ce dieu n’est pour rien dans la création de ce monde, et le dieu créateur de ce monde, selon la Bible juive, ignorait même qu’il existait au-dessus de lui un tel Être supérieur. Mais ce dieu étranger et nouveau pour nous s’est révélé dans le Christ associé au nom de Jésus.
Ce monde est, certes, une œuvre considérable, mais le dieu supérieur a lui aussi sa création, un autre monde mille fois meilleur que celui-ci, un autre monde et un autre ciel. Une seule œuvre suffit à sa gloire pour nous. Mû par son immense Bonté, il a sauvé l’homme en lui envoyant le Christ, et cela importe plus pour nous que la création des sauterelles, des mouches, ou des vers de terre. Une bonté si essentielle, si parfaite, qu’elle concerne également les étrangers, même ceux qui ne sont pas nos amis, car nous devons aimer nos ennemis.
Le Dieu supérieur ne saurait en aucun cas être affecté par des sentiments humains comme la rivalité, la colère, ou la souffrance due à des blessures. Il ne punit ni n’offense personne, il ne sait pas ce que c’est que la peur, car un être essentiellement bon n’a rien à redouter de qui que ce soit ; à la différence d’un Être incarnant la loi comme le dieu de l’Ancien Testament, qui a toutes les raisons de craindre ce qu’implique souvent la loi : jugement, condamnation, sévérité, colère, et pour finir vengeance.
II VACUITÉ ET INCONSISTANCE DU DIEU CRÉATEUR DE LA BIBLE JUIVE.
Le Dieu créateur de ce monde, du moins si l’on en croit la Bible juive (la Torah) est inconséquent dans ses actes, et manque de respect envers ses créatures. Il réprouve parfois certaines actions, alors qu’il devrait au contraire les approuver. Il ne sait pas faire preuve de prévoyance, et accorde sa bénédiction à des hommes qui devraient plutôt être blâmés pour leur lâcheté ou leurs mauvaises actions, invalidant ainsi lui-même ses propres jugements, ou se montrant incapable de connaître l’avenir.
« Je m’en veux d’avoir fait régner Saül, car il s’est détourné de moi et n’a en aucune façon obéi à mes ordres » (1 Samuel 15,11).
Ce dieu reconnaît donc s’être trompé, ou du moins avoir raté son intervention dans les affaires des hommes. Même chose à propos des habitants de Ninive dans le livre de Jonas (3,10).
« En voyant leur réaction, et comment ils se détournaient de leur conduite mauvaise, Dieu renonça au châtiment dont il les avait menacés ».
Ce dieu créateur selon la Bible juive a également, un jour, appelé Adam, en lui criant « Où es-tu ? ». Comme s’il pouvait ignorer où se trouvait Adam. Et quand Adam fait état de sa nudité pour justifier le fait qu’il se cachait ; ce Dieu créateur lui demande s’il a mangé de l’arbre de la connaissance du bien ou du mal, comme s’il ne le savait pas déjà (Genèse 3, 9-11).
Dans le cas de Sodome et Gomorrhe, il dit « Je vais descendre pour voir si, oui ou non, leurs actes sont à la mesure de l’appel monté jusqu’à moi » (Genèse 18, 21).
Autre preuve qu’il n’est en aucune façon omniscient.
Ce Dieu créateur selon la Torah sera en outre d’une férocité indigne contre son propre peuple quand il adorera le veau d’or ; puisqu’il dira ensuite à Moïse : « Laisse-moi, que ma colère brûle contre eux, je les achèverai, mais je ferai de toi une grande nation ! » (Exode 32, 10).
Moïse se montrera d’ailleurs meilleur que son Dieu et il essaiera de détourner sa colère en lui répondant « Accepte de supporter leur faute ou alors raye-moi aussi de l’histoire que tu écris » (Exode 32, 32).
Tels sont donc les principaux points de la doctrine de Marcion, mais, grâce aux polémiques qu’elle suscita, des détails nous ont aussi été conservés.
Vers 208, Tertullien écrit : « Marcion établit qu’autre est le Christ qui, sous le règne de Tibère, fut manifesté pour le salut de toutes les nations par un dieu autrefois inconnu, autre le Christ qui doit revenir un jour relever l’empire des Juifs, comme il en a reçu la mission du Créateur. Il a placé entre
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ces deux messies l’abîme qui sépare la justice d’avec la clémence, la loi d’avec l’Évangile, le judaïsme d’avec le christianisme ».
Ces deux christs messies, Paul lui-même en parlait d’ailleurs déjà : « Si le premier venu vous prêche un autre Jésus que celui que nous avons prêché, un évangile différent de celui que vous avez reçu… » (2 Cor. 11, 4) et lançait l’anathème « contre celui qui vous prêche un second évangile » (Gal. 1, 6-9).
Tertullien reconnaissait néanmoins : « Nous voici donc tirant chacun de notre côté cet Évangile, objet de notre discussion. Je déclare que mon Évangile est le vrai, Marcion, lui, déclare que c’est le sien. J’affirme que c’est le sien qui a été altéré, Marcion que c’est le mien. Quel sera le juge entre nous sinon le temps, lequel donne de l’autorité à l’œuvre jugée la plus ancienne et fait croire à l’altération dans l’œuvre reconnue postérieure ? » (Contre Marcion, Livre IV, chapitre IV.)
Note de la rédaction. Ce n’est pas sans raison que les marcionites accusaient les judéo-chrétiens d’avoir « mêlé aux choses de la Loi les paroles du Seigneur » (Irénée, Adv. Haer., III 2, 2) et le temps avait déjà fait son œuvre à l’époque de Tertullien puisque celui-ci écrivait plus de soixante ans après la publication par Marcion des épîtres de Paul et de l’évangelion.
Le thème des deux christs ou des deux messies est donc la dernière grande idée faisant partie de la prédication marcionite. Le christ qu’un dieu inconnu, jusque-là du moins, a révélé sous le règne de Tibère, pour le salut de tous les hommes ; diffère de celui qui a été annoncé par le dieu créateur mentionné par la Torah afin de restaurer l’État juif (et qui reste d’ailleurs encore à venir). Le messie de ce créateur juif doit être guerrier, doit porter les armes, et doit être une puissance militaire. Le christ messie du Dieu Bon, qui s’est donc maintenant fait connaître sur Terre, est un Être très différent du messie évoqué par la Torah, et le portrait du messie que brosse Esaïe ne convient aucunement au christ de ce Dieu Bon.
Le messie selon Esaïe devait par exemple être appelé Emmanuel (Esaïe 7,14) ; ou « Vite au butin, dépêche-toi de piller (Maher-shalal-hash-baz) » avant que ce garçon apprenne à dire « mon père » « ma mère » l’armée de Damas sera emportée, le butin de Samarie arraché au roi d’Assyrie. (Esaïe 8,4). Mais le christ qui est venu, lui, n’a jamais porté ce nom et n’a jamais été engagé dans une entreprise si guerrière. Le christ qui est venu n’a pas été annoncé par les prophètes et celui qui a été prophétisé par la Bible juive reste encore à venir.
Il est d’ailleurs évident pour les juifs eux-mêmes que le Christ ne fut pas le Messie qu’ils attendaient. Voilà pourquoi ils ne l’ont pas suivi et l’ont traité avec méfiance puis en ennemi. Alors que s’il avait bien été le Messie qu’ils attendaient, ils l’auraient reconnu et suivi avec ferveur. La différence entre les deux messies est que le messie du Créateur selon la Torah est censé agir uniquement pour sauver son peuple, le peuple juif ; alors que l’autre christ a été envoyé par le Dieu supérieurement bon afin de sauver l’espèce humaine tout entière.
Qui en effet parmi les nations peut vraiment se vouer à ce Créateur juif, à part quelques convertis pour différentes raisons ? C’est donc le christ de l’autre Dieu, le Dieu Supérieur, que les autorités ainsi que les forces du dieu créateur de ce monde raté ont cloué sur la croix. Les souffrances de la croix en effet n’ont jamais été prophétisées pour le messie du dieu créateur selon les juifs. Il est évident qu’il n’a jamais été question pour le dieu créateur selon la Torah d’exposer son fils à un genre de mort qu’il a lui-même réprouvé « maudit soit quiconque est pendu au bois » (Deutéronome 21, 23, Galates 3,13).
Marcion professait donc les opinions suivantes.
Seul l’Évangile apporte l’enseignement du véritable Être supérieur. La Bible juive doit être à jamais reléguée dans l’oubli. Mais le message évangélique lui-même n’est pas parvenu intact, il a subi des additions ou interpolations de toutes sortes. Pour être certain d’accéder à la véritable parole divine, il faut donc épurer les textes à prétention évangélique en circulation à l’époque ; et rechercher, à travers les déformations qu’ils ont subies, le texte authentique, seul canonique, qui peut servir de fondement à la véritable doctrine.
1. Il ne faut pas confondre le dieu supérieur et le dieu créateur de ce monde, qui lui est inférieur.
a) Le dieu supérieur, dieu bon et dieu d’amour, est resté caché du mauvais, qui est le véritable créateur de cet univers raté, jusqu’à ce qu’il soit révélé dans et par le Christ. Jusque-là, c’était un dieu demeuré inconnu des hommes ou étranger. Il ne dirige pas le monde matériel ; son salut s’applique
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seulement à la vie éternelle de l’âme, non au corps physique. Ce n’est pas un juge qui punit, mais un dieu miséricordieux. Ce dieu supérieur de Marcion, resté caché jusqu’à sa révélation par le Christ, est également une idée attribuée par Irénée aux disciples de Marc et à Cérinthe. Il se trouve en dehors de notre univers imparfait, mais cela ne l’empêche pas de guérir les hommes et de leur rappeler qu’il y a un « au-delà » d’où viennent leurs âmes.
b) Le dieu ayant créé ce monde n’est pas un dieu bon ; c’est un juge. Il dirige le monde matériel ; ses promesses ne sont valables que pour ce monde et pour les juifs. Son jugement ne s’applique qu’aux juifs. Sa justice est contraire à la loi d’amour et de pardon du dieu bon.
2. Comme son maître saint Paul, Marcion soulignait donc l’opposition entre Loi et Grâce, c’est-à-dire entre les doctrines des deux dieux évoqués ci-dessus. À ses yeux, deux principes étaient à l’œuvre dans l’univers ; celui de la Loi, organisateur du monde et de la nature humaine, qui impose ses devoirs sans en fournir toujours les moyens, et un autre principe, supérieur au premier, la Grâce, ou l’amour sauveur. C’est en se plaçant sous l’autorité de ce second principe que l’homme peut échapper à l’esclavage du premier.
3. La Bible juive, livre du dieu créateur de ce monde raté, doit être répudiée. Les prophéties bibliques ne concernent aucunement ce qui fut accompli par le Christ ; il faut prendre les écritures juives dans leur sens littéral, elles n’ont été considérées comme autorité ni par le Christ ni par saint Paul ; elles n’annoncent ni le Sauveur ni les Apôtres.
4. Le dieu créateur de ce monde mauvais n’est pas le père du Christ ; ce dernier est fils du dieu bon, mais fils au sens figuré du terme, c’est-à-dire non différent du Père, même s’il est considéré comme son fils. Le Christ est un mode de manifestation de Dieu en ce monde, le seul mode, il est la révélation même de Dieu.
Marcion appelait le Christ « esprit sauveur » (spiritus salutaris). Pour Marcion, Jésus est le dieu bon sous une apparence humaine, et le dieu bon est Jésus dépouillé de son nom d’emprunt puis revenu à son état premier. Croire que le Christ est né d’une femme et qu’il a réellement revêtu un corps d’homme fait de chair et de sang est une erreur. Ce sont là des éléments terrestres qu’un dieu ne saurait emprunter, d’autant plus qu’il pouvait se donner une apparence humaine par d’autres moyens. Cette doctrine, le docétisme, n’était d’ailleurs pas particulière à Marcion, elle était au contraire très répandue à l’époque ainsi que nous l’avons vu. Toland note dans son Nazarenus de 1710 que beaucoup dans les premiers temps du christianisme niaient que le christ ait réellement été crucifié. Beaucoup c’est-à-dire par exemple les basilidiens, les carpocratiens, les cérinthiens, et bien sûr les marcionites. De là elle est passée dans l’islam.
5. Il n’y a pas de libération de la chair, mais une libération de l’âme à l’égard du monde et de son créateur. Tertullien (De Resur.) prétend que le dualisme de Marcion provenait de son opinion sur la chair qu’il considérait comme indigne de la rédemption. Il lui fallait un dieu qui sauve seulement l’esprit, partie essentielle de l’Homme. Pour Marcion en effet, la résurrection de la chair, loin d’être une rédemption, aurait constitué une continuation du mal de la vie « matérielle », une nouvelle création donc de la part du démiurge auteur de ce monde raté.
Il ne pouvait donc y avoir résurrection des corps selon lui.
6. La révélation du Christ ne complète ni n’accomplit le judaïsme, elle le supplante ; elle n’a aucun point, de commun avec lui. Le canon de Marcion s’oppose à la Bible juive ; il comprenait l’Evangelion, l’Apostolicon (recueil de dix lettres de Paul) et les Antithèses. C’est cette distinction qu’il établissait entre les écritures « fausses » et les « vraies » qui a obligé l’Église à officialiser des écritures « nouvelles » face aux « anciennes ». Selon Marcion, le Christ a en effet révélé l’antinomie qui existait entre la Loi et l’Évangile ; il a abrogé la Loi de Moïse ; il a délivré l’Homme de la puissance de la matière et de celle de l’apprenti sorcier qui a créé ce monde ; il l’a fait en quelque sorte enfant d’un nouveau dieu, adepte de la loi d’amour, inconnu et étranger jusque-là.
7. Au dernier jour, le Christ ne jugera pas les hommes, mais séparera seulement ceux qui ont adoré le créateur de ce monde raté de ceux qui auront adressé leurs prières au dieu véritablement bon. Le mauvais dieu créateur de ce monde disparaîtra avec le monde qu’il a fait, puisque ce dieu n’est pas véritablement éternel. À la fin donc, seul régnera le dieu supérieur qui est toute bonté.
N.B. Pour Marcion, le Messie juif qui devait venir était donc en réalité un antéchrist.
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8. Le seul et véritable apôtre à qui le Christ a confié son évangile est Paul. Il lui a révélé que le salut s’obtenait par la foi et non par les œuvres de la Loi juive. Malheureusement, de faux apôtres sont venus induire l’Église en erreur pour l’amener à trahir la doctrine du vrai Christ. Pour les marcionites (Origène. Homélies sur Luc 25) Paul siégeait donc à la droite de Dieu et Marcion à sa gauche. Voir plus haut.
LES ANTITHÈSES.
L’œuvre philosophique de Marcion intitulée « Antithèses » était vraisemblablement un commentaire du Nouveau Testament soulignant les multiples oppositions entre le dieu de la Bible juive (de la Torah) et l’autre Dieu, celui du Nouveau Testament. Soit en faisant figurer côte à côte certains passages des deux corpus en question (d’où le titre « antithèses ») ; soit par insertion directe, dans le texte des quatre Évangiles, de commentaires de sa part destinés à souligner ces contradictions avec l’Ancien Testament. On pouvait y lire des remarques du genre : si le dieu de la Bible juive est vraiment bon et connaît l’avenir, s’il est vraiment capable d’éviter le mal ; pourquoi, donc, a-t-il permis que l’Homme, fait à sa propre image, soit trompé par le diable, et tombe dans le péché ou la mort ? Comment le diable, origine de la chute, a-t-il pu exister ? Pourquoi l’homme fut-il condamné à mourir et la femme à devenir esclave ? Pourquoi ce dieu devint-il un juge si sévère et si méchant ? Pourquoi la loi du talion ? Contrairement à son propre décalogue, ce dieu pousse les Hébreux à dépouiller les Égyptiens et à leur voler leur or et leur argent. Il les incite au travail le jour du sabbat en leur faisant porter l’arche pendant huit jours autour de Jéricho. Il viole le second commandement aussi en permettant la fabrication d’un serpent d’airain et des chérubins en or. Ce dieu est inconstant, il choisit des hommes comme Saül et Salomon, qu’il rejette ensuite. Il appelle Adam par ces paroles : « Adam où es-tu ? » comme s’il pouvait ignorer où il se trouve, etc.
Le Christ – lui – connaît toutes les pensées des hommes, il rejette tout massacre et prêche la miséricorde et la paix. Il a rendu la vue à de nombreux aveugles, tandis que le démiurge des juifs, lui, n’a même pas pu guérir Isaac de sa cécité. Le véritable Christ envoyé par le Dieu Bon n’a certainement pas éprouvé les souffrances du fameux Serviteur de Dieu, ne saurait être confondu avec l’Emmanuel d’Esaïe, et ainsi de suite.
On comprend qu’un ouvrage aussi polémique envers les croyances judéo-chrétiennes ait été systématiquement détruit. Marcion y dénonçait vigoureusement l’amas d’absurdité que contiennent les textes sacrés que les juifs attribuent à Moïse ou aux autres illuminés de ce genre.
Note de la Rédaction.
Soyons plus marcionites que Marcion !
Outre le fait qu’il y a beaucoup, mais alors beaucoup, d’artifices, dans le Nouveau Testament, nous pensons aussi qu’y figurent également dedans quantité de propos moralement ou éthiquement inacceptables (les nombreuses évocations de l’enfer par exemple). Inutile par conséquent de suivre plus en détail les preuves que Marcion accumule en citant la Torah pour étayer ses antithèses. Ce qui compte, c’est la conséquence explicite que Marcion en propose, devant l’évidence de l’existence de deux messages si différents.
C’est en cela que sa tentative fut particulièrement novatrice, et c’est en cela que, justement, il fut jugé hérétique et excommunié. Pour avoir voulu arracher le christianisme adolescent à la gangue de l’Ancien Testament, et rompre avec une tradition judaïsante, que certains croyaient indispensable ; ouvrir des voies nouvelles, repenser du tout au tout la pertinence des schémas proposés par la Bible… En congédiant es esprits l’image du faux Dieu, celui des juifs.
« Caïn et ses pareils, les gens de Sodome, les Égyptiens, et ceux qui leur ressemblent, les peuples païens qui se sont vautrés dans le mal sous toutes ses formes ; ont tous été sauvés par le Seigneur lors de sa descente aux enfers, car ils ont accouru vers lui dès qu’ils l’ont aperçu et il les a pris avec lui dans son royaume. Mais Abel, Hénoch, Noé et les autres « justes », Abraham et les patriarches issus de lui, ainsi que les prophètes et tous ceux qui ont plu à notre Dieu, ceux-là, au contraire, n’ont pas été sauvés par lui. Ces « justes » sachant que Dieu est sans cesse en train de tenter les êtres humains ; ont cru qu’il s’agissait là encore d’une tentation de sa part, et ils n’ont donc pas voulu suivre Jésus, ils ne l’ont pas cru. Aussi leurs âmes sont-elles demeurées aux enfers ».
Humour bouddhiste ou antisémitisme ? Il s’agit en tout cas d’un propos attribué à Marcion par Irénée dans son premier livre contre les hérésies chapitre 27, 3.
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Pour Marcion, le problème, au fond, est des plus simples. La lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament (termes aujourd’hui courants, mais que l’on doit justement à Marcion) montre bien qu’il existe deux univers différents, deux ordres incompatibles. L’Évangile révèle un Dieu d’amour et de bonté, dont le Fils est venu sur Terre pour sauver les hommes en leur enseignant la fraternité, la miséricorde et l’amour du prochain. La Bible juive, elle, au contraire, révèle un Dieu de rigueur et de châtiment, qui s’acharne contre l’Humanité, et n’apparaît qu’environné de foudre, d’éclairs ou de tonnerre. Il ignore la générosité, la tolérance, la clémence. L’histoire du Monde et celle de l’Homme, telles qu’elles apparaissent dans la Bible, sont faites de crimes, de sang, de massacres, et trahissent un monde intrinsèquement vicié, un univers indiscutablement manqué, un Homme raté. Quelque chose grince dans cette création que le dieu juif est contraint de corriger sans cesse et où l’Homme vit sous la terreur permanente des interdits, des fulminations, ou des menaces de son Créateur.
Il est impossible, pense Marcion, que Jésus – qui est Fils du Dieu Bon – soit le Fils de ce dieu juif exterminateur ; que ce dernier soit le Père dont se réclame le Christ. Marcion aboutit par conséquent aux mêmes conclusions que Simon le Magicien : le dieu des juifs n’est pas le vrai Dieu. Le vrai Dieu est un Dieu inconnu, étranger à ce monde, et c’est lui le vrai Père dont le Christ est le Fils.
Le mérite du système de Marcion – par rapport à celui de Simon le Magicien – est qu’il est infiniment plus rationnel ; et qu’il repose, pour se définir, sur une interprétation rigoureuse, ainsi que sur une connaissance minutieuse et philologique presque – des documents bibliques ou évangéliques.
Ce christianisme révolutionnaire admettait donc, ainsi que nous l’avons vu, trois principes.
— Le Bon (le Dieu bon, auteur du Bien).
— Le Mauvais (appelé aussi le démiurge, enclin au Mal), qui est le Dieu de l’Ancien Testament.
— Le Neutre (la Matière, soumise au Bien, mais faisant preuve à son égard d’une grande force d’inertie).
L’univers et l’homme sont un mélange de Bien et de Mal, le Mal résultant de la lutte imputable à l’action du Démiurge et à la force d’inertie de la matière.
Ce qu’impliquent les idées de Marcion est donc simple : la Bible ne peut être, ne saurait être, un livre révélé, ni une Écriture sainte. L’opposition est totale entre l’Ancien Testament et le Nouveau, et elle s’exprime à tous les niveaux. Celui de la genèse de l’univers, tout comme celui des textes eschatologiques. Ce que décrit la Bible, ce n’est pas l’œuvre immense et grandiose de Dieu, mais la création bêtifiante du Mal. L’ancienne Loi des juifs vient du principe du Mal et la nouvelle émane du Bon. La Rédemption vient du Dieu Bon qui nous donne l’exemple à suivre, par l’intermédiaire de la vie et de la passion de l’ange-christ ayant pris possession du corps de Jésus, mort – mais en apparence seulement – cloué sur la Croix.
La Loi de Moïse doit par conséquent être rejetée, en outre il faut épurer le message évangélique des ajouts qui ont commencé à le déformer. Dualisme et démiurge mis à part, c’est bien ce qui transparaît dans les lettres de saint Paul.
Marcion mourut vers 160 de notre ère.
Cette tentative courageuse et lucide ne disparut pas avec lui, mais la recherche d’un christianisme adulte, affronté aux problèmes de son temps, libéré des sempiternelles références à la Genèse et aux commandements mosaïques, mettra plus de mille ans à se manifester de nouveau.
Conclusion en forme d’interrogation.
Ce premier grand exégète chrétien fut-il gnostique ?
En partie seulement. Il ne fut gnostique que sur deux points : le dualisme et la notion de démiurge. Et encore son dualisme ne fut-il qu’un dualisme mitigé ou monarchien, et non un dualisme radical comme celui des manichéens ayant influencé saint Augustin.
On appelle dualisme mitigé ou monarchien le dualisme qui ne conteste pas la monarchie d’un créateur supérieur. Dans un tel système, le second principe, celui du Mal, se manifeste plus tard, et tire en général son origine d’une erreur dans le système mis en route par le premier principe. En ce sens, on peut considérer Marcion comme le fondateur du courant protocatholique, même s’il évoluera ensuite vers des positions gnostiques ascétiques plus radicales. Par exemple en identifiant le dieu de la Bible juive au dieu mauvais créateur de ce monde raté : le Démiurge. Ces positions extrêmes le couperont donc des judéo-chrétiens qui l’avaient suivi au début. Et l’aile modérée de la mouvance paulinienne sera récupérée par le nouveau courant en train d’émerger, qui sera donc à l’origine du christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.
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Mais Marcion à la fin du 1er siècle fut le premier à s’appuyer sur les écrits de Paul et à le faire connaître, ce qui sera donc décisif pour l’expansion de l’Église dans le monde romain.
À l’époque le Nouveau Testament n’existait pas encore. Des Évangiles et des Épitres circulaient librement entre les communautés chrétiennes.
Mais l’Ancien Testament était le livre de référence qui annonçait la naissance, la mort et la résurrection de Jésus tout en préfigurant son enseignement.
Or Marcion eut sans doute une expérience spirituelle très semblable à celle de Luther.
En lisant les épîtres de Paul, notamment celle aux Galates, il comprit que l’homme est sauvé par grâce, indépendamment des œuvres de la loi (Gal. 2 :16 et 20-21).
Cédant à une logique imperturbable, Marcion établira donc une distinction absolue entre la loi et la grâce.
La loi, c’est la Bible des Juifs que nous appelons l’Ancien Testament. C’est la circoncision, le sabbat et autres prescriptions rituelles que les judaïsants voulaient imposer aux chrétiens d’origine païenne. C’est la loi du talion, la justice vindicative prêchée par Moïse.
Ce sont aussi les ordres que Yahvé donne lui-même à son peuple en le poussant à massacrer sans pitié tous ses ennemis dans les guerres de conquête. Tandis que la grâce, « le fruit de l’Esprit c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la douceur » (Gal. 5 :22) Conclusion : le Dieu des Juifs est un autre Dieu que celui de Jésus. L’Ancien Testament est périmé.
Pour donner un fondement solide et sans équivoque à son christianisme paulinien, Marcion choisira parmi tous les Évangiles circulant à l’époque celui de Luc y compris les Actes des apôtres et une dizaine d’épîtres (les lettres de Paul).
Paradoxalement, cette sélection très arbitraire eut des effets incalculables. Car l’apparente cohérence du message de Marcion lui valut, dans les premiers temps, un impact considérable. À l’époque de Tertullien, vers 200, il y avait des églises marcionites bien organisées, avec un clergé et des lieux de culte, dans presque toutes les provinces de l’Empire romain.
Cela obligea l’Église catholique (que l’on peut déjà qualifier de « romaine ») à mettre aussi en avant, parmi tous les écrits qui circulaient dans la chrétienté, les 3 autres évangiles : Marc Matthieu et Jean.
Le marcionisme sera donc un courant de pensée théologique très important dans l’Église primitive, et une croyance à tendance dualiste issue du gnosticisme suivant laquelle l’évangile du Christ est un évangile de pur Amour, ce qui n’est pas le cas de la Loi ancienne de Moise et du peuple d’Israël. En conséquence l’Ancien Testament y sera rejeté : le Dieu créateur présent dans l’Ancien Testament n’a rien à voir avec le Dieu d’amour du Nouveau Testament. De ferventes communautés chrétiennes marcionites survécurent jusqu’à la fin du IIIe siècle où elles se fondirent progressivement dans le mouvement manichéen.
P.S. Il est impossible d’imaginer ce que serait devenue l’histoire de l’Église si celle-ci avait suivi les antithèses de Marcion. Il va de soi que son évolution eût été totalement différente et qu’elle eût, dès le IIe siècle, rejoint des positions qui, dix-neuf siècles après, deviennent peu à peu les siennes. Mais, incapable de s’arracher à une tradition et à une théologie qui lui fournissaient à la fois les cadres éthiques de son message et les visions émotionnelles sans lesquelles ils n’eussent été que des principes abstraits ; elle dut traîner pendant des siècles et des siècles des images, des genèses et des apocalypses qui, en fait, lui étaient étrangères. Marcion de Sinope est venu trop tôt (deuxième siècle) dans un monde qui n’était pas prêt à accepter sa rupture libératrice.
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DU LENT CHEMINEMENT DU SAINT-ESPRIT… DANS LES ESPRITS.
Il est évident que pour les juifs de l’époque le messie devait prendre la forme d’un sauveur et rédempteur guerrier du peuple juif. Il fallait être païen pour concevoir qu’un dieu puisse s’incarner ou revêtir une forme humaine. C’est ce soubassement psychologique païen par définition qui a fait qu’il y a eu christianisme et non une secte juive de plus, destinée à revenir tôt ou tard dans le giron de la synagogue comme le judéo-christianisme de l’époque. Ainsi que l’a très bien résumé Simone Weil (la philosophe pas la politicienne) : le chrétien est un mauvais païen, converti par un mauvais juif.
Le dieu des chrétiens se veut toujours le dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob avec tout ce que cela implique de particularisme (ce n’est pas le dieu des philosophes, mais celui d’un nouveau peuple élu, le verus Israël) par contre ce que l’on peut dire c’est que les caractéristiques de son culte et de sa théologie résultent de son acclimatation en terre païenne, sans cela il n’y aurait pas eu de christianisme.
Bref, ce qui, dans le christianisme, ne s’explique pas par le judaïsme vient forcément, non du Saint-Esprit, mais du paganisme oriental des premiers siècles.
Ainsi que l’a très bien vu Henri Lizeray, cette religion de la compassion n’était d’ailleurs pas une nouveauté dans le paysage religieux de l’époque. « Les cultes d’Attis, d’Adonis, d’Hyas, parmi tant d’autres, enseignaient aussi à plaindre le sort des…… dans la grande fête nationale des Éleusinies, les Athéniennes pleuraient ensemble sur les malheurs de Iacchus comme les chrétiens se lamentent, à la même époque de l’année, sur le supplice du christ suivi de sa résurrection, c’est-à-dire sur la fin et le renouvellement de la course du soleil dans le ciel.
À cette composition hybride à la fois terrifiante et sentimentale, les Grecs… ajoutèrent leur grain de sel. Ceux-ci professant… firent de la nouvelle religion une fable dangereuse pour la raison. Ils parachevèrent leur faute en en personnifiant des abstractions numériques… après l’interdiction du druidisme par les Romains l’Europe reçut telle quelle la religion importée… Un autre élément perturbateur, conséquence du catholicisme romain, fut l’instauration du latin ; la pensée de Charlemagne fut outrepassée… Bien que dans notre pays le peuple n’ait jamais parlé le latin réservé aux églises et aux facultés ».
Note de Pierre de La Crau : remarquons que dans ce qui suit sous sa plume il y a peut-être vraisemblablement un début de contradiction dans la pensée d’Henri Lizeray qui accorde trop de crédit au mythe ou à l’idée reçue des quarante mots d’origine celtes seulement (dans notre langue). Tarte à la crème de tous les ignorants qui veulent être péremptoires dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Malgré ce qu’en a dit en son temps Henri Lizeray, notre dictionnaire actuel de la langue parlée par Boudicca voire par Calgacus, s’élève à bien plus de 40 vocables (800 entrées dans celui de Xavier Delamarre).
Pour en revenir à notre maître Henri Lizeray notons qu’il est à cet égard intéressant de mettre aussi en parallèle le mythe de Mithra et celui de Jésus-Christ, selon D.M. Murdock (Acharya S).
— Mithra est né dans une grotte le 25 décembre.
— Il vint du Ciel pour naître en tant qu’homme, afin de racheter les péchés des hommes.
— Le sacrifice de Mithra avait comme fin la rédemption du genre humain.
— Le jour sacré du mithraïsme était le dimanche.
— Il fut enterré dans un tombeau d’où il s’éleva d’entre les morts.
— Mithra était qualifié de Lumière et de Vérité
— Il était connu en tant que « Sauveur ».
— Il était commémoré par des repas de commensalité devogdonion. Le repas sacré de pain et d’eau, ou de pain et de vin, symbolisant le corps et le sang du taureau sacré
— Jésus est né le 25 décembre.
— Il vint du Ciel pour naître en tant qu’homme, afin de racheter les péchés des hommes
— Jésus s’est sacrifié (ou a été sacrifié) afin de racheter nos péchés.
— Le jour sacré des chrétiens est le dimanche.
— Le corps de Jésus fut placé dans un tombeau d’où il s’est relevé d’entre les morts.
— Jésus est considéré comme lumière ou vérité.
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— Il est « Sauveur ».
— Il est commémoré par un repas de commensalité devogdonion, ce repas sacré de pain et de vin symbolisant le corps et le sang du christ.
DE LA PAGANISATION DU JUDAÏSME NAZORÉEN.
Les essais de cet auteur…
— Conspiration christique 1999.
— Les soleils de Dieu de 2004.
Etant très controversés…
Nous donnerons la parole à un autre, plus consensuel.
Dans sa préface de l’histoire du christianisme Édouard Gibbon écrit : « S’il est vrai que le christianisme a triomphé du paganisme, il n’en demeure pas moins que le paganisme a réussi à corrompre le christianisme. L’église de Rome a remplacé le déisme pur des premiers chrétiens, par l’incompréhensible dogme de la Trinité. Pareillement, de nombreuses doctrines païennes inventées par les Égyptiens et idéalisées par Platon ont été adoptées parce que considérées comme dignes de foi ». Considérées comme dignes de foi par la première génération de polémistes chrétiens de langue grecque, dont la production s’étend sur l’ensemble du second siècle, du règne d’Hadrien à celui de Commode. Ces principaux Apologistes grecs sont au nombre de cinq ; soit, dans l’ordre chronologique : Aristide, Justin, Tatien, Athénagore et Théophile.
ARISTIDE.
Ne pouvant aborder dans le cadre de cette étude l’ensemble de la littérature apologétique, nous nous contenterons d’en étudier deux exemples en commençant par l’Apologie d’Aristide, qui est la toute première apologie chrétienne que nous ayons conservée à peu près dans son intégralité, et le premier écrit chrétien susceptible d’être daté très précisément (c.-à-d. 124 / 125).
Note de la rédaction. Assez curieusement cette apologie a été incluse dans le Roman de Barlaam, dérivé de la légende du Bouddha, et qui raconte le cheminement spirituel du fils du roi des Indes Abenner, appelé Josaphat dans la tradition latine et en particulier la Légende dorée de Jacques de Voragine. La première version chrétienne de la légende semble avoir été rédigée en géorgien (le Balavariani) d’après une version arabe de la légende du Bouddha (le Kitab Bilawhar oua-Youdasaf, Youdasaf étant une transposition arabe du nom du Bouddha, Boudhasaf).
Ce qui est tout d’abord troublant dans cette œuvre c’est que seuls deux chapitres (sur dix-sept) concernent directement les chrétiens, et l’on peut toujours penser évidemment qu’ils ont été ajoutés assez artificiellement à un ouvrage antérieur d’origine juive, moyennant quelques aménagements supplémentaires dans les autres chapitres.
Cet ouvrage est en tout cas fondamentalement issu de deux types d’emprunts.
Le premier type d’emprunt a été sans doute été fait à un traité théologique donnant une définition de Dieu selon des critères proprement philosophiques. Cette source, utilisée indépendamment par des auteurs gnostiques et par un auteur chrétien, ne peut être que d’origine juive, même si l’influence de la philosophie grecque, en particulier médio-platonicienne, s’y fait fortement sentir, ne serait-ce que par ses multiples définitions apophatiques de Dieu.
Mais Aristide s’est également servi pour composer son apologie d’un manuel de vie pratique d’origine judéohellénistique afin de rendre compte de la vie du chrétien idéal. Il est en effet naturel de penser qu’Aristide a puisé dans une même source, c’est-à-dire un manuel de discipline juif, ce qui se rapporte aux juifs, et qu’il s’en est ensuite librement inspiré pour dépeindre les chrétiens sous un jour aussi flatteur. Quoi qu’il en soit, du moins semble-t-il incontestable que le portrait du juif pieux chez Aristide dépend d’une source juive, et qu’Aristide a bâti son portrait du chrétien idéal sur le même modèle. Il apparaît clairement en effet que ce portrait du chrétien parfait est un développement de celui du juif parfait. Sont évoqués à la suite, la philanthropie (ou l’amour du prochain) des uns comme des autres, leur miséricorde envers les pauvres, leur sollicitude envers les captifs (mais, en ce qui concerne les chrétiens, cette attention se limite ici aux victimes des persécutions), ou encore le souci qu’ils manifestent d’honorer les morts (avec une nouvelle limitation aux seuls défunts chrétiens chez Aristide).
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Aristide présentera son essai à l’empereur Hadrien lors de sa visite d’Athènes en 125 et ce dernier paraît l’avoir bien accueilli. Mais cet ouvrage à l’anthropologie puérile (4 races d’hommes) ne nous apprend néanmoins pas grand-chose sur le sujet puisqu’avant la morale il y a, même chez les animaux, une certaine éthologie, et qu’il s’agit là essentiellement de lieux communs liés à la définition même de la philanthropie, une notion familière à la philosophie grecque, et qu’on en trouve maint parallèles chez différents auteurs grecs tout à fait étrangers au judaïsme comme au christianisme. Passons donc à l’auteur suivant, Justin.
JUSTIN.
Justin, né vers l’an 100, converti au christianisme vers 150, mourut vers 167. Il écrivit sa première apologie vers 150, une œuvre qui n’a été conservée que dans un seul manuscrit du XIVe siècle. Justin cite copieusement l’Ancien Testament et puise ses renseignements dans un ouvrage intitulé Mémoire des Apôtres (ou Mémorables) que nous ne connaissons pas, et qui a disparu apparemment. Par contre, sa « vie du Christ » écrite vers 160 nous montre qu’il n’a encore visiblement jamais entendu parler des quatre Évangiles à l’époque. Ses citations des Écritures diffèrent plus ou moins des passages correspondants de nos éditions actuelles, et il mentionne des faits ou des événements qui sont en contradiction avec eux. Justin n’a donc certainement pas connu nos modernes évangiles, du moins dans l’état où ils sont aujourd’hui. En revanche, il a connu le marcionisme ; c’est lui qui en a rédigé la première réfutation, très brièvement d’ailleurs (Apol. J, XXVI et LVIII). Il classait Marcion parmi les magiciens rendant un culte à un autre dieu que le créateur de ce monde, mais il reconnaît que Marcion obtenait l’adhésion de beaucoup de gens.
Au chapitre VII du même livre, Justin écrit que certains des philosophes grecs de son époque étaient chrétiens. Peut-être parlait-il de Pérégrinos, mais vu la fâcheuse tendance de Justin à voir des témoins de son Dieu un peu partout, y compris avant même la naissance de Jésus, on peut avoir des doutes. Justin ira en effet jusqu’à expliquer que les mystères dionysiaques ne sont qu’une déformation perverse de l’incarnation du Christ. Selon lui les démons, au courant des prophéties annonçant la venue du Messie, auraient inventé un mystère où Dionysos, fils de Zeus et né d’une vierge, montait au ciel après avoir été mis en pièces et mangé. Le mystère chrétien aurait donc ainsi, selon lui, précédé tous les autres. Peut-être voulait-il simplement dire que certains philosophes très connus en son temps avaient un message déjà très proche, mais sans le savoir ?
Justin s’adresse à l’Empereur et aux sénateurs romains en faisant une apologie de la croyance chrétienne, au nom de la raison. Il n’est pas raisonnable en effet, selon lui, de persécuter les chrétiens. « On nous dit athées et certes, nous reconnaissons être les athées de dieux de ce genre, mais non pas du Dieu de vérité, Père de la justice, de la Sagesse, de toutes les vertus » (I Apol. VI, 1).
Justin développe la doctrine des « semences du Verbe », présentes dans tous les peuples y compris avant Jésus. Il a en effet été le premier à mettre systématiquement en parallèle le monothéisme philosophique et réfléchi des Grecs et les textes de la Bible, qui n’étaient néanmoins en réalité que monolâtres, en faisant comme s’il s’agissait de la même chose. Il soutient que les philosophes grecs ont fait des emprunts aux prophètes qui leur sont antérieurs, ce qui est bien entendu encore une fois complètement faux. Mais tout à fait dans la ligne des falsifications juives de l’Histoire, opérées dans la cité d’Alexandrie, ainsi que nous l’avons déjà vu avec des hellénistes comme Aristobule, les oracles sibyllins et le pseudo-Hécatée d’Abdère. Voir les travaux du Français BERNARD Lazare sur la question.
Ci-dessous quelques extraits.
Dans lesquels Justin donne la raison de cet air de famille entre certains mythes et le christianisme.
À la différence d’Aristide, Justin fait reposer son exposé de la doctrine chrétienne sur sa conception des Écritures d’une part, et sur une réflexion christologique d’autre part.
Première apologie.
21.« Quand nous disons que le Logos, le premier-né de Dieu, Jésus-Christ notre maître, a été engendré sans union charnelle, qu’après avoir été crucifié, être mort et ressuscité, il est monté au ciel, nous n’annonçons rien d’inouï par rapport à ceux que vous appelez fils de Zeus. Vous savez, en effet, combien de fils de Zeus énumèrent vos écrivains les plus estimés : Hermès, le verbe qui interprète et enseigne toutes choses ; Asclépios, qui fut médecin et qui, frappé de la foudre, est monté au ciel, tout comme Dionysos, après avoir été mis en pièces ; Héraclès, après s’être livré aux flammes pour échapper à ses douleurs ; les Dioscures, fils de Léda ; Persée, fils de Danaé, ainsi que, sur le cheval Pégase, Bellérophon, qui était d’origine humaine… »
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22. « Si nous affirmons qu’il est né de Dieu, comme Logos de Dieu, selon un mode de génération qui lui est particulier, différent de la génération ordinaire, comme nous l’avons dit précédemment, admettez que ce point nous est commun avec vous, puisque vous appelez Hermès le Logos messager qui vient de Dieu. Si quelqu’un venait à objecter qu’il a été crucifié, ce point aussi lui est commun avec les fils de Zeus, énumérés plus haut, qui eurent à souffrir, d’après vous ; en effet, on rapporte qu’ils subirent des genres de morts non point semblables, mais différents, de sorte qu’il ne leur paraît pas inférieur pour ce qui concerne le genre de supplice qui lui fut particulier ; au contraire, comme nous l’avons promis, dans la suite de notre discours nous démontrerons qu’il leur est supérieur, ou plutôt la démonstration a déjà été faite, car celui qui est supérieur se révèle tel par ses actes. Si nous rapportons qu’il est né d’une vierge, admettez que ce point aussi vous est commun avec Persée. Si enfin nous disons qu’il a guéri des boiteux, des paralytiques et des infirmes de naissance, et qu’il a ressuscité des morts, nous paraîtrons là aussi parler de faits semblables à ceux que l’on attribue à l’action d’Asclépios ».
Cet argument est néanmoins à double tranchant, car il engage sur la voie du syncrétisme ou tout au moins de l’assimilation du Christ à une figure mythique parmi d’autres. Justin précise donc.
23. « Ce que nous affirmons pour l’avoir appris du Christ et des prophètes qui l’ont précédé est la seule doctrine vraie, plus ancienne que celle de tous les écrivains du passé et si nous vous demandons de l’accepter, ce n’est pas parce qu’elle est en accord avec ceux-ci, mais parce que nous disons la vérité ».
Ajoutons enfin que Justin explique cet air de famille par une intervention de démons qui auraient soufflé ces idées aux païens tout en les déformant afin de mieux les berner.
54. « Ceux qui enseignent les fables inventées par les poètes n’apportent aucune preuve à l’appui de leurs dires aux jeunes gens qui les apprennent, tandis que nous prouvons qu’elles ont été composées, à l’instigation des mauvais démons, en vue de tromper et d’égarer le genre humain. Ceux-ci, en effet, sachant par les prophètes que le Christ devait venir et que les impies seraient punis par le feu, entreprirent de faire attribuer à Zeus un grand nombre de fils, car ils comptaient bien pouvoir obtenir ainsi que les hommes considèrent tout ce qui concerne le Christ comme une invention mensongère et du même acabit que les fables racontées par les poètes. Ces récits ont été répandus chez les Grecs et dans toutes les nations, là surtout où les démons savaient, grâce aux prédictions des prophètes, que leurs habitants croiraient au Christ. Mais s’ils connaissaient les paroles des prophètes, les démons n’en comprenaient pas exactement le sens ; nous allons montrer qu’ils imitèrent ce qui concerne notre Christ à contresens, comme des gens qui marchent à l’aveuglette ».
On retrouve là…
A) L’orgueil ou la prétention à l’exclusivité de la vérité des premiers chrétiens.
B) Leur mépris raciste envers les non juifs et non chrétiens.
La théorie de la contrefaçon diabolique des vérités chrétiennes est la seule réponse qu’a trouvée Justin à une objection réelle. Les chrétiens sont en butte à l’accusation d’imiter et de contrefaire les mythes païens alors même qu’ils dénoncent absolument ces mythes. Ce travail de sape intellectuelle, passablement écœurant d’ailleurs, n’aboutira qu’avec Constantin.
JUSTIN ET LE THÈME DU « VERUS ISRAËL OU VRAI ISRAËL ».
Justin appellera orthodoxes les penseurs qu’il retenait, hérétiques ceux qu’il avait décidé de rejeter. Le christianisme venait d’inventer un nouveau sens au vieux mot grec « hairesis ».
Au milieu du IIe siècle, vers 150, sous le règne de l’empereur Antonin, il y aura donc désormais, sur les hérésies, un discours explicite. Le premier auteur attesté – ce qui ne veut pas dire qu’il soit le premier historiquement parlant – est ce Justin : « J’ai déjà composé un traité contre les hérésies, et si vous voulez le lire, je vous le passerai » (première apologie, chap. 26) ». Au milieu du IIe siècle, les premiers chrétiens ne se contentent donc plus de constater l’existence de doctrines différentes ; ils les combattent, par écrit. Bien que l’ouvrage de Justin contre « toutes les hérésies » soit perdu, on en a des traces précises dans le reste de son œuvre.
Première Apologie, au chapitre XXVI : un paragraphe entier sur Marcion.
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« Marcion, qui enseigne encore aujourd’hui, professe la croyance en un Dieu supérieur au Créateur. Avec l’aide des démons, il sème le blasphème à travers le monde, il rejette le Dieu créateur de l’univers et inspire à ses adeptes la prétention qu’un autre Dieu au-dessus de lui, a fait des ouvrages merveilleux. Les sectateurs de cette École, comme nous l’avons dit, sont appelés chrétiens, de la même manière que, malgré les différences de doctrine, le nom de philosophe est donné à tous ceux qui font profession de philosophie ».
Le Dialogue avec Tryphon, chapitre 35 sur les hérétiques (brrr !).
« Parmi eux, les uns s’appellent marcionites, d’autres valentiniens, d’autres basilidiens, d’autres satorniliens. Chacun prend un nom ou un autre, d’après les fondateurs de leur système, de la même manière que tout homme qui pense philosopher croit devoir, d’après le père de son système, porter le nom de la philosophie qu’il professe ».
Ces deux citations font apercevoir un Justin qui reprend l’usage classique du terme d’origine grecque « hérésie », mais le fait progressivement glisser vers un autre sens : l’hérésie au sens actuel du terme. Il s’agit là en fait de la naissance d’un genre littéraire nouveau, l’hérésiographie ou rédaction de traités contre les hérésies, l’auteur de tels livres étant un « hérésiologue ».
Justin sera donc le premier à nuancer Marcion dont il désapprouvait le radicalisme évidemment, afin de le rendre en quelque sorte plus présentable aux yeux d’une opinion publique gréco-romaine hostile à tant de fanatisme. Le compromis prôné par Justin fut celui du Verus Israël ou Vrai judaïsme.
Ni rejet de la Bible juive à la façon de Marcion.
Ni Bible à la façon des juifs.
Une troisième voie…
— la Bible interprétée différemment,
— Et de façon plus éclairée.
Justin, de par son Dialogue avec Tryphon, est le principal inventeur de cette troisième voie entre Marcion et le judaïsme. La lecture chrétienne défendue par Justin en effet, voit bien en Jésus le Messie prédit par les Saintes Écritures, là où la lecture juive n’y voit qu’une attente encore non réalisée. Justin est le premier témoin d’une argumentation scripturaire organisée sur ce thème. Cette manipulation implicitement antisémite des textes (les juifs n’ont pas compris leurs propres textes sacrés et ceux-ci appartiennent donc désormais aux chrétiens) ; jettera les bases d’un christianisme hellénisé, religion digne de l’Empire, et dont les croyances chercheront de plus en plus dans la philosophie grecque les fondements d’une nouvelle théologie. Cette philosophie grecque ne constituera néanmoins jamais une fin en soi, mais uniquement un moyen, subordonné à la défense des textes bibliques, contrairement à ce que voulait Marcion. À noter. Dans ce célèbre Dialogue avec Tryphon, Justin, comme Montan, affirme que les saints vont bientôt vivre et pour mille ans dans une Jérusalem nouvelle encore plus spacieuse et plus belle que l’ancienne.
Mais il sera aussi l’auteur avec cet essai de jugements de valeur qui seront à l’origine du thème antisémite chrétien par définition du peuple déicide. BERNARD Lazare, un des plus lucides experts en la matière, auteur du livre faisant certainement preuve du plus de hauteur de vue à propos de l’histoire de l’antisémitisme, lui a d’ailleurs consacré tout un sous-chapitre.
Ci-dessous quelques extraits de ce Dialogue avec Tryphon. À nos lecteurs de s’en faire une idée.
XVI. La circoncision selon la chair n’était qu’un signe qui devait servir à vous distinguer de nous et des autres peuples, quand la main de Dieu ferait tomber sur vous seul les châtiments que vous subissez justement aujourd’hui ; et quels fléaux plus affreux ? Votre pays n’est plus qu’un désert ; vos villes sont la proie des flammes ; l’étranger, sous vos yeux, dévore vos moissons ; personne de vous ne peut plus entrer dans Jérusalem. 3 Ce qui vous fait reconnaître au milieu de ces désastres, c’est la marque de la circoncision imprimée sur votre chair. Je suis persuadé qu’aucun d’entre vous n’oserait dire que Dieu ignore l’avenir, et ne prépare pas à chacun le sort qu’il mérite. C’est donc à juste titre que tous ces maux vous sont arrivés. 4 Hélas ! vous avez fait mourir le juste ; autrefois vous mettiez à mort ses prophètes, et aujourd’hui vous accablez d’outrages et de mépris ceux qui espèrent en lui et en son père, le Dieu tout-puissant, qui nous l’a envoyé ; vous les chargez de malédictions dans vos synagogues. Toutes les fois que vous avez pu nous égorger, vous l’avez fait. Ce qui enchaîne votre bras, c’est la crainte « le ceux qui vous dominent aujourd’hui ; 5 c’est pourquoi Dieu vous crie par la bouche de son prophète Isaïe :
« Voyez comme le juste a péri, et personne n’y pense. Le juste a été enlevé du milieu de l’iniquité : il reposera en paix dans sa tombe ; oui, il a été enlevé du milieu de vous. Approchez maintenant,
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enfants d’iniquité, race d’adultères et de prostituées ! De qui vous êtes-vous joués ? contre qui avez-vous ouvert la bouche et dardé vos langues ? »
XVII
En fait d’outrages contre le Christ et contre nous qui sommes sortis de lui, aucune nation ne s’est rendue aussi coupable que la vôtre ; vous êtes les auteurs des préventions et des calomnies qui nous poursuivent partout. Vous avez mis en croix le seul juste, le seul innocent, celui dont les blessures guérissent l’homme qui veut, par lui, aller à Dieu son père. Et, bien que vous sachiez à n’en pas douter qu’il est ressuscité d’entre les morts et remonté aux cieux, comme les prophètes l’avaient annoncé, non seulement vous n’avez pas fait pénitence, mais vous avez envoyé de Jérusalem, par toute la terre, des gens chargés de présenter les chrétiens comme une secte impie qui venait de s’élever et de répandre toutes ces calomnies que répètent encore aujourd’hui ceux mêmes qui ne vous connaissent pas. Vous êtes donc coupables de vos propres crimes et de ceux de tous les hommes que vous avez égarés. Et c’est avec raison que Dieu vous crie par le prophète Isaïe…
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CONCLUSION.
Les apologies d’Aristide, Justin, Tatien, Athénagore et Théophile ne sont ni des traités théologiques ni des ouvrages dogmatiques. Néanmoins, dans leur désir d’expliquer la foi chrétienne à « ceux de l’extérieur », les Apologistes ont dû énoncer en des termes compréhensibles à leur public, et, en conséquence, concevoir clairement, le message (« kérygme ») spécifique à la religion chrétienne ; c’est-à-dire comment Dieu pouvait être à la fois Un et Trois, la transcendance et l’immanence de Dieu en ce monde, et l’eschatologie (Paradis Jugement dernier…) ; ils sont donc de précieux témoins de l’élaboration du dogme chrétien au second siècle, mais aussi des acteurs privilégiés de cette mise en forme par adaptation à la culture grecque de ce temps-là.
La théologie des Apologistes est autant une théologie au regard de la raison qu’au regard de la croyance. Cette importance de la raison de type « grec », en matière de croyances religieuses, s’explique par le fait que, pour la grande majorité d’entre eux, ils ont été formés dans la philosophie grecque, dont ils ont conservé les principes méthodologiques et épistémologiques ; et qu’ils s’adressent à un public païen, censé être peu réceptif à une argumentation fondée sur les Écritures ou la foi, par définition ; mais sensible, en revanche, à la conformité des doctrines avec la raison telle qu’elle était conçue en ce temps-là dans cette région du monde. Le Dieu des Apologistes est donc (au moins en apparence) autant le Dieu des philosophes grecs (entre autres celui de Platon) que celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. La définition de Dieu selon les normes de la philosophie (incréé, non engendré, impassible, incompréhensible, inaccessible aux sens) est partout présente chez eux ; elle permet à la fois de satisfaire à la philosophie hellène, de dénier toute divinité véritable aux dieu-ou-démons du paganisme ; et de prendre ses distances vis-à-vis des anthropomorphismes du judaïsme, que le polémiste païen Celse mettait en parallèle avec ceux du polythéisme grec.
Le Dieu des Apologistes est « Père, Fils, Esprit » ; c’est la formule baptismale, plusieurs fois répétée dans leurs ouvrages, et ainsi élevée au rang de dogme. Mais, par-delà la formule, le rôle et la distinction des trois entités divines paraissent incertains. D’une part, le Père et le Fils sont tantôt confondus (le Verbe n’étant alors plus qu’une « puissance » du Père), tantôt au contraire distingués au point de parler d’un « autre Dieu » à côté du premier (l’expression apparaît chez Justin). En quelque sorte donc un bithéisme. Et de même, l’existence propre de l’Esprit et sa divinité ne font pas l’objet d’une affirmation sans équivoque. L’Esprit paraît souvent confondu avec le Fils, par l’intermédiaire des concepts de Verbe (Logos) ou de Sophia (c’est le cas chez Théophile par exemple), et il n’est jamais qualifié de Dieu comme l’est le Fils.
La théologie « trinitaire » des Apologistes s’avère essentiellement une théologie du Verbe (Logos). La plupart des Apologistes ne mentionnent pas le Christ en tant que personnage historique, mais n’évoquent le Fils qu’en tant que verbe (Logos) de Dieu. Ce terme, emprunté, semble-t-il, à la tradition johannique – même si un seul des Apologistes cite textuellement le prologue de Jean – permet, par son ambiguïté même (il signifie à la fois « parole » et « raison »), de concilier deux fonctions différentes. L’inspiration et la révélation d’une part, la création, l’animation cosmique et la Providence d’autre part. Il permet donc de rendre la doctrine chrétienne compatible avec le fonds commun de la philosophie grecque. Justin et Athénagore présentent le Verbe chrétien comme un double du Logos stoïcien, animateur du monde qu’il pénètre comme principe de vie universel, ou de l’âme du monde platonicienne.
Jusqu’où allait le sentiment d’une « division » ou d’une « distribution » de Dieu ? Si un Tatien refuse fortement toute idée de « division », Justin, en revanche, dans sa polémique contre le judaïsme, n’hésite pas à employer, pour désigner le Verbe, l’expression « d’autre Dieu ». Cette distinction, extrême, s’explique à la fois par le désir de Justin de manifester la présence du Verbe dans les Écritures, « à côté » de Dieu, certes, mais comme Dieu à part entière ; et par le souci de rendre compte de la réalité des théophanies divines, Dieu étant présent dans le monde d’en bas sans pour autant avoir abandonné le monde d’en haut. Certaines formulations vont néanmoins en sens inverse, notamment quand le terme Verbe, pour désigner le Fils, est mis sur le même plan que le mot Sagesse ou Ange ; ce qui tend à faire du Verbe une simple « puissance » de Dieu, et non un être ou une existence à part entière. Seule l’apparition des termes de « personne » et « d’hypostase », associés à celui de « trinité », permettra de trouver une échappatoire à ce dilemme, non sans de longs débats…
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L’angélologie des Apologistes sert de trait d’union entre leur monolâtrie et le polythéisme tel que le professaient les différentes Écoles philosophiques grecques. Les anges et leurs doubles inversés, les démons, s’insèrent dans la hiérarchie des êtres célestes pouvant exister entre Dieu et les hommes, comme les daimones du platonisme. Ce trait est particulièrement patent chez Athénagore, qui n’hésite pas à mettre sur le même plan la hiérarchie platonicienne : Dieu, « démons », hommes, et celle de la tradition chrétienne, Dieu, anges ou démons, hommes. C’est manifestement un legs de l’héritage judéohellénistique. Athénagore, en identifiant les démons (daimonia ou ponera pneumata, « esprits mauvais ») de la tradition juive, avec les dieux du paganisme (qualifiés de daimones) ; reconnaît donc explicitement à la fois leur existence et leur pouvoir – non seulement un pouvoir malfaisant, comme l’incitation au mal ou même les explosions orgiastiques qui accompagnaient certains cultes, mais aussi un pouvoir bienfaisant ou simplement utile, au moins en apparence ; celui que l’on trouve dans les sanctuaires païens, les phénomènes de guérison miraculeuse en particulier. Athénagore n’hésite pas en revanche à qualifier les dieu-ou-démons égyptiens Isis et Osiris « d’êtres célestes », malgré l’existence terrestre qu’il leur reconnaît aussi, puisqu’il en fait les premiers rois du pays ; mêlant ainsi la tradition évhémériste, qui fait des dieu-ou-démons de simples êtres humains honorés après leur mort à cause de leurs bienfaits ; avec celle du platonisme qui situe les « démons » (c’est-à-dire les dieux du paganisme) dans une position intermédiaire entre l’Être supérieur et les hommes. Ainsi se trouve expliquée, au moins en partie, sinon leur culte, du moins leur insertion dans la hiérarchie du divin.
Cette hiérarchie est bien attestée dans le médio-platonisme – un courant qui, à cette époque, sous l’influence des démonologies orientales, commençait à distinguer entre démons bienfaisants et démons malfaisants, équivalents des anges et des démons de la tradition juive.
Tatien est peu représentatif des croyances dominantes au sein de la grande Église. Les autres Apologistes ; – qui ignorent dans leur grande majorité la notion de péché originel transmis à la naissance, la faute d’Adam ayant simplement entraîné pour l’Homme la corruptibilité et la mort – ; s’accordent sur l’existence de trois causes principales à l’existence du péché.
La première est celle du libre arbitre. Dieu, quand il a créé l’Homme, l’a soumis à l’obligation de choisir entre le bien et le mal. C’est donc l’Homme lui-même qui est responsable du mal qui règne en ce monde, et non pas Dieu, selon une formule empruntée par Justin à Platon. Mais, bien sûr, la liberté ne suffit pas pour expliquer la présence du mal ; encore faut-il qu’il y en ait le désir. C’est là une seconde cause de l’origine du mal : l’homme, par sa nature charnelle, est soumis aux désirs, aux besoins corporels, voire, dans une conception plus pessimiste encore, à l’attraction de la matière, jugée, sinon mauvaise, du moins corruptrice. La troisième cause tient à l’influence des démons. Non contents de s’être montrés infidèles à leur mission, qui était de gouverner les hommes dans le sens du bien, les anges rebelles se sont montrés corrupteurs. Ils ont enseigné aux hommes les sciences corruptrices. Telle est l’action de Satan et de sa troupe de démons, que la première théologie chrétienne désigne souvent comme l’Adversaire par excellence, c’est-à-dire celui qui s’oppose à Dieu pour la possession des âmes. Ce type d’explication est largement développé chez Justin, mais on le trouve aussi exprimé chez Athénagore, peut-être le plus « hellène » des Apologistes.
Tels sont donc les traits essentiels de la théologie élaborée par les ces pseudo-intellectuels, les premiers des écrivains chrétiens à avoir essayé de présenter la religion chrétienne de façon cohérente, à défaut d’être systématique ; puisque leurs exposés sont épars, étroitement adaptés aux besoins de leur argumentation ou de leur polémique, et qu’ils ont d’abord été rédigés dans le souci d’éclairer le public païen auquel ils s’adressaient. Ils n’ont sans doute pas innové dans leurs formulations, et n’ont fait vraisemblablement que donner leur interprétation personnelle des croyances et des réflexions qui avaient cours dans leurs communautés. Mais la nécessité de présenter d’une manière acceptable à la raison grecque les rudiments du kérygme chrétien les a conduits à choisir une terminologie adaptée à la culture de leur temps, et à conformer leurs croyances aux exigences de la culture hellénistique.
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TATIEN ET SON DIATESSARON (HARMONIE DES ÉVANGILES).
Né en Syrie (Mésopotamie) vers 110/120. Hérétique pour les églises grecques et latines, il est l’auteur d’une apologie (Discours aux Grecs) qui lui vaut d’être considéré presque à l’instar d’un Père de l’Église.
Tatien se présente ainsi lui-même dans son « discours aux Grecs ». « Moi, Tatien, philosophe barbare, né au pays des Assyriens, j’ai d’abord été formé dans vos doctrines et ensuite dans celles que j’entreprends maintenant de proclamer… J’ai été admis aux mystères ; j’ai examiné toutes sortes de rites religieux, accomplis par des efféminés et des androgynes ; j’ai trouvé chez les Romains le Jupiter latin faisant ses délices de sang humain… ailleurs d’autres démons s’adonnant à la méchanceté… »
Ce qui montre bien que l’ordre d’idées qui entraîna Marcion et Apelle sortait du judéo-christianisme par une sorte de nécessité, c’est qu’on vit des chrétiens de toute provenance revenir aux mêmes solutions dialectiques sans que leurs antécédents pussent le faire prévoir. Tel fut, en particulier, le sort qui fut réservé à l’apologiste qui avait vingt fois joué sa vie pour sa foi, à Tatien.
Tatien fut-il hérétique ?
La question est importante, car derrière elle s’en profile une autre : celle d’une éventuelle influence des positions hétérodoxes de Tatien sur la composition du Diatessaron ou harmonie des évangiles.
L’influence réelle de Marcion sur la pensée de Tatien reste un problème débattu et demeure uniquement fondée sur son rêve d’un évangile unique, qui était effectivement une idée de Marcion. Notre source principale est Irénée de Lyon.
Ce que l’on appelle encratisme dans les premiers siècles, c’est la tendance ascétique extrémiste de certaines communautés qui interdisent à leurs membres toute relation sexuelle, ainsi que toute consommation de viande et de boissons enivrantes. Mais le concept est difficile à cerner, car les encratites que l’on dénonce sont presque toujours présentés, en outre, comme des déviants dogmatiques, le plus souvent « gnostiques ».
Mais de Tatien, Irénée connaissait-il autre chose que son « Discours aux Grecs » ? Or ce n’est pas le texte de Tatien qui fait problème dans ce cas, mais bien celui d’Irénée. Comment Irénée peut-il en arriver à traiter de « blasphème » et à décréter hérétique, l’affirmation selon laquelle Adam n’a pas été sauvé, alors que l’hypothèse du salut d’Adam n’a aucune base scripturaire ? Les auteurs postérieurs ajoutent peu. Hippolyte, Eusèbe et Jérôme, dépendent d’Irénée.
Le témoignage d’Eusèbe est intéressant. Dans un chapitre sur Justin, il ne dit que du bien de Tatien, et loue même sa science (IV, 16, 7). Dans les extraits de Rhodon, dont on nous dit deux fois de suite qu’il était l’élève de Tatien ; il apparaît non seulement que Rhodon, grand pourfendeur d’hérésies, n’a jamais parlé de celle de son maître (ou alors, Eusèbe l’aurait certainement rapporté), mais il semble même en ressortir que, dans l’École de Tatien, on menait la guerre aux marcionites.
On peut en définitive se demander si l’accusation d’encratisme ne repose pas entièrement sur la seconde partie du Discours aux Grecs où Tatien établit la nécessité de la mortification pour parvenir au salut. On pourrait à la rigueur y trouver du gnosticisme dans certaines formules ambiguës, surtout dans la mesure où la rédemption n’y joue apparemment aucun rôle.
À une date qu’on ne peut fixer avec précision, Tatien, qui au fond était toujours Assyrien de cœur et qui préférait de beaucoup l’Orient à Rome, retourna dans son Adiabène natale (aujourd’hui Erbil), où le nombre des juifs et des chrétiens était considérable. Là, sa doctrine se précisa de plus en plus. Détaché de toutes les Églises, il resta dans son pays ce qu’il était déjà en Italie, une sorte de chrétien solitaire, n’appartenant à aucune secte, bien que se rapprochant des montanistes par l’ascétisme, des marcionites par la doctrine et l’exégèse. Son ardeur pour le travail était prodigieuse ; sa tête ardente ne pouvait se reposer ; la Bible, qu’il lisait sans cesse, lui inspirait les idées les plus contradictoires ; il écrivait à ce sujet des livres sans fin.
Après avoir été, dans son apologie, l’admirateur fanatique des Hébreux contre les Grecs, il tomba dans l’extrême opposé.
L’exagération des idées de saint Paul, qui avait conduit Marcion à maudire la Bible juive, amena Tatien à sacrifier entièrement l’Ancien Testament au Nouveau. Comme Apelle et la plupart des gnostiques, Tatien admit un Dieu créateur subordonné au Dieu supérieur. La Loi juive fut l’œuvre du
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Dieu créateur ; seul, l’Évangile fut l’œuvre du Dieu supérieur. Un besoin exagéré de perfection morale faisait que, après avoir repoussé comme impure l’antiquité hellénique, Tatien repoussait de même l’antiquité biblique. De là une exégèse et une critique peu différentes de celles des marcionites. Ses Problèmes, comme les Antithèses de Marcion et les Syllogismes d’Apelle, avaient sans doute pour objet de prouver les inconséquences de l’ancienne loi et la supériorité de la nouvelle. Il y présentait, avec un bon sens assez lucide, les objections qu’on peut faire contre la Bible, en se plaçant sur le terrain de la raison. L’exégèse rationaliste des temps modernes trouve ainsi ses ancêtres dans l’école d’Apelle et de Tatien. Cette école était certainement, en exégèse, plus sensée que les docteurs orthodoxes, avec leurs interprétations allégoriques et typiques tout à fait arbitraires.
On appelle CANON (du grec canon = tablette) la liste officielle des livres sacrés d’une religion.
L’existence dans le canon chrétien de quatre évangiles, trois que l’on peut mettre en parallèle et un qui fait bande à part, l’évangile de Jean, est une conséquence des tâtonnements qui ont présidé à l’élaboration du canon chrétien.
Rappelons tout d’abord pour commencer qu’à l’époque il y avait plus que quatre évangiles en circulation, il y en avait des dizaines (évangile de Thomas, le protoévangile de Jacques, l’évangile de Judas, etc.)
La difficulté consista à en éliminer le maximum.
Et le mystère ce sont les raisons qui ont conduit à l’élimination de certains textes ou à la récupération de certains autres.
Les critères de sélection.
On peut supposer que chaque évangile correspondait à l’époque à une communauté ou sensibilité religieuse particulière et qu’il y eut donc des arbitrages rendus.
Les critères de sélection ne sont ni la date (la Didachè et la Lettre de Clément sont de la même époque que les lettres de Jean), ni l’auteur supposé (l’Évangile de Pierre et de Thomas n’ont pas été retenus) ni le fait d’être apôtre (Marc et Luc ne font pas partie des Douze).
Par contre un des critères de sélection fut certainement le souci de lutter contre les autres courants du christianisme.
La polémique ecclésiastique contre les gnostiques a entraîné évidemment le rejet d’évangiles, ou de textes rapportés aux disciples de Jésus, qui avaient cours chez eux. Il en est allé de même pour les écrits qui étaient l’expression des courants judéo-chrétiens, au sens strict du terme. Dorénavant l’association à un groupe dont la doctrine et/ou la pratique étaient suspectes devenait un motif suffisant de rejet.
Un exemple évident est fourni par le sort de l’Évangile de Pierre : Sérapion d’Antioche ne voit rien à lui reprocher tant qu’on ne l’a pas convaincu qu’il est lu à Rhossos par des gens accusés d’hérésie et tant qu’il n’a pas constaté qu’à Antioche même il est entre les mains de chrétiens docètes. Encore se contente-t-il de dire, sur le fond, qu’il y a trouvé, « pour la majeure partie la doctrine droite du Sauveur, avec quelques additions différentes ». Le fait de pouvoir être rangé parmi les pseudépigraphes mis sous le nom de Pierre et des autres apôtres ne devient un défaut qu’en raison du premier soupçon.
?
La méthode de sélection sera donc en pratique non d’inclure, mais d’exclure. La sélection qui en résultera mettra du temps à s’imposer. Le cas de l’Apocalypse de Jean est à cet égard exemplaire. Entrée dans la liste des écrits reconnus assez tôt en Occident, malgré des signes d’hostilité à Rome au début du IIIe siècle ? elle restera longtemps contestée en Orient, après les critiques de Denys d’Alexandrie, suscitées par la force du courant millénariste en Égypte. Amphiloque d’Iconium, à l’extrême fin du IVe siècle, écrira même encore : « Quant à l’Apocalypse de Jean, les uns l’approuvent, mais le plus grand nombre la qualifie de fausse » voilà peut-être le plus fiable (lit. le moins faux) des canons des écritures d’inspiration divine (sic).
N.B. Un autre des hommes clés dans ce processus fut Irénée de Lyon. Il semble avoir fait le choix d’une relative diversité des points de vue, mais a tenu visiblement à ce qu’il y ait 4 évangiles et pas plus (ni moins).
La pensée qui domina Tatien, dans la composition de son célèbre Diatessaron ou harmonie des évangiles, ne pouvait donc pas non plus lui valoir l’approbation des futurs catholiques orthodoxes ou réformés. La discordance des Évangiles le choquait. Tout ce qui, dans la vie de Jésus, rapprochait
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trop, selon lui, le dieu de l’homme fut sacrifié sans pitié. Les exemplaires du Diatessaron furent donc détruits par les futurs catholiques orthodoxes ou réformés. Le principal adversaire de Tatien, dans cette dernière période de sa vie, aurait été nous dit-on son ancien élève Rhodon. Reprenant un à un les Problèmes de Tatien, ce présomptueux exégète se serait fait fort de répondre à toutes les objections que son maître avait soulevées. Il écrivit aussi un Commentaire sur l’œuvre de six jours.
Sans doute, si nous avions le livre que Rhodon composa sur tant de délicates questions, nous verrions qu’il fut moins sage qu’Apelle et que Tatien ; ceux-ci avouaient prudemment ne pas savoir les résoudre.
Le gnosticisme florissait encore en Orient. Combinant Valentin, Saturnin et Marcion, Tatien ne put souffrir l’idée que le Christ aurait eu le moindre contact avec la matière. Les rapports sexuels de l’homme et de la femme sont un mal. Dans son Diatessaron, Jésus n’a aucune généalogie terrestre. Il en vint même assez logiquement à soutenir que la chair du Christ n’avait été qu’une apparence. L’usage de la viande et du vin classait à ses yeux un homme parmi les impurs. Dans la célébration des mystères, il voulait qu’on ne se servît que d’eau. Enfin du moins d’après Épiphane, ce qui reste à démontrer, car Tatien ne fut jamais prêtre.
Il passa ainsi pour le chef de ces nombreuses sectes d’encratites ou abstinents, s’interdisant le mariage, le vin et la viande, qui naissaient de toutes parts, et prétendaient en cela tirer la conséquence rigoureuse des principes chrétiens.
De la Mésopotamie, ces idées se répandirent à Antioche, en Cilicie, en Pisidie, dans toute l’Asie Mineure, à Rome, dans les Gaules. L’Asie Mineure, surtout la Galatie, en resta le centre. Les mêmes tendances se produisaient sur plusieurs points à la fois. Un ensemble de fausses idées, très répandues, portait à croire que, le mal venant de la concupiscence, le retour à la vertu impliquait le renoncement aux plus légitimes désirs.
Tatien offre, on le voit, beaucoup de ressemblance avec Apelle. Comme lui il s’attaqua résolument à la Bible juive et s’en fit le libre exégète. Il se rapproche aussi des protestants du 16e siècle et particulièrement de Calvin. Ce fut, en tout cas, l’un des hommes les plus profondément chrétiens de son siècle et, s’il devint hérétique, ce fut, comme Tertullien, par excès de sévérité.
Dans son Apologie destinée aux Grecs, Tatien ne fait aucune référence à Jésus lorsqu’il s’agit de convaincre ses interlocuteurs. Il n’y est question que de Dieu et du « Verbe ».
Il confesse même dans cette Apologie (chap. 21) que le Christianisme comporte également son propre mythe, semblable aux mythes grecs, ce qui est assez étrange pour un chrétien, mais pouvait constituer un argument de nature à rassurer les païens sceptiques devant cette nouvelle philosophie.
Mais Tatien est surtout resté célèbre pour avoir tenté, lui aussi, comme Marcion, de fonder sa prédication sur un seul évangile, le Diatessaron. Cet ouvrage ne comportait aucun texte relatif aux origines humaines et terrestres du christ, aucun récit d’enfance, aucune généalogie, et commençait directement par la phrase : « Au commencement était le verbe ». Revenu en Orient, âgé et peut-être assagi, Tatien entreprit en effet de rédiger une concordance des Évangiles, la première du genre. Presque aussitôt traduit en syriaque, ce Diatessaron est un recueil de très grande importance pour les églises orientales et il connut, bien au-delà de la Syrie, une fortune extraordinaire, jusqu’en plein Moyen-âge. Il s’agit d’un effort audacieux pour trouver une solution aux divergences et aux différences qui apparaissaient dans les Évangiles, sur la vie et les paroles de Jésus, en tentant de les harmoniser dans un unique écrit. Il est encore impossible de déterminer si Tatien a composé son ouvrage en Occident, ou après son retour en Orient. Nous ne savons pas non plus s’il l’a composé en grec ou en syriaque, même si le syriaque semble le plus probable. Nous savons, grâce au commentaire qu’il en a rédigé, que saint Éphrem utilisait ordinairement le Diatessaron, qui, au milieu du IVe siècle, était, à Édesse « l’Évangile » par excellence, l’Écriture sainte employée de façon exclusive dans la liturgie. Situation qui dura pendant plus de trois siècles. D’après J. Hamlyn Hill ce Diatessaron aurait même été connu en Europe du Nord (cf. le codex fuldensis et l’Heliand ou vie de Jésus en vieux saxon). C’est dire l’influence incontestable et le rayonnement de cette œuvre originale. Qui l’eût cru ?
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LE CHRISTIANISME PHÉNOMÈNE DE MODE.
Le contexte de l’apparition du christianisme dans le monde romain est, plus largement, celui de la diffusion des religions dites « orientales » ou « religions à mystères » (c’est-à-dire à rituel initiatique). Mithra (Perse), la Grande Mère Cybèle (Asie Mineure), Isis (Égypte), la Déesse-ou-démone, ou fée, syrienne (Atargatis), et d’autres… Ces cultes à mystères sont des cultes de salut, c’est-à-dire que les fidèles, par des rites d’initiation, y recherchent le réconfort, une promesse de guérison, ou de richesse. Salut donc très matériel. Au IIIe siècle, sous l’influence du néoplatonisme, ces cultes se spiritualisent. Autrement dit, s’il y a bien originalité de la conception des premiers chrétiens dans ce cadre, elle doit être évaluée de façon très nuancée. La force d’attrait du christianisme était-elle fondamentalement différente de celles des mystères de Mithra ou du culte d’Isis ? Pas nécessairement, et même, dans la plupart des cas probablement pas. Il ne fait aucun doute que pour certains, devenir fidèle de Jésus – Christ ne s’accompagnait d’aucun exclusivisme. Les Pères de l’Église sont obligés de pourfendre les chrétiens qui continuent à fréquenter les temples.
Dans les premiers temps, la diffusion du christianisme se fait au sein de la communauté juive de la diaspora, dans les synagogues, puisque disciples et apôtres sont d’origine juive. Pierre, avant sa rencontre avec le Christ, s’appelle Simon, et Paul est issu d’une famille juive de Tarse en Cilicie. Les Romains assimilent les chrétiens aux juifs, le christianisme étant pour eux un des multiples courants spirituels qui traversent les communautés juives – un parmi d’autres. Mais si l’on en croit ce qui se passe ailleurs dans le monde méditerranéen, les rapports entre juifs et judéo-chrétiens devinrent très vite problématiques ; en particulier lorsque les chrétiens commencèrent à accueillir parmi eux des païens non circoncis qui ne suivaient pas la Loi juive, notamment ses interdits alimentaires. L’apôtre Paul, qui, par ses voyages et ses lettres, diffuse la croyance chrétienne, préconise d’annoncer le Christ à tous sans distinction.
« Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme. Car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus ». (Épître de Paul aux Galates, III, 27.)
Peu à peu, suivant une chronologie difficile à déterminer, les communautés chrétiennes acquièrent une autonomie et une identité propres, et une hiérarchie se met en place en leur sein.
Quels sont les moyens de diffusion du christianisme ? Exactement les mêmes que ceux des autres cultes orientaux. Avant tout les marchands des provinces orientales. Le cas des martyrs montanistes de Lyon en 177 (dont Blandine) est exemplaire. Lyon est un grand centre portuaire fluvial et commercial, siège de nombreuses colonies d’Orientaux. L’autre vecteur, les légions, a peut-être moins joué pour le christianisme.
En Asie Mineure, le christianisme connaît une diffusion précoce, et importante dans les milieux ruraux. Deux facteurs ont pu intervenir. D’une part, le substrat religieux indigène, volontiers ascétique, constituait un terrain favorable ; d’autre part, les structures encore très fortes de la communauté villageoise dans cette partie du monde ont peut-être eu pour résultat des adhésions collectives à la nouvelle religion d’un certain nombre de communautés. Cela s’ajoute à la très forte présence de communautés juives, elles aussi rurales.
La notion de « persécutions » est à nuancer. Durant les deux premiers siècles de l’Empire, parler de persécution religieuse serait un contresens. Les chrétiens sont poursuivis (quand ils le sont, ce qui est loin d’être systématique) pour des crimes de droit commun. La lettre de Pline en 111/112 illustre le motif concret des condamnations : le refus d’obéir à l’empereur, l’insubordination. En l’occurrence, le refus d’obtempérer à l’ordre de sacrifier. Rien d’une persécution religieuse en soi.
Il faut également relativiser l’idée d’une hostilité généralisée. Aux invectives de Tacite répond l’attitude placide de Pline. L’hostilité populaire, dans un univers où la dimension religieuse est étroitement liée à la vie municipale, tient au fait que les chrétiens semblent refuser de se mêler à la vie publique et se tenir à l’écart des autres. D’où un quiproquo fondamental. Ce qui pour les chrétiens est refus d’un
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culte païen est, pour leurs concitoyens, misanthropie généralisée. À l’époque hellénistique, les juifs avaient fait l’objet de semblables accusations d’amixia, de refus de se mêler aux autres.
Le christianisme du milieu du second siècle de notre ère a également été marqué par l’étonnante figure de Pérégrinos, ce prophète chrétien, fondateur de confrérie religieuse ; mais dont la carrière fut mouvementée et dont la fin s’apparente plutôt à celle d’un philosophe stoïcien, un peu comme Tertullien d’ailleurs (qui revint au paganisme sur ses vieux jours). L’importance du rôle de Pérégrinus, dans la diffusion et la consolidation du christianisme, est d’avoir préparé le terrain au montanisme.
Aulu-Gelle dit l’avoir rencontré plusieurs fois à Athènes et trouve que c’est un personnage qui fait preuve de sérieux et de constance (uirum grauem atque constantem), capable de dire des choses utiles. Lucien de Samosate, qui le dénonce pourtant comme un charlatan, dit qu’il était considéré comme « un second Socrate » ou « un second Épictète ».
Pérégrinus était un remarquable exégète de l’Ancien Testament, auteur de sermons et de prêches exaltés, qui lui valurent un temps d’être assimilé à un nouveau Jésus (un nouveau prophète inspiré par l’Esprit saint et le Paraclet ?).
Cette prédication chrétienne de Pérégrinus lui valut d’être jeté en prison, mais cet emprisonnement lui procura une notoriété considérable dans la chrétienté de l’époque, au point qu’il vint de certaines villes d’Asie Mineure des gens pour le secourir. Devant son obstination à ne pas abjurer sa croyance, le gouverneur de Syrie, Julius Severus, finit par le relâcher.
De retour à Parium (Parion, ville de Mysie, sur l’Hellespont, aujourd’hui Kemer en Turquie), Pérégrinos ne fut néanmoins pas très chaleureusement accueilli par ses concitoyens, qui pensèrent un moment lui intenter un procès, à cause d’une sombre histoire de famille mal réglée (pas un parricide en tout cas).
En 135, il quitta donc à nouveau sa ville natale pour reprendre une vie errante, de communauté chrétienne en communauté chrétienne. C’est au cours de cette première phase de sa vie qu’il fit la connaissance d’un jeune mystique tout aussi exalté que lui, originaire d’Ardaban en Phrygie, Montanus, et dont nous reparlerons plus loin. Vers 140 il revint à Parium afin de demander la restitution de l’héritage qu’il avait naguère offert à la communauté chrétienne de la ville.
C’est là qu’il rencontra Agathoboulos, un philosophe cynique, dont il adopta le mode de vie : le dénuement le plus complet.
Ce passage du christianisme au cynisme n’est pas invraisemblable. Plus tard, il se fera, dans l’autre sens, sans difficulté. On cite le cas du cynique Maximus qui, devenu chrétien, garda l’habit de la secte, et devint évêque de Constantinople.
En ce qui concerne Pérégrinus, ce fut sans doute la cause de sa rupture avec Montan.
Cette conversion de Pérégrinus au cynisme est très grossièrement résumée par Lucien (paragraphe 16). La consommation par Pérégrinus de viandes offertes en sacrifice aux dieu-ou-démons fut sans doute moins une erreur de sa part qu’une manifestation de sa volonté d’abandonner le christianisme ; cette nourriture étant à l’époque en principe strictement interdite dans la secte chrétienne (Actes 15, 20 et 29 ; 21, 25 ; 1 Cor. 8) où dominaient encore les judéo-chrétiens désireux de continuer à suivre la Loi juive.
Pérégrinos partit ensuite pour Rome, mais en fut banni pour avoir injurié l’empereur Antonin le Pieux. La dernière étape de ses errances le ramena en Grèce, où il tint des discours exhortant à se révolter contre le pouvoir romain, et s’en prenant au richissime Hérode Atticus. C’est à Olympie qu’il finit ses jours, lors des jeux de 165. Conformément aux règles du brahmanisme, il s’immola par le feu devant une foule immense.
N.B. Les brahmanes, dits aussi gymnosophistes (littéralement les « sages nus ». Sans doute dans ce cas des sâdhous) étaient connus des Grecs depuis l’expédition d’Alexandre. On les retrouve par exemple dans des textes de Diogène Laërce à propos de la philosophie.
Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes célèbres. I Prologue 1.
« Quelques-uns affirment que l’étude de la philosophie a commencé chez les Barbares […] Les gymnosophistes la pratiquaient chez les habitants de l’Inde, ainsi que chez les Celtes ceux que l’on appelle druides ».
Prologue 6.
« Ceux qui affirment que la philosophie a commencé chez les Barbares expliquent que celle-ci a pris chez chacun une forme particulière. Ils disent que les gymnosophistes et les druides philosophaient en énonçant des sentences énigmatiques ».
Le suicide d’un de ces gymnosophistes, Calanos, avait beaucoup frappé les imaginations à cette époque. Il fut imité par un autre hindou, Zarmanochégas qui s’immola par le feu en plein cœur d’Athènes. Les auteurs s’accordent sur l’immobilité que gardent ces brahmanes une fois montés sur le bûcher après l’avoir construit eux-mêmes. D’après Ammien Marcellin (XXIX, I, 39) et la chronique d’Eusèbe, Pérégrinos fit de même. Cette disparition inattendue lui valut un véritable culte. D’après le
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témoignage de l’apologiste chrétien Athénagore, on érigea en son honneur, dans sa ville natale, une statue qui eut la réputation de prédire. Elle attira en masse les pèlerins et un dévot acheta même son bâton pour l’offrir à l’admiration ou à la vénération (Lucien Adv. Ind.14). Certains relatent le suicide sans commentaire. Tertullien (Ad mart. 4) et Eusèbe dans sa chronique. Ammien Marcellin (XXIX, I, 39) à propos de l’exécution par les flammes du philosophe Simonides, sur ordre de l’empereur Valens, fait un éloge appuyé de la mort de Péregrinos. Tatien nous rapporte aussi une anecdote plutôt favorable. Mais il n’eut pas que des admirateurs : Pausanias (VI, 8, 3) à propos de Timanthe de Cléonée, évoque le suicide de Pérégrinus, et déclare que ce fut plus de la folie que du courage. Bref, Pérégrinus, discuté de son vivant, le fut aussi après sa mort.
La fin de Pérégrinos selon Lucien est évidemment une parodie de celle du Christ et du culte qui s’ensuivit (témoignages oculaires contradictoires, etc.) ; mais en choisissant la seule fin qui soit digne des grands héros du cynisme, Pérégrinos voulait sans doute aussi montrer combien il dédaignait la mort et la souffrance.
Pour mémoire voici ce qu’a écrit exactement Lucien à propos de ce premier grand chantre du christianisme.
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DOCUMENT.
LUCIEN À CRONIUS, SALUT.
L’infortuné Pérégrinus, ou plutôt Protée, comme il aimait à se faire appeler, vient d’éprouver le même sort que le Protée d’Homère. Il s’était déjà fait toutes sortes de choses par amour de la gloire, il avait pris mille formes différentes, enfin il s’est changé en feu ; tant sa passion était ardente. Le voilà converti en charbon, l’excellent homme, à la façon d’Empédocle. Ce dernier a pris soin néanmoins que personne ne le voie se précipiter dans les cratères de l’Etna ; tandis que notre héros, lui, a choisi l’assemblée la plus nombreuse de la Grèce, pour monter sur un bûcher des plus hauts ; en présence d’une foule de témoins, et après avoir tenu de beaux discours aux Grecs sur cette entreprise, quelques jours avant de la mettre à exécution…… Ce fut vers cette époque qu’il se fit instruire dans l’admirable religion des chrétiens, en sympathisant donc en Palestine avec quelques-uns de leurs prêtres et de leurs scribes. Que vous dirai-je ? Cet homme leur fit bientôt voir qu’ils n’étaient que des enfants ; tour à tour prophète, ou chef d’assemblée, il fut tout à lui seul, interprétant leurs livres, les expliquant, en composant de son propre fonds. Aussi nombre de gens le regardèrent-ils comme un dieu, un législateur, un pontife, égal à celui qui est honoré en Palestine, où il fut mis en croix pour avoir introduit ce nouveau culte parmi les hommes.
Protée ayant donc été arrêté pour ce motif, fut jeté en prison. Mais cette persécution lui procura pour le reste de sa vie une grande autorité, et lui valut la réputation d’opérer des miracles et d’aimer la gloire, opinion qui flattait sa vanité. Dès qu’il fut dans les fers, les chrétiens, se considérant comme atteints en lui, mirent tout en œuvre pour l’enlever ; mais ne pouvant y parvenir, ils lui rendirent au moins toutes sortes d’offices avec un zèle et un empressement infatigables. Dès le matin, on voyait, rangés autour de sa prison, une foule de vieilles femmes, de veuves et d’orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit auprès de lui, après avoir corrompu les geôliers. Ils se faisaient apporter toutes sortes de mets, lisaient leurs livres saints ; et le vertueux Pérégrinus, il se nommait encore ainsi, était appelé par eux le nouveau Socrate.
Ce n’est pas tout ; plusieurs villes d’Asie lui envoyèrent des députés au nom des chrétiens, pour lui servir d’appuis, d’avocats et de consolateurs. On ne saurait croire leur empressement dans de pareilles circonstances. Pour tout dire, en un mot, rien ne leur coûte. Aussi Pérégrinus, sous prétexte qu’il était en prison, vit-il arriver de grosses sommes d’argent et se fit-il un précieux revenu. Ces malheureux se figurent qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices et se livrent volontairement à la mort. Leur premier législateur les a aussi persuadés qu’ils sont tous frères. Dès qu’ils se sont convertis, ils renoncent aux dieux des Grecs, et adorent le sophiste crucifié dont ils suivent les lois. Ils méprisent également tous les biens et les mettent en commun, sur la foi qu’ils ont en ses paroles. En sorte que s’il vient à se présenter parmi eux un imposteur, un fourbe adroit, il n’a aucune peine à s’enrichir fort vite, en riant sous cape de leur simplicité.
Mais Pérégrinus fut bientôt délivré de ses fers par le gouverneur de Syrie, amateur de philosophie, et qui savait notre cynique assez fou pour se livrer à la mort dans le dessein de s’illustrer. Il le fit donc remettre en liberté, ne le jugeant digne d’aucune punition. Celui-ci, de retour dans sa patrie, trouve les esprits encore tout échauffés du meurtre de son père et nombre de gens prêts à le poursuivre en justice. La plus grande partie de ses biens avait été pillée durant son absence ; il ne lui restait plus que des champs de la valeur de quinze talents environ. Ce qui, joint à l’avoir que lui laissait son vieux père, lui composait une somme d’à peu près trente talents, et non pas cinq mille, comme l’a dit ce fou de Théagène ; car avec une telle somme, on pourrait acheter la ville entière de Parium et cinq de ses voisines, y compris les habitants, les bestiaux et toutes les dépendances.
Comme l’effervescence n’était point calmée, l’accusation était imminente, et il allait, avant peu, s’élever quelque orateur contre lui. Le peuple témoignait hautement son indignation. Chacun plaignait ce bon vieillard, que tout le monde connaissait, d’avoir été si affreusement assassiné. Mais voyez comment le prudent Protée trouva moyen de parer à tout et d’éviter le danger. Il s’avance dans l’assemblée de ses compatriotes, les cheveux longs, enveloppé d’un mauvais manteau, une besace
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sur l’épaule, un bâton à la main, en vrai costume de tragédie. Affublé de la sorte, il déclare qu’il leur abandonne tout le bien que lui a laissé son vénérable père, qu’il en fait don à la cité. À ces mots, le peuple de la ville, des gens pauvres et toujours avides de largesses, se met à jeter des cris : « Vive le philosophe ! Vive le patriote ! Vive le rival de Diogène et de Cratès ! » Les ennemis de Pérégrinus en eurent la bouche close ; et, si quelqu’un eût alors essayé de parler du meurtre, il eût été lapidé sur-le-champ. Pérégrinus reprend donc sa vie errante, accompagné dans ses courses vagabondes par une troupe de chrétiens qui lui servent d’hommes à tout faire et subviennent abondamment à ses besoins. Il se fit ainsi nourrir pendant quelque temps. Mais ensuite, ayant violé certains de leurs préceptes (on l’avait vu, je crois, manger d’une viande prohibée), il fut abandonné par son cortège et réduit à la pauvreté. (LUCIEN DE SAMOSATE).
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LE MONTANISME.
L’hérésie est doctrine religieuse qui diffère de la doctrine officielle dite orthodoxie.
Le schisme n’est qu’un refus de reconnaître l’autorité de l’évêque local ou de l’évêque de Rome, ce n’est qu’une question de discipline.
Le Marcionisme fut par exemple une hérésie, mais à en croire certains auteurs comme David F. Wright le montanisme ne fut que schismatique. Ou plus exactement plus fanatique qu’hérétique. « La conclusion s’impose d’elle-même : au début de la controverse montaniste, les critères scripturaires ou ecclésiaux pour condamner le mouvement ne furent pas faciles à trouver » (Vokes, op. cit., p. 320). En un mot, la Nouvelle Prophétie était fanatique plutôt qu’hérétique. »
D’où la perplexité d’un Origène : « Quelques-uns ont demandé s’il fallait appeler hérétiques ou schismatiques ceux que l’on nomme cataphrygiens » (Commentaire sur l’épître à Titus).
Le plus illustre représentant du Montanisme, Tertullien, est d’ailleurs, comme Origène, un Père de l’Église NON CANNONISÉ.
DOSSIER.
Mouvement millénariste du 3e siècle, très proche des parabolans égyptiens et appelé Nouvelle Prophétie par ses membres, hérésie des Cataphrygiens ou Phrygiens par ses adversaires, surtout dirigé par des femmes et par le Saint-Esprit.
Cette première tendance chrétienne enfin autonome par rapport au judéo-christianisme (ni pour ni contre) apparut brusquement en plein jour au milieu du deuxième siècle, en Anatolie centrale. Et produisit de nombreux écrits à partir des « oracles » de ses prophètes inspirés (même situation d’ailleurs aujourd’hui dans le catholicisme avec la proclamation de l’infaillibilité pontificale en matière de dogme ou avec la notion d’isma chez les musulmans).
Nous avons peu d’information sur ce premier christianisme de masse d’Asie Mineure, mais comme rien ne peut surgir du néant, il est vraisemblable que le terrain y avait été préparé par l’action du célèbre Pérégrinos qui fut un temps chrétien.
Lancé en tout cas par un certain Montanus (ou Montan), soit en 156 (selon Épiphane), soit au début des années 170 (selon Eusèbe). D’où son nom dans l’histoire. Sa prédication eut en effet du succès, il annonçait la fin du monde et l’avènement pour au moins mille ans du règne d’une Nouvelle Jérusalem dans cette région de l’Empire et convertit rapidement deux femmes riches Prisca (ou Priscilla) et Maximilla, qui prophétisèrent à leur tour. Elles quittèrent leurs maris, et Montan les mit au rang des prophètes de la Bible. Elles eurent aussi un grand succès ; on venait de loin pour assister à leurs prophéties. Elles furent évidemment traitées de « femmes folles ou démentes » causes de nombreux scandales par les futurs catholiques réformés ou orthodoxes. Par exemple saint Jérôme.
Quant à la doctrine Épiphane dans son Panarion reconnaît que : « Ces Phrygiens aussi, ainsi que nous les appelons, acceptent tout l’ancien et le nouveau Testament et croient comme nous dans la résurrection des morts… Sur le Père le Fils et le Saint-Esprit ils pensent comme l’Église catholique, mais……».
Par contre on a la trace chez eux d’écrits mineurs du genre « oracles ».
Ces écrits montanistes ayant été brûlés par le christianisme devenu officiel, les principales sources sur l’histoire de cette première évangélisation populaire sont l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, les écrits de Tertullien et Épiphane, ainsi que quelques inscriptions, notamment en Phrygie centrale.
Le pentecôtisme fut la première forme naturellement prise par le christianisme après la mort du nouveau Josué. On retrouvera ce phénomène dans le montanisme.
Notons également que l’évangile de Jean est né aussi en Asie Mineure à la fin du 1er siècle, dans une communauté judéo-chrétienne. Là seulement y apparaît le Paraclet dont la nature et l’identité précise
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restèrent longtemps floues. Ce sera seulement la théologie trinitaire du IVe siècle qui l’identifiera à l’Esprit saint de Pentecôte, et en fera une des personnes de la Trinité.
Ce courant johannique d’Éphèse fut si populaire en ce temps-là en Asie que Gaius de Rome essaya de le contrer en attribuant et l’Évangile et l’Apocalypse, de ce nom, à Cérinthe (Pseudo Tertullien, 10). Il eut néanmoins des héritiers « La nouvelle prophétie » en fait partie. Le principe essentiel du montanisme fut en effet que le Paraclet (mot grec signifiant avocat, défenseur, conseiller…) que Jésus avait promis dans l’Évangile selon Jean, se manifestait au monde par un dénommé Montan (né en Asie Mineure dans la première moitié du 1er siècle) et les prophètes ou prophétesses qui lui étaient associés.
Montan fut-il hérétique ou simplement schismatique ?
Les rapports entre le montanisme et le marcionisme semblent assez lâches et guère évidents même si d’après Clément d’Alexandrie qui s’en indigne dans son livre intitulé en grec Stromateis (IV, 13, 93 , 1) les sympathisants de Montan qualifiaient de pneumatiques ou spirituels les adeptes de leur propre tendance et de psychiques, autrement dit de moins spirituels, les autres chrétiens ; qui ne possédaient pas, comme eux, l’esprit (qui n’étaient donc pas des pneumatiques), et se contentaient de la foi du charbonnier (Pistis en grec).
Le premier à réagir vigoureusement contre le marcionisme et contre une conception un peu trop gnostique du personnage du christ fut au contraire Montan. Il était particulièrement bien placé pour cela, ayant commencé par être, prêtre de Cybèle, ou d’Attis, c’est-à-dire un païen familiarisé avec les notions d’homme-dieu, mais inspiré ensuite par l’enseignement de Jean (Évangile, Apocalypse).
La Phrygie était traditionnellement le centre des religions à mystères de Cybèle et de son époux Attis, dont les fidèles s’adonnaient à des danses extatiques. D’où le fait que Montan et ses disciples furent aussi appelés Phrygiens voire Cataphrygiens.
Nous n’avons gardé que peu de choses de l’enseignement de Montan, vu la censure opérée par les autres chrétiens à son égard. Tout ce que nous savons est ce que ses adversaires en ont dit, mais cela suffit à nous donner une idée de ce que fut son mouvement. À la différence des gnostiques et de leur enseignement élitiste trop intellectuel, Montan, lui, évita les principes trop compliqués ou les spéculations trop philosophiques. Il ne conçut son action que comme un renouveau charismatique. En tant que voix de l’Esprit saint, il annonçait l’accomplissement de la promesse d’une nouvelle alliance, faite le jour de la Pentecôte, et le retour imminent du Christ Messie. Il y a en effet, dans les Évangiles (Matthieu 24, 34, Marc 13, 30 Luc 21, 32) la très précise phrase suivante « En vérité je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout ne soit arrivé ».
Montan prêcha donc une sorte de réveil religieux dans une communauté qui avait tendance à s’embourgeoiser. II prétendait faire revivre la pureté de l’Église primitive.
Éthique. Les montanistes n’étaient pas des moines ou des ermites vivant à l’écart du monde, mais afin de réduire au minimum les contacts avec ce monde, leur mode de vie était très spartiate.
Convaincu que la fin du monde était proche, Montan développa une morale destinée à purifier intérieurement les fidèles et à les détacher de leurs désirs matériels.
Il prôna donc la continence afin de préparer le millénaire de la Nouvelle Jérusalem. Dans l’attente de la fin du présent monde, il faut redoubler d’austérité. Austérité des mœurs : les arts et les spectacles étaient interdits.
Beaucoup d’évêques imposaient un carême et différents jeûnes. Montan, lui, recommandait trois carêmes, le jeûne au travail, beaucoup de jeûnes extraordinaires, ainsi que deux semaines d’abstinence en plus.
De là des carêmes rigoureux où l’on priait en commun en jeûnant jusqu’au soir, surtout le mercredi et le vendredi, et pendant la semaine sainte (trois carêmes et deux semaines sans viande).
Très sévère et à la limite de la grève de la faim paraît par exemple avoir été le jeûne du martyr montaniste Alcibiade, dans les prisons de Lyon (Eusèbe, H. E. 5, 3, 2). Il est vrai qu’il paraissait y mettre quelque orgueil, en tout cas c’est de quoi ses compagnons de captivité l’accusèrent. Bref, institution de nouveaux jeûnes et aggravation des anciens.
La fin du monde étant proche, ce nouvel ascétisme allait jusqu’à la renonciation au mariage, plus tard adoucie en interdiction des remariages. Car le Montanisme n’interdira donc pas le mariage et la procréation finalement, mais les tolérera, afin d’éviter le libertinage et l’aventure passionnelle. Par contre, même si beaucoup de chrétiens ne condamnaient pas les secondes noces ; Montan, lui, les assimilera toujours à des adultères déguisés. Interdiction donc des secondes noces et valorisation ou
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exaltation de la virginité. Les femmes devaient renoncer à toute parure, les jeunes ne pouvaient paraître que voilées.
Certains évêques pardonnaient à ceux dont le péché faisait scandale lorsqu’ils avaient accompli la pénitence imposée. Montan, lui, déclara qu’il y avait des prévarications impardonnables. Interdiction par conséquent de remettre certains péchés, spécialement les récidives. Donc excommunication à vie pour toute faute grave. Ceux qui ne sont plus touchés par la grâce ne pourront pas être sauvés.
Pour les montanistes, la sainteté consistait essentiellement à imiter la vie du nouveau Josué. Recherche et exaltation du martyre donc. En tout cas on ne doit pas fuir la persécution ni le martyre. Certains évêques ne considéraient pas comme un crime le fait de fuir les persécutions. Montan, lui, considérait comme une apostasie, une lâcheté, ou une trahison, toute mesure ayant pour but de s’y dérober. Les montanistes seront les premiers à considérer que le martyre est l’assurance d’une gloire céleste posthume, et assimileront à un devenir angélique les souffrances des persécutions suscitées par leur fanatisme de véritables talibans du christianisme (appelés parabolani en Égypte). Cette soif du martyre explique d’ailleurs beaucoup de choses.
Notions théologiques.
— La Parousie. Le retour du Christ est imminent. Tout est subordonné à cette attente. La plupart des chrétiens du IIe siècle croient toujours en effet au retour imminent du Christ Messie, venant proclamer la fin des temps et le règne des saints. Les montanistes, comme beaucoup d’autres chrétiens de l’époque, attendent par conséquent chaque jour cette parousie.
La croyance en un retour imminent du Messie Christ n’était donc certes pas limitée aux montanistes, mais avec eux elle prit une forme spéciale qui donna par conséquent à leurs activités le caractère d’un véritable renouveau charismatique de type pentecôtiste. Ils pensaient que la Nouvelle Jérusalem allait bientôt descendre sur Terre en pays phrygien (à Pépuze). Beaucoup de leurs disciples se rendirent donc là et de nombreuses églises furent en conséquence abandonnées.
— Charismes. Le don de prophétie reste un des plus hauts charismes de leur église (voir Joël 2, 28 : « dans les derniers temps, je répandrai mon Esprit. Vos fils et vos filles prophétiseront »). Corroboré par : les filles de Philippe (Actes 21, 9) ; les prophétesses de Corinthe (I Corinthiens, 11,5), sans oublier Ga 3,28.
— Paraclet ou Saint-Esprit. Les révélations sont données par Dieu progressivement, en fonction des besoins et de la portée de l’intelligence des humains auxquels elles sont destinées. Même raisonnement dans l’islam d’aujourd’hui à propos des versets abrogés ou abrogeant. L’insistance de Montan sur la notion de paraclet impliquait aussi, évidemment, que quelque chose pouvait être ajouté à l’enseignement du Christ et des apôtres, et que les chrétiens devaient donc accepter d’évoluer grâce à des compléments de révélation. Cf le rôle du pape dans le catholicisme.
De ces développements progressifs de la révélation, les montanistes déduisaient un développement et un perfectionnement analogues dans les moyens de la grâce et la discipline, l’institution de nouveaux jeûnes, l’aggravation des anciens, l’exaltation de la virginité, la prohibition des secondes noces, la défense de fuir les persécutions, l’interdiction de remettre certains péchés, spécialement les récidives. Un des stimulants les plus puissants de leur zèle était l’attente du prochain retour de Jésus (millénarisme) attente peu favorable au mariage et à l’activité pratique.
— Méfiance vis-à-vis des autorités religieuses. Quoiqu’en principe ils n’attaquassent ni l’autorité des Écritures, à la différence des marcionites, ni la hiérarchie ecclésiastique, en fait leur doctrine induisait néanmoins à les subordonner aux manifestations récentes du Paraclet et aux décisions des prophètes qu’il choisissait comme porte-parole de ses oracles. On dit d’ailleurs, et il est vraisemblable, qu’ils conservaient par écrit ces prophéties de Montan, de Priscilla et de Maximilla, dans un recueil intitulé « livre des manifestations », qui était lu en public. Quelques-unes nous sont parvenues, malgré la censure et les autodafés opérés par le christianisme qui deviendra institutionnel (les futurs catholiques orthodoxes ou réformés). Elles témoignent du caractère extatique de cette forme de culte, car le prophète ou la prophétesse n’y parle jamais en son nom propre. Celui qui parle est directement l’esprit de Dieu ou Saint-Esprit ou paraclet comme dans le cas de Mahomet quelques siècles plus tard. Épiphane évoque la voix sortant de la bouche de Montan et déclarant…
FRAGMENTS DE L’ENSEIGNEMENT DE MONTAN, DE PRISCILLA ET DE MAXIMILLA.
(D’après le site internet de Dieter Mitternacht)
1. Montan : Je suis le Seigneur Dieu tout puissant incarné. (Épiphane, Haer. XIVIII.11).
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2. Montan : Je ne suis ni un ange ni un apôtre, je suis le Seigneur Dieu, le Père, venu en personne. (Ibid.)
3. Montan : Je suis le Père et le Fils et le Paraclet (Didyme, De trinitate III. 41. 1).
4. Montan : Pourquoi dites-vous « le saint qui est sauvé » ? Car le juste brillera cent fois plus que le soleil, et même les plus petits d’entre vous qui seront sauvés brilleront cent fois plus que la lune. (Épiphane, Haer. XLVIII. 10).
5. Montan : Voyez, l’homme est comme une lyre et je plane sur lui comme un archet ; l’homme dort, mais moi je veille ; voyez, le Seigneur enlève le cœur des hommes et leur en donne un nouveau (Ibid., XLVIII. 4).
6. Montan : Vous êtes publiquement blâmés et réprouvés ? Tant mieux pour vous ! Celui à qui les hommes ne reprochent rien, Dieu lui reprochera quelque chose. Ne soyez pas déconcertés par tout cela, car votre sainteté attire l’attention sur vous. Pourquoi être désappointés, puisque vous serez loués ? Votre pouvoir s’accroît au fur et à mesure que l’on vous voit (Tertullien, De fuga 9).
7 Montan : N’espérez pas mourir dans votre lit, ni en accouchant ni dans des fièvres languissantes, mais dans le martyre, afin que celui qui a souffert pour vous puisse être glorifié. (Ibid.)
8. Montan : Dieu a envoyé le verbe comme une racine porte un arbre, un printemps une rivière, et le soleil un de ses rayons. (Tertullien, Adv. Prax. 8).
9. Montan : L’Église peut remettre les péchés ; mais moi je ne le ferai pas, de peur que d’autres ne pèchent aussi (Tertullien, De pudic. 21).
10. Maximilla : Après moi il n’y aura plus de prophétie, ce sera la Fin (Épiphane, Haer. XLVIII. 11).
11. Maximilla : On m’écarte des brebis comme un loup. Je ne suis pas un loup ; je suis le verbe, l’esprit et la puissance (Eusèbe, H. E v. 16-17).
12. Maximilla : Ne m’écoutez pas moi, écoutez le Christ (Épiphane, Haer. XLVIII. 12).
13. Maximilla : Le Seigneur m’a envoyé pour œuvrer à cette tâche, dévoiler son alliance, traduire sa promesse, et je suis obligée, de bon gré ou de mauvais gré, d’enseigner la connaissance de Dieu (ibid. XIVIII. 13).
14. Prisca : Car la chasteté apporte l’harmonie, ils ont des visions et, en courbant la tête, ils entendent distinctement des voix, salvatrices et mystérieuses (Tertullien, de exh. cast. 10).
15. Prisca : Ils sont chair, et ils détestent la chair (Tertullien, De res. carn. 11).
16. Prisca : Sous l’apparence d’une femme vêtue d’une robe éclatante, le Christ m’apparut en songe ; il mit la sagesse en moi et me révéla que ce lieu est sacré, que c’est ici que la Jérusalem céleste descendra du ciel (Épiphane, Haer. XLIX. 1).
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GLOIRE ET CHUTE DU MONTANISME.
Montan ne semble pas avoir présidé longtemps à l’œuvre qu’il avait entreprise. On sait que Prisca mourut en 179, et que Montan était sans doute déjà mort à l’époque. Des récits orthodoxes le font mourir de mort violente, pendu comme Judas et de même pour Maximilla. Maximilla avait survécu à Prisca, et croyait être la dernière prophétesse. Thémiso succéda à Montan à la tête de cette Église, après lui, Miltiade. Leur siège principal était à Pépuze lieu saint où la nouvelle Jérusalem devait descendre du ciel, l’endroit vraisemblablement où Montan avait enseigné et où Priscilla et Maximilla avaient prophétisé.
À la même époque, le montanisme, dégagé des particularités les plus choquantes de son origine, s’était néanmoins déjà répandu à Lyon (martyr d’Alcibiade) et en Afrique, où il eut des martyres encore plus illustres (Perpétue et Félicité) ainsi que nous allons le voir.
Épiphane (mort en 403) constate que, de son temps, le montanisme comptait encore de nombreux adhérents en Phrygie, en Galatie, en Cappadoce, en Cilicie et même à Constantinople.
L’expansion du christianisme montaniste dans les grandes villes d’Orient, en Asie Mineure, en Thrace et même en Afrique du Nord (Carthage), finit par susciter une telle opposition qu’en plusieurs endroits des synodes furent convoqués contre lui. Un certain nombre de Syriens et d’évêques anatoliens (exemple Avircius Marcellus) l’attaquèrent à plusieurs reprises, notamment à cause de son « féminisme » (ou plus exactement du rôle des femmes dans leurs églises), ce que les épîtres de Paul réprouvaient formellement. Certains futurs catholiques orthodoxes ou réformés l’accusèrent même d’avoir été suscité par le démon, et employèrent contre lui des exorcismes. Sotas d’Anchiale, Zotique
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de Comane et Julien d’Apamée. D’autres l’attaquèrent de façon plus littéraire, comme Claude Apollinaire d’Hiérapolis et Miltiade.
Vu leur faible poids politique ou économique, cela n’alla guère plus loin, mais les futurs catholiques orthodoxes ou réformés continuèrent leur travail de sape. Des traités furent écrits contre lui, des sermons prononcés et les chrétiens sympathisant avec le montanisme furent harcelés, ou frappés d’ostracisme, y compris jusque dans la mort si l’on en croit Eusèbe. Les livres montanistes furent brûlés suite à un édit impérial de 298.
La montée en puissance du christianisme des notables dans le courant du IVe siècle fut telle qu’il commença d’y avoir des églises montanistes rasées et des montanistes expulsés de chez eux.
Pour le détruire en Orient, notamment en Phrygie et dans les contrées voisines, il fallut en effet user jusqu’à la fin du règne de Justinien (527-565) et de ses décrets d’une persécution impitoyable qui réunit tous les anathèmes que la religion d’amour peut prononcer, toutes les déchéances et toutes les spoliations que les lois peuvent édicter, toutes les dévastations et tous les sévices que la violence peut engendrer.
Cette persécution rencontra une résistance qui se manifesta parfois par des actes répétitifs effrayants de constance. Des montanistes phrygiens se brûlèrent dans leurs lieux de culte, avec toute leur famille, plutôt que de se soumettre.
Procope Historia arcana ou anecdota chapitre XI.
« 14 II y a dans tout l’Empire romain, parmi les chrétiens, beaucoup de croyances réprouvées auxquelles on donne communément la qualification d’hérésies, telles que celles des montanistes, des sabbathiens, et tant d’autres…
Justinien) ordonna à tous ces sectaires d’abandonner leurs opinions anciennes et, à ceux qui désobéiraient, il adressa, entre autres menaces, celle de leur infliger l’incapacité de transmission de leurs biens à leurs enfants ou à leurs parents. Les temples de ceux qu’on appelle hérétiques et surtout des partisans de la doctrine d’Arius possédaient…
L’empereur Justinien confisqua au bénéfice du trésor tous les biens et il les en dépouilla subitement…
Un grand nombre d’émissaires se répandirent de tous côtés et forcèrent ceux qu’ils rencontrèrent à renoncer à la foi de leurs pères…
Des montanistes qui habitaient en Phrygie s’enfermèrent dans leurs propres églises ; ils y mirent le feu et s’y brûlèrent avec elles, action insensée ! Grâce à Justinien, tout l’Empire romain fut plein de meurtres et d’exils ».
En 550 l’empereur Justinien mandata l’évêque d’Asie Jean pour asséner un coup fatal au mouvement non seulement en brûlant ses églises jusqu’au sol, mais aussi en faisant exhumer et brûler les reliques de Montanus Maximilla et Prisca.
Conclusion.
Après une brève tentative de résistance à la fin du IVe siècle ainsi que nous l’avons vu ; (Julien, lettre aux Bostréniens : « Il me plaît de croire que les prélats des Galiléens me sauraient plus d’obligation qu’au prince qui tenait avant moi les rênes de l’empire. Sous ce dernier règne en effet plusieurs d’entre eux furent dispersés persécutés et jetés dans les fers ; et un grand nombre de ceux qu’ils qualifiaient d’hérétiques fut égorgé. C’est ainsi qu’à Samosate, à Cyzique, en Paphlagonie, en Bithynie, en Galatie et dans beaucoup d’autres contrées, des bourgades entières ont été pillées et anéanties alors que sous mon règne c’est le contraire qui est arrivé ». Ammien Marcellin livre XXll, 5, 4 : « Il n’y a point de bêtes féroces aussi hostiles aux hommes que ne le sont bon nombre de chrétiens dans leur haine mutuelle ») ; les montanistes continuèrent leur culte en secret ou dans la clandestinité à l’ombre du christianisme devenu dominant, mais le mouvement s’étiola, pour s’éteindre au VIe siècle, dans les zones rurales de la région où il était né.
NB. Il existait encore apparemment quelques villages montanistes au 8e siècle, mais l’empereur Léon III l’ayant appris ordonna la conversion et le baptême de ses habitants. Ils refusèrent, se réfugièrent dans leurs églises et y mirent eux-mêmes le feu. Il n’y eut cette fois-ci aucun survivant. Le montanisme avait vécu.
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ANALYSE.
LE MONTANISME NE SERA JAMAIS HÉRÉTIQUE, MAIS SEULEMENT SCHISMATIQUE : IL NE PROVOQUA QU’UNE RUPTURE AVEC LES AUTRES ÉVÊQUES (SCHISME) PAS UNE HÉRÉSIE (voir par exemple le cas de son plus illustre représentant Tertullien seul Père de l’Église avec Origène à ne pas avoir été canonisé).
Il existait dans la Bible un bon nombre d’arguments pour affirmer une révélation continue, progressive, accordée aux besoins et la portée de l’intelligence des humains auxquels elle est destinée. Sans parler du sommeil d’Adam évoqué en Genèse 2, 21, et des phénomènes par lesquels s’était manifesté l’Esprit divin, opérant dans les prophètes de l’Ancienne Alliance, il est incontestable que Jésus avait promis à ses disciples de leur envoyer après sa mort le Paraclet, le Consolateur qui devait demeurer éternellement avec eux (Jean, XIV, 16), pour leur enseigner les choses qu’ils n’avaient pu comprendre pendant sa vie (XVI, 12) ; l’Esprit de vérité, qui les conduirait en toute vérité. Cette promesse avait reçu une première et éclatante réalisation au jour de la Pentecôte, quand les disciples, qui ne connaissaient encore que leur propre langue, s’exprimèrent dans toutes les langues parlées alors (Actes des Apôtres, 11, 4). Des faits analogues avaient eu lieu dans les assemblées des premiers chrétiens (Glossolalie).
Montan se présentait donc comme la voix du Paraclet. Il ne prétendait pas être le Paraclet lui-même ; mais l’homme en extase prophétique n’étant qu’un instrument par lequel l’Esprit divin opère (comme un musicien sur un instrument de musique), les paroles qu’il proférait étaient donc non les siennes, mais celles du Paraclet.
La critique de Montan et de son mouvement millénariste par le futur christianisme officiel insistera donc surtout sur les formes extatiques peu orthodoxes et pas très catholiques de la nouvelle prophétie, et son rejet de la hiérarchie épiscopale. Sans oublier, pour certains, la critique de son « féminisme ». Le résultat de ces campagnes anti-montanistes fut d’ailleurs qu’une partie grandissante des chrétiens eut tendance à rejeter la notion même de prophétie et à contester l’authenticité de l’Évangile selon Jean (à cause de sa mention du Paraclet justement). Les notables chrétiens se détournèrent alors en effet des diverses apocalypses en circulation et donc même de l’Évangile de Jean (qui faillit être éliminé).
Mais le montanisme a néanmoins influencé aussi de deux autres façons différentes le futur christianisme officiel : en lui léguant nombre d’éléments empruntés aux religions à mystères orientales ; notamment au culte de Cybèle (le repas de commensalité devogdonion avec les dieu-ou-démons rebaptisés eucharistie et autres…).
Les chrétiens d’Asie Mineure, sous la direction de Montan, seront aussi les premiers à collecter régulièrement la dîme, à systématiser les offrandes, et à salarier les ministres de leur culte. Idées organisationnelles révolutionnaires qui seront à la base de l’organisation de toutes les autres chrétientés postérieures.
Le montanisme ne fut pas une nouvelle forme de christianisme ou une nouvelle hérésie, malgré la rupture qu’il entraîna. Le montanisme fut en réalité une première réaction au gnosticisme, même modéré (dualisme monarchien) du marcionisme. Le montanisme acceptait en effet le principe d’une certaine continuité avec la Bible juive et les principaux thèmes de son eschatologie ; mais en faisant appel à l’illumination du Saint-Esprit pour une Nouvelle Prophétie, il libéra également le christianisme de ses attaches juives (sans néanmoins rompre complètement avec lui, ce qui est la caractéristique même du christianisme d’aujourd’hui).
Montan soutenait seulement que Dieu n’avait pas voulu manifester d’un seul coup les desseins de sa divine Providence pour le genre humain, et ne lui dispensait que par degrés, avec une sorte d’économie, les vérités ou les préceptes devant l’élever. Même principe avons-nous dit que la théologie islamique des versets abrogeant ou abrogés (al-nassikh wa-I-manssoukh).
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Dieu a donné des lois aux Hébreux, qu’il a invités à la soumission par la sanction des châtiments ou par l’attrait des récompenses. Il a envoyé des prophètes qui ont rehaussé l’intelligence de leur peuple. Après les prophètes est arrivée la révélation, beaucoup plus complète, de Jésus-Christ. Mais le Jésus des Évangiles a également dit à ses disciples qu’il réservait pour d’autres moments les vérités importantes, qu’ils n’étaient pas encore capables d’assimiler. D’où devait venir cette seconde révélation dans ces conditions ? Du Paraclet, que Jésus, avant de monter au Ciel, avait promis d’envoyer.
L’idée de base du Montanisme était donc que si les Apôtres avaient bien bénéficié du Saint-Esprit, Montan lui, avait bénéficié de cette forme particulière du Saint-Esprit appelée « Paraclet » (à la différence des chrétiens d’aujourd’hui les montanistes distinguaient alors en effet le Saint-Esprit du Paraclet) ; que ce Paraclet avait révélé à Montan plus de vérités que le Christ n’en avait prêchées lors de son séjour sur Terre. Non seulement plus de vérités, mais des vérités plus importantes et d’un ordre plus élevé.
Le Saint-Esprit avait inspiré les apôtres, le Paraclet, lui, inspirait Montan. Exactement comme il inspire aujourd’hui l’Église et les papes. Exactement comme le christianisme officiel d’aujourd’hui.
On possède très peu de renseignements sur la personne même de Montan ; et ces renseignements sont très vagues.
Il est généralement admis que Montan est né à Ardaban, village de Phrygie ou de Mysie, en 156 selon Épiphane, quinze ans plus tard en 172 d’après Eusèbe. C’était un païen converti au christianisme. Il a sans doute été prêtre de Cybèle (Didyme, De Trinitate, III, 41). La chose est contestée, mais comme le culte de Cybèle était dominant en Phrygie, il est vraisemblable que Montan y était attaché. Comme il est à peu près impossible de se dépouiller complètement de la religion dans laquelle on est né, surtout lorsqu’on y a exercé le sacerdoce ; Montan garda les empreintes produites en lui, comme chez la plupart des païens, par l’action qu’il avait vue exercée sur l’esprit des humains en extase, par la Mère des dieux, notamment sa croyance aux révélations perpétuelles de la divinité dans les oracles.
Cette conjecture semble confirmée par les qualificatifs de abscissus et de semivir (eunnuque), que saint Jérôme (Ep. ad Marcellam) applique à Montan, lesquelles rappellent les mutilations que s’infligeaient dans leurs extases orgiaques les galles, prêtres de la Mère des dieux ; mais aussi par les extases mêmes et la coopération des femmes que Montan emprunta à ce culte, pour en faire une des clés de son système religieux.
Ceci sera également important pour la célébration même de la Cène. La Cène sera de moins en moins comprise comme des agapes ou un repas fraternel rassemblant toute la communauté et de plus en plus comme une sorte de nouveau sacrifice.
Après sa conversion au christianisme, il devint prêtre, peut-être même évêque. Interprétant les textes de Saint-Jean (Évangile, Apocalypse) Montan déclara que le Paraclet, c’était lui,
Selon ses adversaires du futur catholicisme il ne fut qu’un possédé pris de fausses extases, qui « se mit, dans ses transports, à parler, à prononcer des mots étranges et à prophétiser d’une manière tout à fait contraire à l’usage traditionnel que garde la succession ancienne de l’Église ». Évidemment !
Montan a en effet commencé sa vie publique dans un petit village appelé Pépuze, où il commença de prophétiser sous l’effet du Paraclet johannique (ou de l’esprit saint ?) dont il se disait l’instrument de musique (touché par l’archet divin). Voir ci-dessus citation N° 5.
De telles déclarations étaient rendues plus impressionnantes encore par le décor où elles étaient faites. Selon Épiphane, des cérémonies se déroulaient en effet fréquemment dans les églises de Pépuze, avec sept vierges, portant des torches blanches (des cierges ? ?) entrant et sortant pour délivrer des oracles à la congrégation. Il remarque que cela déclenchait un enthousiasme contagieux incitant aux larmes ou au repentir.
Montan parvint à rassembler un nombre considérable de fidèles en allant de ville en ville et en diffusant ses prophéties à qui voulait bien l’entendre. Un peu à la façon de Pérégrinos, il réunit même autour de lui un certain nombre de disciples. Il fut bientôt rejoint par deux jeunes femmes, Prisca (ou Priscilla) et Maximilla, qui abandonnèrent leurs maris pour le suivre et prophétiser à leur tour, car c’était des voyantes.
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Et si Montan fut bien l’initiateur du mouvement et son organisateur, ce sont Prisca et Maximilla en effet qui en furent les piliers théologiques par leur inspiration. Ce trio qui était le moteur du mouvement, mais d’autres prophètes et prophétesses de moindre renom les entouraient.
Malgré la sensation qu’il a créée à ses débuts et les polémiques qu’il a engendrées, le mouvement est longtemps resté dans l’ombre du christianisme officiel, ne voulant être que sa tendance charismatique ou pentecôtiste.
À l’origine, ce n’était en fait qu’une poussée d’enthousiasme religieux au sein du christianisme oriental. Montan ne veut que regrouper les chrétiens, les isoler du monde afin de mieux préparer le retour du Christ ; mais vu la réaction des futurs catholiques orthodoxes ou réformés, les montanistes seront vite contraints à s’ériger eux-mêmes en Église autonome. Chez leurs adversaires le conflit se cristallisera autour de l’instauration d’une hiérarchie patriarcale avec un chef unique, alors que le montanisme était égalitaire et antihiérarchique. Il n’y avait pas de clergé dans le Montanisme, que des anciens apprenant le catéchisme aux plus jeunes.
Montanus en effet enseignait que n’importe qui pouvait prophétiser (comme lui), car le Christ avait promis d’envoyer un soutien spirituel (le paraclet) à tous ses fidèles. Il enseignait donc que tous les fidèles étaient égaux entre eux.
Le siège principal était situé à Pépuze (ouest de la Turquie entre Izmir et Ankara), qui fut vraisemblablement l’endroit où Montan avait pris la parole publiquement pour la première fois, endroit en outre où, selon Prisca, la nouvelle Jérusalem devait descendre du ciel.
Montan Prisca et Maximilla voyagèrent en Asie Mineure, en propageant rapidement et avec succès leur message. Ils eurent aussi des missionnaires dans toute la région et même au-delà puisque des traces en sont attestées dans tout l’empire y compris à Lyon en Gaule. Les inscriptions attestent le fait que de nombreuses villes passèrent alors presque entièrement au Montanisme.
Ce christianisme populaire s’en prit violemment à l’État (romain) en ne souhaitant que sa disparition sous les coups des Barbares. Refus de porter les armes pour défendre le pays et ainsi de suite… voir les déclarations du prêtre de Marseille appelé Salvien deux siècles plus tard même s’il ne fut pas montaniste. Ce mouvement dénonçait aussi avec la même violence verbale la corruption qui régnait dans l’Église d’alors. Il est donc évident que cet aspect populaire et égalitaire du montanisme ne pouvait aussi que déplaire aux chrétiens qui cherchaient à devenir des notables respectés.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, Montan avait associé à son œuvre deux femmes qui semblent avoir été très douées pour les extases et vraisemblablement aussi pour la suggestivité : Prisca ou Priscilla et Maximilla. Elles avaient beaucoup de succès ; on venait de loin pour écouter leurs prophéties.
Les futurs catholiques orthodoxes ou réformés proposèrent donc d’exorciser Prisca et Maximilla. Cette demande fut repoussée comme injurieuse pour le Saint-Esprit, qui les avait choisies comme porte-parole.
Les montanistes protestèrent et s’efforcèrent de se concilier au moins la faveur des lointains chrétiens d’Occident.
Ici se trouve la première trace sûre du christianisme en Europe de l’Ouest. En 177, les montanistes sollicitèrent l’intervention et la médiation des chrétiens de Lyon.
La virulence de leur critique social ou politique entraînera en effet les premières grandes persécutions antichrétiennes ordonnées par les empereurs romains. Beaucoup de montanistes, simples esclaves ou maîtres dénoncés… par leurs propres esclaves, finiront donc lapidés ou massacrés par des foules que la situation politique gravissime de l’époque affolait, notamment dans les villes où les pogroms étaient fréquents. Exemple à Lyon en 177, saint Pothin et une dénommée Blandine, avec son fils âgé de quinze ans (appelé Pontique). Blandine l’encouragea donc à mourir plutôt que de jurer fidélité à l’empereur et contribuera ainsi, par l’horrible sacrifice de son enfant, comme Abraham jadis, à alimenter les images simplissimes du parfait petit chrétien (réécriture de l’Histoire). Pour comparaison, voir ce que fit la célèbre reine berbère Dihya surnommée la kahina, pour préserver ses enfants.
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Le conflit devint bientôt si ouvert que les autres évêques d’Asie Mineure encore plus ou moins judéo-chrétiens condamnèrent donc le montanisme en passe de devenir officiel. Ils organisèrent un synode (le premier dont l’histoire fasse mention) et ils excommunièrent les principaux adhérents du mouvement probablement après l’affaire de Lyon en 177, car elle avait fait aussi grand bruit dans cette province. Les montanistes restèrent donc officiellement excommuniés toute leur vie, quoique sur les points essentiels, ils soient en communauté de foi avec la future Église catholique orthodoxe ou réformée. Même si aucune erreur doctrinale ne leur était alors reprochée, l’importance qu’ils accordaient à la prophétie inspirée par le Paraclet ou Esprit saint irritait les futurs chrétiens officiels d’Orient persistèrent dans leur jugement, et s’appliquèrent à le justifier dans de nombreux écrits. On les accusa même de sacrifier des enfants et d’en partager la chair dans leurs mystères.
Les montanistes s’efforcèrent néanmoins de se concilier la faveur des chrétiens d’Occident. Ce qui nous a donné la première date pouvant être placée avec précision dans l’histoire du christianisme en Europe de l’Ouest. En 177, les montanistes sollicitèrent en effet la médiation des chrétiens de Lyon. Eusèbe nous rapporte que ceux-ci adressèrent alors à Éleuthère, évêque de Rome, une lettre plaidant la réconciliation.
La preuve que les premiers chrétiens de Lyon étaient en grande partie des montanistes, c’est…
1) Que les chrétiens de cette ville avaient à l’époque accepté, en la personne même de Saint Irénée, qui se rendit à Rome pour cela, de plaider la cause des montanistes auprès du pape Éleuthère. Dans son livre intitulé Adversus Praxeam, Tertullien parle d’un pape romain, qui, au contraire de ses prédécesseurs, inclinait à faire la paix avec les Phrygiens et les congrégations asiatiques, et à reconnaître la nouvelle prophétie montaniste ; mais fut persuadé par les calomnies du monarchien Praxeas, de changer d’avis et de condamner le Montanisme.
2) Qu’il est évident que certains chrétiens de Lyon comme Pothin étaient originaires d’Asie Mineure, le reste étant peut-être d’origine celte.
3) Que l’un d’entre ces chrétiens lyonnais au moins, un dénommé Alcibiade, avait un comportement typiquement montaniste et que son nom (ou celui d’un homonyme ?) est associé à celui de Montan deux lignes plus loin dans la fameuse lettre des martyrs de Lyon qu’Eusèbe de Césarée cite dans son histoire ecclésiastique.
On attribue ordinairement à Irénée la rédaction de cette lettre. Cette attribution est cependant bien peu vraisemblable. Sans doute, Irénée était-il prêtre à Lyon en ces temps-là. Mais, pendant la persécution, il était absent, en mission à Rome justement pour y plaider la cause des montanistes. Or le récit est sûrement l’œuvre de témoins oculaires. De plus, dans ce récit naïf, on ne reconnaît ni le tour d’esprit, ni la manière érudite, ni surtout le style, beaucoup plus savant, d’Irénée. Le document reste donc anonyme.
Ci-dessous le texte en question d’Eusèbe de Césarée.
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DOCUMENT.
HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE LIVRE V.
CHAPITRE PREMIER.
[COMBIEN, SOUS VERUS, EURENT À SUPPORTER LA LUTTE POUR LA RELIGION, ET COMMENT.]
Le fleuve du Rhône, qui arrose abondamment de son cours toute la région, les traverse l’une et l’autre.
Les illustres églises de ces deux cités ont envoyé à celles de l’Asie et de Phrygie la relation écrite qui concerne leurs martyrs ; elles y racontent de la manière suivante ce qui s’est passé chez elles. Je vais du reste en rapporter les propres expressions :
« Les serviteurs du Christ qui habitent Vienne et Lyon en Gaule, aux frères de l’Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance de la rédemption que nous, paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus notre Seigneur. »
Ensuite après ces mots, ils parlent d’autres choses dans un préambule, puis ils commencent le récit en ces termes :
«… Ils montèrent alors au forum, emmenés par le tribun et les magistrats qui présidaient à la ville ; interrogés devant toute la foule, ils rendirent témoignage et on les mit ensemble dans la prison jusqu’à l’arrivée du gouverneur… Vettius Epagathus, un des frères, était parvenu à la plénitude de l’amour envers Dieu et le prochain… il ne supporta pas une procédure aussi déraisonnablement conduite contre nous, mais il fut exaspéré et réclama d’être entendu lui aussi, pour défendre les frères et prouver qu’il n’y avait ni athéisme ni impiété parmi nous. Ceux qui entouraient le tribunal se mirent à crier contre lui, car c’était un homme fort connu et le légat ne supporta pas la juste requête qu’il présentait ainsi ; il lui demanda seulement si lui aussi était chrétien. Celui-ci l’affirma d’une voix très claire et il fut également élevé au rang des martyrs : qualifié de paraclet des chrétiens, possédant en effet en lui le Paraclet… À partir de ce moment il se fit un triage parmi les autres : les uns étaient évidemment prêts au martyre, ils en accomplirent avec un entrain parlait la confession ; mais il en parut d’autres qui n’étaient, ni préparés ni exercés, et qui se trouvaient encore faibles et hors d’état de supporter l’effort d’un grand combat ; de ceux-ci, dix environ échouèrent. Ils nous causèrent un grand chagrin et une incommensurable douleur : ils brisèrent l’empressement des autres qui n’avaient pas été arrêtés et qui, au prix de terribles souffrances, assistaient cependant les martyrs et ne les délaissaient pas… Ceux-ci à leur tour, grâce au piège de Satan, effrayés par les tourments qu’ils voyaient souffrir aux saints et poussés à cela par les soldats, déclarèrent mensongèrement que nous faisions des repas de Thyeste, que nous commettions les incestes d’Œdipe et des choses qu’il nous est interdit de dire, de penser et même de croire qu’elles aient jamais existé chez des hommes… la colère de la foule, comme du gouverneur et des soldats, s’acharna sans mesure sur Sanctus, le diacre de Vienne, sur Maturus, simple néophyte, mais athlète valeureux, sur Attale, originaire de Pergame, et qui avait toujours été la colonne et le soutien de ceux qui étaient ici, et enfin sur Blandine…… Le bienheureux Pothin, à qui avait été confié le ministère de l’épiscopat à Lyon, était alors âgé de plus de quatre-vingt-dix ans et avait une santé très faible : à peine pouvait-il respirer à cause de l’épuisement de son corps, mais il était soutenu par l’ardeur de l’Esprit et le désir présent du martyre. On le traîna lui aussi au tribunal : son corps était brisé par la vieillesse et la maladie, mais son âme était conservée en lui, afin que par elle le Christ triomphât… Les uns en effet s’avançaient joyeux, une gloire et une grâce intense se mêlaient à leurs visages, si bien que même les chaînes les entouraient comme d’une parure seyante, ainsi qu’une mariée dans ses ornements frangés et brodés d’or. Ils répandaient autour deux la bonne odeur du Christ et quelques-uns croyaient qu’ils s’étaient oints d’un parfum profane. Les autres au contraire baissaient les yeux, ils étaient abattus, consternés et remplis d’une entière confusion et les païens les insultaient, les traitant de lâches et de gens sans courage ; ils étaient inculpés d’homicides et ils avaient perdu le nom digne de tout honneur, le nom glorieux qui donne la vie. Le reste des nôtres, voyant cela, étaient affermis, et ceux qui étaient arrêtés
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n’hésitaient pas dans leur confession et n’avaient plus la pensée d’un calcul diabolique…………… Au reste, après tout cela, le dernier jour des combats singuliers, on amena de nouveau Blandine avec Ponticus, jeune adolescent d’environ quinze ans. On les avait eux aussi, conduits chaque jour pour qu’ils vissent les supplices des autres, et on les pressait de jurer par les idoles : ils demeurèrent fermes et ne firent aucun cas de ces instances. Aussi bien la foule devint furieuse contre eux, au point qu’elle n’eût ni la pitié due à l’âge de l’enfant ni le respect dû au sexe de la femme. On les fit passer par toutes les tortures et ils parcoururent le cycle entier des supplices ; tour à tour, on les voulait contraindre à jurer, mais on ne pouvait pas y arriver. Ponticus était en effet exhorté par sa sœur (??), si bien que les païens voyaient eux-mêmes que c’était elle qui l’encourageait et l’affermissait. Après avoir supporté tous les tourments avec courage, il rendit l’âme. Restait la bienheureuse Blandine, la dernière de tous, comme une noble mère qui vient d’exhorter ses enfants et de les envoyer victorieux auprès du roi ; elle parcourt de nouveau elle-même à son tour toute la série de leurs combats et se hâte vers eux, pleine de joie et d’allégresse en ce départ ; elle semblait appelée à un banquet de noces et non pas jetée aux bêtes… les païens eux-mêmes avouèrent que jamais parmi eux une femme n’avait enduré d’aussi nombreux et durs tourments.
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Contre-lai N°13.
Là encore, comme dans le cas des prétendues persécutions de Néron et Trajan, il importe de ne laisser subsister aucun doute dans l’esprit de nos fidèles lecteurs vu l’importance du sujet dans l’imaginaire hollywoodien (les vierges martyres) ou national (les martyrs de Lyon) en Occident. Arrivés à ce point de notre bref exposé sur le montanisme nous nous permettrons donc de resituer cet événement fondateur dans le contexte historique.
LA PERSÉCUTION DE MARC-AURÈLE : 161.
Psychologie personnelle.
Marc-Aurèle ne supporte pas le fanatisme des chrétiens et leur fétichisme pour le Christ et sa croix. Il considère que le christianisme se sert des passions pour installer une morale sans lien avec la Nature, et sans réflexion (éthique de conviction et non de responsabilité).
La persécution sévira à Smyrne (Polycarpe ?) à Rome (Justin) à Vienne et à Lyon (divers martyrs) ; il ne paraît pas qu’elle se soit étendue sur les autres parties de l’empire. Ce sera donc une persécution de principe, mais limitée dans l’espace.
En fait, ce que les historiens catholiques ou réformés reprochent principalement à Marc Aurèle, c’est l’exécution à Rome du philosophe chrétien Justin vers 166 ainsi que le supplice des « Martyrs de Lyon » en 177.
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans les détails, cela prendrait beaucoup trop de temps et de place.
Signalons néanmoins que le fameux Justin fut l’auteur, dans son apologie d’un dialogue avec Tryphon, de la première formulation de la théologie de la substitution (les chrétiens sont devenus désormais le véritable Israël) et de la première formulation hors évangile de l’accusation antisémite d’être un peuple déicide :
CXXXIII.
Votre main est encore étendue pour faire le mal. Vous avez mis à mort le Christ ; loin d’en faire pénitence, vous nous poursuivez de votre haine, ainsi que je l’ai déjà dit, nous qui, par le Christ, croyons maintenant au Dieu créateur et père de toutes choses ; et toutes les fois que vous le pouvez, vous ne manquez pas de nous mettre à mort. Avez-vous jamais cessé de charger de malédictions et le Christ, et tous ceux qui sortis de lui portent son nom ? Quant à nous autres, nous ne savons que prier pour vous et pour tous les hommes : ainsi nous l’a recommandé le Christ, notre divin maître ; il nous a fait une loi de prier pour nos ennemis, d’aimer ceux qui nous détestent, de bénir aux qui nous maudissent.
Pour plus de détail, voir l’excellent livre (un des plus documentés qui soient) de BERNARD Lazare sur l’antisémitisme antique.
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Justin avait en outre avait publié de nombreux pamphlets contre les hérétiques gnostiques qu’il accusait des crimes les plus abominables. Inceste, anthropophagie, liturgies sanglantes, tout y passait.
Quant à Crescens on ne sait de lui que ce que ses adversaires en ont dit.
Tatien qu’il était homosexuel.
Eusèbe de Césarée que c’est lui le grand responsable de la mort de Justin.
ACTES DU MARTYRE DE JUSTIN.
Le Préfet Rusticus.
Si vous n’obéissez pas, vous serez cruellement châtiés.
Justin : « C’est tout ce que nous désirons : être sauvés en étant châtiés à cause de notre Seigneur Jésus Christ, car c’est cela qui nous donnera salut et assurance devant un tribunal bien plus redoutable, celui où tout l’univers sera jugé par notre Seigneur et Sauveur. »
Commentaire : la taqiya musulmane est quand même plus appropriée !
Pour en venir plus précisément au cas des martyrs de Lyon, voici ce que nous pouvons en dire.
Ce qui est certain effectivement comme on pouvait s’en douter c’est que nombre de ces premiers chrétiens lyonnais si ce n’est tous étaient de tendance montaniste.
Très sévère et à la limite de la grève de la faim paraît avoir été par exemple le jeûne du martyr montaniste Alcibiade, dans les prisons de Lyon (Eusèbe, H. E. 5, 3, 2). Il est vrai qu’il paraissait y mettre quelque orgueil, en tout cas c’est de quoi ses coreligionnaires l’accusèrent.
Rappelons maintenant brièvement les faits : en 177, alors que l’Empire est menacé par une nouvelle invasion germanique, de nombreux chrétiens de la ville de Lyon sont dénoncés, arrêtés, jugés et exécutés dans l’amphithéâtre. Les principales victimes sont l’évêque Pothin et Blandine, une esclave.
Ces martyrs chrétiens de Lyon étaient presque tous originaires d’Asie Mineure et tous étaient sans doute peu ou prou montanistes avons-nous dit, il s’agissait donc de chrétiens exaltés.
Contexte.
Au moment où les Barbares étaient aux portes du pays, leur défaitisme affiché ne devait être bien perçu ni par le reste de la population lyonnaise ni par les autorités romaines « sur pied de guerre ». Les autorités romaines pouvaient alors reprocher aux propagandistes chrétiens montanistes leur comportement asocial, leur intolérance envers les autres cultes, leur refus du service militaire. Dans un état toujours menacé et toujours sur le pied de guerre, ceci pouvait être considéré comme un crime de haute trahison.
Circonstances.
Enfin, de nombreux chrétiens de Lyon furent, paraît-il, dénoncés par leurs esclaves qui les accusaient des pires turpitudes (inceste, cannibalisme, crimes rituels, bref tout ce que les chrétiens eux-mêmes prêtaient aux païens voire aux autres sectes chrétiennes qu’ils taxaient d’hérésie…).
Cependant, même si cette fable est véridique, et cela est bien peu vraisemblable, alors les chrétiens de Lyon ne furent pas poursuivis et condamnés en raison de leurs convictions religieuses, mais plutôt pour des crimes de droit commun. Les chefs d’accusation n’avaient rien à voir avec la religion dans ce cas !
Le cas des martyrs scillitains semble néanmoins différent il est vrai.
ACTES DES MARTYRS SCILLITAINS.
Le 17 juillet 180* à Carthage, devant le tribunal du proconsul d’Afrique Saturninus, furent traduits en justice douze montanistes, sept, hommes et cinq femmes, que l’on venait d’arrêter dans la petite ville de Scillium.
Sous le consulat de Praesens, consul pour la seconde fois, et de Claudianus, le seize des calendes d’août, à Carthage, dans le secretarium (salle d’audience), ont comparu Sperat, Nartzale et Cittin, Donate, Seconde, et Vestie.
— Le proconsul Saturninus : « Vous pouvez obtenir le pardon de notre seigneur l’empereur, si vous revenez à la raison ».
— Sperat : « Jamais, nous n’avons rien fait de mal, ni participé à aucune iniquité. Jamais, nous n’avons rien dit de mal. Au contraire, quand on nous maltraitait, nous avons rendu grâces, parce que nous honorons notre empereur ».
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— Le proconsul Saturninus : « Nous aussi, nous sommes religieux, et notre religion est simple ; nous jurons par le génie de notre seigneur l’empereur, nous prions pour son salut. Vous aussi donc, vous devez le faire ».
— Sperat : « Si tu veux m’écouter tranquillement, je vais t’expliquer le mystère de la simplicité ».
— Le proconsul Saturninus : « Tu vas sans doute attaquer notre religion ; je ne t’écouterai donc pas. Jurez plutôt par le génie de notre seigneur l’Empereur ».
— Sperat : « Je ne (re) connais pas l’empire de ce monde ; mais je sers plutôt le Dieu qu’aucun homme n’a vu ni ne peut voir avec ses yeux. Je n’ai pas commis de vol ; si j’achète quelque chose, je paie l’impôt. C’est que je connais mon Seigneur, l’empereur des rois de toutes les nations ».
— Le proconsul Saturninus dit à tous les autres : « Abandonnez cette croyance ».
— Sperat : « La croyance mauvaise, c’est de commettre l’homicide, de rendre un faux témoignage. »
— Le proconsul Saturninus : « Ne vous associez pas à cette folie ».
— Cittin : « Nous ne craignons personne, si ce n’est le Seigneur notre Dieu qui est au ciel. »
— Donate : « Nous honorons César en tant que César, mais nous ne craignons que Dieu. »
— Vestie : « Je suis chrétienne ».
— Seconde : « Je le suis, je veux l’être. »
— Le proconsul Saturninus dit à Sperat : « Tu persistes à te dire chrétien ? »
— Sperat : « Je suis chrétien ». Et tous firent la même déclaration.
— Le proconsul Saturninus : « Est-ce que vous voulez un sursis pour réfléchir ? »
— Sperat : « Pour une chose si claire, il n’y a pas à réfléchir ».
— Le proconsul Saturninus : « Qu’y a-t-il dans votre boîte ? »
— Sperat : « Les Livres sacrés et les Épîtres de Paul, un homme juste ».
— Le proconsul Saturninus : « Profitez d’un ajournement à trente jours, et réfléchissez ».
— Sperat répéta : « Je suis chrétien. » Et tous firent de même.
— Alors le proconsul Saturninus lut sa sentence sur la tablette : « Sperat, Nartzale, Cittin, Donate, Vestie, Seconde, et tous les autres, ont confessé qu’ils vivaient suivant le rite chrétien. Attendu qu’on leur a offert la faculté de revenir à la religion traditionnelle des Romains, et qu’ils ont refusé avec obstination, nous les condamnons à périr par le glaive ».
— Sperat : « Nous rendons grâces à Dieu ».
— Nartzale : « Aujourd’hui, martyrs, nous sommes au ciel. Grâces à Dieu ! »
— Le proconsul Saturninus fit lire par le héraut la proclamation suivante : « Sperat, Nartzale, Cittin, Veturius, Félix, Aquilinus, Laetantius, Januaria, Generosa, Vestie, Donate, Seconde, seront conduits au supplice sur mon ordre ».
— Tous les martyrs s’écrièrent : « Grâces à Dieu ! »
Et ils furent aussitôt décapités pour le nom du Christ.
* Note de la rédaction. La date indiquée pour l’exécution de ces fanatiques montanistes correspond au règne de Commode. Or cet empereur n’a pas la réputation d’avoir été un grand persécuteur de chrétiens.… Ne pas oublier néanmoins qu’il ne s’agit pas ci-dessous des minutes ou de l’original, mais d’un texte transmis par des moines copistes chrétiens, donc assurément arrangé et réécrit. Toute la question est de savoir dans quelle mesure ? L’original était certainement en latin. De ce document, qui a été souvent remanié aux siècles suivants, nous possédons cinq recensions latines et une traduction en grec. Dans la série des recensions latines, on voit le texte s’altérer et s’interpoler de plus en plus.
Retour en l’an de grâce 77 à Lyon.
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HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE LIVRE V
CHAPITRE III
[QUELLE APPARITION LE MARTYRE ATTALE EUT DANS UN SONGE]
Le même écrit des martyrs dont il vient d’être question contient encore un autre récit digne de mémoire qu’il n’y a aucun inconvénient à faire connaître à ceux qui viendront à le lire : voici en quoi il consiste. Un certain Alcibiade se trouvait parmi eux qui vivait d’une manière tout à fait sordide. Tout d’abord il ne changea absolument rien à ses habitudes : il ne prenait que du pain et de l’eau pour nourriture, et essayait même dans la prison de vivre de la sorte. Attale, après le premier combat qu’il
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soutint dans l’amphithéâtre, eut une révélation où il lui fut découvert qu’Alcibiade ne faisait pas bien de ne pas se servir des créatures de Dieu et qu’il laissait aux autres un exemple de scandale. Alcibiade fut convaincu, il accepta sans scrupule toute espèce d’aliments et rendit grâces à Dieu. Ainsi donc les martyrs n’étaient pas privés des visites de la grâce divine, mais l’Esprit saint était leur conseil. Cela suffit ainsi.
Les disciples de Montan, d’Alcibiade et de Théodote commençaient alors à obtenir en Phrygie auprès de beaucoup la réputation de prophètes. Les nombreuses autres merveilles du charisme divin qui s’accomplissaient encore à cette époque, en plusieurs églises, portaient en effet beaucoup de gens à croire que ces gens-là avaient, eux aussi, le don de prophétie. Comme un dissentiment existait à leur sujet, derechef les frères soumirent leur avis personnel, prudent et tout à fait orthodoxe, et envoyèrent diverses lettres des martyrs couronnés parmi eux, écrites alors qu’ils étaient encore dans les chaînes, aux frères d’Asie et de Phrygie, et même à Éleuthère alors évêque de Rome : ils négociaient en faveur de la paix de l’Église………
CHAPITRE IV.
[LETTRE DES MARTYRS POUR RECOMMANDER IRÉNÉE]
Les mêmes martyrs présentaient aussi Irénée, qui était déjà prêtre de la communauté de Lyon, à l’évêque de Rome dont nous venons de parler et portaient sur lui un témoignage très chaleureux, comme le montrent les paroles que voici :
Que tu te réjouisses en Dieu ! C’est l’objet de notre prière encore et toujours, Père Éleuthère.
Nous avons chargé notre frère et compagnon Irénée de te porter cette lettre, et nous te demandons de faire grand cas de lui, car il est un zélateur de l’Alliance du Christ. En effet, si nous pensions que le rang confère la justice, c’est comme prêtre de l’Église, ce qu’il est réellement, que nous te l’aurions d’abord recommandé.
À quoi bon donner la liste des martyrs qui se trouve dans l’écrit que nous avons cité ? Il présente d’un côté ceux qui sont morts par décapitation, d’un autre ceux qui furent jetés en pâture aux bêtes, puis ceux qui sont morts en prison, enfin le nombre des confesseurs qui ont alors survécu.
Il sera facile à quiconque le désire de connaître ces listes très complètes en prenant en main la lettre que nous avons placée, comme je l’ai dit, dans le Recueil des martyrs.
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CONTRE-LAI N° 14.
Eusèbe de Césarée a écrit son Histoire ecclésiastique entre 300 à 324. Il cite partiellement cette Lettre des serviteurs du Christ en séjour à Vienne et à Lyon, aux frères d’Asie et de Phrygie et donne les noms de 9 des martyrs de Lyon de 177 : Pothin, Attale, Alexandre, Sanctus, Maturus, Blandine, Biblis, Alcibiade et Pontique ; Vettius Epagathus qui les défend au tribunal a le titre de martyr dans le sens de confesseur de la foi, mais ne fait pas partie de ceux qui ont été concernés par la première rafle de police. Il est aussi peut-être montaniste, car le paraclet semble l’avoir inspiré.
La lettre fournit diverses indications sur les principaux martyrs, sur les circonstances des arrestations et des interrogatoires, sur le régime de la prison, sur les supplices qui amenèrent la mort des victimes… Saint Pothin, évêque de Lyon au temps de la persécution, avait alors plus de quatre-vingt-dix ans.
Parmi les autres martyrs, probablement au nombre de quarante-huit selon le Martyrologe Hiéronymien on distingue plusieurs groupes. D’abord, des Grecs originaires d’Asie Mineure : Attale de Pergame et le médecin Alexandre, auxquels il faut joindre le fameux Alcibiade, un ascète.
Puis des Celtes : Vettius Epagathus, peut-être un avocat montaniste, au double nom moitié romain, moitié celte ; Maturus, un néophyte ; Sanctus, dit « le diacre de Vienne », sans doute chef de la chrétienté dans cette ville voisine, mais arrêté à Lyon.
Un jeune esclave de nationalité incertaine, un garçon de quinze ans, Ponticus.
Enfin, deux femmes : Blandine la mère (ou grande sœur ?) de Ponticus et Biblis, qui se rétracta ensuite.
Des autres martyrs, on connaît les noms seulement par les martyrologes, qui ne sont pas toujours d’accord entre eux.
Eusèbe précise bien que les martyrs de Lyon sans être totalement montanistes (enfin d’après Eusèbe) n’y étaient pas totalement radicalement hostiles non plus « Les disciples de Montan, d’Alcibiade et de Théodote commençaient précisément alors, en Phrygie, à répandre auprès de beaucoup leur
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conception de la prophétie. […] Comme un dissentiment existait à leur sujet, derechef les frères soumirent leur avis personnel, prudent et tout à fait orthodoxe, et envoyèrent diverses lettres des martyrs couronnés parmi eux, écrites alors qu’ils étaient encore dans les chaînes, aux frères d’Asie et de Phrygie, et même à Éleuthère alors évêque de Rome : ils négociaient en faveur de la paix de l’Église………
Entre l’Asie Mineure et les congrégations occidentales de ce temps existaient en effet des relations très étroites. L’objet principal des lettres en question était d’informer les chrétiens d’Asie Mineure, et notamment de Phrygie, des violentes réactions populaires soulevées à Lyon par leur refus de défendre l’Empire contre les Barbares. Mais, selon Eusèbe une sorte de déclaration avait été ajoutée à ces lettres, à propos de ce que pensaient les congrégations de la région de la nouvelle prophétie montaniste. Et Irénée, qui devait porter ces lettres à Rome, avait été désigné pour supplier le pape romain, Eleuthère (174-189) de continuer à reconnaître fraternellement les congrégations asiatiques. Eusèbe, comme il en a l’habitude, ne cite pas cette déclaration, mais tout semble indiquer qu’elle était assez favorable aux montanistes.
Tertullien (Adversus Praxeam) nous apprend en effet qu’un évêque de Rome, dont il n’indique pas le nom (Éleuthère ? Victor ? Zéphyrinus?) inclinait vers le montanisme, mais qu’il en fut détourné par Praxéas. Ce qui est plus précis, c’est la réprobation formelle qui eut lieu en l’Église de Rome, sous le pontificat de Zéphyrinus (199-217), à la suite d’une controverse entre Caius, prêtre de cette église, et le montaniste Proclus. La rupture ne pouvait donc plus être évitée.
Le baptême donné par eux fut par conséquent déclaré nul et la Nouvelle prophétie ou montanisme constitua dès lors un christianisme distinct, ayant son siège à Pépuze. Il maintint le ministère chrétien de base, et plaça au-dessus des patriarches et des associés, sans doute successeurs de Montan et de ses prophétesses. Mais ce processus de séparation ne se mit pas en place partout avec la même rapidité d’où le cas des martyres de Sainte Perpétue et Sainte Félicité à Carthage quelques années plus tard, revendiqués à la fois par les montanistes et par les catholiques ainsi que nous allons le voir.
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LA DOCTRINE.
Le mieux pour comprendre les problèmes soulevés par l’évolution du christianisme en milieu païen est de prendre la fidélité aux écritures juives comme point de repère.
Il y eut très rapidement dans le monde chrétien trois tendances.
La première tendance, le canal historique en quelque sorte, s’en tient à l’Ancien Testament. Ce sont les judéo-chrétiens au sens strict du terme (ceux opposés à Paul).
La deuxième tendance : s’affranchit de plus en plus voire totalement de l’Ancien Testament (Paul au début, puis Marcion par exemple, voire les gnostiques).
La troisième sera une tendance de compromis. Rupture avec l’Ancien Testament, mais pas complète. Nom de code : la grande Église. Les futurs catholiques orthodoxes réformés.
Vers 140, à l’époque où Marcion publie les lettres de saint Paul, le christianisme de tendance hellénique rejette définitivement le christianisme hébraïque.
La réaction contre Marcion continuera néanmoins son antijudaïsme.
— Elle maintiendra les juifs à l’écart, mais pour cause de déicide cette fois-ci.
— Et les dépouillera du monopole de leurs textes sacrés (qu’ils seront accusés de ne pas avoir compris). L’islam fera d’ailleurs de même en accusant les juifs (et les chrétiens) d’avoir dénaturé le message divin originel.
L’expansion du christianisme se fera désormais par le courant devenu dominant dans le christianisme de l’époque, non pas les futurs catholiques orthodoxes ou Réformés mais le montanisme.
Tertullien s’est efforcé de montrer que dissocier le Dieu créateur et justicier de Moïse du Dieu sauveur et miséricordieux de l’évangile mène à un bithéisme incompatible avec le monothéisme. Mais cela ne réussit pas néanmoins à ébranler la logique rationaliste de Marcion qui ne s’expliquera cette opposition que par l’existence de deux Dieux différents, le juif et le chrétien.
Tertullien va s’efforcer aussi de montrer que le Christ est présent dans la Bible des juifs (l’Ancien Testament). Mais le Carthaginois usera pour cela d’une exégèse typologique, allégorique et figurative que Marcion, qui prend les textes à la lettre, juge malhonnête et qui, pour nous aussi, confine à l’absurde.
Un seul exemple, le fameux texte d’Esaïe 7 :14 : « La vierge deviendra enceinte et enfantera un fils… » Marcion fait remarquer que le texte hébreu parle d’une jeune femme et ne spécifie nullement qu’elle est vierge.
De plus Tertullien amalgame artificiellement cette prétendue prophétie de la naissance virginale de Jésus avec Esaïe 8 :4 « on apportera les richesses de Damas et le butin de Samarie devant le roi d’Assyrie ». Il s’agirait selon Tertullien de l’offrande des mages d’Orient. Et le roi d’Assyrie figurerait Hérode auquel les mages se sont opposés (Contre Marcion, livre III : 13-14). De telles acrobaties exégétiques, dont Tertullien n’a d’ailleurs pas le monopole, ne sauraient convaincre. D’où cette polémique avec Marcion qui est un dialogue de sourds.
Ferons-nous mieux ? Car le problème demeure d’une brûlante actualité. Quand on lit dans l’Exode : « Ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Mettez chacun l’épée au côté, passez et repassez de porte en porte dans le camp et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche » (Ex. 32 : 27), on ne peut s’empêcher de se demander si ce Dieu d’Israël est le même que celui des évangiles ?
Comme la doctrine des montanistes n’est ordinairement exposée que par leurs adversaires, il est utile pour apprécier son degré d’éloignement ou pas d’avec les futurs catholiques orthodoxes ou réformés de se référer au résumé que Tertullien en a fait :
« La règle de notre foi est toujours la même ; elle n’est pas sujette au changement ni susceptible de réformation : croire en un seul Dieu tout-puissant, créateur du monde ; croire que Jésus-Christ, son fils, est né de la Vierge Marie, qu’il a été crucifié sous Ponce Pilate, que le troisième jour il est ressuscité des morts, qu’il a été reçu dans le ciel, qu’il est maintenant à la droite de son Père, qu’il
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viendra juger les vivants et les morts, et qu’alors nos corps doivent ressusciter. Mais cette règle de notre foi demeurant entière, les autres choses qui regardent la discipline et les rapports des fidèles entre eux peuvent recevoir innovation et correction par l’opération continuelle de la grâce, dont nous devons profiter, jusqu’à la fin. Le démon travaillant sans cesse à fortifier l’esprit d’iniquité, il n’est point probable que la grâce, qui est Œuvre de Dieu, cesse de travailler à notre perfection. Au contraire, c’est principalement pour cette œuvre que Jésus-Christ a envoyé le Paraclet (Saint-Esprit), afin que l’humain qui, à cause de sa faiblesse, ne pouvait comprendre immédiatement toutes les maximes de la perfection chrétienne y fut conduit peu à peu par une sainte discipline que le Paraclet (Saint-Esprit), son vicaire, devait perfectionner […] Quel est donc le ministère du Paraclet, sinon de régler la discipline, de nous faire entendre les saintes Écritures, de réformer notre esprit et de nous faire toujours avancer vers la perfection » ?
Rappelons tout d’abord que, malgré tout ce que l’on a pu dire à ce sujet, et notamment ses adversaires, Marcion n’est pas gnostique. Tout au plus peut-on déceler quelques influences gnostiques dans son œuvre.
Marcion n’est pas gnostique, car…
— Il interprète la Bible juive littéralement et c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’y trouve aucun intérêt
— Il n’est guère prolixe sur le plérôme ou monde céleste des éons, à la différence des vrais gnostiques.
— pour lui c’est la foi, pistis, qui sauve, et non la gnose.
— Et ce salut est ouvert à tous non à une élite prédestinée à cela.
Néanmoins Marcion est incontestablement docète en ce sens que s’il reconnaît que Jésus avait un corps, celui-ci n’était qu’apparent.
Le triomphe du marcionisme suscita donc deux types de réactions. Les écoles gnostiques développèrent encore plus leurs théories sur le monde des éons au point que l’on peut parler d’un ultragnosticisme. Qui se scinda en deux grandes écoles différentes, l’école orientale et l’école occidentale ou italienne.
Leur principal point de divergence porta sur la nature du corps du Christ.
Les gnostiques distinguaient dans la nature trois types suivant le degré de matière en jeu.
La nature hylique ou matérielle.
La nature psychique ou animale.
La nature pneumatique ou spirituelle.
Dans l’école orientale (Théodote, Marc) Jésus ne fut doté que d’un corps d’essence pneumatique ou spirituelle (docétisme).
Dans l’école occidentale (Ptolémée Héracléon) Jésus fut doté d’un corps psychique ou animal ??? Héracléon sera l’auteur d’un commentaire de l’évangile de saint Jean qui attirera l’attention d’Origène puisque dans son propre commentaire du 4e évangile (celui de Jean) un énorme travail (32 volumes) entrepris à la demande d’un ex-adepte du gnosticisme nommé Ambroise, Origène analysera 50 extraits du commentaire d’Héracléon (ces fragments du texte d’Héracléon sont consultables en ligne).
L’extraordinaire développement de l’Église de Marcion et de l’évangile de Tatien suscitera une double réaction.
Le premier type de réaction antimarcionites viendra bien évidemment des chrétiens gréco-romains, qui proposeront une théologie fondée sur le dépassement des divers courants gnostiques primitifs tout comme du judéo-christianisme originel des nazoréens de Jérusalem.
Le gnosticisme se lancera du coup dans des spéculations d’une extrême complexité. C’est de cet ultra-gnosticisme que naîtra la première notion théologique propre au christianisme, la Trinité ; qui, formulée pour la première fois explicitement chez Théodote, disciple de Valentin, sous la forme de la trinité du monde, du logos grec et de l’Esprit, à la fin du IIe siècle ; verra venir à sa rescousse le renfort décisif des symboliques païennes les plus diverses, et notamment celles du druidisme en Occident.
La deuxième série de réactions sera celle de chrétiens, certes, aussi antijuifs, mais désireux néanmoins de ne pas renier complètement leurs livres sacrés, comme Pérégrinos et Montanus.
Enlevez l’Ancien Testament et une certaine conception de la religion disparaît ! Si l’on enlève l’Ancien Testament, l’apparition de Jésus quelque part en Palestine il y a X années devient incompréhensible, et son message non plus (Bonne nouvelle, le messie est arrivé !). Il y a pourtant dans l’Ancien
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Testament nombre de textes pouvant séduire certains esprits sensibles à cette mode et légitimant notamment la capacité pour certains de prédire ou prophétiser.
Ces chrétiens comme Montan ne suivront donc pas Marcion dans cette voie et préféreront, non sans problème d’ailleurs (cela créera une permanente ambiguïté) maintenir la référence à l’Ancien Testament. Oui, de nombreux passages de la Bible juive sont sans intérêt, voire répugnants quand on les prend à la lettre. Non, il ne faut pas renoncer à toute méditation sur eux, ils sont instructifs si on ne les prend pas au sens littéral, mais au sens allégorique, symbolique ou métaphorique. Ils ont quand même été inspirés par Dieu.
Cette réaction judéo-chrétienne ira même jusqu’à modifier les textes originels des évangiles afin de prendre systématiquement le contre-pied de Marcion, et insérera dedans de nombreux détails destinés à bien faire du Christ céleste un être humain ayant réellement existé. Nos modernes quatre évangiles ont donc l’étrange particularité de s’être, dans un premier temps, rapidement éloignés du monde juif, pour y être ensuite ramenés « de force » dans un deuxième temps. En bref d’avoir été d’abord déjudaïsés par le courant helléniste (Paul, les gnostiques) puis rejudaïsés par les judéo-chrétiens, anti-marcionites et anti-gnostiques (les futurs catholiques ou orthodoxes, etc.).
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, le montanisme s’était répandu avec une surprenante rapidité et leur activisme genre taliban ou parabolan nous fournit même la première trace sûre du christianisme en Europe de l’Ouest. En 177, les montanistes sollicitèrent en effet la médiation des chrétiens de Lyon persécutés « pour leur foi » et le pape Éleuthère (174-189) fut interpellé à ce sujet par les futurs martyrs de Lyon (Pothin, Blandine) qui appelaient à la réconciliation dans l’Église (Eusèbe). En vain finalement !
Condamné à Rome et dans son pays natal, le Montanisme trouva néanmoins un nouveau foyer chez les chrétiens d’Afrique du nord et notamment chez son représentant alors le plus en vue, Tertullien, grâce auquel il connut son apogée. Ce quasi-Père de l’Église y mentionne en effet d’autres illustres martyrs du montanisme comme Félicité et Perpétue en 202 à Carthage. Deux femmes qui avaient des visions et des songes envoyés par le Paraclet, que revendique également l’Église catholique d’ailleurs, preuve s’il en fallait que la séparation entre les deux courants n’était pas encore consommée dans la Carthage de cette époque.
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TERTULLIEN.
Père de l’Église né entre 150 et 160 à Carthage (Tunisie) mort vers 220. Toujours à Carthage.
Tertullien naquit à Carthage, vers l’an 150, selon les conjectures les plus probables ; car on ne sait rien de positif sur ce point. Il était fils d’un centurion, qui servait dans la milice du proconsul « d’Afrique ». On croit que sa famille était patricienne. Ses propres déclarations attestent qu’il était né païen.
Agrippinus, évêque de Carthage, acheva la conversion de Tertullien, vers l’an 185. Tertullien se maria l’année suivante à une chrétienne. Saint Jérôme affirme qu’il était prêtre. Tertullien était donc marié quand il fut élevé au sacerdoce. Il n’existait alors, comme on le sait, aucune règle qui empêchait de conférer les ordres aux hommes précédemment engagés dans les liens du mariage.
Saint Jérôme dit que la jalousie et des paroles imprudentes du clergé romain poussèrent Tertullien à se convertir au montanisme.
On divise généralement les ouvrages de Tertullien en deux catégories : ceux qui furent écrits avant son adhésion au montanisme, vers l’an 200, ceux qui furent écrits après.
Pour Tertullien en tout cas, vers 203, les catholiques ou les orthodoxes ne sont plus que des psychiques, ou des hommes-animaux, grossiers dans leurs sentiments, incapables de s’élever aux choses surnaturelles, et ployant sous le fardeau des choses de la terre.
À partir de 207, ce taliban ou parabolan du christianisme manifesta un rigorisme extrême pour condamner le remariage, exalter le jeûne et l’abstinence, inviter les jeunes filles à porter le voile et soutenir que les chrétiens doivent accepter la persécution sans la fuir.
Le Traité de la pénitence inclinait déjà à une grande rigueur envers ceux qui avaient failli lors des persécutions (lapsi, apostasie). Devenu montaniste Tertullien affirmera que cette faute est impardonnable.
Traité de la patience idem. Il y approuve la fuite devant les persécutions (il n’y a pas eu que des martyrs comme Alcibiade ou Perpétue dans le christianisme, il y a eu aussi des évêques qui préfèrent d’abord s’exiler comme Cyprien en 257 et Denys d’Alexandrie dans les années 250 ou qui abjurèrent comme Eudemon à Antioche en 250). Devenu montaniste par contre Tertullien condamne une telle attitude.
Le Traité sur le baptême fut destiné à réfuter les théories d’une femme appartenant au mouvement gnostique caïnite, nommée Quintilla, qui avait ruiné la nécessité du baptême dans beaucoup d’esprits de l’époque.
N.D.L.R. À l’origine, le baptême n’était qu’un symbole ou un rituel, mais n’avait en aucune façon de réel pouvoir. La première modification du rôle de cette coutume symbolique a été le fait de prêtres appartenant justement, comme Tertullien, à des communautés montanistes, vu les violentes réactions que suscitait leur fanatisme. Ils ont fait du baptême un sacrement à l’égal du martyre qui, selon Tertullien, est le baptême du sang sacrificiel et salvateur.
Mais nul ne sait en fait précisément à quelle période de sa vie, avant ou après sa conversion au montanisme, attribuer l’Épître aux martyrs ayant confessé leur croyance jusqu’au bout, le Scorpiaque, dirigé contre les gnostiques, les valentiniens et les caïnites ; le livre contre les spectacles ; les deux livres sur l’habillement féminin. Le traité sur l’idolâtrie, et enfin les traités contre Marcion, Valentin, Praxéas ou Apelles, ne sont venus qu’après.
Le premier manifeste de la nouvelle période de sa vie (202-224) est incontestablement l’ouvrage intitulé « la Monogamie » qui a pour but de condamner les secondes noces ; et où il examine
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préalablement la question de savoir si le Paraclet a enseigné quelque chose de nouveau et différant de la tradition initiale à ce propos.
Certains reprochaient aux montanistes d’avoir des jeûnes et des austérités trop durs, qu’ils pratiquaient sur l’autorité du Paraclet, en faisant de ces règlements une loi indispensable. Tertullien composa son livre sur les jeûnes, pour les défendre.
Le livre sur la pudicité suivit de près. Il est dirigé contre les évêques qui admettaient à la réconciliation les adultères, les apostats et les fornicateurs, quand ils avaient accompli leur pénitence.
Après avoir répondu aux hypothèses d’Hermogène sur l’éternité de la matière (refusant d’imputer l’origine du mal au Dieu Créateur, Hermogène ne voyait d’autres solutions à cette difficulté que le dualisme traditionnel de la Genèse : Dieu a créé le monde à partir d’une matière préexistante, le tohu-bohu, dont la présence est la véritable responsable du mal), il attaqua les Valentiniens.
Le livre sur l’âme date du début de son passage au montanisme. Il y évoque le Paraclet et la variété de ses dons. Ce traité fut écrit certainement avant celui qu’il composa sur le corps charnel de Jésus-Christ, et celui qu’il consacra à la résurrection de la chair, qui est comme la conséquence du premier. Dans les deux, il réfute Marcion et quelques autres, qui ne soutenaient pas ces dogmes, pour cause d’appartenance à la tendance gnostique du christianisme.
Tertullien déploya contre Marcion toute la puissance de son argumentation, toute l’autorité de sa science. Il s’y prit, à trois fois pour l’attaquer. Son premier écrit ne fut qu’un opuscule composé à la hâte ; il le remplaça par un second, auquel il donna plus d’étendue. Ce second traité ne le satisfit pas encore, il fut donc obligé de le revoir.
Le livre sur la couronne du soldat, celui qui aborde le problème de la fuite en cas de persécution, et enfin celui où il prouve que les vierges doivent être voilées, semblent appartenir aux derniers temps de sa période montaniste.
Principales idées de Tertullien (les mêmes que celles de Montan évidemment).
Pour Tertullien, l’essence de l’Église était l’Esprit saint (le Paraclet), et en aucun cas l’épiscopat, dont il rejeta même le droit de garder les clés de l’Autre Monde.
Le Saint-Esprit ou Paraclet a été donné aux apôtres ; mais il n’a pas entièrement formé, ni enseigné, l’Église, par leur ministère : il a gardé par-devers lui des vérités fondamentales. La manifestation de ces vérités aura lieu par Montan ou le Paraclet, dernier Messie qui achèvera la révélation.
Les secondes noces sont un adultère.
Il y a des péchés impardonnables : l’apostasie de ceux qui ont failli lors des persécutions, l’adultère, la fornication.
Fuir la persécution est un crime. Conserver sa croyance grâce à la fuite est pire que d’y renoncer dans les tourments. Les âmes des bons et des méchants sont retenues dans les lieux inférieurs de la terre, pour y attendre le jour du jugement dernier, excepté celles des martyrs, qui vont directement au paradis.
Le baptême administré par les hérétiques n’est pas valide.
Dieu n’a pas toujours été Père, parce qu’il n’a pu l’être avant que le Fils eût été, et il y a donc eu un temps où le Fils n’était pas.
La mère de Jésus a cessé d’être vierge post-partum.
Jésus-Christ régnera sur la terre avec ses saints, dans une nouvelle Jérusalem, pendant mille ans, avant le jour du jugement dernier.
Les anges ont pu avoir des relations avec les hommes revêtus d’une chair véritable, quoique cette chair ne fût pas le résultat d’une naissance humaine. [N.D.L.R. Ils ont même fait des enfants aux filles des hommes, si l’on en croit l’Ancien Testament Genèse 6].
Tertullien adopta donc tous les avis du Montanisme et même les développa. Le retour imminent du Christ et le millénarisme sont en effet les idées fondamentales de sa théologie. Le don vivant de la prophétie, selon le plan de salut divin, constitue le seul moyen de passer du temps présent au règne millénaire de Dieu qui vient ; et pour préparer sa venue, l’Église doit prôner une morale détachant ses membres du côté matériel de la vie. La science et l’art, l’éducation laïque, et tout ce qui orne ou enjolive la vie, doivent être évités, parce qu’ils sont infectés par le paganisme. La couronne d’une vie humaine est le martyre. Les jeûnes doivent être multipliés, voire rendus plus sévères. Le mariage ne doit pas être encouragé et les secondes noces condamnées. En cas de péché mortel, l’Église doit exclure celui qui l’a commis, car la sainteté de l’Église est simplement la sainteté de ses membres. Vu ces principes, Tertullien ne pouvait donc qu’entrer en conflit avec le christianisme en quête de respectabilité.
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LETTRE AU PROCONSUL SCAPULA. « Chrétiens, nous ne savons ni pâlir ni trembler, devant les calamités dont nous accablent ceux qui ne nous connaissent pas. Le jour où nous nous sommes enrôlés sous les étendards de notre Église, nous avons su que, jetée sur ces champs de bataille, notre vie était l’enjeu de cette milice ; sans autre désir que les biens promis par Dieu, sans autre crainte que celle des supplices qu’il tient en réserve dans l’autre vie. En un mot, nous luttons sans fléchir contre toute votre barbarie ; que dis-je ? nous courons au-devant d’elle ; et si nous appréhendons quelque chose, c’est bien moins d’être condamnés que d’être relaxés… Combien de magistrats, plus affermis que toi dans la haine et d’ailleurs moins humains, ont essayé d’étouffer ces iniques procédures ! Cincius Sévérus était le premier à suggérer aux chrétiens de Thisdrum des réponses évasives pour les dérober à la mort. Vespronius Candidus affecta de ne considérer un chrétien que comme un homme un peu trop remuant, et se contenta d’une sorte d’amende honorable envers les citoyens. Asper, après avoir soumis un des nôtres à une torture légère, le détacha promptement du chevalet, sans le contraindre à sacrifier. Il avait d’ailleurs déclaré auparavant aux avocats et aux assesseurs qu’il déplorait de s’être engagé dans cette malheureuse affaire. Prudens eut même l’idée de faire glisser dans l’acte d’accusation d’un chrétien qu’on lui amenait, un grief de concussion. Et comme il ne se trouvait pas de témoin pour soutenir cette inculpation, il déclara que, conformément au texte de la loi, il ne pouvait pas donner suite au procès dans ces conditions…………………………………………………………………………………
Plus la lutte grandit, plus la récompense grandit avec elle. Votre cruauté fait notre gloire. Prenez garde qu’en nous poussant à bout, nous ne courions pas tous au-devant de vos exécutions, uniquement pour vous convaincre qu’au lieu de les redouter, nous les appelons de nos vœux. Pendant qu’Arrius Antonius se déchaînait contre nous en Asie, tous les chrétiens de la ville, se levant en masse, s’offrirent à son tribunal. Il se contenta d’en faire emprisonner quelques-uns : « Misérables, dit-il aux autres, si vous voulez mourir, n’avez-vous point assez de cordes et de précipices ? » Si nous étions d’humeur à répéter ici cet avertissement, que feriez-vous de tant de milliers d’hommes, de tant de milliers de femmes de tout âge, de toute condition, qui présenteraient leurs bras à vos chaînes ? Combien de bûchers, combien de glaives, il vous faudrait ! »
D’après Joseph Wheless et comme nous avons pu le voir, Tertullien aurait renoncé au christianisme sur la fin de sa vie vu le titre de son dernier ouvrage (De Pallio-Le Manteau). Il aurait en effet adopté ce costume pour se démarquer de la bonne société chrétienne de Carthage).
Ceux qui suivirent Tertullien de près s’accordent en effet à dire qu’il acheva sa carrière dans une vieillesse avancée, vers l’an 245, hors de tout christianisme. Il faut donc rapporter à cette époque le traité du manteau (De Pallio), un opuscule fort obscur, dans lequel il répond, avec son ironie habituelle, aux détracteurs qui lui reprochaient d’avoir abandonné la toge pour ce vêtement ; que portaient alors les philosophes, et quiconque faisait profession de sévérité dans ses mœurs.
Tertullien étant revenu au paganisme philosophique et réfléchi après avoir failli être un Père de l’Église, l’œuvre de Montan fut poursuivie par un Romain appelé Proclus, et par un dénommé Eschine.
Eschine n’admettait pas la notion de Trinité ou de Dieu unique, mais en trois personnes, car pour lui Jésus était tout à la fois le Fils et le Père.
La sévère répression que s’attira le montanisme (voir Alcibiade à Lyon et Perpétue à Carthage), le dangereux exemple d’un évêque prenant littéralement la parole au nom du Christ parlant directement par sa bouche, et surtout un rigorisme ascétique des plus rebutants ; amenèrent un certain nombre de chrétiens à s’en détacher, tout en feignant de l’approuver. Le fanatisme montaniste s’accordait mal en effet avec les visées politiques des évêques, qui aspiraient dans leur majorité, non au martyre, mais à une sorte de concordat avec l’État romain.
De ce montanisme naîtra donc le christianisme que nous connaissons aujourd’hui, même si ce dernier le reniera vers 250 à cause de ses excès d’ascétisme, de martyre, et de pentecôtisme.
Les évêques récupérèrent donc ces chrétiens après avoir rejeté leur conception du christianisme qui avait le triple inconvénient pour eux :
a) De se fonder sur un ascétisme extrême.
b) De rechercher le martyre.
c) D’admettre la possibilité que n’importe qui puisse se dire réincarnation du Christ ou voix du Saint-Esprit (Paraclet).
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Ils gardèrent néanmoins pour leur messe les matériaux mythiques issus du culte d’Attis ou Cybèle ainsi christianisés, qui n’avaient rien à voir avec le culte synagogal. Comme le christianisme de Montanus s’était enraciné dans une contrée où s’était propagé le culte de Cybèle, il avait si bien repris à son compte divers éléments de son mythe (symbole du blé mis en terre pour renaître, Attis est né un 25 décembre, de la Vierge Nana qui l’a conçu en mangeant une amande. Mis à mort et enterré, il ressuscite au bout de trois jours et devient le Père *) ; que Tertullien avouait que certains confondaient les deux cultes !
* Enfin du moins d’après Dorothy Milne Murdock dite Acharya S. (1960-2015) professeure émérite à l’Université de Nottingham bien qu’étant née américaine.
Quant à sa thèse sur l’inexistence historique de Jésus nous nous sommes déjà expliqués à ce sujet.
Il y a vraiment eu un homme nommé Jésus né quelque part en Palestine sous le règne de Hérode premier. Mais en ce domaine nous n’allons même pas aussi loin que le livre de Renan sur le sujet et ce que nous pensons acquis tient en quelques lignes. Pour le reste nous sommes d’accord avec le constat qu’il y a beaucoup mais alors vraiment beaucoup d’éléments non historiques qui sont venus s’y agréger.
Cette historienne des religions étant très controversée dans son appréciation de Tertullien rappelons que de nombreux auteurs moins polémiques ont souligné la probable influence du culte de Cybèle sur le christianisme naissant, le dernier en date étant Philippe Borgeaud, car de la mère des dieux à la mère de Dieu il n’y a qu’un pas, une marque du pluriel.
Son enquête le conduit des hauts plateaux de la Phrygie où l’on constate à la fin du VIIe et au début du VIe siècle avant notre ère les premiers témoignages à la fois iconographiques et épigraphiques relatifs au culte de la Mère – dite Matar ou encore Matar kubileia – jusqu’à Constantinople où, selon Zozime, Constantin fera édifier à côté de Sainte-Sophie un temple de Rhéa, Mère des dieux. La statue de son culte, amenée de Cyzique sur la Propontide sera cependant modifiée : les lions qui la flanquaient seront enlevés et les mains placées dans la position d’une orante. L’auteur en conclut : « la Mère des dieux (Mèter théôn) a donc perdu ses vieux attributs. Elle emprunte du même coup, et sans oublier ses origines, l’attitude aimante et protectrice de la Mère de Dieu (Méter Theou), sa proche voisine ».
Par contre nous ne partageons nullement son avis sur l’origine « gauloise » des prêtres de Cybèle, même s’il y a eu longtemps des Galates parlant le celte dans cette région du monde et qu’il y eut des grands prêtres de Pessinonte parlant cette langue puisque l’un d’eux avait un frère appelé Aiorix (Histoire des Celtes d’Orient par Félix Robiou 1866 Paris).
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LE RÔLE DES FEMMES DANS LE MONTANISME.
N.B. Nous ne disons pas que le montanisme fut un mouvement féministe avant la lettre, nous constatons seulement que les femmes y ont joué un grand rôle, jusque et y compris dans le martyre.
Si l’on veut comprendre la naissance du mouvement, il faut commencer par se rappeler le rôle important du prophétisme au premier siècle. Mais les futurs catholiques orthodoxes ou réformés firent preuve de la plus grande réticence face à ces charismes extraordinaires. La Didachè (fin du Ier siècle mettra même en garde les fidèles contre les faux prophètes, et au IIe siècle l’espace de liberté de l’Esprit fut donc peu à peu limité aux dons de guérison, de science ou de langue. Et encore ceux-ci seront simplement « reconnus » et « honorés ».
Le régime hiérarchisé et « ordonné » qui s’est établi à partir d’Ignace d’Antioche ne pouvait laisser subsister ces fonctions charismatiques, surtout celles de prophétie. Les prophètes vont donc disparaître. Leurs fonctions, qui consistaient en particulier à lire et à commenter la lecture, passeront aux mains des anciens ou de l’évêque. Ce sera l’époque de la « sacerdotalisation » du culte. On cherche dans le passé l’origine et le modèle du ministère des presbytres, et on croit les trouver dans les grands prêtres de l’Ancien Testament.
La sacerdotalisation progressive des premiers chrétiens qui étaient tous plus ou moins misogynes a par conséquent peu à peu relégué les femmes au second rang. Car sacerdotalisation dit masculinisation.
Chez les futurs catholiques orthodoxes ou réformés les hommes vont donc seuls détenir le pouvoir de décider.
Les femmes, dépouillées dès le début de la seule fonction qui pouvait leur rester accessible, la prophétie, ne pourront rattraper ce départ manqué. Dans le cursus hiérarchique des futurs catholiques orthodoxes ou réformés, pas de femme.
Les femmes prophétesses vont donc disparaître sauf dans certaines communautés qui seront considérées comme des sectes.
Cas des montanistes justement. Dans leur Église les femmes prophétisent en état d’extase et pouvaient y exercer les fonctions d’enseignement ou de liturgie (baptême, eucharistie).
Prophètes et prophétesses furent donc les vrais chefs de cette Église.
Les apocryphes du IIe siècle signalent d’ailleurs l’importante activité des femmes dans certaines églises de l’époque. Il est fâcheux qu’ils aient été rapidement oubliés ou supprimés, précisément en grande partie parce qu’ils émanaient de communautés qui pratiquaient l’égalité entre hommes et femmes, mais aussi parce que certaines de ces communautés furent considérées comme des mouvements hérétiques.
N.B. Entre le IIe et le Ve siècle, des textes signalent occasionnellement des femmes qui célèbrent l’eucharistie également dans la secte des Collyridiennes qui avait des femmes presbytres, et même évêques. En Italie méridionale, l’ordination sacerdotale était aussi conférée à des femmes sous Gélase Ier (492-496).
Mais ce sera surtout dans les deux mouvements du jeune christianisme, la nouvelle prophétie (montanisme) et la gnose, que le rôle des femmes sera important : elles sont prophétesses et enseignantes. Les deux termes ne sont guère distingués, car dans les deux cas la femme prend la parole en public, sans respecter l’injonction « paulinienne » qui lui impose de se taire. Dans le montanisme on peut voir en effet des femmes exercer la prophétie après sa disparition dans la future « Grande » Église de Rome.
Les cérémonies montanistes comportaient en effet des séances de prophétie et pouvaient être présidées aussi bien par des hommes que par des femmes. Deux de ses meilleurs disciples devenus à leur tour prophètes furent d’ailleurs des femmes, Priscilla et Maximilla, ainsi que nous l’avons dit !
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DOCUMENT : ACTES DU MARTYR DE SAINT PHILÉAS (ÉGYPTE).
« Le gouverneur professait un grand respect pour sa qualité et son mérite et lui dit : « Si vous étiez dans la misère ou la nécessité, je vous ferais exécuter sans plus attendre ; Mais comme vous avez des biens suffisants non seulement pour vous et votre famille, mais pour entretenir presque toute une province, j’ai pitié de vous et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sauver ». Les conseillers et les avocats, tout aussi désireux de le sauver, lui dirent : « Il a déjà sacrifié au monastère (phrontisterium)…
Sa femme, ses enfants, son frère, d’autres parents à lui, des personnes de distinction, et des païens, assistaient au procès. Le gouverneur, espérant le convaincre par égard pour eux, lui dit : – « Voyez avez quelle tristesse votre femme vous regarde ». Philéas répondit : « Jésus-Christ, le Sauveur des âmes, me rappelle dans sa gloire et il peut, s’il le désire, rappeler ma femme aussi ». Les conseillers, pris de pitié, s’adressèrent au juge : « Philéas demande un délai. » Culcien lui répond :« Je vous l’accorde bien volontiers… »
Les conseillers, le lieutenant de l’empereur, qui était le premier magistrat de la ville, les autres officiers de justice, et ses parents, se jettent alors à ses pieds, embrassent ses genoux, le conjurent d’avoir pitié de sa famille en pleurs, et de ne pas abandonner ses enfants qui sont encore à l’âge tendre, car sa présence leur est absolument nécessaire. Mais lui, comme un roc inébranlable au milieu des vagues impétueuses qui s’élancent contre lui, demeurait impassible. Élevant son cœur à Dieu, il protesta hautement qu’il n’avait d’autre parents que les apôtres et les martyrs. Philorome un noble chrétien était présent : il était tribun ou colonel, et……
Admirant la prudence et le courage inflexible de Philéas, et transporté d’indignation contre ses adversaires, il leur cria : « Pourquoi vous efforcez de vaincre cet homme si courageux, et, par un respect impie envers les hommes, le faire renoncer à Dieu ? Ne voyez-vous pas que, contemplant la gloire du ciel, il ne tient aucun compte des choses terrestres ? » Ce discours lui valut l’indignation de toute la salle…
Le frère de Philéas, qui était juge, dit au gouverneur : « Philéas demande sa grâce ». Culcien le rappela et lui demanda si c’était vrai. Il répondit : « Non, à Dieu ne plaise. N’écoutez pas ce malheureux. Loin de désirer l’annulation de ma condamnation, j’en remercie au contraire les empereurs, vous-même et votre tribunal, car grâce à vous je deviens ainsi cohéritier du Christ et entrerai ce jour même en possession de son royaume ».
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LE MARTYRE DES SAINTES PERPÉTUE ET FÉLICITÉ.
Rappel des faits.
Carthage, le 7 mars 203.
Félicité est la servante de Perpétue
La famille de Perpétue appartient à l’aristocratie municipale
Le père est hostile à la nouvelle religion.
La mère et un des frères de Perpétue semblent plutôt être des sympathisants.
Un autre de ses frères est catéchumène.
Un autre est mort non baptisé.
Perpétue elle-même est convertie au christianisme.
C’est une jeune mariée de 22 ans qui vient d’avoir un enfant.
Elle a été arrêtée sans doute suite à une dénonciation.
Dès qu’il apprend son arrestation, son père se précipite afin de la supplier de renoncer à cette folie.
Le récit du martyre nous est connu dans un texte grec et un texte latin. Une longue controverse s’est développée pour savoir lequel de ces deux textes était l’original.
La Passion se présente comme l’œuvre d’un rédacteur anonyme – autrefois souvent assimilé à Tertullien, hypothèse bien moins retenue aujourd’hui – encadrant des pages écrites par Perpétue et Saturus durant leur captivité avant l’exécution.
Le récit de la passion de Perpétue a en tout cas connu une diffusion rapide puisqu’elle est citée par Tertullien qui lui assurément était montaniste.
Tertullien ou le rédacteur anonyme a donc laissé une introduction générale, le récit de la cérémonie des jeux qui se conclut par la mort des martyrs et une péroraison finale.
Les pages écrites par Perpétue et Saturus sont consacrées pour l’essentiel aux visions qu’ils eurent durant leur captivité. Ces visions sont des songes inspirés par la divinité selon l’idée courante dans l’antiquité que les rêves permettaient aux dieux de communiquer avec les hommes. On tient les récits de Perpétue et de Saturus pour des récits originaux, ce qui fait la valeur historique de cette passion. Le récit de Perpétue est en effet un des rares textes qui nous ont été laissés par une femme durant l’Empire romain. Perpétue apparaît empreinte d’une foi très rigoureuse qui ressemble à du montanisme.
Ce qui est certain en tout cas c’est que l’auteur de la préface était bien montaniste.
Comment ne pas tirer cette conclusion lorsqu’on y lit des phrases telles que celles-ci…
PRÉFACE. Les exemples de foi de nos pères, qui attestent la grâce de Dieu et édifient les hommes, ont soigneusement été consignés par écrit. Leur lecture, qui évoque ces hauts faits, rend gloire à Dieu et réconforte l’homme. Pourquoi ne pas noter également les exemples nouveaux qui présentent les mêmes avantages ? À leur tour ces faits nouveaux deviendront anciens ; ils seront nécessaires à la postérité, même si aujourd’hui on leur attribue une moindre autorité, à cause de l’engouement pour l’antiquité.
Qu’ils ouvrent donc les yeux, ceux qui apprécient d’après le nombre des générations la puissance toujours identique d’un même Esprit saint ! Bien mieux, il faudrait faire plus grand cas des prodiges récents, puisqu’ils sont les derniers en date et que la grâce doit s’épancher toujours de plus en plus dans les derniers temps du monde. « Dans les derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et filles prophétiseront. Oui, je répandrai mon Esprit sur mes serviteurs et mes servantes ; les jeunes gens auront des visions et les vieillards des songes ».
Voilà pourquoi nous acceptons les prophéties et les visions nouvelles que Dieu nous a promises. Nous les honorons comme les autres manifestations de l’Esprit, qui servent l’Église. Ce même Esprit a été envoyé à l’Église pour dispenser tous les dons, dans la mesure où le Seigneur les distribue à chacun de nous…
C’est exactement le langage que tenaient les montanistes et s’il est possible d’y trouver, absolument parlant, un sens orthodoxe on ne saurait méconnaître l’intention que révèlent ces paroles, lorsqu’on a égard aux circonstances particulières qui les ont provoquées. Aucun catholique ne se serait exprimé de la sorte, dans un moment où il s’agissait précisément de combattre les nouvelles prophéties
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défendues par Montan et ses disciples. Il semble donc difficile de se méprendre sur la couleur montaniste répandue dans la préface des Actes de sainte Perpétue.
Alors certes cela ne prouve pas que Perpétue elle-même ait été montaniste, mais cela prouve que ses Actes le sont…
Le montanisme fut une exagération, il devait périr. Mais, comme toutes les exagérations, il laissa des traces profondes. Le roman chrétien fut en partie son œuvre. Ses deux grands enthousiasmes, chasteté et martyre, restèrent les deux éléments fondamentaux de la littérature chrétienne. C’est le montanisme qui inventa cette étrange association d’idées, créa la Vierge martyre, et, introduisant le charme féminin dans les plus sombres récits de supplices, inaugura cette étrange littérature dont l’imagination chrétienne, à partir du IVe siècle, ne se détacha plus, les Actes montanistes de sainte Perpétue et des martyrs d’Afrique (Carthage), tout empreints de la foi aux charismes, pleins d’un rigorisme extrême et de brûlantes ardeurs, imprégnés d’une forte saveur d’amour captif, mêlant les plus fines images d’une esthétique savante aux rêves les plus fanatiques, ouvrit la série de ces œuvres de volupté austère. Perpétue ne voit que des martyrs dans le paradis. La recherche du martyre devient une fièvre impossible à dominer.
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LE RÈGNE DE PHILIPPE L’ARABE 244-249.
Philippe l’Arabe (Marcus Julius Philippus). 244 – 249. Philippe serait né à Shahba, qui deviendra plus tard Philippopolis, tout près de Bosra (ou Bostra), une bourgade située à 90 kilomètres au sud-est de Damas. Il était le fils d’un cheik de ces tribus vassales de l’Empire romain. Certaines rapportent qu’il aurait peut-être exercé, dans sa jeunesse, le métier de brigand. Mais en fait, il est plus probable qu’il conduisit, à la tête des hommes de sa tribu, de fructueuses expéditions sur le territoire d’autres tribus arabes, vassales, elles, de l’Empire perse.
Quand Sévère Alexandre recruta des escadrons de cavalerie légère pour lutter avec une efficacité maximale contre les Germains, Philippe et ses hommes s’enrôlèrent avec joie dans les légions romaines. Il est vrai que l’empereur Alexandre, né, lui aussi, en Syrie, était quasiment un compatriote.
L’intelligent Philippe monta bien vite en grade. Lors de la sanglante accession au trône de Maximin le Thrace, il prit sans doute part à la révolte des troupes syriennes, restées fidèles à Sévère Alexandre, tout en prenant grand soin de n’être pas trop impliqué pour risquer sa vie et sa position dans l’armée, mais suffisamment pour prouver au successeur de Maximin qu’il n’avait suivi ce dernier qu’en traînant des pieds !
Grâce à cette clairvoyance politique, quand Gordien III entra en guerre contre les Perses, Philippe l’Arabe occupait alors le deuxième rang dans la hiérarchie militaire romaine, juste derrière Timésithée, préfet du Prétoire et beau-père de l’empereur.
Le roi de Perse venait de rompre la trêve qui, depuis Sévère Alexandre, le liait à Rome. Ses cavaliers avaient même écrasé les légions à la bataille de Rhesæna. Les Romains en déroute abandonnaient la Mésopotamie et l’Arménie. La Syrie elle-même était menacée de toute part et au-delà de cette province, l’Égypte, le véritable grenier à blé de Rome.
Timésithée rétablit la situation, repoussa l’ennemi, et le pourchassa même jusqu’au beau milieu de la Mésopotamie. L’ambitieux Philippe l’Arabe, que la rumeur accusait d’avoir empoisonné Timésithée, avait désormais le champ libre pour accéder au trône impérial. Seul l’empereur Gordien III lui faisait encore obstacle.
Les circonstances de la mort de Gordien III restent floues. Disons que deux versions s’affrontent : la « tradition latine » qui accable Philippe l’Arabe, et la « tradition grecque » qui le disculpe.
Selon les premiers – donc, les historiens latins –, le fourbe Philippe, nommé préfet du Prétoire en remplacement de Timésithée, aurait, dans un premier temps, donné le change en continuant d’appliquer la stratégie de son prédécesseur : les légions romaines, toujours victorieuses, s’avancèrent donc toujours plus profondément sur le territoire perse, en Mésopotamie, chassant devant elles l’armée du roi Chapour.
Mais, pendant que les légions s’éloignaient de leurs bases, Philippe sapa le moral des troupes en désorganisant l’approvisionnement de l’armée, puis, quand les soldats furent affamés, déclencha une virulente campagne de dénigrement contre Gordien. Des propagandistes à sa solde parcoururent le camp, opposant systématiquement l’inexpérience et l’incompétence du jeune prince aux qualités d’homme de guerre, prétendument exceptionnelles, du préfet du Prétoire Philippe.
Ce plan réussit à merveille : l’empereur légitime s’aperçut bientôt que plus personne dans le camp ne lui obéissait. Il tenta désespérément de s’entendre avec son préfet du Prétoire, en lui offrant de partager le pouvoir. Mais Philippe fut inflexible. Il ordonna un jour à ses gardes d’exécuter Gordien. Ce qui fut fait.
Mais les historiens de langue grecque, ainsi que les inscriptions perses à la gloire du Roi des rois Chapour, ne disent pas du tout la même chose. À les en croire, Gordien III serait mort des suites
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d’une blessure (jambe cassée) reçue lors d’une bataille livrée non loin de Ctésiphon (sud de l’Irak), la capitale de l’ennemi héréditaire perse. Philippe l’Arabe ne serait donc en rien responsable de la mort du dernier des Gordien : il n’aurait rien fait d’autre que de s’emparer d’un trône laissé vacant.
Aujourd’hui, c’est cette dernière version qui recueille l’assentiment de la plupart des historiens. Ils estiment en effet que les auteurs latins ont intentionnellement noirci la mémoire de Philippe l’Arabe parce que, empereur « exotique », il était tout désigné pour endosser le rôle de bouc émissaire de tous les malheurs qui frappèrent l’Empire romain à ce moment-là.
Bien sûr… Mais d’un autre côté, on pourrait tout aussi bien douter de l’objectivité des historiens grecs (des Byzantins chrétiens) qui, eux, avaient tout intérêt à disculper ce Philippe qu’ils croyaient – probablement à juste titre – leur coreligionnaire. Quant au roi des Perses, n’était-il pas plus glorieux pour lui de prétendre avoir terrassé, de haute lutte, un empereur romain, lors d’une bataille rangée, plutôt que d’avouer qu’il n’avait dû son salut qu’aux intrigues d’un général félon ?
Quoi qu’il en soit, coupable ou non de la mort de son prédécesseur, en mars 244, Philippe l’Arabe, fils d’un obscur Bédouin des déserts syriens, ceignit la couronne des Césars.
Ce que toute l’armée ignorait, c’était que cet homme rusé, qui n’avait pas hésité à recourir au meurtre pour parvenir à ses fins, était aussi un chrétien, et même un bon chrétien.
Le règne de Philippe l’Arabe, qui dura cinq ans, est l’un des plus mal connus de l’Histoire romaine.
Nous savons qu’il s’empressa de conclure un traité humiliant avec le roi des Perses Chapour Ier. Les Romains, pourtant victorieux, s’engageaient à verser au Roi des rois un faramineux tribut annuel, tandis que celui-ci, de son côté, consentait à cesser, provisoirement, ses incursions dans les provinces orientales de l’Empire.
Les festivités du millénaire de Rome résonnèrent néanmoins comme le chant du cygne de Philippe l’Arabe. Des troubles éclatèrent…
À grand-peine, l’un des plus éminents sénateurs, un ancien général illyrien nommé Dèce, réussit à calmer les craintes impériales. Comme Dèce avait vu juste, l’empereur Philippe songea que cet homme de bon conseil conviendrait parfaitement pour aller remettre au pas les turbulentes légions danubiennes.
Erreur fatale ! Dès son arrivée, les anciens partisans de Pacatianus, toujours mécontents, couronnèrent Dèce et, malgré ses plus vives protestations, le revêtirent de la pourpre impériale. Bon gré, mal gré, le sénateur fut par conséquent contraint de se mettre à la tête des mutins et de marcher sur l’Italie afin de détrôner Philippe.
La bataille décisive se déroula près de Vérone. L’empereur Philippe l’Arabe fut tué, tandis que son fils était massacré à Rome par les prétoriens (249). La Légende dorée de Jacques de Voragine considère le fils de Philippe l’Arabe comme un martyr, mort pendant la « persécution » de Dèce…
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LA RÉALITÉ DES PERSÉCUTIONS ANTICHRÉTIENNES.
Des persécutions qui n’ont pas été uniformes, mais ont beaucoup varié en intensité et en durée suivant les lieux ou plus exactement en fonction du zèle des autorités locales (les gouverneurs). Paul Allard dans son ouvrage intitulé « Les persécutions et la critique moderne » mentionne le chiffre de 11 millions.
N’hésitons pas à être complètement révisionnistes en ce domaine.
OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES.
THÉOLOGIE : L’ALLIANCE AVEC LES DIEUX.
Les Romains ont eux aussi conclu jadis au moment de la fondation de la ville par Romulus une sorte d’alliance avec les dieux, appelée en latin Pax Deorum.
La puissance des dieux a toujours de quoi inquiéter, il vaut par conséquent mieux vivre en bonne entente avec eux.
Chez les Celtes on trouve néanmoins pour commencer des traces d’une véritable guerre ayant eu lieu entre les hommes (des Gaulois Fir Bolg en l’occurrence) et les dieux (les Tuatha Dé Danann) pour la possession de la terre (au début des temps historiques ou plus exactement au seuil de l’Histoire).
À Rome la religion sera plutôt conçue comme de la « diplomatie ».
Depuis les dieux sont censés aider ou favoriser Rome. Tel est du moins le point de vue du Romain croyant (les athées sont rares à l’époque).
Et cet accord entre la nouvelle cité ainsi fondée et les dieux Rome veillera soigneusement à le maintenir en vigueur y compris en intégrant les dieux des autres cités ou peuples en cas de conquêtes. Il existe même un rituel militaire, l’évocatio, par lequel les Romains s’engagent construire un temple en l’honneur du dieu du parti adverse s’il se rallie en eux. Et quand ils ont l’impression que cela a été le cas, ils tiennent leur promesse.
Exemples d’evocatio connues… :
L’evocatio de la Junon de Véies, pratiquée durant la guerre contre Véies en 396 avant notre ère. La déesse est évoquée par Camille et installée à Rome sur l’Aventin (Juno Regina).
L’evocatio de la déesse carthaginoise Tanit. Lors de la troisième guerre punique en 146 avant notre ère, Scipion Émilien promet à Tanit un temple et un culte dans sa cité pour qu’elle quitte Carthage avant l’assaut final. Là aussi promesse tenue puisque Tanit fut adorée à Rome sous le nom de Juno Caelestis (la déesse est représentée voilée, avec un croissant sur le front, ou des étoiles, ou une couronne crénelée ; quelquefois elle est montée sur une lionne, ou sur un char attelé de lions).
La pax deorum est vue par les Romains comme un contrat liant deux parties : l’homme et les dieux. Tant que les dieux sont favorables à Rome, ils aident les Romains. Aussi tout événement défavorable subi par Rome, que ce soit une catastrophe naturelle ou une défaite, est-il interprété comme la suite logique d’une offense faite aux dieux, qu’il convient par conséquent de réparer. On retrouve là d’ailleurs la même façon de raisonner que les fidèles du Dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob.
Du point de vue romain le christianisme plus encore que le judaïsme (qui avait accepté de faire des sacrifices en l’honneur de César et d’Auguste du moment que c’était à l’extérieur du temple et qui donc était une religio licita à Rome) le christianisme donc menace le fragile équilibre que les Romains ont péniblement instauré avec leurs dieux.
DROIT PÉNAL.
Le mot persécution en latin désigne initialement simplement une poursuite judiciaire. Ce sont les auteurs chrétiens qui vont lui donner, ainsi qu’au terme « persécuteur », un sens dépréciatif1.
Ces persécutions, dans leur diversité, vont jouer un rôle fondamental dans le développement du christianisme et de sa doctrine (voir le cas des chrétiens montanistes de Lyon et de Carthage)). La propagande chrétienne (et donc la très grande majorité de nos sources), qui s’est développée en même temps que le culte des martyrs, a représenté ces persécutions comme une « politique d’intolérance religieuse, cohérente et systématique ».
En fait au cours des Ier et IIe siècles, le christianisme est persécuté de façon sporadique et non systématique dans le temps et l’espace par l’État romain. En dépit de leur dénomination traditionnelle
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(« persécutions de Domitien, de Trajan, de Marc Aurèle, de Septime Sévère »), après Néron, les empereurs romains n’ont pas été à l’initiative des condamnations et répressions au cours des deux premiers siècles, et les motivations religieuses des persécutions se retrouvent souvent au second plan et sont assez imprécises.
Il est vrai que jusqu’en 311 les chrétiens ont été menacés de répression, en conséquence du droit commun d’abord, d’édits spéciaux ensuite. Mais, lorsqu’on passe en revue, année par année, l’histoire de ces trois siècles, on n’y trouve que de rares et courtes périodes de persécution effective et quelque peu générale. Dans les temps ordinaires, c.-à-d. presque toujours, les chrétiens pouvaient mener leur vie et leurs travaux, mêlés aux autres sujets de l’empire et jouissants comme eux de la protection que les lois assuraient à tous.
« Nous remplissons tout, écrivait Tertullien (Apologie, XXXVII), vos villes, vos châteaux, vos bourgades, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat et le forum. Nous ne vous laissons que vos temples. ».
Lorsque la persécution sévissait, les Actes des martyrs nous les montrent recevant dans leur prison les visites, les subsides et les exhortations des diacres, même les députations des Églises étrangères, sans empêchement des magistrats et des geôliers. Après le supplice, leurs cadavres ou leurs cendres étaient généralement laissés aux fidèles, qui finirent par en faire les objets d’un culte spécial.
On peut, sans s’aventurer dans le moindre paradoxe, affirmer que les mesures de répression prises par l’empire païen contre les chrétiens paraissent assez mal organisées ou assez débonnaires, quand on les compare aux persécutions qui ont été infligées plus tard aux hérétiques, par l’Église y compris en Amérique (Salem 1692). D’après la procédure instituée par Trajan, il était défendu aux magistrats de rechercher les chrétiens. Lorsque ceux-ci étaient accusés, on devait exiger des délateurs une dénonciation écrite. Si cette dénonciation était trouvée fausse, le délateur était puni des peines que sa dénonciation aurait fait prononcer, si elle avait été justifiée. Or cette justification, lorsqu’elle n’était pas confirmée par l’aveu de l’accusé, exigeait des évidences spéciales. Les religions antiques étant des institutions nationales et politiques, leur culte concernait moins l’individu que le citoyen. Les femmes, les enfants, les vieillards pouvaient s’en éloigner sans qu’on s’en aperçût. Le père de famille lui-même pouvait accomplir personnellement, sur son autel domestique, la plupart des rites et des sacrifices. Il lui était loisible de s’éloigner du temple et de déserter le service des dieux durant de longues années, sans paraître coupable et sans perdre aucun de ses droits. D’ailleurs, les accusations, même formelles, n’étaient ordinairement retenues qu’à l’égard des évêques et des chefs des Églises.
Dans le système chrétien, l’hérésie, on seulement l’indulgence envers elle, est un crime énorme, un crime de lèse-majesté divine, à la répression duquel tous les fidèles ont le devoir de concourir. Ce devoir est souvent sanctionné par les lois punissant le silence de peines parfois égales à celles de l’hérésie, ou stimulant la délation par la promesse de fortes récompenses. D’ailleurs, la recherche et la dénonciation de l’hérésie sont imposées comme un office spécial à des légions d’agents, prêtres et moines (Inquisition). Le plus petit village est soumis à l’autorité et à la vigilance d’un prêtre curé de la paroisse. Et cette surveillance inclut tous les actes et tous les instants de la vie de ses ouailles. Non seulement la naissance, le mariage, la maladie et la mort, la confession et la communion au moins une fois par an, les mènent ou les mettent forcément aux pieds de ce prêtre ; mais la célébration des fêtes aussi. Lorsque l’Église fait une recherche en hérésie, toute négligence ou toute absence est une dénonciation. L’hérétique veut-il déguiser sa rébellion en assistant le jour aux cérémonies du culte dominant, pour pratiquer la nuit seulement le culte qu’il préfère (cas des marranes espagnols par exemple) cette dissimulation n’est point pour lui un gage de sûreté ; car l’Église possède des moyens presque infaillibles de le découvrir. Le confessionnal vaut à l’Église une inquisition cent fois plus clairvoyante que tous les délateurs de la Rome païenne. Le prêtre, quand il le veut, peut tirer de la bouche de l’enfant ou du serviteur la dénonciation du père ou du maître. Puis, dominant et résumant tout cela, le Saint-Office de l’inquisition, organe permanent et formidable de persécution, dont la procédure opère secrètement sur des délations anonymes, condamne l’accusé sans le confronter avec les témoins, et le torture pour lui arracher des aveux. En résumé, depuis le supplice de Priscillien (385) jusqu’à celui des sorcières de Salem (1692), de Thomas Aikenhead (1697), du pasteur Rochette (1762) du chevalier de La Barre (1766), une longue série funèbre de supplices, de guerres, de massacres et d’exterminations dûe à la religion d’amour, toujours.
Les historiens chrétiens comptent dix persécutions générales subies par la religion chrétienne dans l’Empire romain avant sa légalisation. Ce nombre dix est devenu en quelque sorte un nombre aussi symbolique que celui des 6 millions de victimes de l’holocauste (dont les différentes estimations
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varient en réalité entre 5, 1 million – Raoul Hiberg – et 5,95 millions – Jacob Lechinsky-) ; mais il est très sérieusement contesté par l’histoire, qui ne tient compte que des faits, des documents authentiques et des vraisemblances. En effet, il paraît fort difficile d’admettre qu’une persécution générale ait pu être dirigée contre une religion lorsqu’elle ne comptait encore que des adeptes rares et obscurs, disséminés dans quelques villes. Il ne dut y avoir, dans les premiers temps ; que des faits locaux, accidentels, produits par des causes particulières relevant du Droit commun.
Le paganisme par définition (et contrairement à la monolâtrie) admettait l’existence de dieux et donc de cultes différents ; la seule chose qui était attendue, voire exigée, de tout citoyen, c’était la loyauté, à tout le moins des preuves de loyauté, envers son pays. Et dans la Rome de cette époque cela ne passait nullement par une renonciation à sa religion personnelle ; mais par un geste symbolique à faire de temps en temps, en l’honneur des dieux de l’Empire ou de la personne même de l’empereur. Chacun pouvait ensuite rentrer chez lui pour y pratiquer le culte de son choix.
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LA PREMIÈRE DES VRAIES PERSÉCUTIONS OFFICIELLES ET UNIVERSELLES (exercée dans tout l’Empire) LA PERSÉCUTION DE DÈCE EN 250.
ENCADRÉ PRÉLIMINAIRE.
Pour mémoire, rappelons que les premières persécutions antichrétiennes furent d’origine juive et eurent lieu en + 30 + 40 autrement dit dès la mort du grand rabbi nazaréen et que les autorités romaines n’ont pas toujours pris l’initiative de ces arrestations dans la période qui a suivi, mais ont parfois agi sur plainte dûment déposée en justice ou sur dénonciation anonyme.
+31 + 36. Le futur saint Paul participe activement aux persécutions ordonnées par la Sanhédrin.
+ 32 + 37. Arrestation de saint Étienne. Cause : blasphème. Tribunal : le sanhédrin. Lieu d’exécution : Jérusalem. Moyen d’exécution : lapidation. Complice : le futur saint Paul.
Même période. Le sanhédrin confie au futur saint Paul une lettre demandant aux autorités juives de Damas d’arrêter les chrétiens de la ville.
+ 155. Troubles à l’ordre public dans la ville de Smyrne aboutissant à la mort sur un bûcher de saint Polycarpe.
Si l’on croit notre seul témoignage en la matière (une lettre de l’église de Smyrne à celle de Philomélion) le proconsul romain de la province, sans doute indifférent à toutes ces histoires entre juifs (il ne croit pas au diable et nous non plus), cherche surtout à ramener le calme dans sa juridiction.
(Le proconsul : « Essaie de convaincre le peuple ». Polycarpe : « Avec toi, je veux bien m’expliquer, mais ces gens-là ont trop peu de dignité pour que je défende ma foi devant eux ».)
Persécutions de Dèce maintenant.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, la période précédente relève du régime légal institué par le rescrit de Trajan en 112. Ce régime autorisait à la fois la tolérance et la répression. La répression resta locale, dépendant uniquement des magistrats. Ceux-ci ne sévissaient ordinairement que sous la pression du peuple, qui fut le véritable promoteur de la persécution et la provoquait par ses plaintes, parfois même par des séditions. Cependant, il n’en résulta que de courts accès de rigueur ou de violence, qui n’atteignirent qu’un nombre de martyrs beaucoup moins grand que celui qu’on imagine généralement, parce qu’ils étaient principalement dirigés contre les évêques et les chefs des Églises. Dans les longs intervalles qui séparaient ces accès de violence, les chrétiens, quoique toujours menacés, n’étaient point réellement maltraités ; ils se trouvaient en sûreté, sinon en sécurité.
Du moins est-ce ce qu’Origène pouvait écrire vers 248, date de la rédaction de son livre contre Celse (III, 8).
« Pour ce qui est des chrétiens, parce qu’ils n’ont point refusé de se soumettre à ces lois de douceur et de patience, qui leur défendent de résister à leurs ennemis, Dieu a fait pour eux ce qu’ils n’eussent pu faire eux-mêmes, quand, avec la permission de prendre les armes, ils eussent eu toute la puissance qui peut en faire espérer d’heureux succès. Car il a toujours combattu en leur faveur ; et quand il en a été besoin, il a arrêté les desseins de ceux qui avaient conspiré leur ruine. Il est vrai que, pour l’exemple, il a permis de temps en temps que quelques-uns d’eux, en petit nombre, soient morts pour la profession du christianisme, afin que la vue de leur foi et de leur constance affermît les autres dans la piété et dans le mépris de la mort ; mais il n’a jamais souffert que toute leur société fût détruite, et il a voulu qu’elle subsistât pour répandre par toute la terre cette sainte et salutaire doctrine. L’on peut dire aussi que Dieu a eu égard à la faiblesse de ceux qui ne se peuvent mettre au-dessus de la mort, et que ce fut pour leur donner le temps de se rassurer qu’il a souvent dissipé par sa volonté seule tous les complots formés contre ses fidèles empêchant et les rois, et les magistrats, et les peuples de se porter contre eux aux derniers excès de la fureur ».
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Leurs églises développaient donc leur hiérarchie, célébraient leur culte, fondaient des cimetières, construisaient des édifices et même acquéraient des biens immobiliers. Leurs écrivains, Quadratus, Justin, Miltiade, Athénagore, Apollinaire, Méliton, Tertullien, Origène, publièrent des Apologies et des Exhortations aux martyrs, dont une seule page aurait fait condamner au feu livres et auteurs, s’ils avaient été composés par des hérétiques, au temps où I’Église catholique fut toute-puissante en Europe.
Sous le règne de Philippe l’Arabe (244-248), l’Église put même jouir d’une paix complète. La bienveillance de cet empereur envers les chrétiens était si grande, qu’Eusèbe prétend qu’il s’était converti au christianisme.
Tout changea lorsque Dèce eut vaincu Philippe l’Arabe en 248. Dèce avait en effet quelques bonnes raisons de se méfier des chrétiens, ces coreligionnaires de Philippe l’Arabe, son prédécesseur assassiné.
À la fin de la campagne de Perse, en 244, et alors qu’au vu de la situation militaire, on se dirigeait plutôt vers un statu quo ante, Philippe avait signé avec Sapor, le Roi des Rois perse, un traité de paix humiliant pour Rome. Dèce avait de fort bonnes raisons de soupçonner les chrétiens d’être à l’origine cette paix « bancale ».
Il faut dire que Sapor, pour briser le pouvoir exorbitant des mages zoroastriens, ainsi que pour rallier à sa personne les dissidents de Rome au moment où il allait se lancer à la conquête des provinces orientales de l’Empire, avait autorisé Mani, un Babylonien adepte d’une secte chrétienne, à prêcher sa doctrine dans ses États.
Or, pour le Roi des Rois Sapor, pour l’empereur romain Dèce, et même pour les doctrinaires chrétiens de ce temps, la doctrine de Mani n’était qu’une hérésie chrétienne parmi d’autres. Et comme ce « christianisme manichéen " était en passe de devenir la religion officielle de l’Empire perse, il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’empereur Dèce impute aux chrétiens la responsabilité du désastreux traité de 244. Car pour lui, c’était clair : une paix honteuse avait été achetée par un traité d’amitié entre Philippe, empereur cryptochrétien, et Sapor, Roi des Rois cryptomanichéens et donc de ce fait cryptochrétien lui aussi.
En outre, si, en Orient, la collusion des chrétiens avec l’ennemi héréditaire perse était probable, en Occident leur trahison était certaine. À la mort de Philippe l’Arabe, son frère Priscus, chrétien comme toute la famille de l’empereur assassiné, s’était révolté et avait fait alliance avec les terribles Goths. Soutenu par ses dangereux alliés, Priscus avait revêtu la pourpre impériale et menaçait de marcher sur Rome.
Si l’Empire romain voulait survivre, il était donc impératif de contrer la menace chrétienne. Mais comment ?
Philippe l’Arabe avait placé tous ses amis chrétiens aux postes de commandement.
Une épuration radicale s’imposait donc d’urgence. Ce fut ce qu’on appellera « la persécution de Dèce ».
Dans un premier temps, Dèce fit exécuter les personnages les plus en vue de l’ancien régime. La plupart, naturellement, étaient chrétiens.
Après avoir supprimé les inspirateurs de la politique de Philippe l’Arabe, Dèce ordonna ensuite qu’on interroge les principaux dignitaires chrétiens sur leurs relations avec les ennemis de l’État, avec Priscus ou avec l’ennemi perse.
Et là il ne se borna pas, comme Trajan, à permettre le supplice de ceux qui étaient accusés et convaincus d’être chrétiens. Considérant leur religion comme un danger pour l’empire, Dèce ordonne à tous ses sujets d’offrir un sacrifice solennel aux dieux de Rome. La nouveauté de cet édit réside dans son caractère obligatoire et universel. Des commissions sont chargées de contrôler l’exécution des sacrifices par les habitants et de distribuer des certificats aux sacrifiants, les fameux libelli.
L’opération est brève, mais très violente. Un grand nombre de chrétiens obtempèrent et sacrifient en faisant le geste qu’on leur demande. D’autres refusent.
À Smyrne le martyr de Pione et l’abjuration de l’évêque Eudemon nous sont connus par des actes particulièrement fiables. Le pape Fabien (236-250) est tué, Origène est arrêté et torturé. Coupable de haute trahison ou non, Origène qui, dans sa jeunesse avait, pour la plus grande gloire de Dieu, supporté la douleur d’une castration volontaire, résista à tous les mauvais traitements. Faute d’aveux et de preuves, il fut relâché.
Mais si Origène était resté silencieux sous la torture, d’autres parlèrent (cf. l’évêque de Smyrne Eudémon) et comme toujours dans ce cas beaucoup de noms furent donnés.
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Toutefois, cette persécution ne semble pas avoir fait autant de victimes que ne laisse supposer la propagande chrétienne. De plus, l’application de l’édit semble inégale dans les provinces : sévère en Afrique, la persécution est bien moindre en Gaule.
La portée effective de l’édit de Dèce pose donc plusieurs problèmes à l’historien ainsi que nous allons le voir. Et tout d’abord s’agissait-il vraiment d’obliger réellement tous les habitants de l’Empire, sans exception, à sacrifier aux dieux de Rome afin de manifester leur fidélité à l’empire ?
Il serait trop fastidieux d’exposer ici toutes les incohérences qui surgissent si l’on accepte la version (officielle) d’un édit de persécution universelle que Dèce aurait promulgué afin d’éradiquer une religion au seul motif que cette doctrine aurait menacé la cohésion de son Empire.
Bien que le texte de l’édit persécuteur ne nous soit pas parvenu et que les chroniqueurs païens ne disent mot des persécutions antichrétiennes, la majorité des historiens modernes pensent que l’empereur Dèce, souhaitant rétablir l’unité idéologique de l’Empire, aurait bien obligé tous les citoyens romains à manifester leur patriotisme. Tous, sous peine de mort, auraient été tenus d’offrir un sacrifice aux dieux tutélaires de l’État.
L’ampleur et le soin apporté aux recherches dépendaient bien sûr du zèle des magistrats locaux et de leur fidélité à l’empereur Dèce, dont le pouvoir n’eut guère le temps de s’établir fermement partout dans l’Empire.
L’édit de persécution lui-même est perdu avons-nous dit, mais de nombreux certificats de sacrifice (libelli) ont été conservés aussi bien en occident (Afrique Proconsulaire, Rome, Gaule, Espagne) qu’en Orient (Égypte), témoignant de l’application de cet édit.
Cyprien de Carthage, averti du danger d’une imminente descente de police par un informateur resté anonyme, survit à cette première persécution en se retirant dans sa maison de campagne. Celle-ci a donc probablement été appliquée avec plus ou moins de zèle selon les régions.
L’évêque Denys d’Alexandrie se retire sur ses terres, se tient coi, et échappe à cette persécution.
Certains chrétiens sont condamnés au bagne alors que l’édit perdu et mentionné par des écrits chrétiens postérieurs n’était supposé prévoir qu’une seule peine : la mort.
Et enfin, nous l’avons déjà dit, mais comme ce cas est sans doute exemplaire, rappelons qu’Origène est arrêté, soumis à la question (torturé), mais finalement relâché. Que s’est-il donc passé ?
Cette absence du texte de l’édit oblige à manier les sources avec précaution. Ainsi est-il bien plus probable que l’édit de Dèce eut pour but, non pas de déceler les ennemis des cultes antiques pour les éliminer, mais plutôt de les récupérer afin les assimiler dans une culture romaine commune.
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LA CRISE DES LAPSI (250 à 350).
Le résultat ne fut pas celui escompté par Dèce, car les ralliements ne furent évidemment que de pure façade et dès la fin de l’année 250 les chrétiens qui avaient failli demanderont en masse leurs réintégrations.
Petites précisions sémantiques pour commencer (Glossaire latin d’Église).
La diversité des réactions et des circonstances avait donné différents types de situations.
On appelle lapsi (singulier lapsus) les croyants ayant failli d’une façon ou d’un autre lors des persécutions.
Il en existera 5 catégories.
— Les libellatici. Ont accepté que leur nom soit inscrit dans les registres de prestation de serment de fidélité à l’empereur avec encens brûlé en son honneur, et en ont eu un reçu, mais n’ont pas personnellement participé à la cérémonie. Il peut donc également s’agir d’un certificat de complaisance.
— Les thurificati. Ont accepté de brûler quelques grains d’encens devant les statues des dieux ou en l’honneur de l’empereur.
— Les sacrificati. Ont réellement et personnellement participé ou assisté à une cérémonie de sacrifice en l’honneur des dieux de Rome.
— Les acta facientes. Ont accepté de faire le geste qu’on leur demandait, MAIS APRÈS AVOIR NIÉ ÊTRE CHRÉTIEN.
— Les traditores ou traîtres. Ont livré à la police les Saintes Écritures des objets du culte voire des noms (d’autres chrétiens) quand cela était en leur pouvoir.
On distingue dans l’autre camp…
— Les confesseurs de la foi. Ont été emprisonnés, ont refusé tout compromis, mais ont été relâchés pour différentes raisons.
— Les martyrs de type 1. Ont refusé de livrer les saintes Écritures aux forces de police venues les arrêter et ont donc a fortiori subi la peine de mort prévue à cet effet.
— Les martyrs de type 2. Ont refusé de faire le petit geste qu’on leur demandait (généralement brûler quelques grains d’encens en l’honneur de l’empereur) et ont donc préféré être exécuté à la mode de l’époque et du lieu.
— Les martyrs de type 3. Dès qu’ils ont appris la nouvelle se sont livrés aux autorités en déclarant qu’ils étaient chrétiens et en…… mettre ici tout ce que vous pouvez imaginer comme paroles volontairement provocantes.
NB. On peut supposer au vu de certains écrits comme ceux de Tertullien (Traité de la fuite pendant les persécutions) qu’il y a dû avoir de tels cas. Les futurs catholiques orthodoxes ou réformés ont beaucoup reproché aux montanistes leur attitude suicidaire à l’époque.
Là encore, voir Tertullien ; lettre à Scapula. « Chrétiens, nous ne savons ni pâlir ni trembler devant les calamités dont nous accablent ceux qui ne nous connaissent pas. Le jour où nous nous sommes enrôlés sous les étendards de notre Église, nous avons su que, jetés sur ces champs de bataille, notre vie était l’enjeu de cette milice, sans autre désir que les biens promis par Dieu, sans autre crainte que celle des supplices qu’il tient en réserve dans l’autre vie. En un mot, nous luttons sans fléchir contre toute votre barbarie ; que dis-je ? nous courons au-devant d’elle ; et si nous appréhendons quelque chose, c’est bien moins d’être condamnés que d’être absous…
plus la lutte grandit, plus la récompense grandit avec elle. Votre cruauté fait notre gloire. Prenez garde seulement qu’en nous poussant à bout, nous ne courions tous au-devant de vos exécutions, uniquement pour vous convaincre qu’au lieu de les redouter, nous les appelons de nos vœux. Pendant qu’Arrius Antonius se déchaînait contre nous en Asie, tous les chrétiens de la ville, se levant en masse, s’offrirent à son tribunal. Il se contenta d’en faire emprisonner quelques-uns : « Misérables, dit-il aux autres, si vous voulez mourir, n’avez-vous pas assez de cordes et de précipices ? »
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Il importe également avant d’aborder la question de l’islam de distinguer ici le témoin ou martyr (de la foi) du simple confesseur (de la foi, toujours).
Pour être considéré comme martyr ou témoin de la foi, il fallait, convoqué au tribunal, s’y rendre comme au théâtre, injurier empereur, magistrats et bourreaux, subir les supplices en louant Dieu et, si le juge se montrait inflexible, ce qui était, loin d’être toujours le cas, accepter la mort dans d’atroces souffrances comme récompense suprême. Ce qui, on le voit, et désolé pour les journalistes ou les intellectuels français en général, n’a rien à voir avec la notion de chahid en terres d’islam (Dar al islam).
L’appellation de « confesseur » était par contre, à l’époque, décernée à des chrétiens ayant souffert dans les persécutions autrement qu’en versant leur sang et en finissant exécuté.
Il est vrai que cette notion fut primitivement mal distinguée de celle de martyr. Le martyr était un témoin, il avait par son attitude témoigné de sa croyance devant les juges. Or de la même façon, un confesseur (latin confessor) affirmait lui aussi (ou plus exactement professait) son appartenance à l’Église.
Saint Cyprien précisera donc le sens des deux termes : est témoin ou martyr en grec celui qui a été exécuté pour sa croyance ou est mort en prison, et de même celui qui a été torturé, quand il survit. Est confesseur le chrétien qui s’est exilé volontairement, qui a été incarcéré et a subi d’autres préjudices, en particulier des pertes matérielles, mais qui n’a été ni exécuté ni vraiment torturé, en bref qui n’a pas versé son sang.
N.B. Saint Cyprien pensait visiblement à son cas personnel en élaborant une telle définition.
Beaucoup, imitant Cyprien de Carthage et Denys d’Alexandrie, préférèrent donc entrer dans une semi-clandestinité. Ils furent appelés « Confesseurs » (de la Foi).
Mais pour d’autres, ceux qui furent appelés par la suite « Martyrs ou Témoins de la Foi », tenter de se soustraire à ces mesures constituait déjà un péché insoutenable, et ils profitèrent au contraire de l’occasion pour transformer les tribunaux en tribunes. Voir par exemple ce que Tertullien a pu écrire à ce sujet, dans la lettre qu’il adressa au magistrat dénommé Scapula (ci-dessus).
Pour garantir la Pax Deorum et assurer l’unité romaine autour de la religion d’État officielle, Dèce ordonna donc en 250 que tous les citoyens sacrifient aux dieu-ou-démons romains en faisant des libations de vin et en mangeant de la viande d’animaux offerts en sacrifice ; en présence de commissaires nommés dans chaque localité pour l’attester. Celui qui accepte reçoit un libellum (un certificat) signé par ces représentants du pouvoir et le mettant à l’abri de toute poursuite ultérieure. On a retrouvé de tels certificats à Oxyrhynque, une ville d’Égypte située sur la rive occidentale du Nil : « À l’intention du préposé aux sacrifices de la cité, de la part d’Aurelius… J’ai toujours sacrifié, fait des libations et rendu hommage aux dieu-ou-démons, selon le décret du divin, et maintenant, en votre présence, j’ai sacrifié, versé une libation et goûté aux victimes avec mon fils Aurelius Dioscorus et ma fille Aurelia Lais ; et je vous prie d’en attester pour moi » (P. Oxy. 4.658). Les condamnations à mort punissaient des crimes de haute trahison ou des délits de droit commun, pas des motifs religieux, et elles furent sans doute rares. Et naturellement, les grandes métropoles ou les régions où les talibans chrétiens extrémistes (parabolani) étaient les plus nombreux (Afrique, Antioche, Rome, Alexandrie) furent plus durement frappées. L’ampleur et le soin apporté aux recherches dépendaient aussi du zèle des magistrats locaux et de leur fidélité à l’empereur Dèce, dont le pouvoir n’eut guère le temps de s’établir fermement partout dans l’Empire. De plus, des pogroms antichrétiens pouvaient toujours survenir. Si certains chrétiens réussirent à esquiver la persécution sans trop de problèmes, d’autres, liés aux mouvements les plus radicaux du christianisme (les montanistes), n’avaient aucune chance d’y échapper : leur réputation d’extrémistes étant connue urbi et orbi. Ces chrétiens-là n’arriveront donc que très rarement à passer au travers des mailles du filet.
On distingue les « sacrificati », ceux qui avaient participé à un vrai sacrifice ; et les « thurificati », ceux qui avaient seulement brûlé deux ou trois grains d’encens devant une représentation divine quelconque.
D’autres achetèrent le certificat (libellum) attestant qu’ils avaient sacrifié (libellatici).
D’autres encore laissèrent simplement porter leurs noms sur les registres officiels signalant ceux qui avaient obéi à l’édit impérial (acta facientes*). À Oxyrhynque, les chrétiens amenés devant le magistrat de la ville, et sommés de sacrifier, eux aussi, aux dieu-ou-démons ; eurent la possibilité d’autoriser un tiers, souvent un parent toujours païen, à accomplir le rituel pour eux, ce qui leur évitait ainsi « de se souiller ».
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Les juges romains exigeaient du chrétien en effet, comme nous l’avons vu, non qu’il reniât vraiment sa religion, mais qu’il sacrifiât au culte impérial afin de prouver sa fidélité à l’empereur. Ceux qui se soumettent et sacrifient aux dieu-ou-démons du polythéisme romain ne sont pas inquiétés. Ils sont nombreux et suscitent l’opposition ou le mépris des fanatiques talibans chrétiens (parabolani) partisans du martyre comme les montanistes, ou les futurs donatistes en Afrique, qui les appellent des « lapsi » (ce qui veut dire « ceux qui sont tombés »).
L’effet immédiat de ces mesures fut d’exciter chez ceux qui étaient résolus à persévérer une exaltation aspirant au martyre, mais de provoquer de nombreuses « apostasies » de la part de ceux qui furent appelés lapsi.
Ainsi que nous le verrons néanmoins ces mesures ne purent atteindre leur but, car les ralliements ne furent que superficiels ; mais elles eurent un effet inattendu qui fut presque pire pour le christianisme naissant. Tout le monde n’avait pas la foi des chrétiens montanistes comme Perpétue.
Beaucoup parmi les chrétiens de base (les soldats convertis par exemple) savaient qu’ils n’avaient rien à craindre, car nul ne pourrait jamais douter de leur loyauté envers l’Empire. Mais, pour bien d’autres, à la conscience moins nette ou simplement d’un naturel plus craintif, la remise en vigueur et le durcissement de l’antique réglementation de Trajan furent une véritable tragédie. Certains, même sans faire l’objet d’aucune pression, se ruèrent dans les temples et s’empressèrent de sacrifier aux dieux. D’autres (les libellatici) soudoyèrent l’un ou l’autre fonctionnaire afin d’obtenir des certificats de complaisance attestant qu’ils avaient brûlé quelques grains d’encens devant la statue de l’empereur ou des dieux de Rome.
Les chrétiens qui refusèrent d’accomplir ce geste citoyen furent-ils nombreux ?? C’est peu vraisemblable.
Mais si ces chrétiens esquivaient ainsi la persécution sans trop de problèmes, d’autres, liés aux mouvements les plus radicaux du christianisme comme le montanisme, n’avaient aucune chance d’échapper aux poursuites : leur réputation d’extrémistes était connue urbi et orbi.
Beaucoup de ces illuminés, imitant Cyprien de Carthage et Denys d’Alexandrie préalable prévenus du danger entrèrent alors dans la clandestinité. Étant bien entendu qu’il ne s’agissait pas alors « de prendre le maquis » passivement ! Cette expression française doit être prise dans le sens qu’elle avait à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. C’est seulement, ainsi, en entrant dans « « l’Église militante », que le titre hautement respecté de « Témoin de la Foi », de « Confesseur » pouvait être conquis.
Mais si l’on voulait quand même mériter le titre glorieux de « confesseur de la Foi » sans entrer dans cette Résistance, il fallait agir comme les personnages alors les plus vénérés, car c’était pécher que de tenter seulement de se soustraire à la persécution. Convoqué au tribunal, il fallait s’y rendre pour y tenir les propos les plus intransigeants, et si le juge se montrait inflexible, accepter la mort glorieuse des martyrs comme récompense suprême (Tertullien).
Il est impossible de se livrer à une estimation du nombre des victimes de cette répression. Tout porte cependant à croire qu’il fut limité : dès 251, à peine quelques mois après la fin de cette persécution, nous retrouvons les communautés chrétiennes de Rome et de Carthage plus florissantes que jamais, peuplées et actives, organisant des réunions et soutenant financièrement ses adhérents en difficulté !
Les chrétiens qui avaient sacrifié aux dieux de l’Empire (lapsi) demandèrent rapidement à être réintégrés dans leur communauté.
Le débat qui s’en est suivi au sein de la chrétienté, sur le problème de la réintégration des lapsi, c’est-à-dire, ceux qui avaient accepté de sacrifier aux dieux de Rome, témoigne de la réalité d’une crise majeure, non seulement au sein de l’empire, mais aussi au sein des communautés chrétiennes.
Le problème des lapsi déclenchera la crise novatienne après que l’évêque de Rome Corneille (251-253) eut décidé de réintégrer les lapsi au sein de l’Église, en accord avec la position modérée de nombreux chefs d’Église comme Denys d’Alexandrie ou Cyprien de Carthage.
Les auteurs chrétiens contemporains ne nous parlent bien sûr que des martyrs et des lapsi, ces faibles qui renièrent leur foi. C’est bien normal. Les martyrs étaient la gloire de l’Église et la réintégration des lapsi posait un douloureux problème pénitentiel. Mais ce serait une erreur de réduire la communauté chrétienne de l’époque à ces deux groupes de croyants, à l’attitude si violemment contrastée. L’Église n’était pas constituée uniquement de héros ou de lâches. Et puisque nous savons par saint Cyprien que, même au plus fort de la « persécution », des « Confesseurs » intervinrent afin que certains lapsi soient réintégrés dans la « communion de l’Église », c’est que cette Église ne se réduisait pas à ces deux catégories de fidèles… et que tous les « Confesseurs de la Foi » ne périssaient pas sous la griffe des lions ou sous la hache du bourreau !
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Plus que tout autre indice, c’est la diversité de comportement des chrétiens lors de la « persécution » qui montre que l’édit présumé de Dèce ne pouvait être ce que disent la majorité des historiens chrétiens.
Si cette loi stipulait uniquement que tous les citoyens de l’Empire devaient sacrifier aux dieux sous peine de mort, la marge de manœuvre et d’appréciation des magistrats chargés de l’appliquer aurait été quasi nulle. Et comme, en général, les rescrits impériaux ne laissaient guère de place à l’interprétation, les prétoires se seraient bien vite transformés en charniers. Et comme aucune source historique ne nous décrit de telles hécatombes…
Or pour un martyr avéré (ou prétendu), comme, par exemple, le pape Fabien, exécuté à Rome au début de l’année 250, ainsi que nous l’avons vu, combien de chrétiens, même parmi les plus éminents, échappent à toute poursuite avec une facilité confondante !
Le grand saint Cyprien de Carthage se retire simplement dans sa maison de campagne et son homologue d’Alexandrie connaît, grosso modo, le même sort.
Quant au grand théologien Origène, son cas est encore plus bizarre. Lui, il est arrêté, horriblement torturé… et puis on le relaxe, comme rien ne s’était passé ! D’autres chrétiens sont condamnés au bagne…
D’autres sont libérés après avoir « témoigné de leur foi » devant le juge romain !
Et tout cela alors que l’édit perdu de Dèce ne prescrivait, paraît-il, qu’une seule peine – la mort – pour tous ceux qui refusaient de sacrifier aux dieux de l’Empire ??
* Acta facientes : ceux qui ont obéi à la loi.
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LES PERSÉCUTIONS DE TRÉBONIEN GALLE,
VALÉRIEN, ET GALLIEN.
— Trébonien Galle (251-253) continua la persécution initiée par Dèce. C’est ainsi que, dans le courant de l’année 252 ou au début de 253, le bon Corneille aurait été exilé à Centocelle (Centumcellae) près de Civitavecchia. Mais si le pouvoir en place avait réellement voulu réellement « persécuter » la religion chrétienne, il ne se serait pas contenté d’exiler le pape Corneille à quelques kilomètres de Rome. C’est un peu comme si après avoir péniblement vaincu Napoléon à Waterloo, les Anglais l’avaient exilé… à 70 kilomètres de Paris !
— Valérien (253-260), d’abord indulgent pour les chrétiens, finit par décréter contre eux des mesures plus précises que celles de ses prédécesseurs. Elles visent essentiellement les couches supérieures et le clergé et aucunement les simples fidèles.
Un premier édit daté de 257 interdit pour la première fois le culte et les réunions des chrétiens et ordonne aux clercs de sacrifier aux dieux païens et à l’empereur sous peine d’exil ou de travaux forcés.
Un second édit daté de 258 plus sévère prévoyait l’esclavage ou le travail forcé pour les membres de la famille de l’empereur concernés, la confiscation des biens pour les notables, la peine de mort en cas de refus de sacrifier.
La hiérarchie chrétienne est ébranlée, les fidèles privés de leurs élites et le fisc largement bénéficiaire. Les victimes sont plus nombreuses que durant la persécution de Dèce, surtout en Égypte, à Carthage (mort de Cyprien de Carthage cette fois-ci) et en Espagne (mort de l’évêque de Tarragone). À Rome, les figures chrétiennes éminentes exécutées sont le pape Sixte II, avec sept diacres dont saint Laurent, mort brûlé vif en martyr.
— Gallien met fin à la persécution dès qu’il exerce seul le pouvoir : il publie dès 260 un premier édit de tolérance inaugurant une période de tranquillité de quarante années, la petite paix de l’Église en rendant licite le culte chrétien et en rendant les biens confisqués aux églises, notamment les cimetières.
Ce rescrit dont le texte nous a été conservé répond à une requête des évêques d’Égypte. Les communautés chrétiennes sont ainsi intégrées ou réintégrées dans le droit commun des associations, à travers la reconnaissance de certaines libertés collectives : liberté d’expression, de réunion et d’association, droit de propriété.
Cette situation ne prendra fin qu’avec la persécution de Dioclétien, l’empereur Aurélien n’ayant rien diligenté en ce domaine.
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LA PERSÉCUTION D’AURÉLIEN.
Il y a peut-être eu confusion avec Marc Aurèle
Certes Aurélien était un fervent adorateur du Soleil – certains prétendent même que sa mère était une prêtresse de cette divinité. Il s’employa donc à promouvoir le culte du « Sol Invictus » (Soleil invaincu) dans tout l’Empire et en particulier à Rome, où il fit édifier un magnifique temple en son honneur.
Mais cet empereur n’eut rien contre les chrétiens.
Dans les années 272-273, l’Église le priera même d’arbitrer « l’affaire Paul de Samosate » qui divisait depuis de longues années la communauté chrétienne d’Antioche depuis qu’il en était devenu évêque (en 260). Paul de Samosate était un défenseur du christianisme mésopotamien et il s’opposait violemment aux innovations philosophiques de l’Église grecque d’Alexandrie, fort à la mode depuis que le savant théologien Origène avait interprété allégoriquement bien des passages de l’Ancien Testament et des Évangiles. Un fossé immense s’était donc creusé entre ces chrétiens hellénisants qui, conformément aux innovations théologiques d’Origène et de ses disciples, considéraient le Christ comme une émanation de la parole divine, comme un Dieu fils de Dieu, et ces vieux croyants araméens, fidèles au message originel du christianisme, et qui ne voyaient en Jésus qu’un homme… un homme illustre et doué de pouvoirs surnaturels, certes, mais rien qu’un homme !
Paul de Samosate s’attira donc la réprobation, de jour en jour plus virulente, de tous ces prêtres intellectuels. Ceux-ci dénoncèrent leur évêque aux autres Églises chrétiennes d’Orient ainsi qu’à l’évêque de Rome et décidèrent même de recourir au jugement de l’empereur Aurélien.
Ces disputes pour des subtilités dogmatiques inaccessibles à la saine raison excédaient sans doute au plus haut point ce militaire réaliste et pointilleux… Quant à lui, il n’avait certainement aucun doute sur la nature purement humaine de ce Christ crucifié sous le règne de son prédécesseur Tibère ! Ayant mûrement réfléchi, l’empereur Aurélien ordonna donc sagement qu’en dernier recours, l’évêché d’Antioche fût remis « à celui-là à qui les évêques de l’Italie et de la ville de Rome en décideraient » (Eusèbe de Césarée, Hist. Ecclés., VII, 30). Nulle trace de persécution antichrétienne dans tout ça.
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LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE VRAIE PERSÉCUTION OFFICIELLE ET UNIVERSELLE
(exercée dans tout l’Empire)
LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN DE 303-313.
Quelques mots tout d’abord sur la situation administrative de l’Empire romain à l’époque : la tétrarchie. Autrement dit deux monarques ayant chacun un adjoint. Ce qui est un peu compliqué pour retracer l’histoire des persécutions antichrétiennes.
Dioclétien, arrivé au pouvoir en étant désigné nouvel Auguste par ses troupes le 20 novembre 284, puis en éliminant ses concurrents Numérien et Carin se rendit rapidement compte qu’il était désormais impossible à un seul homme de gouverner le gigantesque Empire romain. En 285, il avait pris donc pris comme adjoint, comme co-empereur, Maximien, un de ses plus fidèles compagnons d’armes, chargé de défendre la partie occidentale de l’empire (il s’agissait de lutter contre les bagaudes), lui se réservant la partie orientale, la plus riche.
Cependant, l’empire n’était pas divisé pour autant, et il n’existait pas encore d’Empire romain d’Occident ou d’empire romain d’Orient et Dioclétien gardait toute autorité sur son César, ainsi que sur l’ensemble de l’empire et des légions. Maximien ne bénéficiait que d’une délégation de pouvoir. Il fut néanmoins bientôt élevé au rang d’Auguste, égalant ainsi Dioclétien en titulature.
LE MARTYRE DE SAINT MAURICE ET DE LA LÉGION THÉBAINE.
Martyre mentionné par deux sources, une passion anonyme ainsi qu’une passion d’Eucher de Lyon. L’historicité de cet épisode est controversée à cause de plusieurs invraisemblances historiques des textes, par exemple l’inexistence de cette légion dans la liste des légions romaines de l’époque.
Il est en outre impossible de connaître de façon exacte le nombre de soldats qui composait cette légion. À l’époque républicaine romaine, les légions comportaient 6 600 soldats, mais à l’époque tardive, le nombre par légion était moins grand.
Rappelons brièvement les faits. Vers 285 – 286, dans un petit village des Alpes (près d’Agaune, dans le Valais suisse), un certain nombre de soldats d’une légion levée en Égypte, ainsi que leur chef, un dénommé Maurice ; auraient été passés par les armes sur ordre de l’empereur adjoint Maximien Hercule, parce que, chrétiens, ils auraient refusé de sacrifier aux divinités tutélaires de l’Empire.
Saint Maurice, première version (celle d’Eucher de Lyon).
Dans les toutes dernières années du troisième siècle, sous le règne du co-empereur Maximien, adjoint de Dioclétien, une légion romaine tout entière (environ six mille hommes), la « légion thébaine » se serait convertie au christianisme. Cantonnée en Égypte, elle reçoit l’ordre de marcher vers l’ouest, sans d’abord savoir pourquoi. Ce n’est qu’en traversant les cols du Valais, qu’elle l’apprend : elle doit participer à une répression de chrétiens. Sous l’impulsion de son chef, Maurice, elle s’arrête, comme un seul homme, en un endroit qui s’appelle aujourd’hui Saint-Maurice en Suisse, et refuse de continuer. L’Empereur adjoint, devant cette rébellion sans précédent, prend personnellement les choses en main. Il fait entourer les mutins par des troupes sûres, réitère ses ordres. Nouveau refus. Maximien menace de les faire décimer (au sens premier du terme : un homme sur dix, tiré au sort, est flagellé puis décapité). Rien n’y fait. On procède à une première décimation, puis à une deuxième. Pour finir, la légion thébaine tout entière est exterminée. Cette version, racontée plus d’un siècle après les faits allégués, est généralement considérée comme peu vraisemblable. La suivante est plus plausible.
Saint Maurice, version anonyme.
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Même époque, même endroit, même cadre, l’armée romaine. Mais Maurice n’est plus que décurion, c’est à dire sous-officier. Il est mis à mort avec une poignée de soldats pour avoir obstinément refusé de participer à un sacrifice païen. Si la deuxième version paraît plus vraisemblable, ce n’est pas seulement parce qu’elle est plus « modeste ». Elle correspond aussi au cas le plus courant. On martyrise la personne non parce qu’elle est chrétienne, mais parce qu’elle a refusé de sacrifier aux dieux (païens).
Cette version de l’histoire de Maurice pose malgré tout un problème. Car à cette époque, depuis un édit de Gallien de 260 respecté par ses successeurs (tous païens pourtant) et pour quelques années encore, le christianisme était accepté, et ses adeptes très officiellement dispensés de sacrifier aux dieux païens. Mais il est vrai que les armées ne sont pas toujours respectueuses des droits et libertés de leurs soldats.
En outre, que faisaient ces soldats égyptiens coptes si loin de leur Nil natal ? D’après ce que rapporte la légende, cette « légion thébaine » de Maurice aurait été levée pour lutter contre les Bagaudes. Il importe donc à cet égard de tordre le cou à une énième légende « chrétienne », un énième mensonge, les liens pouvant exister entre Bagaudes et christianisme.
Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain. Tome II. Chapitre XIII. Édouard Gibbon lui-même n’y croit pas, qui résume ainsi les événements.
« Le premier exploit de Maximien [en 287], dont les monuments imparfaits de ce siècle ne parlent qu’en peu de mots, mérite, par sa singularité, de trouver place dans une histoire destinée à peindre les mœurs du genre humain. Il réprima les paysans qui, sous le nom de Bagaudes, désolaient cette province : ce soulèvement général peut être comparé à ceux qui, au quatorzième siècle, troublèrent successivement… La plus grande partie de la nation, insensiblement réduite en esclavage, et condamnée à des travaux perpétuels sur les terres des nobles ; éprouva la dure servitude de la glèbe, et gémit sous le poids réel des chaînes ou sous le joug puissant et non moins cruel des lois romaines. Ces vexations les jetèrent enfin dans le désespoir. De tous côtés ils s’élevèrent en foule, armés des instruments de leurs professions. Le laboureur devint un fantassin. Les bergers montèrent à cheval. Les villages abandonnés, les villes ouvertes, furent livrés aux flammes. Ils réclamaient les droits naturels de l’homme, mais ils réclamaient ces droits avec la cruauté la plus farouche. Les nobles, redoutant à juste titre leur vengeance, cherchèrent un abri dans les villes fortifiées. Les paysans régnèrent sans obstacle. Deux de leurs chefs eurent même la folie et la témérité de prendre les ornements impériaux… Nous ne sommes pas disposés à croire que les principaux chefs de la révolte, Ælianus et Amandus, aient été chrétiens ; ni que leur rébellion, ainsi qu’il arriva du temps de Luther, ait été occasionnée par l’abus des principes bienfaisants du christianisme, qui tendent à établir la liberté naturelle de l’homme ». Ce fait n’est appuyé que sur une bien faible autorité, une Vie de saint Babolin, qui est probablement du septième siècle ».
………………………………
C’est en 284 (ou plus tôt selon les auteurs) qu’est apparue la première bagaude. Aelianus en est le chef le plus connu. Il traitera un moment d’égal à égal avec Probus. Contenus quelque temps par Aurélien et Probus, ces Résistants se révoltèrent de nouveau sous Dioclétien, avec à leur tête un certain Amandus, officier de l’armée romaine rallié à leur cause.
Pour un militaire du genre de Maximien, massacrer ces bandes désorganisées de va-nu-pieds n’était pas une tâche insurmontable. Pourtant, ce fut loin d’être si simple ! D’horribles représailles, d’innommables massacres et de sanglantes batailles rangées, s’avérèrent nécessaires pour venir à bout de ces pauvres bougres désespérés. Après un ultime carnage au confluent de la Marne et de la Seine, où les dernières bandes bagaudes furent massacrées, la question fut réglée ; mais c’est peut-être le destin de cet Amandus qui a inspiré la formation de la légende de saint Maurice. Il est néanmoins possible, ainsi que le signale Maurice Bouvier (un historien français de la famille de Jacqueline Kennedy ? ? ?), que cet Amandus ait été christianisé par la suite et soit à l’origine du nom de saint Amand. Notre auteur cite également les cas de saint Céneri et de saint Léonard (des bois), mais avec beaucoup moins de vraisemblance (il en fait des quasi-druides).
Il n’était pas rare que les légionnaires romains fussent envoyés combattre très loin de leur pays d’origine ; mais, en général, c’étaient plutôt des hommes du nord de l’Empire (Bretons, Germains, Illyriens) qui, en plus de défendre leurs propres frontières, étaient mobilisés pour faire « le coup de pilum » en défendant les provinces méridionales ; rarement l’inverse ! À part les cavaliers et les archers arabes, les « Orientaux », et en particulier les Égyptiens, n’étaient pas réputés être d’excellents soldats. En outre, à cette époque, la Haute-Égypte, dont sont censées provenir les
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recrues de cette « légion thébaine », était gravement menacée par les invasions de Blemmyes, des peuplades nubiennes (soudanaises) aussi dangereuses pour Rome (et son approvisionnement en céréales égyptiennes) que les Bagaudes. Maurice et ses camarades n’avaient donc aucune raison de s’expatrier : ce n’était pas les ennemis à combattre qui manquaient chez eux. D’autre part, dans les années 260-300, les chrétiens n’étaient pas persécutés. Ce ne fut qu’en 303 que Dioclétien, supérieur hiérarchique de Maximien, promulgua contre eux un certain nombre d’édits. À l’époque où la « légion thébaine » aurait été massacrée, les chrétiens vivaient depuis trente-cinq ans ou plus, en paix (une période d’ailleurs appelée « la petite paix de l’Église »). Depuis que Gallien avait mis fin à la persécution de son père Valérien, leur culte était toléré. Mieux même, l’épouse de l’empereur Dioclétien ne cachait pas ses sympathies chrétiennes, et saint Caius, « l’évêque » de Rome, aurait même fait partie de la famille impériale !
En mars 293, satisfait du fonctionnement de ce duumvirat, Dioclétien le développa. Chaque Auguste se choisit un nouveau César, chargé de le seconder dans sa partie d’empire, et destiné à succéder à l’Auguste qu’il assistait dans un premier temps. Des règles sévères furent fixées pour le choix quant à l’expérience et la qualification de la personne choisie, dont l’interdiction de choisir un fils comme César.
Les deux généraux choisis furent Galère par Dioclétien, et Constance Chlore par Maximien.
LES CAUSES DE CETTE VRAIE PERSÉCUTION.
Fin de l’année 302, l’adjoint de Dioclétien, le César Galère revient victorieux de la guerre contre les Perses.
Après deux campagnes extrêmement dures, il avait conduit l’Empire romain à l’apogée de son expansion territoriale. Cependant, en dépit de ces succès, une chose avait marqué Galère : il avait pu mesurer très précisément le danger politique que représentait la présence massive de chrétiens. En effet, la défaite et l’humiliation du tout-puissant Roi des Rois perse ne trouvaient-elles pas sa cause première dans la révolte contre lui du roi Arménien Tiridate, baptisé depuis 288 ?
Et si les chrétiens de l’Empire romain imitaient les Arméniens et se révoltaient contre Rome ? Vu leur manque flagrant d’esprit patriotique, prouvé par des décennies d’incivisme et quelques trahisons retentissantes, vu leur refus constant de prêter serment à l’État, vu leur influence grandissante, et vu leur présence à tous les niveaux du pouvoir, fruit de quarante années de tolérance, on pouvait craindre le pire si on ne mettait le holà à leurs ambitions.
Galère demanda donc à Dioclétien qu’on effectuât une enquête sur les agissements et les projets des chrétiens. Déjà en 296, alors que, justement, Rome entrait en guerre contre la Perse, l’empereur n’avait-il pas publié un édit proscrivant le manichéisme, précisément parce que cette doctrine, fortement teintée d’éléments iraniens et chrétiens, lui était apparue comme un danger pour l’unité morale de l’Empire ?
Une réunion du conseil élargi de l’Empire se tint alors à Nicomédie (auj. Izmit, en Turquie) afin de statuer du sort des chrétiens. Or, la seule lecture du dernier livre du Nouveau Testament (l’Apocalypse) aurait suffi à effarer tout dirigeant romain : ces fanatiques ne rêvaient que de la ruine de Rome, qu’ils n’hésitaient pas à affubler de noms du genre « Bête aux Sept Têtes » ou « Grande Prostituée ». Les invectives du Jésus de l’Apocalypse (Chap. 17 et suiv.) sont aussi terribles que compromettantes. Citons, entre autres amabilités : « Payez-la [Rome] de sa monnaie, rendez-lui le double de ses méfaits, et, dans le calice où elle versait à boire, versez-lui le double. Autant elle a fait parade de luxe, autant donnez-lui de tourment et de deuil. Parce qu’elle se dit : « Je trône en reine et ne suis point veuve, et n’expérimenterai jamais le deuil », pour cela, le même jour verra fondre sur elle tous les fléaux : mort, deuil, famine, et elle sera incendiée, car il est fort, le Seigneur Dieu qui l’a condamnée » (Apocalypse, 18 : 6 – 8).
Dioclétien répugna néanmoins à verser le sang : sa femme Prisca et sa fille Valéria avaient des sympathies pour la secte. D’autre part, les chrétiens, déjà nombreux, riches, puissants et fanatisés, risquaient, si on les provoquait, de fomenter de sanglantes émeutes, voire des sécessions. L’empereur opta donc pour une méthode douce, visant surtout à éviter la propagation d’idées subversives par les dirigeants chrétiens.
Fin 302 – début 303, éclata donc contre les chrétiens une autre persécution. En fait, la seule mesure (à peu près) historiquement avérée de répression générale prise par les Romains contre les tenants de cette nouvelle croyance.
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Les historiens se perdent en conjectures quant aux motifs de cette persécution, tant restent floues les motivations réelles de l’empereur et de son entourage. Bien que, pour des raisons politiques, Dioclétien revendiquât hautement sa filiation divine, ce prosaïque empereur était à mille lieues de tout fanatisme « païen ». En outre, son épouse Prisca, ainsi que sa fille Valéria, étaient sans doute elles aussi chrétiennes… Jusqu’au pape saint Caius (283 – 296) qui faisait probablement partie de la famille impériale.
Selon l’explication couramment admise, Dioclétien se serait décidé à sévir contre les chrétiens d’abord par souci d’unification idéologique (« Un seul empire, une seule religion ! ») ; ensuite parce qu’à ses yeux, la présence de chrétiens dans l’Administration et, surtout, dans l’Armée, constituait un danger pour l’État.
La période tétrarchique fait donc se succéder à quelques années d’intervalle une mesure d’exclusion des chrétiens de l’armée impériale (voir le fameux épisode de la « légion » thébaine en Suisse) et la grande persécution de 303. Le premier événement est datable de 298 d’après Eusèbe et Lactance. De cette même période date l’Édit contre les manichéens, où s’exprime le souci de cohésion morale autour des valeurs romaines traditionnelles.
La volonté impériale d’exclure le christianisme de l’armée pourrait être allée dans le même sens. Cette épuration a été interprétée comme la première étape d’un plan général de mise hors la loi des chrétiens, ou l’on a supposé que les problèmes rencontrés dans l’armée avaient conduit à généraliser la persécution. Un autre facteur est à prendre en compte. Dès les premières années de Dioclétien s’étaient multipliés les cas d’objection de conscience de la part de nouvelles recrues, conséquence, sans doute, du système de conscription qui venait à peine d’être mis en place. Ce refus de servir a pu placer le christianisme en position de refuge moral et physique pour les réfractaires et, à l’intérieur des églises, amplifier l’écho des positions doctrinales affirmant l’incompatibilité du service armé avec la croyance chrétienne.
Mais si l’insoumission et l’objection de conscience sont sans doute à l’origine de l’épuration de l’armée, et peuvent expliquer – du moins partiellement – les « martyrs militaires » comme saint Maurice et ses camarades ; quelles raisons trouver à la persécution des prêtres, des croyants, et à la confiscation des saintes Écritures ?
Le premier édit, du 24 février 303 sans menacer l’intégrité des personnes, ordonnait la démolition des églises et la destruction des livres sacrés. Les chrétiens devaient également être privés de toute charge, dignité ou privilège.
Pour ceux qui trouveraient cette mesure choquante, je rappelle que, à notre époque, mutatis mutandis, nous n’agissons pas différemment quand nous interdisons (ou tentons d’interdire) aux partis extrémistes, fascistes et racistes de vomir leurs idées nauséabondes à la radio et à la télévision ou quand nous essayons d’interdire leurs réunions ou manifestations.
Dioclétien ordonna personnellement la démolition de la somptueuse église de Nicomédie, qui se dressait en face de son palais et fit afficher l’Édit, signé de sa main, sur la grand-place de la ville. Un Chrétien fanatique mit en pièces et piétina publiquement et rageusement ce document, tandis que d’autres tentèrent de mettre le feu au palais impérial. Deux fois en quinze jours, des incendies suspects éclatèrent dans la demeure de l’empereur, dont un dans la chambre même de Dioclétien.
Deux édits aggravèrent donc le premier : l’un promulgué au printemps 303 ordonnait l’emprisonnement des membres du clergé, l’autre pris à l’automne de la même année prévoyait l’exécution de ceux qui refuseraient le sacrifice aux dieux. Enfin, un troisième édit, publié en 304 suite à la révolte armée des évêques de Syrie, ordonna à tous les sujets de l’Empire, sous peine de mort, de sacrifier aux dieux de l’État.
Le pape Marcellin abjure, sacrifie aux dieu-ou-démons, et meurt dans son lit, tandis que des centaines (des milliers ?) de ses coreligionnaires, plus courageux (ou plus fanatiques) ; périssent sur l’échafaud, gagnant ainsi, par le baptême du sang, leur couronne de martyr.
Après avoir pris ces mesures extrêmes, Dioclétien renonça à la pourpre impériale et abdiqua. Il laissa cependant en place le système de la tétrarchie : deux empereurs (les « Augustes » Constance Chlore en Occident et Galère en Orient) associés à deux « Césars » (Sévère et Maximin Daïa) gouvernèrent l’Empire, appliquant avec plus ou moins de rigueur, et selon les nécessités politiques, les édits de persécution. Cette persécution se relâcha donc quelque peu après l’abdication de Dioclétien, mais les ordonnances qui la prescrivaient ne furent pas retirées.
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Aux yeux des hagiographes chrétiens, Maximien passe pour un horrible persécuteur. Pourtant, tout brutal et violent qu’il fut, le principal collaborateur de Dioclétien ne paraît pas avoir déployé beaucoup de zèle à exécuter les ordres de son supérieur.
En Italie, on compta aussi quelques morts, bien qu’il semble que les auteurs chrétiens se soient complu à attribuer à Maximien et aux édits persécuteurs de Dioclétien des martyres hypothétiques dont ils ne connaissaient pas la date précise. Par exemple celui de sainte Lucie à Syracuse, dont le voile miraculeux arrêta la lave de l’Etna, ou celui de sainte Agnès, exposée nue dans un lupanar, mais dont la pudeur fut, comme dans le cas de Lady Godiva cet autre avatar d’Épona, miraculeusement préservée grâce à sa chevelure
En Italie, et à Rome, la persécution fut de courte durée : tant que la péninsule fut gouvernée par Maximien, les chrétiens furent inquiétés. Leur situation s’adoucit quand Maxence, fils de Maximien s’empara du pouvoir. Néanmoins, après la mort du très controversé pape Marcellin, qui livra sans doute les Saintes Écritures, le trône de saint Pierre restera vacant pendant trois ans et demi.
Néanmoins, dès 308, alors même que les chrétiens d’Orient continuaient à être persécutés par Maximin Daïa, ceux de Rome avaient repris leurs disputes.
Les renégats (les lapsi), ces chrétiens qui avaient obéi aux édits impériaux en sacrifiant aux dieux, étaient très nombreux, et ils souhaitaient ardemment réintégrer sans condition la communion des fidèles. Le pape Marcel, qui venait d’être élu en lieu et place du traître Marcellin s’y opposa : selon lui, une pénitence était nécessaire. On ignore de quelle nature était cette sanction, mais elle devait sans doute être d’ordre financier : les églises avaient été détruites et devaient donc être reconstruites. De plus, il fallait aussi reconstituer le stock de livres sacrés, et la retranscription des manuscrits coûtait très cher.
Correction ou amende, qu’importe ! Les lapsi repentis ne furent pas d’accord et le manifestèrent violemment. Des émeutes sanglantes ravagèrent Rome, les chrétiens se déchirèrent tandis que les prêtres incitaient l’un ou l’autre camp, selon leurs préférences respectives, soit à châtier les traîtres, soit à éliminer ceux qui refusaient de pardonner.
Les sources chrétiennes évoquent aussi quelques martyrs en Espagne. Citons surtout la vierge Eulalie, qui aurait été exécutée à Mérida. C’est en en son honneur que, bien après son martyre, vers le Xe siècle, fut composé le poème appelé « Cantilène de Sainte Eulalie » : « Buona pulcella fuit Eulalia ; Bel avret corps, bellezour anima… »
En revanche, en Afrique (du Nord), cet autre territoire contrôlé par Maximien, la répression du christianisme paraît s’être réellement et sévèrement exercée. Il semble bien que les autorités impériales se soient surtout préoccupées de la confiscation des Livres saints. Mais on voit par exemple, Mensurius, l’évêque de Carthage, livrer des ouvrages hérétiques au lieu des ouvrages usuels afin de déjouer cette mesure de confiscation.
Cela dit le nombre de victimes africaines de la persécution de Maximien fut relativement élevé… Sans cependant d’atteindre les records détenus par les provinces orientales de l’Empire !
En Orient, les chrétiens étaient plus nombreux qu’en Occident, et la persécution y fut évidemment plus sévère. En général, les édits persécuteurs y furent appliqués avec plus de rigueur, encore qu’on puisse légitimement douter de leur stricte application dans certaines régions où les chrétiens étaient déjà quasi majoritaires ; le fonctionnaire chargé de l’exécution des ordres impériaux s’y serait fait mettre en pièce avant d’ouvrir la bouche !
La sévérité des mesures prises varia sensiblement selon la présence physique du pouvoir ou de son absence. En clair : les magistrats, par peur des représailles, condamnaient les chrétiens quand l’empereur ou de hauts fonctionnaires étaient présents. En revanche, ils traînaient des pieds dès que les dirigeants avaient le dos tourné.
Ces magistrats étaient d’ailleurs souvent issus du même milieu social que les notables locaux du clergé, concernés, ainsi que le montrent à l’évidence les actes du martyre de saint Philéas en Égypte.
« Le gouverneur professait un grand respect pour sa qualité et son mérite et lui dit : « Si vous étiez dans la misère ou la nécessité, je vous ferais exécuter sans plus attendre ; mais comme vous avez des biens suffisants non seulement pour vous et votre famille, mais pour entretenir presque toute une province, j’ai pitié de vous et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sauver ». Les
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conseillers et les avocats, tout aussi désireux de le sauver, lui dirent : « Il a déjà sacrifié au monastère (phrontisterium)…
Sa femme, ses enfants, son frère, d’autres parents à lui, des personnes de distinction, et des païens, assistaient au procès. Le gouverneur, espérant le convaincre par égard pour eux, lui dit : – « Voyez avez quelle tristesse votre femme vous regarde ». Philéas répondit : « Jésus-Christ, le Sauveur des âmes, me rappelle dans sa gloire et il peut, s’il le désire, rappeler ma femme aussi ». Les conseillers, pris de pitié, s’adressèrent au juge : « Philéas demande un délai ». Culcien lui dit :« Je vous l’accorde bien volontiers… »
Les conseillers, le lieutenant de l’empereur, qui était le premier magistrat de la ville, les autres officiers de justice, et ses parents, se jettent alors à ses pieds, embrassent ses genoux, le conjurent d’avoir pitié de sa famille en pleurs, et de ne pas abandonner ses enfants qui sont encore à l’âge tendre, car sa présence leur est absolument nécessaire. Mais lui, comme un roc inébranlable au milieu des vagues impétueuses qui s’élancent contre lui, demeurait impassible. Élevant son cœur à Dieu, il protesta hautement qu’il n’avait d’autre parents que les apôtres et les martyrs. Philorome un noble chrétien était présent : il était tribun ou colonel, et……
Admirant la prudence et le courage inflexible de Philéas, et transporté d’indignation contre ses adversaires, il leur cria : « Pourquoi vous efforcez de vaincre cet homme si courageux, et, par un respect impie envers les hommes, le faire renoncer à Dieu ? Ne voyez-vous pas que, contemplant la gloire du ciel, il ne tient aucun compte des choses terrestres ? » Ce discours lui valut l’indignation de toute la salle…
Le frère de Philéas, qui était juge, dit au gouverneur : « Philéas demande sa grâce ». Culcien le rappela et lui demanda si c’était vrai. Il répondit : « Non, à Dieu ne plaise. N’écoutez pas ce malheureux. Loin de désirer l’annulation de ma condamnation, j’en remercie au contraire les empereurs, vous-même et votre tribunal, car grâce à vous je deviens ainsi cohéritier du Christ et entrerai ce jour même en possession de son royaume ».
Le nombre de victimes fut sans doute assez élevé… Mais ne parlons pas de centaines de milliers de morts. Ce ne fut pas Auschwitz, loin de là ! L’historien de l’Église Eusèbe de Césarée dit que, dans l’ensemble de l’Empire, neuf évêques seulement trouvèrent la mort. D’autre part, comme il parle d’un total de 72 victimes pour la Palestine, une projection (calcul de Gibbon, Histoire du Déclin et de la chute de l’Empire romain) sur base de ce dernier chiffre permet d’estimer à deux mille, au maximum, le nombre total de fanatiques ayant préféré la mort à un petit geste symbolique en l’honneur de l’Empereur (de 303 à 313).
Dans la partie occidentale de l’Empire, Constance Chlore (qui mourut en 306) appliqua les édits avec une mollesse extrême, détruisant une église çà et là, mais protégeant les chrétiens de la fureur populaire. Quant à Constantin, fils de Constance Chlore et de la chrétienne Hélène, il désobéira carrément aux injonctions impériales en favorisant au contraire les chrétiens (pour des raisons purement politiques d’ailleurs : ceux-ci étaient ses alliés dans sa lutte contre les autres « Césars »).
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DOCUMENTS.
PROCÈS-VERBAL DE LA PERQUISITION EFFECTUÉE DANS L’ÉGLISE DE CONTANTINE (CIRTA) LE 19 MAI 303.
Copie du procès-verbal de Munatius Felix, flamine perpétuel, curateur de la colonie de Cirta. Ce compte-rendu des perquisitions opérées par Munatius Felix figure dans les Gesta apud Zenophilum consularem (appendice de l’édition de saint Optat de Milève en Numidie). Des documents versés lors d’un procès tenu devant le juge consulaire de ce nom (Zénophile). Saint Optat étant un catholique farouchement hostile aux donatistes il n’a pas manqué évidemment de souligner leurs contradictions et d’accuser indirectement leurs prédécesseurs d’avoir trahi en remettant les saintes Écritures, en se servant pour cela des minutes de ce procès………
Quand on fut arrivé à la maison où s’assemblaient les chrétiens, Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Paul, évêque : « Apportez les Écritures de votre loi ; et tout ce que vous avez encore ici, comme il a été prescrit, afin d’obéir aux ordres des empereurs ».
Paul, évêque : « Les Écritures, ce sont les lecteurs qui les ont ; par contre, ce que nous avons ici, nous vous le remettons ».
Félix, flamine perpétuel, curateur, à Paul, évêque : « Montre-moi les lecteurs ou alors envoie quelqu’un les chercher ».
Paul, évêque : « Vous les connaissez ».
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République : « Nous ne les connaissons pas ».
Paul, évêque : « Les fonctionnaires de l’administration les connaissent, je veux dire les greffiers Edusius et Junius ».
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République : « Réserve faite pour les lecteurs, que les fonctionnaires feront venir, vous, donnez-nous ce que vous avez ».
Paul, évêque, étant assis, avec Montanus et Victor, Deusatelius et Memorius, prêtres, ayant à ses côtés Mars avec Hellus, diacres, Marcuclius, Catullinus, Silvain et Carosus, sous-diacres, Januarius, Meraclus, Fructuosus, Miggin, Saturninus, Victor et tous les autres, fossoyeurs ; Victor, fils d’Aufidius, dressa l’inventaire sommaire ci-dessous.
Deux calices d’or, pareillement six calices d’argent, six burettes d’argent, une petite casserole d’argent, sept lampes d’argent, deux flambeaux, sept petits candélabres de bronze avec leurs lampes, pareillement onze lampes d’airain avec leurs chaînes de suspension, quatre-vingt-deux tuniques de femmes, trente-huit voiles, seize tuniques d’homme, treize paires de chaussures d’homme, quarante-sept paires de chaussures de femmes, dix-neuf capes de paysan.
Dans les bibliothèques, on trouva les armoires vides. Sur ce, Silvain apporta un coffret (?) d’argent et une lampe d’argent, qu’il avait trouvés, dit-il, derrière un tonneau.
Victor, fils d’Aufidius, dit à Silvain : « Tu serais mort, si tu ne les avais pas trouvés ».
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République, dit à Silvain : « Regarde bien soigneusement afin de voir s’il n’est pas resté quelque chose d’autre ».
Silvain : « Il ne reste rien ; nous avons tout sorti ».
Quand on eut ouvert la salle à manger, on y trouva quatre jarres et six anneaux.
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République : « Apportez les Écritures que vous possédez, afin d’obéir aux ordres et aux prescriptions des empereurs ».
Catullinus remit un très gros volume.
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République dit à Marcuclius et à Silvain : « Pourquoi n’avez-vous remis qu’un seul volume ? Apportez toutes les Écritures que vous possédez ».
Catullinus et Marcuclius : « Nous n’en avons pas davantage, parce que nous sommes sous-diacres ; ce sont les lecteurs qui ont les autres livres ».
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Félix, flamine perpétuel, curateur de la République, à Marcuclius et Catullinus : « Montrez-nous les lecteurs ».
Marcuclius et Catullinus : « Nous ne savons pas où ils demeurent ».
Félix flamine perpétuel, curateur de la République, à Catullinus et à Marcuclius : « Si vous ne savez pas où ils habitent, donnez-nous au moins leurs noms ».
Catullinus et Marcuclius : « Nous ne sommes pas des traîtres. Faites-nous plutôt mourir ».
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République : « Qu’on les arrête ».
Une fois rendu à la maison du lecteur Eugenius, Félix, Flamine perpétuel, curateur de la République, dit à ce dernier : « Apporte-nous les Écritures que tu possèdes, afin d’obéir aux prescriptions ».
Et ce dernier apporta quatre volumes.
Félix flamine perpétuel, curateur de la République, à Silvain et à Carosus : « Montrez-nous les autres lecteurs ».
Silvain et Carosus : « L’évêque a déjà dit que les greffiers Edusius et Junius les connaissaient tous ; qu’ils vous indiquent eux-mêmes leurs maisons ».
Et Edusius et Junius, greffiers, répondirent : « Nous allons vous les indiquer, seigneur ».
Une fois rendu à la maison de Félix le mosaïste, celui-ci remit cinq volumes ; à la maison de Victorinus, celui-ci remit huit volumes ; à la maison de Projectus, cinq grands volumes et deux petits ; et quand on fut arrivé à la maison du professeur de grammaire, Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à ce Victor, professeur de grammaire : « Apporte-nous les Écritures que tu possèdes, afin d’obéir aux prescriptions ».
Victor remit deux volumes et quatre cahiers.
Félix, flamine perpétuel, curateur de la république à Victor : « Amène-nous toutes tes Écritures ; tu en as davantage ».
Le professeur de grammaire : « Si j’en avais eu d’autres, je les aurais données ».
Une fois rendu à la maison d’Euticius, de Caesarea, Félix, flamine perpétuel, curateur de la République, dit à Euticius : « Apporte les Écritures que tu possèdes, pour obéir à l’ordre de l’empereur ».
Euticius : « Je n’en ai pas ».
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République à Euticius : « Ta déclaration restera inscrite au procès-verbal ».
Quand on fut arrivé à la maison de Coddeon, sa femme apporta six volumes.
Félix, flamine perpétuel, curateur de la République, dit alors à Victorinus, Silvain et Carosus : « S’il y a eu des omissions de votre part, vous en supporterez les conséquences ».
LE MARTYRE DE SAINT GALLONE.
Un autre exemple de persécution sous Dioclétien, les actes des martyrs de Thimida Regia 1) ainsi que d’Utina en Afrique du Nord (fin 302 début 303). Texte retrouvé en 1997 dans la bibliothèque du séminaire de Gorizia dans le Frioul où il avait été conservé sans doute par erreur (confusion entre Uthina/Oudhna au sud-est de Carthage et Utinum/Udine en Italie).
Une fois n’est pas coutume, nous commencerons par une analyse du document avant d’en venir au texte lui-même vu l’intérêt de son contenu : il s’agit d’une première application sur le terrain du premier édit de Dioclétien concernant les chrétiens. La première partie du texte nous apprend beaucoup de choses sur l’histoire du droit pénal romain. On y voit clairement les rôles respectifs de l’autorité municipale qui procède à la mise en accusation et instruit le procès, du bureau du greffe qui constitue et présente le dossier, du conseil de juristes qui assiste le proconsul ; on relève aussi le mélange de formalisme et de cruauté qui caractérisait le droit pénal romain et le fait que les autres chrétiens de la ville se désolidarisent des accusés qui sont étrangers.
Le 31 mai 303, le proconsul d’Afrique Anullinus juge (sedente pro tribunali) un groupe de chrétiens à Thimida Regia 1). Le greffier (l’officium commentariense : le bureau du greffe) lit un acte d’accusation établi par l’autorité municipale, soit assurément, à l’époque, le curator rei publicae, accompagné par les magistrats (cum magistratibus), c’est-à-dire les duumvirs. Ils exposent qu’ils ont surpris dans leur municipium (première attestation de ce statut pour cette cité) un groupe de chrétiens en flagrant délit de célébration du dominicum, le culte dominical. Vingt-sept inculpés sont énumérés en fin de texte dans la condamnation, dont six femmes. Ces chrétiens étaient venus d’ailleurs (pervertisse). Ils ont été l’objet d’une dénonciation (testatio) des habitants de la ville, qui les qualifient de magiciens (magi), accusation très grave qui ne sera pas retenue par le proconsul. Il semble donc que les autorités et la population de Thimida aient manifesté un anti-christianisme résolu, en tout cas à l’égard de ce groupe
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venu de l’extérieur. Les accusés sont introduits. Le seul motif d’accusation est leur réunion cultuelle interdite, et le refus de leur chef, Gallone, de livrer les Écritures. On ne leur demande ni d’abjurer le christianisme ni d’accomplir un sacrifice : il s’agit donc de l’application du premier édit de persécution, promulgué par Dioclétien à Nicomédie le 24 février 303, interdisant le culte et ordonnant la confiscation et la destruction des livres sacrés chrétiens. Gallone n’est dit ni évêque, ni prêtre, ni diacre, ce qui est notable ; par contre on peut supposer qu’il était lecteur, puisqu’il détenait les Écritures. Vu son refus de livrer les livres saints, il est torturé par les ongles de fer (unguli). Dans la suite de l’interrogatoire, Gallone refuse de dire son lieu de résidence ou son origo : il dit être de Nazareth, ce que répètent les autres chrétiens, « car tout chrétien est Nazaréen ». Certains finissent par reconnaître qu’ils sont originaires d’un lieu dit Cellas Abaratias, toponyme nouveau à consonance africaine, désignant assurément un village. Mais d’autres viennent « de lieux divers, les uns d’un endroit, les autres d’ailleurs » {ex diversis locis, alii aliunde) : de toute évidence de la campagne. Le refus initial de désigner leur cité d’origine est une provocation grave : ils renient leur cité, et en conséquence la cité romaine. Les chrétiens intransigeants, dans la ligne de Tertullien, aimaient affirmer cette sécession.
L’obstination de Gallone et de ses compagnons irrite le proconsul qui s’exclame : Tantum temporis consumptum, « Que de temps perdu ! ». Vu le refus de Gallone de livrer les Écritures malgré la torture, et vu le soutien unanime de ses compagnons, le proconsul prononce les condamnations. Il le fait en deux temps. D’abord, il délibère avec son consilium. Tout magistrat romain est assisté d’un conseil, formé notamment de juristes professionnels. À la suite de cette délibération, une sententia est rédigée sur une tablette (tabella) et il en est donné lecture. Le crime est qualifié de : désobéissance délibérée aux ordres des deux Augustes (empereur et co-empereur), persévérance dans cette attitude, donc crime avéré et réitéré. Cette première phase de la procédure est la iuris dictio, qui définit la cause en droit. Le mot sententia doit d’entendre en son sens premier d’opinion fondée en droit. Puis vient une seconde phase : le proconsul seul, sans consultation du conseil, prononce un decretum, rédigé sur une autre tabella et énonçant les condamnations. Le gouverneur étant seul à être investi par la puissance impériale du ius gladii, ses adsessores n’avaient pas à intervenir ici. Cette mention des deux phases de la procédure se retrouve dans les actes de saint Cyprien. Les vingt-six compagnons et compagnes de Gallone sont condamnés à la mort par le glaive, sauf deux qui seront brûlés vifs pour avoir proféré des infaustae voces, des clameurs de malédiction, à l’encontre des empereurs vraisemblablement, ce qui constitue un crime de lèse-majesté (au moment de l’arrestation par les autorités municipales).
Le cas de Gallone est dissocié : il doit comparaître à nouveau lors d’assises tenues dans la cité d’Uthina. La seconde partie des actes évoque ce procès. Quatorze chrétiens, dont trois femmes, comparaissent en plus de Gallone. Le récit est très sec, sans les précisions institutionnelles trouvées dans la première partie du document. Les deux phases de la procédure de condamnation (la sententia, avec la consultation du conseil, et le decretum) ne sont pas distinguées. Seules sont mentionnées de nouvelles tortures endurées par Gallone, dont le proconsul dit qu’il fut auparavant traîné « à travers diverses cités » (per diversas civitates traxi), pour qu’il avoue où il avait caché les Écritures s’il les avait devant les yeux, c’est-à-dire s’il passait devant l’endroit où il les avait dissimulées. Il est condamné à être brûlé vif, les autres chrétiens à être décapités. Le sursis accordé à Gallone aura donc été de onze jours.
APPARTENANCE DES CHRÉTIENS EN QUESTION.
On connaît un cas comparable à celui de Gallone et de ses compagnons : à Abitina (Chouhoud el Bâtin, dans la vallée de la Mejerda), un groupe de chrétiens rassemblé autour du prêtre Saturninus s’opposa violemment à l’évêque Fundanus qui avait livré aux autorités les Écritures. Arrêtés et jugés, ils s’opposèrent à l’évêque de Carthage Mensurius et les donatistes revendiquèrent par la suite l’exemple de ces confesseurs de la foi.
Pour en revenir aux vingt-sept chrétiens arrêtés en 303 à Thimida Regia avec leur chef Gallone, il semble donc bien qu’ils venaient en fait d’ailleurs (pervertisse). Certains habitaient un village (non localisé) appelé Cellas Abaratias, les autres de lieux divers. Il s’agissait assurément de campagnards, et il n’est pas évident qu’ils soient venus des environs de Thimida. Il existait une église épiscopale dans cette cité depuis le temps de saint Cyprien ; or, cette communauté « établie » ne paraît pas avoir été inquiétée lors de la persécution (ni avoir défendu Gallone et ses fidèles). Le groupe arrêté professait un christianisme intransigeant, sans concession, comme on le constate dans le procès-verbal de l’interrogatoire. C’étaient eux, et non leurs concitoyens chrétiens, que les instances municipales de Thimida avaient poursuivis avec acharnement ; ces autorités avaient assurément incité le proconsul, vu la gravité de l’accusation, à faire étape pour siéger dans leur petite cité, qui
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n’était évidemment pas un siège d’assises régulières (conventus). Qui étaient ces étrangers à la cité qui avaient soulevé une telle animosité ?
Lors de la persécution, le comportement parfois exalté de ces communautés pouvait attirer l’attention malveillante des autorités (on a vu les magistrats de Thimida Regia qualifier Gallone et les siens de magi, c’est-à-dire de sorciers). Des évêques comme Mensurius de Carthage observaient alors un attentisme prudent ; ils étaient soucieux, en attendant des jours meilleurs, d’éviter toute imprudence, toute provocation et, du coup, de prévenir l’affrontement avec les autorités et l’effusion de sang. Ces évêques se méfiaient donc de ces groupes exaltés et quelque peu anarchiques. Cette opposition fut l’une des causes du schisme donatiste. Par la suite, l’aile extrémiste et violente du parti donatiste fut constituée par les circoncellions, qui étaient au départ des groupes d’ouvriers agricoles saisonniers. Les actes de la passion de Gallone et de ses compagnons nous permettent donc peut-être d’assister à la naissance de ces conflits religieux et sociaux qui agiteront l’Afrique romaine au IVe siècle.
LE TEXTE.
« Sous le consulat des Augustes Dioclétien pour la huitième fois et Maximien pour la septième, à Timida Regia, en présence du proconsul Anullinus siégeant dans son tribunal contre les chrétiens, une estrade ayant été disposée, il fut dit par le greffier tant au sujet des hommes qu’à celui des femmes :
« Ceux dont tu as ordonné l’inculpation, pour la raison qu’ils ont été pris en flagrant délit d’avoir tenu dans cette ville une assemblée, en violation de l’édit impérial, sont à ta disposition, Seigneur. Sont aussi à ta disposition les procès-verbaux, dont on donnera lecture si tu y consens. »
Le proconsul Anullinus dit : « Qu’on en donne lecture. » Et on en donna lecture.
De même, il fut dit par le greffier : « Je porte à votre connaissance, sur le témoignage des habitants de Timida, que sont venus ici des mages chrétiens, qui font des réunions portant atteinte à l’ordre public. Et, comme nous menions une enquête chez eux accompagnés des magistrats, en leur demandant : ‘Que faites-vous ici ?’, ils répondirent qu’ils tenaient leur rassemblement dominical. Et je les ai entendus dire à grands cris : ‘Nous sommes chrétiens et nous tenons notre rassemblement dominical.’ C’est pour cette raison, Seigneur, que je t’en ai fait un signalement, et les voici à ta disposition. »
Anullinus : « Qu’on les fasse comparaître ! » Et, comme on les faisait entrer, le proconsul demanda à saint Gallone : « Est-ce toi, l’instigateur de ce crime ? »
Gallone répondit : « Je ne suis pas l’instigateur d’un crime, mais un fidèle du Christ. »
Le proconsul : « Tu aurais dû respecter l’ordre sacré. »
Gallone répondit : « Je ne respecte que les préceptes éternels du Christ, notre Sauveur. »
Le proconsul dit l’ensemble des chrétiens : « Quant à vous, avez-vous été trompés par cet homme et vous êtes-vous, à son instigation, rassemblés pour célébrer l’assemblée dominicale ? »
Ils répondirent : « Nous n’avons pas été trompés, parce que nous sommes chrétiens. »
Le proconsul dit à Gallone : « Donc les écritures divines 2) sont aussi entre tes mains ? »
Gallone répondit : « Oui. »
Le proconsul dit : « Livre-les, afin qu’elles soient brûlées conformément à l’ordre sacré. »
Gallone répondit : « Il ne m’est pas permis de livrer les textes sacrés et divins. »
Le proconsul dit : « Qu’on le suspende sur le chevalet.
Et, comme on le suspendait au chevalet, le proconsul lui demanda : « Où sont les écritures impies ? » Gallone répondit : « Je les ai cachées là où personne ne sait, à part moi. »
Le proconsul dit : « Passe lui les griffes de fer » et, comme on le torturait ainsi, Gallone répondit :
« Christ, je te rends grâces ! »
Le proconsul : « Tu mourras sous la torture si tu ne le dis pas. »
Gallone répondit : « Je souffre volontiers pour mon Seigneur Jésus-Christ. Car ses liens ont libéré le bon larron. »
Le proconsul : « Qu’il dise la vérité. »
Et, comme il était de nouveau étrillé avec les griffes de fer il s’écria : « Grâces à Dieu ! »
Le proconsul : « Arrêtez ! ».
Et, comme on l’épargnait, le proconsul demanda : « D’où viens-tu ? »
Gallone : « De la ville de Nazareth. »
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Le proconsul : « Où se trouve Nazareth ? En quel pays ? »
Gallone répondit : « En Orient. »
Le proconsul dit à tous les autres chrétiens : « Et vous, d’où êtes-vous ? Où habitez-vous ? »
Ils répondirent : « À Nazareth. »
Le proconsul : « Mais vous êtes Africains, comment pouvez-vous connaître Nazareth ? »
Ils répondirent : « Tout chrétien est Nazaréen. »
Le proconsul : « Où êtes-vous nés ? »
Ils répondirent : « À Cellas Abaratias. »
Le proconsul dit à Gallone : « Tous les autres, d’où sont-ils ? »
Gallone répondit : « De lieux divers, les uns d’un endroit, les autres d’un autre. »
Le proconsul dit : « Dis-moi où tu as caché vos Écritures saintes. »
Gallone répondit : « Je les ai cachées là où personne ne sait. »
Le proconsul : « Peux-tu les montrer ? »
Gallone répondit : « Je ne le peux pas. »
Le proconsul : « Dis-moi où elles sont. »
Gallone : « Je mourrai plutôt que de le dire. »
Le proconsul : « Des tortures encore plus graves t’attendent, si tu ne le dis pas. »
Gallone répondit : « Je les ai cachées en un lieu tenu secret, je les ai confiées aux cieux. »
Le proconsul dit : « Peux-tu y aller nous les apporter ? »
Gallone : « J’irai, mais pour y rester avec mon Seigneur ! »
Le proconsul dit : « Dis-nous plutôt où elles sont, et je sauverai ton corps. »
Gallone répondit : « Sauve-moi vraiment » (????)
Le proconsul dit : « Si tu me le dis, je t’épargnerai. »
Gallone répondit : « Dans les cieux. »
Le proconsul : « Que de temps perdu ! Tu mourras, si tu ne l’avoues pas. »
Gallone répondit : « Que la volonté du Christ soit faite ! »
Le proconsul : « Quels sont les autres instigateurs de ce crime ? »
Gallone répondit : « Ceux que tu vois devant toi sont tous chrétiens. »
Ensuite Anullinus, après en délibéré avec son conseil, lut la sentence écrite sur la tablette, disant :
« Pauvres fous obstinés, du fait de l’erreur d’une vaine superstition, vous vous êtes donc réunis en ce lieu – ce qui constitue un crime en soi (latin complanatum et indisruptum) selon les décisions sacrées et vénérables des empereurs Dioclétien et Maximien à jamais Augustes –, et parce que dans une intention sacrilège, au dessein criminel, vous avez persévéré dans la désobéissance, vous serez châtiés par le supplice approprié.
Quant à Gallone, qui est reconnu comme le responsable et l’instigateur de ce crime de vous avoir réunis, qu’il soit en attendant renvoyé à plus tard et qu’après avoir été séparé de vous il soit affligé par la longue douleur des tortures. »
« Quant à Victorinus (et) Ianuarius, qui ont fait réunion à l’encontre de la loi sacrée et qui ont poussé des cris sacrilèges, j’ai ordonné qu’ils soient brûlés vifs 3). Quant à Festus, Datianus, Ziddin, Vincentius, Quintianus, Apuleius, Félix, Quartosus, Constantius, Saturninus, Romanus, Successus, Nartzalus, Priuatianus, Victor, Ianuarius, Candidus et un autre Ianuarius, Maxima, Mustella, Romana, Urbana, Victoria et une autre Victoria qui se sont réunis en violation des ordres sacrés, il a été décidé qu’ils seraient punis par le glaive. »
Tous répondirent : « Grâces à Dieu ! »
Le proconsul ajouta : « Que Gallone, qui interrogé sur les écritures n’a pas voulu avouer, soit en attendant renvoyé à plus tard et conduit à Uthina » (aujourd’hui Oudna en Tunisie).
Et comme il arrivait à Uthina et que le proconsul Anullinus siégeait sur le forum, en faisait comparaître pour divers interrogatoires et en vue de divers châtiments, en même temps que Gallone, d’autres chrétiens : Restitutus, Sa(l ?)vius, Fortunatus, Te(..)us, Restitutus, Vincentius, Varieninus, Maiosus, Octavianus, Saturninus et Saturninus, Casta, Donata et Pelagia, le greffier demanda : « Qui votre excellence ordonne-t-elle de faire venir (pour la question) ? »
Le proconsul répondit : « Gallone ».
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Et, comme on l’amenait, le proconsul dit à Gallone, d’un ton inquisiteur : « Si, après t’avoir infligé peines et blessures, je t’ai traîné ainsi à travers diverses cités, c’est pour que, si tu les as devant les yeux, tu avoues enfin où tu as caché vos écritures ».
Gallone répondit : « Tu demandes à un homme de chair ce qui est au ciel. »
Le proconsul : « Tu persévères dans ta ruse ? »
Gallone répondit : « C’est toi qui persévères dans la mauvaise voie.
Le proconsul dit : « Maintenant, si tu veux ménager ton corps, parle ! »
Gallone répondit : « Tu as pouvoir sur ma chair, mais pas sur mon âme ».
Le proconsul : « Qu’on le mette de nouveau sur le chevalet !
Et comme on l’y avait mis, le proconsul dit : « Qu’on l’étrille avec les griffes ongles de fer ! »
Gallone répondit : « Je rends grâces à Dieu. »
Le proconsul : « Maintenant, si tu veux ménager ton corps, avoue donc où ont été cachées les écritures. »
Gallone répondit : « Je ne le dirai pas. »
Le proconsul dit : « Qu’on le questionne encore plus cruellement ! »
Et, comme ils s’acharnaient sur lui avec plus de violence, il dit : « L’esprit ne sent rien, la chair souffre, mais l’âme est sauvée. »
Le proconsul : « Arrêtez ! ».
Et, comme ils arrêtaient de le torturer, le proconsul ajouta : « Qu’on le redescende à terre ! »
Après qu’il eut été relâché, le proconsul, accompagné de son conseil, lut la sentence écrite sur la tablette :
« Gallone, après de nombreuses et grandes tortures, et avoir été soumis à la question, n’a pas voulu avouer ; mais puisqu’il a été reconnu comme le responsable et l’instigateur de tout et le meneur de cette réunion, et qu’il est convaincu d’avoir bafoué les décisions de ses seigneurs les empereurs, qu’il soit brûlé vif. »
Gallone répondit : « Grâces à Dieu ! »
Quant à tous les autres de la même confession, il ordonna qu’on en finisse avec le glaive. Tous dirent : « Grâces à Dieu ! »
1) En fait l’Église « établie » (et pourvue d’un évêque) de Thimida Regia, semble avoir été relativement épargnée par les poursuites des magistrats et s’être peut-être volontairement tenue à l’écart de toute cette agitation, qui prélude aux ruptures entre sensibilités chrétiennes différentes d’où naîtra le donatisme.
2) Latin Scripturae divinae. Le mot divinae dans la bouche du proconsul pour désigner les Écritures est un premier indice de retouche chrétienne (Anullinus emploiera plus loin un plus attendu écritures impies).
3) Ces deux chrétiens-là ont donc été condamnés à une peine plus lourde que les autres, sans doute parce qu’ils avaient été jugés coupables de lèse-majesté.
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LES DÉBUTS DU SCHISME DONATISTE.
Un dernier édit de la Tétrarchie (Dioclétien assisté de Maximien, Galère et Constance Chlore) promulgué au début de l’année 304 prescrivit un sacrifice général dans l’Empire, sous peine de mort ou de condamnation aux travaux forcés dans les mines. La persécution et sa fin prirent alors une nouvelle tournure. Rappelons que bien des clercs cèderont alors aux vexations et aux contraintes du pouvoir. Certains chefs religieux livrent même leurs coreligionnaires aux Romains et vont jusqu’à brûler en public des Écritures saintes. Les chrétiens ayant fait le petit geste symbolique qu’on leur demandait (offrir de l’encens aux dieux de l’Empire ou à la personne de l’empereur) sont désignés sous les termes de lapsi (de lapsus : celui qui est tombé) ou encore de traditores (de traditor : celui qui remet aux autorités… les livres sacrés).
Nous citerons ici un dernier exemple, car il ouvrira ensuite directement sur la crise donatiste.
Les faits.
En 304, dans une petite localité nommée Abitène ou Abitina, située près de Membressa (actuelle ville de Medjez el-Bab), 49 chrétiens sont surpris un dimanche célébrant l’Eucharistie. Arrêtés le 12 février, ils sont amenés les pieds enchaînés à Carthage pour être interrogés par le proconsul Caius Annius Anullinus. Après les tortures d’usage, ils sont mis à mort. Dans la liste de ces martyrs figure le nom de Saturninus prêtre.
Or le prêtre Saturninus est le chef des confesseurs d’Abitina dans le plus important monument de la littérature martyriale donatiste : les Actes de saint Saturnin et ses compagnons. Ils furent utilisés par les donatistes lors de la rencontre qu’ils eurent avec les catholiques à Carthage en juin 411 (570 évêques)*.
Et cela semble bien confirmé par une mosaïque découverte dans la basilique d’Upenna en Tunisie en 1904, la grande mosaïque des martyrs. Le commanditaire de la mosaïque a-t-il voulu affirmer que les martyrs d’Uppenna et d’Abitina s’étaient rencontrés dans les cachots de Carthage ?
La relation Abitina-Uppenna pourrait, de ce fait, être envisagée de deux manières différentes.
Soit il y a eu une rencontre dans les prisons de Carthage des martyrs d’Uppenna et d’Abitina.à l’occasion de la même persécution.
Soit les chrétiens d’Uppenna ont été martyrisés au cours de la même persécution que ceux d’Abitina, mais il n’y a pas eu néanmoins de rencontre entre les deux groupes (puisque Uppenna est en Byzacène, et Abitina en Proconsulaire). Par contre les idées exprimées par le rédacteur des Actes de saint Saturnin et ses compagnons traduisaient bien aussi celles des chrétiens d’Uppenna qui avaient perdu treize de leurs concitoyens au cours des mêmes événements.
On peut au minimum estimer – ce qui est l’évidence même – que si les donatistes ont misé sur le rapprochement Abitina-Uppenna, c’est que celui-ci n’était pas rejeté a priori par l’ensemble des fidèles et qu’il leur apparaissait même comme naturel.
Les autres chrétiens furent tous élargis quelques mois plus tard comme partout dans l’Empire à la même date, mais le schisme donatiste qui se développa en Afrique du Nord au quatrième siècle fut la conséquence directe de cette persécution ou plus exactement des différences de comportements des élites chrétiennes face à cette persécution. Bien des clercs cèdent alors aux vexations et aux contraintes du pouvoir. Certains chefs religieux livrent leurs coreligionnaires aux Romains et vont jusqu’à brûler en public des livres sacrés. Ces chrétiens sont désignés sous les termes de « lapsi » – de lapsus, celui qui est tombé – ou encore de « traditores » – de tradire : livrer (les livres sacrés). Les attitudes seront diverses : Félix, évêque de Thibiuca, s’y refuse et se voit transféré puis exécuté à Carthage. Paul, évêque de Cirta (Constantine), obéit et livre tout ; l’évêque de Carthage, Mensurius, use d’un stratagème et ne livre à la police que des ouvrages que les chrétiens considèrent comme hérétiques.
De tout ceci ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire, l’histoire a gardé des traces notamment un texte de Saint Optat de Milève et un écrit de saint Augustin dans le cadre de sa lutte contre le donatisme. Il s’agit du procès-verbal de la réunion des évêques de Numidie, le 13 mai 307.
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La question de l’authenticité de ce texte se pose néanmoins, car le document a été rédigé quinze ans après les faits, pour servir au procès intenté contre l’évêque Silvain par-devant le juge consulaire Zénophile, à l’initiative d’un sous-diacre appelé Nondinaire.
Contexte de cet étonnant document où l’on voit des donatistes et des catholiques s’accuser mutuellement des pires crimes et trahisons. Le sous-diacre Silvain a été élu évêque de Cirta. Mais une fois Silvain élu, il faut bien l’ordonner. D’où cette réunion. Or, lors des persécutions de 303, ledit Silvain a remis des livres liturgiques ou saints aux autorités, devenant ainsi ce que l’on appelle un « traditor » (un traître).
Secundus de Tigisi, en tant que président du synode, essaie d’abord de faire le tri en excluant les évêques entachés du soupçon d’avoir trahi (ayant livré les saintes Écritures aux mains de la police ou brûlé des grains d’encens en l’honneur de l’empereur).
Beaucoup, apparemment, étaient en effet soupçonnés d’avoir agi ainsi. Le premier évêque soupçonné, Donatus de Mascula, nie avoir fait quoi que ce soit de mal, mais sera écarté par Secundus quand même.
Le second évêque Marinus d’Aquae Tibilitanae, admet avoir rusé en remettant des livres de médecine du corps à la place des livres concernant le soin des âmes. Secundus l’écarte néanmoins lui aussi vu son manque évident de foi en Dieu ou de courage.
Le troisième évêque, Victor de Russicade, admet avoir brûlé les saintes Écritures parce qu’il y a été forcé, et là son cas est clairement celui du traître ou traditeur.
Mais un dénommé Purpurius de Lima interpelle à son tour Secundus en lui demandant : « Et qu’as-tu fait toi quand le procureur et l’official de la ville t’ont demandé de leur remettre les Écritures ? Ils ne t’ont pas libéré pour rien quand même ! »
Le propre neveu de Secundus intervient alors pour faire remarquer à son oncle que cette recherche effrénée des traîtres ayant livré les Saintes Écritures (traditeurs) risque d’avoir les pires conséquences pour l’unité de l’Église et pour lui-même : tu comprends ce qu’il dit ? Il est prêt à faire scission et à susciter un schisme, et pas seulement lui, mais tous ceux que tu as accusés. Je sais qu’ils veulent de démettre et te déclarer anathème, et c’est alors toi seul qui te retrouveras hérétique.
Brusquement effrayé par un tel risque, Secundus se tourne alors vers les évêques qui n’avaient pas encore été interrogés et leur demande ce qu’ils en pensent.
Ils répondent que les affaires des évêques doivent être laissées à Dieu. En quelque sorte une déclinaison du célèbre « rendez César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».
Secundus décide donc d’en rester là et fait asseoir tout le monde.
Le synode choisira ensuite de consacrer Silvain comme nouvel évêque de Cirta malgré son indignité.
Début de la crise donatiste, car beaucoup de chrétiens du lieu lui auraient préféré l’Évêque de Cellae Nigrae (Cases noires) en Numidie (aujourd’hui Négrine en Algérie ?), un certain Donat.
* Concile convoqué par l’empereur Honorius et présidé par le secrétaire d’État Marcellin de Carthage
La conférence de Carthage sera une sorte de procès entre chrétiens qui se tiendra à Carthage du 1 au 8 juin.
Grands noms.
Du côté catholique saint Augustin (on ne présente plus).
Du côté Donatiste Pétilien, évêque de Cirta/Constantine en 395. Auteur de 5 traités contre l’église de Rome. Jouera un très grand rôle lors de cette conférence vu son habileté oratoire.
Comme dans tout procès il y eut production de témoignages, de vrais, de faux, des discours, etc.
L’empereur Honorius ayant déjà tranché en faveur de la hiérarchie catholique la confiscation des églises donatistes fut néanmoins confirmée.
EXTRAITS DONC DE CE FASCINANT PROCÈS VERBAL DU CONCILE DES ÉVÊQUES DE NUMIDIE AYANT EU LIEU À CIRTA (CONSTANTINE) LE 5 MARS 305. Traduction donnée sous toute réserve, saint Augustin n’est pas toujours facile à comprendre (il caricature les donatistes) et mes 7 ans de latin sont loin.
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SAINT AUGUSTIN. CONTRA CRESCOMIUM DONATISTAM. III, 27, 30.
De vestris autem maioribus exstat Secundi Tigisitani concilium, cum paucissimis quidem factum apud Cirtam post persecutionem codicum tradendorum, ut illic in locum defuncti ordinaretur episcopus.
S’agissant de vos prédécesseurs à vous [Les donatistes], nous avons le concile de Secundus de Tigisit, tenu à Cirta juste après la persécution au cours de laquelle on a exigé la remise des livres saints. Ce concile, tenu du reste par un bien petit nombre de responsables, avait pour but l’ordination d’un évêque, en remplacement d’un autre décédé.
Ci-dessous pour ce qui est de la date les indications fournies par saint Augustin : il appartient aux spécialistes de se débrouiller avec.
« Diocletiano octies, et Maximiano septies consulibus, quarto nonas martii, Cirtae, cum Secundus episcopus Tigisitanus primae cathedrae consedisset in domo Urbani Donati, idem dixit
« Après le neuvième consulat de Dioclétien et le huitième de Maximien, le 3 des nones de mars, à Cirta, Secundus, évêque de Tigisi, primat, siégeant dans la maison d’Urbanus Donatus ; a ouvert la séance en déclarant ceci :
« Examinons d’abord nos propres comportements, et nous pourrons ensuite ordonner ici l’évêque ».
Secundus dit à Donatus de Mascula : « on dit que tu as livré [les Écritures] ».
Donatus répondit : « Florus m’a recherché pour me faire offrir de l’encens ; mais Dieu ne m’a pas livré entre ses mains, mon frère. Eh bien ! Puisque Dieu m’a préservé, toi aussi réserve-moi pour Dieu ».
Secundus dit : « Mais que faire alors au sujet des martyrs ? Car c’est pour n’avoir rien livré, eux, qu’ils ont été couronnés ».
Donatus : « C’est l’affaire de Dieu, pas la tienne. »
Secundus : « Avance de ce côté ».
Secundus dit ensuite à Marinus d’Aquae Thibilitanae : « On dit que toi aussi tu as remis les saintes Écritures ».
Marinus répondit : « J’ai donné à Pollux des papiers sans importance ; mais mes livres ont été sauvés ».
Secundus : « Passe de ce côté ».
Secundus à Donatus de Calama : « On dit que tu as remis les livres saints ».
Donatus : « J’ai donné des livres de médecine. »
Secundus : « Passe de ce côté… »
Et alio loco : Nous pouvons lire également en un autre endroit, ce qui suit :
Secundus à Victor de Rusicade : « On dit que tu as livré les quatre Évangiles ».
Victor : « C’est le procureur Valentianus, qui m’a contraint en personne à les jeter au feu. Mais ils avaient fait l’objet de diverses interpolations. Pardonnez-moi cette faute, Dieu aussi me la pardonne ».
Secundus : « Passe de ce côté ».
Et alio loco :
« Secundus dit à Purpurius de Lima : on rapporte que vous avez fait périr les deux fils de votre sœur de Milève.
Purpurius répondit : penses-tu me faire peur comme tu as fait peur aux autres ? Toi-même qu’as-tu fait, toi qu’ont arrêté le procureur et l’official, pour te contraindre à livrer les saintes Écritures ? Comment as-tu pu en réchapper si ce n’est en leur livrant ou en ordonnant de leur livrer n’importe quoi ? Ils ne t’ont pas relâché sans raison quand même ! Tu quid egisti, qui tentus es a Curatore et Ordine ut Scripturas dares ? quomodo te liberasti ab ipsis, nisi quia dedisti aut iussisti dari quodcumque ? Quant à moi j’ai déjà frappé et je frapperai d’anathème tous ceux qui me feront violence. Ne me force donc pas à en dire davantage. Tu sais que je ne dépends de personne.
Secundus le jeune dit alors à son oncle Secundus : « Audis quae dicat in te ? Paratus est recedere et schisma facere, non tantum ipse, sed et omnes quos arguis : quos scio quia dimittere te habent, et dare in te sententiam, et remanebis solus haereticus. Tu entends ces menaces à ton égard. Il est prêt à faire dissidence et à susciter un schisme, lui et tous ceux que tu accuses. Ils sont prêts à
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t’abandonner et à lancer contre toi une sentence d’excommunication, il n’y aura plus alors d’hérétique que toi. Pourquoi donc t’occuper de sa conduite passée ? Il en rendra compte à Dieu.
Secundus s’adressant alors à Félix… et à Victor de Garbé leur demanda : et vous qu’en pensez-vous ?
Ils répondirent : qu’ils en rendent compte à Dieu seul.
Secundus ajouta : vous seuls ainsi que Dieu, savez ce qu’il en est.
Et tous répondirent : Deo gratias ».
Hos tu traditores, qui cum aliis apud Carthaginem in Caecilianum et socios eius dixerunt sententias, inter quos et Silvanus Cirtensis fuit, de cuius traditione gesta mox inseram, praeclara videli cet ratione defendes : hoc enim de his tam pluribus utique dicturus es, quod de uno Silvano tamquam magnum aliquid dictandum putasti, hinc te arbitratus manifeste falsum crimen quod ei traditionis obiicitur, demonstrare, quia interposuisti sententiam eius quam in concilio inter caeteros episcopos contra Caecilianum et alios communionis eius participes dixit ; tamquam fieri non posset ut traditores traditor condemnaret.
Ces apostats et beaucoup d’autres, comme Silvain de Cirta [Constantine], dont je rapporterai plus loin la trahison, ce sont ceux-là mêmes qui, à Carthage, ont lancé une sentence d’excommunication contre Cécilien et ses partisans ; et vous les justifiez, comme vous en justifierez beaucoup d’autres et Silvain en particulier, en prétendant qu’ils ne peuvent être apostats puisqu’ils accusent justement leurs adversaires du crime d’apostasie ; sans en excepter Cécilien et ses partisans déclarés coupables à l’unanimité du concile. Croyez-vous donc impossible qu’un apostat puisse condamner d’autres apostats ? »
Optat de Milève. Contre les donatistes. Annexe 2.
Il s’agit d’un fragment du grand procès donatiste connu sous le nom de Purgatio Caeciliani
Le seul problème et il est de taille est qu’il ne nous est parvenu que dans les écrits de Saint Optat de Milève, et que son unique but est de monter que des traîtres il y en eut aussi du côté des futurs donatistes. Dont acte !
Afin de permettre à nos lecteurs d’apprécier à sa juste valeur ce document nous résumerons schématiquement le contexte : la controverse qui opposa vers 370 l’évêque catholique de Milève Opta, et le Primat Donatiste de Carthage, Parménien.
Suite à la mort de l’évêque de Carthage Mensurius en 311 deux lignées épiscopales se partageaient en effet la foi des fidèles d’Afrique du Nord.
La lignée C comme Catholique qui remontait à l’évêque Cécilien de Carthage via Genethlius, Restitutus et Gratus.
La lignée D comme donatistes qui remontait via Parménien et Donat à l’évêque Majorin élu par acclamation à la place de Cécilien lors du concile de 312 vu les doutes concernant un des trois évêques l’ayant consacré, Félix d’Aptonge.
Les donatistes reprochaient aux catholiques d’être le parti de ceux qui avaient failli voire trahi pendant les persécutions, et les catholiques faisaient valoir le principe ex opere operato.
Les Gesta apud Zenophilum sont une enquête faite en 320 par Zénophile, consulaire de Numidie, à propos de l’évêque donatiste de Cirte, Sylvain, sous-diacre lors de la persécution de 303, dans le cadre de la répression anti-donatiste ordonnée par l’empereur Constantin lui-même (répression à laquelle il renoncera d’ailleurs dès 321 vu l’ampleur des réactions entrainées par ces procès staliniens avant la lettre).
Incipiunt gesta, ubi constat traditorem Siluanum, qui cum ceteris ordinauit Maiorinum, cui Donatus successit.
Constantino Maximo Augusto et Constantino iuniore nobilissimo caesare consulibus Idibus Decembribus Sexto Thamugadiensi, inducto et applicito Uictore grammatico, adsistente etiam Nundi- nario diacono Zenophilus uir clarissimus consularis dixit : quis uocaris? respondit: Uictor. Zenophilus uir clarissimus consularis dixit : cuius condicionis es? Uictor dixit : professor sum Romanarum litterarum, grammaticus latinus
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Ces interrogatoires sont suivis par la lecture du procès-verbal des saisies à Cirta en 303 et par l'acte d'accusation de Silvain. On fait lecture à l'audience de plusieurs lettres….qui sont fort compromettantes pour Silvain et tendent à prouver qu’il a bien remis alors aux autorités les saintes écritures. Ensuite Zénophile et Nondinaire font subir un nouvel interrogatoire au grammairien Victor, pour lui faire avouer qu'il reconnaît la faute de Silvain, ce qu'il fera sous certaines réserves (tradidit, sed non me praesente : il a trahi mais pas en ma présence)…….
Après que ces documents eurent été lus, Zénophile ajouta : Des Actes et des lettres qui ont été lus à haute voix, il apparaît clairement que Silvain est un traître (traditeur).
Et il demanda à Victor : Dis-nous franchement si à ta connaissance il a livré quelque chose.
Victor : Il a trahi, mais pas en ma présence.
Zénophile : Quelle fonction Silvain occupait-il alors dans le clergé ?
Victor répondit : Lorsque la persécution a éclaté, Paul était évêque ; Silvain était alors sous-diacre.
Le diacre Nondinaire : Quand il est arrivé ici, et qu’il a déclaré avoir été nommé évêque, le peuple a répondu : « Nous en voulons un autre, entend nous, ô Dieu ».
Zénophile à Victor : Le peuple a-t-il crié : « Silvain est un traître (traditeur) » ?
Victor : J’ai moi-même combattu le fait qu’il soit évêque.
Zénophile : Alors tu savais que c’était un traître ! Avoue-le.
Victor : C’était un traître.
Le diacre Nondinaire : Vous les anciens avez alors crié : « Écoute-nous, ô Dieu, nous voulons notre concitoyen, cet homme est un traître ».
Zénophile à Victor : Tu as donc crié avec les gens que Silvain était un traître (traditeur) et qu’il ne devait pas être nommé évêque ?
Victor : Je l’ai crié et les gens aussi. Car nous voulions que ce soit notre concitoyen [Donat], un homme intègre.
Zénophile : Pourquoi le jugiez-vous indigne d’être évêque ?
Victor : Nous préférions quelqu’un qui soit un homme intègre et un de nos concitoyens. Car je savais que nous serions obligés de faire appel au jugement de l’empereur 1), si la charge était occupée par un homme tel que lui.
1) Ce qui fut fait effectivement. L’empereur Constantin qui venait de récupérer l’Italie et l’Afrique par sa victoire sur Maxence dut s’en mêler. Considérant qu’il s’agissait d’un problème entre chrétiens, Constantin demanda à l’évêque de Rome Miltiade de s’en occuper. Un concile fut organisé en 313 dans le palais de Latran. De ce concile date la première condamnation des donatistes, qualifiés ultérieurement de « schismatiques ».
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IMPORTANCE DU DONATISME.
(Le fondamental principe dit en latin « ex opere operato » 1) inconnu des rabbins et des imams, mais inhérent à la personne même du prêtre chrétien).
Le donatisme est directement issu de la persécution des chrétiens d’Afrique romaine. Dès les années 295 – 299, ces provinces africaines connaîtront en effet un nombre relativement élevé de martyrs. La répression prendra une forme particulièrement dure lors de la grande persécution de Dioclétien au début du IVe siècle. Dans une première phase, en Afrique proconsulaire et en Numidie, les gouverneurs se livrent seulement à des perquisitions et confisquent les objets du culte. Les évêques sont sommés par les autorités de livrer les saintes Écritures.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, les attitudes des principaux responsables chrétiens seront alors diverses et contrastées… :
À cette période de persécutions succède, vers le printemps 305, une ère de tolérance. Il s’agit d’une tolérance de fait, car les édits n’ont pas fait l’objet d’une abrogation et le retour à la paix ne sera officiel qu’en 307, date de la paix de Maxence. Mais c’est à cette occasion que se produisirent les premières manifestations de ce qui allait devenir un schisme. L’Église dans sa majorité se montrait tolérante envers ceux qui avaient failli (les lapsi) et réintégrait les prêtres et évêques qui embrassaient de nouveau le christianisme.
L’évêque Mensurius sera donc réintégré comme primat d’Afrique. Après tout, il n’avait fait que brûler des livres sans valeur puisqu’il s’agissait de livres non pas sacrés, mais « hérétiques ».
Les réunions pour la succession de Paulus en 307 firent néanmoins apparaître une opposition des « purs » à ceux qu’ils qualifiaient de traditores, ce qui signifie « livreurs (d’objets sacrés) », autrement dit « traîtres ». Ces opposants furent certainement influencés par les écrits de leurs compatriotes Tertullien et Cyprien de Carthage, qui refusaient que les chrétiens fautifs et réintégrés dans la communauté puissent exercer un sacerdoce. De leur point de vue, les sacrements et l’autorité spirituelle des prêtres lapsi puis réintégrés étaient sans valeur.
Ils accusèrent le pape Marcellin (296-304) d’avoir sacrifié aux dieux, au commencement de la persécution de Dioclétien et les pontificats de Marcel (308-309) ainsi que d’Eusèbe (310) furent remplis de luttes pénibles touchant la discipline pénitentielle, surtout en ce qui concerne les lapsi. Le conflit éclatera au grand jour en 312 lors de la succession de l’évêque de Carthage, Mensurius justement. La nomination de Cécilien fut contestée : puisqu’il avait été ordonné prêtre par Mensurius, évêque considéré comme traditor par certains malgré son subterfuge de naguère (livrer des livres hérétiques au lieu des vrais livres sacrés de la communauté). Aux yeux des purs et durs, l’ordination de Cécilien n’était donc pas valable, et, par conséquent, il ne pouvait pas être évêque. Entraînés par Donat, évêque de Cellae Nigrae (Cases-Noires = Négrine aujourd’hui), soixante-dix autres évêques de Numidie élurent à sa place un évêque concurrent, Majorin. Le mouvement prit rapidement une grande ampleur, avec des doubles nominations d’évêques ; et même des deuxièmes baptêmes (les donatistes, logiques avec eux-mêmes, considéraient ce sacrement comme non valide si l’évêque qui l’avait conféré faisait partie de ceux qui avaient failli lors des persécutions), et des actes de violence.
Le conflit se poursuit sur le terrain juridique et requiert l’arbitrage impérial. Pas plus que Maxence en son temps, Constantin ne pouvait tolérer que l’ordre public soit troublé dans son empire pour des motifs qui ne passionnaient qu’une minorité de ses sujets, mais laissaient totalement indifférents l’immense majorité des citoyens. Il écrivit donc à l’évêque de Rome Miltiade (lui-même originaire d’Afrique comme la plupart des donatistes) ; pour lui demander, en vertu de la position éminente (qu’il lui reconnaissait) dans l’Église (qu’il respectait) de régler ce problème interne, « de peu d’importance » (disait-il).
Ce document constitue la première lettre connue d’un empereur romain à un pape.
Miltiade alla au-delà des souhaits de Constantin : il réunit un concile au palais du Latran (que venait de lui donner la mère de l’empereur, l’impératrice Hélène). Comme il fallait s’y attendre, l’assemblée
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des Sages, composée de quinze évêques italiens (désignés par le Pape) et de trois nommés par Constantin, condamna les thèses de Donat. Désormais, tout le monde devait confesser que le Christ, seul auteur des sacrements, en était également le seul acteur et le seul principe actif. Le repas de commensalité avec Dieu ou le Démiurge (la Sainte Communion), même s’il est donné par un prêtre totalement indigne de sa fonction, reste parfaitement valable, c’est toujours du pain et du vin vraiment transformés en corps et en sang du christ. Le concile de Latran confirma la validité de cette ordination par l’argumentation suivante : si le Christ est présent dans tous les sacrements, un sacrement est effectif, quels que soient les antécédents du prêtre qui l’administre. Donc, l’ordination de Cécilien par Mensurius était valable.
Les donatistes, obstinés, firent de nouveaux appels à Constantin, qui dut s’impliquer plus sérieusement. Constantin, fort mal à l’aise dans toutes ces subtilités théologiques, imagina une échappatoire : puisque la décision du pape n’avait pas suffi, il convoqua une autre réunion d’évêques, mais dans la ville d’Arles cette fois-ci. Le pape Sylvestre n’assista pas à ce concile. Les motifs de cette absence restent inconnus.
À Arles, comme il fallait s’y attendre, les évêques présents condamnèrent le donatisme. Le concile se termina le 1er août 314. Tout en regrettant « l’absence » du pape, les évêques firent part à Sylvestre des nombreuses décisions d’ordre disciplinaire qu’ils avaient prises, et lui demandèrent de les entériner. Comme les évêques réunis dans la ville d’Arles étaient assurés du soutien inconditionnel de Constantin, le pape ratifia donc leurs décisions et Constantin ordonna la dissolution des communautés donatistes, ainsi que la confiscation de leurs biens.
Les donatistes contrôlaient de nombreuses communautés, l’application de cette loi s’accompagna par conséquent de multiples violences, à Carthage et dans les provinces africaines. Pour rétablir le calme, Constantin suspendit en 321 l’application de ces mesures répressives. Les donatistes maintinrent donc leur position, avivée par les violences qu’ils venaient de connaître. Eux seuls étaient les purs, ils étaient « fils des martyrs » et sans compromission, face aux « fils des traditores ou des lapsi ». Tout sacrement venant d’un prêtre indigne à leurs yeux était nul, donc ils rebaptisaient ceux qui avaient reçu le sacrement hors de leur communauté.
Vers 340, des bandes d’ouvriers agricoles itinérants, les circoncellions, se dressèrent contre les propriétaires terriens, les forçant par la violence à annuler les dettes et à affranchir les esclaves. Ces « maquis » d’hérétiques armés recrutaient surtout parmi les paysans sans terre, ruinés par l’excessive pression fiscale d’un Empire romain au bord de la banqueroute. Les circoncellions ne constituaient pas à proprement parler un groupe ethnique, bien que leurs bandes fussent majoritairement composées de Maures d’Afrique du Nord, non romanisés, ou demeurés rétifs à toute romanisation.
La convergence entre les donatistes et les circoncellions ne tarda pas à se faire. L’empereur Constant 1er envoya en Afrique deux commissaires chargés d’apaiser les querelles religieuses en distribuant des secours. L’évêque Donat, toujours en place, refusa tout subside, rejetant l’ingérence du pouvoir dans son Église. La tournée des commissaires dégénéra en affrontements armés contre les donatistes aidés par les circoncellions. L’évêque donatiste Marculus périt lors de son emprisonnement, en tombant depuis un rocher. Les donatistes le proclamèrent martyr, tandis qu’ultérieurement Augustin préféra y voir un suicide.
Après le concile de Nicée, l’orthodoxie chrétienne engagea la lutte contre toute forme de déviation et d’hérésie, tandis que la politique des empereurs variait selon leur sympathie religieuse. Le donatisme, quoique non encore taxé d’hérésie, mais seulement de schisme, resta donc, même après la mort de son inspirateur Donat, vers 355, un foyer d’opposition régionale à l’orthodoxie, et connut tour à tour tolérance et répression.
En 362, Julien autorisa toutes les tendances du christianisme. Il mit fin aux exils de donatistes et leur fit restituer leurs lieux de culte. En 373, Valentinien 1er interdit aux donatistes la pratique du deuxième baptême. Dans les années 372-375, les donatistes sont mêlés à la révolte du chef maure Firmus. En 376, Gratien renouvelle l’interdiction de l’Église et du culte donatiste. À partir de 385, le comte d’Afrique Gildon protégea et encouragea le donatisme, et finit même par se révolter contre le pouvoir impérial en 397-398. Vaincu, il laissa les donatistes au sommet de leur force, mais isolés.
Des divergences de vues apparurent au sein du donatisme : vers 370-380 Tychorius tempéra leur rigueur en rappelant, évangiles à l’appui, que l’Église est sur Terre une institution qui mélange les justes et les pécheurs.
Constantin s’étant résigné à régler en douceur le conflit donatiste, un modus vivendi précaire s’installa tant bien que mal entre les deux Églises chrétiennes d’Afrique du Nord, l’orthodoxe et l’hérétique. Mais au début du Ve siècle, la crise donatiste, avec en corollaire les troubles socioreligieux causés par les circoncellions, fut réactivée du fait de l’intervention de saint Augustin ; qui entra dans ce débat théologique des plus sensibles avec la délicatesse feutrée d’un éléphant dans un magasin de porcelaines et surtout beaucoup de mauvaise foi.
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En 411, le célèbre évêque d’Hippone réunit à Carthage un concile qui précisa de nouveau que l’efficacité des sacrements ne dépendait pas du prêtre, fût-il le pire des voleurs criminels ou pédophiles : il suffisait que celui-ci se réclame de l’évêque de Rome. Par cette déclaration, les évêques carthaginois reconnaissaient donc implicitement une certaine primauté de l’évêque de Rome, qui ne put qu’y souscrire. L’assemblée de Carthage constata également l’échec des méthodes « douces » pour vaincre l’hérésie. Et de fait, il semble bien qu’à cette époque, l’Église donatiste, qui s’appelait elle-même « l’Église des Saints », comptait plus de fidèles que la catholique orthodoxe. Avec son hypocrisie coutumière, le grand évêque d’Hippone écrivit au bras séculier que…
Ci-dessous quelques extraits de sa lettre numéro 185 adressée au comte Boniface…
1. Je vous loue, vous félicite et vous admire, mon bien-aimé fils Boniface, de ce qu’au milieu des soucis de la guerre vous désirez ardemment connaître les choses de Dieu. Par là vous mettez, on le voit bien, votre valeur militaire elle-même au service de la foi que vous avez en Jésus-Christ. Je vous dirai brièvement quelle différence il y a entre l’erreur des ariens et celle des donatistes…
34. En allant plus loin dans notre comparaison, je crois que si plusieurs se trouvaient dans une maison menacée de ruine, où un seul pourrait être délivré ; et si pendant que nous ferions effort pour le sauver, les autres cherchaient volontairement le trépas dans un précipice, la douleur que nous causerait leur mort serait consolée par la vue de celui qu’il nous eût été donné de sauver : nous ne les laisserions pas tous périr, en cherchant inutilement à retenir ceux qui voudraient mettre fin à leurs jours. Si la raison et la bonté nous obligent à secourir ainsi les hommes pour leur salut en ce monde et pour une courte vie, que ne doit donc pas faire pour eux la charité miséricordieuse, lorsqu’il s’agit de leur faire obtenir la vie éternelle et éviter une éternité de malheurs ?
36. Tout ce que possédaient les églises du parti de Donat, a passé avec elles aux mains des catholiques par les lois des empereurs chrétiens. Comme les pauvres qui vivaient des petits biens de ces mêmes églises, sont avec nous, ceux qui sont restés dehors doivent cesser de désirer ce qui ne leur appartient pas…, etc.etc.
Les autorités impériales romaines frappèrent donc avec rudesse : trois cents évêques hérétiques et des milliers de prêtres de rang inférieur furent dépouillés de leurs biens puis exilés dans les îles de la Méditerranée. Quant à leurs fidèles, de dures sanctions furent prévues pour punir leur éventuelle obstination : le donatiste qui assistait à sa messe était condamné à une lourde amende et se voyait automatiquement privé de la citoyenneté romaine ; à la cinquième récidive, c’était la mort sur le bûcher !
Ces douces lois eurent l’effet que l’on pouvait craindre. Les hérétiques rebelles se constituèrent à nouveau en bandes armées qui ravagèrent le pays. Des légions entières, qui auraient pu être utilisées plus utilement ailleurs, durent une nouvelle fois affronter ces « circoncellions ». Ce fut une guerre civile atroce, qui ne prit fin que vingt ans plus tard, quand les Vandales envahirent l’Afrique. Malgré leur « sauvagerie », ces Barbares furent accueillis comme des libérateurs par les donatistes, et face à cette coalition, la détermination de l’armée romaine, commandée par le comte Boniface, s’avéra vaine. La province d’Afrique, l’une des riches et des plus peuplées de l’Empire, était désormais définitivement perdue pour Rome.
En 533-535, les Byzantins reconquirent en partie les provinces d’Afrique, mais l’historien Procope ne mentionne pas les donatistes dans sa « Guerre contre les Vandales » ; tandis qu’une loi de Justinien en 535 interdira encore tout culte aux « donatistes, juifs, païens, ariens et autres hérétiques ». Cette énumération traduisait-elle une présence réelle ou un simple effet oratoire d’accumulation ? La laborieuse guerre défensive 2) musulmane en l’Afrique du Nord, depuis le raid sur Sbeitla en 647 à la chute de Carthage en 698, et celle de Ceuta en 709 ; fit définitivement passer le donatisme dans l’oubli, les nouveaux venus ne faisant aucune distinction entre chrétiens.
Les donatistes n’étaient pas qu’un mouvement d’opposition ; ils avaient également des pratiques religieuses différentes, mettant l’accent sur le Saint-Esprit. Les anabaptistes et d’autres Églises de la Réforme radicale ont vu en eux des prédécesseurs, du fait de leur opposition à l’union de l’Église et de l’État.
Ce qui nous est resté de ce sanglant épisode, c’est que l’Église a dû préciser que les sacrements donnés par un prêtre étaient valides « ex opere operato », c’est-à-dire quelle que soit la dignité ou l’indignité du ministre du culte en question. Également que saint Augustin a dû définir la notion d’Église par rapport à sa communion avec les évêques et spécialement celui de Rome.
Enfin, que c’est l’Église elle-même qui a exercé la répression légale dans cette affaire, ce qui fournira, hélas, un précédent au développement de l’Inquisition plus tard.
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1) Ex opere operato signifie en latin « de par l’action effectuée » . Les sacrements administrés par un prêtre régulièrement ordonné lui-même sont opérants, quelle que soit son indignité personnelle. Comme dans le cas du plus maudit des sorciers donc : il suffit que la technique employée soit la bonne ou que les formules magiques récitées soient celles qu’il faut.
2) L’empire musulman du temps des Omeyyades a été le seul empire au monde uniquement issu de guerres défensives.
L’ÉDIT DE SARDIQUE DIT AUSSI ÉDIT DE GALÈRE.
Après l’abdication de Dioclétien Galère devint le principal des quatre tétrarques dirigeant de l’empire. En 308, lors de la conférence impériale de Carnuntum, il élève Licinius au titre d’Auguste en remplacement de Sévère et reconnaît officiellement Constantin comme César. Comme ils protestent contre la promotion de Licinius au titre d’Auguste, les deux Césars, Constantin et Maximin Daïa, seront nommés à leur tour Augustes en 310.
Fin de la tétrarchie !
La persécution décidée par Dioclétien sera dès lors et plus que jamais appliquée très inégalement. Constance Chlore en Occident se contente de détruire quelques monuments tandis que Maximien, qui avait au début pleinement appliqué les ordres de Dioclétien, se lasse de cette persécution. Enfin, Maxence et Constantin se montrent tous deux très réservés sur l’opportunité d’une telle politique, qu’ils n’appliquent pour ainsi dire pas. Il y aura ainsi une forte différence entre l’Orient, où Galère et Maximin Daïa se montrent très zélés dans l’application des édits impériaux, et l’Occident, où les persécutions sont de moindre ampleur, ce qui s’explique sans doute par la proportion de chrétiens beaucoup plus importante en Orient qu’en Occident.
Le 30 avril 311, Galère, juste avant de mourir, convaincu que son cancer est une vengeance du dieu des chrétiens, publiera un édit de tolérance reconnaissant l’existence de la religion chrétienne. Cet édit, appelé édit de Sardique, met fin à toutes les mesures antichrétiennes encore en vigueur sur le territoire de l’Empire.
« Entre toutes les dispositions que nous n’avons cessé de prendre dans l’intérêt et pour le bien de l’État, nous avions décidé antérieurement de réformer toutes choses selon les lois anciennes et la règle des Romains, et de veiller à ce que même les chrétiens, qui avaient abandonné la religion de leurs ancêtres, revinssent à de bons sentiments, puisque, pour de certaines raisons, ces mêmes chrétiens avaient été saisis d’une telle obstination et possédés d’une telle folie que, loin de suivre les usages des anciens – usages qui avaient peut-être été établis par leurs propres aïeux – ils se faisaient pour eux-mêmes, selon leur gré et leur bon plaisir, des lois qu’ils observaient et qu’en divers lieux ils attiraient des foules de gens de toutes sortes.… après la publication de notre édit leur enjoignant de se conformer aux usages des ancêtres, beaucoup ont été poursuivis, beaucoup même ont été frappés. Mais comme un grand nombre persistent dans leur propos… nous avons décidé qu’il fallait étendre à leur cas aussi, et sans aucun retard, le bénéfice de notre indulgence, de sorte qu’à nouveau ils pussent être chrétiens et rebâtir leurs lieux de réunion, à condition qu’ils ne se livrent à aucun acte contraire à l’ordre établi… En conséquence, et en accord avec l’indulgence que nous leur témoignons, les chrétiens devront prier leur dieu pour notre salut, celui de l’État, et le leur propre, afin que l’intégrité de l’État soit rétablie partout et qu’ils puissent mener une vie paisible dans leurs foyers ». (Lactance, De la mort des persécuteurs I, 34.)
Pressé par sa fin, Galère, habitué des coups de force, publiera et promulguera cet édit sans consultation de ses pairs de la Tétrarchie, non seulement en son nom propre, mais encore en celui de ses trois collègues tétrarques – à savoir Constantin, Licinius et Maximin Daïa.
N.B. L’édit de Milan de juin 313 officialisera l’agrément apporté par les Tétrarques Licinius et Constantin – qui n’avaient pas été consultés en 311 – à l’édit de Galère, et ajoutera une disposition essentielle : les citoyens de l’Empire sont dorénavant dispensés de la vénération comme un dieu de l’Empereur romain.
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LA DOUBLE PERSONNALITÉ DE CONSTANTIN.
L’origine du chrisme constantinien est assez obscure. Le récit légendaire de la conversion miraculeuse, de Constantin et de son armée, au christianisme, avant la bataille du pont de Milvius, contre Maxence, nous est rapporté par trois auteurs différents. Le professeur de Bordeaux appelé Nazarius (neuf ans après les faits) ainsi que les auteurs chrétiens que sont Lactance et Eusèbe de Césarée (dix ans après les faits pour Lactance, vingt ans après pour Eusèbe). Ces trois versions différentes sont difficilement conciliables.
Le premier récit fait encore très païen. On croirait entendre un druide rallié à Rome, comme le célèbre Diviciacus cité par César.
Nazarius. Panégyrique de Constantin. 14 (neuf ans après les faits donc).
« Toutes les bouches répètent que des armées apparurent, qui se flattaient d’avoir été envoyées par les dieux [pour appuyer l’offensive de Constantin]. Bien que les êtres célestes ne tombent point d’ordinaire sous les yeux des hommes, parce que leur substance, simple et immatérielle, d’une nature subtile, échappe à notre vue grossière et aveugle ; là pourtant, les auxiliaires (divins) consentirent à se laisser voir et entendre, et ils ne se dérobèrent au regard des mortels qu’après avoir dûment porté témoignage de tes mérites. Mais quelle était, dit-on, leur beauté ! Quelle était la vigueur de leur corps ! La grosseur de leurs membres ! La promptitude de leurs résolutions ! Il flambait je ne sais quel feu redoutable sur leurs boucliers étincelants et leurs armes célestes brillaient d’une lumière terrifiante ; ainsi étaient-ils venus pour témoigner de leur appui. Et voici leurs paroles et les propos qu’ils tenaient à ceux qui les écoutaient.
« C’est Constantin que nous cherchons, c’est à Constantin que nous allons porter secours ! Oui, les divinités ont aussi leur amour-propre et les habitants du Ciel sont, eux aussi, accessibles à la fierté. Ces êtres descendus du Ciel, ces Envoyés des dieux, étaient donc fiers de combattre pour toi. À leur tête, marchait, je crois, ton père, Constance, qui, abandonnant à un fils plus grand que lui les triomphes terrestres, et hissé désormais au rang des dieux, conduisait, lui-même, cette expédition divine… ».
Lactance. De la Mort des Persécuteurs. 44 (dix ans après les faits). « La guerre civile était allumée entre Maxence et Constantin. Maxence demeurait à Rome, l’oracle lui ayant prédit sa ruine s’il en sortait. Mais il faisait la guerre par ses lieutenants. Ses forces étaient plus grandes que celles de ses ennemis ; car, outre la vieille armée de Maximien, qu’il avait débauchée du service de Sévère, la sienne était encore venue le joindre. On en vint souvent aux mains, et le parti de Maxence avait presque toujours l’avantage.
Mais Constantin, résolu à tout ce qui en pourrait arriver, s’approcha de Rome, et campa au pont de Milvius. C’était le vingt-septième jour du mois d’octobre, jour auquel Maxence avait pris la pourpre, et où se terminaient les Quinquennales. Constantin, averti en songe de faire peindre sur les boucliers de ses soldats le signe adorable de la croix, et d’engager ensuite le combat, obéit, et fit peindre sur ses boucliers un X, avec en son centre un trait vertical surmonté d’une sorte d’accent circonflexe signifiant Jésus-Christ. Ses troupes fortifiées de cette armure céleste se préparèrent à la bataille. L’armée ennemie en l’absence de son empereur passe le pont. On se choque avec une égale vigueur de part et d’autre. Cependant le peuple de Rome s’émeut et reproche à Maxence qu’il trahit la cause publique. Épouvante de ce murmure, il appelle quelques sénateurs, et en consulte le livre des sibylles ; on y trouve que ce même jour l’ennemi du peuple romain devait périr. Il interprète l’oracle à son avantage ; et, certain de la victoire, il court au combat. Il fait rompre le pont après lui, afin que la nécessité de vaincre donnât plus de courage à son armée ; après quoi le combat se réchauffe. Mais Dieu favorisait Constantin : ses ennemis s’effraient. Maxence veut se sauver, le pont rompu est un obstacle à sa fuite. Emporté par la multitude des fuyards, il est précipité dans le Tibre ».
Eusèbe de Césarée. Vie de Constantin. 1, 27-31 (vingt ans après les faits).
« Constantin compara tous ces arguments [N.D.L.R. Pour le polythéisme ou pour le monothéisme] et conclut que ce serait folie de continuer à faire confiance à la vanité de dieu-ou-démons qui n’existent
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pas, ou de persister dans l’erreur face à une telle évidence. Aussi, décida-t-il qu’il honorerait désormais seulement le dieu de son père.
[N.D.L.R. Affirmation d’Eusèbe démentie par, entre autres, les nombreuses ornementations des édifices de Rome après la prise de la capitale par Constantin.]
Constantin commença donc par invoquer ce dieu par des prières, en l’implorant et en le suppliant de lui révéler qui il était vraiment, et de lui tendre une main favorable afin de l’aider à réaliser ses desseins. Alors qu’il était en train d’adresser ces prières et ces demandes instantes, un signe divin tout à fait remarquable apparut à Constantin. Si tout autre que l’Empereur l’avait narré, ce serait incroyable. Mais comme c’est le souverain victorieux, lui-même, et en personne, qui me l’a raconté, à moi l’auteur de cet ouvrage ; longtemps après ces événements, et après qu’il m’eut honoré du privilège de faire sa connaissance et de faire partie de sa compagnie, et que, de surcroît, il m’a confirmé cette histoire, par un serment solennel ; qui donc, après cela, pourra hésiter à croire ce récit, surtout que la suite des événements a montré, à l’évidence, que l’Empereur avait dit la vérité ?
Un peu après midi, au moment où le soleil commençait à baisser à l’horizon [N.D.L.R. Dans le récit de Lactance, la vision a eu lieu la nuit, durant le sommeil de Constantin] ; l’Empereur vit, de ses propres yeux, m’a-t-il assuré, en plein soleil, le trophée de la croix, formé de lumière, et comportant l’inscription : « Par ce signe, tu vaincras ! » (Toutôi nika, en grec). La stupéfaction s’empara de l’empereur ainsi que des soldats qui l’accompagnaient, qui avaient assisté à ce miracle.
Constantin se demanda donc, me dit-il, ce que pouvait bien être cette apparition. Tandis qu’il réfléchissait ainsi et agitait en lui beaucoup de pensées, la nuit survint ; et plus tard, dans son sommeil, le Christ, fils de Dieu, lui apparut, avec le même signe qu’il avait vu dans le Ciel. Il lui prescrivit de faire fabriquer une copie de ce signe, et de recourir à son aide contre ses ennemis, lors des batailles. Au petit matin, il se leva, et confia sa révélation à ses amis. Puis il convoqua des orfèvres spécialistes, s’assit avec eux, leur expliqua la forme du signe, et leur donna comme instructions de le reproduire en or et en pierres précieuses.
L’Empereur, avec l’agrément de Dieu, m’a permis un jour de le contempler : il était fabriqué de la façon suivante.
C’était une longue pique comportant un bras transversal avec lequel il formait une croix. En haut de la pique avait été fixée une couronne rehaussée de pierres précieuses et d’or. Sur cette couronne les deux premières lettres (en grec) du mot Christ formaient le monogramme du Sauveur : X et P entrecroisés. Par la suite, l’Empereur porta également ce monogramme gravé sur son casque [N.D.L.R. À partir de 315]. De la barre transversale, qui formait la croix, pendait une étoffe, une tapisserie royale entièrement brodée d’or et recouverte de pierres précieuses, scintillant de mille feux, et produisant un spectacle d’une beauté indicible. À la partie supérieure de cet étendard rectangulaire, sous le bras transversal de la croix, il y avait les images dorées des bustes de l’empereur aimé de Dieu, ainsi que de ses fils. L’Empereur se servit donc toujours de ce signe sauveur contre toute force opposée ou hostile, et il prescrivit que des étendards du même type soient affectés à toutes les unités de l’armée ».
Commentaires. Les trois récits diffèrent beaucoup. On sait effectivement que les enseignes militaires étaient très variées dans l’Empire romain. La lance ou hampe était toujours surmontée d’une idole, d’un animal symbolique, ou de quelque autre figure sculptée ; en dessous se déployait l’étroit drapeau de pourpre brodée, dorée ; enfin, plus bas, étaient fixés les médaillons des empereurs.
Mais pour le reste, qui croire ?
Nazarius était un professeur de rhétorique. Son discours fut prononcé en 321, à Rome, pour célébrer la quinzième année du règne de Constantin. C’était donc là l’occasion inévitable pour l’orateur de rappeler cette bataille qui avait permis à l’Empereur de vaincre Maxence, et d’entrer dans Rome en tant que nouveau souverain.
À en croire le récit de cet orateur, ce sont les dieu-ou-démons païens qui ont permis, par leur participation active, cette victoire décisive. Or il doit vraisemblablement représenter l’idéologie encore dominante de ce moment-là.
On n’offensera pas les musulmans pieux, enfin du moins nous l’espérons, en faisant remarquer que ce type de récit fait beaucoup penser à l’intervention des milliers d’anges (3000 ou 5000) venus en aide à Mahomet lors de la bataille de Badr en 624. Il suffit de mettre le mot « ange » à la place du mot
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« auxiliaires (divins) ». Voir notre essai sur, ou plus exactement, contre, l’islam. L’histoire mythique de cette bataille est en effet clairement évoquée dans le Coran.
Sourate 3 versets 124-125. « Dieu vous a cependant secourus à Badr… lorsque tu disais aux croyants ; ne vous suffit-il pas que votre Seigneur vous aide avec trois mille de ses anges descendus vers vous ? Oui, si vous êtes patients, si vous craignez Dieu et que vos ennemis foncent sur vous, votre Seigneur vous enverra en renfort cinq mille de ses anges ».
Mais revenons au récit de Lactance. Le but de Lactance était clair. C’est même écrit dessus, comme le proclamait une publicité de naguère ! » Lactance tente d’y démontrer que tous ceux qui ont persécuté les chrétiens ont connu une mort épouvantable ou misérable, voire les deux à la fois. Exemple Galère, que Lactance décrit, avec une joie morbide (mais sans excessive charité chrétienne néanmoins) littéralement rongé vivant par des vers, le tout dans des remugles indescriptibles – sauf pour Lactance – et d’autres écoulements nauséabonds de ce genre…
Aux antipodes de ces antihéros, que Dieu punit particulièrement, Constantin, le bon empereur, est gratifié d’une expérience mystique, d’une vision divine ; qui, ô miracle, lui ouvre aussi bien les portes de la Rome terrestre que celles de la Rome Céleste. In hoc signo (« par ce signe ») Constantin vainc Maxence à la bataille du pont de Milvius, et ouvre son cœur à la vraie croyance.
Dans son récit, Lactance écrit que l’abrégé (en grec) du nom du Christ est un X (représentant le CH latin) et une lettre en forme d’accent circonflexe. Or cette dernière lettre, ainsi décrite, ne figure pas dans le libellé grec du mot « Christ ». Lactance n’a donc pas osé affirmer catégoriquement qu’il s’agissait de la lettre P (qui allait, par la suite, former, avec le X, le véritable et officiel monogramme christique), car de nombreuses personnes témoins de cet événement étaient alors encore en vie. En outre, Constantin n’avait qu’une connaissance limitée du grec, et encore moins de ses abréviations éventuelles. De toute façon, dans leur immense majorité, et surtout en Occident, les soldats ignoraient le grec et parlaient surtout latin voire celte : le X grec entrecroisé avec un P grec n’aurait pas eu grand sens pour eux.
On peut donc supposer que la lettre en question n’était nullement infléchie et était bien droite, comme les « i » ont l’habitude de l’être sous nos latitudes. Ce qui faisait donc du tout une roue solaire classique à six rayons).
Le récit d’Eusèbe.
Quelques années après Lactance, Eusèbe de Césarée, à son tour, donne une relation de la miraculeuse conversion au christianisme de Constantin, dont il déclare, avec prudence et avec fierté, qu’elle lui a été racontée directement par l’Empereur lui-même. Ce nouveau récit témoigne d’une montée en puissance médiatique, modifiant radicalement, dans la forme, le récit de Lactance, et l’enrichissant considérablement. La lettre perpendiculaire surmontée d’une sorte accent circonflexe est devenue carrément un « P ».
Le changement, sur le plan idéologique, par rapport à la première version, est d’ailleurs d’une telle importance qu’Eusèbe de Césarée prend soin de présenter cette nouvelle narration avec des remarques introductives très précautionneuses.
Mais, en tout état de cause, et nonobstant l’élaboration de la légende quant à la naissance des symboles christiques ; ce nouveau récit offre une description des emblèmes, qui correspond à la réalité allégorique telle qu’elle fut, subtilement et progressivement, mise en place par Constantin et par ses successeurs ; pour intégrer les signes du christianisme dans la symbolique traditionnelle de l’Empire romain. Par ailleurs, on peut remarquer que, dans son entreprise d’unification des diverses religions de son empire, Constantin a commencé par déclarer très clairement que le Dieu ou Démiurge des chrétiens lui apparut comme une manifestation du Dieu-ou-démon solaire, Sol, qu’honorait son père, Constance Chlore.
On a beaucoup discuté, non pas sur l’existence indéniable du labarum, mais sur les détails apportés par Eusèbe dans sa « Vie de Constantin » ; qui est le plus tardif de ses ouvrages, et où la flatterie, la rhétorique, et pour tout dire l’inexactitude, ont une grande part. Beaucoup croient que le labarum (du moins celui que vit Eusèbe) ne fut fabriqué que bien des années après la prise de Rome. Il est en effet peu vraisemblable que la veille d’une bataille si décisive, les soldats aient eu le loisir de fabriquer une pareille œuvre d’art.
Comme ces trois récits diffèrent, on peut en déduire que Constantin a volontairement joué sur une certaine ambiguïté, pour laisser les chrétiens donner une interprétation christique à un signe et à un symbole, qui, selon toute vraisemblance, étaient originellement païens. Car ce signe ou symbole éventuel était destiné, au départ, ne l’oublions pas, à galvaniser une armée païenne, dont la grande
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majorité, de toute façon, aurait été incapable de déchiffrer des lettres grecques et des symboles chrétiens confidentiels. Par ailleurs, on peut remarquer que l’on ne trouve nulle trace de ce signe capital, qui serait apparu à Constantin et à son armée pour leur offrir la victoire ; dans les très nombreux aménagements et décorations que l’empereur fit édifier à Rome, après ladite victoire.
Cet étendard ne fut donc en aucune façon une création miraculeuse ex nihilo : la nouveauté a peut-être seulement consisté en l’adjonction de deux lettres entrecroisées, qui, pour les chrétiens, étaient le chrisme ; mais qui, pour les païens, figuraient vraisemblablement, un symbole solaire.
Certains auteurs soutiennent même que ce labarum fut conçu bien avant l’entrée en Italie, alors que Constantin se trouvait sur le Rhin et organisait de loin sa campagne. C’est là qu’aurait eu lieu en effet la première vision à l’origine de ce symbole.
Le chrisme passe pour avoir été « découvert » par Constantin à l’occasion de la bataille du pont de Milvius, mais en réalité c’est en 309 que Constantin, en partance pour le front germanique, décida du choix de cet emblème. À la suite d’un rêve s’étant produit lors de son passage à Grand (le plus beau temple du monde d’après certains). Labarum est une forme latinisée du neutre celtique labaron. C’était en réalité l’emblème du grand dieu-ou-démon celte vénéré à cet endroit (la roue de Taranis. Récupération chrétienne : la croix de saint Patrice ou de saint André en Écosse). Le plus célèbre des « tarbfess » a donc eu lieu en 309 à Grand dans les Vosges et ce n’est pas à un futur roi irlandais qu’il s’est appliqué, mais à un futur empereur.
« La fortune 1) elle-même réglait toute chose de telle façon que l’heureuse issue de tes affaires t’avertit de porter aux dieux immortels les offrandes que tu leur avais promises ; et que la nouvelle t’en parvint à l’endroit où tu venais de t’écarter de la route pour te rendre au plus beau temple du monde 2), et même auprès du dieu dont c’est la demeure, comme tu l’as vu. Car tu as vu, je crois, Constantin, ton protecteur Apollon, accompagné de la Victoire, t’offrir des couronnes de laurier, dont chacune t’apportait le présage de trente années de gloire. Tel est, en effet, le nombre des générations humaines qui, de toute façon, te sont dues et prolongeront ta vie au-delà de la vieillesse de Nestor. Et que dis-je, je crois ? Tu as vu le dieu et tu t’es reconnu sous les traits de celui à qui les chants divins des poètes 3) avaient prédit qu’était destiné l’empire du monde entier. J’estime que ce règne est maintenant arrivé puisque, empereur, tu es comme lui, jeune, épanoui, secourable et admirablement beau ! » 4) (Panégyrique VII de Constantin, année 310, par Eumène).
C’est cette enseigne (un simple X entouré d’une couronne de feuilles) qui a conduit les armées le soutenant à la victoire (Maxence a été battu et Constantin a pu s’emparer de Rome). Rudolf Egger a démontré l’origine celtique de ce symbole dont la source est à rechercher dans le signe en X symbolisant le pouvoir fulgurant et dominateur de Taranis. Ce symbole païen celtique fut donc adopté par Constantin à la suite de sa vision au sanctuaire de Grand et non lors de la bataille de Milvius. L’étendard primitif constitué d’un simple X entouré d’une couronne de laurier figure d’ailleurs sur certains sarcophages. C’est lui qui a conduit les armées gauloises à la victoire sur Maxence. La bannière prise par Constantin au temple de Grand afin de lui servir de drapeau personnel, était l’oriflamme du dieu-ou-démon vénéré à cet endroit. N.D.L.R. Les très-sachants de la druidiaction (druidecht) de cette ville d’eaux souterraines miraculeuses et oraculaires (ou leurs successeurs en ce lieu) se consacraient à la guérison des maladies de l’âme/esprit (exemple Caligula) ou des maladies psychosomatiques après analyse des rêves des patients.
Cette dernière façon de voir s’impose également à ceux qui n’admettent que le récit de Lactance. S’il est compliqué de fabriquer un étendard, il l’est presque tout autant de graver ou même de peindre le chrisme sur tous les boucliers d’une armée ! Ni l’un ni l’autre ne se font un matin de bataille ! Si les soldats qui passèrent le pont Milvius et entrèrent à Rome le 29 octobre 312 avaient cette croix marquée sur leurs armes, si le labarum était parmi leurs étendards ; c’est, que vexillum et boucliers en avaient déjà été ornés bien avant qu’ils n’aient passé les Alpes.
Lors de son aisling ou vision dans le temple d’Apollon-Grannos, qui avait eu lieu quelques mois auparavant (précisément à Grand, dans les Vosges), Constantin n’avait-il pas déclaré que le dieu-ou-démon lui avait prédit trente années de gloire ? On peut donc penser que c’est cet augure, imprimé visuellement, que Constantin a proposé à ses troupes, pour les assurer du soutien des dieu-ou-démons, de la certitude de leur victoire, et de la prospérité qui s’ensuivrait.
Lactance aurait, ensuite, transformé ce signe païen en monogramme christique, pour les besoins de la propagande chrétienne, et Constantin aurait entériné et adopté, cette transformation symbolique afin de renforcer l’adhésion des chrétiens à son règne.
Tentons de faire le point : le labarum original, fabriqué selon les directives de l’empereur, est décrit par Eusèbe de Césarée comme étant constitué d’une longue lance, formant avec une barre transversale
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le dessin d’une croix. Au sommet de l’ensemble était fixée une couronne, avec en son centre le symbole du nom du Sauveur. La bannière fixée sur la barre transversale était carrée et de couleur pourpre, richement brodée d’or et de pierres précieuses, offrant aux yeux un spectacle d’une beauté ineffable. Elle portait l’inscription grecque « EN TOUTOI NIKA », que l’empereur avait vue précédemment en songe. Cinquante soldats de la garde impériale, s’étant distingués par leur piété et leur courage, avaient en charge la protection du nouvel étendard. Donc si l’on en croit Eusèbe, pour ce qui est du labarum original, le monogramme ne figurait pas sur l’étendard lui-même, mais sur la lance porte-étendard, et il s’agissait de la version inscrite dans un cercle. Plusieurs exemplaires du Labarum furent ensuite fabriqués pour que chaque légion puisse en avoir un. Les monnaies de l’époque qui nous sont parvenues témoignent de l’existence de plusieurs variantes, et c’est sans doute à l’une de ces variantes que se réfère Eliphas Lévi 5). Au vu de la confusion des récits historiques, on peut raisonnablement penser que le chrisme a au départ une origine solaire, et résulte d’un certain syncrétisme pagano-chrétien.
La couronne de certains monogrammes était parfois constituée d’un triple tour de corde, signifiant la doctrine suivante : « Les trois mondes sont enroulés l’un dans l’autre, pour ne faire qu’un, chaque extrémité de la corde s’évanouit dans l’éternité » ; ou plus simplement : la trinité. Cette idée, difficile à concevoir et très paradoxale, diffère de la doctrine du déterminisme : tout n’est pas nécessairement « écrit d’avance », mais en revanche les distinctions temporelles doivent être considérées comme éminemment relatives ; car au niveau supérieur, passé, présent, et avenir, se confondent, puisqu’en définitive Tout est Un.
1) Le destin ou Tokade, le grand dieu-ou-démon des druides.
2) Grand.
3) Des bardes ou leurs héritiers de l’époque.
4) Portrait de Grannos ? En tout cas il faut exclure la possibilité que cela ait été le dieu-ou-démon celto-druidique Suqellos. Le dieu-ou-démon frappeur toujours représenté sous l’aspect d’un homme d’âge mûr, barbu, tenant dans une main un maillet qui évoque le monde des morts, et de l’autre un vase (olla) symbole de fertilité. Il portait souvent un costume orné de symboles astraux (des sortes de croix de saint André ou de saint Patrice) et était accompagné d’un chien.
5) Le Français Eliphas Lévi écrit dans son Dogme de la Haute Magie, que l’axiome incommunicable du Grand Œuvre est renfermé dans ce monogramme du Christ. Mais revenons à des choses plus sérieuses.
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L’ÉDIT DE MILAN (313).
L’édit de Milan ou édit de Constantin, promulgué par les empereurs Constantin Ier et Licinius en avril 313, est souvent présenté comme un édit de tolérance par lequel chacun peut adorer à sa manière la divinité de son choix, accordant la liberté de culte à toutes les religions et permettant notamment aux chrétiens de ne plus devoir vénérer l’empereur comme un dieu.
Mais ce qui est couramment appelé édit de Milan est en fait une lettre circulaire attribuée à Constantin, publiée par Licinius à Nicomédie sous forme d’un rescrit du 13 juin 313 (mandatum ou décret d’application destiné aux hauts fonctionnaires des provinces) ; dont Lactance et Eusèbe de Césarée nous ont conservé le texte (avec quelques différences entre eux), placardé dans tout l’Empire romain et ne correspondant qu’à un décret d’application de l’édit de Sardique de Galère en 311.
Licinius, qui contrôlait déjà les Balkans, rêvait de conquérir l’Orient que gouvernait ce Maximin Daïa qui avait longtemps poursuivi la politique de répression envers les chrétiens, très nombreux dans la partie orientale de l’Empire.
Constantin et Licinius, en s’alliant, avaient tout intérêt à rallier ces activistes à leur cause. En février-mars, Constantin et Licinius se rencontrent donc à Milan afin de coordonner leur action contre Maximin Daïa ; dans ce cadre ; ils conviennent aussi de préciser par des lettres adressées à leurs fonctionnaires respectifs l’édit de tolérance de Galère de 311, en l’élargissant.
Mais, ainsi que le fait remarquer notre ami Lucien J. Heldé, aucun « édit » ne fut signé à Milan en 313. Il s’agissait seulement d’une déclaration de principes faite par deux gouvernants païens (Constantin n’était encore ni baptisé ni converti), une arme de propagande, destinée à se procurer des intelligences en territoire ennemi. Il ne faut donc pas considérer cet « Édit de Milan » comme la preuve de la conversion de Constantin, ou comme l’expression du « Triomphe de la Croix ».
Ci-dessous donc le texte de la circulaire publiée par Licinius le 15 juin 313 à Nicomédie et adressée au gouverneur.
« Nous, l’empereur Constantin, et nous, l’empereur Licinius, nous étant assemblés à Milan pour traiter des choses qui concernent le bien et la tranquillité publique, nous avons cru devoir commencer par ce qui regarde le culte des dieux. Ainsi nous permettons aux chrétiens et à toutes sortes de personnes de suivre telle religion qu’il leur plaira, afin que la divinité qui préside au ciel soit à jamais propice et à nous et à nos sujets. Nous avons donc cru, et avec beaucoup de raison, que nous devions permettre à chacun de suivre le culte qui aurait le plus de rapport à son inclination, afin que cette souveraine divinité, à la religion de laquelle nous rendons volontairement nos respects, nous continue sa protection et sa faveur.
C’est pourquoi vous saurez que, sans avoir égard à toutes les ordonnances qui ont été faites contre les chrétiens, nous voulons que vous leur permettiez l’exercice de leur religion, sans les y troubler ni inquiéter ; de quoi nous avons bien voulu vous avertir. Vous devez pareillement savoir que, pour la paix et la tranquillité de notre règne, nous entendons que la liberté que nous accordons aux chrétiens soit commune à tous nos autres sujets, afin de ne contraindre la dévotion de personne.
Et à l’égard des chrétiens, nous voulons encore que, si quelqu’un a acheté de nous ou de qui que ce soit les lieux autrefois destinés à leurs assemblées, il les leur rende promptement et sans délai, même sans en exiger le prix. Ceux aussi à qui nos prédécesseurs pourraient en avoir fait don les rendront pareillement aux chrétiens sans remise. Et tant ceux qui les avaient acquis que ceux qui en avaient été gratifiés se pourvoiront par devant les juges locaux pour en être indemnisés par nous. Toutes lesquelles choses vous ferez exécuter au plus tôt. Et parce qu’outre les lieux où ils ont accoutumé de
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s’assembler, ils en ont qui appartiennent à leurs Églises, nous voulons que, sans délai, vous les fassiez rendre à la même condition que les précédents, c’est-à-dire que ceux qui les auront restitués sans en recevoir le prix l’attendront de notre libéralité.
En toutes lesquelles choses qui concernent les chrétiens, vous userez d’une extrême diligence, afin que notre volonté soit promptement mise à exécution, et que par notre bonté la tranquillité publique soit assurée. Toutes ces choses étant accomplies comme elles sont ordonnées, nous espérons que le ciel nous continuera les faveurs que nous avons éprouvées en tant de rencontres.
Et afin que notre intention soit connue de tout le monde, vous ferez publier cet édit dans les formes ordinaires (Lactance, De la mort des persécuteurs, 48).
N.B. Cette décision de principe destinée à affaiblir Maximin Daïa fut communiquée à tous les gouverneurs de provinces faisant partie des territoires respectifs de Constantin et Licinius. La tactique porta rapidement ses fruits.
Dès avril 313, Licinius écrasa les forces de Maximin Daïa en Orient, puis le massacra, lui et toute sa famille.
Après sa victoire néanmoins, Licinius en Orient ne tint guère les promesses faites aux chrétiens alors que Constantin, lui, en Occident, continua de les soutenir………………
Toujours dans le cadre de notre mise au point sur les persécutions antichrétiennes venons-en maintenant au cas de l’aspirant empereur Maxence à la même époque. Bref retour en arrière pour commencer.
Quoiqu’il se sentît fort peu concerné par les disputes théologiques des chrétiens, l’usurpateur Maxence, qui gouvernait Rome à cette époque, n’était pas d’humeur à tolérer de tels désordres. Il était en guerre contre ses collègues-rivaux Sévère, puis Galère, et tenait à ce que l’ordre règne dans les territoires qu’il contrôlait. Il prit donc la seule mesure qui s’imposait pour ramener le calme à Rome : il s’empara du pape Marcel et le condamna à nettoyer les écuries impériales… Ensuite, Maxence bannit l’évêque loin de Rome. Marcel mourut en exil peu de temps après. (Le 5 janvier 309, dit-on). Une victime de la persécution ?
L’empereur Maxence n’en avait pas encore fini avec le fanatisme de ses chrétiens. Décidément, les “persécutions” ne leur avaient rien appris ! Pourtant, plus par peur des représailles que pour lui complaire, les fidèles et le clergé chrétiens de Rome avaient élu comme évêque un certain Eusèbe. Ce Grec, plus modéré envers les “lapsi” que l’impitoyable pape Marcel, pensait quant à lui que « ces malheureux avaient au moins le droit de pleurer leurs crimes ».
Mais le parti des talibans ou parabolans du christianisme n’avait pas désarmé pour autant. À peine Eusèbe élu, ils lui opposèrent un antipape, un prêtre nommé Héraclius, qui contesta à ceux qui étaient tombés (les lapsi) le droit de se repentir. Et aussitôt, à la grande exaspération de Maxence, de nouvelles émeutes entre durs et mous ensanglantèrent la Ville.
Celui-ci ne lésina pas : Eusèbe et Héraclius furent renvoyés dos à dos. Les deux évêques, le pape et l’antipape, le modéré et l’intransigeant, furent bannis en Sicile.
Eusèbe mourut en exil après peu de temps. L’histoire ignore le sort de l’inflexible Héraclius.
Encore deux victimes de plus pour la « persécution de Dioclétien » ?
Maxence avait compris ! Pendant plus de deux ans, il ne permit pas l’élection d’un évêque à Rome. Mais en 312, il dut changer de cap : Constantin, qui gouvernait la Gaule et la (Grande) Bretagne et qui favorisait les chrétiens, allait l’attaquer. S’il voulait résister efficacement à l’offensive de ce rival, Maxence devait impérativement rallier à sa cause ses turbulents sujets chrétiens, particulièrement nombreux dans ses territoires en Italie et en Afrique. Il autorisa donc la désignation comme pape d’un certain Miltiade (ou Melchiade), un Africain, et rendit à l’Église les biens qui lui avaient été confisqués lors de la persécution.
Cependant, les mesures prochrétiennes de Maxence ne furent pas suffisantes. Les armées de Constantin fondirent sur Rome, écrasèrent celles de son concurrent d’abord à Turin, puis au Pont Milvius, dans les faubourgs de Rome. C’est là que Maxence trouva la mort, noyé dans le Tibre par où il tentait de s’enfuir avec ses troupes débandées.
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N.B. Licinius fut à son tour si bien affaibli par cette opposition interne en Orient (les chrétiens étaient nombreux dans cette partie de l’empire, rappelons-le) qu’il fut ensuite vaincu et tué par son allié Constantin.
O.
LA DERNIÈRE PÉRIODE DE TOLÉRANCE DE L’EMPIRE ROMAIN.
(70 ans plus tard, le nouvel édit de Milan, signé en 391 par l’empereur Théodose, interdira le paganisme).
En 314 Constantin, qui était grand prêtre (païen) de par sa fonction de pontifex maximus ou souverain pontife, commencera aussi à s’immiscer de plus en plus profondément dans les affaires de la religion chrétienne, bien que non baptisé. Il réunit par exemple quelques évêques à Arles pour tenter de résoudre le problème soulevé par le fanatisme de certains chrétiens en Afrique à l’encontre des lapsi ou « tombés » ; c’est-à-dire des chrétiens ayant accepté de jurer fidélité à l’État (il n’y a pas eu que des matrones comme sainte Blandine dans le Christianisme), mais du coup ayant été excommuniés. Il continuera ensuite dans cette voie en s’impliquant de plus en plus dans les affaires religieuses, et notamment celles de la religion chrétienne.
On ne peut exclure que certaines tensions locales aient pu provoquer, selon les rapports de forces en présence, quelques attaques de chrétiens sur des temples païens, ou, à l’inverse, des attaques de païens sur des églises chrétiennes.
Mais ces quelques affrontements restèrent, durant le règne de Constantin, extrêmement limités et sporadiques, et la politique globale de l’empereur consista, dans ce domaine, en une stratégie d’équilibre unificateur, visant à donner satisfaction à la fois aux païens et aux chrétiens.
Il est intéressant de comparer le style dans lequel furent rédigés, d’une part les édits que Constantin destinait aux païens, et d’autre part, les lettres que Constantin adressait aux évêques. Si l’on compare, par exemple, le texte du rescrit d’Hispellum, destiné à des païens, dont une copie nous a été conservée à Spello en Italie ; et le texte des lettres adressées par Constantin à certains évêques, comme celles qui ont été retranscrites par Eusèbe de Césarée ; il est difficile de penser que ces deux catégories de documents aient pu émaner de la même personne, ou être établies par le même service administratif.
Constantin devait sans doute dicter, ou donner ses instructions, en latin, à deux secrétariats distincts, selon les thèmes à développer, ou alors ces deux secrétariats différents, l’un païen et l’autre chrétien, lui soumettaient des projets que l’Empereur ratifiait, ou améliorait.
En effet, on trouve toujours dans les édits destinés aux païens la phraséologie traditionnelle de la foi païenne, tandis que l’on trouve dans les lettres destinées aux chrétiens, ce style très particulier, fait d’inébranlables apologies démonstratives, si propres au christianisme.
Cette coexistence pagano-chrétienne, au niveau du Pouvoir, devait, vraisemblablement, déboucher sur des rivalités implacables et des luttes sourdes, entre deux clans opposés ; visant, chacun, à s’assurer une influence prépondérante sur l’esprit du Souverain. Et il apparaît incontestable que, à long terme, dans cette bataille décisive, ce sont les chrétiens qui finirent par triompher. Cette victoire, sous le règne même de Constantin, se traduisit, par exemple et entre autres, en ce qui concerne l’entourage de conseillers, par la défaite du chef de file de la foi païenne, Sopatros* ; qui sera finalement condamné à être décapité, après avoir été accusé par les chrétiens d’avoir provoqué la famine, par des pratiques de magie favorisant des vents contraires ; empêchant donc ainsi les navires chargés de vivres d’accoster à Constantinople (une belle preuve d’obscurantisme de la part des chrétiens au demeurant).
* Sopatros d’Apamée (243-331). Disciple de Jamblique et directeur d’une école néoplatonicienne, avait commencé par fréquenter la cour de Licinius. Celui-ci vaincu en 324, Sopater, sachant Constantin ouvert aux idées philosophiques, se rendit à sa cour, probablement encore à Nicomédie à l’époque. Là son éloquence et sa persuasion plurent à l’empereur. Il suivra sa cour à Constantinople et y composa un miroir des princes. Sa fin dix ans plus tard anticipera celle d’Hypatie, car il sera victime d’une véritable chasse aux sorcières.
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En 321, si Constantin commence effectivement à favoriser ouvertement l’Église chrétienne, il n’entreprend néanmoins de construire à l’intérieur même de Rome qu’un seul monument : la basilique de Latran. Il est vrai par contre qu’en dehors de la Ville, mais toujours sur le même modèle de la basilique païenne rectangulaire, avec nef centrale et bas-côtés séparés par des rangées de colonnes, il fera construire sept églises, qu’il financera lui-même.
Il fait construire sur l’emplacement du tombeau présumé [à tort] de Paul, l’église, qui deviendra Saint-Paul hors des Murs et, surtout, il fait construire le lieu de culte qui deviendra rapidement le centre même du catholicisme : la basilique Saint-Pierre du Vatican, située de l’autre côté du Tibre, qui marquait, alors, la limite de la capitale de l’Empire.
L’emplacement initial de cette nouvelle église, était, comme pour l’église Saint-Paul, une nécropole qui accueillait, aussi bien des tombes païennes que des tombes chrétiennes.
Une tradition apocryphe attribuait à l’une d’entre elles, au-dessus de laquelle s’élevait un petit monument commémoratif, l’honneur d’avoir constitué le lieu de sépulture de Pierre ; crucifié, lors de la persécution des chrétiens sous Néron [ce qui est également faux]. C’est sur cette tombe, attribuée à Pierre, que Constantin fera donc édifier la première basilique de Saint-Pierre de Rome, dont la fonction initiale fut ainsi funéraire et commémorative.
Cette première basilique sans transept est néanmoins déjà importante, puisqu’elle mesure plus de cent mètres de long sur vingt mètres environ de large.
Ce sera dans cette même perspective que le jour anniversaire de la naissance de Jésus sera fixé au 25 décembre par Constantin ; ce jour étant celui de l’anniversaire de la naissance du Dieu-ou-Démon-Soleil, (Dies Natalis Divi Solis Invicti : le Jour de la naissance du Dieu-ou-Démon Soleil Invaincu). L’empereur Aurélien avait particulièrement remis en honneur ce jour anniversaire, qui était célébré, chaque année, en grande pompe, par le collège des prêtres du Dieu-ou-Démon-Soleil, dans le temple du Dieu-ou-Démon Sol.
Nous avons donc affaire désormais clairement à un Christ solaire, un mythe solaire, tout à fait dans le droit fil des essais historiques de S. Acharya intitulés Conspiration christique (1999) ou Les soleils de Dieu (2004).
Ci-dessous les deux citations figurant en exergue de la partie de cet ouvrage consacrée à Jésus.
— L’histoire de l’Évangile est une œuvre artificielle et non historique. Elle a été fabriquée à partir de matériaux qui peuvent être identifiés et retracés jusqu’à leur incorporation dans les évangiles. Il n’y a pas la moindre preuve tangible que « Jésus de Nazareth » ait jamais existé (Harold Leidner, La fabrication du mythe christique).
— J’ai examiné toutes les superstitions connues dans le monde et je ne trouve pas dans la superstition particulière du christianisme un seul trait rédempteur. Elles sont toutes fondées sur des fables et des mythes. Depuis l’introduction du christianisme sous nos latitudes des millions d’hommes, de femmes et d’enfants innocents ont été brûlés, torturés, condamnés à des amendes et emprisonnés. Quel a été l’effet de cette coercition ? De rendre une moitié du monde folle et l’autre moitié hypocrite ; de soutenir la ruse et l’erreur partout sur la terre (Thomas Jefferson).
Mais revenons à l’instauration du repos dominical.
Le jour hebdomadaire de célébration des chrétiens, qui était originellement celui du shabbat (samedi) des juifs ; était parfois fixé par certaines communautés judéo-chrétiennes au vendredi, pour commémorer la crucifixion de Jésus ; et par d’autres communautés, au premier jour de la semaine juive, c’est-à-dire le dimanche, afin de célébrer la gloire de la résurrection du Christ.
De la même façon donc, et toujours dans la même recherche de syncrétisme religieux, Constantin, en tant que souverain pontife, bien que toujours non baptisé (ou en tant que pontifex maximus païen ?) fit adopter le dimanche, comme jour de célébration et de vénération, à la fois, du Dieu-ou-Démon Solaire et du Christ.
Loi sur le repos du dimanche. « De l’empereur Constantin Auguste à Helpidius. Que tous les juges, que les habitants des villes, que les bureaux de toutes sortes, se reposent le jour vénérable du soleil. Néanmoins, à la campagne, ceux qui cultivent les champs pourront travailler librement, et comme ils le veulent ; en effet, il arrive souvent qu’on ne puisse pas semer le blé ou planter la vigne un autre jour, et que le beau temps, accordé un moment par la providence céleste, ne dure pas. Fait le 5e jour des nones de juillet, les Césars Crispus et Constantin étant consuls » (Code Justinien, III, 12, 2).
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Cette décision de Constantin de fusionner le jour du Dieu-ou-Démon Soleil et le jour du Christ, permit à tous les habitants de l’Empire, païens comme chrétiens, de glorifier simultanément le même Dieu-ou-démon supérieur unifié. Cette décision privilégiait le jour le plus glorieux de la légende du Christ, c’est-à-dire sa résurrection, dont la célébration devenait ainsi l’événement majeur de la semaine chrétienne ; tandis qu’elle était conçue, par ailleurs, pour coïncider également avec la célébration du Dieu-ou-Démon Soleil.
Eusèbe de Césarée rend compte de cet important changement cultuel et social, en évitant, toutefois, de nommer, de façon trop précise, la divinité solaire également révérée par Constantin ; et dans le même passage de son œuvre, il présente ainsi le texte de la prière à réciter le dimanche que Constantin avait fait établir, tant pour les chrétiens que pour les païens.
Eusèbe de Césarée. Vie de Constantin. Livre 4. Chapitres 18-20.
Constantin demanda que les armées révèrent désormais le « jour du Seigneur » dont le nom se réfère également à la lumière et au soleil.
À ceux (les chrétiens) qui partagent la croyance divine, l’Empereur accorda un jour de repos afin qu’ils puissent aller assister au culte dominical de l’Église de Dieu. Quant à ceux qui (les païens) ne partageaient pas encore la Parole divine ; l’Empereur donna l’ordre, dans un second décret, que chaque dimanche (jour du Dieu-ou-Démon Soleil) ils se rassemblent en ordre de marche, dans un grand espace ouvert tout près de la Ville ; et que là, au signal donné, ils offrent au Dieu [N.D.L.R. Le Dieu-ou-Démon Soleil] une prière apprise par cœur…
Constantin rédigea d’ailleurs lui-même cette prière en latin qu’il ordonna aux soldats de réciter tous ensemble.
« Seul nous te reconnaissons comme Dieu,
Tu es le Souverain que nous reconnaissons,
Tu es le secours que nous demandons.
C’est grâce à toi que nous avons obtenu nos victoires,
C’est grâce à toi que nous avons vaincu nos ennemis,
Nous t’exprimons notre gratitude pour tes bienfaits.
Nous implorons ta grâce pour notre empereur Constantin
Et pour ses fils très pratiquants,
Afin qu’il nous soit gardé toujours sauf et victorieux,
Pour une longue, très longue vie ».
N.D.L.R. Eusèbe de Césarée a vraisemblablement quelque peu modifié le texte de cette prière en insistant sur l’Unicité du dieu-ou-démon en question ; ce dont s’était vraisemblablement bien gardé Constantin, afin de rassembler dans un même élan toutes les forces vives de ses armées ; en évitant soigneusement de mentionner, spécifiquement, le nom de Jésus-Christ dans cette prière, afin de ne pas susciter de réticences païennes.
Une prière équivalente pour les armées nous est en effet rapportée par Lactance (De la mort des persécuteurs chapitre 46), une prière qui aurait été inspirée par Dieu à Licinius, avant une bataille contre Maximin Daïa. N’oublions pas en effet qu’en tant que « co-empereur » Licinius était aussi grand-prêtre ou souverain pontife (pontifex maximus) et qu’à ce titre il était aussi habilité tout comme Constantin à diriger les cérémonies du culte célébrées par ses hommes. Cette prière quant à elle utilise la formule « Dieu suprême », qui fut vraisemblablement aussi la formulation initiale de la prière de Constantin, avant les coups de pouce qu’Eusèbe donna plus tard à son texte.
« Dieu suprême, nous te prions.
Dieu saint, nous te prions.
Nous te recommandons notre juste cause,
Nous te recommandons notre salut,
Nous te recommandons notre empire.
Par toi nous vivons,
Par toi nous sommes heureux et vainqueurs.
Dieu saint et suprême, entends nos prières.
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Nous tendons vers toi nos bras.
Exauce-nous, Dieu suprême et saint ».
On remarquera tout particulièrement le rythme de cette prière, faite pour être répétée en chœur, phrase par phrase, comme une sorte de litanie. Et qui ressemble donc vraisemblablement beaucoup à la prière originelle que Constantin fit composer pour être récitée en commun, le dimanche, par ceux de ses soldats qui n’étaient pas chrétiens.
Un fossé commença néanmoins à se creuser peu à peu entre les élites demeurées fidèles au paganisme et Constantin. Et cette réprobation muette s’aggrava au fil des jours. La vie de Constantin en effet n’était guère exemplaire. Il fit par exemple exécuter son propre fils, le césar Crispus, et fit ébouillanter vive sa femme Fausta, ce qui lui fut beaucoup reproché par les chrétiens. Ah non, erreur ! Par les païens de l’époque me dit-on. Les Chrétiens, eux, assez curieusement, fermèrent les yeux sur ces crimes, et les justifièrent même implicitement, par le souci moral de Constantin, qui avait établi des lois visant à réprimer certains débordements sexuels.
Zosime, reprenant des Annales disparues de Nicomaque Flavien, rend compte, d’une façon assez confuse, de cet antagonisme entre les élites païennes de Rome et Constantin, qui en ressentit une vive colère.
Entre autres exemples, d’après Zosime, Constantin, en 326, aurait refusé de monter au Capitole pour y accomplir les rites en vigueur. Ce fut probablement cet antagonisme, feutré, mais obstiné, des élites païennes, envers son comportement ; qui fut à l’origine de sa décision de quitter Rome, et d’aller construire une nouvelle capitale pour son empire, plus conforme à sa volonté et à sa vision religieuse.
Toutefois, on peut noter que, avant de quitter Rome, pour ne plus jamais y revenir, de façon assez paradoxale, il nomma préfet de la Ville, le chef de l’une des plus anciennes familles païennes de la capitale, Anicius Julianus.
Toujours cette double personnalité du premier empereur chrétien.
Si l’on connaît avec certitude la date de l’inauguration de Constantinople, en 330 ; il est impossible, par contre, de savoir si la décision de construire cette ville nouvelle coïncida ou non avec la décision d’en faire l’autre capitale de l’Empire.
Ce qui est certain en tout cas c’est que, après 326, Constantin quitta Rome pour toujours, et que, par la suite, il fit de Constantinople, construite sur le site de l’ancienne Byzance, la nouvelle capitale de son empire.
Outre les données archéologiques (monuments, sculptures, inscriptions, pièces de monnaie, etc.), on dispose de quelques renseignements sur le dessein de Constantin et sa réalisation ; grâce à plusieurs textes, en particulier, ceux de Zosime, un historien païen, ou d’Eusèbe de Césarée, sans oublier la Chronique Pascale.
Zosime. Histoire nouvelle. 2, 30.
Comme Constantin ne supportait plus d’être blâmé, pour ainsi dire, par tout le monde [les païens], il chercha une Ville qui pourrait contrebalancer Rome, et où il pourrait installer le nouveau siège de son gouvernement. Comme il se trouvait entre le cap Sigée de Troade et l’antique Ilion, il découvrit un endroit qui se prêtait à la construction, y jeta des fondations, et fit construire une portion de rempart jusqu’à une certaine hauteur ; que ceux qui naviguent vers l’Hellespont peuvent encore voir de nos jours. Mais il changea d’idée, et abandonna cette entreprise en la laissant inachevée, pour se rendre ensuite à Byzance.
Plein d’admiration pour le site de cette Ville, il décida de l’agrandir considérablement et de lui donner l’ampleur qui convenait à une capitale impériale. Cette Ville est située sur un promontoire, et occupe une partie de l’isthme qui se trouve entre ce que l’on nomme Ceras [la Corne : un bras de mer] et la Propontide (mer de Marmara)… [Suit une brève description de la Byzance qui avait été aménagée par Septime Sévère et Caracalla]… Telle était donc anciennement l’étendue de cette Ville. Constantin, pour sa part, après avoir construit, à l’endroit où se trouvait l’ancienne Porte (des anciens remparts de Septime Sévère) un forum circulaire, et l’avoir entouré de portiques à deux étages ; disposa deux très vastes passages voûtés en marbre de Proconnèse, se faisant face, et par lesquels il fut désormais possible de franchir les portiques de Sévère, puis de sortir de l’ancienne Ville.
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Et, comme il voulait rendre la nouvelle Ville beaucoup plus vaste, Constantin fit alors entourer le nouvel ensemble d’un rempart situé quinze stades (près de trois kilomètres) au-delà de l’ancien, et qui coupait l’isthme d’une mer à l’autre.
Quand il eut, de la sorte, considérablement agrandi la Ville, par rapport à ce qu’elle était auparavant, Constantin construisit un palais impérial qui ne le cédait en rien à celui de Rome. Il orna aussi merveilleusement l’hippodrome en y incorporant le sanctuaire des dieu-ou-démons Castor et Pollux, dont on peut toujours voir les statues qui ont été dressées sur les portiques de l’hippodrome. Toujours dans cet hippodrome, Constantin fit placer le trépied de l’Apollon de Delphes, qui comportait une représentation du dieu-ou-démon Apollon lui-même. Comme il y avait également à Byzance un très grand forum entouré de quatre portiques (l’ancien forum de Sévère, devenu Augusteon) ; c’est vers les extrémités de l’un de ces portiques, auquel on accède par un nombre assez élevé de degrés, que Constantin fit édifier deux temples, où il fit placer des statues des divinités. Dans l’un de ces temples, il y avait la déesse-ou-démone Rhéa, mère des dieu-ou-démons (mère de Zeus-Jupiter), cette statue étant celle-là même qu’avaient dressée les compagnons de navigation de Jason, sur le mont Dindymon qui domine la ville de Cyzique. On raconte que, dans sa désinvolture à l’égard de la déesse-ou-démone, Constantin enleva les lions qui faisaient partie du groupe statuaire originel, et modifia la position des mains de la déesse-ou-démone. Alors qu’auparavant, elle semblait retenir les lions, elle a maintenant été transformée en orante, les yeux dirigés vers la Ville et la protégeant de sa sollicitude.
Dans l’autre temple, Constantin fit installer la déesse-ou-démone de la Fortune de Rome.
Chronique Paschale (année 330).
« Il [Constantin] fut le premier à inaugurer une course de chars, en portant pour la première fois un diadème de perles et de pierres précieuses. Il donna une grande fête ce jour-là et ordonna par un décret sacré que l’anniversaire de sa ville soit désormais célébré ce jour-là, que chaque 11 de ce même mois d’Artémis (Mai)……
Constantin fit exécuter une autre statue le représentant lui-même cette fois-ci (identique à celle qui avait été hissée au sommet de la colonne du forum) en bois recouvert d’or ; et portant dans la main droite la Tyché de la cité (la déesse-ou-démone protectrice de la ville), dorée elle aussi. Il ordonna que, le jour anniversaire de cette course de chars, ladite statue de bois fasse son entrée solennelle dans la ville, escortée par des soldats portant la chlamyde (cape) et tenant tous un cierge blanc à la main ; le chariot devant faire le tour de la piste pour s’arrêter devant la loge impériale ; et l’empereur alors régnant se lever afin de jurer fidélité à la statue dudit empereur Constantin ainsi qu’à la Tyché de la ville ».
Selon l’historien chrétien, Philostorgue, il semblerait que même le clergé chrétien ait également participé au culte de l’empereur ainsi divinisé. Philostorgue était arien et son œuvre a donc été interdite ou jetée au bûcher, mais il en reste quelques fragments transmis par Photius ; et ils apportent un éclairage sensiblement différent de celui qui nous a été transmis par les autres historiens chrétiens.
Philostorgue. Histoire de l’Église (rapportée par un Abrégé de Photius). 2, 17.
Cet ennemi de Dieu (Philostorgue) accuse les chrétiens d’avoir offert des sacrifices devant la statue de Constantin, qui est sur une colonne de porphyre (à Constantinople), d’y avoir présenté de l’encens, et des cierges allumés ; et d’y avoir chanté des prières, comme devant une divinité.
Panégyrique d’Eusèbe de Pamphile prononcé à l’occasion du trentième anniversaire de son règne.
« L’Empereur, comme le fait la lumière du soleil par ses scintillements, illumine par ses rayons que sont les Césars (les trois fils de Constantin) les habitants des régions les plus lointaines. Ici même, à nous qui peuplons l’Orient, il a attribué le pouvoir à un fils digne de lui ; puis au second celui d’une autre partie de l’Univers ; et au troisième encore une autre partie. Et ainsi, ses fils, comme des flambeaux et des astres, diffusent la lumière qui émane de lui. Ensuite, après avoir attaché, comme des chevaux, sous un même joug, à son quadrige impérial (char solaire), les quatre très vaillants Césars (aux trois fils de Constantin s’ajoutant un de ses neveux) ; qu’il maintient, en tenant les rênes, unis par un accord et une harmonie céleste ; Constantin les pousse d’en haut, tel un aurige (conducteur de char). Il accomplit, de la sorte, une chevauchée à travers toute la Terre qu’éclaire le Soleil, s’intéressant à tous, et examinant tout. Puis, rempli de l’image du royaume céleste, les yeux fixés en haut, il gouverne les hommes d’ici-bas selon l’archétype idéal, et s’affermit, en imitant la souveraineté du monarque divin. Voilà ce qui a été accordé à un homme sur Terre par le Dieu, maître de l’Univers ».
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Bel exemple d’hypocrisie ! À aucun moment le nom de Jésus-Christ n’est mentionné. Un rhéteur païen aurait pu prononcer, dans les mêmes termes, ce panégyrique louant l’Empereur Divin-Soleil sur son char apollinien.
Ci-dessous par conséquent ce que l’on peut déduire de tous ces textes.
L’inauguration de la ville se déroula en deux épisodes principaux. La première cérémonie consista donc à faire pénétrer dans la Ville la statue de Constantin-Helios-Apollon-Soleil à la tête radiée qui avait été placée sur un char solaire (quadrige). Cette statue fut escortée par une procession de sénateurs, magistrats, notables et prêtres, tous vêtus de blanc, et portant un cierge blanc également. Lorsque la procession fut arrivée devant la colonne monumentale, située au centre du forum de Constantin, la statue fut hissée (au moyen d’un échafaudage) et installée sur le sommet de cette colonne monumentale, tandis que retentissaient chants et prières (païens), dirigés par Sopatros.
La seconde cérémonie principale fut celle de l’ouverture par Constantin, dans l’hippodrome, de jeux (religieux) qui allaient durer quarante jours, avec distributions incessantes de nourriture et de boissons à la population de Constantinople, exactement de la même façon qu’à Rome.
La nouvelle cité fut conçue sur le modèle de la Rome impériale, avec, entre autres, Sénat, Forum et Hippodrome.
Celui-ci était contigu au palais impérial, avec lequel il communiquait, ce qui permettait à l’empereur de présider commodément aux grandes cérémonies qui pouvaient être organisées dans ce large espace, propice aux rassemblements, et qui pouvait accueillir jusqu’à soixante mille personnes. Constantin offrit de grands privilèges financiers à la classe sénatoriale afin de l’inciter à venir s’installer à Constantinople.
Une médaille d’argent fut frappée cette année-là, pour commémorer cette inauguration, célébrant à la fois les dieu-ou-démons de Constantinople et Constantin ; avec, à l’avers, le profil lauré de l’Empereur, et au revers, la déesse-ou-démone de la Ville (Tyché), assise et tenant la Corne d’abondance.
Sur le plan strictement religieux, on peut noter que la Cérémonie de l’inauguration de Constantinople n’eut pas lieu dans l’une des églises que Constantin y construisit. Au contraire, sur ordre de Constantin et sous ses directives ; le philosophe et érudit païen Sopatros, élève de Jamblique, mit tout en œuvre pour que la fondation rituelle de Constantinople, appelée à devenir la nouvelle capitale de l’Empire, fût conforme à la fondation de Rome par Romulus, voire même, la surpasse ; tant dans son authenticité primitive que dans sa symbolique et dans sa mystique païennes.
Les récits chrétiens tardifs, concernant la construction de Constantinople, tentent d’intégrer, dans la liste des objets rituels païens qui furent utilisés lors de la cérémonie d’inauguration, des composantes symboliques du christianisme ; tels que, entre autres, les clous et le bois de la Croix, le bâton de Moïse, le marteau de Noé, une pierre du rocher d’où Moïse aurait fait jaillir l’eau dans le désert, et ainsi de suite.
Mais les composants légendaires de cette, assez invraisemblable, liste chrétienne d’objets rituels qui auraient été utilisés pour l’inauguration de la nouvelle capitale ; sont des ajouts ou des gloses, que les principaux narrateurs du récit de la fondation de la ville ne mentionnent pas, dont entre autres :
— Eusèbe de Césarée, qui se serait, pourtant, empressé de glorifier de tels objets du rituel chrétien, s’il en avait eu connaissance.
— Zosime, le païen, qui n’aurait pas manqué, au contraire, d’en dénoncer, avec sarcasme, soit le caractère mensonger, soit, avec indignation, le caractère destructeur, pour ce qui est des croyances ancestrales.
Dans la base de la colonne du forum de Constantin, qui était, ainsi, devenue comme le « Mundus » originel et rituel, de la nouvelle capitale ; Constantin et Sopatros firent placer avec le Palladium (ou la Réplique du Palladium) douze paniers, devant vraisemblablement annoncer la prospérité future de la nouvelle cité.
Les chrétiens y verront, par la suite, un symbole des douze apôtres. Mais on peut, plutôt, conjecturer que l’érudit païen qu’était Sopatros avait, quant à lui, fait référence, en réalité, aux douze vautours qui présidèrent à la fondation de Rome par Romulus ou aux douze signes du zodiaque.
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C’est dans ce même contexte d’inauguration exclusivement païenne que furent installées, dans toute la Ville, diverses statues de dieu-ou-démons et déesse-ou-démones, dont Eusèbe de Césarée prétend, ou feint de croire, qu’elles n’avaient qu’un rôle de démonstration sarcastique.
Or, d’une part, Constantin figurait lui-même au premier chef, parmi les représentations de ces divinités, et d’autre part, les cérémonies de la fondation religieuse de la ville furent effectuées conformément aux rites ancestraux. En outre Constantin fit édifier à Constantinople plusieurs temples pour assurer un culte bien réel cette fois-ci, de ces divinités païennes.
Ainsi que nous le verrons ci-dessous avec le rescrit d’Hispellum, qui fut édicté après l’inauguration de Constantinople ; l’édification de nouveaux temples, dédiés au culte de divinités païennes, de l’empereur et de sa famille, fut toujours encouragée, car cela flattait l’ambition du divin empereur Constantin.
En contrepartie, on peut néanmoins constater que Constantin a effectivement, dans son élan unitaire, adapté, lors de certaines circonstances, des représentations sculpturales de certaines divinités, afin de mieux les fondre dans le nouveau syncrétisme, qui devait, dans son esprit, progressivement englober le Dieu ou Démiurge des chrétiens.
Eusèbe de Césarée. Vie de Constantin. 3, 54.
Dans toutes ses actions, l’empereur s’activait pour glorifier le pouvoir du Christ sauveur. Et dans le même temps qu’il honorait, de la sorte Notre Seigneur, Constantin confondait, de toutes les façons possibles, les erreurs des païens.
À cette fin, l’Empereur ordonna de dépouiller, dans toutes les villes, les temples de leurs entrées, en faisant ôter leurs portes. Dans d’autres cas, c’étaient les toits qui étaient détruits en faisant enlever leurs charpentes. Dans d’autres cas encore, c’étaient les sculptures en bronze des divinités, dont les Anciens enfermés dans leurs erreurs étaient si fiers, et que l’Empereur montrait au public dans tous les espaces ouverts de sa Ville, Constantinople. De cette façon, on pouvait contempler, avec le plus grand mépris ; en un endroit, la représentation de l’Apollon pythien, en un autre endroit la représentation de l’Apollon sminthien, à l’hippodrome le trépied apollinien, et, dans le Palais impérial, les neuf muses de l’Helicon (Sanctuaire d’Apollon et des Muses).
Commentaires.
Là encore, on se demande si l’on ne rêve pas. Qu’est-ce que la vérité ? demandait Ponce Pilate trois cents ans plus tôt.
Les édifices païens qui sont édifiés par Constantin à Byzance sont présentés par Eusèbe de Césarée, comme des constructions destinées à faire la satire et la raillerie des anciennes croyances païennes. Cette vision caricaturale de la Constantinople païenne ne correspond en aucune façon à la réalité historique, et, là encore, il convient de corriger le prisme chrétien.
La modification que Constantin a fait subir à l’apparence de la déesse-ou-démone Rhéa est probablement due à sa volonté d’avoir, dans deux temples symétriques, d’une part, la déesse-ou-démone Fortune de Rome, et d’autre part, la déesse-ou-démone Fortune de Constantinople ; nouvelle divinité que Constantin aurait ainsi créée à partir de la Déesse-ou-démone mère, des Dieu-ou-démons.
En réalité, et contrairement aux affirmations d’Eusèbe de Césarée, sous le règne de Constantin, aucun temple païen ne fut délibérément amoindri ou endommagé. Eusèbe de Césarée aurait pu faire un excellent homme politique français… de droite ! Ou un excellent journaliste… de gauche ! Parlant de la Syrie.
Ce menteur professionnel nous permet néanmoins de compléter ce relevé archéologique, en indiquant que Constantin avait également fait installer, entre autres représentations de divinités, différentes statues du Dieu-ou-démon-Soleil Apollon, ainsi que, dans son palais même, les statues des neuf déesse-ou-démones connues sous le nom de Muses.
Il est vrai par contre que Constantin, dans un souci d’apparente vertu, et afin de financer ses nombreuses prodigalités ou constructions, confisqua les trésors de certains temples, dont il désapprouvait les cultes, jugés immoraux. Par exemple ceux qui impliquaient une certaine prostitution, ou des ébats outranciers, ainsi que des sacrifices trop sanglants, ou des pratiques de magie maléfiques.
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C’est dans ce même esprit, d’un certain puritanisme moralisateur, que Constantin fit, par exemple, mettre à mort, à Alexandrie, les prêtres homosexuels, dont le culte était censé garantir la bienfaisante crue annuelle du Nil.
Par ailleurs, l’extrême souci fédérateur de Constantin l’incitait aussi à rassembler, en sa capitale, de nombreuses statues des divinités provenant de temples divers, sans trop se préoccuper des réactions ou oppositions que pouvait provoquer un tel pillage.
À Constantinople, capitale de l’empire, ainsi que nous avons pu le voir, le christianisme fut néanmoins toujours strictement adapté, ou accommodé, par Constantin, à l’idée, on n’ose dire chrétienne, qu’il se faisait de sa propre essence, en tant qu’émanation de la Divinité. Il fit construire quatre ou cinq églises assez importantes, intra-muros, mais qui n’ont pas subsisté, car elles furent remplacées, ensuite, par des édifices beaucoup plus ambitieux, notamment sous le règne de Justinien.
Les textes, particulièrement ceux d’Eusèbe de Césarée, nous donnent néanmoins une première idée de la conception et de la réalisation de ces églises. Dans l’esprit de Constantin, elles constituaient la manifestation de son idée selon laquelle le Christ était une émanation divine comparable à la sienne.
Les diverses représentations sculpturales de la Cité, tout comme les noms donnés aux églises, entretenaient d’ailleurs une forme d’ambiguïté qui permettait aux tenants du paganisme de retrouver, dans les représentations proposées, des thèmes familiers de la foi païenne.
C’est ainsi que, par exemple, Eusèbe de Césarée mentionne des statues du Bon Pasteur, ou de Daniel avec les lions, mais qui, dans les deux cas, étaient des thèmes sculpturaux courants de personnages de la mythologie païenne.
Constantin donna aussi aux églises de Constantinople des noms de divinités, exprimant des vertus propres aux conceptions païennes de l’époque ; comme la (Déesse-ou-démone) Sagesse (transformée par la suite, en Sainte-Sophie), la (Déesse-ou-démone) Paix (dont l’équivalent à Rome était le célèbre Temple de la Paix), etc.
Toutes ces appellations païennes traditionnelles furent, après Constantin, remplacées par des prénoms de saints ou de saintes, engendrés parfois uniquement par simple analogie phonétique (Sophie = sagesse, Irénée = paix, etc.)
L’intolérance des premiers chrétiens, héritée de la monolâtrie juive antigoïm, et qui tient toute autre religion pour perverse et démoniaque ; après avoir été combattue par les empereurs romains, qui la considéraient comme une menace contre l’État et l’intelligence ; finira donc par séduire les prétendants au trône à la recherche d’un culte capable de restaurer l’unité de l’État menacée de toute part. C’est donc pour des raisons essentiellement politiques que le christianisme triomphera, mais dans la mesure où il se mit peu à peu aussi à adopter certaines des pratiques cérémonielles de la Rome ou de la Grèce ancienne.
Constantin a été en réalité un sceptique s’étant servi du christianisme comme d’un instrument, et prenant acte de l’accroissement numérique d’une secte dont il ne partage pas vraiment les convictions ; mais dont en tant qu’empereur romain il s’institue le Souverain Pontife (Pontifex Maximus) afin de se concilier sa force devenue partout présente dans l’Empire.
En ce qui concerne la religion chrétienne, Constantin eut en effet le génie de percevoir, ou de pressentir, que le pouvoir idéologique allait, infailliblement, lui appartenir. Aussi décida-t-il de prendre, lui-même, la direction de ce mouvement, et de le contrôler, tout comme l’empereur romain contrôlait, de plein droit, le culte de l’idéologie païenne en tant que Grand Pontife Suprême.
Et c’est dans ce souci de renforcer constamment la nécessaire cohésion du christianisme que Constantin, par exemple, s’impliqua personnellement dans les conflits théologiques, provoqués par les différents schismes qui menaçaient, constamment, l’Unité de l’Église. Constantin, n’hésitant jamais à recourir à la force, veilla toujours, avec soin, à ce que les courants minoritaires, déclarés hérétiques, soient éliminés. Au moins provisoirement et non sans tergiversation de sa part (voir le cas de l’arianisme).
Constantin devint d’autant plus aisément le chef incontesté de cette « Grande » Église (son pape ?) que ses nouveaux « textes sacrés » avaient été modifiés dans un sens très favorable aux Romains, et reprenaient bon nombre d’éléments païens très connus. Ni Grand Prêtre ni Prophète ne viennent, à
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aucun moment, dans les nouveaux Évangiles, oindre d’huile sacrée l’homme Jésus pour en faire un chef politique concurrent de l’empereur comme Bar Kochba. Mais celui-ci à sa naissance reçoit les offrandes de mages chaldéens, prêtres du dieu-ou-démon solaire Mithra. Jésus est donc acclamé par les bergers, compagnons habituels de cette divinité au moment où elle naît d’une grotte ou d’un rocher. Il devient un nouveau Mithra, un Nouveau Soleil (Néos Hélios). Mais pratiquement, que vaut une citation littéraire pour des foules illettrées ? Constantin mit en œuvre d’autres moyens pour fidéliser les communautés chrétiennes. Cette fidélité fut achetée par les très nombreuses subventions de toutes sortes dont il gratifia les diverses communautés.
Comme le nouvel empereur avait été soutenu par les chrétiens ainsi que nous l’avons dit, il les traita en favoris. Il en fit ses grands dignitaires, ses conseillers, ses généraux, la religion chrétienne devint « un peu plus égale que les autres ». En 324, après la défaite et la mort de Licinius, certaines formes de paganisme (les plus marginales) furent même interdites. Les magistrats ne furent plus autorisés à participer à ces cultes païens.
Constantin ayant compris à quel point les chrétiens se voulaient le nouveau peuple élu, il leur concéda, après leur appropriation du Livre consécutive à l’excommunication de Marcion ; celle, toute virtuelle, d’une patrie, la Palestine. Dans Jérusalem, devenue ainsi leur capitale spirituelle, il fit abattre les temples dressés autrefois par Hadrien, pour édifier sur leurs ruines des monuments à la gloire du Christ-Roi. Ces nouveaux Palestiniens ne furent jamais assimilés à des juifs, mais c’est néanmoins ainsi que s’édifièrent les lieux saints actuels du christianisme.
Pour le reste, outre les traitements de faveur accordés aux évêques et la mise à leur disposition des services publics, notamment de la poste impériale pour faciliter leurs déplacements ; Constantin avait assez d’esprit pratique pour comprendre que la vie quotidienne de son empire dépendait aussi de la bonne volonté de son administration ; non pas des dirigeants (honestiores), mais des 35 000 esclaves qui, globalement, assuraient la marche régulière de ses bureaux. Maintenir les salaires et autres avantages attachés à leur statut, proscrire toute nouvelle persécution antichrétienne pour garantir leur tranquillité, s’avéraient des conditions impératives pour la réalisation de l’union politique recherchée par lui.
La religion chrétienne devint donc le culte de Constantin, seul représentant du Dieu ou Démiurge Unique dans son empire en voie d’unification. Les chrétiens, originellement insoumis, se muèrent en une armée dont l’obéissance absolue au Maître constitua l’essentiel de leur religion, malgré les crimes commis par ce dernier, et dont on ne sait s’il mourut baptisé ou pas. Progressivement seul le culte du dieu-ou-démon chrétien fut autorisé (début de la persécution religieuse en Europe) et l’Église disposa désormais pour asseoir sa domination de la puissance impériale. En tout premier lieu de la force de sa bureaucratie, en second lieu de la violence de ses armes. Le premier usage qu’elle fit de cette autorité fut de poursuivre ceux qui n’étaient pas d’accord avec elle.
Constantin le grand mourut donc le 22 mai 337 à Ancyre (aujourd’hui Ankara). Se fit-il baptiser sur son lit de mort ? Cela n’est nullement certain, car le fait n’est attesté que dans la « Vie de Constantin » écrite aussitôt après sa mort par Eusèbe de Césarée, laquelle tient bien plus de l’hagiographie que de l’Histoire. En ce qui concerne l’Empereur lui-même, Eusèbe n’a pas hésité à remanier, à maintes reprises, sa biographie ; au gré des événements et des fluctuations de son envie de plaire ou de servir, en gommant des noms et en triturant les faits ou en les déformant. Comme tout homme politique de Droite ou journaliste de gauche qui se respecte dans la France de ce début de XXIe siècle.
En tout cas, quelle qu’ait pu être, déjà, l’importance de la mainmise de l’entourage chrétien de l’empereur sur les différents rouages du pouvoir ; ce ne fut pas une pièce de monnaie, spécifiquement chrétienne, qui fut émise à Constantinople, à cette occasion, mais une pièce montrant l’ascension vers l’Éther de Constantin, sur un quadrige (char) solaire ; comme celui qui est décrit par Eusèbe de Césarée, et qualifiant le monarque, par sa gravure, de divus, divin, dans le droit-fil de l’apothéose des empereurs païens (défunts).
Mais c’est peut-être en fait avec son mausolée, construit à Constantinople, que Constantin nous a le mieux livré le fond de sa pensée.
Il fit en effet édifier dans cette ville un édifice religieux où devait reposer son corps après sa mort. Ce projet constituait une rupture radicale avec l’apothéose des empereurs romains décédés, dont on brûlait le corps, et dont la divinité s’envolait au Ciel pour y rejoindre les dieu-ou-démons éternels. À ce principe de l’apothéose païenne, Constantin substitua en effet le principe de la résurrection des êtres d’émanation divine, à l’instar de Jésus-Christ. La lecture des évangiles ainsi que l’incessante ascension de l’Église chrétienne, avaient suffisamment influencé Constantin, pour l’amener à opérer une fusion inédite de l’idéologie chrétienne et de l’idéologie païenne. C’est ainsi que Constantin
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procéda donc à la mise en place fondamentale d’une structure architecturale et symbolique, rigoureusement symétrique, avec, à Jérusalem, la fondation du Saint-Sépulcre pour Jésus-Christ, et, à Constantinople, l’édification équivalente du mausolée du divin empereur.
DES VÉRITABLES ORIGINES DE LA PRÊTRISE DANS LE CHRISTIANISME.
(alors qu’il n’y a plus de prêtres dans le judaïsme depuis la fin du Temple de Jérusalem, les rabbins n’étant pas prêtres, et qu’il n’y en a jamais eu en islam.)
La quête initiatique païenne (par exemple à lona même avant saint Colomban) suppose une aventure intérieure au cours de laquelle l’être s’affine au gré des expériences (imrama, echtrai, et autres).
Le christianisme la remplacera par un parcours balisé par des actes sans cesse renouvelés d’obéissance à l’Église. Les diverses aislingi ou visions comme celle de Tondale sont très claires à ce propos.
Ainsi que chacun le sait ou devrait le savoir……
La parenté du christianisme naissant avec les mystères grecs est néanmoins à demi avouée par l’apôtre Paul, premier diffuseur de la doctrine, qui évoque la « révélation d’un mystère enveloppé de silence durant toute une éternité, mais aujourd’hui manifesté » (Romains 16, 25).
Voici en effet ce qui se produisit du moins d’après John Toland (et en résumé bien entendu) quand, au cours du IVe siècle, le maître de l’Empire romain reconnut la religion chrétienne.
Des multitudes d’hommes se déclarèrent alors du même parti religieux que l’Empereur à seule fin de lui plaire et de chercher fortune auprès de lui, ou pour préserver les places et les faveurs dont ils jouissaient. Ils continuèrent néanmoins d’être païens de cœur ou d’esprit et il est facile de comprendre qu’ils introduisirent alors leurs préjugés, dans la religion qu’ils avaient embrassée pour des raisons uniquement politiques.
C’est ce qui arrive toujours quand une conscience est contrainte par la force et non persuadée, ce qui se reproduisit à maintes reprises après le cas de ces païens d’ailleurs.
Les empereurs construisirent avec zèle des églises imposantes et mirent les temples païens, les sanctuaires, les fanums, ou les chapelles, à la disposition des chrétiens ; après quelques cérémonies d’expiation et après avoir fait placer le signe de la croix à l’intérieur pour en assurer la possession au Christ.
Leurs revenus ainsi que ceux des prêtres, des flamines, des augures, et de toute la tribu sacrée, furent redistribués au clergé chrétien ; y compris les habits, les étoles de lin blanc, les mitres, et les mêmes furent retenus pour les porter, avec quelques changements certes, mais infimes ; car c’était bien sûr en réalité uniquement pour mettre toute cette richesse, cet apparat et ces dignités au service du nouveau clergé.
Comme la recherche de son seul intérêt avait été l’unique raison ayant poussé le clergé primitif à introduire, pour son plus grand profit, tous ces mystères ; il s’érigea grâce à eux, en corps social distinct, bien que ne comportant pas encore autant d’ordres ou de degrés que par la suite.
On ne trouve guère en effet durant les dix premiers siècles de notre ère que des sous-diacres, des lecteurs, ou des fonctions similaires ; mais surtout pas des noms ou des titres comme pape, cardinal, patriarche, métropolite, archevêque, primat, suffragant, archidiacre, doyen, chancelier, vicaire, et ainsi de suite…
Le mystère ouvrit aussi la voie très rapidement, à ce genre d’accapareurs, sous prétexte de labourer les Vignes du Seigneur.
Les décrets et Constitutions sur les cérémonies et la discipline, destinés à accroître la splendeur de cette nouvelle classe sociale, eurent des conséquences curieuses et stupéfiantes sur l’esprit des ignorants ; et leur firent croire qu’ils s’agissaient vraiment de médiateurs entre Dieu ou le Démiurge et les hommes pouvant sanctifier certains moments, places, personnes ou actions. Moyennant quoi le
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clergé fut capable de faire n’importe quoi. Il s’arrogea le privilège d’être le seul interprète de l’Écriture sainte et avec lui celui de l’infaillibilité.
La description des fêtes de l’inauguration de Sainte-Sophie, en 562, par Paul le Silentiaire (un officier de la cour de Justinien) ; montre bien que tout ce qui n’était pas spécifiquement contraire à la morale de l’Antiquité tardive fut incorporé à la nouvelle liturgie élaborée par les chrétiens : procession, chants, jeux de lumière.
Comme l’a très bien établi John Toland dans son Nazarenus, les premiers vrais chrétiens (nazoréens, ébionites…) étaient juifs, et suivaient la loi de Moïse. Par conséquent, on peut en déduire que ce qui n’est pas d’origine juive dans le christianisme est nécessairement d’origine païenne ; et que les modifications de ce christianisme primitif qui sont apparues par la suite sont dues à des apports de chrétiens d’origine païenne. Voir aussi « Le christianisme sans mystère » section III paragraphe 67. Le christianisme primitif a par définition (on appelle ce phénomène acculturation aujourd’hui) été rapidement envahi de termes, de notions, ou de rituels, d’origine païenne.
Les sectes et factions chrétiennes s’accordent toutes à parler des mystères de la religion chrétienne, ajoute cet auteur dans son vibrant plaidoyer de 1697.
De même qu’il y avait plusieurs degrés, il y eut différentes sortes de mystères.
Les plus fameux étaient ceux de Samothrace, ceux d’Éleusis, ceux d’Égypte, ainsi que ceux de Bacchus, communément appelés orgies.
Voici comment, par qui, et pourquoi, ils furent introduits dans le christianisme, selon John Toland.
Les païens intéressés par le christianisme étaient en plus grand nombre que les juifs, et ils étaient habitués au pompeux cérémonial des cultes ou des mystères secrets en l’honneur de déités sans nombre.
Les chrétiens, eux, étaient soucieux d’aplanir les difficultés qu’ils pouvaient rencontrer sur le chemin pouvant les mener à leur religion. Ils pensèrent donc que le meilleur moyen de les gagner à leur cause était de composer en ce domaine.
NDLR Contrairement à ce que pense John Toland, baptême et Cène sont pourtant loin d’avoir été exclusivement chrétiens dès le début.
Jésus n’a jamais baptisé personne (il s’est fait baptiser par son cousin Jean dit le baptiste, ce qui n’est pas la même chose). Quant à la Cène, elle ne fut peut-être qu’un simple repas de Pessah juive. Pour le reste et à propos de tous ces sacrements chrétiens, John Toland a néanmoins parfaitement raison de préciser que les premiers chrétiens les transformèrent, en leur ajoutant des rites mystiques païens. Ils les administrèrent dans le plus grand secret et, afin de n’être en aucune circonstance inférieurs à leurs concurrents directs, ils ne permirent à personne d’y assister ; à l’exception de ceux qui auparavant y avaient été préparés, et y avaient même été initiés.
Afin d’inspirer à ces catéchumènes le plus ardent désir d’y participer, ils leur faisaient croire que ce qui était si habilement dissimulé derrière, c’était d’immenses et d’indicibles mystères. Le christianisme fut mis par eux au rang des cérémonies en l’honneur de Cérès ou des orgies de Bacchus ; car tel est souvent le résultat de trop de zèle ou de condescendance en matière de conversion à une religion, quand ce qui est recherché c’est le nombre et non la sincérité de ceux qui la professent.
Et quand les philosophes grecs eurent compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer d’une telle récupération du christianisme, cela empira de jour en jour ; car ils ne gardèrent pas que l’allure, le génie, et parfois les habits de leurs diverses sectes, mais aussi les opinions erronées qui s’y étaient attachées. Ils prétendirent employer leur philosophie à défendre le christianisme, mais ils mélangèrent tellement les choses que ce qui était avant clair pour tout le monde ne devint dès lors compréhensible que pour ceux qui avaient fait des études ; et que cela devint même de moins en moins évident de jour en jour à cause de leurs disputes ou de leurs vaines subtilités.
N’oublions pas que ces philosophes grecs ne voulaient pas faire plus mauvaise figure parmi les chrétiens, qu’ils ne l’avaient fait auparavant chez les païens ; mais qu’ils ne pouvaient y réussir sans avoir auparavant tout rendu obscur en utilisant certains termes, ou autrement, et avoir ainsi réussi à se rendre seuls maîtres de leur interprétation…
Les choses étant ce qu’elles sont, dans ces conditions, et les rites du baptême ou de l’eucharistie ayant été sensiblement augmentés, personne ne trouvera déplacé ici un bref parallèle entre les
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anciens mystères païens et ceux nouvellement marqués du sceau du christianisme. Ceci afin de bien montrer qu’ils étaient de même nature, quoique différents dans leur objet.
Leur vocabulaire était absolument identique. Les deux utilisaient les termes initiation et parfaits. Tous les deux appelaient leurs mystères myeseis, teleioseis, teleiotika, epopteia, etc.
Tous les deux considéraient l’initiation comme une sorte de déification. Et les deux appelaient de façon imagée leurs prêtres : mystagogues, mystes, hierotelestes…
Les préparatifs à leurs initiations étaient les mêmes. Les païens pratiquaient de nombreuses ablutions et lustrations, ils jeûnaient, ils s’abstenaient des femmes avant l’initiation ; bien que certains sages se soient moqués de ceux qui pensaient que de telles actions pouvaient suffire à leur faire expier leurs péchés ou à leur éviter les feux de l’enfer.
Les Pères de l’Église, ces si admirés Pères de l’Église, les imitèrent en tout point, et cela fut l’origine de la coutume de s’abstenir de certains types d’aliments, de fêter les anniversaires, ou, pour le clergé, de rester célibataire.
Les chrétiens tenaient leurs mystères aussi secrets que le faisaient les païens. Chrysostome le dit lui-même : nous fermons les portes quand nous célébrons nos mystères et nous en excluons les non-initiés. Basile de Césarée nous assure que le respect des mystères n’est préservé que par le silence. Synésius, lui, dit que les mystères des païens se déroulaient la nuit afin que la crainte dans laquelle on les tenait vienne de l’ignorance des hommes à leur sujet. Mais en quoi ce que l’on se permet de faire pour son propre parti serait-il blâmable dès que c’est fait par les autres, mon bon Synésius ?
Les chrétiens auraient-ils plus de droits aux mystères que les païens ?
Les Pères de l’Église faisaient très attention à parler seulement par allusions de leurs mystères devant des incroyants ou de simples catéchumènes. On trouve fréquemment dans leurs écrits à ce sujet des expressions du genre : l’initié sait, ou l’initié comprend ce que je veux dire.
De même que les païens, par une proclamation retentissante, faisaient sortir au préalable tous les profanes ; les diacres de l’Église primitive criaient avant la célébration d’un baptême, mais surtout de l’eucharistie « que les catéchumènes sortent, que les non-initiés s’en aillent » ; ou quelque chose de ce genre, car la forme a souvent varié.
Puissante faveur n’est-ce pas ? Sanctifier le monde en se servant d’un tissu de concepts incompréhensibles ou d’expressions sorties tout droit des discours hermétiques d’Aristote, des doctrines ésotériques de Pythagore, ou du jargon mystérieux par excellence des autres sectes de philosophes ; prétendant tous hautement détenir de rares et merveilleux secrets, mais ne devant pas être communiqués à la totalité des gens instruits, en tout cas jamais à un homme ordinaire…
Cyrille de Jérusalem nous a fourni un très intéressant développement de cette idée.
Si un catéchumène vous demande ce que le maître a enseigné, n’en dites pas un mot à qui n’a pas été initié, car nous vous avons confié un mystère et l’espoir d’une vie nouvelle. Gardez ce mystère pour celui qui le méritera. Et si quelqu’un vous demande « quel mal y aurait-il à ce que je l’apprenne, moi aussi ? » ; répondez-lui que si un malade demande du vin et qu’on lui en donne de façon déraisonnable, cela peut l’exciter outre mesure et causer ainsi un double mal. Le malade est achevé de la sorte et le médecin passe pour un mauvais praticien. De la même façon si un catéchumène parle de certaines choses sans avoir la croyance nécessaire, il en sera tout excité. Le fait qu’il ne comprendra pas ce qu’il entend le conduira fatalement à critiquer voire à s’en moquer.
C’est pourquoi le croyant qui lui en aura parlé devra être considéré comme un traître ayant livré des secrets. Maintenant que vous êtes un des nôtres, comprenez que vous ne devez révéler aucun de ces secrets, non parce que ce que nous disons ne mérite pas d’être répété, mais parce que les autres ne sont pas dignes de les entendre.
Quand vous étiez catéchumènes vous-mêmes, nous ne vous avons jamais révélé ce que nous allions vous proposer. Mais après avoir appris vous-même, d’expérience, le caractère sublime des choses qui sont enseignées, vous avez été aussi rapidement convaincus qu’effectivement les catéchumènes ne sont pas dignes de les entendre.
Les étapes et les degrés des initiations païennes ou chrétiennes étaient les mêmes. Les païens avaient cinq étapes à franchir avant d’arriver au stade de « parfait ».
La première : la purification commune.
La seconde : une purification plus privée.
La troisième : le droit de se tenir parmi les initiés.
La quatrième : l’initiation.
Et enfin le droit de tout voir, l’état d’épopte.
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Chez les chrétiens, la réintégration au sein de la communion de ceux qui avaient failli durant les persécutions [les lapsi] se faisait aussi en cinq étapes.
Idem pour les nouveaux convertis. Ils étaient appelés catéchumènes lors de leur période de préparation aux mystères, ensuite baptisés, et enfin époptes, parfaits ou croyants. Ce qui était ni plus ni moins que les noms et la définition des étapes obligées que devaient parcourir ceux qui voulaient devenir des disciples de Pythagore.
On pourrait pousser encore plus loin ce parallèle, mais cela suffit à montrer comment le christianisme est devenu mystérieux, et comment une institution si divine a rapidement dégénéré en pur paganisme à cause de l’ambition des prêtres et des philosophes.
Le mystère commença de s’y implanter solidement au second et au troisième siècle par le biais de différentes cérémonies.
Au baptême proprement dit furent ajoutés le fait d’ingérer du lait ou du miel, le signe de croix, un habit blanc.
Après des jeûnes et des veilles, des onctions, des baisers, il y avait après toute une série de questions et de réponses. Vinrent ensuite l’introduction de sel et de vin dans la bouche des baptisés, puis une seconde onction avec imposition des mains.
Dans les derniers temps, il n’y eut plus de limites aux cierges, aux exorcismes, aux exsufflations et autres extravagances d’origine païenne.
De là découla non seulement la croyance aux signes, aux présages, aux apparitions, et autres superstitions de ce genre répandues chez les chrétiens ; mais aussi les images, les autels, la musique, les dédicaces d’église et l’attribution à l’intérieur de ces bâtiments de places distinctes pour les laïcs (comme ils disent) ou le clergé. Alors qu’il n’y a rien de tel dans les écrits des apôtres, mais que tout se trouve par contre dans les livres des païens.
Il n’y a pas de plus haut degré de la passion la plus aveugle que celui qui consiste à introduire de telles singeries dans la religion ; mais comme le nombre croissant des chrétiens rendit rapidement tout rite secret presque impossible, afin de continuer à préserver ces mystères, les choses furent rendues incompréhensibles.
Sur ce point, nos soi-disant chrétiens ont dépassé les mystères des païens. La réputation de ces derniers demeurait en effet toujours à la merci d’une quelconque divulgation ou des imprudences de langage d’un initié. Mais les nouveaux mystères, ceux du christianisme, devinrent encore plus hors d’atteinte du sens commun et de la raison.
Les sophistes ne furent jamais plus en vogue qu’à l’époque de Paul. Plusieurs de ces sectes ayant alors embrassé le christianisme, ils trouvèrent le moyen de le mélanger avec les anciennes croyances dont ils ne voulaient pas se départir. Les plus grossières ou les plus fantaisistes erreurs des Pères de l’Église sont vraisemblablement dues aux divers systèmes philosophiques auxquels ils avaient cru avant leur conversion, et qu’ils entreprirent ensuite, follement, de concilier avec le christianisme ; pour le plus grand malheur de ce dernier comme nous allons le montrer. Certains transformèrent ainsi les absurdités métaphysiques de leurs philosophes adorés en articles de foi chrétienne, et poussèrent de hauts cris contre la Raison, dont l’évidence et la lumière auraient pu faire disparaître ces fantasmes. Car en philosophie comme en religion chaque secte a ses extravagances particulières, et les incompréhensibles mystères de la dernière répondent à merveille aux occultes secrets de la précédente. Ils ont été soigneusement élaborés dans le même but : clouer le bec de ceux qui demanderaient des explications ne pouvant leur être fournies, et les maintenir dans l’ignorance de leur véritable intérêt.
Fin de notre résumé de la position de John Toland, John Toland qui conclut non sans humour que Dieu lui interdit d’attribuer le même néfaste dessein aux actuels partisans des mystères en matière de religion.
Mais soyons encore plus tolandiens que Toland, et reconnaissons que saint Paul lui-même a vraisemblablement fini, lui aussi par composer avec la mystique grecque ; et si ce n’est pas lui, ce furent ceux qui ont diffusé ces écrits, en les remaniant au passage par amalgames, substitutions de termes, recomposition dans un ordre différent… ou, ce qui revient au même, en y ajoutant différents éléments.
Les chrétiens ont, grosso modo, repris les divers calendriers païens en cours à l’époque parce qu’ils n’avaient rien dans leur culte ou dans leur manière de vivre l’année, qui les différenciât du paganisme.
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Afin d’avoir, eux aussi, comme les juifs, un calendrier sacré, ils prirent le 25 décembre, date de naissance du dieu-ou-démon Mithra, comme date de naissance de leur christ. Les fêtes païennes du 24 mars se transformèrent en semaine sainte et le 1er novembre, fête druidique de Samon*, en Toussaint.
Le baptême et le repas de commensalité avec Dieu ou le Démiurge (la communion), pratiqués par les esséniens, les baptistes, et les premiers chrétiens, relèvent à l’origine du rituel ou du symbole, mais ne sont en aucun cas des rituels ou sacrements ayant une réelle efficacité magique. Il s’agissait simplement de se purifier ou de partager le pain et le vin en groupe. Pour les premiers chrétiens, seul Dieu ou le Démiurge était sacré, non ses Églises.
L’Église, qui à la suite d’Irénée ou de Tertullien, rejettera Marcion, gardera néanmoins son repas de commensalité avec Dieu ou le Démiurge rebaptisé « eucharistie », tout en développant à son sujet quantité de querelles scolastiques aussi absurdes que sanglantes (présence réelle ou symbolique du corps du Christ?)
La première modification d’importance de ces coutumes symboliques a sans doute été le fait d’évêques montanistes, vu les réactions violentes que suscitait leur fanatisme. Ils ont fait du baptême, mais aussi de l’eucharistie (influencée dans leur cas par le repas de commensalité avec le dieu-ou-démon du culte de certains dieux phrygiens) des rituels ou sacrements à l’égal du martyre qui, selon Tertullien, était une sorte de baptême sanglant… et définitif.
Rappelons encore une fois au passage que les rabbins ne sont pas des prêtres (et que les imams ne l’ont jamais été).
Né de la psalmodie juive des textes sacrés, le chant chrétien cherchait à l’origine, par l’effet de répétition, à raffermir la croyance en un Dieu ou Démiurge unique, et à propager l’essentiel du dogme.
Il était en bref, tout comme le catéchisme, basé sur l’autosuggestion à force de répétitions.
Ce genre de psalmodie est en effet à la fois prière et incantation magique. Mais la décision de Vatican II d’utiliser désormais les langues vernaculaires a ôté tout son mystère à cette liturgie dont les paroles sont devenues d’un simplisme à la mode consternant. Le remplacement du latin par les langues vernaculaires a montré que les paroles consciencieusement psalmodiées à longueur de journée par les chrétiens étaient en fait d’une atterrante banalité. Le croyant ânonne sa foi et une foi simpliste.
D’après John Toland (seconde édition de son christianisme sans mystère) Tertullien lui-même a reconnu que la multiplicité des signes de croix et des autres rites baptismaux ; la crainte maladive de faire tomber par terre du pain ou du vin ou de ne pas les recevoir que de la main d’un prêtre, au cours de telles cérémonies ; notamment celle du repas de commensalité avec les dieu-ou-démons rebaptisé « eucharistie » ; n’avaient pas l’ombre d’un précédent dans les Saintes Écritures. Et donc que tout cela venait seulement des coutumes et traditions païennes.
Raillée par Celse (178) Lucien de Samosate (125-192) et l’empereur Julien dit l’apostat (331-363) la dévotion à la croix suscitera même la controverse à l’intérieur du christianisme. Simple signe de reconnaissance au IIIe siècle, moins connu que le signe du Poisson d’ailleurs, elle se charge peu à peu au cours des IVe et Ve siècles d’une signification magique qu’elle n’avait pas au départ. Cette superstition de la croix n’entrera dans la liturgie chrétienne qu’au VIIIe siècle, non sans résistance d’ailleurs. Bien des siècles plus tard, les partisans de John Wyclif la mentionneront dans la cinquième et la huitième de leurs 12 conclusions.
Cinquième conclusion : les bénédictions et les exorcismes que l’on fait sur le vin, sur le pain, sur l’huile, le sel et la cire, sur la pierre de l’autel et les murs de l’église, sur les vêtements, la mitre, la croix et le bâton de pèlerin, sont plutôt des pratiques de nécromancie que des œuvres de théologie.
Huitième conclusion : Les pèlerinages que l’on fait à d’aveugles croix, à de sourdes images de bois et de pierre, et les prières que l’on répète devant elles ont une étroite parenté avec l’idolâtrie… « Si la croix du Christ, les clous, la lance et la couronne d’épines doivent être honorés, alors pourquoi ne pas honorer les lèvres de Judas, si on les retrouve un jour ? »
Il est vrai que cette rouelle devenue croix proclamait partout le pouvoir tyrannique de l’Église. Comme elle avait christianisé Jérusalem, elle supplantait les anciens cultes, s’érigeait aux carrefours, balisait les villes ; et faisait toujours peser sur les consciences s’éveillant à la liberté, le rappel de la violence avec laquelle parfois elle pouvait s’imposer (voir vie de saint Martin).
* Nom vieux celtique de la fête du premier novembre.
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LA PERSÉCUTION « NON DÉCLARÉE » DE JULIEN DIT L’APOSTAT (361-363).
OU LE RETOUR EN FORCE DE LA LAÏCITÉ.
Constantin le Grand, tyran cruel et sanguinaire, se serait converti à la religion chrétienne sur son lit de mort.
Enfin paraît-il ! Le sénat et ses fils semblent lui avoir organisé une discrète cérémonie d’apothéose y compris sur les monnaies frappées sur ordre de son fils Constance II pour l’occasion et son biographe officiel Eusèbe de Césarée n’était pas à Rome à ce moment-là, alors…
Tout aussi fin politicien, Constance II, fils et successeur de Constantin, ordonna, dès son avènement, le massacre de toute sa parenté. Tous les oncles et les neveux du nouvel empereur furent égorgés par la soldatesque déchaînée. Seuls Julien et Gallus, son frère aîné, échappèrent à l’hécatombe, sauvés par un prêtre chrétien moins sanguinaire que les autres.
Le 6 novembre 355, Julien, une nouvelle fois convoqué à Milan par son cousin Constance, fut nommé César.
On ne connaît pas clairement les raisons de cette nomination. Sans doute Constance espérait-il secrètement que Julien, s’il ne trouvait pas la mort sous les coups des féroces Germains, commettrait quelque imprudence politique, ce qui lui permettrait de l’éliminer en toute légalité, sans scrupules religieux excessifs et sans encourir les reproches acerbes de son épouse. Dans le dessein de discréditer son nouveau collègue, Constance ne lui avait d’ailleurs conféré que des pouvoirs symboliques et avait truffé son entourage d’espions à sa solde.
Fait totalement inattendu, le jeune philosophe se révéla un excellent chef de guerre. Il écrasa les Alamans à la bataille d’Argentoratum (Strasbourg 357), repoussa les barbares outre-Rhin et mit fin aux incursions pillardes des Francs en Belgique. Il osa même pénétrer jusqu’au cœur des forêts de Germanie, là où aucune armée romaine ne s’était aventurée depuis l’époque de Trajan et où aucune ne s’aventurerait plus après lui.
Bref le César « Julien » travailla si bien qu’en 359, « l’imperium romanum » était rétabli des Pyrénées au Rhin.
En 360, Constance voulut réquisitionner les soldats de Julien pour sa campagne contre les Perses. Mais les légionnaires refusèrent d’obtempérer. Ils n’avaient nulle envie de risquer leur peau dans les déserts mésopotamiens sous le commandement d’un aussi piètre chef de guerre que Constance. Rassemblés à Lutèce les soldats se révoltèrent et proclamèrent Julien empereur en l’élevant sur un bouclier, à la mode franque.
Constance mourut avant l’affrontement. Julien fut donc reconnu comme seul souverain de l’Empire, le 3 novembre 361.
Écœuré par les crimes de Constance et de son entourage chrétien autant que par les intrigues des évêques ; Julien comprit rapidement que le christianisme ne pouvait être cette religion d’amour qu’avait prétendument prêchée le Jésus-Christ que les chrétiens disaient être fils de Dieu et dieu lui-même… Il entreprit donc de rétablir, en le réformant toutefois et en l’organisant sur le modèle des religions orientales, l’ancien culte païen. Puis il revint sur les privilèges accordés par ses prédécesseurs à la hiérarchie chrétienne. Dans son zèle à réparer les conséquences du fanatisme des talibans du christianisme ayant prévalu jusque-là : les parabolani comme Barsumas), il commit quelques maladresses difficilement pardonnables. Il ordonna par exemple de relever les anciens
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temples en ruine, y compris avec les matériaux que les chrétiens avaient parfois prélevés sur eux pour construire des églises ; ce qui entraîna évidemment la ruine de ces dernières… et lui valut pour l’éternité l’épithète d’apostat.
Cependant, s’il accora sa préférence au culte païen ainsi rénové, dont il fit d’Hélios, le Dieu-ou-Démon Soleil, la divinité suprême, il n’en interdit aucun, y compris le christianisme ; et promulgua au contraire, dès 360 ou en 362 (pour tout l’Empire) des « édits de Tolérance ». Il professait que toutes les religions n’étaient que des manières diverses d’honorer le Dieu-ou-démon unique Hélios (qu’il assimilait, semble-t-il, à Mithra) et il entendait ne combattre activement que le fanatisme ou les erreurs de mauvaise foi en ce domaine.
Il ne réorganisa pas d’ailleurs que la religion traditionnelle, mais aussi l’administration de l’Empire, qu’il débarrassa de quelques Orientaux intrigants ou profiteurs, et rendit au Sénat plusieurs de ses prérogatives. Il réforma l’armée et fit remplacer sur les étendards le labarum ou chrisme constantinien par l’inscription Sol Invictus. Il assainit enfin les finances publiques en retirant ici également, aux membres du clergé chrétien, certains de leurs privilèges, comme celui de voyager aux frais de l’État. La situation économique désastreuse qu’avait connue l’Empire depuis Dioclétien commença donc à se redresser, grâce à une active circulation monétaire.
Soucieux de rétablir la vérité et l’honnêteté partout où cela lui était possible, Julien fit même faire des recherches dans les archives de l’Empire au sujet de la condamnation au supplice de la croix d’un certain Jésus, en Palestine.
Ces recherches n’ayant apparemment pas donné les résultats escomptés, il entreprit de montrer aux chrétiens qu’ils étaient dans l’erreur ; et voulut alors, en prenant le contre-pied de la thèse de Justin selon laquelle les chrétiens seraient le Verus Israël, démontrer que le christianisme n’était au contraire rien de plus qu’une hérésie du judaïsme. Voulant, un peu naïvement à vrai dire ; faire mentir la prophétie attribuée au nazoréen Jésus et suivant laquelle il ne resterait pas pierre sur pierre du Temple de Jérusalem (Marc XIII, 2) ; ce qui s’était tragiquement réalisé après les victoires de Titus en 70, et la défaite de Bar Kochba en 135 ; il ordonna de faire reconstruire le sanctuaire, apparaissant ainsi aux yeux des juifs comme un nouveau Cyrus.
Il écrira aussi un pamphlet contre les Galiléens (chrétiens), où il s’en prendra spécifiquement à ceux qui vénéraient Jean et Jésus. Dans cette œuvre, Julien s’inspirera à la fois de Porphyre et de Celse, mais il est, de l’avis d’Harnack, plus proche de celui-ci que de celui-là. Ce qui s’explique tout naturellement si Celse était un de ses familiers. Il y conteste d’ailleurs moins les faits relatés dans les Évangiles qu’il ne soulève les contradictions contenues dans ceux-ci, et dans la doctrine de ceux qui les tiennent pour inspirés par Dieu. Dans son esprit, le Dieu de Moïse était évidemment aussi celui des chrétiens qu’il appelait « Galiléens » ; et qu’il considérait comme des israélites hérétiques, puisqu’ils assimilaient en effet le Jéhovah de la Bible hébraïque au Dieu créateur (dont Jésus-Christ serait le fils tout en lui étant identique ?) ; tandis que le Dieu de Platon, pour lui, était la partie immatérielle d’Hélios, la Divinité suprême et parfaite.
Ce qui ne put évidemment qu’aviver encore la haine des chrétiens genre Grégoire de Naziance contre cet empereur qui avait aboli les privilèges de leur clergé et remis en honneur le culte de Sol Invictus.
Julien maniait du reste aussi bien la plume ou plus exactement le calame qu’il dirigeait ses armées. Il fut l’auteur de plusieurs traités de théologie, dont les plus remarquables sont le « Discours sur la Mère des dieux », écrit probablement au moins de mars 362 ; et surtout le « Discours sur Hélios-Roi », rédigé en décembre de la même année, puis rendu public le 25 de ce mois pour le Dies natalis invictus ; ce qui montre que Julien assimilait bien le Soleil invincible à Mithra, puisque c’est le 25 décembre que les fidèles de ce dernier fêtaient la nativité de leur dieu-ou-démon. Les hellénistes de l’époque n’hésitèrent pas à juger ce dernier écrit digne des œuvres d’Empédocle et de Parménide. Julien y exposait notamment sa conception, inspirée de ce qu’il y avait de plus louable dans les doctrines gnostiques de son temps, de la triple nature d’Hélios : sa nature matérielle, le soleil que l’on voit briller au ciel dans la journée ; sa nature spirituelle, celle qui emplit l’âme des justes d’une lumière intérieure ineffable ; et enfin sa nature divine, qui l’apparente au Theos de Platon.
En fait il n’y a pas eu UN édit de tolérance, mais de nombreuses mesures législatives allant dans ce sens. C’est-à-dire des abrogations de mesure faisant du christianisme une religion privilégiée par rapport aux autres.
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André Piganiol pense que Julien publia (probablement en 362 à Constantinople) un édit qui ordonnait la restitution aux temples païens des biens et des revenus que les chrétiens avaient accaparés durant les règnes de Constantin et de ses successeurs. Un autre édit permit encore le retour dans leur diocèse des dignitaires chrétiens qui avaient été exilés par Constance. L’existence de cet édit est confirmée par Théophylacte d’Achrida (ou « le Bulgare »), un obscur historiographe byzantin du Xe siècle, qui précise également qu’il fut affiché à Alexandrie le 9 février 362.
Un écho de ces mesures se retrouve chez un historien moins confidentiel, en l’occurrence chez Ammien Marcellin (Histoires, livre XXII, 5) : « (…) Par des édits clairs et formels, il enjoignit de rouvrir les temples, et d’offrir de nouveau des victimes aux autels abandonnés. Pour assurer l’effet de ces dispositions, il convoqua au palais tous les évêques divisés entre eux de doctrine, et les représentants des diverses sectes qui partageaient le peuple, et leur signifia, bien qu’avec douceur, qu’il fallait que les disputes cessassent, et que chacun pût sans crainte professer le culte de son choix. S’il se montrait si tolérant sur ce point, c’est qu’il comptait bien que la liberté multiplierait les schismes, et que de la sorte il n’aurait pas l’unanimité contre lui, sachant par expérience que divisés sur le dogme les chrétiens sont les pires des bêtes féroces les uns pour les autres ».
Comme sous son prédécesseur Constance, l’Affaire Athanase fut le grand problème chrétien du règne de Julien.
Athanase, évêque d’Alexandrie, avait réussi à s’échapper après la victoire des ariens sous Constance.
L’édit de tolérance de Julien permit son retour.
Georges de Cappadoce (saint Georges), l’évêque arien qui le remplaçait sur le trône patriarcal, fut massacré par la foule et les lambeaux de son corps jetés dans le Nil.
À peine revenu au pouvoir, Athanase, qui se considérait comme le véritable chef de la chrétienté, convoqua, avec l’approbation du pape Libère, un synode qui permit le retour sans condition dans la communion de l’Église des prélats qui avaient souscrit aux canons des conciles de Rimini et de Constantinople et qui vouaient les ariens aux gémonies. Ce fut le début de la fin de l’arianisme dans l’Empire romain.
Mais l’empereur Julien, qui, grâce aux archives impériales, avait pris connaissance du passé trouble d’Athanase et de sa condamnation par quatre conciles, s’indignait de voir un criminel comme lui usurper un siège épiscopal aussi éminent qu’Alexandrie. Il ordonna donc la destitution et le bannissement hors d’Égypte d’Athanase. Profitant d’un moment d’hésitation du gouverneur romain, le patriarche, prudent, retourna dans son ermitage du désert. « Le Charpentier (=Jésus) prépare un cercueil (pour Julien) », annonçait le patriarche d’Alexandrie aux foules fanatisées qui venaient le visiter dans son église du désert.
Ces mesures tolérantes sont aussi confirmées par les témoignages de divers auteurs contemporains y compris de façon négative par les délires paranoïaques ou psychopathes de saint Grégoire de Naziance.
« Il (Julien) comprend qu’en venir à une guerre ouverte et prendre ouvertement la tête de cette tentative impie, outre que ce serait à la fois téméraire et stupide, serait à tous égards préjudiciable à son objet… Ce qui était encore plus inhumain, il a fait de l’exercice de sa tyrannie aux foules… Et il agit ainsi non pas en prenant un édit, mais en ne réprimant leurs explosions de violence, faisant ainsi de leur volonté ou de leur déchaînement une loi non écrite…… mais le rôle le plus doux et le plus débonnaire, la persuasion, il se le réserve pour lui-même » (Saint Grégoire de Naziance, premier discours contre Julien.)
Bref, Julien fut persécuteur parce qu’il n’a pas persécuté, mais a préféré négocier. Il a ainsi privé les chrétiens de son temps, de la couronne du martyr, et pour saint Grégoire, c’est impardonnable.
Le Ciel, qui avait jusque-là paru favoriser dans toutes ses entreprises cet empereur, arrivé au faîte de sa gloire, se détourna soudain de lui.
Julien avait fait reconstruire à Daphné, faubourg d’Antioche, un temple dédié à Apollon, sur le seuil duquel cependant avait été inhumé l’évêque chrétien Babylas. Les oracles du Dieu-ou-démon solaire se raréfiant, le desservant du temple avait attribué la chose à cette sépulture, et Julien avait donc
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ordonné à son oncle de faire exhumer les restes de Babylas puis de les faire transporter ailleurs. Ils furent donc transférés au cimetière d’Antioche, escortés par des chrétiens de l’endroit maudissant bruyamment les adorateurs de statues. Or lulianus mourut peu de temps après, dans des circonstances inexpliquées, et le 22 octobre 362, un violent incendie détruisit de fond en comble le temple d’Apollon en question.
Ces catastrophes suscitèrent une agitation extraordinaire parmi les chrétiens. Ils ne manquèrent pas de les interpréter comme un encouragement de leur Dieu, et ils s’opposèrent de plus en plus frénétiquement à celles des décisions de l’empereur qu’ils estimaient ne pas pouvoir accepter, voire se mirent de plus en plus activement à conspirer contre lui. Ils se prépareront même à assassiner l’empereur sans s’en cacher. Dans un dialogue entre Libanius et un chrétien, Théodoret ; un parabolan dont on mesurera le fanatisme au fait même qu’il n’est autre que cet évêque de Cyr qui se vantera plus tard d’avoir brûlé des textes considérés comme hérétiques par lui ; fait demander par Libanius à ce taliban du christianisme : « Que fait maintenant le fils du charpentier ? – Le dieu créateur du monde, que tu appelles ironiquement le fils du charpentier », lui répond son interlocuteur, « prépare un cercueil pour ton maître ».
Il y eut d’ailleurs d’autres provocations de la part des parabolans ou talibans du christianisme.
Le sabotage des travaux de reconstruction du Temple de Jérusalem.
La destruction du temple de la Fortune à Césarée de Cappadoce.
La destruction à Pessinonte, sous ses propres yeux, de l’autel de Cybèle, mère des dieux, une divinité à la gloire de laquelle il avait composé un magnifique traité, un des plus beaux que l’Antiquité nous a transmis…
Cependant, Julien ne se vengea de ces affronts (voire de ces crimes) que par un pamphlet génial, le Misopogon (= « L’Ennemi des barbus »). Cette satire mordante, autant dirigée contre sa propre personne que contre les frivoles habitants d’Antioche, constitue un véritable chef-d’œuvre ! Un document psychologique de tout premier ordre. Aussi important (et certainement de lecture beaucoup plus agréable) que les célèbres « Confessions » du sinistre saint Augustin.
« Mon chant est en prose, il renferme beaucoup d’injures, et de sanglantes, non pas contre les autres, j’en atteste Zeus : le pourrais-je ? La loi le défend ; mais contre le poète lui-même et contre l’écrivain. Or, aucune loi ne défend de se louer ou de se blâmer soi-même. Me louer, je le voudrais bien, mais je ne le puis ; me blâmer, je le puis de mille manières. Et d’abord, commençons par le visage. La nature, j’en conviens, ne me l’avait donné ni trop beau, ni agréable, ni séduisant, et moi, par une humeur sauvage et quinteuse, j’y ai ajouté cette énorme barbe…
… Pour ma part, en y songeant, je vois que je me suis fait bien d’autres torts à moi-même. En venant dans une ville libre, qui ne peut pas souffrir qu’on ait le poil négligé, je suis arrivé, comme s’il n’y avait plus de barbiers, sans me faire raser et le menton garni d’un épais pelage. On croyait voir un Smicrinès ou un Thrasyléon, un vieillard bourru ou un soldat extravagant, lorsque j’aurais pu, avec la parure, me donner l’air d’un joli garçon, et me faire jeune, sinon d’âge, au moins de manières.…
……… As-tu donc oublié que nous sommes bien loin d’être des Celtes, des Thraces, des Illyriens ? Tu ne vois donc pas tout ce qu’il y a de boutiques dans cette ville ? Car tu te mets à dos les boutiquiers en ne leur permettant pas…
… ne soyez donc pas étonnés si je suis aujourd’hui dans les mêmes sentiments envers vous, moi, un sauvage, plus farouche et plus fier que Caton, comme les Celtes le sont plus que les Romains. Caton, restant dans la ville qui l’avait vu naître, parvint à une grande vieillesse au milieu de ses concitoyens. Et moi, à peine arrivé à l’âge viril, j’ai séjourné parmi les Celtes et les Germains, en pleine forêt Hercynienne, et j’ai vécu avec eux durant longtemps, comme un chasseur en lutte et en guerre avec les bêtes fauves, mêlé à des gens qui ne savent ni faire la cour, ni flatter et qui préfèrent à tout le reste la simplicité et la liberté de parole, de la même façon avec tout le monde.……
… Quant aux injures que votre malice a vomies contre moi, soit en particulier, soit en public, dans des vers anapestes, je vous ai permis, en m’accusant moi-même, d’user encore d’une plus grande liberté. Non, jamais je ne vous ferai pour cela le moindre mal : pas de tête coupée, de fouet, de fers, de prison, d’amende. À quoi bon ? Puisque la vie réglée que vous me voyez mener avec mes amis vous semble méprisable et importune, puisque je ne vous offre point un spectacle qui vous agrée, j’ai résolu de quitter cette ville et de m’éloigner ; non que j’aie l’espoir assuré de plaire à ceux chez qui je vais, mais parce que je crois qu’il vaut mieux, si je suis frustré de l’espérance de leur paraître beau et bon, leur communiquer quelque chose de ma rudesse et ne plus infecter cette cité florissante du mauvais parfum de ma modération et de la sagesse de mes amis. Etc… Etc…» (Julien, Misopogon).
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LA MORT DU DERNIER EMPEREUR PHILOSOPHE.
En 363 Julien quitte donc cette ville chrétienne qui l’a si mal reçu et part en campagne contre les Parthes, qui constituaient depuis longtemps un grave danger pour Rome. Elle fut habilement conçue et menée de main de maître. Un premier corps d’armée de 30 000 hommes, placé sous le commandement du général Procope, avait franchi le Tigre ; avait fait sa jonction avec le roi d’Arménie, allié aux Romains, et s’était répandu en Médie occidentale pour rejoindre l’armée de Julien à Ctésiphon (sud de l’Irak). Avec 45 000 hommes, ce dernier marcha sur Babylone, dans les environs de laquelle il comptait, en l’encerclant, écraser l’armée parthe du roi Chapour ou Sapor II. En latin.
Mais la division s’était installée dans l’armée que commandait Julien. De surcroît, il se produisit à nouveau une série d’événements de mauvais augure. Un des conseillers de l’empereur, Maxime d’Éphèse, qui était aussi devin (on dirait aujourd’hui voyant) l’engagea à n’en tenir aucun compte, pourvu seulement qu’il évite « de pénétrer dans les champs phrygiens ». Julien prit cette prédiction à la lettre : la Phrygie étant loin derrière lui ; il n’avait donc rien à craindre.
Hélas ! L’ultime engagement qu’il mena, victorieusement d’ailleurs, le 26 juin 363, se déroula près d’un endroit qui s’appelait précisément, mais il le sut trop tard, les Champs phrygiens !
C’est au cours de cette bataille, alors qu’elle évoluait à l’avantage des légions romaines, que l’empereur fut atteint par un javelot qui s’enfonça profondément dans son flanc droit, lui transperçant le foie. Ce trait lui avait-il été décoché par un légionnaire chrétien ? Ce n’est pas prouvé, mais c’est on ne peut plus probable. Julien voulut l’extraire lui-même de sa plaie. Mais, perdant son sang en abondance, il comprit que c’était la fin. Il mourut quelques heures plus tard, à la grande stupeur de ses soldats.
À croire Édouard Gibbon dans son ouvrage sur la chute de l’Empire romain. « Il désapprouva leur douleur et les supplia de ne pas gâcher par des larmes de faiblesse la mort d’un prince qui, dans quelques instants, allait se trouver uni au ciel et aux étoiles… telle fut la fin de cet homme extraordinaire, dans la trente-deuxième année de son âge ».
Les chrétiens exultèrent. « Dieu et son Christ ont vaincu », s’écriera Théodoret. Une des premières décisions de Jovien, le successeur de Julien, sera de rappeler d’exil le patriarche Athanase, et Grégoire de Nazianze brossera de lui le portrait haineux que nous avons évoqué plus haut. Les historiens chrétiens pensent que Julien, s’il avait régné plus longtemps, aurait fini par vraiment persécuter les chrétiens. Mais cela ne fut pas le cas. Il n’y eut qu’une mise sur un pied d’égalité tant des anciens cultes païens que des sectes ou hérésies chrétiennes comme l’arianisme.
Certains auteurs comme Grégoire de Nazianze voient dans cette mesure une arme pour affaiblir le christianisme. C’est possible, mais on peut aussi tout simplement penser que l’empereur souhaitait seulement renforcer l’unité idéologique de l’Empire avant sa grande guerre contre les Perses.
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LES DERNIERS SOUBRESAUTS LAÏCS
(JUSQU’AU 4e SIÈCLE JUSQU’EN 390).
Les intellectuels païens ont évidemment très tôt dénoncé les différentes impostures du christianisme. Une telle polémique a existé dès les commencements ou presque ; et les écrits des « pères de l’Église » eux-mêmes indiquent assez qu’ils se sont constamment trouvés dans la nécessité de défendre ce que l’intelligentsia « païenne » regardait comme une fable absurde et forgée de toutes pièces ; sans le moindre commencement de preuve historique.
Cette critique païenne du christianisme était double. Elle succédait à la fois à la critique païenne du judaïsme, mais aussi, dans une certaine mesure, à la critique juive du christianisme.
Les intellectuels grecs et romains des trois premiers siècles de notre ère tiennent les chrétiens, à juste titre d’ailleurs, pour une secte s’étant donné comme but de conquérir l’Humanité tout entière, bien que prétendant mépriser les choses de ce monde.
Un des premiers exemples en est Lucien (125 – 192) écrivain satirique né à Samosate en Syrie (actuelle Turquie). Il voyagea dans tout l’Empire romain avant de s’établir en Égypte où il mourut. Ses nombreux écrits abordent tous les genres, y compris celui de la religion. Pour lui tout est allégorie. On en a un très bon exemple dans son essai sur Hercule qui est typique à cet égard. Il prête à un druide marseillais ses propres idées sur Hercule et la démocratie : privilégier la parole et le discours à l’emploi de la force brute.
Son « Sur la mort de Pérégrinos » rédigé peu après 165, compte parmi les ouvrages les plus célèbres, à cause de ses allusions aux chrétiens. Il s’agit en effet d’une des toutes premières satires du christianisme et il témoigne d’une liberté d’esprit à l’égard des religions (de toutes les religions) impossible aujourd’hui dans des pays comme la France ou les Pays-Bas.
Lucien démontre dans son livre, non sans humour, à quel point les chrétiens sont des gens peu intéressés par les philosophes, mais très doués pour en faire apparaître comme des lapins sortant du chapeau d’un magicien. Le héros de son roman est en effet un escroc de la pire espèce, exactement comme certains néo-druides d’aujourd’hui aux noms initiatiques se terminant en – os ; qui profitent de la naïveté du public, afin de lui soutirer de l’argent, pour la plus grande gloire de Dieu évidemment ; et devenir un de leurs chefs charismatiques, en se faisant passer pour un martyr.
Pérégrinos a vraiment existé ainsi que nous l’avons vu. Son histoire commence dans la colonie romaine de Parium, sur l’Hellespont, où il naît, en 95, dans une famille aisée. Après un conflit avec son père, il se serait converti au christianisme et serait devenu « prophète », voire même comme saint Paul un des chefs de la communauté ; il explique les écritures judéo-chrétiennes et rédige lui-même plusieurs livres à ce sujet. Mais si Pérégrinos a vraiment existé en tant que meneur chrétien, il a été quand même vraisemblablement caricaturé par Lucien. Il faut bien le reconnaître, Lucien ayant toujours fait preuve d’une totale liberté intellectuelle vis-à-vis de ce courant de pensée, comme de tous les autres d’ailleurs. Ce qui est loin d’être le cas de nos pseudo-intellectuels d’aujourd’hui. Si Lucien s’amuse à raconter cette histoire dont il rit, cela montre bien l’état d’esprit qui régnait encore au cours du IIe siècle. L’opuscule de Lucien constitue un témoignage direct sur le sentiment religieux et les croyances de son époque. Reflétant un vécu qui privilégie l’individu, il nous fait découvrir des personnalités complexes qui se complètent. Lucien s’amuse à narrer l’expérience de Pérégrinos, prédicateur itinérant idéaliste et vaniteux en quête de renommée, qui va jusqu’à l’auto-immolation par le feu, afin de montrer aux hommes comment il faut mépriser la mort. S’il faut prendre son témoignage avec quelque recul, il éclaire la manière dont les foules pouvaient se laisser séduire.
Un autre des grands intellectuels de ce temps fut Celse.
Celse tenait le philosophe néo-platonicien Jamblique en très haute estime. Aussi est-ce probablement sous son inspiration que fut écrit le célèbre « Discours véridique contre les chrétiens », qui débute,
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après un bref préambule, par une prise à partie de Jésus par un juif. Le « Discours véridique » de Celse est dirigé contre tous les chrétiens indistinctement, « orthodoxes » ou « hérétiques ». À plusieurs reprises d’ailleurs il souligne la multiplicité de leurs sectes, et s’en prend aussi aux affirmations des gnostiques. Ce qu’il reproche aux chrétiens, quels qu’ils soient, c’est le caractère totalement irrationnel de leurs croyances. Celse accuse d’ailleurs à plusieurs reprises Jésus d’avoir pratiqué la goétie, autrement dit d’être un sorcier ou un magicien.
Philostrate, né vers 175 à Lemnos, a écrit l’histoire de la vie d’Apollonios de Tyane. Apollonios de Tyane naquit en Cappadoce (actuellement en Turquie centrale), en l’an 4 avant notre ère, précisément l’année que l’on suppose être celle de la naissance de Jésus. Il était grand, beau et remarquablement intelligent. À quatorze ans, ses maîtres ne purent continuer à l’instruire, car il en savait déjà plus qu’eux. À seize ans, il entra au Temple d’Esculape et prononça les vœux pythagoriciens. Vivant une existence ascétique, il développa bientôt, à un degré surprenant, ses dons de voyant et de thérapeute.
Dans le même temps, il s’attacha vigoureusement à défendre la justice sociale en attaquant ceux qui exploitaient les pauvres. Philostrate relate un incident à propos d’une spéculation sur les grains devenus, de ce fait, trop chers pour les déshérités. Consterné, le jeune Apollonios apostropha ainsi les marchands de blé : « La terre est notre mère à tous, s’écria-t-il, car elle est juste, mais vous, vous êtes injustes et prétendez monopoliser cette mère à votre seul profit ; si vous ne vous repentez pas, je ne permettrai pas que vous y demeuriez ». Sa menace produisit l’effet escompté et arrêta un temps les spéculateurs sans scrupule. Dommage qu’il n’ait pas vécu au XXIe siècle !
Un autre des plus célèbres représentants de cette réaction païenne fut Porphyre de Tyr (232-305), un Phénicien hellénisé, expert en religions comparées, dont le nom original était Malkos, ce qui veut dire Prince, en phénicien. Il commença par étudier la philosophie dans les écoles d’Athènes pendant environ six ans, auprès d’un rhéteur appelé Longin. Certains auteurs pensent d’ailleurs que c’est ce Longin qui lui aurait conseillé de changer son nom de Malkos en Porphyrios, le pourpre étant la couleur des princes, une spécialité de sa ville natale. Porphyre devint rapidement un expert en interprétation allégorique, ce qui lui permit plus tard de voir à quel point les chrétiens en abusaient (contradictions transformées en mystères, présentations erronées des faits transformées en paradoxes et ainsi de suite).
Le sens exact des textes de la Bible a en effet toujours fait problème pour les chrétiens. Comment Jésus peut-il avoir été, par exemple, emmené au sommet d’une montagne d’où l’on pouvait voir tous les royaumes du monde (Matthieu 4, 8 ; Luc 4, 5) PUISQU’UNE TELLE MONTAGNE N’EXISTE PAS !
Défense des chrétiens de l’époque, et d’aujourd’hui : la Bible n’est pas toujours à prendre au pied de la lettre. Ce n’est qu’une immense suite d’allégories inspirées par Dieu, pleines de paradoxes ou de mystères.
Comme beaucoup d’autres philosophes de ce temps, Porphyre sympathisa ensuite avec divers mouvements de pensée, avant de s’engager définitivement dans le néo-platonisme. Certains auteurs pensent d’ailleurs que Porphyre fut aussi un temps tenté par le christianisme. La pensée de Porphyre lui ressemble en effet beaucoup sur certains points (l’âme à la recherche de Dieu ne trouve jamais le repos, etc.). Ce qui ennuyait notamment beaucoup saint Augustin, qui l’admirait, et qui fut obligé de reconnaître qu’il n’avait donc pas toujours complètement tort.
La ressemblance entre certaines idées chrétiennes et celles de Porphyre tient néanmoins surtout au fait que Porphyre connaissait très bien le christianisme, et qu’il se plaçait sur son propre terrain pour le combattre.
Porphyre connaissait bien la Bible (il est un des premiers à avoir souligné qu’il est impossible que Jonas ait pu être avalé par un poisson ou une baleine) notamment les prophètes ; et les évangiles (qu’il trouvait dénués de toute valeur philosophique ou même littéraire, vu la piètre qualité de leur grec). Il a en outre vraisemblablement assisté à des prêches ou à des lectures publiques d’Origène à Césarée (dont il sortit déçu). Saint Jérôme écrivit d’ailleurs son grand commentaire du Livre de Daniel uniquement pour contrer sa dévastatrice analyse des prophéties bibliques (prophéties toujours écrites après coup évidemment, et pas avant, ce qui serait trop beau). Porphyre connaissait aussi très bien la Palestine, la Syrie, et Alexandrie, qu’il avait visitées étant jeune, ce qui lui permit de voir que certains récits évangéliques étaient inexacts ; par exemple ceux qui relatent l’histoire des démoniaques gadaréniens (Matthieu 8, 28-34 ; Marc 5,1-20 ; Luc 8, 26-39).
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À Rome Porphyre écrivit en grec un livre en 15 parties, connu plus tard sous le nom de Logoi Kata Christianon (Propos contre les chrétiens). Très lu jusqu’en 311, année où Galère promulgua son édit de Tolérance, cet ouvrage devint la cible de toutes les attaques de la nouvelle secte. Devenue religion d’État la secte victorieuse obtint l’autodafé de tous les exemplaires existants et ces 15 essais contre les chrétiens furent donc condamnés à être brûlés.
Le titre Logoi Kata Christianon n’est pas le titre originel donné par Porphyre à son livre, et n’est attesté qu’au début du haut Moyen-âge. Ce que nous en savons vient des références, des citations ou des paraphrases, critiques évidemment, disséminées ici ou là dans les écrits de toute une armée d’auteurs chrétiens du IIIe au IVe siècle, comme Eusèbe ou Apollinaire.
L’essentiel de ces citations nous a été transmis par Macarios de Magnésie qui les a regroupées à sa façon et suivant le plan qui lui a semblé le plus à même de servir son dessein évidemment. Avec des transitions de son cru, dans un livre intitulé en grec Apocriticos, et qui met en scène, sous forme de dialogue, un opposant païen imaginaire. Ce livre relate une joute oratoire publique, se déroulant sur cinq journées, entre un philosophe païen anonyme et un chrétien. L’adversaire païen aligne plusieurs séries d’objections contre des passages du Nouveau Testament, contre le Christ, les Apôtres, saint Paul, ou contre les doctrines chrétiennes. Le chrétien répond ensuite à chacune de ces séries d’objections.
Ce texte a été retrouvé en 1867 dans un manuscrit incomplet publié en 1876. Les problèmes littéraires et historiques qu’il pose sont nombreux : qui était Macarios ? Où et quand vivait-il ? Le débat oratoire qu’il met en scène est-il réel ou fictif ? A-t-il inventé les objections qu’il prête à l’adversaire païen ou les a-t-il empruntées à un traité déjà existant ? Et dans ce cas, qui en est l’auteur ?
Le débat relaté est vraisemblablement fictif, mais Macarios n’a sans doute pas inventé les objections qu’il prête à son adversaire. Souvent, dans sa réponse, en effet, il montre qu’il n’en a pas compris toute la portée, historique ou philosophique. On pense généralement que Macarios a emprunté ces objections au traité perdu en quinze livres écrit contre les chrétiens par Porphyre de Tyr. On aurait donc là les vestiges de la polémique dirigée contre le christianisme par son plus grand adversaire.
Si celui-ci semble par moments imaginaire comme nous l’avons dit (à la différence du Celse vu par Origène), c’est parce que Macarios réécrit les citations qu’il en fait.
Quoi qu’il en soit, tout désigne Porphyre comme en étant bien la source : les thèmes, l’approche, les conclusions et même le style. Que ce soit Porphyre lui-même, un disciple de Porphyre, Hiéroclès ou quelqu’un d’autre. Ces citations de Porphyre faites par Macarios dans un ordre qui n’était nullement celui du livre originel évidemment, et avec des transitions dues à sa plume ; s’en prennent aux personnages clés ainsi qu’aux croyances et aux doctrines, du christianisme d’alors, car Porphyre savait de quoi il parlait (Marcelle sa femme était chrétienne).
Porphyre, en écrivant entre 270 et 280 son grand ouvrage en deux livres contre les chrétiens, s’était tenu à l’écart de la politique. Il n’en alla pas de même avec Hiéroclès. Son livre intitulé l’Ami de la vérité (en grec Philalethes logoi, un ouvrage où il fait le parallèle entre Jésus et Apollonios de Tyane), connu par le résumé qu’en fait Lactance et la réponse que lui donne Eusèbe ; relevait les nombreuses contradictions du Nouveau Testament et faisait remarquer que, pour ce qui est des miracles ou de l’éthique, le philosophe grec Apollonios de Tyane était nettement au-dessus de Jésus.
La thèse de Hiéroclès à l’encontre des chrétiens, autant que nous puissions en juger par sa réfutation, semble en effet avoir été la suivante. Vous proclamez Jésus dieu à cause de quelques prodiges rapportés par les évangélistes ; mais il existe des écrivains plus instruits que les vôtres et plus soucieux de la vérité, qui n’en font pas un dieu pour autant et ne le considèrent que comme un homme « aimé par les dieux ». C’est pratiquement tout ce qu’Eusèbe nous dit à propos du travail de Hiéroclès publié sous le titre de « Philalethes ».
Hiéroclès accusait donc les chrétiens de plagier la vie et l’œuvre d’Apollonios de Tyane. Il est vrai que personne ne sait précisément ce que Hiérocles a écrit, car Eusèbe a pris grand soin de faire brûler tous les exemplaires de l’œuvre de son redoutable adversaire. Eusèbe admet qu’Apollonios de Tyane fut un grand philosophe ; mais se moque de ses miracles, qu’il considère comme faux et impossibles, souligne les vides de sa biographie, et en conclut que si les miracles d’Apollonios ont vraiment eu lieu, alors c’est qu’ils le furent avec l’aide du démon. Lactance et saint Jérôme attribuèrent d’ailleurs également ses miracles à de la magie.
L’empereur Julien, qualifié d’apostat par l’Église, succédant au « bon chrétien » Constance II (un fanatique meurtrier, un véritable taliban chrétien, un parabolan comme Barsumas), mais trois fois hélas pour l’Église catholique orthodoxe, arien convaincu) ré autorisera les cultes païens fraîchement interdits.
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Pour freiner l’expansion massive du christianisme, les écrivains païens auront recours à l’exégèse platonicienne des anciens mythes, leur conférant ainsi un puissant symbolisme. Celse au IIe siècle, Porphyre au IIIe siècle, l’empereur Julien, le « parti païen » de Symmaque et les platoniciens Macrobe et Servius à la fin du IVe siècle ; opposeront au totalitarisme chrétien une vision religieuse pluraliste, à l’herméneutique platonicienne, s’efforçant de récupérer et d’anoblir toutes les croyances du passé. Les élites se nourriront encore de ces croyances jusqu’à la chute de l’Empire, après quoi elles continueront leur existence souterraine à Byzance.
Jusqu’au 4e siècle, quatre ou courants de pensée vont donc se faire face. Le paganisme philosophique et réfléchi, le manichéisme, le christianisme gnostique, l’arianisme et le futur catholicisme orthodoxe officiel.
Arrivés à ce point de notre exposé, afin de nous aérer ou de nous purger un peu l’esprit, rappelons en quelques mots, ce qu’était la situation du paganisme d’alors.
Il existait à Rome, à la Curie, un autel dédié à la Victoire. En entrant, chaque sénateur y faisait brûler un peu d’encens. Avec le triomphe du christianisme, cet autel et sa statue, symboles de la tradition religieuse, furent enlevés de la salle des séances du Sénat. En 384, Symmaque, alors préfet de Rome, adressa à l’empereur Valentinien II un rapport officiel (relatio), demandant la réinstallation de cet autel. Ce fut là pour le monde antique l’occasion d’un dernier plaidoyer en faveur de la laïcité et de la tolérance religieuse.
En voici le texte.
« Chacun a ses coutumes, chacun a ses rites. L’intelligence divine a attribué aux villes, pour leur sauvegarde, des cultes divers. Comme les âmes aux enfants qui naissent, ainsi aux peuples sont impartis des génies responsables de leur destinée. 1) Vient s’ajouter l’intérêt qui lie le plus fortement les dieux à l’homme. Car puisque toute explication rationnelle demeure cachée, d’où la connaissance des divinités peut-elle venir plus correctement que du souvenir et des enseignements des succès passés ? Dès lors, si c’est la longue durée qui donne de l’autorité aux religions, il faut conserver une foi (vieille) de tant de siècles et suivre nos parents qui ont eux-mêmes suivi avec profit les leurs… Nous demandons par conséquent la paix, pour les dieux de nos pères, pour nos dieux nationaux. Ce que tous adorent, il est juste de le concevoir comme une seule et même réalité. Ce sont les mêmes astres que nous contemplons, le ciel nous est commun, le même univers nous enveloppe, qu’importe par quelle sagesse chacun cherche la vérité. On ne peut parvenir à un tel mystère [Dieu] par un seul chemin »(le rapport de Symmaque adressé aux empereurs Valentinien Théodose et Arcade en 384).
Symmaque nous donne ici la conception des païens cultivés de son époque. Elle contraste singulièrement avec l’image obscurantiste, voire sanguinaire, qu’en donnent certains chrétiens ; mais il faut se rappeler que les Romains auraient sans doute inclus le christianisme dans leur patrimoine religieux, et le dieu-ou-démon des chrétiens dans leur panthéon ; si les chrétiens n’avaient pas eux-mêmes catégoriquement refusé cette perspective.
1. La ville de Lyon aussi avait son génie. De même qu’il existe une âme/esprit slave, il y avait aussi par exemple la dea Bibracta. Et des triades de « Mères » (fées de type Matrae, Matronae).
La réponse de l’évêque Ambroise maintenant.
« Dès que j’ai appris que le clarissime Symmaque, préfet de la Ville, avait fait un rapport à Votre Clémence, demandant que l’on remît en place l’autel qui avait été enlevé de la Curie ; je vous ai présenté un mémoire et aujourd’hui donc je viens répondre aux assertions de ce rapport.
Le clarissime Symmaque met en scène une Rome en pleurs, réclamant d’une voix plaintive ce qu’il appelle ses « cérémonies ancestrales ». Ce sont ces rites, dit-il, qui ont repoussé Hannibal de vos remparts et les Sénons du Capitole. Mais en vantant la puissance de ces rites, il trahit leur faiblesse. Hannibal a longtemps insulté la religion romaine, et il est parvenu en vainqueur jusqu’aux murs de la Ville, en dépit des dieu-ou-démons qui combattaient contre lui… Et que dirais-je des Sénons ? Les restes de l’armée romaine n’auraient pu résister à leur arrivée au cœur même du Capitole, si une oie ne les avait trahis de son gloussement effrayé ? Voilà donc ce que sont les gardiens du temple de Rome ! Où était alors Jupiter ? Était-ce lui qui parlait dans le corps de l’oie ?…
On ne peut parvenir dit-il [le clarissime Symmaque] à un tel mystère [Dieu] par un seul chemin. Ce que vous ignorez, cela nous avons appris à le connaître, et par la voix même de Dieu. Et ce que vous
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cherchez par des conjectures, nous l’avons découvert, nous, à partir de la sagesse même ou de la véracité même de Dieu. Vos vues ne rencontrent donc pas les nôtres ».
Lettre de Maxime de Madaure envoyée à Saint Augustin en l’an 390.
« Comme j’aimerais à recevoir fréquemment de vos lettres et que j’ai récemment senti tout le sel de vos paroles sans que l’amitié pourtant en fût blessée, je persiste à vouloir vous rendre la pareille, de peur que vous ne preniez mon silence pour un dépit. Mais si mon langage vous semblait trahir trop visiblement ma vieillesse, je vous demanderais de me prêter une oreille indulgente.
Quand la Grèce nous conte que le mont Olympe est la demeure des dieux, on n’est pas obligé dé l’en croire. Mais nous voyons et nous croyons que la place publique de notre ville est habitée par des divinités bienfaisantes. Qui serait assez insensé, assez dépourvu d’esprit pour nier l’existence d’un Dieu unique, d’un Dieu sans commencement et sans lignée, père puissant et magnifique de tous ? Nous adorons sous des noms différents ses perfections répandues dans le monde qui est son ouvrage, car son nom véritable nous est inconnu, à tous tant que nous sommes ; car Dieu est un nom commun à toutes les religions ; et tandis que la diversité de nos prières s’adresse en quelque sorte à chacun de ses membres en particulier, il semble que notre adoration le comprend tout entier…
Mais je ne vous cacherai pas qu’il est de grandes erreurs que je ne saurais supporter. Comment tolérer que l’on préfère un Mygdon à Jupiter qui lance le tonnerre, une Sanaë à Junon, à Minerve, à Vénus, à Vesta, et l’Archimartyr Namphamon 1) (ô crime !) à tous les dieux immortels. Parmi ces nouveaux et étranges personnages, Lucitas 2) n’est pas le moins en honneur que d’autres dont on ne pourrait pas dire le nombre, et qui, portant des noms qui font horreur aux dieux et aux hommes, chargés de crimes et voulant donc en ajouter encore sur leurs têtes ; ont trouvé une mort digne de leur vie avec cette apparence d’une mort glorieuse ! Des fous, si tant est qu’on daigne le rappeler, visitent leurs tombeaux, en délaissant les temples, en négligeant les mânes de leurs ancêtres. Ainsi s’accomplit le vers prophétique du poète indigné : Rome, invoquant Dieu dans ses temples, a juré par des ombres 3).
Mais je vous demande, ô vous, homme si sage, de mettre de côté cette vigoureuse éloquence qui vous place au-dessus de tous ; ces raisonnements dont vous vous armez à la manière de Chrysippe, et cette dialectique dont les nerveux efforts ne laissent rien de certain chez personne ; pour me dire quel est ce Dieu que vous autres, chrétiens, vous déclarez être le vôtre, et que vous dites voir présent dans des lieux cachés. C’est en plein jour que nous autres nous adorons nos dieux ; lorsque nous leur adressons nos prières, les oreilles de tous les mortels peuvent les entendre ; nous nous les rendons propices par de doux sacrifices, et nous voulons que cela soit vu et approuvé de tous.
Faible vieillard, je ne dois pas pousser plus loin cette lutte, et je me range volontiers à cette pensée du rhéteur de Mantoue : chacun suit son bon plaisir 4).
Je ne doute donc point, distingué confrère qui vous êtes séparé de ma religion, que cette lettre, si elle vient à être dérobée, ne périsse dans les flammes ou de toute autre manière. Si cela devait arriver, seule la copie écrite en sera perdue et non point l’esprit, car l’original se trouve toujours dans l’âme de tout homme vraiment religieux.
Que les dieux vous conservent, ces dieux par lesquels, nous tous qui sommes sur la terre, nous honorons et nous adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le père commun des dieux et de tous les mortels ».
1) Un des martyrs de Madaure selon saint Augustin. Tout ce passage est une critique de la folie du martyre chez les premiers chrétiens.
2) Autre martyr de Madaure.
3) Lucain.
4) Virgile, Églogue III.
Réponse d’Augustin à Maxime de Madaure.
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« Faisons-nous quelque chose de sérieux ou bien voulons-nous nous amuser ? Votre lettre, soit par la faiblesse même de la cause qu’elle soutient, soit par les habitudes d’un esprit enclin au badinage, me fait me demander si vous avez voulu rire ou chercher sincèrement la vérité. Vous avez commencé par comparer le mont Olympe à votre place publique, je ne sais pourquoi ; à moins que ce ne soit pour me rappeler que Jupiter établit jadis son camp sur cette montagne, quand il était en guerre avec son père, comme l’enseigne cette histoire que les vôtres mêmes appellent une histoire sacrée. Et pour me rappeler aussi qu’il y a sur votre place publique deux statues ; l’une de Mars, tout nu, l’autre de Mars armé, dont le génie, ennemi des citoyens, est conjuré par une statue d’homme qui avance trois doigts vers les deux funestes images. Croirai-je jamais que vous m’ayez fait ressouvenir de cette place et de pareilles divinités autrement que pour vous moquer ? Quant à ce que vous dites de ces divinités qui seraient comme les membres d’un seul grand dieu. Je vous avertis, puisque vous le permettez, qu’il faut se garder de ces plaisanteries sacrilèges. Ce Dieu unique sur lequel les savants et les ignorants s’accordent, comme l’ont dit les Anciens, aura-t-il pour membres des divinités dont l’image d’un homme mort arrête la férocité, ou, si vous aimez mieux, la puissance ? Je pourrais dire ici bien des choses ; vous voyez vous-même combien cet endroit de votre lettre prête au blâme ; mais je me retiens, de peur d’avoir l’air d’accorder plus d’importance à la rhétorique qu’à la vérité…
Pourtant, si vous aimez rire, vous avez chez vous ample matière à facétie ; le dieu-ou-démon Sterculius, la déesse-ou-démone Cloacine, la Vénus chauve, la déesse-ou-démone de la peur, la déesse-ou-démone de la pâleur, la déesse-ou-démone de la fièvre et une foule d’autres de cette sorte que les anciens Romains ont honorés par des temples et des sacrifices ; si vous ne les tenez pas tous en estime, vous manquez aux dieu-ou-démons de Rome ; vous passerez pour n’être pas initié aux mystères des Romains, et cependant vous méprisez et vous dédaignez les noms puniques, comme si vous étiez dévoué aux autels des divinités romaines.
Mais peut-être au fond trouvez-vous tous ces dieu-ou-démons plus ridicules que nous ne les trouvons nous-mêmes, et y prenez-vous je ne sais quel plaisir pour passer cette vie ; car vous n’avez pas craint de recourir à Virgile et de vous appuyer sur le vers où il dit : « Chacun suit son plaisir ».
Si l’autorité de Virgile vous plaît comme vous nous le dites, ceci vous plaira certainement encore plus :
Saturne, le premier, vint de l’Olympe éthéré,
fuyant les armes de Jupiter,
et proscrit de ses royaumes 1)
qu’on lui avait enlevés).
Je pourrais vous citer d’autres passages où le poète veut faire entendre que vos dieu-ou-démons n’ont été que des hommes. Il avait lu jadis une grande histoire revêtue d’une ancienne autorité, une histoire connue aussi de Cicéron qui, dans ses dialogues, dit plus de choses que nous n’aurions osé lui en demander ; et s’efforce d’amener la vérité à la connaissance des hommes, autant que le lui permettaient les temps.
Vous donnez à votre religion la préférence sur la nôtre, parce que vous honorez publiquement vos dieu-ou-démons et que nous avons, nous, des assemblées secrètes ; mais pourquoi, je vous prie, oubliez-vous ce Bacchus 2) que vous ne laissez voir qu’à un petit nombre d’initiés ? En nous remettant ainsi en mémoire la célébration en plein jour de vos cérémonies ; vous avez voulu évidemment que nos yeux retrouvent aussi le spectacle des décurions et des chefs de la cité s’en allant comme des furieux à travers vos places publiques en hurlant comme des bacchantes dans une semblable fête ; si un Dieu habite en vous, voyez quel est ce Dieu qui vous fait perdre la raison. Si ces frénésies sont simulées, qu’est-ce que c’est que ces cérémonies publiques qui autorisent de tels mensonges ? Et si vous êtes devins, pourquoi n’annoncez-vous pas les choses futures ? Et enfin si vous êtes sains d’esprit, pourquoi volez-vous les gens qui se trouvent sur votre chemin ? 3)
Tandis que votre lettre m’a fait souvenir de ces choses et d’autres que je passe maintenant sous silence, pourquoi ne nous moquerions-nous pas de vos dieu-ou-démons ; dont on verra bien que vous vous êtes habilement moqué vous-même, pour peu que l’on connaisse votre esprit et que l’on ait lu de vos lettres ? C’est pourquoi, si vous voulez que nous traitions ces questions comme il convient à votre âge et à votre sagesse, et comme le peuvent désirer nos amis les plus chers, cherchez quelque chose qui soit digne de discussion. Parlez en faveur de vos dieu-ou-démons un langage qui ne vous donne pas l’air d’un prévaricateur de leur cause, et qui ne soit pas un avertissement de ce que l’on peut dire
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contre eux au lieu de servir à leur défense. Cependant, afin que vous ne l’ignoriez pas et que vous ne retombiez point imprudemment dans des reproches sacrilèges ; sachez que les chrétiens catholiques, dont une église est établie dans votre ville, n’adorent point les morts 4) ni rien de ce qui a été fait et créé par Dieu ; mais qu’ils adorent ce Dieu unique 5), auteur et créateur de toutes choses. Nous traiterons ceci plus amplement, avec l’aide de ce même vrai et unique Dieu, lorsque je saurai que vous voulez le faire sérieusement ».
COMMENTAIRE DE PIERRE DE LA CRAU.
La théologie païenne restait donc fidèle à la tradition d’un Divin doublement transcendant exprimant son unité dans une diversité de manifestations ou de dieu-ou-démons, dont les mortels étaient séparés, par le corps.
On retrouve dans l’argumentation de Saint-Augustin un manque de relativisme culturel ou de comparatisme religieux (saint Augustin ne connaît de l’Humanité que le monde romain, et encore !) tout à fait comparables au discours politique actuellement dominant dans notre pays, ce qui n’est pas peu dire ; car jamais les politiciens ou les intellectuels du camp au pouvoir n’ont été si écœurants, n’ont fait preuve de si peu d’honnêteté intellectuelle ! Usant et abusant des euphémismes ou des sophismes répétés en boucle à l’infini par des imbéciles ou des courtisans obséquieux, à l’échine souple (il existe en langage populaire un terme plus clair pour désigner ce genre d’individu, qui a toujours existé en société, de l’école à l’entreprise), atteints de psittacisme.
Bref, un flot de mensonges même pas par omission, destinés à couvrir les égoïsmes des puissants (confusion entre riches et créateurs de richesses, impôts sur le revenu et impôts indirects, etc.…) voir les réactions ou les remarques sur internet de certains perroquets sachant se servir d’un clavier d’ordinateur, qui sont confondantes de stupidité : aucune réflexion personnelle, beaucoup d’idées reçues (venues d’autres acteurs de la société), très peu de lucidité, de recul ou de perspective à long terme. Â vous dégoûter de la démocratie et dans ces conditions mieux vaut un bon roi !
COMMENTAIRE DU GRAND PHILOSOPHE BIEN INJUSTEMENT OUBLIÉ DES FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI : VOLTAIRE.
« Nous ne savons pas ce que signifiaient ces deux statues dont il ne reste aucun vestige ; mais toutes les statues dont Rome était remplie, le Panthéon et tous les temples consacrés aux dieu-ou-démons subalternes, et même aux douze grands dieu-ou-démons ; n’empêchèrent jamais que Deus optimus maximus, Dieu ou le Démiurge très bon et très grand, ne fût reconnu dans tout l’empire.
Le malheur des Romains fut donc d’avoir ignoré la loi mosaïque, et ensuite d’ignorer la loi des disciples de notre Sauveur Jésus-Christ, de n’avoir pas eu la foi ; d’avoir mêlé au culte d’un Dieu supérieur le culte de Mars, de Vénus, de Minerve, d’Apollon, qui n’existaient pas, et d’avoir conservé cette religion jusqu’au temps des Théodose. Heureusement les Goths, les Huns, les Vandales, les Hérules, les Lombards, les Francs, qui détruisirent cet empire ; se soumirent à la vérité, eux, et jouirent d’un bonheur qui fut refusé aux Scipion, aux Caton, aux Métellus, aux Émile, aux Cicéron, aux Varron, et aux Virgile.
Tous ces grands hommes ont ignoré Jésus-Christ, qu’ils ne pouvaient connaître ; mais ils n’ont point adoré le diable, comme le répètent tous les jours tant de pédants. Comment auraient-ils adoré le diable, puisqu’ils n’en avaient jamais entendu parler ? »
1) Virgile, Énéide, VIII. Saint Augustin, tout comme Tertullien, adopte donc là le même point de vue que le philosophe grec Évhémère. Les dieu-ou-démons ne sont que des hommes qui ont été peu à peu divinisés par les générations ultérieures. On peut en dire tout autant évidemment de l’homme Jésus. Saint Augustin semble l’oublier. Pour information ci-dessous ce que Tertullien avait déjà écrit sur le sujet, et qu’Augustin visiblement ne fait que reprendre. Certains auteurs chrétiens adoptèrent en effet une attitude étonnante : ils dénigrèrent avec acharnement l’allégorie païenne tout en appliquant ce même procédé (l’allégorie) à leurs Écritures. Tertullien dénigre donc aussi l’interprétation allégorique que Varron avait donnée de Saturne.
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« Passerai-je donc maintenant en revue tous vos dieu-ou-démons, si nombreux et si divers, dieu-ou-démons nouveaux et anciens, barbares ou grecs, romains ou étrangers, captifs ou adoptifs, particuliers ou communs, mâles ou femelles, des champs ou de la ville, marins ou guerriers ? Il serait oiseux d’énumérer même leurs noms. Pour résumer donc brièvement – et je le ferai, non pas pour vous les faire connaître, mais pour vous les rappeler, car vous feignez de les avoir oubliés –, je vous dirai qu’avant Saturne, il n’y a chez vous aucun dieu-ou-démon. C’est à lui que remonte l’origine de tout ce qu’il y a de meilleur et de plus connu en fait de divinités. Donc, ce qui aura été établi pour l’auteur de vos dieu-ou-démons, s’appliquera aussi à ses descendants. Saturne donc, si je m’en rapporte à ce que disent les documents écrits, n’est pas autrement mentionné que comme un homme, ni par Diodore le Grec, ni par Thallus, ni par Cassius Severus, ni par Cornélius Népos, ni par aucun des auteurs qui ont traité des antiquités religieuses. C’est lui qui inventa les tablettes à écrire et la monnaie marquée d’une effigie : et voilà pourquoi il préside au trésor public. Et pourtant, si Saturne est un homme, il est à coup sûr né d’un homme, il n’est à coup sûr pas né du ciel et de la terre. Mais, comme ses parents étaient inconnus, on a pu facilement le dire fils de ceux dont nous pouvons tous paraître être les fils. Qui, en effet, ne donnerait pas au Ciel et à la Terre les noms de père et de mère, pour montrer par là son respect et sa vénération ; ou bien pour se conformer à une coutume générale, qui nous fait dire des inconnus et de ceux qui se montrent à l’improviste devant nous, qu’ils sont tombés du ciel ? Donc, comme Saturne paraissait à l’improviste partout, il lui arriva d’être appelé « fils du Ciel », comme le vulgaire appelle aussi « fils de la Terre » ceux dont il ignore l’origine. Je m’abstiens de dire qu’alors les hommes menaient une vie si grossière, que l’apparition de n’importe quel inconnu les frappait à l’égal d’une apparition divine ; puisqu’aujourd’hui, devenus civilisés, ils consacrent et mettent au nombre des dieu-ou-démons des hommes dont ils ont attesté la mort en les enterrant, au milieu du deuil public, quelques jours auparavant. J’en ai assez dit de Saturne, bien que je l’aie fait en peu de mots. On démontrera de même que Jupiter aussi est un homme, étant fils d’un homme, et que tout l’essaim des dieu-ou-démons issus de cette famille est mortel, étant semblable à son auteur ».
Note de la rédaction. Tout cela peut également très bien s’appliquer au Jésus des chrétiens évidemment !
2. Allusion aux mystères de Bacchus. Bacchus est le nom sous lequel les Romains ont adopté le dieu-ou-démon grec Dionysos. Fils de Jupiter et d’une mortelle, c’est la divinité du vin et du délire mystique.
À l’origine, il était fêté par des cortèges tumultueux dans lesquels des masques représentaient les génies de la terre et de la fécondité. Ce sont ces cérémonies qui donnèrent peu à peu naissance aux premières représentations théâtrales. Les acteurs restèrent d’ailleurs très longtemps masqués en Grèce. Saint Augustin, évidemment, ne peut que tourner en ridicule de telles catharsis pourtant tout à fait comparables à certaines manifestations spectaculaires de la religion catholique, notamment pour commémorer les souffrances et la passion de Jésus, ou de l’islam chiite.
De toute façon, les autorités romaines semblent d’ailleurs avoir été du même avis que saint Augustin puisqu’en leur temps (en 186 avant notre ère) elles persécutèrent durement les adeptes de ce culte. Voir l’affaire des bacchanales.
Le Scandale des Bacchanales est une affaire bien connue grâce au récit détaillé qu’en fait l’historien romain Tite-Live dans son livre XXXIX ; et par le texte même du sénatus-consulte De Bacchanalibus gravé sur une plaque de bronze et retrouvé dans le Bruttium en 1640. Tite-Live lui consacre une place particulière, car elle occupe douze des quinze chapitres consacrés à l’année 186, ce qui est exceptionnel. Mais malgré la richesse des sources, notre information concernant cette affaire demeure incertaine et peu fiable ; à cause de la partialité du récit de Tite-Live qui ne présente que la version officielle des faits, et ne cache d’ailleurs pas son hostilité envers la secte dionysiaque.
Le scandale des Bacchanales trouve son origine dans une histoire aux allures de fait divers, mais les raisons profondes de la répression qui suit cette découverte sont essentiellement d’ordre politique.
Les Bacchanales suscitent la réprobation des Romains à cause du caractère trop exotique et « non conformiste » des cérémonies de cette secte orientale ; mais aussi parce qu’elles mettent en pratique un renversement de l’ordre social jugé dangereux par les autorités, qui s’efforcent de faire de la religion un élément de cohésion. De plus, les règles cultuelles de ces associations privées s’opposent à celles de la religion publique. L’essentiel des fonctions sacerdotales est occupé par des femmes, les membres subissent une initiation suivie de la prestation d’un serment, le culte promet la survie après la mort et le bonheur individuel ; alors que la religion romaine officielle ne vise que l’intérêt de la collectivité.
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Il semble donc que le Sénat ait monté soigneusement une affaire apte à provoquer le scandale et à justifier la condamnation des initiés. Il utilise pour cela des éléments appartenant au culte bachique et connus de l’opinion, mais tellement démystifiés ou dévoyés de leur nature qu’ils deviennent les composants d’une odieuse organisation criminelle.
Pourtant les éléments culturels que l’on entrevoit à travers le témoignage de Tite-Live n’ont rien de révolutionnaire par rapport à ce que l’on sait des mystères hellénistiques. Ainsi les accusations de faux testaments ou de gains financiers illicites se rattachent-elles à la constitution de caisses communes par les associations bachiques. Lors du culte, les participants consomment la chair crue des victimes, le modèle des sacrifices dans le culte dionysiaque étant l’omophagie, et de grandes quantités de vin. Ils cherchent ainsi à parvenir à un état de transe, à être possédés par la divinité et à s’identifier à elle pendant quelque temps.
Le Sénat mobilisera l’ensemble des magistrats dans une terrible répression. La ville est mise en état d’alerte et quadrillée par la police qui arrête les initiés dont beaucoup préfèrent le suicide à la rupture du secret initiatique. L’appel lancé à la délation permet d’arrêter rapidement les principaux responsables qui sont pour la plupart exécutés sur-le-champ. La célébration du culte bachique sera désormais étroitement surveillée par les autorités, mais, malgré l’exceptionnelle sévérité dont le Sénat fit preuve, il ne cherchera pas en fait à le supprimer complètement.
3. Lors des cérémonies consacrées de Dionysos, il était de coutume, pour les participants, de se livrer effectivement à toutes sortes de facéties.
4. Et le culte des saints ou des martyrs alors ???
5. Un dieu unique oui, mais en trois personnes qui, que, etc. voir les incessantes controverses sur la notion de Trinité.
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CONCLUSION EN FORME DE RÉSUMÉ.
« GRANDE » ÉGLISE OU FUTUR CHRISTIANISME DE MASSE. Nous regrouperons désormais sous cette appellation les chrétiens qui ne sont ni judéo-chrétiens, ni marcionites, ni gnostiques, ni non plus montanistes, ou plus exactement qui emprunteront beaucoup à ce dernier courant, un peu moins aux trois précédents. C’est ce dernier courant en effet qui finira par l’emporter grâce à sa capacité d’élimination des autres, et qui deviendra donc le christianisme dominant à la fin du IIIe siècle.
Si le christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui (catholique orthodoxe réformé) a seul survécu ; c’est sans doute parce qu’il a su montrer plus de ruse dans sa façon de perdurer et notamment, puisque l’injustice est toujours un avantage en la matière, en se révélant impitoyable envers ses hérétiques.
Certains de ces premiers chrétiens (les apologistes notamment ainsi que nous l’avons vu) se révéleront être de cyniques courtisans, flattant au maximum compatible avec leur fanatisme, les autorités impériales romaines. Ces premières apologies furent adressées à l’empereur Hadrien après son édit contre le christianisme, par Quadratus et Aristide. Méliton de Sardes, Athénagore, Miltiade, Apollinaire d’Hiérapolis, eux, adressèrent des apologies à Marc-Aurèle.
Un apologiste comme Justin par exemple, excelle à montrer en quoi le christianisme, loin de constituer une menace pour l’État, représente au contraire une chance pour lui. Il peut reconstituer autour de la notion de Dieu unique l’union sacrée qui fait désormais défaut à l’Empire. Dans ces douteux plaidoyers du genre du Pro Fonteio de Cicéron, les chrétiens affirmaient aux autorités politiques être d’honnêtes citoyens, respectueux des lois, dévoués à l’empereur, actifs et même exemplaires dans la vie privée ou publique. Un peu comme les intégristes musulmans d’aujourd’hui d’ailleurs. Mais ils ne réussirent pas à convaincre en leur temps, apparemment, que le christianisme était autre chose qu’une croyance absurde (credo quia absurdum) et un danger pour l’Empire. Ce en quoi par contre ils diffèrent des musulmans d’aujourd’hui. Tertullien lui-même constatera que les apologies étaient peu lues par les païens à qui elles étaient destinées. Mais par contre, elles jetèrent les dangereux fondements théoriques de l’union postérieure du sabre et du goupillon, c’est-à-dire de la confusion entre religion et politique, entre Église et État.
Le deuxième siècle de notre ère a été une période charnière du christianisme, celle des troisième, quatrième et cinquième générations de chrétiens ; période qui n’était déjà plus celle du Nouveau Testament, mais qui était encore fort loin des grands conciles comme Nicée. L’orthodoxie commençait à peine à s’exprimer, et il y avait une très grande diversité dans le christianisme. Par-delà la Bible juive, les chrétiens de cette époque lisaient déjà vraisemblablement les futurs textes évangéliques (pas tout à fait les évangiles actuels) et les premiers textes apostoliques. Au début du IIe siècle, circulaient en effet en milieu chrétien, des collections de « Paroles de Jésus » (logia en Grec) ; et dans le même temps (fin du Ier siècle, début du IIe) circulaient aussi, toujours comme textes lus par les chrétiens, les premières collections de lettres de Paul.
Ainsi que nous l’avons dit, la doctrine chrétienne est née de la rencontre du gnosticisme juif (donc de la rencontre de la philosophie grecque et du judaïsme) et du mythe évangélique (avec sa biographie plus ou moins imaginaire de Jésus).
Le christianisme naissant, notamment dans la mégalopole d’Alexandrie, a en effet peu à peu repris certaines des idées de la philosophie grecque (la notion de logos ou verbe par exemple) pour deux raisons.
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Premièrement parce qu’il lui était nécessaire de mettre au point tout un vocabulaire, et donc un discours, adapté à la langue grecque, vu son rôle dans cette région du monde.
Deuxièmement parce qu’il lui fallait bien combattre le paganisme dominant d’alors (le gnosticisme néo-platonicien) sur son propre terrain.
La théologie chrétienne, née de la théologie des gnostiques chrétiens et de la philosophie grecque, tentera, tant bien que mal, de marier dans une union très contestable, les mystères de sa religion révélée, avec la rationalité gréco-romaine.
Mais Aristote et Platon contribueront en fait à compliquer encore un peu plus la théologie chrétienne voulant sortir de ses contradictions originelles.
Cela étant, avec Marcion, ainsi que nous l’avons vu déjà, apparut un débat crucial sur la question suivante : comment faut-il lire la Bible juive, quand on est chrétien ?
Premier type de réponse. Clément dit « de Rome » vers 95. C’est un « champion » de la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Pour lui, toute la Bible juive préfigure, y compris dans ses moindres détails, la vie de l’Église. Clément cherche à montrer des parallélismes entre certains textes bibliques juifs et les réalités concrètes du christianisme de son époque. Ce qui concerne l’ordre lévitique est, par exemple, utilisé pour expliquer et justifier la hiérarchie dans l’Église chrétienne ; ce qui concerne Moïse est utilisé pour parler de la fonction épiscopale, etc.
Deuxième type de réponse.
L’épître de « Barnabé » (christianisme d’Asie Mineure ou d’Égypte – début du IIe siècle). Elle est beaucoup plus distante quant à la Bible juive, dont les textes semblent relégués dans un passé sans actualité, cependant que l’auteur insiste pour faire de ces mêmes textes une relecture chrétienne, et particulièrement une lecture prophétique ou christologique. Barnabé s’emploie ainsi à montrer, sur des chapitres caractéristiques, que le texte biblique recèle un sens chrétien, bien différent. C’est toujours une manière de s’approprier la Bible juive, mais de façon critique et en opposition avec la lecture juive.
On peut encore citer Ignace d’Antioche (début IIe siècle), lui aussi partisan d’une lecture chrétienne, mais critique, faisant rupture avec la lecture juive. Il parle de façon explicite de l’Évangile comme clé de lecture de l’Ancien Testament.
Ainsi que nous avons pu le voir également, Marcion va plus loin qu’Ignace et Barnabé. Il invente le premier de tous les canons de l’histoire du christianisme (en ne retenant que certains textes et pas d’autres), et rompt radicalement avec la lecture juive. Du coup la Bible juive est complètement dévalorisée et ne reste qu’une sorte de code moral, peut-être utile, mais sans grande valeur néanmoins par rapport au Dieu de l’Évangile et à Jésus.
C’est seulement au milieu du IIe siècle de notre ère, exactement en l’an 144, quand Marcion et ses partisans seront excommuniés ; que l’Église (surtout celle de Rome) condamnera « ceux qui nient que Jésus soit venu dans la chair » (2e Épître de Jean 1, 7). Jusque-là, cette thèse avait pu être soutenue et prêchée sans contradiction, par Marcion, Basilide, Valentin… Sans oublier les auteurs de l’Apocalypse, au début du IIe siècle de notre ère, qui attendaient toujours la venue du Christ sur la terre. C’est seulement à cette époque que commencera par conséquent à circuler le mythe d’un Jésus crucifié dans sa chair, inconnu jusque-là (même par les auteurs des épîtres attribuées à Paul). Et c’est donc vraisemblablement à cette époque, au fur et à mesure de la controverse ; que l’on ajoutera dans les évangiles des récits de la vie terrestre d’un Jésus, bien différent de l’être purement céleste seul connu de beaucoup de chrétiens avant l’an 150 de notre ère !
Le mythe Jésus-Christ est donc passé par les trois phases suivantes.
1 – Le christ du genre « ange » ou « Aggelos Christos » (au corps éthéré) des chrétiens gnostiques ou docètes (marcionites, basilidiens, valentiniens, etc.) accessoirement et provisoirement descendu dans le corps de l’homme appelé Jésus, mais pas dès sa naissance.
2 – Le Christ céleste des épîtres pauliniennes (attribuées à Paul).
3 – Le Jésus bien humain et « terrestre » ou « historique » des évangiles canoniques.
À la différence du courant gnostique, dans ce dernier courant, le Christ ne sera plus présenté comme un ange envoyé par Dieu et remonté à ses côtés après une brève incarnation sur Terre ; mais sous les traits d’un véritable humain ayant été mis à mort. Cette historicité, toute relative d’ailleurs, du Jésus humain, sera l’assise rationnelle sur laquelle reposera l’inexplicable de la religion chrétienne. Où
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s’arrête l’exploration de la raison commencera le domaine des vérités transcendantes et inaccessibles à la connaissance.
Ainsi que nous l’avons vu, Justin (mort en 165), sera premier à parler des quatre évangiles (mémoires des apôtres). Ce qui veut dire que leur rédaction était donc entamée, mais pas encore achevée, de son temps…
Comme Tatien, Théophile, Athénagoras, Minucius Félix… il ne parle pourtant pas encore du nazoréen Jésus dont l’histoire n’est toujours pas élaborée.
Ce n’est qu’après eux que l’on commencera progressivement à mettre au point une biographie terrestre du Christ, à l’aide de citations de la Bible juive parlant de la venue du messie (midrashim de type pesher).
« La fatalité d’être conçu d’une vierge est prescrite, exigée à l’avance et, à ce titre, doit nécessairement faire partie de la biographie de toute personne présentée comme messie. Ce qui ôte toute valeur réelle au récit qui ne peut plus être considéré comme constatant un fait, mais arrangé pour les besoins de la cause » (Henri Lizeray. La Doctrine Secrète).
Un portrait-robot revu et corrigé après les événements donc, afin de mieux le faire coller à la théorie, mais obtenu aussi en plagiant les cultes antiques (Jésus transforme l’eau en vin… comme Bacchus le faisait avant lui, culte de Cybèle = culte de dulie rendu à Marie et ainsi de suite).
La « fraude pieuse » (expression qui deviendra célèbre) commence. Le courant protocatholique ou préorthodoxe, afin de mieux combattre le gnosticisme chez ses fidèles, ajoutera dans ses Évangiles, divers récits ; destinés à bien souligner, dans l’esprit des lecteurs, l’idée que Jésus fut vraiment homme (fils de charpentier crucifié sous Tibère, etc.)
Denys de Corinthe et Irénée de Lyon condamneront même ce trafic des textes. Apparition de certaines lettres de Paul (mort depuis longtemps) comme la 2e épître à Timothée. Un faux manifeste ! L’adjectif Chrestos, qui était utilisé par les marcionites comme synonyme de bon (notamment pour qualifier le dieu supérieur) est progressivement remplacé par le mot Christos qui signifie « oint », « messie », ce qui n’est pas du tout la même chose. cf. l’inscription du linteau de l’église de Lebaba à Deir Ali au sud de Damas. Le nom de Jésus est accolé au terme de Christ, et donne la formule « Jésus-Christ ». Auparavant, il aurait été jugé ridicule de donner un nom propre à une figure mythique.
La tendance « grande Église » du christianisme a donc vivement combattu le gnosticisme tout en essayant de le récupérer. Ceci ne s’est pas fait sans une certaine « perte de liberté créatrice », au profit d’une institution soucieuse de défendre sa place au soleil. Le double discours des ténors de la grande Église à propos du christianisme gnostique consistera donc à distinguer une fausse gnose (celle de leurs concurrents) d’une vraie gnose (la leur évidemment).
Les penseurs de la Grande Église se présentèrent comme la « vraie gnose » en s’appuyant sur saint Paul (1 Cor 2,7-8 ; 2 Cor 12, 2-4 ; Col 2, 2-3) et sur saint Jean (Jn 17, 3 ; 1 Jn 2, 20-27). Paul connaît en effet deux trilogies : foi, espérance, connaissance (gnose). Foi, espérance, charité.
Cette première littérature se compose de lettres d’évêques ou de responsables d’Églises à leurs communautés ou à d’autres communautés : Clément (et l’Église) de Rome écrit à l’Église de Corinthe en 96. Il insiste beaucoup sur la « connaissance » (gnôsis), en dépendance, semble-t-il, de Didachè 10, 2 (cf. Clém. 36, 2 ; 40,1, 41,4…). Ignace d’Antioche (vers 110), envoie sept lettres aux Églises qui l’ont salué sur le chemin de son martyre. Pour lui, « la gnose de Dieu, c’est Jésus-Christ » (Eph.17, 2). Polycarpe de Smyrne, ce « vrai et bon pasteur auquel Ignace n’hésita pas à confier son troupeau d’Antioche » (Eusèbe, H. E. III, 36,10), adressera une très belle lettre pastorale aux Philippiens. Une lettre « sur la justice », c’est-à-dire sur la manière de se comporter en chrétien, et une exhortation à fuir les divisions ou les vaines spéculations (mataiologia, cf. 1 Tim 1, 6). L’Épître attribuée à Barnabé invite les chrétiens venus du judaïsme qui « possèdent la gnose du chemin de la justice » – c’est-à-dire le Christ – à prendre la route à sa suite (V, 4). La Didachè, ou Doctrine des Douze apôtres, est un témoin privilégié et très ancien (peut-être des années quatre-vingt…) de la première documentation catéchétique, liturgique et canonique. Quant au Pasteur d’Hermas, il est l’écrit le plus long de cette période. Il est rendu particulièrement intéressant par son genre littéraire apocalyptique, par le message sur la pénitence post-baptismale, et par le portrait qu’il nous laisse de l’Église de Rome vers 150 : lire Vision Ill et Similitude IX.
Dans ce tout premier discours qui fait immédiatement suite aux lettres canoniques du Nouveau Testament, s’exprime un indéniable gnosticisme.
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Avec Clément d’Alexandrie (décédé vers 215) par exemple, la gnose va d’ailleurs retrouver droit de cité ; puisque certains auteurs jugent que sa gnose a subi l’influence de la gnose hétérodoxe, et représente une absorption du christianisme dans un intellectualisme typiquement hellénistique. Pour Clément en effet, la philosophie est une préparation à la gnose véritable. Mais on nous permettra, je l’espère, de douter quelque peu de la profondeur de la réflexion philosophico-historique de ce Père de l’Église, en le voyant mettre sur un même pied les brahmanes hindouistes et les druides.
« La philosophie, qui est une science de la plus haute utilité, a été florissante dans l’Antiquité chez les Barbares, répandant sa lumière chez les nations. Elle arriva ensuite en Grèce. Au premier rang sont les prophètes des Égyptiens, les Chaldéens chez les Assyriens, et les druides chez les Celtes, les Samanéens chez les Bactriens, les philosophes des Celtes et les mages des Perses (Clément d’Alexandrie, Stromata, I, XV).
Il est parfaitement exact que les très-sachants de la druidiaction (druidecht) ont en quelque sorte été les brahmanes de l’Occident, mais d’ici à les mettre sur un pied d’égalité, c’est un peu excessif…
Pour Clément néanmoins, la seule aide qui puisse positivement guider vers la compréhension authentique de la Parole divine reste toujours le canon ecclésiastique ; c’est-à-dire la Tradition gardée dans la Grande Église (le courant en passe de l’emporter sur les autres). Seuls, affirme Clément, ceux qui se prêtent à la discipline ascétique et éthique de l’Église, peuvent espérer ce passage d’une croyance simplement confessée de la bouche à la gnose qui s’empare de notre être tout entier. (Naissance de l’idée rendue en latin par la célèbre expression : extra ecclesiam nulla salus ?)
La véritable gnose se développe sur la seule base de la foi, de l’espérance et de la charité. Elle ne doit être recherchée que pour l’essor de la charité. Elle vise, au-delà des réalités intelligibles – objet de la philosophie – à atteindre aux réalités spirituelles. La gnose se reçoit du Christ lorsque, nous mettant à l’École de l’Église, nous l’écoutons lui-même commenter les Écritures.
Il faudrait citer ici les chapitres 60 à 168 de Stromata VI où se trouve campé un portrait du vrai gnostique chrétien. Un résumé en est fait au début du Stromata VII, I, 1.
« Seul est réellement pieux le gnôsticos. Ainsi les philosophes, en apprenant ce qu’est le chrétien véritable, réprouveront-ils leur propre ignorance, eux qui persécutent imprudemment et à la légère le nom (de chrétien) et qui traitent sans raison d’athées ceux qui connaissent le vrai Dieu. Il convient, à mon avis, d’user avec les philosophes, d’arguments assez clairs pour qu’ils puissent comprendre, grâce à l’entraînement déjà reçu de leur propre culture ; même s’ils ne se sont pas encore montrés dignes d’avoir part à la faculté de croire. Quant aux paroles prophétiques, nous n’en ferons pas mention pour le moment, réservant pour plus tard, aux lieux appropriés, l’emploi des Écritures ».
Mais dans un deuxième temps, ou concurremment, on assistera à une polémique prête à tout pour discréditer le christianisme gnostique, ainsi qu’on peut le deviner chez Montan, et la voir à l’œuvre chez son disciple Tertullien. Sans oublier des ouvrages perdus de Justin : un « Livre contre toutes les hérésies » et un « Contre Marcion ».
On a des traces d’autres œuvres contre les hérésies, d’Hégésippe par exemple, dont Irénée s’inspire.
Saint Irénée ira même en effet jusqu’à insérer dans les actes du martyre de Polycarpe * une étonnante condamnation de Marcion que nous ne résisterons pas au plaisir rétrospectif de citer ci-dessous.
Appendice du manuscrit de Moscou.
« Gaïus a copié ceci dans les écrits d’Irénée ; il avait vécu avec Irénée, qui fut disciple de saint Polycarpe. Cet Irénée, qui était à Rome à l’époque du martyre de l’évêque Polycarpe, instruisit beaucoup de personnes. On a de lui beaucoup d’écrits très beaux et très orthodoxes ; il y fait mention de Polycarpe, disant qu’il avait été son disciple ; il réfuta vigoureusement toutes les hérésies et nous transmet la règle ecclésiastique et catholique, telle qu’il l’avait reçue du saint. Il dit aussi ceci : Marcion, d’où viennent ceux qu’on appelle les marcionites, ayant un jour rencontré saint Polycarpe, lui dit : « Reconnais-nous, Polycarpe. » Mais lui dit à Marcion : « Je reconnais, je reconnais le premier-né de Satan. » On lit aussi ceci dans les écrits d’Irénée. Au jour et à l’heure où Polycarpe souffrit le martyre à Smyrne, Irénée se trouvant à Rome entendit une voix pareille à une trompette qui disait : Polycarpe a été martyrisé. Comme on l’a dit, c’est donc dans les écrits d’Irénée que Gaïus a copié ceci, et Isocrate à Corinthe l’a transcrit sur la copie de Gaïus. Et moi, Pione, à mon tour je l’ai copié sur l’exemplaire d’Isocrate, que j’avais recherché d’après une révélation de saint Polycarpe ».
N.B. Étant donné qu’il combat et efficacement, le gnosticisme chrétien, Irénée de Lyon peut être considéré comme le véritable fondateur du christianisme actuel. Il rejette le dualisme, affirme l’historicité de Jésus, s’approprie les textes bibliques, déjudaïse le Messie, appelle à une fédération des Églises autour de l’évêque de Rome ; et soutient le pouvoir monarchique des évêques, selon le modèle d’organisation prôné par Marcion, tout en rejetant Marcion lui-même.
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Hippolyte (vers 240) produit une réfutation où l’on voit apparaître le « portrait » de 33 sectes.
Hippolyte ratisse large puisqu’il s’en prend même au druidisme.
« Les Celtes croient en leurs druides parce qu’ils peuvent prédire certains événements par le calcul et l’arithmétique. Nous ne passerons pas sous silence les origines de leur doctrine puisque certains ont cru pouvoir distinguer chez ces gens plusieurs Écoles de philosophie [hairesis ou hérésie en grec] » (saint Hippolyte de Rome, Réfutations de toutes les hérésies, 1, 2, 17, et I, 25,1-2. Encore cité par les catéchismes d’aujourd’hui).
Avec le « Panarion » d’Épiphane, on aura quelque 80 hérésies.
Et ce ne sont là que les grandes traces de ce genre d’œuvres. Il y en a d’autres que nous n’énumérerons pas. Au temps d’Augustin, les hérésies recensées étaient au nombre de 88.
Avec saint Jean de Damas (676-749), nous atteindrons le chiffre de 101. Jean Damascène étant arabophone après avoir lu le Coran et non sans hésitation (plusieurs pages dans son Peri Hairéseon.au lieu de quelques lignes pour les autres hérésies) il y mettra l’islam, en 101e et dernière position justement.
Qu’apprend-on dans tous ces manuels ? L’idée générale est simple, exprimée dès le IIe siècle, tant en milieu grec (Irénée) que latin (Tertullien). Aux origines, il y avait le christianisme orthodoxe ; puis, au fur et à mesure de son développement, sont nées les hérésies, comme des branches issues d’un même tronc.
Or rien n’est plus faux que cette thèse, rappelons-le, car toute orthodoxie ne se pose qu’en s’opposant à des courants ou des idées qu’elle qualifie d’hérétiques. L’orthodoxie se construit dans et contre la diversité. Parler d’hérésie à un moment où l’orthodoxie n’est pas encore bien définie est donc un non-sens.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir précisément et à maintes reprises dans ce qui précède (s’y reporter) certains chrétiens pourtant sincères furent certes accusés de tromperie et d’escroquerie par des intellectuels païens comme Celse, Porphyre, Lucien de Samosate, mais aussi par nombre des leurs comme Irénée ou Origène. La répression qui commença même avant que ce courant ne devienne religion d’État, par exemple dans les régions d’Asie où il devenait majoritaire (destructions d’églises montanistes par des chrétiens d’autre obédience, émeutes populaires orchestrées par des évêques bien-pensants, bastonnades, voir le martyre du malheureux conseiller de Constantin, Sopatros et de la malheureuse poétesse et scientifique d’Alexandrie répondant au nom d’Hypatie, etc.) ; alla croissant au fil des siècles, et fera progressivement taire les opposants (même processus que dans la Yathrib/Médine des premiers temps de l’islam).
Ce courant d’idées en passe de devenir dominant suggérera donc qu’il existait dès le début une réalité ou une vérité, que les mouvements condamnés ou rejetés auraient dénaturée, falsifiée, mal comprise (même chose avec l’Islam). Pour cela ses « penseurs » seront évidemment obligés d’antidater leurs principales idées et de condamner, a posteriori, ceux qui les ignoraient, ou les avaient seulement esquissés. C’est donc de cette époque que date la chasse aux « hérétiques » qui ont constitué les diverses tendances du christianisme originel (elkhasaïsme des Homélies faussement attribuées à Clément, tatianisme, gnostiques chrétiens…).
L’orthodoxie multiplie les hérésies en usant de plusieurs noms pour désigner un même courant de pensée ; en parlant par exemple de docétisme (du grec dokein, sembler ou paraître) pour qualifier les partisans de l’idée d’ange-christ (Aggelos-Christos), pourtant contemporaine de la croyance en un christ historique, voire antérieure. Ce courant s’emploiera donc à montrer que le Messie fut un être historique, dont l’existence humaine a été attestée, en reprenant à son compte différents écrits.
Pour répondre aux objections des Grecs et des Romains comme Lucien, Celse Hiéroclès ou Porphyre, de plus en plus hostiles aux cultes à mystères (que dénoncera encore John Toland bien des siècles plus tard) ; ce pagano-christianisme ancêtre des futurs catholiques orthodoxes ou réformés fera donc front commun avec les judéo-chrétiens de Jérusalem pour historiciser au maximum l’ange-christ ou Aggelos Christos du courant paulinien (voir Épître aux Hébreux) et réduire à quelques révélations le mystère de la transcendance divine.
Du gnosticisme chrétien, le christianisme officiel ne gardera, sous forme de mystères ; que la notion de religion ou de vérité révélée, l’incarnation de l’esprit dans un homme, la naissance d’une vierge, le pain et le vin où sont présents réellement la chair et le sang du dieu christ messie. Et enfin la notion de trinité, née des spéculations gnostiques et du symbolisme païen, objet de tant de querelles qu’il
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n’est d’autre recours que de la situer au-delà de toute tentative d’explication rationnelle (credo quia absurdum).
Pour plus de détails sur tout ceci, voir ce qui précède.
Dans la 1re moitié du IIIe siècle se forme donc, peu à peu, un dogme fait d’éléments divers empruntés à la tradition judéo-chrétienne, au gnosticisme juif, au gnosticisme hellénique, au marcionisme, au montanisme. Ces tendances, qui constituent en quelque sorte la matière première des futurs catholiques, orthodoxes, ou Réformés, sont néanmoins reniées comme hérétiques, ou schismatiques en ce qui concerne le montanisme. Le christianisme officiel s’invente alors une tradition orthodoxe imaginaire ; fondée sur le Paul découvert par Marcion (dûment revu et corrigé évidemment) l’anti-gnosticisme d’Irénée de Lyon (lui aussi revu et corrigé) ainsi que sur les œuvres de Clément d’Alexandrie ; le tout additionné d’une liste de papes quelquefois plus fictifs que réels.
Encore une fois pour plus de détails sur tout ceci voir les divers chapitres de cet opuscule.
Tandis que s’élabore l’idée de Trinité, que les évangiles tendent à prouver l’historicité de Jésus, que s’établit une filiation entre l’Ange Christ, ses apôtres et le christianisme officiel, l’émiettement institutionnel d’origine commence à reculer.
L’étude de cette période laisse en effet apparaître une tendance à la centralisation du pouvoir autour d’un chef, l’épiscopos ou évêque. Chaque évêque ou presque ayant encore son évangile préféré.
Première apparition aussi d’un système synodal (des réunions d’évêques décident pour l’ensemble des communautés).
N.B. Ces synodes sont dits « œcuméniques » quand ils sont censés rassembler la totalité des évêques en exercice.
Cette unification du judéo-christianisme hellénisé ou paganisé et, peu à peu, dépouillé de sa nature juive, n’empêche pas néanmoins que ses différents évêques se livrent une guerre sans merci.
Vers la fin du IIe siècle, un certain nombre d’Églises commencent à se fédérer, mais jusque vers 250, la Grande Église ne sera qu’une fédération d’églises épiscopales locales.
La deuxième phase de l’unification consistera à soumettre les évêques de ces différentes Églises à l’autorité de l’évêque de Rome, ce qui renforcera considérablement et le nombre et la puissance des chrétiens de cette tendance dans l’Empire romain. Un grand rassemblement s’opérera donc dès lors autour de l’évêque de la capitale de l’Empire, seul capable de faire valoir auprès des autorités le poids du mouvement.
* En 167, à Smyrne, l’évêque Polycarpe fut accusé d’athéisme dans le cadre d’une procédure tout à fait officielle. L’accusateur entendait par là que celui qui ne rendait pas de culte aux dieux et en particulier à l’empereur (alors divinisé de son vivant) était un athée. Conformément à la règle qui voulait qu’on laisse à l’accusé une chance d’abjurer son erreur, on lui demanda donc de crier « Mort aux athées », ce que fit Polycarpe, mais d’une façon montrant clairement qu’il désignait ainsi ses accusateurs. À noter : le fanatisme de Polycarpe semble aussi, apparemment, lui avoir valu de servir de bouc émissaire dans un règlement de compte entre juifs et chrétiens.
« Au moment où Polycarpe entra dans le stade, une voix du ciel retentit : « Courage, Polycarpe, montre-toi un homme ». Personne ne sut qui parlait, mais ceux des nôtres qui étaient là entendirent la voix. Comme on faisait avancer l’évêque, le tumulte fut grand, à la nouvelle que Polycarpe était arrêté. Quand il fut devant le proconsul, celui-ci lui demanda s’il était bien Polycarpe. L’évêque répondit que oui. Alors, le proconsul l’exhorta vivement à renier sa foi. Il lui disait : « Aie le respect de ton âge », et autres choses analogues que répètent ordinairement les magistrats païens. Il ajoutait : « Jure par la fortune de César. Réfléchis. Crie : à bas les athées ! ». Polycarpe, d’un air grave, regarda sur les gradins du stade la foule des païens impies, agita la main dans leur direction, gémit, leva les yeux vers le ciel, et dit : « À bas les athées ». Le proconsul le pressa encore, disant : « Jure et je te mets en liberté. Injurie le Christ ». Polycarpe répondit : « Voilà quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m’a fait aucun mal. Comment pourrais-je blasphémer mon roi, mon Sauveur ? ».
Le proconsul insista encore, en répétant : « Jure par la fortune de César ». L’évêque répondit : « Si tu vises une vaine gloire en me faisant jurer par la fortune de César, comme tu dis, si tu affectes d’ignorer ce que je suis, écoute ma franche déclaration : je suis chrétien. Et si tu veux connaître l’enseignement du christianisme, accorde-moi un jour de répit, et écoute-moi ». Le proconsul : « Persuades-en le peuple ». Polycarpe : « Devant toi, je trouverais juste de m’expliquer ; car nous avons appris à rendre aux magistrats, aux autorités établies par Dieu, l’honneur qui leur appartient,
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dans la mesure où cela ne porte pas vraiment atteinte à notre croyance. Mais ces gens-là [les juifs et les païens], je ne les juge pas dignes que l’on se justifie devant eux ».
Le proconsul : « J’ai des bêtes féroces ; je vais te livrer à elles si tu ne te rétractes pas ». L’évêque lui répondit : « Appelle-les. Si nous changeons, nous, ce n’est pas pour aller du meilleur au pire. Mais il est beau de changer pour aller du mal à la justice ». Le proconsul revint à la charge : « Je te fais consumer par le feu, puisque tu méprises les bêtes, si tu ne te rétractes pas ». Polycarpe : « Tu me menaces d’un feu qui brûle une heure, et qui s’éteint vite. C’est que tu ignores le feu du Jugement à venir et du châtiment éternel, réservé aux impies. Mais pourquoi tardes-tu ? Traite-moi comme tu voudras ».
En disant cela et bien d’autres choses, Polycarpe était plein d’assurance et de joie ; son visage resplendissait de la grâce divine. Non seulement il n’était ni ébranlé ni troublé par ce qu’on lui disait ; mais c’est le proconsul, au contraire, qui était frappé de stupeur. Enfin, celui-ci envoya son héraut faire à trois reprises, au milieu du stade, la proclamation suivante : « Polycarpe a bien avoué qu’il était chrétien ». En entendant cette proclamation du héraut, la foule des païens et des juifs résidant à Smyrne ne put contenir sa colère ; hurlant à grands cris : « Voilà le docteur de l’Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux, celui qui, par son enseignement, empêche tant de gens de leur sacrifier, ou de les adorer ». Au milieu de ces clameurs, on demanda donc à l’asiarque Philippe de faire lâcher un lion contre Polycarpe. L’asiarque déclara qu’il ne le pouvait pas, parce que les chasses étaient terminées. Alors, d’un cri unanime, on décida que Polycarpe serait brûlé vif. Il fallait que s’accomplît la vision relative à l’oreiller : en priant, il avait en effet cru voir brûler son oreiller, et, se tournant vers les fidèles qui étaient là, il leur avait donc dit sur un ton prophétique : « Je vais être brûlé vif ».
Ce fut vite fait, plus vite fait que dit. La populace, à l’instant même, se mit à entasser des morceaux de bois et des fagots, pris dans les ateliers et les bains ; surtout les juifs, qui, selon leur coutume, montrèrent pour cela beaucoup d’empressement…
Quand Polycarpe eut lancé vers le ciel un vibrant « amen » en achevant sa prière, les hommes du bûcher allumèrent le feu. Une grande flamme jaillit, étincelante. Alors, nous vîmes un miracle ; et nous, à qui, donc, il fut donné de le voir, nous avons été préservés pour rapporter aux autres ce qui s’est passé. Le feu prenant la forme d’une voûte au-dessus de lui, comme une voile de navire gonflée par la brise, entoura en cercle le corps du martyr. Et le martyr était au milieu, non comme une chair qui brille, mais comme un pain qui cuit ou comme l’or et l’argent que l’on purifie dans une fournaise. Jusqu’à nous, en effet, arrivait un parfum délicieux, aussi fort que celui de l’encens ou de quelque autre aromate parmi les plus précieux.
Enfin, les scélérats, voyant que le feu ne pouvait consumer son corps, ordonnèrent au bourreau de s’en approcher puis d’y enfoncer un poignard. Cela fait, il sortit du corps une colombe. Il en sortit aussi du sang, et tellement que le feu s’éteignit…
Le centurion, voyant l’animosité des juifs, fit placer le corps au milieu du feu, et, suivant la coutume des païens, le fit brûler. C’est donc seulement plus tard que nous avons pu recueillir les ossements de Polycarpe, plus précieux que des pierres précieuses et plus éprouvés que l’or pur »………………
Interrogations d’un grand philosophe du Siècle des Lumières que les Français ont bien oublié… (Voltaire.)
« Les vrais philosophes ne peuvent se résoudre à croire les miracles opérés au second siècle. Des témoins oculaires ont beau écrire que l’évêque de Smyrne, saint Polycarpe, ayant été condamné à être brûlé, et étant jeté dans les flammes, ils entendirent une voix du ciel qui criait : Courage, Polycarpe, sois fort, montre-toi un homme ; qu’alors les flammes du bûcher s’écartèrent de son corps, et formèrent un pavillon de feu au-dessus de sa tête, et que du milieu du bûcher il sortit une colombe ; qu’enfin on fut obligé de trancher la tête de Polycarpe ! À quoi bon ce miracle ? Pourquoi les flammes ont-elles perdu leur nature, et pas la hache de l’exécuteur ! D’où vient que tant de martyrs sont sortis sains et saufs de l’huile bouillante, et n’ont pu résister au tranchant du glaive ? »
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LA CHRISTIANISATION RAMPANTE.
La fin du IVe siècle sera une période cruciale pour l’histoire du christianisme. Il lui fallait accentuer sa lutte contre le paganisme pour imposer une Église et empêcher le soutien impérial aux anciens cultes ou aux hérésies.
Ainsi que nous l’avons dit, Constantin avait, dès 335, partagé le pouvoir entre ses trois fils, Constantin II recevant le gouvernement de la Bretagne, des Gaules et de l’Espagne ; Constant celui de l’Italie, de l’Illyrie, de l’Afrique, de la Macédoine et de la Grèce ; et Constance II celui de la Thrace (avec Constantinople), de l’Asie Mineure, de la Syrie et de l’Égypte. Constance II, soutenu par Eusèbe de Nicomédie – un défenseur du christianisme arien redevenu religion officielle – résolut de se débarrasser de ses rivaux.
Eusèbe de Nicomédie inventa un hypothétique complot, révélé à Constantin sur son lit de mort et Constance II fit donc exécuter son cousin Jules Constance, fils de Constance Chlore ; ainsi que toute sa famille, sauf ses deux fils Gallus et Julien, qui furent miraculeusement épargnés et confiés à Eusèbe. Constantin II ayant de son côté affronté Constant, il fut défait par ce dernier puis tué en 340 à la bataille d’Aquilée. Constant et Constance se partagèrent donc l’Empire, le premier devenant empereur d’Occident et le second empereur d’Orient.
Constantin le grand n’avait jamais été chrétien, Constance II lui l’était et son principal conseiller fut, on vient de le voir, un évêque arien nommé Eusèbe de Nicomédie… Aussi Constance II se préoccupa-t-il, plus encore que son père, de rétablir l’entente entre les diverses églises chrétiennes. Il fit convoquer plusieurs synodes ou conciles dans ce but, avec d’ailleurs des fortunes diverses.
De 338 à 350, Constance II défendit les frontières orientales de l’Empire contre les Perses… Des campagnes militaires très difficiles, contre un ennemi particulièrement coriace, et où les armées romaines frôlèrent plus d’une fois la catastrophe.
En ce qui concerne la religion, Constance II soutint donc l’arianisme, qui fut promu par lui au rang de religion officielle ; autant par conviction théologique que pour embarrasser son frère Constant, devenu entre-temps maître de l’Occident et qui, lui, était favorable à l’orthodoxie catholique.
Constance II persécuta par conséquent les chrétiens orthodoxes ou catholiques dans les territoires qu’il contrôlait. Il convoqua même un concile à Antioche en 341. Cette assemblée confirma la sentence du concile de Tyr et demanda l’appui de la force publique pour contraindre l’évêque anti-arien Athanase à quitter son évêché d’Alexandrie. Athanase s’enfuit donc d’Égypte et se réfugia à Rome. Le pape supplia l’empereur Constant, frère de Constance, de réunir à son tour une autre assemblée générale de l’Église. Ce concile se réunit à Sardique (Bulgarie actuelle) la même année. L’Église chrétienne était aussi divisée que l’Empire ! Les prélats ne purent arriver à un consensus. Les évêques orientaux, qui siégeaient séparément, confirmèrent les décisions antérieures, tandis que les Occidentaux prenaient l’évêque de Rome comme arbitre. Celui-ci, pour complaire à l’empereur Constant, réunit une assemblée d’évêques italiens qui donnèrent raison à Athanase. La mort de Constant (350), assassiné par l’usurpateur Magnence, changea encore une fois la situation. Constance II devint le seul maître de l’Empire et fit réunir coup sur coup deux conciles, l’un en Arles, l’autre à Milan qui, tous deux, condamnèrent Athanase.
Fort de ces décisions, Constance II (une fois de plus !) fit chasser l’évêque Athanase de son siège d’Alexandrie et tenta de rallier l’évêque de Rome (Libère) à son point de vue. La persuasion n’ayant eu aucun succès, l’empereur ordonna son arrestation. Libère fut enchaîné et envoyé en exil à Bérée, au fin fond de la Thrace, en 356. Au bout de trois ans, épuisé, il capitula sur toute la ligne, et accepta de désavouer la croyance catholique orthodoxe (à laquelle il avait adhéré jusque-là) : 2e concile de Sirmium. En échange de sa soumission, Libère retrouva son siège épiscopal, tout en étant néanmoins contraint de le partager avec l’antipape Félix.
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Entre-temps, Constance II avait promulgué un édit contre les catholiques orthodoxes condamnant à mort tous ceux qui refusaient de recevoir la communion des mains d’un prêtre chrétien arien. On frôla la guerre civile. On ouvrait la bouche des communiants avec des pinces chauffées à blanc pour y introduire l’hostie, on brûlait les seins des jeunes filles pour qu’elles ouvrent la bouche, ou on les serrait entre deux planches à clous…
On se serait cru revenu aux horreurs ainsi décrites par Celse.
Celse : « Les chrétiens furent peu nombreux au début et partageaient tous les mêmes idées, mais quand leur nombre augmenta jusqu’à devenir une multitude, ils se sont divisés et séparés, chacun voulant avoir son propre parti personnel : car tel était leur objet depuis le début. Ayant été ainsi séparés par leur nombre, ils polémiquent les uns avec les autres, n’ayant plus, pour ainsi dire, qu’un nom en commun, s’ils le conservent encore. Car c’est la seule chose qu’ils auraient honte d’abandonner, alors que d’autres sujets sont réglés de différentes façons par les différentes sectes ».
Alors que l’Empire menaçait ainsi de sombrer dans l’anarchie, Constance II fut contraint de reprendre la lutte contre les Perses. Pour défendre l’Occident, lui aussi menacé, par des tribus germaniques, il éleva Julien, son cousin, à la dignité de César (empereur associé) le 6 novembre 355. Contre toute attente, ce dernier se débrouilla fort bien et alors qu’il était presque dépourvu de moyens militaires ou d’autorité politique, parvint à repousser les Germains au-delà du Rhin.
De son côté, Constance II, assez piètre chef de guerre dès qu’il s’agissait de lutter contre des ennemis extérieurs, piétina dans sa guerre contre les Perses, s’épuisant à assiéger, inutilement, les forteresses ennemies les plus imprenables. Pour renforcer ses effectifs, il ordonna à son César Julien de lui envoyer ses meilleures troupes. Malencontreuse idée ! Les soldats refusèrent et acclamèrent Julien comme empereur (Lutèce, février 360).
On allait donc tout droit à la guerre civile quand la mort frappa subitement Constance II le 3 novembre 361. Une mort suspecte qu’on ne saurait pourtant imputer à Julien.
Unique héritier de son beau-frère et cousin, c’est donc tout naturellement qu’il accéda ainsi à l’Empire. Or, s’il avait d’abord été instruit ou élevé dans la religion chrétienne par Eusèbe de Nicomédie, puis par Georges de Cappadoce ; heureusement Julien avait eu aussi quelque temps pour précepteur un ancien esclave de sa mère, Mardonius, qui lui avait fait connaître la littérature grecque ancienne et classique. Puis il avait connu à Constantinople un philosophe païen nommé Hécébole, dont la pensée oscillait entre le paganisme gréco-romain et les religions orientales. Il avait enfin probablement été initié aux mystères du mithraïsme, peut-être aussi à ceux d’Éleusis.
Il était néanmoins trop tard pour faire machine arrière, car les chrétiens étaient devenus trop nombreux et il y en avait partout. La partie orientale de l’Empire était devenue chrétienne ainsi que le déplorèrent Ammien Marcellin et le malheureux empereur Julien lui-même.
Ammien Marcellin Livre XXII chapitre V.
« Il convoqua au palais tous les évêques divisés entre eux de doctrine, et les représentants des diverses sectes qui partageaient le peuple, et leur signifia, bien qu’avec douceur, qu’il fallait que les disputes cessassent, et que chacun pût sans crainte professer le culte de son choix. S’il se montrait si tolérant sur ce point, c’est qu’il comptait bien que la liberté multiplierait les schismes, et que de la sorte il n’aurait pas l’unanimité contre lui, sachant par expérience que divisés sur le dogme les chrétiens sont les pires des bêtes féroces les uns pour les autres. Il leur disait souvent : « Écoutez-moi ; les Alamans et les Francs m’ont bien écouté. »
Peine perdue si l’on en croit ce qu’écrivit ensuite l’Empereur Julien aux citoyens de Bosra en Syrie le 1er août 362.
« Je croyais que les chefs des Galiléens auraient envers moi plus de reconnaissance qu’envers celui qui m’a précédé sur le trône. Sous ce dernier règne, en effet, plusieurs d’entre eux ont été bannis, persécutés, emprisonnés ; et l’on a même égorgé des foules entières de ceux qu’on appelle hérétiques ; à ce point qu’à Samosate, à Cyzique, en Paphlagonie, en Bithynie, en Galatie et dans beaucoup d’autres contrées, des bourgades entières ont été ravagées et détruites de fond en comble. Sous mon règne, c’est le contraire : les bannis ont été rappelés, et ceux dont les biens avaient été confisqués, les ont recouvrés intégralement par une loi que nous avons faite. Et cependant ils en viennent à un tel excès de fureur et de démence, que faute de pouvoir tyranniser des populations et d’exécuter leurs desseins non seulement contre leurs coreligionnaires, mais aussi contre nous qui sommes fidèles aux dieux, la colère les pousse à mettre tout en œuvre, et leur audace soulève la multitude, qu’ils entraînent à la sédition : impies envers les dieux et rebelles à nos édits, qui ne respirent cependant que l’humanité. Car nous ne souffrons pas qu’aucun des Galiléens soit traîné de force à nos autels. Au contraire, nous leur déclarons formellement que, si quelqu’un d’eux désire prendre part à nos lustrations et à nos offrandes, il doit commencer par se purifier et par se rendre les
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dieux propices. Tant nous sommes éloignés de penser ou de vouloir que de tels profanateurs soient admis à nos cérémonies sacrées, avant d’avoir lavé leur haine par des supplications aux dieux et leur corps par les ablutions légales ».
LE PREMIER ÉTAT AU MONDE OFFICIELLEMENT CHRÉTIEN : L’ARMÉNIE.
L’Arménie occupait dans l’Antiquité tout l’est de l’Anatolie, et, par conséquent, elle était ainsi dix fois plus grande que l’Arménie actuelle.
Les chroniques arméniennes nous racontent que, vers 314 (peu avant le concile de Nicée), le premier roi chrétien d’Arménie, Tiridate, fit démolir tous les sanctuaires païens de son pays. Ne resta plus que celui de Garni, qui fut préservé parce que, à l’époque de la christianisation de l’Arménie, ce n’était déjà plus un temple : il faisait partie du palais royal.
Même si les choses ne se sont pas tout à fait passées ainsi, on peut admettre que les Arméniens ont fait la même chose que ce qui nous est très explicitement raconté dans les chroniques musulmanes quelques siècles plus tard. Des expéditions militaires sont envoyées dans les villages ; les habitants sont priés de livrer les statues représentant des divinités, et aussitôt elles sont détruites ; si les villageois refusent de livrer les statues, le chef militaire s’avance vers eux avec son sabre et les oblige à s’exécuter.
Pour comprendre ce qu’a été cette conversion au christianisme, il faut avoir une certaine idée de ce qu’était la religion auparavant.
À partir du XIXe siècle et tout au long du XXe, on a recueilli les traditions orales populaires de ces pays. Au sud, c’est-à-dire en Arménie, on a recueilli du folklore, des contes, des légendes, qui sont très intéressantes dans la mesure où elles peuvent être comparées avec les historiens médiévaux. On sait que ces contes, que l’on raconte comme histoires pour les enfants, étaient en réalité des histoires pour les adultes, des histoires religieuses, mais qui ont été « désamorcées ». En Géorgie, la situation est encore plus intéressante. Se croisant avec la distinction entre l’ouest et l’est (Colchide et Ibérie), on trouve une autre division, celle du vin et de la bière. Jusqu’à une certaine altitude, il est possible de cultiver la vigne ; au-dessus, parce qu’il fait trop froid, on a de l’orge et on fait de la bière ; et dans toutes les régions où l’on fait de la bière, la valeur culturelle la plus stable est le paganisme qui, dans la chaîne du Grand Caucase, est resté vivant jusqu’à notre époque.
Illustrons ce fait par un épisode anecdotique, révélateur de la vivacité de telles traditions. Alors qu’il conduisait en Géorgie un groupe de touristes, l’historien J.-P. Mahé avait un chauffeur turc, et pour interprète une fille des montagnes, qui s’appelait Xat’ia (c’est-à-dire idole). Ce nom lui allait d’ailleurs très bien. Elle avait un visage plutôt rond, lourdement maquillé, les lèvres et les yeux peints, le regard assez vague, et les traits parfaitement immobiles. Elle ne disait absolument rien, sauf quelques rares mots en turc : à gauche, à droite après le pont, manger, s’arrêter, etc.
Un jour, l’historien réussit à lui parler en géorgien. Il apprend alors qu’elle n’était pas géorgienne, mais Svane, c’est-à-dire qu’elle venait du pays appelé Svanétie sur la carte, situé dans le Grand Caucase. C’est une vallée située à plus de 4 000 m d’altitude. Ses habitants ne sont ni chrétiens, ni musulmans, mais authentiquement païens. Dans ces vallées, on circule, même en été, avec des traîneaux tirés par des bœufs, même sur l’herbe. On habite par clans familiaux entiers dans de hautes maisons en forme de tours, et il y a toujours un veilleur en haut de la tour qui tire à vue sur toute personne appartenant à un clan ennemi ; et Dieu ou le Démiurge sait s’il y en a. Aucun mariage entre clans n’est possible sans enlèvement de femme et un enlèvement de femme entraîne automatiquement une vengeance sanglante. Quand on part à la chasse, on parle une langue spéciale, que l’on appelle la langue des dieu-ou-démons, avec des mots secrets, pour que les bêtes, qui sont parfois des animaux divins dotés de facultés surnaturelles, ne les entendent pas.
Cette guide parlait elle-même de la maison de son grand-père, où elle habitait avec son père et tous ses oncles ou cousins et elle expliquait qu’à vrai dire (c’était après l’indépendance) la plupart étaient
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partis en Russie, en Géorgie, en Turquie, au Turkménistan, pour travailler. Mais une fois tous les trois ans, le 28 juillet, chacun rentre au pays pour la Kouirikoba. C’est-à-dire la fête de Kouiria, le Seigneur, le dieu-ou-démon supérieur, qui a deux acolytes, l’archange saint Michel et saint Georges. Mais il ne faut pas s’y tromper ! Sous ces noms chrétiens se cachent en réalité des Khatis, c’est-à-dire des idoles, des images vivantes, figurées par de vieilles icônes géorgiennes des XIIe et XIIIe siècles, dont on s’est emparé, que l’on a « recyclées » en quelque sorte, et que l’on vénère comme de véritables fétiches : on les garde dans des petites chapelles de pierre. Il y a là des rites vivants. Toutes les paroles des prières sont connues par les relevés ethnographiques et nous renvoient donc à une mythologie qui date du premier ou du deuxième millénaire avant notre ère, à l’époque où les Svanes se sont séparés des Géorgiens et des autres peuples sud-caucasiens.
Si on prend le cas des Arméniens, on distingue une mythologie nationale, d’origine indo-européenne, qui s’est implantée dans un milieu caucasien et a été recouverte successivement par le zoroastrisme, puis l’hellénisme, puis le christianisme. Par exemple, dans la plaine de l’Araxe, à 40 km à l’ouest d’Erevan, se trouve le site archéologique d’Armavir. On y a retrouvé les vestiges de la ville ourartienne d’Arguichtikhinili (IXe siècle avant notre ère), qui a subsisté jusqu’au début du VIe siècle avant notre ère, puis a été prise par les Mèdes en 590. En haut de l’acropole se trouvait un temple voué au grand dieu-ou-démon de l’Ourartou, qui s’appelait Haldi (au musée des cultures anatoliennes à Ankara, on voit ce dieu-ou-démon debout sur un lion, le corps littéralement rayonnant). Son temple était donc au sommet de la colline, et sur les pentes de cette colline, il y avait des platanes sacrés, qui rendaient des oracles en son nom (comme à Dodone, en Grèce ; les prêtres interprétaient le murmure du feuillage).
En 590, les Arméniens arrivent avec les Mèdes. Ils pénètrent dans la ville. Ils reconnaissent en Haldi leur dieu-ou-démon solaire, qui s’appelait Areg. Ils l’installent dans le temple avec sa sœur, la lune ; et l’oracle continue de fonctionner comme par le passé. Puis les Perses font leur apparition au Ve siècle avant notre ère. Haldi-Areg est alors vénéré sous le nom de Mhir, c’est-à-dire Mithra, puisque Mithra, c’était le feu et même le grand feu par excellence, c’est-à-dire le soleil. Sa sœur était vénérée sous le nom d’Anahit, la déesse-ou-démone guerrière et chaste. Quand l’empire achéménide s’effondre, sous les coups d’Alexandre le Grand, les satrapes locaux se proclament rois et appellent des poètes grecs à leur cour. Mhir et Anahit sont alors remplacés par des statues d’Apollon et d’Artémis. Les oracles des platanes ne sont plus rendus en arménien, mais en grec (on le sait, car on a retrouvé en 1904 et en 1911 des blocs de rocher qui portaient ces oracles ainsi que des réponses faites au roi, datées de 188 avant notre ère). Par la suite, Apollon-Areg-Haldi sera interprété comme le soleil de justice, et l’on appliquera ensuite tous ses attributs au Christ. L’office des matines, par exemple, s’appelle en arménien la « venue du soleil » ; on peut prendre les deux premières strophes de cette ode, pas un prêtre zoroastrien ou un mage n’aurait protesté contre cette hymne adressée à Jésus-Christ.
L’arrivée du christianisme en Arménie. De tout temps les marchands installés dans les villes de Mésopotamie sont allés dans le Caucase pour différentes raisons. D’abord le commerce des esclaves, puis le commerce des métaux, car il y avait beaucoup de mines dans ces régions, et enfin le commerce des chevaux, car ces régions sont aussi un des premiers lieux d’élevage du cheval. Or l’exception culturelle n’existe que dans la tête des hommes politiques français. Avec les marchandises, on importe nécessairement des idées, mais aussi des divinités. On en a un très bon exemple avec le fait que, dans le sud de l’Arménie, on vénérait un dieu-ou-démon qui était appelé Barshamin, un nom que l’on peut sans peine rapprocher de celui de Baal Shamin, le seigneur des cieux de Syrie, d’autant plus qu’il est appelé en arménien « seigneur de blanche gloire », car il avait une statue qui était en cristal de roche, en argent et en ivoire.
On peut donc penser qu’au début, Jésus-Christ a suivi le même chemin que Baal Shamim, qu’il a été un dieu-ou-démon syrien d’importation dans le sud de l’Arménie, peut-être d’ailleurs ne concernant pas les Arméniens eux-mêmes, car un certain nombre de villes du sud de l’Arménie, comme Diyarbakir, étaient des villes hellénistiques où l’on trouvait – les sources historiques le disent explicitement – un très grand nombre de marchands orientaux, et notamment des marchands juifs.
Il est possible que, comme dans la Cappadoce voisine, le christianisme ait été prêché en Arménie dès l’âge apostolique, mais les traditions qui évoquent l’intervention de Simon et de Barthélemy n’apparaissent que tardivement, au VIIIe siècle, et semblent avoir seulement pour fonction la justification de la volonté d’indépendance de l’Église locale.
Une autre légende est celle qui rapporte que, deux jours avant sa mort, Jésus aurait reçu un courrier du roi Abgar d’Osroène, capitale Édesse, ville située au nord de la Syrie, sur l’Euphrate. Le roi Abgar lui écrivait, en syriaque, pour lui dire sa foi, lui demander la guérison et lui offrir asile en sa place forte.
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À défaut de ramener avec lui le bon médecin, le messager aurait rapporté au roi d’Osroène le portrait de Jésus (le fameux mandylion) et une double promesse : celle de lui envoyer un apôtre et de protéger sa ville.
La légende relative à Thaddée semble plus solide. Ce disciple de Jésus aurait converti le roi d’Osroène.
À la mort de ce souverain, son neveu Sanatrouk aurait martyrisé Thaddée en 66, ainsi que sa propre fille devenue chrétienne.
Durant le règne d’Abgar le Grand, les chrétiens furent par contre privilégiés dans le royaume d’Osroène.
Cette première évangélisation ne concerne que l’Arménie méridionale, mais a cependant laissé des traces dans le vocabulaire arménien relatif à la religion, puisque de nombreux termes y sont d’origine syriaque. Dès la fin du IIe siècle, il apparaît en effet que des communautés chrétiennes, évoquées par Tertullien, et constituées initialement par des missionnaires venus d’Édesse, existent en Arménie. Minoritaire, le christianisme se développe alors dans la clandestinité, à côté des cultes païens.
Une seconde vague de christianisation se situera au IVe siècle, avec la conversion du souverain arménien, qui nous est racontée dans des légendes rocambolesques que nous allons essayer de narrer brièvement ci-dessous.
Tiridate avait été élevé chez les Romains, il avait accompli des exploits extraordinaires au moment de la guerre contre les Goths et, pour l’en récompenser, les Romains l’avaient rétabli comme roi sur le trône de ses pères en Arménie. Vingt ans plus tôt, en effet, son père avait été assassiné par le traître Anak, et les Perses avaient alors envahi l’Arménie puis chassé la dynastie arsacide. Quand Tiridate est rétabli sur le trône, le fils de l’assassin, qui s’appelle Grigor (le futur saint Grégoire l’Illuminateur), qui a été élevé, lui, chrétiennement et qui veut expier la faute de son père, se rend incognito à la cour de Tiridate et commence à servir le roi dont il devient l’ami. Mais un jour il refuse de sacrifier à la déesse Anahit, il est démasqué puis aussitôt mis au supplice.
On lui impose douze tortures absolument atroces, mais au bout de ces douze tortures, non seulement il vit toujours, mais même il parle encore. Et que dit Grigor ? Il récite inlassablement le Livre de la Sagesse (cet apocryphe de l’Ancien Testament, attribué à Salomon, écrit en réalité par un juif alexandrin vers 188 avant notre ère) justement le livre approprié pour lutter contre l’idolâtrie. Les bourreaux n’en peuvent plus, le roi est fou de rage et l’on décide de jeter Grigor dans le Khor-Virap, une fosse profonde et pleine de serpents venimeux, dont le sifflement, seul, suffit à faire périr. Mais, on le sait, Jésus a donné à ses disciples le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions. Dès que les serpents aperçoivent Grigor, ils s’enfuient à toute allure et Grigor peut survivre, comme le prophète Élie, grâce à l’aumône d’une veuve qui lui jette tous les jours un morceau de pain, et cela pendant treize ans.
Or en ce temps-là l’empereur de Rome n’était autre Dioclétien. Il envoie des peintres à travers tout l’empire qui vont de maison en maison, et réalisent les portraits de toutes les jeunes femmes de bonne famille ; n’épargnant même pas les maisons religieuses. Ainsi, les peintres de Dioclétien entrent-ils un jour dans une maison où il y a quarante religieuses, sous la conduite de l’abbesse Gayanè. La plus belle d’entre elles, de noble naissance, s’appelle Rhipsime. Sensibles à sa beauté, les peintres de Dioclétien font son portrait. Mais Gayanè, l’abbesse, pressentant ce qui va se produire, emmène toutes les religieuses à l’autre bout de la Méditerranée, jusqu’en Arménie. Qu’à cela ne tienne, Dioclétien envoie une lettre au roi d’Arménie, Tiridate, en lui disant : retrouve-les et renvoie-moi Rhipsime. Tiridate retrouve donc les religieuses, mais, les ayant vues à son tour, se dit que ce serait dommage de les renvoyer dans leur pays. Pire même, il s’éprend de Rhipsime au point de vouloir l’épouser. Seulement celle-ci résiste. Finalement, le roi s’enferme seul avec elle dans une chambre, et entreprend de lui faire accepter ce mariage de gré ou de force. Mais à ce moment-là Rhipsime, soudain dotée d’une force surnaturelle par le Saint-Esprit, arrive à repousser ce redoutable guerrier.
Le roi, mortellement offensé, décapite aussitôt Hripsimé ainsi que les quarante religieuses. Mais il en sera immédiatement puni, car il est métamorphosé en sanglier. Ses vêtements craquent et il va se rouler dans la fange des marécages. À ce moment-là, la sœur du roi Tiridate a une vision ; elle apprend que Grigor est encore vivant au fond de sa fosse. Il parle au roi pendant quarante jours et le roi, converti, retrouve la forme humaine à la fin de cette longue période de métamorphose.
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Écrite plus de cent cinquante ans après l’événement, cette histoire, absolument invraisemblable, est, en fait, démarquée des romans de l’époque. Il suffit de penser aux Métamorphoses d’Apulée ; c’est la même histoire qui nous est racontée, elle est classique.
On sait, par les Actes de l’Église de Césarée de Cappadoce, qu’il y a effectivement eu un roi Tiridate III, contemporain de Dioclétien, qui avait été rétabli sur son trône par les Romains, et qui a fait consacrer en 314 le premier évêque de Grande Arménie, un dénommé Grigor 1). Quand ce roi s’était-il converti ? Si on prend à la lettre la chronique dont nous disposons, il aurait participé à la persécution de Dioclétien, donc il aurait pu se convertir après l’abdication de ce dernier, en 306. Mais cette date est trop éloignée de celle de 314 que nous venons d’indiquer. Il est plus vraisemblable que les persécutions auxquelles a participé Tiridate sont postérieures à celles de Dioclétien (celles de Maximin Daia par exemple…) et qu’il faut plutôt situer les faits vers 311-312.
Il est certain néanmoins que, dans ce cas, la conversion officielle de l’Arménie aurait précédé la promulgation, en 313, de l’Édit de Milan, par lequel Constantin a décidé de tolérer le culte chrétien dans tout l’Empire. L’Arménie fut donc bien, à quelques mois près, la toute première « entité administrative » à instituer le christianisme comme religion d’État.
Bref, Tiridate décide la destruction des temples païens et Grégoire reçoit la consécration épiscopale des mains de l’archevêque Léonce à Césarée de Cappadoce. Le premier patriarche arménien dépendra ainsi de cette ville. À son retour, il baptise le roi et sa suite dans les eaux de l’Euphrate et entreprend l’évangélisation du royaume. Celle-ci s’effectue difficilement, mais Saint-Grégoire se charge de faire respecter l’Édit de Tiridate en parcourant le pays à la tête de bandes armées fanatisées de parabolans afin d’imposer la nouvelle religion. Il fonde des évêchés à Vagharchapat, Artachat et Duin. Vers 330-340 le christianisme arménien aura réussi à s’imposer. Mais si l’Arménie put adopter si rapidement le christianisme comme religion d’État, c’était sans doute parce qu’il s’agissait d’un tout petit royaume, bien plus « monolithique » que ces empires « universels », multiculturels et multiethniques, qu’étaient Rome et la Perse.
Il est loisible de se demander à quelle réalité religieuse correspond la conversion de Tiridate. On peut toujours dire que Tiridate a cru, qu’il a été illuminé par l’Évangile. C’est une explication ! Mais il faut également bien voir la signification de cette conversion du point de vue politique. À cette époque la situation était la suivante. Dans les campagnes, on avait les cultes traditionnels, la religion populaire, assortie d’un certain nombre de syncrétismes avec les religions iranienne et grecque. La noblesse, elle, adhérait au zoroastrisme « réformé » des Sassanides, ces derniers prétendant revenir à la vraie foi de Zoroastre. Attitude à laquelle les nobles avaient intérêt, car elle leur permettait de maintenir des relations privilégiées avec le roi de Perse et, du même coup, de gagner en indépendance par rapport au roi d’Arménie. Enfin, il y avait les populations des villes où avaient pénétré le judaïsme et à sa suite le christianisme. En adoptant cette religion, très minoritaire, le roi tranche entre les deux camps et surtout, il rétablit l’autorité royale. Depuis plusieurs siècles en effet, très précisément depuis la défaite d’Artavazde devant Marc-Antoine, le roi d’Arménie régnait au nom du divin César, ce qui en faisait un simple représentant de l’Empereur. Désormais, il redevient dès lors un roi de droit divin. Cette conversion de Tiridate, même si elle répondait à des convictions profondes, était aussi tout à fait bénéfique à son autorité du point de vue politique.
Il faut cependant noter que la date de la christianisation définitive de l’Arménie reste controversée : elle se situe dans une fourchette allant de 278 à 314, les années les plus fréquemment retenues étant 294 et 314.
Bien sûr, si l’on considère le manichéisme comme une hérésie chrétienne, l’Empire perse serait peut-être devenu un État « chrétien » dès le milieu du IIIe siècle… Mais le roi Chapour Ier (en latin Sapor Ier) se méfiait-il du pouvoir des mages zoroastriens au point de transformer la doctrine de Mani en « religion d’État » ? C’est loin d’être sûr !
Et s’il avait régné plus longtemps, l’empereur romain Philippe l’Arabe, qui était probablement chrétien, aurait-il peut-être reconnu le christianisme comme « religion licite » soixante bonnes années avant Constantin ?
1). Grégoire l’Illuminateur fut le premier catholicos de l’Église arménienne. La cathédrale d’Etchmiadzine remonte à Grégoire, qui la fit construire en 303 sur les restes d’un temple préchrétien. Jésus lui-même, dira la légende, avait choisi l’endroit et il apparut à Grégoire pour le lui communiquer. Ainsi s’explique le nom d’Etchmiadzine, qui signifie « lieu où le Fils unique est descendu sur la terre ».
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LE DEUXIÈME ÉTAT AU MONDE OFFICIELLEMENT CHRÉTIEN : L’ÉTHIOPIE (330).
L’histoire de l’Église éthiopienne orthodoxe commence à sa fondation, vers le milieu du IVe siècle par Frumence d’Aksoum. C’est une des premières Églises chrétiennes du continent africain. Après sa création dans le royaume d’Aksoum, le christianisme s’étend vers l’ouest et le sud.
Avant l’introduction du christianisme en Éthiopie, divers cultes, aussi bien polythéistes que monothéistes étaient pratiqués par la population locale ; cette présence s’explique par les contacts commerciaux entretenus avec les pays du Moyen-Orient. Les sources traditionnelles et archéologiques révèlent l’existence d’un culte zoroastrien ; un serpent correspondant à une description de l’Avesta est gravé sur une des stèles à Aksoum. À partir du Ier siècle avant notre ère, les migrants sabéens importent une nouvelle religion polythéiste. Astar (Astarté), correspondant à Aphrodite et Vénus dans le monde grec et romain, Sin le dieu lune, Shams le dieu soleil, étaient très connus en Éthiopie. Plus tard, avec l’introduction de la culture grecque, le culte de son panthéon s’est généralisé. Dans la célèbre inscription grecque, érigée à Adoulis par un empereur d’Éthiopie anonyme, il est fait mention de Zeus, Poséidon et Ariès. Au revers du monument figurent des gravures d’un autre dieu et d’un demi-dieu grec, Hermès ou Hercule. Ariès était en fait le dieu personnel des empereurs éthiopiens de l’ère préchrétienne, comme le montrent les fréquentes références qui lui dédiées dans les inscriptions épigraphiques. Des traces archéologiques de cette période subsistent, parmi celles-ci, le temple de Yeha, dédié à Almouqah et un temple à Aksoum dédié à Aries. Enfin, une partie de la population éthiopienne pratique le judaïsme, de type prétalmudique.
Avant de devenir la religion de l’État, le christianisme était pratiqué en Éthiopie, notamment dans de grandes villes telles qu’Aksoum et Adulis. Tout débute par un voyage vers l’Inde de Mérope, un philosophe de Tyr, accompagné par deux membres de sa famille : Frumence et Édésius ; lorsque les provisions vinrent à manquer, le navire fit escale. La population locale, hostile aux citoyens romains, massacre l’équipage, mais épargne les deux jeunes hommes que l’on ramène au souverain aksoumite. Celui-ci leur offre un travail dans l’administration royale et l’autorisation de retourner vers leur pays après sa mort. Au décès du roi, la reine leur demande de rester à leurs postes jusqu’à l’arrivée de son fils au trône. À Aksoum, Frumence s’occupe des questions religieuses, encourage les commerçants romains à fonder des lieux de prière et favorise la diffusion de la nouvelle religion.
Vers 330, Ezana, Roi d’Aksoum, se convertit et le christianisme devient la religion d’État ; un phénomène non pas strictement religieux, mais touchant également le monde politique, la culture et la société de façon générale.
Plusieurs éléments prouvent la conversion d’Ezana : dans ses premières inscriptions, il se fait appeler « Fils de Mahrem l’inconquis » ; à la suite de sa victoire face à la Nubie, il parle du « Seigneur du ciel et de la terre » et décrit comment il a détruit les « images dans leurs temples », affirmant ainsi qu’il se situe bien dans droit fil de l’intolérance judéo-chrétienne traditionnelle ou incitation à la haine contre les goyim puis contre les païens. Sans compter que ses pièces de monnaie après 330 seront frappées du signe de la croix ; alors que celles du début de son règne étaient ornées d’un croissant et d’un disque.
La nomination du successeur de Frumence au poste d’évêque d’Aksoum marque le début d’une longue période de seize siècles durant laquelle l’Église éthiopienne se trouve sous la juridiction du Patriarcat d’Alexandrie. Les principaux missionnaires ayant contribué à la diffusion du christianisme en Éthiopie sont les Neuf Saints, des religieux venus de l’Empire romain d’Orient (certains sont originaires de Syrie ou de Constantinople) et accueillis par Ella Amida à Aksoum en 480. Leur soutien à la doctrine non calédonienne leur avait valu l’expulsion du territoire romain ; avant leur arrivée à Aksoum, ils avaient vécu quelques années au monastère fondé par Pacôme le Grand, en Égypte. Une fois en Éthiopie, ils étudièrent la langue et se familiarisèrent avec les coutumes locales pour ensuite se mettre en route, convertir les populations et introduire les institutions monacales. Le processus de
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christianisation s’effectue sans persécutions à l’encontre des nouveaux convertis qui bénéficient du soutien du souverain d’Aksoum.
L’ÉLABORATION DU PREMIER CANON.
Canon. Lite officielle des livres sacrés ou considérés comme divinement inspirés d’une religion.
— Le canon juif actuel a été élaboré par un groupe de rabbins pharisiens à la fin du premier siècle installés à Yamnia (ou Yavné) un peu au sud de l’actuelle Tel-Aviv
— L’élaboration du canon chrétien a duré plus longtemps. Le point final pur l’Église catholique n’a d’ailleurs été mis qu’au Concile de Trente le 8 avril 1546. Le processus avait commencé en 367 avec la lettre festale 39 d’Athanase d’Alexandrie.
Lettre festale 39.
Mais puisque j’ai dit que les hérétiques sont des sots et que nous avons les Écritures, souffle de Dieu, pour que nous soyons sauvés par elles, et puisque je crains que, à cause de l’astuce des hommes, des gens simples ne s’égarent loin de la simplicité et de la pureté qui mène au Christ, comme Paul l’a écrit aux Corinthiens, et qu’ils ne commencent en outre à lire dans les livres apocryphes, abusés par le nom des livres vrais, comme si ceux-là comptaient parmi ceux-ci, je vous en prie, donc, supportez de voir si les livres que vous connaissez sont ceux que je vais vous écrire par l’amour et le besoin de l’Église.
…………
Ceux de l’Ancien Testament sont au nombre de vingt-deux : ce sont……………
Quant à ceux du Nouveau Testament, il ne faut pas hésiter à les nommer. Ce sont…
Ce sont les sources du salut de sorte que celui qui est assoiffé jouisse des paroles qui y sont contenues. Car c’est en celles-ci qu’est annoncé l’enseignement de la piété. Que personne n’y ajoute ni y retranche…
Pour vous fortifier davantage, je vais ajouter à ce que j’ai dit cet autre mot nécessaire : il y a d’autres livres en dehors de ceux-là, ils n’ont pas été canonisés, mais définis par nos pères afin que les lisent ceux qui sont récemment entrés et qui désirent apprendre le discours de la piété………………
Toutefois mes biens aimés, lorsque nos pères ont canonisé les premiers livres et ont néanmoins défini ceux destinés à la lecture, ils n’ont fait absolument aucune mention des apocryphes, mais pareille astuce est le fait des hérétiques. En effet, ce sont eux qui les écrivent quand ils veulent et ajoutent une chronologie, afin de les faire passer pour anciens et trouver la manière de tromper les gens simples…………
Athanase ordonna donc aux chrétiens d’Égypte de se défaire de tous ces écrits gnostiques.
La liste sera ratifiée par le concile d’Hippone en 393 puis Carthage en 397. Ainsi naquit la liste de livres que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Nouveau Testament.
En 369, Valentinien instituera Damase, l’évêque de Rome, juge suprême de tous les autres évêques chrétiens d’Occident, donnant ainsi satisfaction à cette vieille revendication des évêques de sa capitale.
Dès lors, plus que jamais, la chrétienté fut avant tout romaine, et la furie de ses adeptes, ivres de leur triomphe et se voyant définitivement maîtres du pouvoir, se déchaînera.
Le culte de Mithra fut, semble-t-il, une des cibles favorites des talibans chrétiens (les parabolani). En 361 déjà, à Alexandrie, l’évêque Georges avait pris d’assaut un temple mithriaque, l’avait livré aux pillards, et avait exhibé des crânes de taureau ayant servi au culte. Plus tard, en 377 probablement ; des talibans chrétiens mettront à sac le Mithraeum de Rome, y détruisant tous les ouvrages en stuc, les fresques et les objets de culte, puis ils démoliront l’édifice de fond en comble et y déverseront des détritus provenant d’un cimetière voisin ; afin d’édifier triomphalement sur ces ruines une basilique dédiée à sainte Prisque, une obscure chrétienne du 1er siècle. Les chrétiens du IVe siècle ne s’en
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prirent d’ailleurs pas seulement aux cultes d’Hélios, de Mithra et des autres dieu-ou-démons païens ; mais à toutes les autres religions, en particulier, en Gaule, à la religion des derniers très-sachants de la druidiaction (druidecht), lesquels avaient soutenu pourtant, on l’a vu, Constantin ; mais ensuite aussi Julien, et c’est sans doute ce qui causa leur perte, tant les chrétiens haïssaient ce dernier. En agissant comme ils le faisaient, les chrétiens appliquaient à la lettre une prescription de la partie appelée Deutéronome de la Bible juive : «« Anéantissez les lieux de culte des peuples que vous dépossèderez. Détruisez leurs autels, brisez leurs pierres sacrées et brûlez leurs Asherah ; abattez les statues de leurs dieux et effacez leurs noms de ces lieux » (12, 2-3). L’Illyrien Martin, ancien légionnaire romain entré dans les ordres, qui avait été nommé évêque de Tours en 373, fonda plusieurs monastères, notamment celui de Ligugé ; dont il fit une sorte de caserne de prêtres, chargés de procéder systématiquement au pillage des temples païens ou à la destruction des menhirs. Ces exactions chrétiennes avaient d’ailleurs lieu, sinon avec la participation des autorités, au moins sans qu’elles intervinssent, quand elles ne s’en rendaient pas complices par leur passivité (exactement comme aujourd’hui d’ailleurs, mutatis mutandis). En 378, à la requête de Damase, l’empereur Gratien donna l’ordre aux préfets d’Italie et de Gaule d’exécuter les mesures disciplinaires prononcées par l’évêque de Rome ; ce qui était reconnaître implicitement la primauté de l’Église sur les autorités civiles.
Cette seconde moitié du IVe siècle fut marquée par des luttes intestines dans lesquelles la figure de saint Jérôme (vers 347-420) apparaît comme particulièrement agressive.
Il traduira la Bible en latin et c’est son texte, achevé en 383, connu sous le nom de Vulgate, qui fera dès lors autorité en Occident, même s’il déforme le texte source hébreu ou grec. Le christianisme romain n’est plus le christianisme primitif, quelle que soit la conception que l’on peut se faire de celui-ci, et sous Théodose, lequel succéda à Gratien en 379, son triomphe sera définitif.
Théodose 1er dit le grand (Espagne 346 – Milan 395) sera le dernier empereur à régner seul sur l’ensemble de l’Empire (à sa mort, celui-ci sera partagé entre ses deux fils, Honorius pour l’Occident, et Arcadius pour l’Orient).
Les prédécesseurs de Théodose s’étaient ralliés à telle religion, ou à telle formule religieuse, l’avaient favorisée, mais avaient adopté une certaine tolérance à l’égard des autres croyances, dans la mesure où ils les laissaient subsister. Théodose mettra fin à cette tolérance en établissant une religion d’État obligatoire pour tous.
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LA CRISE ARIENNE.
L’arianisme est un courant de pensée théologique des débuts du christianisme, dû à Arius, théologien alexandrin au début du IVe siècle, et dont le point central concerne les positions respectives des concepts de « Dieu le père » et « son fils Jésus ». La pensée de l’arianisme affirme que si Dieu est divin, son Fils, lui, est d’abord humain, mais un humain disposant d’une part de divinité. C’est en fait la position judéo-chrétienne traditionnelle et en ce sens l’arianisme n’est qu’une résurgence du judaïsme des premiers chrétiens, ou du bon sens si l’on veut.
Le premier concile de Nicée, convoqué par Constantin en 325, rejeta l’arianisme. Celui-ci fut dès lors qualifié d’hérésie par les chrétiens trinitaires, mais les controverses sur la double nature, divine et humaine, du Christ, se prolongèrent pendant plus d’un demi-siècle voire plus.
Les empereurs succédant à Constantin revinrent à l’arianisme et c’est à cette foi que se convertirent la plupart des peuples germaniques qui rejoignirent l’empire en tant que peuples fédérés.
L’arianisme est donc la doctrine due à Arius (256-336), théologien alexandrin d’origine berbère et de langue grecque, de l’École théologique d’Antioche.
L’origine de la christologie arienne reste discutée. Ses premiers détracteurs la présentaient comme l’enseignement de Paul de Samosate, déjà condamné par plusieurs synodes locaux en particulier à Antioche, en 319, mais qui gardait des partisans.
Le premier arianisme adopte le point de vue d’Origène : le subordinatianisme, selon lequel le Fils n’est pas de la même nature que Dieu, incréé et éternel, alors que Jésus est créé et temporel. Si le Fils témoigne de Dieu, il n’est pas Dieu, et si le Fils possède un certain degré de divinité, elle est de moindre importance que celle du Père. Pour Arius, le Père seul est éternel : le Fils et l’Esprit ont été créés.
Les ariens ne professent donc pas la consubstantialité, adoptée ultérieurement par les Églises.
Les arguments de l’arianisme philosophique sont issus du moyen-platonisme sur l’absolu et la transcendance divine, et suivent une théologie négative pour s’orienter vers un strict monothéisme où Dieu est hors d’atteinte par les seuls moyens d’appréhension de l’être humain.
La querelle entre ariens et trinitaires prend rapidement une tournure politique. Avec le règne de Constantin, Église et État s’entremêlent étroitement. L’empereur apparaît comme le chef des chrétiens et se présente lui-même comme « l’évêque du dehors », chargé de gérer les affaires extérieures de l’Église. Il intervient dans la gestion ecclésiastique, marque certains conciles de son empreinte personnelle, infléchit les débats théologiques, nombreux en ce IVe siècle. L’un d’entre eux va d’ailleurs préoccuper les empereurs pendant plus d’un demi-siècle : la querelle sur la Trinité.
L’arianisme part d’une constatation de bon sens : comment Dieu ou le Démiurge peut-il être un et trois à la fois, même s’il apparaît comme tel dans l’Écriture ? Arius répond que le Verbe (le Christ) n’est qu’une créature, n’ayant reçu le privilège d’être Fils que par adoption.
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Entre 318 et 325, l’Orient se déchirera donc autour des doctrines de cet Arius, prêtre à Alexandrie, qui a donné son nom à la doctrine appelée arianisme. Cet homme austère prétend sauvegarder le rang prééminent du Père, auquel personne, pas même le Fils, ne peut être comparé. De plus, le Fils n’existe pas de toute éternité comme le Père, mais a été créé à partir du néant par ce dernier. Il n’en faut pas plus pour mettre le feu aux poudres. Alexandre, l’évêque d’Alexandrie, excommunie Arius et ses partisans. En effet, à ses yeux, le Verbe (le Fils) coexiste avec le Père de toute éternité, il n’a donc pas été créé, et la nature du Fils est égale à celle du Père. Arius n’accepte pas la décision de son évêque et fait appel à ses partisans, nombreux en Orient.
Ce n’était pas la première fois que cette question avait été posée, mais maintenant que le christianisme était devenu religion officielle cela devint rapidement une affaire d’État, tout le monde voulut s’en mêler. Les remous de cet incident traversèrent l’Égypte et semèrent le trouble dans d’autres provinces de l’Empire. Il y aurait même eu des bagarres dans les rues des villes, et les chrétiens devinrent la risée des païens, qui s’amusaient à parodier leurs disputes dans les théâtres.
Pour apaiser les troubles à l’ordre public découlant de la crise antiarienne, en 325 Constantin réunit un concile dans son palais de Nicée (actuelle Turquie).
En moins d’une décennie, les évêques passèrent donc ainsi de l’opposition aux honneurs impériaux.
Ils furent reçus en grande pompe, mais aussi forcés de souscrire aux décisions du concile.
Ces décisions n’étaient d’ailleurs pas dues au hasard ; elles avaient été déterminées par des manœuvres tactiques et par diverses pressions impériales. Constantin avait tout intérêt à ce que dans l’Église fondée par lui règne la paix.
La condamnation d’Arius et la profession de foi de Nicée devaient servir ce dessein. Constantin imposera donc ses vues sans se préoccuper de l’évêque de Rome (à l’époque l’obscur Sylvestre 1er).
À Nicée apparaît la notion de génération divine : Jésus, fils de Dieu a été engendré dans le sein du père éternel et non pas créé. L’Église adopte le titre de Christ pour qualifier Jésus. Si Dieu et son Fils existent, on peut d’ailleurs s’interroger sur l’unicité de Dieu… mais la résurrection de Jésus, base de la croyance chrétienne, implique et engendre cette incohérence que les chrétiens ont bien du mal à expliquer. Le Concile de Nicée consacrera donc le triomphe de la tendance précatholique (dont sont issus les Réformés) ou préorthodoxe.
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LE CONCILE DE NICÉE (325).
Ainsi que nous avons pu le voir à maintes reprises, la religion chrétienne est fondée sur toute une série de croyances assez compliquées si l’on ne veut pas en faire une forme de paganisme ancestrale. Aussi loin que l’on remonte dans l’Antiquité, on constate en effet qu’il était courant d’adorer des dieu-ou-démons par groupe de trois (triades). Après la mort des premiers chrétiens (d’origine juive), cette notion envahit peu à peu le christianisme. Comme l’a très bien écrit Will Durant, le christianisme n’a pas détruit le paganisme ; il l’a adopté. À la fin du IIIe et du IVe siècle, en Égypte, des ecclésiastiques d’Alexandrie, tel Athanase, transmirent cette influence par les idées qu’ils formulèrent et qui conduisirent donc à la Trinité. Ces hommes acquirent eux-mêmes une grande notoriété, et la théologie alexandrine fut l’intermédiaire entre l’héritage religieux égyptien et le christianisme. Car s’il est vrai que le christianisme a triomphé du paganisme, il n’en demeure pas moins que le paganisme a réussi à influencer le christianisme. La Trinité n’est pas une doctrine enseignée par Jésus et ses apôtres, mais une fiction due à l’École des platoniciens tardifs. Avec le symbole d’Athanase, la Trinité reçut une définition plus élaborée. Athanase, qui était ecclésiastique, soutint Constantin lors du concile de Nicée.
Le symbole qui porte son nom aujourd’hui déclare : « nous vénérons un Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité, sans confondre les Personnes ni diviser la substance : autre est en effet la Personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais une est la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, égale la gloire, coéternelle la majesté ».
Certains spécialistes pensent néanmoins que ce symbole, cité pour la première fois par Césaire d’Arles, n’a pas été formulé par Athanase et qu’il a probablement été rédigé au VIe siècle en Occident où le paganisme celto-romain avec ses triades avait naguère été très florissant. Car l’influence de ce symbole semble d’abord s’être fait sentir, au VIe et au VIIe siècle, dans le Sud de la France ainsi qu’en Espagne. L’Église de Germanie au IXe siècle, et un peu plus tard celle de Rome, l’intégrèrent alors à leur liturgie.
Une des meilleures façons de se faire une idée de la croyance chrétienne est donc de se pencher sur un de ses textes fondamentaux, son credo de base, appelé aussi Symbole de Nicée-Constantinople ; du nom des deux conciles (Nicée et Constantinople) ayant abouti à ce document. Cette profession de foi est considérée comme œcuménique par les confessions latines, réformées et orientales, et caractérise donc bien au moins 90 % des chrétiens.
CADRE ET DÉROULEMENT DU CONCILE.
Le Concile œcuménique (ou général) de Nicée débuta le 19 juin 325 et se termina autour du 25 juillet. Il fut préparé par plusieurs réunions d’évêques orientaux tenues au commencement de l’année. Il fut primitivement prévu de le réunir à Ancyre (Ankara en Turquie), mais Constantin décida de le convoquer à Nicée afin de faciliter la venue des évêques occidentaux. Le siège apostolique de Rome ne délégua pourtant que deux représentants. Pratiquement, donc, l’assistance, forte de 318 Pères (chiffre conventionnel), ne fut composée que d’évêques orientaux. La question arienne, il est vrai, ne troublait guère les esprits en Occident ; et il était entendu que les évêques et les « fidèles » de cette partie de l’Empire exécuteraient de toute façon, les volontés de l’Empereur.
Quel rôle Constantin, qui n’était pas baptisé, a-t-il joué lors du concile de Nicée ? Notons tout d’abord que c’est lui qui convoque ce concile œcuménique (ou général) à Nicée (aujourd’hui Izbik en Turquie). C’est le premier du genre. Jusque-là, les conciles n’avaient pas dépassé le niveau régional. Les débats furent habituellement présidés par Constantin en personne ; durant ses absences, il était remplacé par son conseiller : Ossius, ancien évêque de Cordoue.
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« Constantin, qui s’était rendu de Nicomédie à Nicée, à la nouvelle de l’arrivée des prélats, voulut avoir part à leurs délibérations. Le jour marqué pour la décision de toutes les questions, les évêques se rendirent dans la grande salle du palais, où ils s’assirent selon leur rang, sur des sièges qui leur avaient été préparés ; attendant avec gravité et modestie l’arrivée de ce prince. Dès qu’ils en entendirent le signal, ils se levèrent ; et à l’heure même, il entra, revêtu de sa pourpre, couvert d’or et de diamants, accompagné, non de ses gardes ordinaires, mais seulement de ses ministres chrétiens. Il passa au milieu des évêques, jusqu’au-devant de l’assemblée, où il demeura debout, jusqu’à ce que les évêques l’eussent prié de s’asseoir ; après leur en avoir demandé la permission, il s’assit sur un petit siège d’or, et aussitôt tous s’assirent après lui, sur son ordre. En même temps, l’évêque qui occupait la première place du côté, se leva et prononça un discours adressé à l’empereur, où il rendait grâce à Dieu des bienfaits dont il avait comblé ce prince. Quand cet évêque eut achevé de parler, et qu’il se fut assis, toute l’assemblée demeura dans le silence, les yeux fixés sur l’empereur. Alors, il les regarda tous d’un air gai et agréable ; et s’étant un peu recueilli en lui-même, il leur dit d’un ton doux et modéré, sans se lever, qu’il n’avait rien tant souhaité que de les voir assemblés en un même lieu ; mais qu’il regardait les contestations qui s’étaient élevées dans l’Église comme plus dangereuses que les guerres que l’on avait excitées dans ses États.
« Faites donc, leur dit-il, chers ministres de Dieu, fidèles serviteurs du Sauveur de tous les hommes, que la paix et la concorde mettent fin à vos contestations. Vous ferez en cela une chose très agréable à Dieu, et qui me sera très avantageuse ». Il ajouta, selon Théodoret, mais peut-être en une autre occasion, que, comme il n’y avait plus personne qui osât attaquer les chrétiens, on ne pouvait voir sans douleur qu’ils se combattissent eux-mêmes ; surtout sur des sujets pour lesquels ils avaient les instructions du Saint-Esprit dans les Écritures. « Car les livres des Évangiles et des apôtres, leur dit-il, et les oracles des anciens prophètes, enseignent clairement ce qu’il faut croire de la Divinité. C’est de ces livres inspirés de Dieu que l’on doit tirer l’explication des points qui sont contestés ». Constantin ayant parlé de la sorte en latin, et un interprète ayant expliqué son discours en grec, il permit aux présidents du concile de traiter les questions qui troublaient le repos de l’Église.
On commença par celle d’Arius. Cet hérésiarque, qui était présent, avança les mêmes blasphèmes, dont nous avons parlé ailleurs, et soutint, à la face de tout le concile et en présence de l’empereur, que le Fils de Dieu est né de rien, qu’il y a eu un temps où il n’était pas. Les évêques, entre autres Marcel d’Ancyre, le combattirent fortement. Saint Athanase, qui n’était encore que diacre, découvrit avec une pénétration merveilleuse toutes ses fourberies et tous ses artifices…
Avant que les Pères du concile se séparassent, Constantin voulut qu’ils participent aussi de la fête solennelle de la vingtième année de son règne, qui commençait le 25 juillet de l’an 325. Il les invita tous dans son palais, et fit manger les principaux d’entre eux avec lui, les autres à des tables placées aux deux côtés de la sienne. Ce prince, ayant remarqué que quelques-uns de ces évêques avaient l’œil droit arraché, et appris que ce supplice avait été la récompense de la fermeté de leur croyance, baisa leurs plaies, en espérant tirer de cet attouchement une bénédiction particulière. Après le festin, il leur distribua divers présents, à proportion de leur mérite, et y ajouta des lettres, pour faire délivrer tous les ans dans chaque église une certaine quantité de blé aux ecclésiastiques et aux pauvres. Ensuite, il les exhorta à la paix et à l’union, leur demanda de prier Dieu pour lui, et les laissa retourner chacun à leur Église » (Adolphe-Charles Peltier, Dictionnaire universel et complet des conciles).
Ossius de Cordoue fut l’un des principaux acteurs de ce concile de Nicée et l’a vraisemblablement présidé en l’absence de l’empereur ainsi que nous l’avons vu. Il a sans doute joué un rôle déterminant dans l’adoption du terme homoousios, « consubstantiel » qui figure dans ce texte. Ossius fut désigné par Constantin pour rédiger le document, et Hermogènes, évêque de Césarée en Cappadoce, pour l’écrire et le lire. Le texte original fut donc rédigé en grec. Le voici !
« Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur des choses visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-Christ, le fils unique de Dieu, engendré du Père, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non créé, de la même substance (homoousios) que le Père, par lequel tout a été créé ; qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu des cieux, a été fait chair, s’est fait homme, est ressuscité le troisième jour, est remonté aux cieux d’où il reviendra juger les vivants et les morts ; et en l’Esprit saint.
Quant à ceux qui disent : il y a eu un temps où il (le Fils) n’était pas ; ou il n’était pas avant d’être engendré, et il a été tiré du néant ; ou qui prétendent que le Fils de Dieu est d’une autre hypostase, ou d’une autre substance, ou altérable, la sainte Église catholique et apostolique les dit anathèmes ».
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Ce dernier paragraphe visait bien entendu l’arianisme. Il importe néanmoins de remarquer que les évêques réunis à Nicée n’ont pas véritablement mis en place le dogme de la Sainte Trinité. Ils ont surtout statué sur la nature de Jésus.
Le rôle de Constantin fut donc déterminant. Après deux mois d’un débat acharné entre les évêques, cet empereur païen trancha en faveur de ceux pour lesquels Jésus était Dieu. Pourquoi cela ? Certainement pas en raison d’une conviction nourrie par les Écritures. Constantin n’avait pour ainsi dire aucune compréhension des questions que posait la théologie grecque. Ce qu’il comprenait très bien, en revanche, c’est que la division religieuse était une menace pour son empire, dont il voulait consolider l’unité.
Mais les tensions continuèrent. Le terme grec homoousios rajouté par Ossius de Cordoue et Constantin, et qui signifie que le Fils est parfaitement égal au Père, déclencha, une fois le concile de Nicée terminé, une joute théologique qui ne prendra fin qu’au concile de Constantinople en 381. Les évêques orientaux s’étant rétractés, Constantin n’hésitera pas à faire excommunier ces récalcitrants, qui butaient sur le terme « homoousios (= consubstantiel) ».
Le travail missionnaire des partisans de l’évêque Arius, très actifs en Germanie, continua néanmoins plus que jamais, avec tout ce que cela pouvait impliquer comme querelles entre chrétiens. Sa condamnation et la profession de foi de Nicée avaient eu comme unique but de ramener la paix dans l’empire. Comme le résultat escompté se faisait attendre, l’empereur Constantin lui-même, se rangeant à l’avis de ses conseillers, revint sur sa décision. Il se rétracta et réhabilita l’arianisme. (Ses successeurs s’aligneront sur cette position, à quelques nuances près, excepté Julien, appelé plus tard l’Apostat, et Valentinien – 364-375 – qui restera fidèle à la croyance nicéenne.) Dès 329, Eusèbe de Nicomédie, chef de file des ariens au concile de Nicée, revient donc en grâce à la cour impériale.
En 330, un concile arianisant dépose Eustathe d’Antioche, l’un des premiers adversaires d’Arius, pour sabellianisme et immoralité ; en Égypte même, un rapprochement se produit entre les ariens et le schisme plus ancien de Mélétios, alors dirigé par Jean Arcaph. En 330, Eusèbe de Nicomédie envoie un message à Athanase lui demandant de réadmettre Arius et son groupe dans l’Église d’Alexandrie ; le refus d’Athanase entraîne l’émission d’une lettre officielle de l’empereur allant dans le même sens. Cependant, une délégation d’évêques mélétiens au palais impérial de Nicomédie se plaint d’exactions financières illégales de la part d’Athanase.
Le parti arien ne lâche pas prise : un dossier est monté contre Athanase (sous la supervision notamment d’Eusèbe de Nicomédie), l’accusant d’une gestion tyrannique, voire criminelle, de l’Église égyptienne.
Finalement, il est décidé qu’une assemblée d’évêques se réunira à Tyr pendant l’été 335, alors que tous les dignitaires convergeront vers Jérusalem où la grande église du Saint-Sépulcre doit être inaugurée. Environ cent cinquante évêques seront présents sous la présidence d’Eusèbe de Césarée et en présence d’un représentant de l’empereur, le comte Denys. Athanase est très fermement invité à ne pas se dérober.
À ce concile de Tyr, les ariens sont présents en force, autour d’Eusèbe de Nicomédie lui-même. Les débats sont très violents et pleins de rebondissements, les accusations les plus graves fusent de toutes parts. Finalement une commission est nommée pour aller effectuer un supplément d’enquête en Égypte, mais elle est largement dominée par des ariens, et peut compter pour ses investigations sur l’appui de Flavius Philagrius, préfet d’Égypte nouvellement nommé et sympathisant arien notoire. Pendant ce temps Athanase, accompagné de quatre évêques égyptiens, s’embarque pour Constantinople où il arrive le 30 octobre. Ils abordent directement l’empereur qui fait une promenade à cheval ; celui-ci, ennuyé par leur présence, refuse d’abord tout entretien, mais devant leur insistance accepte de les recevoir, et finalement écrit à Jérusalem pour convoquer dans la capitale tous les évêques qui étaient présents au concile de Tyr.
Pendant ce temps, la commission étant revenue à Tyr, le concile a adopté une résolution déposant Athanase de son siège.
Pour finir donc, Arius lui-même rentra en grâce. Après cinq ans d’exil, il fut invité à reprendre ses fonctions par le synode de Jérusalem de 336. Mais la veille du jour annoncé pour sa réhabilitation officielle, il disparut subitement. Selon une anecdote posthume, mise en circulation par son ennemi juré Athanase, Arius serait mort aux latrines, d’une violente dysenterie. « Peu de temps après, il fut saisi d’un malaise, et, avec ses évacuations, ses entrailles sortirent, ce qui entraîna une abondante
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hémorragie et la descente du petit intestin. De plus, des portions de sa rate et de son foie furent aussi emportées par cette hémorragie. Il en mourut presque aussitôt ».
Au lecteur d’apprécier la portée symbolique de cette fin dans l’esprit de l’historien chrétien (Socrate le scolastique) qui nous a rapporté le résultat de l’empoisonnement dont fut victime Arius.
Quand arriva la convocation impériale, il est décidé que la plupart des évêques rentreraient tranquillement chez eux, et que six seulement (dont Eusèbe de Césarée, président du concile, et Eusèbe de Nicomédie) iraient s’expliquer devant Constantin. Ils lancent contre Athanase une accusation très grave (délaissant d’ailleurs les autres) : il aurait menacé de faire interrompre les livraisons annuelles de grain égyptien à Constantinople. Athanase répond qu’il serait bien en peine de le faire, qu’il n’en a pas le pouvoir, mais rien n’y fait : le 5 février 336, il doit prendre le chemin de l’exil à Trèves (une mesure d’ailleurs très clémente au regard de l’énormité de l’accusation : Constantin, sans trop y croire, a sans doute surtout voulu se débarrasser d’un problème).
Mais comme par miracle, Constantin mourut aussi, mais c’est peut-être par un évêque arien, Eusèbe de Nicomédie justement, qu’il se fait baptiser sur son lit de mort.
Entre 337 et 361, soutenus par l’empereur Constance II, les ariens rétablissent leur prépondérance politique et religieuse, notamment au cours des conciles de Sirmium. Constance II soutient l’arianisme, probablement plus pour des raisons politiques que religieuses : se trouvant à Arles en Provence, il décide qu’un concile s’y tiendra pour mettre au pas le patriarche Athanase d’Alexandrie qui s’oppose non seulement à l’arianisme, mais surtout à l’autorité de Constance II. C’est le concile d’Arles de 353, présidé par l’évêque d’Arles Saturnin. Constance II en arbitre les séances et réclame la condamnation d’Athanase.
De 361 à 381, les trinitaires contre-attaquent. L’empereur Théodose Ier qui leur est favorable convoque le premier concile de Constantinople qui tranche en faveur de l’orthodoxie trinitaire et anti-subordinatianiste.
NDLR.
Au milieu du IVe siècle, les évêques Photin à Sirmium, Valens à Mursa en Pannonie et son voisin Ursace à Singidunum en Mésie sont encore ariens. Cet ancrage arien proche du Danube contribuera donc à la conversion à l’arianisme des Wisigoths et des Vandales par l’évêque mi-goth mi-grec Wulfila (311-383). Lors de la dissolution de l’Empire romain, l’arianisme manquera même de peu de l’emporter sur le catholicisme. En 589, le roi arien, Récarède 1er, roi wisigoth d’Espagne, sera le dernier à se convertir au catholicisme et les Lombards seront ariens jusqu’au milieu du VIIe siècle.
Et en 1553, le savant espagnol et réformateur protestant Michel Servet, vu par beaucoup d’unitariens comme une figure fondatrice de leur mouvement et auteur de l’ouvrage De trinitatis erroribus (Sur les erreurs concernant la Trinité) sera condamné à mort et brûlé par ses coreligionnaires réformateurs, dont Jean Calvin.
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L’ÉDIT DE THESSALONIQUE (380).
L’édit de Thessalonique fut promulgué par l’empereur romain Théodose Ier le 27 février 380. Il officialisait le culte catholique orthodoxe et en faisait l’unique religion licite de l’Empire romain interdisant donc ainsi l’ensemble des cultes dits « païens ». Suite à cet édit les philosophes stoïciens, épicuriens, néo-platoniciens et sceptiques furent également persécutés.
« Édit des empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose Augustes. Nous voulons que tous les peuples que régit la modération de Notre Clémence s’engagent dans cette religion que le divin Pierre Apôtre a donnée aux Romains – ainsi que l’affirme une tradition qui depuis lui est parvenue jusqu’à maintenant – et qu’il est clair que suivent le pontife Damase Ier et l’évêque d’Alexandrie, Pierre, homme d’une sainteté apostolique : c’est-à-dire que, en accord avec la discipline apostolique et la doctrine évangélique, nous croyons en l’unique Divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans une égale Majesté et une pieuse Trinité.
Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de chrétiens catholiques et que les autres, que nous jugeons déments et insensés, assument l’infamie de l’hérésie. Leurs assemblées ne pourront pas recevoir le nom d’églises et ils seront l’objet, d’abord de la vengeance divine, ensuite du châtiment de notre autorité que, conformément à la volonté du Ciel, nous déciderons de leur infliger.
Fait le troisième jour des calendes de mars à Thessalonique, Gratien Auguste étant consul pour la cinquième fois et Théodose Auguste pour la première fois ».
Remarquons néanmoins que cette officialisation du culte chrétien n’a pas profité qu’à l’Église catholique orthodoxe. L’année suivant la promulgation de l’édit de Thessalonique, le même empereur Théodose convoqua le premier concile de Constantinople. Son objectif était de concilier le catholicisme orthodoxe avec les sympathisants de l’Arianisme et de traiter le problème de la foi macédonienne. Il y fut également question de confirmer le Symbole de Nicée comme doctrine officielle.
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AJOUTS DU CONCILE DE CONSTANTINOPLE.
Convoqué par l’empereur Théodose I en mai 381.
Ce premier concile de Constantinople ;
— Ratifiera donc la condamnation d’Arius,
— Précisera la doctrine sur le Saint-Esprit : il est Dieu, au même titre que le Père et le Fils.
— Homologuera le symbole de Nicée (entre crochets les mots déjà existants dans la version antérieure, celle de Nicée).
[Créateur]… du ciel et de la terre… [engendré du Père]… avant tous les siècles… [Descendu]… des cieux… [fait chair]… par le Saint-Esprit, de la vierge Marie………………… Il a été crucifié à cause de nous sous Ponce Pilate, a souffert, a été enseveli [est ressuscité le troisième jour]… selon les Écritures… [il est remonté aux cieux]………… et s’est assis à la droite du Père, d’où il reviendra dans toute sa gloire… [pour juger les vivants et les morts]… dont le règne n’aura pas de fin… [Et en l’Esprit saint]… qui est seigneur et qui donne la vie. Il procède du Père.
RÉSULTAT FINAL DONC.
« Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu ; engendré du Père avant tous les siècles, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non créé, de la même substance (homoousios) que le Père, par lequel tout a été créé ; qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu des cieux, a été fait chair par le Saint-Esprit, de la vierge Marie, s’est fait homme. Il a été crucifié à cause de nous sous Ponce Pilate, a souffert, a été enseveli et est ressuscité le troisième jour selon les Écritures ; il est remonté aux cieux et s’est assis à la droite du Père, d’où il reviendra avec gloire pour juger les vivants et les morts ; dont le règne n’aura pas de fin ; et en l’Esprit saint qui est seigneur et qui donne la vie. Il procède du Père. Avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire. Il a parlé par les prophètes. Nous croyons en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique. Nous croyons en un seul baptême pour la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle dans le monde à venir. Amen »
Ce credo, à une nuance près, est aujourd’hui toujours partagé par les trois principales confessions chrétiennes et la liturgie chrétienne proclame encore aujourd’hui la même chose, avec toutefois une addition : « Il procède du Père… et du Fils » : filioque.
Cette formule – le filioque – apparue au IVe siècle n’a été officiellement reconnue en Occident que beaucoup plus tard, par les conciles du Latran IV (1215) et de Florence (1439). Et pas en Orient dans les Églises orthodoxes.
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PREMIER CONCILE D’ÉPHÈSE (431).
(Toujours les difficultés du Saint-Esprit à se manifester).
Ce concile, réuni par l’empereur à la demande de Nestorius, patriarche de Constantinople, a pour objectif de réconcilier l’Église à la suite de la polémique autour du titre « Theotokos » « mère de Dieu » donné par la ferveur populaire à Marie. Nestorius proposait en effet d’utiliser plutôt « Christotokos » « mère du Christ ou Messie » qui lui semblait davantage découler des écritures. Pour Nestorius, la Vierge Marie était seulement la mère de l’homme Jésus. Ce faisant il introduisait une subtile distinction (dite hypostatique) entre le caractère divin (Jésus fils coéternel de Dieu) et le caractère humain (Jésus fils de Marie) du Christ.
Contexte. Fin 428, Nestorius écrit à l’évêque de Rome Célestin Ier pour appuyer sa thèse, malheureusement il lui écrit en grec (homoousios christoktos) et pas en latin (consubstantialis). À Pâques 429, Cyrille, Patriarche d’Alexandrie, attaque les thèses de Nestorius dans ses homélies et dans une Lettre aux moines. Durant l’été 429, il s’adresse directement à Nestorius (Deuxième Lettre de Cyrille à Nestorius). Puis il fait porter à Rome, par le diacre nommé Posidonius, un dossier christologique traduit en latin avec la mission d’accuser Nestorius d’être un adoptianiste, c’est-à-dire quelqu’un qui conçoit Jésus-Christ comme un homme que Dieu aurait investi de son autorité symbolisée par une colombe à l’occasion de son baptême par Jean. Nestorius tente de se défendre et réussit à convaincre l’empereur de convoquer un concile œcuménique le 19 novembre 430. Il sollicite également l’appui de Jean d’Antioche, André de Samosate et Théodoret de Cyr.
Simultanément Cyrille réunit de son côté un synode régional à Alexandrie qui condamne à nouveau Nestorius. Il lui adresse une troisième lettre contenant 12 anathèmes, très discutables.
Le déroulement du premier concile d’Éphèse
Le concile a été convoqué pour la Pentecôte, soit le 7 juin 431. Les lettres de convocation sont adressées à tous les évêques métropolitains de l’Empire d’Orient et à quelques évêques occidentaux.
Seuls, Nestorius, accompagné d’une cinquantaine d’évêques et Cyrille, à la tête d’une délégation de onze évêques, arrivent à Éphèse dans les délais. La quinzaine d’évêques de Palestine n’arrivera que le 12 juin sous la conduite de Juvénal de Jérusalem. Jean, patriarche d’Antioche et ses 27 évêques partisans de Nestorius, bloqués par le mauvais temps n’arrivent que le 26 juin, les légats romains le 10 juillet seulement.
Memnon, l’évêque d’Éphèse, est un ardent partisan de Cyrille, au point qu’il faudra accorder à Nestorius une protection militaire, par crainte de la dévotion excessive de ses parabolans.
Dès le lendemain de la date fixée pour l’ouverture des débats, et malgré les retards, Cyrille décide d’ouvrir le concile sans plus attendre et contre l’avis de Candidien l’envoyé impérial.
Le concile s’ouvre donc le 22 juin 431, Nestorius, patriarche de Constantinople, accompagné de seize évêques fait face à Cyrille d’Alexandrie et ses cent quatre-vingt-dix-huit épiscopes.
La décision de condamner Nestorius est prise le jour même et Nestorius est déposé.
Le 26 juin arrivent les 27 évêques orientaux entourant Jean d’Antioche, qui, trouvant le concile déjà commencé et Nestorius déposé, se réunissent, furieux, et organisent un « contre-concile » par lequel ils entendent « excommunier » Cyrille, Memnon, évêque d’Éphèse et leurs partisans, et annuler les décisions déjà prises.
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Le 29 juin, Théodose II fait annuler les décisions du 22 juin.
Le 10 juillet, arrivent enfin les légats romains Arcadius et Profectus et le prêtre Philippe, délégués par l’évêque de Rome Célestin Ier qui soutiennent aussitôt Cyrille.
Le 11 juillet, les légats pontificaux valident, au nom de l’évêque de Rome, les décisions du 22 juin puis ils déposent Jean d’Antioche, Théodoret de Cyr et une trentaine d’évêques.
Une autre « hérésie » sera également abordée durant le concile d’Éphèse, le pélagianisme, et le concile condamne le pélagien Célestius.
Le 22 août, Théodose, extrêmement mécontent, envoie le comte Jean afin de mettre un peu d’ordre dans tout cela. Finalement, tout le monde se retrouve en prison. Mais alors que Cyrille en sortit assez rapidement, Nestorius, lui, fut banni à Pétra puis, en 435, dans une oasis du désert (La Mecque?). Il y resta jusqu’à la fin de ses jours. D’où l’islam d’après certains auteurs.
En 433, Jean d’Antioche, voulant se réconcilier avec Cyrille, lui envoie une lettre contenant une confession de croyance due à Théodoret de Cyr, un des grands théologiens du parti antiochien ; confession de croyance dont le texte fit dire à Cyrille que « les cieux se réjouissent et que la terre exulte ! » et recueillit donc son approbation. C’est ce que l’on appelle l’Acte d’union de 433, que l’on présente habituellement comme étant la résolution dogmatique du concile d’Éphèse.
«… Nous confessons notre Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, Dieu parfait et Homme parfait, composé d’une âme raisonnable et d’un corps ; engendré du Père avant les siècles selon la divinité et au dernier jour de la vierge Marie selon l’humanité, consubstantiel au Père selon la divinité et consubstantiel à nous selon l’humanité. Des deux natures, l’union s’est faite. C’est pourquoi nous confessons un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur… »
Marie étant ainsi définie « Mère de Dieu », on lui découvre une tombe adéquate et on lui bâtit une Église. L’imagerie de Marie s’inspire de la statuaire antique, des déesse-ou-démones ou fées à l’enfant (mopates) et notamment des statues d’Isis, déesse-ou-démone égyptienne, ou fée, de la Lune, au manteau bleu constellé d’étoiles, qui tient dans ses bras l’enfant Horus emmailloté. Le mois de mai, aujourd’hui consacré à Marie, l’était jadis à Cybèle.
Note de la rédaction. L’Église de Perse, qui n’était pas représentée au premier concile d’Éphèse, refusa ses conclusions et fut la première en Orient à se séparer de l’Église de Rome.
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DEUXIÈME CONCILE D’ÉPHÈSE (449).
Appelé « Brigandage d’Éphèse » par les partisans de Rome et de l’Église catholique et ceux qui ne reconnaissent pas la validité de ses décisions.
Dès le lendemain de l’Acte d’union, on trouve, dans le camp alexandrin, qu’une part trop belle a été faite aux gens de l’École d’Antioche ; ceux qui insistent sur les deux natures, vrai Dieu et vrai homme, et que l’on appelle pour cela les diophysites. L’évêque de Constantinople, Flavien, s’en émeut, demande à un concile provincial réuni à Constantinople de rejeter la formule. Eutychès est condamné en 448, mais, n’étant pas d’accord, fait appel au nouvel évêque d’Alexandrie, Dioscore. Théodose II décide de convoquer un nouveau concile œcuménique pour régler l’affaire. Ce sera de nouveau à Éphèse, en 449. Dioscore en profite. Il arrive à Éphèse ; il est tout-puissant, mène les débats et, comme Cyrille la première fois, agit avec brutalité.
Sous l’influence du patriarche d’Alexandrie, Dioscore, le concile fit déposer Flavien (il fut même battu par des moines parabolani dirigés par un certain Barsumas, un archimandrite syrien qui, à la tête de mille moines aussi sauvages et barbares que lui, venus spécialement d’Égypte, et armés d’énormes bâtons, donnait la chasse aux nestoriens, ou à ceux qui lui paraissaient tels, saccageait les églises, brûlait les monastères, tuait ou chassait les évêques qu’il ne croyait pas orthodoxes).
À ce moment, quatre évêques vinrent se jeter aux genoux de Dioscore, et le supplièrent de réfléchir à ce qu’il faisait ; Flavien, disaient-ils, n’ayant pas mérité la déposition. Mais Dioscore les repoussa en disant qu’il avait fait son devoir. Puis comme les évêques insistaient, que d’autres accouraient pour savoir ce qui se passait, il se leva irrité, puis fit appel aux officiers de l’empereur. Ceux-ci croyant Dioscore en danger, firent entrer les soldats qui, les uns l’épée nue à la main, les autres portant des chaînes comme s’il s’agissait d’attacher des malfaiteurs, se précipitèrent dans l’église où ils écartèrent brutalement les évêques qui continuaient à supplier Dioscore.
Le tumulte fut alors à son comble. Des gens du peuple, les parabolani de Dioscore, les moines de Barsumas avec leurs massues, s’étaient aussi répandus dans l’église, poussant des cris féroces. « À mort ceux qui ne veulent pas obéir à Dioscore ».
Les évêques effrayés fuyaient dans tous les coins, mais on avait fermé les portes préalablement afin de recueillir les voix de ce conclave. Les évêques d’Égypte, joints aux moines et aux parabolani, battaient tous ceux qui faisaient mine de protester. Il fut résolu par Dioscore que chacun signerait un blanc-seing avec ces mots : « j’ai souscrit ». Et alors Dioscore, accompagné de deux hommes à l’air menaçant, alla de banc en banc recueillir les signatures. Saisis de terreur, les évêques signèrent, ceux qui essayaient de refuser furent menacés, voire battus.
La dernière et plus affreuse scène de ce procès inique reste à dire. Flavien s’était retiré dans un coin de la nef, attendant le moment de sortir. Dioscore l’aperçut et courut vers lui en l’insultant ; puis il le frappa du poing au visage, et deux de ses diacres, saisissant le malheureux évêque par le milieu du corps, le jetèrent par terre. Dioscore le foula aux pieds, lui frappant du talon les côtes et la poitrine, tandis que les moines de Barsumas, excités par leur maître qui criait : « Tue-le, tue-le ! », frappaient Flavien de leurs bâtons et le piétinaient sous leurs sandales.
Flavien traîné dehors par les soldats, fut jeté à demi mort dans un cachot. On devait le conduire en exil, mais il mourut en route trois jours après sa condamnation. Tel fut le triomphe d’Eutychès et de Dioscore. Celui-ci se hâta de se rendre à Constantinople pour y installer un nouveau patriarche. En s’y rendant, il s’arrêta aussi à Nicée, où il improvisa un synode des évêques égyptiens qui l’accompagnaient, puis il excommunia l’évêque de Rome, comme hérétique ».
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Celui-ci écrira donc à la princesse Pulchérie, la sœur bien-aimée de l’empereur : Éphèse n’a pas été un jugement, mais un « brigandage ». Un brigandage au cours duquel de nombreux évêques furent déposés (Théodoret de Cyr, Ibas d’Édesse, Domnus d’Antioche, Flavien de Constantinople et bien d’autres) en majorité des évêques de tendance antiochienne. La doctrine monophysite est donc réhabilitée et le concile de Constantinople annulé. Le patriarche d’Alexandrie tenait sa revanche.
LE CONCILE DE CHALCÉDOINE (451).
Quatrième et dernier des grands conciles œcuméniques qui vont structurer le christianisme, après Nicée (325), Constantinople (381) et Éphèse (431).
L’évêque de Rome, le pape Léon Ier, ayant refusé pour diverses raisons 1) de reconnaître le deuxième concile d’Éphèse, tenu en 449, en excommunia les participants, et n’eut de cesse d’essayer de faire convoquer un nouveau concile, mais l’empereur Théodose refusa. Sa mort en 450 changea la donne au niveau politique.
Un nouveau concile fut donc convoqué pour abroger les décisions du concile de 449, désormais connu sous le nom de « brigandage (latrocinium) d’Éphèse » 1) du côté romain.
Ce concile traitera de querelles théologiques très subtiles, mais qui auront, pour les chrétiens d’Orient, des conséquences importantes et encore d’actualité.
Convoqué par l’empereur Marcien, il s’ouvrit à Chalcédoine le 8 octobre 451.
Lors de la première séance, il sera procédé au réexamen des actes du « Brigandage » d’Éphèse. L’archevêque Flavien de Constantinople est réhabilité.
Le 13 octobre, Dioscore d’Alexandrie sera cité à comparaître, mais en vain. Il est déposé pour avoir excommunié le pape, avoir déposé Flavien de Constantinople, avoir reçu Eutychès dans sa communion et aussi évidemment avoir refusé de comparaître.
Le 17 octobre, à la demande des commissaires impériaux, le concile proclame à l’unanimité la conformité du Tome de Léon (une lettre de l’évêque de Rome) avec le symbole de Nicée-Constantinople, après que les évêques d’Illyrie et de Palestine, jusqu’alors réticents, ont publiquement manifesté leur adhésion.
À la séance du 22 octobre, le concile entreprend l’élaboration de la définition de la foi. Un projet est présenté par l’évêque Anatole de Constantinople. Il suscite l’opposition des légats romains qui menacent de repartir en Italie si le Tome de Léon ne figure pas dans le symbole. Pour éviter la rupture, une commission est constituée, sur proposition des commissaires impériaux. Elle réunit, autour d’Anatole de Constantinople et des trois légats romains, divers évêques. Elle aboutit à une définition de la foi, unanimement approuvée et promulguée officiellement lors de la séance solennelle, tenue en présence de l’empereur Marcien, le 25 octobre.
On fit ensuite entrer dans le concile des moines d’Égypte, dont quelques-uns étaient abbés, d’autres de simples gardiens d’églises de martyrs, et d’autres que l’on ne connaissait pas ; ils étaient dix-huit en tout. Parmi eux étaient Barsumas le Syrien et l’évêque Calépodius. On leur fit reconnaître la requête qu’ils avaient d’abord présentée à l’empereur, puis on en fit la lecture ; on lut aussi une autre requête qu’ils adressaient au concile. Dans la première, ils demandaient à l’empereur sa protection contre la persécution des clercs qui voulaient exiger d’eux des souscriptions forcées, et les chasser de leurs monastères et des autres églises où ils demeuraient. Dans la seconde, ils priaient que Dioscore et les évêques venus avec lui d’Égypte fussent présents au concile. À ces paroles, les évêques s’écrièrent : Anathème à Dioscore ; et demandèrent qu’on chassât ces moines. Comme leur requête tendait principalement au rétablissement de Dioscore, qu’ils appelaient le conservateur de la foi de Nicée, et qu’ils menaçaient de renoncer à la communion du concile, si on leur refusait leur demande ; l’archidiacre Aétius lut le cinquième canon d’Antioche, qui ordonne que le prêtre ou le diacre, qui se
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sépare de la communion de son évêque pour tenir à part des assemblées, doit être déposé et ensuite chassé comme séditieux par la puissance séculière, s’il persiste dans son schisme. Les évêques dirent : le canon est juste. Les magistrats demandèrent à ces moines s’ils se soumettaient aux décisions du concile ? Ils répondirent qu’ils connaissaient la foi de Nicée, dans laquelle ils avaient été baptisés. Aétius les pressa de la part du concile de condamner Eutychès ; ils le refusèrent, disant que l’Évangile leur défendait de juger.
La session considérée comme étant la cinquième eut lieu le 22 octobre. On y lut, à la requête des magistrats, une définition de foi rédigée par les principaux évêques du concile. Elle avait déjà été lue le 21, qui était un dimanche, devant les évêques, qui l’avaient approuvée. C’est le symbole de Chalcédoine :
« Suivant donc les Saints-Pères, nous enseignons unanimement que nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme (composé) d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché, avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux derniers jours le même (engendré) pour nous et notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu (Theotokos) selon l’humanité ».
Le 25 octobre, les évêques étant assemblés, l’empereur Marcien vint au concile accompagné des magistrats qui avaient coutume de s’y trouver, et de plusieurs autres officiers. Il harangua les évêques en latin, qui était la langue de l’empire, puis en grec…
La septième, la huitième et la neuvième session sont datées du 26 octobre, parce qu’elles furent tenues toutes les trois dans ce jour. Dans la septième, le concile confirma l’accord fait entre Maxime d’Antioche et Juvénal de Jérusalem, par lequel la Phénicie et l’Arabie demeurèrent sous la juridiction de l’Église d’Antioche, et les trois Palestine sous la juridiction de l’Église de Jérusalem. On traita dans la huitième l’affaire de Théodoret. Il avait déjà été rétabli dans son siège par le pape saint Léon. Il anathématisa, en présence du concile, Nestorius, et quiconque ne disait pas que la Vierge est Mère de Dieu, et quiconque divisait en deux le Fils unique.
Etc… Etc…
Le 28e canon de ce concile accordera en ces termes le second rang à l’Église de Constantinople : « Les Pères ont eu raison de donner au siège de l’ancienne Rome ses privilèges, parce qu’elle était la ville régnante ; et, par le même motif, les cent cinquante évêques ont jugé que la nouvelle Rome, qui est honorée de l’empire, et du sénat, doit avoir les mêmes avantages dans l’ordre ecclésiastique et être la seconde après : en sorte que les métropolitains des trois diocèses du Pont, de l’Asie et de la Thrace, et les évêques, leurs suffragants, qui sont chez les Barbares, soient ordonnés par l’évêque de Constantinople, après qu’ils auront été élus canoniquement dans leurs églises ».
Ce canon ne se trouve point dans la collection de Denys le Petit, ni dans les autres collecteurs latins, ni même dans les anciennes collections grecques.
Il fut rédigé en petit comité pour répondre aux intrigues d’Anatole de Constantinople, à la suite de la quinzième session du concile ; et devint le sujet d’une grande contestation entre les évêques orientaux et les légats du pape, qui s’en plaignirent dans la seizième session, du 1er novembre. Saint Léon ne voulut jamais l’approuver. Outre ces vingt-huit canons, on en trouve deux autres dans Balsamon, Zonare, Aristhène et les autres commentateurs grecs ; mais il paraît qu’ils sont d’une main plus récente.
Le 1er déclare qu’un évêque ne doit jamais être réduit au rang des prêtres.
Le 2e accorde un délai aux évêques d’Égypte pour souscrire à la lettre de saint Léon à Flavien, jusqu’à l’élection d’un évêque d’Alexandrie à la place de Dioscore.
Les magistrats, sans demander de plus grands éclaircissements, conclurent, après avoir su des évêques qu’ils avaient souscrit volontairement, que le vingt-huitième canon de Calcédoine serait exécuté, avec cette réserve, que quand un des métropolitains des diocèses d’Asie, de Pont et de Thrace serait élu, et qu’on aurait apporté à Constantinople le décret de son élection, il serait au choix de l’évêque de Constantinople d’y faire venir l’élu, pour l’ordonner, ou de donner une permission pour le faire ordonner dans la province. Les évêques déclarèrent que tel était leur sentiment, et demandèrent qu’on leur permît de s’en retourner. Mais les légats ne pouvant souffrir que le siège apostolique fût abaissé en leur présence demandèrent soit que l’on révoquât tout ce qui s’était fait la veille au préjudice des canons, soit que leur opposition fût insérée dans les actes, afin que le pape pût
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porter son jugement sur le mépris de son siège et le renversement des canons. Leur remontrance fut sans effet. Les magistrats finirent la session, qui fut la dernière, en disant que le concile avait approuvé tout ce qu’ils avaient proposé.
Les évêques, avant de se séparer, adressèrent un discours à l’empereur Marcien. Le titre l’attribue à tout le concile, qui y est qualifié de saint et d’universel ; mais on croit qu’il fut composé par les légats ; ce qui paraît, non seulement du fait que le style du texte latin est plus élégant et plus naturel que le grec ; mais surtout parce que ce discours n’a pour seule raison d’être que de justifier la lettre de saint Léon à Flavien.
Saint Léon, peu sensible à un titre que ses successeurs ont regardé comme profane et téméraire, approuva tout ce qui s’était fait dans le concile de Calcédoine pour la cause de la foi ; mais il s’opposa avec vigueur au vingt-huitième canon qui regarde les prérogatives de l’Église de Constantinople, disant que ce canon était contraire à ceux de Nicée.
La définition de la personne du Christ votée à Chalcédoine est celle qui est encore aujourd’hui considérée comme orthodoxe par l’Église catholique, mais pas par certaines autres Églises. L’empereur Marcien, de par l’intransigeance de son attitude au concile de Chalcédoine, suscita néanmoins de multiples divisions dans l’Église, entre l’Est et l’Ouest et à l’intérieur même de l’Église d’Orient.
Lors du concile, la formulation de la « profession de foi » fut contestée par le patriarche Dioscore d’Alexandrie. La destitution (pour motif disciplinaire) du patriarche entraîna le refus par l’Église d’Alexandrie de toutes les décisions du concile. L’Église d’Antioche, favorable également à la formulation monophysite (une seule nature unissant la nature divine et l’humanité) suivit l’Église d’Alexandrie dans son refus, créant ainsi la scission dite monophysite. L’Église d’Arménie qui n’était pas représentée au concile de Chalcédoine, les rejoindra en 506.
Et l’évêque de Rome, lui de son côté, refusera donc d’accepter le vingt-huitième canon du concile qui, en attribuant à la ville de Constantinople le titre de « Nouvelle Rome », lui accordait de ce fait la primauté sur les autres patriarcats en Orient.
1) L’évêque de Rome et ses partisans mettaient en avant pour cela le rôle joué dans ce concile par les parabolans de l’archimandrite Barsumas.
Lors du second Concile d’Éphèse tenu en 449, ils se rendirent en effet coupables de toutes sortes de violences. Brigandage d’Éphèse (en latin latrocinium) est d’ailleurs le nom communément donné par ses opposants, dont l’Église catholique romaine, à ce concile, qui eut lieu du 8 au 22 août 449. Il fut convoqué par Théodose II pour régler le cas d’Eutychès, condamné par le patriarche de Constantinople Flavien, pour avoir enseigné que le Christ n’avait qu’une nature après l’Incarnation.
Le concile réunit quelque 140 évêques, dont deux légats du patriarche romain qui s’opposèrent aux débats. Sous l’influence du patriarche d’Alexandrie, Dioscore, le concile fit déposer Flavien (il fut même battu par des moines parabolani 2) dirigés par un certain Barsumas, un archimandrite syrien qui, à la tête de mille moines aussi sauvages et barbares que lui, venus spécialement d’Égypte, et armés d’énormes bâtons, donnait la chasse aux nestoriens. Voir plus haut.
2) Nom que les auteurs ecclésiastiques donnent des sortes de moines, qui se dévouaient au soin ou aux enterrements des malades et spécialement des pestiférés. En français (d’après mes correspondants habituels) : parabolains, parabolans, parabolants.
L’origine du terme prête à polémique. On appelait aussi jadis parabolos ou parabolarios, un gladiateur spécialisé dans le combat contre des animaux.
Il s’agissait de la garde personnelle de certains évêques, chargés de l’enterrement ou de la crémation des morts de la peste. Il y en eut dans toutes les grandes Églises d’Orient dès leur légalisation par Constantin. La ville d’Alexandrie en abritait le plus grand nombre. La violence et l’intolérance dont ils firent preuve, sous le patriarcat de saint Cyrille, envers la malheureuse Hypatie, poussèrent l’empereur à le priver du droit de les choisir et à réduire leur nombre à cinq ou six cents. Il leur était défendu d’assister aux spectacles, aux assemblées publiques, voire aux procès, sauf s’ils y étaient personnellement impliqués, ou pour représenter leur fraternité. Encore ne leur était-il pas permis alors d’y figurer plus de deux à la fois. Mais ces restrictions furent passagères et inefficaces.
Les princes et les magistrats les regardaient comme une espèce d’hommes formidables, accoutumés à mépriser la mort, et capables des dernières violences, si sortant des bornes de leurs fonctions, ils osaient s’immiscer dans ce qui regardait le gouvernement.
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CHUTE ET FIN DE L’EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT.
En 382, la situation militaire de l’Empire romain d’Orient fut rétablie. L’année suivante (383), pour asseoir sa dynastie, Théodose éleva son fils Arcadius, âgé d’à peine trois ans, à la dignité d’Auguste (co-empereur). Mais si Théodose avait été plutôt « mou » avec les ennemis extérieurs, son comportement envers les opposants intérieurs, politiques et/ou religieux, lui, par contre, fut empreint de nettement moins de douceur évangélique.
Farouche partisan des thèses du concile de Nicée, Théodose imposa autoritairement les canons nicéens et, par conséquent, combattit énergiquement l’arianisme. À peine arrivé dans sa capitale de Constantinople, il convoqua le patriarche arien et le somma de choisir entre une conversion à l’orthodoxie et un exil rigoureux. L’opiniâtre prélat choisit l’exil. Déployant alors ses troupes aux alentours et dans la cathédrale même, Théodose, qui venait tout juste d’être baptisé, intronisa aussitôt Grégoire de Naziance, un taliban chrétien orthodoxe fanatique (un parabolanus), à la place de l’évêque hérétique exilé. Théodose envoya ensuite l’armée aux quatre coins de son empire pour forcer, sous peine de mort, tous les ariens à la soumission. Les églises hérétiques furent détruites et les livres sacrés de l’Église arienne livrés aux flammes, en de joyeux autodafés.
Les ariens ne furent pas les seuls à encourir la rage inquisitoriale de ce taliban ou parabolanus du christianisme. Les hérétiques de tout genre eurent aussi à subir ses foudres ! En quinze années de règne, l’empereur ne promulgua pas moins de quinze édits de persécution. Un par an.
Vers 385, la situation militaire recommença, hélas, à se gâter pour lui, et Théodose fut contraint de quitter Constantinople pour s’occuper des affaires occidentales.
Révoltées contre l’empereur d’Occident Gratien, les légions de (Grande-) Bretagne avaient proclamé empereur leur commandant en chef Maxime (Magnus Maximus, en gallois Macsen Wledig). Celui-ci arma une flotte et envahit la Gaule. Toutes les forces de Gratien se rallièrent aussitôt à lui avec enthousiasme. L’empereur d’Occident, pris de panique, s’enfuit précipitamment, accompagné seulement de quelques cavaliers qui lui étaient restés fidèles. Toutes les villes lui fermèrent leurs portes à l’exception de Lyon. C’est là que des tueurs à la solde de Maxime le rejoignirent et l’égorgèrent (25 août 383).
Le premier soin de Maxime fut de tenter de se faire reconnaître par son homologue Théodose, qui gouvernait l’Orient romain. Il y parvint sans trop de peine. L’empereur d’Orient était en effet bien trop affaibli par sa guerre contre les Goths pour songer à venger Gratien à qui, pourtant, il devait sa couronne.
Cette paix précaire assura donc à l’usurpateur la libre possession de la (Grande-) Bretagne, des Gaules et de l’Espagne.
Maxime installa sa capitale à Augusta Treverorum (Trèves), aujourd’hui en Allemagne. Il devint un empereur populaire bien que persécutant lui aussi les hérétiques. Il fit notamment exécuter l’évêque d’Avila nommé Priscillien, figure marquante de l’hérésie portant son nom : le priscillianisme.
Son enseignement était très influencé par les théories gnostiques…
— L’âme est créée par Dieu, le corps et la matière par le principe du Mal.
— Les étoiles et le Zodiaque déterminent la destinée de l’âme.
— Les trois noms de la Sainte-Trinité désignent une seule personne. D’après Raymond Brown, la source du Comma johannique serait d’ailleurs le « Liber Apologeticus » de Priscillien. N.B. on appelle Comma johannique une courte incise ou interpolation ayant figuré jusqu’à une date récente dans le texte biblique de la première lettre de Jean 5, 7-8, c’est-à-dire les mots suivants : « Le Père, le Verbe et l’Esprit ; et ces trois sont un ».
Ces croyances le poussaient à des pratiques jugées suspectes : jeûne le dimanche, et surtout abandon de l’église pour des retraites en campagne. La secte autorisait des femmes à enseigner en son sein.
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Cette hérésie également inspirée du manichéisme et du panthéisme, fut condamnée une première fois au concile de Saragosse, le 4 octobre 380. Deux évêques, Ithace, évêque d’Ossonuba, et Hydace, évêque de Mérida, demandèrent à l’empereur Gratien de sévir, ce qui constitua peut-être une première intervention du pouvoir séculier dans les affaires de l’Église. Priscillien et ses disciples furent exilés ; ils se rendirent à Rome pour obtenir une grâce du pape Damase 1er, qui la refusa. Un fonctionnaire impérial les dispensa néanmoins de leur exil par un rescrit et Priscillien revint donc triomphalement en Espagne fin 382.
Hydace s’enfuit alors d’Espagne, et va trouver le nouvel empereur Maxime qui était d’origine espagnole, à Trèves. Celui-ci convoque Priscillien devant un concile à Bordeaux, mais l’évêque préfère être jugé par un tribunal séculier à Trèves. Il est néanmoins condamné (pour motifs de droit commun : magie) avec ses disciples (sept peines capitales et plusieurs condamnations à l’exil) et Euchrétia, une femme qui l’aurait accueilli avec un peu trop d’empressement à Bordeaux.
Rejoint par Ambroise de Milan (délégué par le jeune empereur Valentinien II), saint Martin de Tours demande la vie sauve pour Priscillien. Ambroise renonce, menacé de mort par l’empereur ; mais Martin obtient que les disciples de Priscillien ne soient pas poursuivis. Par la suite, Martin de Tours refusa toujours de participer aux assemblées épiscopales, ce qui, avec ses efforts pour sauver de la mort Priscillien, le fit suspecter d’hérésie à son tour.
Par la suite l’empereur Théodose 1er annula les décisions de Maxime dans cette affaire ; Ithace fut déposé quelques années plus tard, et Hydace démissionna de sa charge, de lui-même.
L’enseignement ascétique de Priscillien a laissé une empreinte profonde dans le nord de l’Espagne et le sud de la Gaule ; où l’ascétisme mystique a ensuite souvent conduit à des extrêmes sous différentes formes (voir les cathares). Mais l’enseignement officiel de Rome ne permettait pas d’imposer cet ascétisme comme idéal et comme devoir à chaque chrétien. Priscillien a donc peut-être péri pour avoir trop insisté sur cet idéal.
Quelques écrits de Priscillien, reconnus orthodoxes, n’ont pas été brûlés. Ils contiennent une forte incitation à la piété personnelle et à l’ascétisme, notamment au célibat, et à la privation de viande et de vin. Il affirme aussi que l’esclavage doit être aboli entre chrétiens, et que les différences fondées sur le sexe n’ont pas lieu d’être. Ce qui n’allait pas de soi dans la Chrétienté d’alors. Il affirme aussi que la Grâce divine se répand sur tous les croyants, et que l’étude des Écritures prime. Comme beaucoup de chrétiens du IVe siècle, Priscillien a également beaucoup travaillé sur des écrits plus tard considérés comme apocryphes.
Priscillien a longtemps été honoré comme martyr, notamment en Galice, et dans le nord du Portugal, où l’on prétend que son corps serait revenu. Certains prétendent que le corps retrouvé au VIIIe siècle et identifié comme celui de saint Jacques – de Compostelle – serait en fait celui de Priscillien.
Les évêques priscillianistes firent leur soumission au 1er concile de Tolède (400), mais l’hérésie continua de s’étendre aussi bien en Espagne qu’en Gaule, malgré les mesures prises contre elle. En 412, Lazare, évêque d’Aix-en-Provence, et Héros, l’évêque d’Arles, furent révoqués de leur siège pour cette raison. Proculus de Marseille et les métropolitains de Vienne ou de la Gaule narbonnaise, en étaient aussi très proches.
Turibius, l’évêque d’Astorga, entreprit de faire réprimer cette hérésie, en faisant convoquer un nouveau concile à Tolède en 447 ; et la profession de foi priscillianiste fut une nouvelle fois condamnée en 563 au 1er concile de Braga, preuve s’il en fallait de l’enracinement de sa doctrine. Son déterminisme astrologique est encore évoqué dans une homélie du pape Grégoire le Grand, après 600.
Mais revenons à Valentinien II, le (demi-) frère cadet de Gratien. Il n’avait encore que douze ans à l’époque et ce fut donc Justine, sa mère, qui gouverna son « Empire-croupion » à sa place (en fait, l’Italie et l’Afrique du Nord).
Pas pour longtemps ! Maxime se mit à lorgner les territoires que détenait encore le dernier représentant de la dynastie valentinienne. Il est vrai que la conjoncture politique lui était on ne peut plus favorable : l’impératrice mère Justine, une arienne fanatique, et le très orthodoxe évêque Ambroise de Milan, ne pouvaient plus se voir même en peinture. L’irritable prélat suscitait quotidiennement de violentes émeutes contre l’impératrice, tandis que, de son côté, l’hérétique Justine ruminait de sombres projets d’assassinat de l’évêque et de massacre de ses partisans.
Un édit de Tolérance, promulgué par Justine et qui mettait ariens et catholiques sur le même pied, sembla quelque peu désamorcer la crise, mais cette accalmie fut de courte durée. Du haut de sa
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chaire, Ambroise recommença de plus belle à inciter ses ouailles à la désobéissance civile, appelant de tous ses vœux quelque intervention céleste qui sauverait l’orthodoxie du péril mortel que constituaient le jeune empereur et son hérétique de mère !
Ce ne fut pas le Ciel qui entendit la supplique de l’archevêque de Milan, mais l’usurpateur Maxime. Contrefaisant la plus stricte orthodoxie, et fort du soutien des partisans d’Ambroise, il envahit l’Italie (387). Valentinien et sa mère ne purent résister à ce raz-de-marée. Ils s’enfuirent en Orient afin de demander justice et réparation à l’empereur Théodose, allié ou obligé de la famille Valentinienne.
Théodose ne resta insensible ni aux pleurs du jeune Valentinien ni, dit-on, aux charmes de sa mère Justine. Posant comme seul préalable à son intervention en Italie l’abandon de leurs croyances hérétiques (car Théodose était un bon catholique), il s’engagea aussitôt à rétablir le jeune empereur sur son trône.
L’hiver 387-388 se passa en préparatifs militaires. Au printemps, ayant rassemblé toutes les forces de l’Orient, tant romaines que barbares, Théodose attaqua Maxime.
L’empereur romain d’Orient s’était préparé à une campagne longue et éprouvante, mais deux mois suffirent à abattre l’assassin de Gratien. Sur la Save (un affluent du Danube), les cavaliers, huns, alains, et goths, de Théodose, mirent en déroute les Germains et les Gaulois de Maxime. L’usurpateur s’enfuit du champ de bataille, voulut se réfugier dans la place forte d’Aquilée, mais fut livré à l’empereur (d’Orient) qui le fit exécuter (août 388).
Le destin de la famille de Maxime ne nous est pas connu même s’il semble certain qu’ils ont survécu et que ses descendants ont continué à occuper des fonctions importantes. Une fille de Maxime, Sevira, est peut-être connue par une pierre gravée du haut Moyen âge au pays de Galles, le Pilier d’Eliseg, qui prétend qu’elle fut l’épouse de Vortigern, roi des Bretons. Une autre de ses filles fut peut-être l’épouse d’Ennodius, proconsul d’Afrique (395). Leur petit-fils, Pétrone Maxime, fut un autre empereur au destin fatal, gouvernant Rome pendant seulement 77 jours avant d’être lapidé à mort en fuyant les Vandales le 24 mai 455. Parmi ses autres descendants se trouvent Anicius Olybrius, empereur en 472, ainsi que plusieurs consuls et évêques tels que saint Magnus Felix Ennodius, évêque de Pavie (514-21).
Théodose entra donc en vainqueur dans Milan et rétablit son jeune protégé dans ses fonctions impériales. L’évêque Ambroise qui avait, prudemment, évité de soutenir trop ouvertement Maxime, ne fut pas inquiété. Il est vrai que Valentinien II et sa mère lui avaient ôté toute raison de le faire, puisqu’ils avaient abjuré l’hérésie arienne.
Ayant envoyé Valentinien II en Gaule, Théodose se réserva l’administration de l’Italie et demeura donc à Milan.
Théodose était apparemment un bon général, mais on peut douter de ses qualités d’homme d’État… Il cachait en effet sous ses airs de bon chrétien dévot (voire fanatique) un tempérament cruel et sanguinaire. L’affaire de Thessalonique (390) en fut le dramatique exemple.
Théodose alla même encore plus loin ! Toujours en 390, il publia un édit qui interdisait le culte des dieux dans tout l’Empire romain.
Cet édit, que les historiens chrétiens présentent aujourd’hui encore comme une bénédiction, fut l’occasion d’un gigantesque pogrom antipaïen. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, la haine des chrétiens pour l’ancienne civilisation se manifesta. En Gaule, notre bon saint Martin de Tours, celui qui se contentait d’un demi-manteau en hiver, une sorte de taliban chrétien lui aussi, parcourait les campagnes, accompagné d’une horde de moines incultes et fanatiques ; détruisant tous les symboles de la religion ancestrale, et convertissant les païens récalcitrants, on se demande bien comment (des manifestations ou des déploiements de forces ? ?).
Ainsi que nous avons pu le voir, en Orient aussi, Théodose avait pris des mesures contre le paganisme, et avait ordonné la fermeture des temples en Asie ou en Égypte. Beaucoup de temples furent donc détruits par la fureur populaire. À Alexandrie d’Égypte, ce fut même carrément une guerre civile. L’avide évêque Théophile, impatient de s’emparer des richesses du temple de Sérapis, fit donner l’assaut à l’édifice que défendaient quelques païens déterminés. Le temple fut détruit et les malheureux païens massacrés par des hordes de moines incultes (parabolans) venus des quatre coins du désert. Tout l’or des statues, fondu, s’en alla remplir le trésor épiscopal…
Pour faire bonne mesure, ces talibans du christianisme pillèrent aussi la magnifique bibliothèque, brûlant les livres qui témoignaient du génie et de la sagesse de la civilisation qui s’écroulait. À Rome, Théodose imposa, à l’instigation du pape Sirice, un serment solennel aux sénateurs romains. Ils devaient jurer fidélité au Christ. Les Pères conscrits s’exécutèrent, espérant une revanche…
Celle-ci n’allait pas tarder.
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Le 15 mai 392, le chef des armées romaines d’Occident, un Franc païen nommé Arbogast, assassina l’empereur Valentinien II, à qui Théodose avait abandonné le gouvernement des Gaules, et qui séjournait (plus prisonnier qu’empereur) à Vienne. Arbogast remplaça le dernier rejeton de la dynastie valentinienne par Eugène, ancien professeur de rhétorique, devenu maître des Offices. Eugène était un chrétien modéré.
Confrontés à l’hostilité de Théodose (qui était le beau-frère de l’empereur Valentinien assassiné), Arbogast et Eugène n’eurent d’autres recours que de s’appuyer sur le parti païen. En 392, la restauration du culte des anciens dieux fut donc proclamée à Rome.
Mais l’allégresse des païens ne fut qu’un feu de paille. Les armées de Théodose, composées de Barbares goths, écrasèrent les soldats francs ou romains d’Arbogast et d’Eugène à Aquilée, en 394. Arbogast se jeta sur son épée, tandis qu’Eugène, livré à Théodose, eut la tête tranchée sur ordre de l’empereur vainqueur.
Théodose avait, une dernière fois, rétabli l’unité de l’Empire et fait, définitivement, triompher la Croix. Il pouvait donc mourir, sa tâche était accomplie.
C’est ce qu’il fit le 17 janvier 394.
Sa mort sonna, certes, le glas du paganisme, mais aussi de l’unité de l’Empire. Celui-ci fut divisé entre les deux fils du dévot Théodose. L’incapable Honorius (11 ans) gouvernerait l’Occident et le faible Arcadius (13 ans) l’Orient.
Jamais plus un empereur unique ne régnerait sur l’ensemble du monde romain.
Le délabrement de l’Empire augmentera l’audace des papes. Léon 1er (418-427) substituera son pouvoir à l’autorité déclinante de l’Empereur et l’Église succédera directement à l’Empire romain en reprenant à son compte sa bureaucratie ainsi que son formalisme juridique.
Les fils de Théodose, Honorius (395-423) en Occident, Arcadius (395-408) en Orient, allèrent plus loin ; le premier surtout continua de démolir les temples et même exclura les païens des fonctions publiques. Sous le successeur d’Arcadius, Théodose le Jeune (408-450), il y eut aussi d’horribles violences.
Les moines et les évêques excitaient contre les païens et les juifs, les populations chrétiennes, et conduisaient des bandes fanatiques à l’assaut des temples ou des synagogues.
Saint Cyrille d’Alexandrie ameute la foule, enfin du moins si l’on en croit John Toland ; les talibans chrétiens (les infirmiers fossoyeurs appelés parabolani) entrent dans la ville, ils massacrent ceux des juifs ou des païens qu’ils rencontrent, ils lapident la malheureuse Hypatie, incendient les bibliothèques (ce sont les hommes d’un seul livre) ; et chassent tout ce qui n’est pas chrétien, conformément à la vieille tradition juive du herem ou du bouc émissaire.
Note de la rédaction. D’après John Toland et son livre intitulé Tetradymus, Hypatie était une intellectuelle d’Alexandrie, également célèbre pour sa beauté ; mais cette poétesse animatrice d’une grande école de philosophie (non chrétienne évidemment), outre le fait que c’était une femme, et une femme libre ; préférait rester fidèle à la tradition de ses pères, au sens littéral du terme d’ailleurs, puisque son père était également un scientifique et un philosophe renommé.
Ci-dessous ce qu’en dit Socrate le scolastique :
« Contre elle alors s’arma la jalousie ; comme en effet elle commençait à rencontrer assez souvent Oreste, cela déclencha contre elle une calomnie au sein du peuple des chrétiens, selon laquelle elle était celle qui empêchait des relations amicales entre Oreste et l’évêque. Des excités [des talibans ou parabolani du christianisme ?] à la tête desquels se trouvait un certain Pierre le lecteur, montent alors un complot contre elle et guettent Hypatie. Après l’avoir jetée à terre, ils la traînent dans l’église que l’on appelait le Césareum, et là, l’ayant dépouillée de ses vêtements, ils la frappèrent à coups de tessons ; l’ayant ainsi systématiquement mise en pièces, ils chargèrent ses membres jusqu’en haut du Cinarôn et les anéantirent par le feu. Ce qui ne fut pas sans porter atteinte à l’image de Cyrille et de l’Église d’Alexandrie ; car c’était tout à fait gênant, de la part de ceux qui se réclamaient du Christ, que des meurtres, des bagarres et autres actes semblables. Cela eut lieu la quatrième année de l’épiscopat de Cyrille, la dixième année du règne d’Honorius, la sixième du règne de Théodose, au mois de mars, pendant le carême ».
Réaction des autorités étatiques de l’époque ?? Aucune ! Cet ignoble meurtre raciste demeura impuni !
En 435, Théodose II et Valentinien III publièrent même un édit ordonnant de détruire les temples « même s’il n’y en a plus beaucoup » le tout sous peine de mort. En voici le texte.
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Code Théodosien 16.10.25 (14 novembre 435) : Les empereurs Théodose et Valentinien, à Isidore, Préfet du prétoire. « Nous interdisons à tous païens et aux esprits criminels d’accomplir de détestables immolations de victimes, d’offrir d’odieux sacrifice ainsi que toutes les autres actions du même genre qui ont été condamnées depuis longtemps par les autorités. Nous ordonnons que leurs sanctuaires, leurs temples, leurs chapelles – même s’il n’y en a plus beaucoup – soient détruits sur ordre des magistrats et qu’ils soient purifiés par l’érection en ce lieu d’un signe de la vénérable religion chrétienne. Que chacun sache que s’il est dûment prouvé devant un juge compétent qu’il n’a pas respecté cette loi, il encourra la peine de mort ».
Puissent tous les dieux nous préservent du retour de telles exactions perpétrées avec la complicité des autorités !
Mais le pape Léon 1er récidiva en 463 et en 472, en prescrivant d’extirper à tout prix la « souillure » du paganisme ».
Sous Zénon des scènes semblables se reproduisirent à Antioche. Une véritable furie de destruction ! Les chrétiens agirent alors comme s’ils voulaient anéantir jusqu’au souvenir du vieux monde, afin de préparer le règne de leur maître. Ceux qui voulurent continuer à suivre les anciens cultes furent considérés comme des ennemis, du pape, mais aussi de l’Empire. On les tint pour de mauvais citoyens ou de mauvais sujets. L’action de saint Martin en est la parfaite illustration.
486. Bataille de Soissons. Fin politique du dernier morceau de l’Empire romain d’Occident, les villes gallo-romaines administrées par Syagrius entre la Loire et la Meuse : Reims, Paris, Orléans, Angers. Clovis écrase Syagrius et ses derniers fidèles réfugiés à Soissons. Naissance de la France. Clovis conclut un pacte avec l’évêque Rémi de Reims. LE FAMEUX ÉPISODE DU VASE DE SOISSONS.
Début de la politique religieuse procatholique de Clovis qui se fera baptiser quelques années plus tard. En juillet 511 il convoque un Concile des Gaules à Orléans. Ce concile fut capital dans l’établissement des relations entre le roi et l’Église indivise. Clovis ne se pose pas comme chef de l’Église comme le ferait un roi arien, il coopère avec celle-ci et n’intervient pas dans les décisions des évêques (même s’il les a convoqués, leur pose des questions, et promulgue les canons du concile), prenant alors la même attitude que Constantin au Concile de Nicée. De ce Grand Concile des Gaules résulteront 31 canons scellant l’alliance des rois de France et de l’Église.
La nomination des évêques et des abbés revient au roi ; leur ordination est entérinée par trois évêques locaux, et seulement après que tous les évêques ont été avertis par courrier (ce qui reprend une des dispositions du concile de Riez de 439). Un laïc ne peut être nommé évêque, sauf exception. Les biens d’Église sont déclarés exempts d’impôts. Les clercs ne relèvent plus de la justice civile, mais des tribunaux ecclésiastiques.
l’Église chrétienne devint rapidement dominatrice, et son pouvoir s’exerça dès lors au détriment de la liberté religieuse d’antan. Ce racisme anti-goy originel devenu racisme anti-païen explique son animosité contre les fidèles des anciennes religions et les adorateurs de Mithra ou de Sabazios. Le temple païen gallo-romain de la forêt d’Halatte près de Senlis semble avoir été abandonné à cette époque.
Bref sitôt armée, elle dirigea contre les juifs et les païens le bras séculier. Ceux qui sacrifiaient à Esus Mars comme ceux qui sacrifiaient à YHVVH furent poursuivis avec la plus dure des âpretés, et l’antijudaïsme religieux alla de pair avec l’anti-paganisme.
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ADDENDUM. NOTES SUR QUELQUES AUTRES PERSÉCUTIONS LOCALISÉES DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE.
LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN : 90.
Les écrits d’Eusèbe de Césarée datés du IVe siècle assurent que les Juifs et les chrétiens ont subi de sévères persécutions vers la fin du règne de Domitien.
Mais même si les Juifs ont été lourdement taxés sous Domitien, aucune source contemporaine ne mentionne des procès ou des exécutions pour un motif religieux, excepté pour des offenses à la religion romaine, ce qu’on appellerait aujourd’hui du racisme anti………
Les historiens Dion Cassius et Suétone rapportent seulement que Domitien fit rechercher les citoyens « qui vivaient comme des Juifs » afin de leur faire payer le fiscus judaïcus.
Le fiscus iudaicus avait été instauré par Vespasien vers la fin de la première guerre judéoromaine, en 73, alors que le siège de Massada était en cours. Il s’agissait d’une mesure de rétorsion envers les vaincus.
Cet impôt était techniquement calqué sur l’impôt annuel d’un demi-sicle prescrit par la Torah pour l’entretien du Temple de Jérusalem. Seul celui qui avait abandonné le judaïsme en était exempté. Domitien fit appliquer cet impôt avec une rigueur extrême : il le généralise à tous ceux qui se conduisent « more judaico » (à la façon des Juifs), et fait mener par le procurateur et ses agents des enquêtes généalogiques pour débusquer des « crypto-juifs ». Le satiriste Martial fait allusion à des juifs qui tentent de cacher le signe visible de leur religion.
Cette politique encourage un climat de délation et de chantage à Rome et dans l’ensemble de l’Italie, car l’accusation de judaïser est facile à porter et difficile à infirmer.
L’historien antique Dion Cassius rapporte qu’au nombre des personnes appréhendées se trouvait le consul Flavius Clemens (même nom que le cinquième ou troisième pape). C’était le propre cousin de Domitien. II n’est pas prouvé que Flavius Clemens et Domitilla, qu’on a mis au rang des martyrs de ce règne, aient été chrétiens.
Mais naturellement, les chrétiens étaient menacés par un tel régime ; toutefois s’ils en souffrirent, ce ne fut pas spécialement à cause de leur religion
Il ne paraît pas qu’aucun des presbyteri ou episcopi de l’Église ait subi le martyre. Parmi les chrétiens qui souffrirent, aucun ne paraît non plus avoir été livré aux bêtes dans l’amphithéâtre ; car presque tous appartenaient aux classes relativement élevées de la société. Comme sous Néron, Rome fut le lieu principal de ces violences ; il y eut cependant aussi des vexations dans les provinces (Suétone se souvient avoir vu un homme de 90 ans dévêtu pour vérifier s’il n’était pas circoncis).
La prétendue « persécution de Domitien » ne fut donc probablement que la répression d’un complot d’ordre politique, contre les activistes juifs (zélotes), ou un règlement de compte familial. Les motifs religieux furent secondaires, voire inexistants. Les chrétiens en pâtirent uniquement dans la mesure où leur secte se distinguait encore mal du judaïsme à l’époque.
LA PERSÉCUTION D’HADRIEN : 117.
Hadrien (117-138) ne prit aucune mesure nouvelle contre les chrétiens ; il confirma simplement l’édit de Trajan, en réprimant les accusations calomnieuses et les condamnations sommaires, mais en déclarant que ce qui était contraire aux lois devait être puni, et que les chrétiens dûment accusés et condamnés pouvaient être livrés au peuple qui les réclamait pour l’amphithéâtre (les jeux du Cirque).
Antonin le Pieux (118-138) suivit la même politique.
LA PERSÉCUTION DE SEPTIME-SÉVÈRE :199.
Septime Sévère favorisa les chrétiens, sans doute pour renforcer ses positions en Orient contre l’usurpateur Pescennius Niger. Si l’on en croit l’apologiste chrétien Tertullien, c’est même grâce à lui que le christianisme aurait reçu un début de reconnaissance officielle : les associations chrétiennes
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auraient obtenu, contre le versement d’une redevance annuelle, la protection des magistrats impériaux.
Ces mêmes chrétiens prétendent néanmoins que c’est Septime Sévère qui, en 202, aurait été le premier empereur à promulguer un édit de persécution générale et universelle contre les chrétiens.
Cet empereur aurait – le conditionnel est de mise, car cet édit, dont le texte est perdu, est très controversé – aurait pris des mesures pour interdire les propagandes juive et chrétienne ainsi que les conversions à ces religions.
LE MARTYRE DE SAINTES PERPÉTUE ET FÉLICITÉ, DE CARTHAGE (203) SELON UN TEXTE ATTRIBUÉ À TERTULLIEN. Et si ce récit n’est pas de lui, la préface n’en demeure pas moins très montaniste.
La passion de Perpétue est décrite comme un combat contre le diable représenté par un dragon.
Un des premiers rêves de Perpétue en prison y fut en effet une scène eschatologique ayant pour modèle le thème gnostique chrétien (carpocratien) du bon berger ainsi que la liturgie eucharistique.
Première vision.
« Un jour, mon frère me dit : « Ma sœur, vous êtes la grande favorite : ne pouvez-vous solliciter une vision qui vous montre si c’est la mort ou la liberté ? » Connaissant mes relations avec le Seigneur qui déjà m’avait fait goûter de si grands délices, d’un mot hardi je lui promis : « Demain, je te donnerai la réponse ».
« Je priai, et il me fut montré ceci : « Je vois une échelle de bronze, étonnamment grande : elle atteignait le ciel. Mais elle était étroite : on n’y pouvait monter qu’un à un. Dans les montants étaient fichées toutes sortes d’armes : glaives, lances crocs, coutelas, épieux. Que quelqu’un, insouciant ou inattentif à fixer le sommet, s’avisât d’y monter, il se serait déchiré et aurait laissé des lambeaux de chair accrochés à ces pointes.
« Au pied de l’échelle était couché un énorme dragon : à ceux qui montaient, il tendait des pièges ; il glaçait d’effroi ceux qui voulaient venir ».
« Saturus monta le premier. À cause de nous (c’est lui qui nous avait instruits), il était venu se constituer prisonnier le jour de notre arrestation, ne l’ayant pas trouvée avec nous. Parvenu au sommet de l’échelle, il se retourna et me dit : Perpétue, je vous attends ; mais veillez à ne pas vous faire mordre « par ce dragon ». Je lui répondis : il ne me fera pas de mal, au nom de « Jésus-Christ ». Et de dessous l’échelle, comme si elle me craignait, la bête lentement se détourna ; en guise de premier échelon à gravir, je lui foulai la tête et je montai.
« Et je vis un jardin immense : au milieu était assis un homme à cheveux blancs, en habits de berger, de haute taille, occupé à traire ses brebis. Autour de lui, vêtues de blanc, plusieurs milliers de personnes. Il se leva, me regarda et me dit : « Vous êtes la bienvenue, mon enfant ». Il m’appela et du lait caillé fort épais qu’il semblait traire, il me donna comme une bouchée ; je la reçus les mains jointes et la mangeai ; et tous les assistants dirent : Amen. Au bruit de leur voix, je m’éveillai, mangeant encore je ne sais quoi de doux.
« Je racontai aussitôt la vision à mon frère : nous comprîmes que le martyre nous attendait et nous commençâmes à n’avoir plus aucune attache ici-bas ».
« Quelques jours plus tard, le bruit courut que l’audience était proche. Mon père revint en ville. Il était épuisé de chagrin. Il monta vers moi pour m’ébranler. Il disait : « Ayez pitié, ma fille de mes cheveux blancs ; ayez pitié de votre père, si je mérite encore que vous m’appeliez père. Si mes mains vous ont élevé à cette fleur de l’âge, si je vous ai préférée à tous vos frères, ne me rendez pas l’opprobre des hommes. Regardez vos frères, regardez votre mère et vos tantes, regardez votre fils qui, sans vous, ne pourra vivre. Abandonnez votre idée, ne nous vouez pas tous à la déchéance : nul de nous n’osera plus ouvrir la bouche si vous encourez une condamnation ».
« Ainsi mon père laissait parler son affection pour moi ; il me baisait les mains, il se jetait à mes pieds ; dans les larmes, il ne m’appelait plus sa fille, mais « madame ».
« Je souffrais de voir mon père dans cet état : de toute la famille lui seul, le jour de mon martyre, serait sans joie. Pour le rassurer, je lui dis : « Il n’arrivera au tribunal que ce que Dieu voudra ; vous savez bien que nous ne nous appartenons pas, nous sommes au pouvoir de Dieu ». Il me quitta effondré…
On vint nous chercher pour comparaître. Nous arrivâmes au forum. Le bruit s’en répandit aussitôt dans les quartiers voisins et il y eut rapidement une foule immense. Nous étions montés sur l’estrade.
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Mes compagnons, interrogés les premiers, reconnurent leur croyance. Quand arriva mon tour, mon père était présent avec mon fils. Il me tira en bas de l’escalier en suppliant : pense à ton fils !
Hilarianus, le procureur qui exerçait alors le droit de haute justice criminelle depuis la mort du proconsul Minucius Timinianus, me dit : épargne les cheveux blancs de ton père, pense à l’âge de ton fils qui est encore si jeune ; et sacrifie donc pour le salut des empereurs.
Je répondis alors : jamais je ne le ferai !
Hilarianus demanda : es-tu chrétienne ? Je répondis : « Je le suis ».
Mon père cherchait toujours à me faire renier ; Hilarinius donna l’ordre de le chasser ; il fut même frappé. Je ressentis le coup porté à mon père comme si j’eusse été frappée moi-même : l’infortune de sa vieillesse me faisait beaucoup souffrir. Ensuite fut lue la sentence et nous fûmes tous condamnés aux bêtes. Tout joyeux, nous redescendîmes au cachot.
Mon fils était habitué à prendre le sein et à rester avec moi dans la prison ; aussi envoyai-je sur-le-champ le diacre
Pomponius demander l’enfant à mon père. Mon père refusa de le donner. Par la grâce de Dieu, l’enfant ne demanda plus le sein et je n’en eus pas la fièvre ; ainsi je ne fus plus tourmentée par le souci de mon enfant ni par des douleurs de sein…».
« Quant à Félicité, elle était grosse de huit mois (elle était enceinte lors de son arrestation) : la date des jeux approchant, elle ressentait une vive peine à la pensée que son exécution soit ajournée à cause de sa grossesse (la loi interdisait en effet le supplice des femmes enceintes) ; et elle redoutait de voir ensuite son sang pur et innocent mêlé à celui des scélérats. Ses compagnons de martyre étaient comme elle, fort attristés : ils souffraient de laisser seule, sur le chemin de leur même espérance, une si bonne amie, en quelque sorte leur compagne de route. Mettant en commun leur chagrin, ils se répandirent en supplications au Seigneur trois jours avant les jeux. Aussitôt après leur prière, les douleurs la prirent.
Naturellement le travail était plus pénible au huitième mois : elle gémissait. Un des geôliers lui dit alors : « si tu te plains maintenant, que feras-tu devant les bêtes que tu as pourtant méprisées en refusant de sacrifier » ?
Elle répondit : « Aujourd’hui c’est moi qui souffre ce que je souffre ; là, il y aura en moi quelqu’un qui souffrira pour moi parce que moi aussi je souffrirai pour lui ». Elle mit au monde une fille qu’une sœur éleva comme sa propre fille.
L’exécution put donc avoir lieu le 7 mars 203 aux arènes de Carthage. Revocatus et Saturninus furent livrés à un ours et à un léopard. Saturus fut jeté à un sanglier, puis à un ours ; malgré tout cela il en échappa et fut emmené hors de l’arène. Quant à Perpétue et Félicité, la cruauté de l’assistance fut, pour un temps, vaincue. On les fit sortir de l’arène par la porte des vivants (Sana Vivaria). Félicité s’était évanouie et ne se rendait pas compte de ce qui se passait. Au bout d’un instant, la foule, se ravisant, demanda que tous les condamnés soient ramenés au milieu de l’amphithéâtre. Après s’être embrassé pour sceller leur martyre par le baiser de la paix, chacun d’eux reçut le coup mortel. Frappée entre les côtes, Perpétue se mit à crier et, saisissant la main incertaine du gladiateur novice, la guida elle-même vers sa gorge………
Notons pour commencer que cet édit n’aurait concerné que le prosélytisme et non la pratique religieuse de ceux qui étaient nés chrétiens. Les Actes du martyre de la montaniste sainte Perpétue montrent que ceux qui étaient nés chrétiens ne furent pas inquiétés sous son règne. Nous avons d’ailleurs la même situation en terres d’Islam aujourd’hui.
Comment expliquer cet hypothétique revirement ?
Tout d’abord, il est évident qu’il ne faut pas chercher de motifs religieux à la politique de Septime Sévère envers les chrétiens. Si l’empereur avait favorisé les chrétiens au début de son règne, c’était uniquement parce qu’il estimait qu’ils lui seraient utiles dans sa lutte contre Niger. Mais une fois l’usurpateur vaincu, ces chrétiens redevinrent pour lui ce qu’ils n’avaient, finalement, jamais cessé d’être : des fauteurs de troubles, une dangereuse menace pour la paix intérieure et pour la sécurité extérieure de l’Empire.
Il semble d’ailleurs bien qu’au moment où Septime Sévère aurait publié cet édit, des troubles messianiques (juifs, judéo-chrétiens, christo-judaïques…) auraient éclaté en Syrie.
Pendant ce temps-là, à Rome, le pape Zéphyrin ne fut pas inquiété. L’auteur anonyme de l’Histoire Auguste semble d’ailleurs confirmer qu’il s’agissait bien de mesures très locales puisqu’il écrit : « En
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chemin (vers Alexandrie), il (Septime Sévère) promulgua un très grand nombre de lois destinées aux Palestiniens. Il interdit, sous peine de graves châtiments, la conversion au judaïsme et prit la même mesure à l’encontre du christianisme » (H.A., Sév. XVII, 1). Ceci expliquerait pourquoi seules les grandes villes d’Orient, en particulier la bouillonnante cité d’Alexandrie d’Égypte, auraient été touchées par cet édit.
Quoi qu’il en soit, persécution religieuse ou pas, cette répression qui s’apaisa bien vite, eut cependant un effet pervers pour l’Empire romain. En effet, en interdisant la propagande chrétienne, Septime Sévère radicalisa inéluctablement le mouvement. Seuls les prédicateurs « modérés » obéirent à l’injonction impériale. Les propagandistes les moins respectueux des lois, les plus téméraires, les plus exaltés, les plus fanatiques, les montanistes par exemple, eurent ainsi le champ libre pour propager leurs doctrines extrémistes.
LA PERSÉCUTION DE MAXIMIN : 235.
Aux yeux des chrétiens comme Paul Allard, Maximin le Thrace passe aussi pour avoir été un empereur persécuteur.
Mais c’est faire beaucoup d’honneur à ce rustre de Maximin que de lui attribuer la moindre préoccupation philosophique ou religieuse. Si une personne était bien éloignée de toute préoccupation métaphysique, c’était bien ce soudard inculte !
Les chrétiens souffrirent bien effectivement, comme d’autres sujets de l’empire, des cruautés de Maximin le Thrace (235-238) ; mais ils ne furent spécialement persécutés à cause de leur foi que dans le Pont et la Cappadoce. Les païens locaux les y accusaient d’avoir attiré sur eux un tremblement de terre. Cette persécution, toute locale, ne fut d’ailleurs pas très violente.
En réalité si certains chrétiens « souffrirent le martyre » sous le règne de Maximin, ce n’est certainement pas parce qu’ils pratiquaient une religion dont l’élévation morale aurait pu porter ombrage au débauché Maximin, mais uniquement parce qu’ils avaient soutenu son malheureux prédécesseur.
Après avoir assassiné son prédécesseur Sévère Alexandre, Maximin le Thrace a en effet aussi massacré tous les amis et familiers de cet empereur. Or, aux dires de l’historien ecclésiastique Eusèbe de Césarée, les chrétiens étaient nombreux dans son entourage.
La « persécution » de Maximin ne doit donc être considérée que comme une épuration politique consécutive à un changement de régime et aussi limitée dans le temps que dans les faits. On notera d’ailleurs qu’à Rome, le pape Pontien et l’antipape Hippolyte furent « seulement » condamnés au bagne – un châtiment purement politique, tandis que l’éminent philosophe chrétien Origène, ami de l’ancienne impératrice mère Julia Mamaea et précepteur occasionnel d’Alexandre Sévère, échappa lui à toute répression. C’était pourtant une autorité chrétienne reconnue dans tout l’Empire.
NDLR. Quant aux persécutions du même type (localisées dans le temps et dans l’espace) voir les trois contrelais consacrés à ce sujet dans le corps même du texte de cet opuscule.
CONCLUSION.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, la notion de persécution antichrétienne dans l’Empire romain reste à préciser. Durant les deux premiers siècles, parler de persécution religieuse serait un contresens. Les chrétiens sont poursuivis (quand ils le sont, ce qui est loin d’être systématique) pour des crimes de droit commun. La lettre de Pline en 111/112 illustre le motif concret des condamnations : le refus d’obéir à l’empereur. En l’occurrence, le refus d’obtempérer à l’ordre de sacrifier. Rien d’une persécution religieuse en soi.
Lors de la « persécution » du IIIe siècle, sous l’empereur Dèce, les facteurs politiques seront encore importants. En période de crise militaire grave, le refus des chrétiens de participer au sacrifice général aux dieu-ou-démons, « pour le salut et la conservation » de l’empereur, exigé de tous les citoyens, apparaît comme un refus de prouver son loyalisme politique. Sous Dioclétien, le vaste mouvement de répression peut avoir un fondement plus directement religieux ou plus politico-religieux, parallèlement à la promotion du culte solaire comme religion nationale (par Aurélien en 274), à la sacralisation du pouvoir politique (théologie jovienne).
La conversion de Constantin bouleversera évidemment les conditions de diffusion du christianisme. Mais fut-elle le résultat d’une intime conviction ? Ne faut-il pas y voir plutôt des considérations politico-religieuses ? L’adaptation de la pensée politique stoïcienne par le christianisme convenait parfaitement à un pouvoir impérial fort, l’empereur y étant le représentant de Dieu sur Terre, et
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jouissant lui-même d’un certain degré de sacralisation. Sur le plan strictement religieux, le néo-platonisme et le culte solaire (Sol Invictus) prouvent l’évolution de la sensibilité religieuse du monde romain vers une plus grande spiritualisation, vers une véritable forme de monothéisme (ou d’hénothéisme). Pour expliquer la conversion des basses couches sociales, il faut également tenir compte de plusieurs facteurs d’ordre socio-économique. Les institutions ecclésiastiques remplacent les associations de petites gens (collegia tenuiorum) et s’occupent des pauvres tant chrétiens que païens. Dans les campagnes, l’œuvre des missionnaires bien connue par les Vies de saints fut sans doute déterminante. Les « miracles » peuvent s’inscrire dans une mentalité religieuse polythéiste. On s’en remet à la divinité la plus efficace.
La conversion peut enfin s’appuyer sur l’autorité politique et sociale des grands propriétaires : quand l’un d’eux se convertit, l’évêque l’encourage à convertir les paysans qui dépendent de son autorité. L’Afrique du Nord, une région de « grands domaines » fonciers, a aussi connu une large diffusion du christianisme.
Le succès du christianisme ne se résume donc pas seulement à l’évolution de la sensibilité religieuse, mais il a aussi son origine dans des facteurs socio-économiques et politiques (c’est-à-dire des aspects socioreligieux et politico-religieux).
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ANNEXE.
ROME ET LA PAPAUTÉ.
La primauté de l’apôtre Pierre n’a qu’un seul fondement biblique, le mauvais jeu de mots, dont le sens est contesté, figurant uniquement dans Matthieu 16,18-19 et qui semble bien être un ajout tardif : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église… ».
Insistons : qui ne se retrouve pas dans l’épisode correspondant des deux autres évangiles synoptiques ni dans Jean et qui n’a guère de sens qu’en français d’ailleurs.
Le tout en contradiction avec les faits.
— Le premier étant qu’à Jérusalem et pour toutes les communautés en dépendant, contre toute attente ce fut un nommé Jacques dit le frère du Seigneur qui fut en quelque sorte le premier pape des disciples de Jésus.
— Le deuxième étant que la dernière trace sûre que nous avons de saint Pierre c’est dans les prisons d’Hérode qu’on la trouve, avant une bien mystérieuse évasion sur laquelle nous n’avons aucun détail crédible (intervention d’un ange selon Actes des apôtres, chapitre 12), et a contrario qu’il n’existe aucune preuve d’un quelconque séjour de saint Pierre à Rome.
— Le troisième fait enfin étant que du temps de Constantin le grand, le véritable pape ce fut en réalité… l’empereur Constantin lui-même.
Venons-en maintenant aux détails de cette imposture dans l’imposture.
Dans le courant du IIe siècle, l’église de Rome voit son prestige grandir dans les communautés chrétiennes disséminées dans l’Empire romain, car son évêque est l’évêque… de la capitale.
Pour les chrétiens en effet, Rome est la ville qui a vu la mort des apôtres Pierre et Paul. Pierre, le premier des douze disciples de Jésus, mystérieusement échappé des geôles d’Hérode, et Paul, sous le règne de Néron, entre 64 et 67. Cette tradition est attestée dès l’Antiquité, mais les textes qui racontent la crucifixion du premier, et la décapitation du second, sont néanmoins trop tardifs pour être probants. Ce qui est certain en tout cas c’est que la basilique Saint-Pierre de Rome a été construite au-dessus du lieu où auraient été transportées les reliques de Pierre, et où se trouve effectivement un cimetière chrétien primitif.
Au milieu du IIe siècle, des théologiens y viennent en effet de différentes régions de l’Empire : Justin, arrivé de Naplouse, Tatien, né en Assyrie, Valentin, originaire d’Alexandrie… Les débats sont vifs et le partage difficile entre la « vraie religion » des futurs catholiques réformés et l’hydre de Lerne des « hérésies ». Ce bouillonnement d’idées conduit d’ailleurs dans certains cas à des ruptures. Vers 135, Marcion, né à Sinope, dans le Pont, oppose par exemple le dieu chrétien, bon, et sauveur, au dieu vengeur et jaloux de Moïse, créateur de ce monde imparfait, voire même raté ; et rompt intellectuellement parlant avec l’Ancien Testament, autrement dit avec le judéo-christianisme. Ces divergences de vues le conduiront à fonder une fédération d’églises dite « marcionites » par ses adversaires d’abord, par les historiens ensuite, qui essaima rapidement dans tout l’Empire. Un autre courant, le gnosticisme, tente d’expliquer – à travers des mythes complexes – la présence du mal dans le monde. À Rome, la figure la plus marquante de ce mouvement sera Valentin, arrivé dans la capitale vers 140. Sa doctrine met l’accent sur la connaissance (gnôsis en grec) qui procure le salut. Mais les chrétiens gnostiques seront, eux aussi, rapidement considérés comme hérétiques par les ancêtres spirituels des futurs catholiques ou réformés.
Le premier évêque de Rome à porter le titre de pape dans l’histoire sera Marcellin (296-304). Son pontificat ne sera guère exemplaire, car il semble avoir fait partie des thurificati (un genre de lapsi c’est-à-dire d’apostats ayant accepté de brûler quelques grains d’encens en l’honneur des dieux ou de l’empereur) ou des traditeurs (latin traditores) ayant livré les saintes Écritures aux autorités romaines, durant la persécution de Dioclétien. C’est du moins ce qu’affirment les sources donatistes (accusation portée par l’avocat des donatistes Pétilien lors de la conférence de Carthage de 411).
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Il n’existe pas de liste officielle, ferme et définitive, des papes. Les raisons pour lesquelles il est impossible d’établir une telle liste sont de trois sortes.
La première est la définition même du terme de pape. Jusqu’en 325, les hommes figurant dans cette liste ne sont officiellement qu’évêques de Rome. Le titre de pape n’est attesté, pour désigner l’évêque de Rome, que sous Calixte 1er (217-222), il s’applique d’ailleurs alors aux évêques en général. Ce ne sera qu’au VIIIe siècle que ce titre désignera spécifiquement l’évêque de Rome. Cette exclusivité a été officialisée par le pape Grégoire VII à la fin du XIe siècle. En outre, le rôle de chef suprême de l’Église de l’évêque de Rome ne s’est affirmé que progressivement. Les premiers « papes » n’avaient pas plus de pouvoirs qu’un évêque ordinaire. Les listes de papes catholiques actuelles ne retiennent que les papes au sens moderne du mot, c’est-à-dire qu’elles mentionnent les évêques de Rome jusqu’au pape actuel. Le terme de pape est donc appliqué rétroactivement à des hommes qui n’usaient pas de ce titre. Et ces listes laissent bien évidemment de côté les dignitaires ecclésiastiques des autres Églises chrétiennes utilisant également le titre de pape.
La deuxième difficulté tient au fait que l’on sait très peu de choses sur les premiers évêques de Rome. Pour certains même, seul leur nom nous est connu. La plus ancienne source en ce domaine est Irénée de Lyon au IIe siècle, qui donne le nom des titulaires des principaux sièges épiscopaux (Rome, Constantinople, Antioche…). Il existe néanmoins d’autres sources plus complètes, tel le Liber pontificalis, un document apologétique dont la première version remonte au Ve siècle. Il donne le nom des papes, ainsi que celui de leur père, leur pays de naissance et la durée de leur pontificat. Ce document a sûrement été rédigé à l’aide de sources plus anciennes et contient sans doute une grande part d’informations réelles, mais les données sur ces premiers papes sont néanmoins très parcellaires et sujettes à caution.
Enfin, la troisième difficulté tient à l’histoire de la papauté elle-même qui a vu de nombreux antipapes, des dépositions, des assassinats et quelques renonciations. En outre les modalités d’élection (ou de nomination) et d’intronisation, ont plusieurs fois changé au cours des siècles ; de sorte qu’un pape élu à une certaine date dans certaines conditions serait considéré comme non valablement élu s’il avait été élu à une autre date, d’où le traitement différent d’ailleurs accordé à Étienne I et à Adrien V, pour ne prendre que cet exemple.
Le premier régulièrement élu en 752 mourut 3 jours après avant d’avoir été consacré évêque de Rome (et ne sera donc pas retenu comme pape) ; et le second, élu pape en 1276 alors qu’il n’est encore que simple diacre, ne sera jamais intronisé (mais figure néanmoins dans lesdites listes en tant que pape).
Établir qui est un pape régulièrement élu et intronisé, et qui ne l’est pas, est parfois hasardeux. Les différentes listes circulant se contredisent donc parfois en ce qui concerne la « validité » de tel ou tel pape.
Celle de l’Annuario Pontificio, édité chaque année sous ce nom par le Vatican depuis 1912, est considérée comme faisant le plus autorité, puisqu’émanant des autorités catholiques elles-mêmes. Pourtant, cette liste, même si elle fait de facto fonction de liste officielle, n’est pas sans ambiguïtés et ne prétend pas être définitive.
La liste de l’Annuario pontificio indique en effet aussi bien les papes que les antipapes. Ces derniers sont clairement indiqués comme tels par une typographie différente, mais des notes de bas de page font part des doutes sur la régularité de tel ou tel pape ou, au contraire, sur l’exclusion de tel ou tel antipape. Les auteurs de cette liste reconnaissent donc par là même le caractère discutable et non définitif de leurs propres choix. Il est arrivé à plusieurs reprises que deux papes rivaux (ou plus) aient régné en même temps. Cette liste, la plupart du temps, n’en reconnaît qu’un seul et déclare donc l’autre antipape. Mais dans certains cas cependant, les auteurs refusent de trancher. En voici deux exemples.
Le pape Léon VIII a été élu du vivant de son prédécesseur, lequel avait été déposé par l’empereur Otton 1er en 963, mais ne reconnaissait pas sa déposition. Jean XII reprit rapidement le pouvoir et, à sa mort, on élit Benoît V pour lui succéder. Après l’arrestation de Benoît par l’empereur Otton, Léon put régner. La liste de l’Annuario pontificio reconnaît donc les trois papes : Jean XII, Léon VIII et Benoît V, comme tous trois potentiellement légitimes, et dans cet ordre, qui est celui de leur élection, non celui de leur règne effectif. La liste indique néanmoins dans ses notes de bas de page : « Si la
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déposition de Jean XII était illégale, alors Léon VIII est un antipape » et « si Léon VIII est un pape légitime, alors Benoît V est un antipape ».
Les difficultés de la période de 1045 à 1048 où Benoît IX, Sylvestre III, Grégoire VI, Clément II et Damase II, se disputaient la tiare (mot d’origine perse d’ailleurs) ; ont été résolues par la reconnaissance de tous ces papes comme légitimes avec trois règnes valables et non consécutifs pour Benoît IX ! Ces pontificats correspondant en fait aux périodes où les différents compétiteurs ont occupé successivement la ville de Rome. L’Annuario pontificio ne fait donc, dans ce cas, que reconnaître les prétendants qui ont régné de facto sur l’Église, sans trancher la question de la régularité de leur élection. Ce choix des auteurs de la liste entraîne donc de fait la reconnaissance de la légitimité de Sylvestre III, bien que la grande majorité des historiens s’accordent à la lui dénier.
Les treize premiers évêques de Rome.
Le début de cette liste est apocryphe (attribué à saint Irénée au IIe siècle, mais en fait rédigé par Eusèbe de Césarée, dit Eusèbe le menteur, au IVe siècle) ; aucun historien sérieux n’a jamais pu prouver l’existence de ces personnages, voire, dans le cas de Pierre, sa venue à Rome.
Pierre 1er – saint Pierre – : (30 à 64 ? Ou 67 ? Serait mort martyr, crucifié la tête en bas). Il y a en fait à Rome 2 crânes de saint Pierre, l’un hors les murs – qui est d’ailleurs un crâne féminin – et un autre au Vatican… On peut voir au musée de la basilique Saint-Pierre une copie de son trône en bois… c’est amusant parce que, même en supposant que le personnage ait réellement existé, il ne fut jamais que le chef d’une communauté de quelques dizaines de croyants clandestins, alors à quoi bon un trône ? Quant aux fouilles entreprises à partir de 1939 sous l’actuelle basilique Saint-Pierre, afin de retrouver son tombeau, les résultats (validés par le Vatican) laissent perplexe !
De toute façon saint Pierre n’est pas le fondateur de l’Église à Rome, dans le sens de « créer quelque chose là où rien n’existait auparavant en la matière ». Tacite [dans sa] Vie de Claude, signale l’existence d’une communauté chrétienne à Rome avant même la venue hypothétique en cette ville des saints apôtres Pierre et Paul. La durée de vingt-cinq ans de « papauté romaine » pour Saint Pierre est mythique, même pas légendaire.
Saint Pierre, prince des apôtres, n’a jamais été « pape de Rome », mais apôtre. Aucun des apôtres, même ayant fondé diverses Églises, n’a jamais été autre chose qu’apôtre. (1 Co 12, 28, etc.). Voir l’absence totale de références à Pierre dans l’épître de saint Paul aux Romains. Il aurait été impossible, si Pierre avait bien été à Rome à ce moment-là, d’agir de la sorte. Quand Pierre était en Galatie, Paul le mentionne. Donc si Pierre est mentionné quand Paul écrit à une communauté où Pierre se trouve, pour Rome, il n’aurait pas pu en être autrement. Dans les Actes des Apôtres, c’est la même chose, le silence complet. Or, quand Paul à la fin est à Rome, cela est tout à fait impossible à justifier, si Pierre avait été présent à ce moment-là, ou du moins « fondateur » de sa communauté.
Quand on relit l’épître de saint Clément, 3e « presbytre » des Romains (titre donné chez Eusèbe et autres auteurs antiques aux premiers évêques de Rome) ; on n’y trouve pas la moindre mention d’un épiscopat de Pierre en cette ville, et trois lignes pour quelqu’un auquel on aurait « succédé », c’est un peu court. Surtout quand Paul, lui, a droit à bien plus. Au chapitre V, Pierre, c’est le verset 4, mais Paul les versets 5 à 7. Eusèbe n’est vraiment fiable que lorsqu’il cite des textes d’autrui, car quand il cite quelqu’un, tout le monde pouvait vérifier. Mais nombre de problèmes chronologiques surviennent quand Eusèbe tire ses conclusions en se basant sur des évolutions de la tradition.
Pierre : 32-66 : voir ci-dessus.
Linus : 67 ? – 76 ? Martyr ? Décapité ? Peut être mentionné par Saint Paul dans sa deuxième lettre à Timothée. Ce personnage dont l’Histoire ne sait rien d’autre a néanmoins inspiré Anthony Burgess pour son roman « Le royaume des mécréants » (1985).
Anaclet 1er (ou Clet) : 76 ? – 88 ? Martyr ? Le nom est une reconstitution problématique.
Clément 1er : 88 ? – 97 ? Martyr ? Jeté à la mer ? Judéo-Chrétien auteur de toute une littérature (vraiment due à sa plume ou qui lui a été attribuée, comme les homélies ou les recognitions).
Évariste : 97 ? – 105 ? Originaire d’Antioche.
Alexandre 1er : 105 ? – 115 ? Martyr ? – décapité ?
Sixte 1er (ou Xyste) : 115 ? – 125 ?
Télesphore : 125 ? – 136 ? Martyr ?
Hygin : 136 ? – 140 ? Antignostique.
Pie 1er : 140 ? – 155 ? Martyr ? Frère d’Hermas ? Aidé par Justin dans sa pénible critique du gnosticisme.
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Anicet : (155 ? – 166 ? Martyr ?). Aurait décrété que les prêtres ne doivent pas avoir les cheveux longs (?)
Sôter : 166 ? – 175 ?
Éleuthère : 175 – 189 ? Personnage plus intéressant. Dernier pape de la liste d’Irénée. A commencé par être favorable aux montanistes avant de leur devenir hostile. Durant son pontificat, l’empereur Commode qui règne à partir de 180 n’exercera aucune persécution contre les chrétiens. Selon le Liber Pontificalis un édit d’Éleuthère précise à l’intention des chrétiens qu’aucune nourriture n’est impure : « Et hoc iterum firmavit ut nulla esca a Christianis repudiaretur, maxime fidelibus, quod Deus creavit, quæ tamen rationalis et humana est », afin de combattre des pratiques héritées des prescriptions juives sur la pureté des aliments (leur caractère casher ou pas). Selon la même source, Éleuthère aurait envoyé des missionnaires convertir les Bretons à la demande du roi Lucius. Abgar IX, souverain du petit royaume d’Osroène capitale Édesse (sud-est Turquie nord-est Syrie), allié de l’Empire romain, lui aurait aussi adressé une demande de missionnaires.
Victor 1er : 189 – 199. Premier pape de langue latine. Commence à s’imposer comme pouvoir central, arrive à réunir d’autres évêques pour décider de certaines choses.
Zéphyrin : 199 – 217, martyr ? Hippolyte de Rome en a dit beaucoup de mal et s’en est beaucoup moqué.
Calixte 1er (ou Calliste) : 217 – 222, martyr ? Eut apparemment une vie très mouvementée toujours d’après ce même Hippolyte de Rome. Mort défenestré ? Jeté dans un puits ?)
Hippolyte : 217 – 235. Savant romain, écrivain grec, déporté en Sardaigne. Il s’opposa aux papes Zéphyrin et Calixte, mais se réconcilia avec Pontien. Est honoré en tant que premier antipape de l’histoire. Auteur de nombreux ouvrages faisant toujours autorité, dont sa célèbre Réfutation de toutes les hérésies (Philosophumena).
Urbain 1er : 222 – 230. Décapité.
Pontien : 230 – 235. Organisa un synode à Rome en 231 pour confirmer la condamnation d’Origène. Condamné aux travaux forcés dans les mines de Sicile où il mourra d’épuisement, mais démissionnera de sa charge juste avant (première date attestée de l’histoire de la papauté).
Antère : 235 – 236. Régna 6 semaines. Aurait ordonné le recueil des actes des premiers martyrs.
Fabien : 236 – 250. Important pontificat qui dura 14 ans malgré le caractère assez invraisemblable de son élection (par une colombe). Torturé à mort ou mort de mauvais traitements en prison ?)
Corneille : 251 – 253. Le porte-parole du christianisme romain d’alors, résistant à la persécution de Dèce, est un intellectuel appelé Novatien. Mais les lapsi ou chrétiens ayant « failli » lors de cette persécution firent élire à sa place le prêtre appelé Corneille, partisan de la réintégration des lapsi ou « tombés ».
Novatien : 251 – 258 ? Novatien se faire reconnaître évêque de Rome par un certain nombre d’évêques italiens, rigoristes comme lui. Il provoquera ainsi un schisme qui finira par se rapprocher d’un mouvement similaire en Afrique du Nord, le donatisme. Exilé ou martyrisé durant la persécution de Trébonien Galle.
Lucius 1er : 253 – 254. Martyr (ou mort d’une épidémie). Lui aussi partisan de l’indulgence envers les chrétiens ayant failli lors de la persécution.
Étienne 1er : 254 – 257. Se fâche avec tout le monde ce qui aurait pu être dramatique pour l’avenir du christianisme, mais heureusement il mourra martyr décapité en 257.
Sixte II : 257 – 258. Évite le schisme, mais l’empereur Valérien (253 – 260) s’en prend à la hiérarchie et aux richesses de l’Église (déjà !) et fait décapiter ce pape avec quatre diacres… (entre autres) pendant un office.
Denys (ou Dionysius) : 260 – 268. RAS. Premier pape à ne pas être martyr.
Félix 1er : 269 – 274. Le liber pontificalis semble le confondre avec un autre nommé Félix. Il n’est donc plus considéré comme martyr par l’Église catholique.
Eutychien : 275 – 283. Dernier pape dont l’épitaphe sera rédigée en grec.
Caius (ou Gaius) : 283 – 296. Membre d’une famille noble lié à celle de l’empereur… Dioclétien. Son neveu peut-être (car cet empereur ne commença pas par être hostile au christianisme puisque sa femme Prisca était elle-même chrétienne).
Marcellin : 296 – 304. Le donatiste Pétilien l’accuse d’avoir fait partie lors de la persécution de Dioclétien des thurificati voire des traditeurs (latin traditores) c’est-à-dire des ecclésiastiques ayant livré les saintes Écritures aux autorités (il y en a eu).
Apparition du titre de Pape.
Marcel 1er : 308 – 309. Marcellin et Marcel 1er sont peut-être la même personne… on n’est sûr de rien. Martyr ? (Ou exilé… ou réduit en esclavage dans les écuries de l’empereur Maxence ?)
Eusèbe : (d’avril à août 309 ou 310, exilé).
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Miltiade (ou Melchiade) : (311 – 314). S’installe au palais du Latran offert par l’empereur Constantin en 312.
L’an 312 peut donc être considéré comme la date de fondation de la religion catholique en tant qu’institution officielle. À ce moment-là en effet, l’empereur Constantin prend le pouvoir, et confie à son secrétaire Eusèbe de Césarée le soin de codifier les structures de l’Église, voire de fixer le dogme.
Sylvestre 1er : 314 – 335. Mais le véritable pape c’est l’empereur.
Marc : de janvier à octobre 336. Surtout connu pour sa lutte contre l’hérésie arienne.
Jules 1er : 337 – 352. Idem.
Libère : (352 – 366). L'Annuario Pontificio ne le reconnaît plus comme saint à cause de ses revirements vis-à-vis de saint Athanase d’Alexandrie.
Félix II : 353 – 365. Antipape, désigné à la place du pape Libère un moment exilé. Au retour de ce dernier, Félix s’enfuit en Campanie pour y mourir.
Damase 1er : 366 – 383. Fils d’un prêtre appelé Antonius. Son élection fut une des plus sanglantes de l’histoire de la papauté : les partisans de Damase prennent d’assaut une église et font une centaine de morts.
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POSTFACE À LA JOHN TOLAND.
Les pseudodruides à la filiation initiatique mirobolante (la fameuse et inénarrable tradition primordiale) s’étant multipliés depuis quelque temps ; il nous a paru nécessaire de mettre à la disposition de tout un chacun ces quelques notes, hâtivement rédigées un soir de novembre, afin de donner à nos lecteurs envie d’en savoir plus sur le vrai druidisme. Ce travail se veut honnête, mais en aucune façon neutre. Il s’est donné pour objectif de défendre ou de réhabiliter la cluto (renommée) de cette antique religion.
Rien ne remplace la méditation personnelle y compris sur les lais obscurs ou incompréhensibles parsemant ces livres et qui ont été insérés à dessein afin de vous obliger à réfléchir pour trouver votre propre voie. Ces livres ne sont pas des dogmes à suivre aveuglément et à la lettre. Ainsi que vous le savez sans doute, il faut se méfier comme de la peste de la lettre. La lettre tue, seul l’esprit vivifie. Rien ne remplace non plus l’expérience personnelle et c’est en cheminant que l’on trouve le chemin. Ne comptez donc que sur vos propres forces pour cette quête du Graal. Ce qui compte c’est l’attitude à adopter dans la vie et non les détails du dogme. Le druidisme a moins d’importance que la druidiaction (Jean-Pierre Martin).
Ces quelques feuillets griffonnés à la va-vite ne sont néanmoins en aucune façon LES LIVRES À LIRE SUR LE SUJET, ils n’en sont qu’un pâle reflet. La seule bibliothèque druidique digne de ce nom n’est pas en effet composée de seulement 12 (ou 27) livres, mais de plusieurs centaines.
Les quelques opuscules constituant cette mini-bibliothèque ne constituent pas un approfondissement et ne sont que quelques manuels destinés aux écoliers du druidisme. Ces résumés simplifiés destinés aux cours primaires de druidisme, seront remplacés par des cours d’un niveau quelque peu supérieur, pour ceux qui voudront vraiment l’étudier de façon plus pertinente.
Cette petite bibliothèque est par conséquent un premier essai d’adaptation (destinée aux jeunes adultes) des diverses réflexions sur le savoir et la vérité druidiques, auxquelles ont abouti les premiers résultats de la nouvelle laïcité positive et ouverte, mondiale, en train de s’instaurer.
À la différence du judaïsme, du christianisme, et de l’islam, qui fourmillent littéralement, à propos de l’Être supérieur, d’anthropomorphismes puérils pris au pied de la lettre (fondamentalisme) ; notre druidisme, lui, n’en utilisera que très peu, et s’en tiendra, en ce domaine, au minimum absolu.
Mais pour parler de Dieu-ou-Diable nous allons bien être obligés, nous aussi, d’utiliser un langage, et donc un certain nombre de ces anthropomorphismes. Ou alors il faudrait totalement renoncer à en discuter.
Ce premier rayon de notre future bibliothèque consacrée au sujet a pour objet de montrer avec précision l’harmonieuse authenticité de la volonté et du savoir néo-druidiques. De montrer à quel point ses grandes thèses actuelles ont des racines anciennes, car la Mythologie, c’est notre Bible à nous. Les adaptations de ce bref exposé, exigées par les différences de culture, d’âge, de maturité spirituelle, de situation sociale, etc. seront à faire par les druides concernés (les vellèdes et les autres ?).
À noter cependant. Important ! Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, ne sont pas (en vrac).
Une révélation divine. Une loi (toujours aussi divine). Une loi (profane ou laïque). Une loi (scientifique). Un dogme. Un Ordre ? Ce que je cherche surtout à faire partager c’est un état d’esprit, rien de plus. Ainsi que l’a très bien dit un jour notre vieux maître :
« NOTRE CIVILISATION N’A PAS LE CHOIX : CE SERA LE CELTISME OU CE SERA LA MORT » (P. Lance).
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Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, sont. Du rêve. Une aventure. Un voyage. Une évasion. Un cri de révolte contre la laideur morale et matérielle de cette société.
Une tentative d’atteindre à l’universel en partant du particulier. Un défi. Un obstacle fécond à surmonter. Une incitation à la réflexion. Un guide pour l’action. Une carte. Un plan. Une boussole. Une étoile polaire ou l’étoile du berger là-haut dans la montagne. Un feu la nuit dans une clairière ?
Ce que le rassembleur de ce noyau de bibliothèque, Pierre de La Crau, n’est pas.
— Un dieu.
— Un demi-dieu.
— Un quart de dieu.
— Un petit saint.
— Un philosophe (reconnu, officiel, et breveté ou patenté, comme ceux qui passent à la télévision. Sauf évidemment à prendre le terme en son sens originel, qui est celui d’amateur de sagesse et de savoir).
Ce qu’il est : un homme, et rien de ce qui est humain ne lui est donc étranger. Pierre de la Crau n’a aucun pouvoir surhumain ou exceptionnel. Rien de ce qu’il a dit écrit ou fait ne saurait avoir de valeur intemporelle. Tout au plus espère-t-il que son extrême lucidité à propos de notre société et de son idéologie dominante (voir ses philosophes officiels, ses journalistes, ses masses médias et le politiquement correct des bien-pensants) ; ainsi que son non-conformisme, et son franc-parler, alliés à un solide esprit de contradiction (qui lui ont d’ailleurs valu pas mal de déboires ou d’avanies) ; pourront être utiles.
La présente petite bibliothèque pour débutant « contient la dose d’humanité exigée par l’état actuel de la civilisation » (Henri Lizeray). Elle n’est d’ailleurs qu’un rassemblement de matériau attendant l’architecte ou le maçon ? ad hoc.
Prochainement paraîtra toute une série de fascicules approfondissant ces éléments de base. Cette présentation différente du savoir druidique préservera néanmoins l’unité et la profonde harmonie entre ces divers exposés d’une seule et même philosophie.
Cas des traductions dans une langue étrangère (espagnol, allemand, italien, polonais, etc.)
Les fautes d’orthographe de grammaire de style, ainsi que l’écriture des noms propres, pourront être corrigées. Toute autre amélioration du texte pourra également être apportée si nécessaire (par ajout suppression ou modification, de détails) ; Pierre de La Crau ayant toujours regretté de ne pouvoir atteindre à la perfection en ce domaine. Mais à condition de n’altérer ni trahir en rien la pensée de l’auteur de cette compilation raisonnée. Toute illustration sans légende peut être changée. De nouvelles illustrations peuvent être apportées. Mais les illustrations ayant une légende ne devront être qu’améliorées (par substitution d’une bonne photo à un mauvais croquis par exemple ?)
Il va de soi que le coordonnateur de cette rapide et sommaire compilation raisonnée, Pierre de La Crau, ne prétend nullement avoir inventé (ou découvert) lui-même, tout ceci ; qu’il ne prétend en aucune façon que ceci est le fruit de ses recherches personnelles (sur le terrain ou en bibliothèque). Ce qui suit est en effet essentiellement issu des excellents ouvrages ou sites internet référencés en bibliographie et dont la consultation directe est fortement recommandée. Nous n’insisterons jamais assez sur notre volonté de ne pas être les hommes d’un livre (du Livre), mais d’au moins douze, comme les Fénianes d’Irlande, pour d’évidentes raisons d’ouverture d’esprit, la vérité étant notre seule religion.
Encore une fois, répétons-le ; le coordonnateur de la mise par écrit de ces quelques notes hâtivement jetées sur le papier ne prétend nullement avoir passé sa vie dans la poussière des bibliothèques ; ou sur le terrain, dans la boue des fouilles archéologiques de sauvetage ; afin d’exhumer des témoignages inédits sur le passé de l’Irlande (ou du Pays de Galles ou des Indes ou de la Chine ?)
PIERRE DE LA CRAU NE SE VEUT DONC EN AUCUNE FAÇON L’AUTEUR DES TEXTES QUI PRÉCÈDENT.
IL N’ESSAIE NULLEMENT DE S’EN ATTRIBUER LES MÉRITES. Il n’en est que l’éditeur ou le compilateur. Il s’agit pour la plupart de documents diffusés sur internet à quelques exceptions près. IL EN REVENDIQUE PAR CONTRE TOUS LES DÉFAUTS ET TOUTES LES INSUFFISANCES. Pierre de La Crau ne revendique qu’une chose, les fautes erreurs ou imperfections diverses de ce livre. Lui
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seul est à blâmer dans ce cas. Mais il fait confiance à ses contemporains (la nature humaine étant ce qu’elle est) pour les lui signaler avec vigueur.
Note retrouvée par les héritiers de Pierre de La Crau et insérée par eux à cet endroit.
Par respect pour l’Humanité, afin de gagner du temps, et ne pas lui en faire perdre, je vais faciliter le travail de ceux qui tiennent absolument à être du bon côté de la barrière en combattant (héroïquement bien sûr) afin de sauver le monde de mes griffes (mes idées ou mes penchants, mes tendances).
À ces courageux et implacables détracteurs, dont la profondeur de réflexion digne d’un marquis de Vauvenargues n’a d’égale que l’ampleur de la culture générale, digne d’un Pic de la Mirandole, je dis…
Prenez une feuille de papier, de traitement de texte si vous préférez, mettez-y par ordre d’importance les 20 caractéristiques qui vous semblent les plus graves, les plus odieuses, les plus haïssables, dans l’histoire de l’Humanité, depuis les hommes préhistoriques et Nabuchodonosor, selon vous… ET DITES-VOUS BIEN QUE JE SUIS TOUT LE CONTRAIRE DE VOUS, CAR JE LES AI TOUTES !
On a toujours besoin de boucs émissaires ! Hérétique au Moyen âge, sorcière à Salem au 17siècle, raciste au 20e siècle, lézard extraterrestre au 21e, je suis l’homme que vous aimerez haïr pour vous sentir supérieur.
Je suis au choix et dans l’ordre d’importance que vous voulez : athée, sataniste, stupide, mongolien, raciste, bestial, homosexuel, pervers, communiste, nazi, menteur pathologique, voleur, suffisant, psychopathe, un monstre d’orgueil faussement modeste, et que sais-je encore, à vous de voir.
Voilà, je ne peux pas faire mieux (pour vous aider à sauver le monde).
[À la différence de mes contempteurs qui sont tous des gens bien, c’est-à-dire jeunes ou modernes et dynamiques, courageux, positifs, gentils, intelligents, instruits, ou du moins qui savent ; faisant preuve de beaucoup de recul dans leur méditation en profondeur sur les tendances lourdes de l’Histoire ; et sur le plan moral ou éthique : généreux, altruistes, mais pauvres évidemment, car donnant tout aux autres ; en outre profondément respectueux de la volonté de Dieu et de la Constitution…
Moi je suis un vieux réactionnaire ankylosé, conformiste, déconnecté de son temps, parano, schizophrène, incohérent, capricieux, jamais content, méchant, bête, n’ayant fait aucune étude ou du moins ignorant tout sur le sujet en question ; coutumier des jugements à l’emporte-pièce fondés sur des préjugés dénués de toute réflexion ; égoïste et riche ; suppôt de Satan et nazo-bolchevick ou stalino-hitlérien de nature. On disait hitléro-trotskiste quand j’étais jeune. En bref un criminel psychopathe dès le petit-déjeuner… ce qui me permet donc de penser ce que je veux, mes critiques aussi d’ailleurs, et d’essayer de le faire savoir à la cantonade].
Signé : le coordonnateur des travaux, Pierre de la Crau dit Hésunertus, chercheur en druidisme. Un homme à qui rien de ce qui est humain ne fut étranger. Chômeur, facteur, divorcé, sans domicile fixe, vagabond, contribuable, justiciable, électeur cocufié ? Un des huit milliards d’êtres humains ayant transité sur ce vaisseau spatial donc. Né sur la planète Terre le 13 janvier 1952.
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TABLE DES MATIÈRES.
Quelques précisions pour commencer
Les premières traces sûres du christianisme
Les différents courants du judaïsme au premier siècle de notre ère
Diverses hypothèses sur le nazoréen Jésus
Généralités
Le contenu du message initial
La résurrection
Les apôtres
Vie et mort des frères de Jésus
L’évangile selon Matthieu
L’éviction de Pierre
Conclusion sur le judéo-christianisme
Le manichéisme
Le christianisme oriental
La première (ou deuxième) vague missionnaire
Document
Le christianisme gnostique
Glossaire gnostique
Saint Irénée contre les hérésies ?
Quelques gnostiques célèbres
La deuxième (ou troisième) vague missionnaire
Les premiers chrétiens et l’esclavage
Condition féminine
Apparition des premières églises en tant que communautés
Les premiers lieux de culte (domus ecclesiae)
L’École johannique
Le premier des Protestants ou Réformés
Du lent cheminement du Saint-Esprit… dans les esprits
De la paganisation du judaïsme nazoréen
Conclusion
Tatien et son harmonisation des 4 évangiles
Le christianisme phénomène de mode
Document
Le Montanisme
Analyse
Document (Histoire ecclésiastique)
La doctrine
Tertullien
Le rôle des femmes dans le montanisme
Document
Le martyre de sainte Perpétue
Le règne de Philippe l’Arabe
La réalité des persécutions antichrétiennes
La première des vraies persécutions (Dèce 250)
La crise des Lapsi (ceux qui ont failli)
La « persécution » de Trébonien Galle, Valérien et Gallien
La « persécution » d’Aurélien
La deuxième et dernière vraie persécution (Dioclétien 303)
Documents
Le donatisme
L’Édit de Sardique ou de Galère
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La double personnalité de Constantin
L’Édit de Milan
La dernière période de tolérance de l’Empire romain
Les véritables origines de la prêtrise dans le christianisme
La persécution non déclarée de Julien l’Apostat
Les soubresauts laïcs jusqu’au 4e siècle
Conclusion ou résumé
La Christianisation des Institutions
Le premier État au monde officiellement chrétien : l’Arménie
Le deuxième état au monde officiellement chrétien : l’Éthiopie
L’élaboration du canon
L’arianisme
Le Concile de Nicée 325
L’Édit de Thessalonique 380
Les ajouts du concile de Constantinople 381
Premier concile d’Éphèse 431
Deuxième concile d’Éphèse 449
Le Concile de Chalcédoine 451
Chute et fin de l’Empire romain d’Occident
ADDENDUM sur les persécutions
ANNEXE sur Rome et la papauté
Postface à la John Toland
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DU MÊME AUTEUR.
1. Citations des auteurs antiques parlant des Celtes ou des druides.
2. Généralités liminaires diverses sur les Celtes.
3. Histoire du pacte avec les dieux tome 1.
4. La Bible du druidisme : histoire du pacte avec les dieux tome 2.
5. Histoire du pacte avec les dieux tome 3.
6. Histoire de la paix avec les dieux tome 4.
7. Histoire de la paix avec les dieux tome 5.
8. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 1.
9. Textes apocryphes irlandais.
10. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 2.
11. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande Science qui illumine » tome 3.
12. Les cent voies du paganisme. Science et philosophie tome 1 (mythologie druidique).
13. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 2 (mythologie druidique).
14. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 3 (mythologie druidique).
15. Le grand Camminus : éléments de théologie druidique tome 1.
16. Le grand catéchisme : éléments de théologie druidique tome 2.
17. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 1.
18. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 2.
19. Mystagogie ou théâtre sacré des Celtes antiques.
20. Poèmes celtes.
21. Le génie du paganisme celte tome 1.
22. Le complexe de Roland.
23. Au pied de la lanterne des morts.
24. Les secrets du vieux druide de la forêt ménapienne.
25. Le génie du paganisme celte tome 2 (liberté réciprocité simplicité).
26. Rhétorique : la trahison des clercs).
27. Petit dictionnaire de théologie druidique tome 1.
28. Des philosophes antiques au druide irlandais.
29. Judaïsme christianisme et islam : première partie.
30. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 1.
31. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome2.
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32. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 3.
33. Troisième partie tome 1 : Qu’est-ce que l’Islam ? Bref historique de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
34. Troisième partie tome 2 : Qu’est-ce que l’Islam ? Premières approches de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
35. Troisième partie tome 3 : Qu’est-ce que l’Islam ? Les 5 vrais piliers de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
36. Troisième partie tome 4 : Qu’est-ce que l’Islam ? Coups de sonde dans l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
37. Couiro anmenion ou Petit dictionnaire de théologie druidique tome 2.
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