orateurs, mais uniquement leurs discours. Alors seulement il te sera permis, après un choix solide, mon cher, de philosopher ».Ce ne sont pas là les paroles d’un sceptique endurci et intolérant ; ce sont là plutôt celles d’un éclectique judicieux et sincère. Descartes n’a pas suivi d’autre voie, quand il s’est proposé d’arriver par le doute à la découverte du vrai. L’impartialité de ce même éclectisme se manifeste d’une manière encore plus significative dans un passage du Pêcheur ; où Lucien répond à la Philosophie qui lui demande quel métier il exerce : « Je fais métier, dit-il, de haïr la forfanterie, le charlatanisme, le mensonge, l’orgueil, et toute l’engeance des hommes infectés de ces vices ».
LA PHILOSOPHIE. Par Hercule ! C’est un métier qui expose beaucoup à la haine.
LUCIEN. Tu as raison. Aussi, tu vois que de gens me haïssent, et à quels périls ce métier m’expose. Cependant, je connais aussi parfaitement la profession opposée, c’est-à-dire celle dont l’amour est le principe. J’aime, en effet, la vérité, la probité, la simplicité, et tout ce qui est aimable de nature. Mais je trouve peu de gens avec qui je peux exercer ce talent. Au contraire, le nombre de ceux qui sont dans l’autre camp, et dignes de haine, dépasse cinquante mille ; de sorte que je cours le risque d’oublier mon second métier, vu la rareté des occasions de l’exercer, et de devenir trop fort dans l’autre.
LA PHILOSOPHIE. C’est ce qu’il ne faut pas ; car, comme on dit, aimer et haïr sont deux sentiments du même cœur ; ne les sépare donc point. Ils ne sont qu’un seul art, tout en paraissant en faire deux.
LUCIEN. Tu le sais mieux que moi, Philosophie. Telle est cependant mon humeur, que je hais les méchants, tandis que j’aime et loue les gens de bien.
Vieillards sans dignité, effrontés chercheurs d’héritages, foule tout à la fois superstitieuse et incrédule, flatteurs et parasites vendant leur liberté pour une place à la table des riches, rhéteurs ignorants et bavards ; et par-dessus tout, une masse d’esprits flottants, irrésolus, livrés à l’indifférence ; cette maladie mortelle des époques où manquent l’émulation vertueuse, le désir généreux de bien faire, et la fermeté des convictions. Tel était le monde qui s’étalait sous le regard observateur de Lucien.
« Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique ? C’était la lie du genre humain. C’étaient des gueux incapables d’une profession utile, des gens ressemblant parfaitement au pauvre diable dont on nous a fait une description aussi vraie que comique ; qui ne savent s’ils porteront la livrée ou s’ils feront l’Almanach de l’Année merveilleuse *, s’ils travailleront à un journal, s’ils se feront soldats ou prêtres ; et qui, en attendant, vont dans les cafés dire leur avis sur une nouvelle pièce de théâtre, sur Dieu, sur l’être en général, et sur les modes de l’être ; puis vous empruntent de l’argent, et vont faire un libelle contre vous avec l’avocat Marchand, le nommé Chaudon, ou le nommé Bonneval ». C’est ainsi que Voltaire, l’œil sur son siècle, juge les philosophes contemporains de Lucien, mais la peinture que Lucien lui-même nous en fait dans l’Icaroménippe, est encore plus vive et plus piquante.
« Il existe une espèce d’hommes qui, depuis quelque temps, monte à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible, gourmande, extravagante, enflée d’orgueil, gonflée d’insolence, et, pour parler comme Homère… De la terre inutile fardeau.
Ces hommes se sont formés en différents groupes, ont inventé je ne sais combien de labyrinthes de paroles, et s’appellent stoïciens, académiciens, épicuriens, péripatéticiens ou autres dénominations encore plus ridicules. Se drapant dans le manteau respectable de la vertu, le sourcil relevé, la barbe longue, ils s’en vont, déguisant l’infamie de leurs mœurs sous un extérieur composé ; semblables à ces comparses de tragédie dont le masque et la robe dorée, une fois enlevés, laissent à nu un être misérable, un avorton chétif, que l’on paie sept drachmes pour la représentation. Ils débitent mille sornettes sur les dieux, s’entourent de jeunes gens faciles à duper, déclament, d’un ton tragique, des lieux communs sur la vertu, et enseignent l’art des raisonnements sans issue. En présence de leurs disciples, ils élèvent jusqu’aux cieux la tempérance et le courage, méprisent la richesse et le plaisir ; mais, dès qu’ils sont seuls et livrés à eux-mêmes, qui pourrait dire leur gourmandise, leur lubricité, leur avidité à lécher la crasse des oboles ? Ce qu’il y a de plus révoltant, c’est que, ne contribuant en rien au bien public ou particulier, inutiles et superflus, nuls au milieu des camps militaires et nuls dans les conseils ; ils osent, malgré cela, blâmer la conduite des autres, censurent tout ce qui est autour d’eux. Chez eux, la parole est accordée au plus braillard, au plus impudent, au plus éhonté dans ses outrages ».
Mais ce n’était point assez de cette tourbe effrontée qui décriait et avilissait l’esprit humain. Une phalange audacieuse de magiciens, de devins, de sorciers, de joueurs de bonneteau ou de gobelets, de faiseurs d’horoscopes, de diseurs de bonne aventure, de fabricants d’onguents, d’oracles, de talismans et d’amulettes ; exploitait la foule toujours avide de merveilleux et de surnaturel, et d’autant plus crédule que la ruse est plus grossière. De toutes parts, on s’empressait autour de ces thaumaturges, auxquels on prodiguait l’admiration, l’argent et les honneurs divins. Lucien, fidèle à son