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LE GÉNIE DU PAGANISME CELTE.
Tome 1
LOI ET MORALE ANTIQUES OU MÉDIÉVALES.
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ODE AUX TRÈS-SACHANTS.
La moitié du malheur de l’Humanité vient du fait que, il y a plusieurs milliers d’années, quelque part au Moyen-Orient, des peuples de par leur langue ont conçu la spiritualité ou la mystique…
— Non comme une quête de sens, d’espoir ou de libération avec les concepts qui s’y rattachent (distinction opposition ou différence entre matière et esprit, éthique, discipline personnelle, philanthropie, vie après la vie, méditation, quête du Graal, pratiques…).
— Mais comme une loi (DIN) gigantesque et protéiforme devant régir la vie quotidienne des hommes avec tout ce que cela implique.
Des obligations ou des interdits que tout un chacun doit respecter jour et nuit.
Des infractions ou des contraventions à cette multitude d’interdits quand ils ne sont pas suivis à la lettre. Des jugements quand une ou plusieurs de ces lois sont violées.
Des condamnations. Pour les coupables. Des non-lieux ou des relaxes pour les innocents APPELÉS JUSTES…CETTE CONFUSION ENTRE LE NUMINEUX ET LE RELIGIEUX PUIS ENTRE LE SACRE ET LE PROFANE NOUS POURRIT LA VIE DEPUIS 4000 ANS VIA ISRAËL ET SURTOUT LES NOUVEAUX ISRAËL QUE VEULENT ÊTRE LE CHRISTIANISME ET L’ISLAM.
Le principe de base de notre Ollotouta nous a été donné, il y a longtemps déjà, par notre maître
à tous en ce domaine ; le grand barde gaélique fondateur de la Libre-pensée moderne, que l’on évoque habituellement sous le nom anglicisé de John Toland. Il ne peut pas y avoir par définition de choses contraires à la Raison dans de Saintes Écritures émanant vraiment du Divin.
S’il y en a, il s’agit alors, soit d’erreurs, soit de mensonges ! Ou il n’y a aucun mystère, ou alors il ne s’agit en aucune façon d’une révélation divine ! Il n’y a aucun moyen terme…Nous ne reconnaissons pas d’autre orthodoxie que celle de la Vérité, car, où qu’elle soit en ce monde, doit également se tenir, nous en sommes totalement convaincus, l’Église de Dieu, et pas celle de telle ou telle faction humaine… Nous sommes par conséquent partisans de ne faire aucun quartier à l’erreur sous quelque prétexte que ce soit, chaque fois que nous aurons la possibilité ou l’occasion de l’exposer sous ses vraies couleurs.
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1696. Le christianisme sans mystère.
1702. Vindicius Liberus. Réponse de John Toland aux détracteurs de son « christianisme sans mystère ».
1704. Lettres à Serena contenant l’origine de l’idolâtrie et les raisons du paganisme, l’histoire de la doctrine de l’immortalité de l’âme chez les païens, etc. (Version baron d’Holbach, un philosophe allemand).
1705. Le vrai socinianisme * en tant qu’exemple de débat courtois en matière de théologie *.
Précédé de l’Indifférence dans les disputes, recommandée par un panthéiste à un ami orthodoxe.
1709. Adeisidaemon ou l’homme sans superstition. Les origines juives.
1712. Lettre contre le papisme, et en particulier contre le fait d’admettre l’autorité des Pères ou des Conciles dans les controverses religieuses, par Sophie Charlotte de Prusse.
1714. Défense des juifs, victimes des préjugés antisémites, et plaidoyer pour leur naturalisation.
1718. Le destin de Rome, des papes, et la fameuse prophétie de saint Malachie, archevêque d’Armagh au treizième siècle.
Nazarenus ou le christianisme juif, goy, et mahométan (version d’Holbach), contenant :
I.L’histoire de l’ancien évangile de Barnabé, ainsi que le moderne évangile apocryphe des mahométans, attribué à ce même apôtre.
II. Le projet original du christianisme expliqué par l’histoire des nazaréens, résolvant du même coup diverses polémiques à propos de cette divine (mais si hautement pervertie) institution.
III. L’analyse d’un manuscrit des quatre Évangiles irlandais avec un résumé de l’ancien christianisme d’Irlande et de ce que fut la réalité des culdées (un ordre mi-laïc, mi-religieux opposé aux deux derniers évêques de Worcester).
1720. Pantheisticon, sive formula celebrandae sodalitatis socraticae.
Tetradymus.
I. Hodegus. La colonne de feu et de nuée qui a guidé les israélites dans le désert n’était pas un miracle, mais, comme le relate précisément l’Exode, une pratique également connue des autres nations ; et dans ces contrées non seulement utile, mais même nécessaire.
Il. Clidophorus.
III. Hypatie ou l’histoire de la plus belle, de la plus vertueuse, de la plus instruite, de la plus accomplie des femmes ; qui fut lapidée par le clergé d’Alexandrie, afin de satisfaire l’orgueil, l’ambition, voire la cruauté, de l’archevêque Cyrille, communément, mais très improprement, appelé saint Cyrille.
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1726. Histoire critique de la religion celte, contenant un aperçu sur les druides, ou les prêtres et les juges, sur les vates, ou les devins et médecins, et enfin sur les bardes, ou les poètes ; des anciens Bretons, Irlandais ou Écossais. Avec en plus l’histoire d’Abaris l’Hyperboréen, prêtre du soleil.
Un spécimen de la langue armoricaine (dictionnaire breton, irlandais, latin).
1726. Compte-rendu du livre de Giordano Bruno, sur l’infini de l’univers et la pluralité des mondes, traduit de l’édition italienne.
1751. Le Panthéisticon ou le mode de célébration de la société socratique. S. Paterson Londres. Traduction du livre publié en 1720.
« Le Druidisme » est une revue indépendante (indépendante de toute association religieuse ou politique) et qui n’a qu’un seul but : la recherche théorique ou fondamentale en matière de néopaganisme. La double question à laquelle essaie de répondre cette revue d’études théoriques pourrait se résumer ainsi :
« Que pourrait être ou que devrait être, un néo-druidisme actuel, moderne et contemporain ? »
Le « Druidisme » est une revue néopaïenne, strictement néopaïenne, héritière de tous les mouvements authentiques (c’est-à-dire non chrétiens) qui se sont succédé depuis deux mille ans, l’héritière indirecte, mais l’héritière, quand même !
À propos de notre tradition de référence ou de notre filiation intellectuelle soulignons que si les « poètes » du royaume de Domnall mac Muirchertach Ua Néill avaient toujours les imbas forosnai, les teimn laegda ainsi que les dichetal do chennaib 1) à leur répertoire (cf. la conclusion de l’histoire du pillage du château de Maelmilscothach, d’Urard Mac Coisé, un poète mort au XIe siècle), ils étaient peut-être déjà chrétiens quand même depuis plusieurs générations. Il est vrai que ces pratiques (imbas forosnai, teimn…) étaient formellement interdites par l’Église, mais qui sait, il y a eu peut-être des accommodements analogues à ceux des astrologues ou alchimistes du Moyen-âge.
Quoi qu’il en soit notre « Druidisme » est aussi une volonté, la volonté de se rapprocher, au maximum, du druidisme antique, tel qu’il fut (scientifiquement parlant). La volonté aussi néanmoins de moderniser ce druidisme, un retour total au druidisme antique étant exclu (il serait de toute façon impossible).
Exemples de modernisation de ce druidisme païen.
— Abandon aux associations laïques du côté culturel (médecine, poésie, mathématique, etc.). Principe de séparation de l’Église et de l’État.
— Spécialisation par contre dans la spiritualité celtique, ou païenne en général, l’histoire de la religion, la philosophie et la métapsychique (dite aujourd’hui parapsychologie).
— Utilisation dans certains cas du vocabulaire actuel (Église, religion, baptême, et ainsi de suite).
Un juste milieu est évidemment à trouver entre un retour total au druidisme antique (fondamentalisme ou intégrisme) et une modernisation radicale trop révolutionnaire (plus de saie).
L’AAP (athée agnostique panthéiste) celte ayant accepté d’être l’avocat du paganisme celtique antique et de cosigner cette petite bibliothèque **, dont il n’est que le rassembleur, le druide Hesunertus (Pierre de La Crau), ne se considère pas comme l’auteur de cet ouvrage collectif. Mais comme le simple porte-parole de l’équipe l’ayant composé. Pour ce qui est des autres sources de cet essai sur le druidisme, voir les remerciements de la bibliographie.
* Les sociniens, puisque c’est ainsi qu’ils furent appelés par la suite, désiraient plus que tout restaurer le vrai christianisme qu’enseigne la Bible. Ils considéraient que la Réforme n’avait fait disparaître qu’une partie de la corruption et du formalisme, présents dans les Églises, tout en laissant subsister le mauvais fond : les enseignements non bibliques (ce qui est très discutable d’ailleurs).
** Ce petit camminus est néanmoins important aussi pour les jeunes… de 7 à 77 ans ! Mantalon siron esi.
1) Do ratath tra do Mael Milscothach iartain cech ni dobrethaigsid suide sin etir ecnaide 7 fileda 7 brithemna la taeb ogaisic a crech 7 is amlaidsin ro ordaigset do tabairt a cach ollamain ina einech 7 ina sa[ru]gad acht cotissad de imus forosnad [di]chetal do chollaib cend 7 tenm laida .i. comenclainn fri rig Temrach do acht co ti de intreide sin FINIT.
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INTRODUCTION.
Pour les druides antiques, ce qu’avait bien vu d’Arbois de Jubainville, les dieux anthropomorphes ne sont ni bons ni parfaits. Ils n’imposent pas vraiment une éthique qu’ils sont d’ailleurs eux-mêmes loin de suivre. L’essentiel pour les hommes est d’essayer de comprendre leurs desseins et de leur plaire par des offrandes et des sacrifices. Cela n’implique pas que la société celtique antique n’ait pas eu de règles morales, mais qu’elle avait une éthique non imposée par les dieux, conforme au contrat social de l’époque et qui, obéissant au pouvoir et puisant aux sources de la sagesse populaire, réglait la vie en groupe selon un droit qui, sans être complètement naturel (rectu adgenias), faisait cependant l’objet d’un consensus.
Les judéo-chrétiens et les athées ont beaucoup glosé sur ce caractère profondément immoral ou amoral du paganisme druidique. Les spécialistes de l’étude des religions comme le judaïsme l’hindouisme le christianisme le zoroastrisme ou l’islam… ont déduit que ses dieux ou déesses étaient ambivalents, à la fois anges et démons. En tout cas au-delà du manichéisme simpliste et bébête opposant le bien au mal.
Il n’en demeure pas moins que nous avons au moins en ce domaine un exemple de Dieu druidique plus sensible aux pensées ainsi qu’aux actions, qu’à la valeur marchande de leurs sacrifices ou de leurs offrandes, des fidèles de son culte, c’est le dieu Grannos du temple de Grand (Germanie supérieure, ou Belgique, pour les Romains).
Grannos était le dieu moral ou éthique (disons le dieu de la beauté morale, de la beauté du geste) par excellence, car à en croire Dion Cassius (livre LXXVIII chapitre XV)
parlant de l’empereur romain Caracalla
« Ce qui montra clairement qu’ils prenaient en considération, non pas ses offrandes ou ses sacrifices, mais seulement ses pensées ainsi que ses actions. Il ne reçut aucune aide d’Apollon Grannus, ni d’Esculape, ni de Sérapis, en dépit de ses supplications et de son inusable insistance. Car, même étant à l’étranger, il leur adressait des prières, des sacrifices et des offrandes votives, et de nombreux émissaires couraient un peu partout chaque jour pour leur faire parvenir des présents ; il alla même les voir lui-même, dans l’espoir de les faire fléchir en apparaissant personnellement, et fit tout ce que les dévots ont l’habitude de faire ; mais il n’obtint jamais rien qui contribua vraiment à lui rendre la santé ».
Nous reprenons volontiers les formulations exprimées dans le TR. Nº 14, p. 16 : Le sens éthique de ces « païens » était plus exigeant que celui de nos modernes chrétiens… qui s’absolvent un peu trop facilement et comme presque à l’avance de toute faute ou de toute responsabilité. À l’instar de Saül de Tarse qui déclarait : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ». Autrement dit : « Ce n’est pas ma faute ! » Facile à dire ! Les païens, eux, pouvaient être rongés toute leur vie par le remords en cas de faute grave contre l’éthique ou en cas de responsabilité dans une quelconque affaire, voir l’exemple de Laïloken/Merlin après la bataille d’Arfderyd (573). Les catholiques comme Rhydderch Hael, eux, va se confesser, la peur de l’enfer au ventre, se repentent « sincèrement », et sortent absous de tout péché, bref, prêts à recommencer.
Dans la pensée druidique, telle qu’on la retrouve à travers divers textes celtiques postérieurs, la réparation était plus urgente que la sanction. Ceci ne signifie nullement que la réparation dispensait de répression dans tous les cas. Disons seulement ici que ces sanctions étaient personnalisables, comme cela semble aller de soi dans un contexte de relativisme éthique généralisé.
Ce qui nous amène tout droit au sens de la « JUSTICE », en tant qu’équité ou attitude mentale, et non au sens de procédure judiciaire.
En effet, si l’exigence de Justice est un impératif catégorique en tant qu’aspect de l’exigence de Vérité ; la détermination de son contenu ne saurait être automatique. Pour l’énoncer, il faut cette faculté mentale que l’on appelle « avoir du jugement » ou plus familièrement « de la jugeote ». Il faut également agir en connaissance de cause : donc, pas de jugement hâtif !
Quand on songe que l’emballement, les engouements soudains, étaient dans le caractère celte, il y a lieu de penser que les druides avaient fort à faire pour calmer le jeu, et inculquer à leurs ouailles de la pondération dans les mentalités. Diodore et Strabon d’ailleurs, ont souligné leur rôle modérateur dans les conflits : les druides s’interposaient entre adversaires, qui en venaient aux mains à l’arme blanche,
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souvent par emballement irréfléchi. Ce qui fait que les druides attachaient une importance toute particulière à la justice, élément majeur du « Magistère druidique ». En ce qui les concerne, la qualification « les plus justes des hommes » n’était pas surfaite.
La morale actuelle est d’inspiration chrétienne (du christianisme sans christ) et l’on voit ce que cela donne tous les jours depuis des décennies (génocides, guerres interminables…). « Aimer les étrangers ou les ennemis constitue assurément une impossibilité psychologique majeure pour qui est normal. Chercher à les respecter ou du moins les comprendre est déjà beaucoup ». Telle est la leçon du druide de Lucien.
L’idéal chrétien est en réalité, tout compte fait, intrinsèquement contre nature. Étant impossible à respecter à 100 % par les masses (sacrifice permanent du soi, refus de la légitime défense, chasteté, virginité…) il ne peut aboutir qu’à une culpabilisation généralisée, permanente et masochiste, ou à de redoutables effets pervers. Essayons donc autre chose ! Un peu plus à notre portée !
« Les Celtes prennent volontiers en main la cause de celui que l’on opprime. Ils ont en effet au plus haut degré, le sentiment de l’équité, du droit et de l’honneur. Ils ne peuvent souffrir que l’on manque à la foi jurée. La réputation de justice de certaines de leurs tribus, comme les Volques Tectosages qui habitaient au-delà du Rhin, s’étendait au loin » (Albert Grenier).
L’éthique druidique est donc une morale « de l’engagement » ou de l’ingérence humanitaire avant la lettre. À l’enfant grec de Victor Hugo, un Celte antique n’aurait jamais envoyé des bougies ou des médicaments, mais… de la poudre et des balles ! Mieux même, il serait intervenu directement à ses côtés, ce que font d’ailleurs toujours aujourd’hui en ex-Yougoslavie les jeunes gens partis se battre avec les Croates ou les musulmans contre les Serbes » (Pierre de La Crau. Avril 1993).
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DE L’ANIMAL À L’HOMME.
Le terme « éthologie », selon un dictionnaire usuel, désigne « l’étude des animaux dans leur milieu naturel ». Une définition plus concise et plus générale serait « science du comportement » voire « étude biologique du comportement » et dans des conditions naturelles ou de contraintes expérimentales minimisées, ce qui la distingue, par exemple, de la psychologie animale.
Clarification préliminaire. Nous ne disons pas que l’homme est un animal, nous disons que l’homme EST AUSSI UN ANIMAL ; AU MOINS DE PAR SON CORPS.
Les singes (abanas) étaient connus des Celtes si l’on en croit le lexique d’Hésychius d’Alexandrie (VIe siècle).
On peut donc se demander pourquoi les dikastes galates avaient cru bon d’utiliser ou retenir un tel vocable.
Certainement pas pour le seul plaisir de contrarier les créationnistes du Nécronomicon Judéo-islamo-chrétien qui attribuent toute morale toute éthique à la volonté divine du démiurge de ce monde selon eux.
Comme si bien avant l’Homme déjà, les animaux ne suivaient pas eux-mêmes des règles précises en matière de comportement…
Le pigeon mâle couve pendant le jour et la femelle pendant la nuit. Ce trait de comportement a été repris par Lorenz pour argumenter en faveur de l’intérêt taxinomique des traits de comportement.
À la saison du rut, les juments s’inclinent les unes vers les autres davantage qu’auparavant, agitant continuellement leur queue et faisant entendre un hennissement différent. Les étalons discernent à l’odeur les femelles qui sont leurs compagnes de pâturage. On assigne à chaque étalon une trentaine de juments. Quand un mâle étranger s’approche, l’étalon rassemble ses femelles en un même point, fait, en galopant, un cercle autour d’elles, s’avance vers l’intrus et engage la bataille… » (Aristote Histoire des Animaux).
Pour en revenir au dictionnaire d’Hésychius notre avis est que les Galates, fins observateurs de la nature, avaient fait avant la lettre du Julien Jean Offray de La Mettrie (1709-1751) : « Des animaux à l’homme, la transition n’est pas violente ».
Car ces Galates étaient aussi de bons chasseurs si l’on en croit Arrien et son livre sur le sujet ; or les chasseurs ont par définition été les premiers spécialistes du comportement animal.
Un de ces grands chasseurs fut d’ailleurs contemporain de l’auteur de la monumentale Histoire naturelle générale et particulière, Buffon, et opposa sa propre démarche à celle du grand naturaliste quant à l’observation des animaux. Il s’agit de Charles-Georges Leroy (1723-1789), lieutenant des chasses royales des parcs de Versailles et de Marly.
Dès 1768 il prône les observations dans la nature et oppose « l’école des bois » aux « raisonnements » menés en cabinets, qui conduisent à des erreurs. Critique convaincu du « mécanisme » de l’action des bêtes, héritage de Descartes et qu’adopte Buffon, il prête aux animaux des capacités de jugement, une faculté d’adaptation des conduites après essais et erreurs. Il met l’accent sur les relations sociales (« l’échange des secours ») utiles à l’espèce. Il recommande des observations journalières suivies et sur plusieurs sujets. Il est en effet conscient de la variabilité individuelle. Pour lui aussi, les « bêtes » peuvent innover et la nouvelle conduite devenir héréditaire. Certes tout n’est pas de la même veine chez Leroy (il prête aux loups un « langage articulé »), ses préoccupations « méthodologiques » et ses observations anticipent néanmoins celles de l’éthologie moderne.
Mais notre propos n’est pas ici de retracer de façon exhaustive la naissance et le développement de l’éthologie qui partirait nécessairement de l’inévitable Aristote cité plus haut jusqu’aux premiers Prix Nobel en la matière, Karl Lorenz, Niko Tinbergen et Karl von Frisch. Le mot éthologie est certes moderne, mais la science qu’il désigne aujourd’hui a eu des précurseurs.
À l’instar de ce qui s’est passé dans d’autres domaines des sciences de la vie, les connaissances sur le comportement des animaux ont longtemps mêlé récits fantastiques et « explications » fantaisistes. Un Frédéric II, empereur d’Allemagne au Moyen-Âge, apparaît isolé dans son siècle de crédulité. Au milieu du XIIIe siècle, des phénomènes qui ne nous paraissent pas si difficiles à cerner, telle la migration des hirondelles, sont ignorés. Si elles disparaissent pendant la mauvaise saison, c’est qu’elles hibernent aux creux des arbres. Quant aux oies bernaches qui arrivent l’été, elles viennent du Grand Nord où elles naissent et poussent sur les arbres à partir de coquillages qui y sont fixés. Ce que les appellations d’aujourd’hui rappellent encore : en anglais, les coquillages sont des barnacles,
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et l’oie en question la barnacle goose. Or, Frédéric II, passionné de fauconnerie, auteur d’un « Art de Chasser avec les Oiseaux » (De Arte Venandi cum Avibus, 1250) avait conclu à la migration des martinets et douta de l’origine prétendue des oies bernaches. Ces croyances erronées persistèrent néanmoins encore plusieurs siècles…
Au moment où naissait la « nouvelle anthropologie », et bien avant la nouvelle vague des recherches de primatologie de terrain, les chercheurs japonais s’intéressaient déjà au comportement des primates. Comme le souligne Itani (1985), le Japon, ruiné par la guerre n’avait pas de moyens considérables à consacrer à la recherche. Or, au Japon, il y a des singes (Macaca fuscata), et il suffit de jumelles, d’un carnet de notes et d’un crayon pour travailler.
En 1947, Kinji Imanishi n’était pourtant pas parti pour le sud de Kyushu pour observer des singes, mais des chevaux sauvages. La présence d’une troupe de macaques sur le même site le fait changer de sujet d’étude. Mais ce sont les troupes de Koshima, puis de Takasakiyama, qui seront étudiées en profondeur, à partir de 1952, par de nombreux chercheurs.
Pour faciliter l’observation, ils déposent de la nourriture sur la plage. Toute la troupe s’y retrouve, permettant une identification de chacun des sujets qui la composent. La découverte de l’apparition, de la propagation, des modalités de propagation d’un comportement nouveau est tout à fait surprenante. La première a lieu à Koshima où une jeune femelle prend l’habitude de laver les patates douces pour les nettoyer du sable qui s’y colle. Elle est imitée par ses compagnons de jeu, puis par leurs mères (Kawamura, 1954). Aujourd’hui, tous les macaques de Koshima lavent leurs patates avant de les manger. Cet exemple n’est pas le seul montrant que l’innovation peut naître dans une troupe de macaques, qu’elle peut passer de génération en génération, et les Japonais parlent de « culture infra – humaine », « de subculture » (un terme déjà utilisé par Yerkes en 1943), de « préculture » ou de « protoculture ».
L’impulsion donnée par les premiers « éthologues », amateurs ou scientifiques avertis, a conduit aujourd’hui à la délimitation d’un domaine de recherches vaste, occupé par des centaines de chercheurs aux travaux foisonnants.
Bien entendu, la légitimité des extrapolations de l’animal à l’Homme a soulevé un débat qui a suscité moult réunions et ouvrages, et qui n’est pas clos. Il continue d’alimenter d’âpres controverses qui rejoignent les discussions anciennes sur la part de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture, et opposent les tenants du réductionnisme biologique à ceux du réductionnisme culturel. Le problème essentiel étant toujours de pouvoir distinguer homologies et analogies du comportement dans les comparaisons interspécifiques.
Quoi qu’il en soit, ces discussions n’ont pas freiné les recherches, mais les ont seulement focalisées sur des points précis, qu’il s’agisse de territorialité, de relations mère-petits, de collecte de nourriture, de conduites sexuelles, etc. Les travaux se sont multipliés et la primatologie a investi les départements d’anthropologie.
Une des conséquences en fut l’évolution du concept de l’hominisation. Les tentatives pour en définir des critères se sont succédé utilisant des traits anatomiques, l’emploi de l’outil, le symbolisme qu’implique le langage humain…, sans qu’aucun n’apparaisse aujourd’hui décisif.
Il reste que c’est par le biais des variations comportementales qu’ont pu être induits les changements organiques structuraux ayant mené à l’Homme. Aussi les Grands Singes – fussent-ils eux aussi des termes actuels d’une évolution propre – restent-ils des témoins privilégiés pour tenter de reconstituer une paléoéthologie humaine.
L’éthologie humaine est l’étude biologique du comportement humain. Ces dernières années, l’éthologie a joué un grand rôle en sociobiologie et en psychologie évolutionnaire. Cette dernière discipline, récente, combine l’éthologie, la primatologie, l’anthropologie et d’autres champs afin d’étudier le comportement humain moderne en comparaison avec le comportement humain ancestral.
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ANTHROPOLOGIE DRUIDIQUE.
Les anciens druides ont connu plusieurs mythes traitant de la procréation du Monde, mais aucun ne plaçait l’humanité au centre du processus. Dans ces récits, l’accent était plutôt mis sur l’instant primordial de la sortie du néant et de l’éclosion de l’œuf de serpent cosmique.
Dans ce cadre, l’idée d’un premier couple humain est totalement étrangère et on ne rencontre pas d’équivalent au couple biblique d’Adam et Ève tel qu’il se présente dans le Livre de la Genèse (chap. 1-3). Les humains ne sont pas considérés selon leur individualité, mais comme une espèce qui, comme tant d’autres, a sa place dans l’ordre cosmique.
Et contrairement aux mythologies sumérienne hébraïque ou égyptienne.
Un passage de l’Enseignement pour Mérikarê (rédigé vers -2100}) professe par exemple que le démiurge ou dieu créateur a établi l’univers et le souffle de vie tout spécialement pour le genre humain :
« Les hommes, troupeaux de Dieu, ont été bien pourvus. Il a fait le ciel et la terre à leur intention, puis il a repoussé le Monstre des Eaux. Il a fait l’air pour vivifier leur narine, car ils sont ses images, issues de ses chairs. Il brille dans le ciel à leur intention, il fait pour eux la végétation et les animaux, les oiseaux et les poissons, pour les nourrir. »
Il n’en reste pas moins qu’une place particulière a été conquise par l’humanité en tant qu’être doué des facultés de raisonner et de s’exprimer. Le couple « hommes-dieux » est souvent mentionné et dans la tradition irlandaise les hommes ont même occupé la terre avant les dieux qu’ils ont combattus sous les Fir Bolg et finalement repoussés sous les mythiques Milésiens.
Dieux, hommes et défunts partagent les mêmes composantes de la personnalité et aucune différence ontologique ne les sépare. La différence n’est pas qualitative, mais quantitative. Les dieux ne sont que des surhommes.
La hiérarchie entre les dieux, les hommes et les défunts n’est pourtant pas clairement établie. Certes, les dieux sont supérieurs et les défunts ont des pouvoirs que les hommes n’ont pas ; cependant, l’existence, la puissance et la pérennité des dieux et des défunts dépendent fondamentalement des activités rituelles que les hommes leur consacrent dans les sanctuaires et les nécropoles.
CONCLUSION.
La nature et les dieux étant en profonde interdépendance, tout se tient dans l’univers (panthéisme).
L’homme celte s’inscrit dans son environnement par un réseau complexe de composantes matérielles et immatérielles. Ces différents aspects de la personnalité sont autant de moyens de communication qui tissent des liens entre le monde sensible (terre) et le monde invisible (ciel et autres mondes) ; entre le monde palpable des humains et le monde mythique des dieux et défunts
Si l’on en croit les rituels funéraires et les légendes sur l’autre monde le druidisme croit en l’existence de trois champs existentiels différents, mais qui coexistent.
Le champ le plus restreint est celui de la vie terrestre.
Le deuxième champ est celui de la survie posthume après la mort. Dans l’autre monde, l’individu poursuit une existence encore plus ou moins matérielle (corps bellissime anamone et menman) et donc capable d’interagir avec tous les membres défunts et vivants de sa famille voire les autres hommes (combennones).
Le troisième champ existentiel enfin est celui de l’immortalité de la seule anamome par fusion métamorphique dans le chaudron cosmique du Pariollon.
Cette anthropologie sous-tend la majeure partie des croyances, légendes et rituels funéraires. Reflet d’une pensée holistique globalisante préphilosophique qui transcende nos concepts modernes de religion, de communions des « saints » et de morale.
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L’HOMME CELTE, LE GDONIOS.
Pour de nombreuses ethnies africaines, amérindiennes ou polynésiennes contemporaines, rien n’est plus étranger que la simple opposition entre le corps et l’âme. Sur le continent africain, les représentations traditionnelles de la personne humaine sont très diverses. Selon les peuplades abordées, l’homme serait constitué de trois à huit composantes. Chez les Douala et les Ewondo du Cameroun, l’homme est constitué du corps, du cœur, du souffle et de l’ombre, soit quatre éléments. Pour les Yoruba du Nigéria, l’homme comporte des éléments matériels (corps, ombre, intérieur du corps), des éléments immatériels périssables (esprit, intelligence) et des éléments immatériels impérissables : le cœur, le souffle divin et l’olori « le seigneur de la tête », ce dernier se réincarnant dans un descendant. Soit huit éléments.
D’une manière très générale, l’homme africain se caractérise par la multiplicité de ses composantes. Ce fait peut entraîner des problèmes de disharmonie, de dispersion et de manque d’unité. Ces éléments sont constamment en équilibre instable et, par conséquent, très sensible aux attaques extérieures que sont par exemple le mauvais œil ou l’envoûtement. Cette capacité de se scinder peut cependant aussi être un avantage comme lorsqu’un individu, éloigné de sa famille, apparaît à ses proches grâce à son « double » (humain ou animal) lors d’un rêve ou d’un voyage mystique.
Cette capacité de dédoublement peut malheureusement aussi se révéler très néfaste comme lorsqu’une apparition vise à nuire à autrui dans un but criminel. Les dangers sont multiples et les ennemis nombreux. Outre les mauvais sorciers, s’ajoutent les ancêtres en colère, les génies errants, les morts dangereux, les dieux courroucés, etc.
Ces attaques invisibles nécessitent des protections appropriées. Une victime peut ainsi approcher un devin afin de démasquer le mauvais sorcier pour le punir ou, à défaut, de s’en prémunir par des objets et des amulettes chargés de bonne magie. Si le mal est fait, une guérison est possible. Des rites religieux permettent ainsi de rétablir l’harmonie entre les différentes composantes de la personnalité. D’autres cérémoniels permettent d’invoquer les puissances divines afin de renforcer la personne, d’autres encore permettent un contact avec des forces divines susceptibles de combattre les forces occultes. Par ses composants, l’individu africain est intégré dans un réseau très complexe de dépendances. Il participe à un lignage de vivants et d’ancêtres défunts ; par un jumeau invisible, il peut être attaché à un lieu dans la brousse ; son essence intime peut se manifester dans son ombre, une plante ou un animal sacré. L’individu fusionne ainsi avec le présent et le passé, avec le visible et l’invisible, le naturel et le surnaturel.
Pour les anciens druides, la composition de l’être humain dépassait aussi la simple dualité entre le corps et l’âme qui est la conception simpliste d’origine judéo-chrétienne dominant actuellement dans nos sociétés. Chaque individu comptait en lui 7 ou 8 composantes matérielles ou immatérielles qui l’intégraient dans la sphère terrestre du sensible et dans la sphère impalpable des dieux et ancêtres.
Durant la vie terrestre, ces diverses composantes de l’individu forment une unité. Au moment de la mort, ces différents éléments se dissocient ; chacun s’en allant dans différentes régions du monde. La cluto ou renommée reste par exemple sur terre et le culte des ancêtres vise à les rassembler afin d’en assurer la survie.
Après la mort, grâce à ses composantes éthérées, l’homme celte (non spirituellement sémite donc si l’on en croit le pape Pie XI en 1938) pouvait donc espérer une survie posthume dans la tombe et une existence presque immortelle auprès des puissances surnaturelles qui règlent les phénomènes cosmiques.
Les druides n’ont pas établi de liste canonique des différentes composantes de l’être humain. De plus, ils n’ont guère disserté à leurs propos pour les définir. Mais une analyse minutieuse du vocabulaire permet néanmoins de la reconstituer.
KICOS.
Le kicos ou corps physique, soumis à la décrépitude de la vieillesse, est rendu inaltérable après la mort par le luan laith lon laith long aile én blaith (ou xvarnah) dans le zoroastrisme, qui rend les corps bellisamos pour les hommes bellissama pour les femmes. La racine bellissam désigne à la fois le corps et ses représentations en images peintes ou sculptées.
MENMAN.
Le menman ou cerveau est le siège de la personnalité, de la mémoire et de la conscience.
ANATLO.
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Le souffle vital ou anatl est une énergie spirituelle qui naît en même temps que l’humain. L’anatl survit après la mort grâce au culte des ancêtres. Cet anatl improprement traduit par âme est un principe spirituel qui prend son envol à la mort du défunt. Cette composante représente l’énergie de déplacement et de transformation inhérente à chaque individu.
ANAMON.
L’âme ou anamone est plus qu’une composante, c’est un état d’être, celui du mort Bienheureux (Meldus) qui a atteint le statut de puissance spirituelle supérieure, lumineuse et efficace.
SEBODDU.
Le néo-druidisme actuel ajoute à ces composantes de l’être humain le seboddu, en gaélique siabraid, siabhradh, shout pour les Égyptiens.
Selon les Anciens Égyptiens, l’Ombre est en effet une composante à part entière de la personnalité humaine. Après la mort, un défunt n’est complet que s’il dispose d’elle. Le but de ces formules magiques est de permettre l’ouverture de la tombe et la sortie sans encombre du défunt hors du monde souterrain. Le principal danger évoqué vient des génies-gardiens chargés d’éliminer les ennemis d’Osiris. Le défunt proclame, bien sûr, ne pas faire partie de cette mauvaise engeance et d’avoir le droit d’aller et venir comme bon lui semble. Ce texte est généralement accompagné d’une illustration où l’Ombre, noire et nue, se tient debout devant la tombe.
Les siabraid irlandais sont perçus comme des êtres surnaturels, des esprits tantôt bienfaisants, tantôt malfaisants qui peuplent l’au-delà et les nécropoles tels les fantômes et les démons des croyances actuelles. Les siabraid ont la possibilité d’agir dans le monde des vivants. Le seboddu du défunt veille sur la bonne intégrité de la tombe et n’hésite pas à punir les pilleurs et les voleurs qui sévissent dans les cimetières.
ANMAN ET CLUTO.
Le nom et la renommée, anman et cluto, forment également une partie primordiale de l’être. Sans nom, il n’y a plus d’être. Le nom est une composante essentielle de l’être pour la simple raison que le nom permet d’appeler quelqu’un et donc d’avoir un moyen d’agir sur lui. Dans le domaine de l’occultisme, un individu est vulnérable à travers son nom. La pratique de la magie déplorée par Pline (les défixions comme la tablette en plomb de Chamalières en France) repose en effet sur l’utilisation bénéfique ou maléfique du nom de la personne visée. Dans les rituels d’envoûtement, la destruction symbolique du nom revient à détruire l’être même de son possesseur. Au contraire, si un magicien est incapable de nommer un individu, il ne peut rien espérer de son rituel. Chaque dieu porte souvent une infinité de noms, mais son vrai nom, son nom secret, est caché de tous. Le nom n’est pas qu’une entité abstraite. On peut le matérialiser en l’écrivant et le faire disparaître en l’effaçant.
MELDUS.
Le meldus est en quelque sorte l’antithèse du seboddu, le contraire de l’ombre des êtres humains, le meldus est leur double lumineux, MAIS ASSIGNE A L’AUTRE MONDE, sauf exception (des apparitions sont possibles).
Meldus est en effet la forme que revêt un tout vivant qui a réussi son passage vers l’au-delà et qui a échappé à la seconde mort (réincarnation sur terre en bacuceus ou seboddu.
Dans la pensée druidique en effet, la mort n’est pas une fin, mais un passage conduisant d’une existence vers une autre. Tout comme les vivants, les défunts ont des besoins élémentaires à satisfaire : manger, boire ou s’habiller, mais dans le cadre d’un corps devenu très différent. L’adjectif correspondant est bellissamos pour les hommes et bellissama pour les femmes.
Le Meldus est donc un être resplendissant associé à la lumière du soleil et à la brillance des étoiles. Il s’agit d’un mort qui a retrouvé toutes ses capacités d’actions et qui en a même acquis de nouvelles, devenant ainsi une puissance spirituelle supérieure. Les formules gaéliques én blaith, lon gaile, lon laith, luan laith QUI SONT ASSOCIÉES A UN DE SES ÉTATS DE L’ÊTRE CONTRAIRE, LES RIASTRADES, VEULENT AUSSI DIRE ASSEZ PARADOXALEMENT « lumière, brillance, rayonnement du soleil ». Les désigne aussi les notions de renommée, d’efficacité, d’utilité et d’excellence, car le dernier terme, LATIS, est assurément un mot signifiant héros ou champion. Les autres sont plus (oiseau ? Lune ?)
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LA FEMME CELTE.
Le sacré c’est aussi la femme. Il nous faut donc mentionner ici la première caractéristique de la société celte : la femme, tant il est vrai que plus de la moitié des êtres humains en sont. Chez les Celtes, les structures sociales étaient celles de tous les peuples indo-européens, le premier rang était dévolu à l’homme (c’était une société patriarcale). Toutefois, en étudiant les textes, on s’aperçoit que la condition de la femme celte était plus avantageuse par rapport à certaines autres sociétés de la même époque. La femme celte n’était pas l’égale de l’homme (les Celtes n’ont pas inventé la parité…), mais son statut était probablement moins mauvais que dans le reste du monde antique.
La femme celte était relativement indépendante, elle pouvait posséder des biens propres : bijoux, bétail… Si la propriété foncière était collective chez les Celtes, la propriété mobilière individuelle, elle, était admise. La femme pouvait user de ses biens personnels à sa guise, elle les conservait en cas de mariage et pouvait les reprendre en cas de séparation. Le mariage était une institution souple, résultat d’un contrat dont la durée n’était pas nécessairement définitive. En théorie, la femme choisissait librement son époux, et lorsque c’est elle qui possédait plus de biens que son mari, c’est elle qui dirigeait toutes les affaires du ménage sans demander l’avis à son conjoint. Si la fortune de l’homme et de la femme était à égalité, le mari ne pouvait gérer les biens sans en référer à son épouse. En se mariant, la femme n’entrait jamais dans la famille de son mari, elle appartenait toujours à sa famille d’origine ; et le prix que versait le mari pour l’achat de sa future femme n’était qu’une compensation donnée à la famille de celle-ci pour le fait de lui enlever. En cas de séparation, la femme retournait dans sa famille d’origine. Si l’homme décidait de divorcer sa femme, il devait s’appuyer sur des motifs graves, sinon, il devait lui verser des indemnités très élevées. La femme pouvait se séparer de son mari en cas de mauvais traitements, elle pouvait alors reprendre ses biens propres et sa part des biens acquis pendant la durée du mariage. Le divorce pouvait aussi s’effectuer par consentement mutuel, la séparation n’était pas liée à une quelconque culpabilité, c’était simplement un contrat qui cessait.
En dehors du mariage, il existait une sorte de concubinat réglementé par des coutumes très strictes. Un homme pouvait prendre une concubine, mais s’il était marié, il ne pouvait le faire qu’avec l’accord de son épouse légitime.
À l’époque de nos ancêtres, les femmes celtes n’étaient pas de petites natures. Elles n’avaient rien à envier à leurs époux, ces hommes bien bâtis, moustachus et chevelus, dont l’Histoire nous a transmis l’image.
La femme celte n’était pas qu’une femme au foyer chargée de la cuisson des sangliers et de la mise au frais de la cervoise… fraîche, elle était une vraie nature dotée de talents multiples.
Ammien Marcellin. (Histoire de Rome. Livre XV, chapitre XII, 1). « Nec enim eorum quemquam adhibita uxore rixantem, multo fortiore et glauca, peregrinorum ferre poterit globus, tum maxime cum illa inflata cervice suffrendens ponderansque niveas ulnas et vastas admixtis calcibus emittere coeperit pugnos ut catapultas tortilibus nervis excussas ».
« Le premier venu d’entre eux, dans une rixe, va tenir tête à plusieurs étrangers à la fois, sans autre auxiliaire que sa femme, champion bien autrement redoutable encore. Il faut voir ces viragos, les veines du cou gonflées par la rage, balancer leurs robustes bras d’une blancheur de neige, et lancer, des pieds et des poings, des coups qui semblent partir de la détente d’une catapulte ».
La femme celte était, dans la société, bien plus importante que la femme romaine. Leurs statuts étaient, eux aussi, très différents. L’une avait un rôle social et politique essentiel, l’autre n’était que le deuxième sexe dédié aux tâches subalternes de la vie domestique.
Sur l’admission des femmes dans les conseils, nous avons par exemple le témoignage de Plutarque.
« Avant que les Celtes eussent passé les Alpes et occupé en Italie le pays qu’ils habitent maintenant, il y eut entre eux une sédition qui aboutit à une terrible guerre civile. Alors leurs femmes, s’avançant au milieu des armes et prenant leurs querelles en main ; furent pour eux des arbitres et des juges si exempts de reproches qu’il naquit entre eux tous, et de ville à ville, de maison à maison, une merveilleuse amitié. Depuis lors ils n’ont cessé, quand ils avaient à délibérer sur la guerre et la paix,
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d’admettre leurs femmes au conseil et de les prendre pour arbitres dans leurs différends… » (Plutarque, des vertus des femmes, VI).
Il existe également des femmes guerrières dans le mythe du hésus/Cuchulainn, mais pas de cohortes de femmes armées pour le combat. On a toujours affaire à des meneuses d’exceptions telles Boudicca en Grande-Bretagne.
Boadicée, ou Boadicea, Boudicca (+ 30 + 61), épouse de Prasutagus, est une reine du peuple britto-romain des Iceni, présents dans la région qui est aujourd’hui le Norfolk au nord-est de la province romaine de Grande-Bretagne, au Ier siècle de notre ère. Dans son testament et conformément à la loi romaine, le roi Prasutagus lègue la moitié de son royaume vassal à l’Empire, vers + 60. Mais, suite à de constantes humiliations de la part des administrateurs romains (nos sources expliquent qu’il s’agit du viol de ses deux filles et de sa propre flagellation) Boudicca prend les armes.
Dion Cassius. Histoire romaine. Livre LXII. À ces mots, elle [Boudicca] lâcha, comme pour une sorte de divination, un lièvre de son sein, et la course de l’animal ayant donné un présage heureux, la multitude tout entière poussa des cris joyeux ; alors Bunduica, levant une main vers le ciel, s’écria : « Je te rends grâces, dit-elle, ô Adrasta ; femme, j’invoque une femme ; moi qui commande… à des hommes, à des Bretons. Qui ne savent pas, il est vrai, cultiver la terre ou exercer un métier, mais qui ont parfaitement appris à faire la guerre. Et qui tiennent pour communs tous leurs biens, pour communs leurs enfants et leurs femmes, lesquelles ainsi ont autant de cœur que les hommes. Reine de tels hommes et de telles femmes, je t’adresse mes vœux et je te demande la victoire, le salut et la liberté. Contre des hommes violents, injustes, insatiables, sacrilèges. Si l’on peut appeler hommes des gens qui se baignent dans de l’eau chaude, mangent de la nourriture apprêtée avec recherche, qui boivent du vin pur, qui se frottent de parfums, qui ont une couche moelleuse ; qui dorment avec des jeunes gens, et des jeunes gens hors d’âge, qui sont les esclaves d’un joueur de lyre, et encore, d’un méchant joueur de lyre. Que désormais cette Néronis, cette Domitia, ne règne plus sur moi ni sur vous, qu’elle soit donc, avec ses chants, la maîtresse des Romains (ils méritent bien d’être les esclaves d’une pareille femme, puisqu’ils souffrent depuis si longtemps sa tyrannie) ; mais toi, ô notre maîtresse, puisses-tu toujours marcher à notre tête ! »
Avec son armée, elle rase la colonie de Camulodunum, ainsi que son récent sanctuaire impérial, le municipe de Verulamium et la ville de Londinium (Londres).
Le général romain Suetonius Paulinus finit par remporter la victoire en 61. Boudicca se suicide avec du poison.
Note de la rédaction.
La révolte de Boudicca est vue encore de nos jours comme symbole de résistance des populations contre l’envahisseur romain ; elle est considérée comme le pendant britannique et féminin du Français Vercingétorix. Une statue qui la représente, brandissant un glaive et conduisant un char de combat, est érigée à Londres, près du pont de Westminster.
La femme celte participe donc aux affaires publiques alors que la Romaine n’a en revanche aucun droit de cité dans le cadre de l’organisation de l’Empire romain. Les Romains s’étonnent même que, chez les Celtes, comme dans la plupart des peuples regroupés sous le terme « barbares », les rôles soient « inversés ». De fait, lorsque, après César, les armées romaines ont entamé la conquête de la Grande-Bretagne, des peuplades celtiques qu’elles ont rencontrées étaient souvent dirigées par des femmes.
D’où vient la place enviable de la femme celte dans la société ? Il est possible que les Celtes aient été influencées par les populations préceltiques qu’ils ont acculturées ou conquises (les Atectai). Il semblerait en effet que ces populations préceltiques aient été à forte tendance matriarcale, contrairement aux peuples indo-européens qui suivirent.
Bref, tout le monde s’accorde à dire que la situation de la femme celte fut notablement meilleure qu’à Rome, et bien plus que dans la société chrétienne médiévale qui suivit. La monogamie étant la règle chez les Celtes, à l’exception des très grands personnages (comme dans toute société indo-
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européenne), son statut, sur le Continent, comme en Irlande, différait peu de celui de l’homme ; elle pouvait en effet être propriétaire de ses terres, et pouvait même parfois porter les armes. Il n’était pas question en outre de « pureté » lors du mariage. Certaines femmes celtes célèbres furent même reines, et pas des moindres.
Si la femme celte occupe donc bien une position favorable dans la société où elle vécut, sa condition s’est ensuite dégradée assez sensiblement, et elle devra même attendre des siècles pour reconquérir ses droits.
On peut néanmoins considérer que la femme occidentale d’aujourd’hui possède en gros les mêmes droits matrimoniaux que la femme celte. Fin de la note de la rédaction.
LA FEMME MARIÉE.
Les textes juridiques irlandais que nous possédons nous montrent les femmes investies de la capacité d’agir par saisie mobilière ou immobilière (ce qui, dans une société sans État sans prison sans force de l’Ordre ne l’oublions pas, est de la plus extrême importance). Une procédure spéciale existe à leur usage : elle est parfaitement distincte de la procédure qu’observent les hommes pour pratiquer soit la saisie mobilière soit la saisie immobilière. Deux textes prétendent même nous apprendre par qui cette procédure féminine a été inventée.
Quand le roi et les nobles se promènent dans le territoire de la tribu-État, ils ont droit de se faire accompagner par une suite, dont l’importance dépend de leur dignité. Le nombre des personnes qui forment la suite d’un roi de tuath est de douze, suivant le Crith gablach dont le tarif continue ainsi : aire-forgill, neuf personnes ; aire-tuise, huit ; aire-ard, sept ; aire-désa, six ; bo-aire, trois. Il n’est pas prévu de suite pour le midboth ou roturier qui va donc tout seul rendre visite à ses amis.
MAIS, CONTRAIREMENT AUX IDÉES REÇUES LA FEMME CELTE DANS CE SYSTÈME
SANS VALOIR AUTANT QU’UN HOMME
VALAIT BIEN PLUS NÉANMOINS QUE LA MOITIÉ D’UN HOMME COMME EN TERRE D’ISLAM (humour).
Cela se voit dans l’importance de leur suite selon le Senchus Mor même si les textes que nous avons diffèrent dans le détail des chiffres (par contre l’ordre hiérarchique demeure).
Les femmes ont donc théoriquement droit seulement à la moitié de la suite qui accompagne leur mari. Mais de fait elles prennent un peu plus de cette moitié.
Suivant le Crith gablach, la moitié des douze personnes qui accompagnent le roi équivaut à neuf et neuf personnes composent donc la suite de la reine. Pour la femme de l’aire-forgill, la moitié de neuf fait sept ; pour la femme de l’aire-tuise, la moitié de huit fait six ; pour la femme de l’aire-ard, la moitié de sept fait cinq et ainsi de suite.
Dans ce système, qui est aussi celui du Senchus Mor et de sa glose, la suite de la femme de l’aire-forgill est égale à la suite de l’aire-tuise, et, par conséquent, dix est la moitié de douze. On va ainsi en descendant jusqu’à la femme du boaire, dont la suite est celle de l’oc aire, deux personnes, tandis que le boaire se fait accompagner par trois personnes, par conséquent dans ce cas deux est la moitié de trois.
Quoi qu’on puisse penser de ces calculs (leurs auteurs semblent avoir été vraiment fâchés avec les chiffres), le moins que n’étant toujours personne, il est clair que la femme du dernier des hommes en était théoriquement, comme son mari, du moins en Irlande, réduite à se promener toute seule sur le territoire de la tuath, où la reine et les femmes des aire attiraient les regards par leur suite, quand l’attrait de la beauté leur manquait.
D’Arbois de Jubainville a écrit des choses curieuses à propos de la femme celte. Il compare le culte galate de la vierge Artémis ou plus exactement de la déesse celte qui se cache sous ce nom, à celui des vestales romaines.
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L’idéal fait la grandeur des peuples, et les Celtes ont de la femme mariée un idéal équivalent à ceux que la Grèce et Rome offrent dans l’antiquité. Cet idéal manque aux Sémites. La distinction que fait le monde gréco-romain entre la femme libre et la femme esclave donne à la première un respect de soi-même que la femme sémite n’a pas connu dans l’antiquité. On peut comparer à ce sujet deux récits également légendaires, l’un romain, l’autre juif.
Voici le conte romain d’après Plutarque : Atepomaros, roi des Galates, faisant la guerre aux Romains, dit qu’il ne se retirerait pas tant que les Romains ne lui auraient pas livré leurs épouses. Les Romains, ayant reçu de leurs femmes esclaves l’offre de remplacer leurs maîtresses, envoyèrent ces femmes aux Galates, et bientôt les barbares, fatigués, s’endormirent.
Une des esclaves, nommée Rétana, qui avait imaginé ce stratagème, se servit d’un figuier sauvage en guise d’échelle, monta sur le mur d’enceinte et alla prévenir les consuls qui, faisant une sortie, n’eurent pas de peine à vaincre les Galates.
Voilà comment Aristide de Milet dut arranger l’histoire de Judith pour en faire un récit acceptable dans le monde romain du premier siècle avant notre ère.
Judith est veuve depuis trois ans quatre mois ; son mari lui a laissé de l’or, de l’argent, des esclaves mâles et femelles, des troupeaux et des champs ; elle est très pieuse et d’une remarquable beauté ; elle va accompagnée d’une seule esclave trouver le général ennemi dans sa tente, passe quatre jours avec lui et, le dernier jour, après l’avoir enivré, elle le tue ; au retour, elle est entourée de la considération universelle ; à Rome, en Grèce, elle eût été fort compromise. La théorie du mariage est en effet chez les Celtes la même que chez les Grecs et chez les Romains.
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HONNEUR AUX DAMES ! (ESPRIT CHEVALERESQUE SUITE.)
Sous l’influence de l’Église qui incitait les seigneurs à faire la paix (trêve de Dieu), les mœurs s’adoucissent. Moins tournés vers les Croisades et la défense de leur fief, les seigneurs s’habituent à la vie de cour. Puis, peu à peu, les mœurs subissent aussi l’influence de l’univers féminin plus délicat. Sous l’instigation de femmes de haut rang, comme Aliénor d’Aquitaine, d’abord femme du roi de France, puis femme du roi d’Angleterre, s’instaurent des cours d’amour où les artistes chantent la femme, idéalisée, parfaite, inaccessible. Découlant du mot latin domina s’impose bientôt le mot français dame, titre donné à la femme et soulignant son caractère de maîtresse femme. Suzeraine, la femme l’est en effet en amour.
Le fait d’être un bon chevalier ne s’arrête pas à la puissance et au courage, mais comprend aussi la courtoisie, autant pour les combats (laisser l’ennemi se relever, combattre à armes égales, etc.) que pour la galanterie envers les dames de la cour.
À partir du XIe siècle dans le sud de la France (troubadours), et du XIIe siècle dans le nord (trouvères), la société féodale ajoute une nouvelle valeur à l’idéal chevaleresque : le service d’amour, qui met les préoccupations amoureuses au centre de la vie. La cour imaginaire du roi Arthur dans les romans de la Table Ronde devient le modèle idéal des cours réelles : non seulement le chevalier est brave, mais il a en plus le désir de plaire ; parce que les femmes sont présentes, le chevalier doit avoir des attitudes élégantes, des propos délicats. Dans le service d’amour, pour plaire à sa dame, le chevalier essaie de porter à leur perfection les qualités chevaleresques et courtoises : il doit maîtriser ses désirs, mériter à travers une dure discipline l’amour de sa dame. Cet idéal est bien celui des gens de cour.
En effet, le mot « courtois » signifie au départ « qui vient de la cour ». La courtoisie désigne une façon d’être, l’ensemble des attitudes, des mœurs de la cour seigneuriale dans laquelle les valeurs chevaleresques sont modifiées par la présence des dames. L’amour courtois est un code que doit suivre le chevalier.
La dame.
L’amant courtois est séduit par la dame, une femme dotée d’une beauté et de mérites exceptionnels, accomplie, mais qui est mariée. Au Moyen Âge, il existe une forte tension entre l’amour et le mariage. On ne se marie pas alors pour l’amour : on se marie par intérêt, pour perpétuer la famille, pour s’allier à un clan. Le mariage est affaire de raison, et souvent décidé d’avance par les parents des époux.
Alors que le mariage est à la portée de tous, l’amour vrai, quant à lui, n’est ressenti que par les âmes nobles (c’est du moins le point de vue des auteurs du courant courtois). L’amour noble n’est ni banal ni vulgaire. Il n’est ni facile ni intéressé, même s’il est généralement éprouvé envers une femme d’une condition supérieure. Cet écart entre les statuts sociaux rend la femme inaccessible, l’élève au rang des divinités à adorer.
L’amour courtois.
Si l’acte sexuel est la consécration de l’amour, la noblesse des sentiments invite à le sublimer. Ne se laissant pas dominer par ses désirs charnels, l’amant courtois gagnera le cœur de sa dame en lui témoignant un amour empreint de délicatesse et de retenue. Sa passion doit l’amener à dépasser son désir pour la dame afin d’éprouver pour elle un amour raffiné, profond, véritable, un amour transposé sur un plan supérieur. Cet amour « spirituel » – on l’appelle fin’amor en langue d’oc, ce qui veut dire « amour parfait » ou « amour sublimé » – est caractérisé par le plaisir provoqué par la manifestation du divin chez l’autre. Le fin’amor est rare et, comme il a été déjà mentionné, incompatible avec le mariage. Ce sentiment incite le chevalier à se surpasser pour s’élever au niveau de sa dame : le cœur noble est l’idéal à atteindre pour l’homme.
L’amant courtois.
L’amant courtois est un guerrier héroïque. Il est fort, adroit, mais, surtout, loyal envers son suzerain. Sa noblesse de cœur fait de lui un homme franc, poli et subtil. La force physique valorisée dans les textes épiques existe toujours, mais elle est maintenant canalisée dans les tournois, des batailles rangées où le chevalier défend les couleurs ou même l’honneur de sa dame. La vaillance du chevalier est donc toujours exigée, mais elle trouve désormais une expression amoureuse. En fait, l’amour devient source de toute vaillance et de toute générosité.
L’amant courtois est totalement soumis et dévoué à sa dame : abnégation, obéissance et discrétion sont ses mots d’ordre. Pour mériter l’amour de sa dame (qui fait preuve de froideur et de caprices), afin de prouver l’intensité et la constance de son amour, le chevalier devra se plier au « service d’amour », c’est-à-dire qu’il devra se soumettre aux us et coutumes de l’attente et sortir vainqueur d’une série d’épreuves souvent fixées par sa maîtresse. Mais cela lui importe peu : lorsque le cœur noble est épris, plus rien ne compte. Les exploits accomplis, la souffrance, le grandiront moralement.
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Rudement mis à l’épreuve, le chevalier amoureux doit même trouver de la joie dans la souffrance et la séparation. Les épreuves, preuve de sa perfection morale, lui permettront de conquérir sa bien-aimée et d’obtenir une récompense.
Quand il aime, le chevalier courtois rend hommage à sa dame, elle devient la suzeraine de son cœur : il s’y soumet aveuglément. La loyauté à la dame passe avant celle au suzerain : il doit faire preuve d’une obéissance totale, d’une fidélité indéfectible. Cette soumission amène ainsi, pour le chevalier, le conflit qui oppose son amour à son honneur. Renoncer à son honneur par amour représente le sacrifice le plus grand qu’il puisse faire.
Les joies d’amour.
Après la discipline, l’attente, les épreuves, le sacrifice de son honneur, le chevalier peut enfin s’abandonner au plaisir sensuel. En effet, les troubadours, idéalistes, mais aussi réalistes, voyaient l’acte sexuel – mérité de la sorte – comme le sacrement de l’amour. La vulgarité de la sexualité s’efface devant la discipline imposée. Une passion effrénée, qui ne recule pas devant le scandale, est choquante. Les conséquences sont désastreuses pour les amants : la dame perd son honneur, élément essentiel à sa perfection et… à son titre, alors que le chevalier voit ignorer sa valeur, qui n’est ni reconnue ni célébrée.
Toutefois, il se peut que cet acte d’amour ne se produise jamais, et que les faveurs de la dame, jamais accordées, aient seulement entretenu de beaux rêves, suscité d’ardents espoirs, inspiré des actes généreux. Ce complexe état d’âme créé par cette attente et cet effort est ce qu’on appelle la « joie d’amour » en provençal.
Si la littérature courtoise – qui s’inscrit souvent dans un monde merveilleux, peuplé d’éléments surnaturels, de personnages mystérieux et fantastique (des mages, des fées, des nains et des géants, etc.) – présente ainsi les jeux aimables de l’amour ; il n’en demeure pas moins que cet amour, parfois dépeint de façon mélancolique, est soumis quelquefois aux vicissitudes de la destinée. On rencontre alors le thème de l’amour malheureux, de l’amour contrarié qui se heurte à des obstacles, qui se brise parfois sur des écueils, mais qui demeure malgré tout victorieux, car l’amour courtois, par-delà la mort même, est un sentiment éternel.
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RAPPEL SUR L’ÉTHOLOGIE ET LE RECTU ADGENIAS
OU DROIT NATUREL.
On a tendance à dire que, lorsque les hommes agissent « bien », c’est à cause de la civilisation ou de la religion. Et quand ils agissent « mal », on accuse la nature. Nous nous entre-tuons parce que nous sommes comme des animaux.
Or la vérité, c’est que les « bons » côtés de la nature humaine, tout comme les « mauvais », nous les partageons avec les autres animaux. Henri Lizeray (la Tradition nationale retrouvées page 13) a d’ailleurs fort justement mis en doute que la guerre soit l’état naturel nécessaire de l’Humanité ainsi que le dit Jordanès à propos des Goths qui n’adoreraient que Mars c’est à dire le dieu de la guerre.
Dans son excellent et stimulant « Primates et philosophes », Frans De Waal examine la question de l’origine de la morale en se penchant sur le comportement de nos plus proches cousins. De Waal a distillé ses découvertes dans une série d’ouvrages de vulgarisation qui ont connu un grand succès, comme Le Singe en nous et Quand les singes prennent le thé… Empathie, collaboration, équité et réciprocité, se soucier du bien-être des autres, semble être un trait spécifiquement humain. Mais le primatologue Frans De Waal a étudié le comportement des primates et d’autres mammifères.
Sans parler du cas des bonobos, il s’est rendu compte par exemple que les chimpanzés se réconcilient systématiquement après une bagarre. Et ses conclusions sont pleines d’enseignements pour les relations humaines. Car là il ne s’agit plus simplement de gagner ou de perdre, mais de préserver, au-delà du conflit, une relation précieuse, révélatrice de besoins sociaux et affectifs qui priment sur la compétition.
L’éthologie est l’étude du comportement des diverses espèces animales. Au niveau théorique, l’éthologie peut s’apparenter à la biologie du comportement et surtout à la biologie de l’interaction intraspécifique. Des scientifiques tels que Darwin, Heinroth, Fabre, Whitman, Von Uexkull, ont marqué ce vaste domaine d’études. L’éthologie humaine, axée sur l’étude des comportements individuels, en fait partie.
Le principe de base de l’éthologie étant d’utiliser une perspective biologique pour expliquer le comportement, cette science est aussi appelée « biologie du comportement ».
L’évolution récente de cette discipline biologique est marquée par les études scientifiques de longue haleine sur les comportements animaux, dont les trois plus notoires ont consacré l’éthologie par le prix Nobel de biologie de 1973. Ce sont les travaux effectués surtout dans le deuxième tiers du XXe siècle par l’Allemand Karl von Frisch, l’Autrichien Konrad Lorenz (1903-1989) et le Néerlandais Nikolaas Tinbergen (1907-1988).
Le terme éthologie signifie étymologiquement « étude des mœurs ». Les premières contributions qu’il est possible de verser au patrimoine de cette science datent du XVIIe siècle. Le nom n’est employé qu’en 1854 par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861).
Ce domaine englobe surtout l’étude du comportement animal tel qu’il peut être observé chez l’animal sauvage en milieu naturel, chez l’animal sauvage en captivité, chez l’animal domestique en milieu naturel et chez l’animal domestique en captivité.
L’éthologie humaine quitte le champ d’investigation des spécialistes de l’instinct animal pour décrire le comportement individuel et collectif. Il faut inclure dans cette catégorie l’étude comportementale des êtres humains et des relations homme-animal.
Trois publications, l’une américaine, l’autre canadienne et la troisième française ont récemment enrichi nos connaissances sur nos cousins les grands-singes.
Une équipe de Canadiens a révélé que les primates savaient casser des noix il y a 4 300 ans.
Une étude américaine révèle que ce sont les femelles chimpanzés qui fabriquent des armes pour chasser : faute de muscles, elles ont en quelque sorte « fait travailler leurs méninges ».
En 2007 enfin, la revue française Sciences et Avenir a fait un compte-rendu des travaux de Sabrina Krief, qui s’intéresse depuis 1999 à l’automédication des grands singes à partir de plantes médicinales.
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La revue américaine a consacré son numéro à une observation d’un groupe de chimpanzés vivant dans leur milieu naturel, au sud-est du Sénégal. Une équipe internationale de chercheurs américains et britanniques y a livré le compte-rendu de ses observations et révélé que le chimpanzé est capable de fabriquer une arme spécifiquement destinée à attraper et à tuer une proie, comme des morceaux de bois affûtés pour chasser de petits vertébrés, tels des lémurs et des tarsiers (petits mammifères de la taille d’un rat). L’arme est fabriquée soit par une femelle, soit par individu jeune appartenant au groupe. Le mâle ne se sert pas de cette arme.
En conclusion, les chercheurs ont déduit que les femelles ont dû se montrer créatives pour résoudre un problème que les mâles avaient réglé grâce à leurs muscles. Les anthropologues de l’université d’État américaine de l’Iowa et de l’université britannique de Cambridge expliquent que cet artisanat est spécifiquement produit pour compenser le fait que les femelles n’ont ni la force ni le temps de concourir avec les mâles pour chasser.
Mais si la fabrication des armes est le seul fait des femelles, c’est bien là la seule information nouvelle, car des travaux précédents menés par des spécialistes du comportement animal ont déjà révélé que certains primates, comme le chimpanzé, sont capables de résoudre de petits problèmes en utilisant leur intelligence. Ainsi, le chimpanzé se sert-il de brindilles qu’il effeuille lorsqu’il veut extraire des termites ou des fourmis de leurs nids. Il sait également se servir d’objets en pierre ou en bois, pour casser des noix, et ce depuis la préhistoire.
En effet, d’après les chercheurs canadiens, qui ont étudié les restes fossilisés de noix cassées, les primates se servaient de pierres de la taille d’un melon c’est-à-dire trop grosses pour être utilisées par l’homme, pour ouvrir la coquille très dure de la noix Panda oleosa. Ce savoir-faire, selon eux, va dans le sens d’une confirmation de plus quant à l’origine commune des deux espèces (animale et humaine). Humains et grands singes auraient hérité de certains savoir-faire d’un ancêtre commun ».
Outre la pêche et la chasse, nos cousins les chimpanzés savent aussi se fabriquer des sortes de tongs (!) à partir de brindilles pour protéger leur voûte plantaire et escalader sans douleur les troncs d’arbre, ainsi que des petits coussins douillets de feuilles sèches pour s’isoler du sol humide.
Les primatologues ont mis en évidence des transmissions différentes de ces savoirs entre groupes de chimpanzés au point qu’on commence à parler de culture en ce qui les concerne. Nous pensions que la civilisation et par-dessus tout la technologie étaient du domaine exclusif de l’homme, mais ce n’est pas le cas, souligne Julio Mercader qui poursuit : casser la coque d’une noix pour en extraire la partie comestible est plus compliqué qu’il n’y paraît (…) La transmission sociale de ce savoir-faire met environ sept ans.
En janvier 2007, la revue française Sciences et Avenir a rendu compte des travaux de Sabrina Krief sur le sujet. Cette dernière, maître de conférences au Museum national d’histoire naturelle, s’intéresse à la « culture médicale » des chimpanzés. Observant le comportement alimentaire des chimpanzés ougandais, elle a enquêté pendant plusieurs années sur l’utilisation sélective des plantes par les primates. Elle a ainsi remarqué que les chimpanzés ingéraient, exceptionnellement, certaines plantes à des fins thérapeutiques lorsqu’ils étaient malades ou blessés.
On sait encore peu de choses sur les maladies des grands singes, mais il est certain qu’ils ont de bonnes médecines à portée de main (…) alors qu’ils rencontrent de multiples parasites, virus, microbes et qu’ils sont souvent mutilés par des pièges à petits gibiers de braconniers. Ils trouvent des plantes qui peuvent les guérir ou maintenir une immunité suffisante pour résister à la maladie et à la gangrène. Mais nous ne savons pas encore si ce savoir est inné ou acquis, ajoute Sabrina Krief.
Ces études intéressent vivement les laboratoires pharmaceutiques, car, insiste Sabrina Krief « La nature est une importante source de diversité biochimique. Il existe près de 500 000 plantes sur la planète. À ce jour moins de 10 % ont été répertoriées ».
Les chimpanzés aussi font la police. La police n’est pas le propre de l’homme. De nombreuses autres espèces animales ont leurs gardiens de la paix, notamment nos cousins les grands singes. Des actions de maintien de l’ordre ont ainsi été rapportées chez les chimpanzés, les bonobos, les gorilles des montagnes et les orangs-outans, mais aussi chez des singes plus petits comme certaines espèces de babouins et de macaques.
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Maintenir l’ordre est un enjeu crucial pour la stabilité des groupes sociaux dans lesquels vivent ces animaux et par « faire la police », les éthologues entendent « intervenir de manière impartiale » (c’est-à-dire sans favoriser personne) dans un conflit entre plusieurs protagonistes.
Un comportement d’un grand intérêt pour les chercheurs parce qu’il pourrait indiquer un embryon de sens moral poussant certains individus à jouer un rôle de médiateur non pas pour en tirer forcément de bénéfice personnel – au contraire, il y a une prise de risque physique certaine à séparer des congénères qui se querellent – mais pour le bien collectif, pour conserver la cohésion de la société.
Encore faut-il en être sûr. Bien que souvent décrit, le maintien de l’ordre chez les grands singes n’a pas été étudié en profondeur et il existe d’autres hypothèses que celles du policier qui intervient uniquement pour restaurer la paix sociale. Des raisons moins altruistes pourraient engendrer un tel comportement, comme ce que l’on peut observer chez le daim, par exemple, où les mâles dominants interviennent lors de combats entre les autres mâles, afin de contrôler l’ascension sociale de futurs rivaux potentiels. Dans ce cas, les « actions de police » n’ont lieu qu’entre mâles. Autre possibilité : que les mâles dominants règlent les conflits entre femelles, notamment avec les nouvelles venues dans le groupe, dans le but d’assurer en quelque sorte la paix dans le harem et de préserver un potentiel reproductif important. Dernière hypothèse : l’intervention d’individus plutôt classés dans le bas de l’échelle sociale qui risqueraient d’être les premières victimes si le conflit dégénérait et s’étendait à tout le groupe.
Pour trancher parmi toutes ces hypothèses, une équipe européenne emmenée par des chercheurs suisses a mené une étude sur un groupe de chimpanzés du zoo de Gossau.
Cette petite communauté de singes a été observée pendant près de 600 heures réparties sur plus d’un an. Au cours de cette période, le groupe a subi plusieurs bouleversements (introduction de trois nouvelles femelles, mâle dominant détrôné par le mâle bêta), autant d’épisodes de fragilisation de la structure sociale censés entraîner une recrudescence des conflits et, par la même occasion, des interventions des « forces de l’ordre » moins rares qu’à l’ordinaire. Les chimpanzés étant assez querelleurs, 438 conflits ont été recensés et 69 d’entre eux ont donné lieu à une médiation. À chaque fois, la police a été faite par l’un des deux mâles dominants, voire par les deux ensemble dans 8 cas. Les chercheurs ont répertorié trois tactiques principales : la première, plutôt passive, consistait pour le “policier” à s’approcher suffisamment près de la scène pour mettre fin au conflit par sa seule présence, la deuxième à menacer simultanément les deux antagonistes et la troisième à s’interposer physiquement entre les adversaires du moment. Sur les 69 interventions, 60 ont été couronnées de succès, en mettant fin au conflit. Une efficacité élevée qui est montée à 100 % dans les 8 cas où les deux mâles ont agi de concert.
Pour compléter leurs données, les chercheurs ont demandé à trois autres zoos européens leurs observations sur les chimpanzés policiers. Des observations qui ont confirmé leurs soupçons : dans tous les cas, mâles et femelles de haut rang se partageaient le maintien de l’ordre. Un comportement qui trahit une préoccupation véritable pour la stabilité du groupe. Peut-être s’agit avant tout, pour les individus situés en haut de l’échelle sociale, de conserver leur statut à travers la paix de la communauté, une sorte de bénéfice personnel indirect. Ou peut-être faire la police constitue-t-il un de ces comportements altruistes bien ancrés chez les grands singes (dont les hommes font partie) et qui participent à l’amélioration de la vie en collectivité : un comportement motivé par un vrai intérêt des individus à la résolution des conflits des autres, qui pourrait être considéré, ainsi que le disent les auteurs de l’étude, « comme un précurseur de la morale humaine »…
Mais revenons aux travaux de Frans De Waal.
On a pu également voir des dauphins qui soutiennent un compagnon blessé pour le faire respirer à la surface, des éléphants qui s’occupent avec beaucoup de délicatesse d’une vieille femelle aveugle… L’empathie est peut-être apparue dans l’évolution avant l’arrivée des primates : elle est caractéristique de tous les mammifères et elle découle des soins maternels. Lorsque des petits expriment une émotion, qu’ils sont en danger ou qu’ils ont faim, la femelle doit réagir immédiatement, sinon les petits meurent. C’est ainsi que l’empathie a commencé. Ça explique aussi pourquoi l’empathie est une caractéristique plus féminine que masculine.
Il y a eu des dizaines d’expériences où l’on voit des singes refuser d’activer un mécanisme qui leur distribue de la nourriture quand ils réalisent que le système envoie des décharges électriques à leurs compagnons. Leur sensibilité à la souffrance des autres était telle qu’ils ont arrêté de se nourrir pendant douze jours.
Frans De Waal a également découvert un comportement de consolation ou de réconfort, chez les chimpanzés. Après une bagarre, celui qui a perdu est consolé par les autres, ils s’approchent, le prennent dans leurs bras, essaient de le calmer.
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Nous sommes aussi programmés pour être empathiques, pour être en résonance avec les émotions des autres. Cette résonance est une réaction automatique sur laquelle nous avons peu de contrôle. En elle-même, l’empathie est neutre. Elle est souvent associée à des comportements positifs, mais elle peut aussi être utilisée à des fins négatives. Par exemple quand des bourreaux savent ce qui est douloureux pour ceux qu’ils torturent.
Un psychopathe a toutes les composantes cognitives de l’empathie : il comprend les désirs et les intentions des autres… Mais il est totalement indifférent à ce qui leur arrive. James Blair, un chercheur britannique, pense que certains enfants sont dépourvus de cette « résonance » émotionnelle. Quand ils se disputent avec un frère ou une sœur, si l’autre pleure, ils ne sont pas sensibles à son chagrin. En grandissant, ils apprennent qu’ils peuvent obtenir ce qu’ils veulent en frappant leur frère ou en leur prenant un jouet, sans qu’il y ait jamais de conséquences négatives puisqu’ils ne sont pas sensibles à la souffrance des autres.
Une chose est déconcertante dans la politique américaine, c’est la référence continuelle à la biologie et à la religion.
Les conservateurs américains aiment faire référence à l’évolution, mais toujours dans le sens qui les arrange : « nous sommes faits pour la compétition, il y a une lutte pour la survie ». Par contre, ils ont beaucoup de problèmes avec la vraie évolution darwinienne, il n’y a qu’à voir le succès du créationnisme.
Conclusion de Frans De Waal.
Les religions de masse aujourd’hui répandues en Occident sont nées dans le désert. Dans le désert, à quel animal l’être humain peut-il se comparer ? Au chameau ? L’homme et le chameau sont de toute évidence très différents. Il est donc très facile de soutenir que nous sommes complètement différents des animaux, que nous ne sommes pas des animaux, que nous avons une âme et que les animaux n’en ont pas. Quand on lit le folklore de nos sociétés, les fables par exemple, on y rencontre des renards, des corbeaux, des cigognes, des lapins… mais pas de singes. Alors que les folklores asiatiques regorgent de gibbons, de macaques… En Inde, en Chine, au Japon, il y a toutes sortes de singes. Le développement des cultures s’y est fait en compagnie des primates, c’est à cette sorte d’animaux que les Asiatiques se comparent. Du coup, la ligne de séparation n’est jamais très nette. Lorsque, pour la première fois au XIXe siècle, les habitants de Londres ont vu des grands singes, ils ont été choqués, dégoûtés même. Dégoûtés en voyant un orang-outan ? Ça n’est possible que si on a de soi une idée qui exclut l’animal. Sinon, on voit un orang-outan et on se dit : si ça, c’est un animal, alors peut-être que moi aussi je suis un animal.
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PREMIÈRE CUEILLETTE DU GUI DES GRANDS PRINCIPES.
De nos jours il n’y a plus que l’argent qui compte, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a eu en effet des sociétés où la première des valeurs était le sens de l’honneur. C’est avec des briques ou du ciment de ce genre que nous devons bâtir l’Homme nouveau de demain. Avec le meilleur de l’ancien !
Dans les sociétés sans coercition sociale organisée (police, prison, etc.) honneur et honte étaient le seul mécanisme de contrôle social possible.
L’honneur était donc quelque chose qui comptait beaucoup chez les anciens Irlandais, et cette importance se reflétait dans la façon dont on traitait de l’honneur dans les textes littéraires, ou dans le traitement du prix de l’honneur dans les textes de loi.
LITTÉRATURE IRLANDAISE.
Le principe de base étant celui de la réciprocité l’honneur consistait à se comporter avec autrui conformément à ce que la société attendait en la matière, pour le pire comme pour le meilleur.
Setanta Cuchulainn par exemple adapte toujours son comportement et ses actions à l’adversaire et à la situation.
Il a fait le choix d’avoir une vie courte, mais de rester à jamais célèbre en tant que personnification même de l’honneur (archétype dirait Jung).
« Amra bríg can co ra bur acht oenlá & oenadaig ar bith, acht co marat m’airscéla & m’imthechta dimm esi ».
Mais si l’idéal était clair, la pratique l’était moins. Cuchulainn lui-même brûle dans leur maison les 150 mégères ayant lynché la fille du roi de Norvège Derbforgaille, afin de venger la mort de malheureuse et de son fils adoptif Lugaid (aided lugdach ocus Derbfogaille).
NDLR. Le chiffre est évidemment symbolique et quant à Derbfogaille c’était au départ visiblement un ange venu de l’autre monde.
Le code d’honneur des guerriers semble donc assez clair dans la littérature, mais il ne reflète pas toute la réalité sociale. On peut même légitimement penser que nos bardes font volontairement l’impasse sur la face sombre de tous ces exploits.
DROIT IRLANDAIS.
À l’exception des esclaves *, il y avait dans l’Irlande primitive des degrés propres à chacune des classes composant la société (première fonction deuxième fonction troisième fonction).
Le spécialiste en droit irlandais ancien Neil MacLeod (Early Irish Law ; Status and Currency) pense qu’un tel système couplé à celui de la notion de responsabilité collective contribuait pour beaucoup au maintien de l’ordre dans la tribu.
Si quelqu’un ne pouvait pas s’acquitter du prix du sang qu’il avait versé, les membres de sa famille étaient tenus de le faire. L’individu qui tuait un homme de haut rang pouvait ainsi ruiner toute sa famille d’un seul coup.
Mais le statut d’un homme ou d’une femme dans ce genre de société – autrement dit la construction juridique déterminant la hauteur à laquelle cette personne pouvait garantir un contrat, ainsi que l’indemnisation à lui verser en cas de blessure, ou à verser à sa famille en cas d’homicide – n’était pris en compte et respecté que tant que cette personne était considérée par la communauté comme remplissant correctement ses obligations sociales. Charles-Edwards définit d’ailleurs l’honneur comme le respect dû à ceux dont la conduite était conforme aux devoirs de leur statut.
Charles-Édouards, Honneur et statut social dans certains récits en prose irlandais et gallois.
Charles-Édouards L’Irlande des débuts du christianisme.
Les sociétés sans coercition sociale organisée (forces de police, etc.) et donc « fondées sur l’honneur » impliquent l’existence d’un certain consensus en la matière.
Tout cela nous fait curieusement penser à ce qu’a écrit Gustave Le Bon dans son ouvrage sur la psychologie des foules. « Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s’est imposé principalement par cette force irrésistible qu’exprime le mot prestige. C’est un terme dont nous
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saisissons tous le sens, mais qu’on applique de façons trop diverses pour qu’il soit facile de le définir. Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l’admiration ou la crainte ; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par conséquent des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, Mahomet, Bouddha, par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D’un autre côté, il y a des êtres ou des fictions que nous n’admirons pas, les divinités monstrueuses des temples souterrains de l’Inde, par exemple, et qui nous paraissent pourtant revêtues d’un grand prestige.
Le prestige est en réalité une sorte de domination qu’exerce sur notre esprit un individu, une œuvre ou une idée. Cette domination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d’étonnement et de respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et les femmes n’auraient jamais régné sans lui.
On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de prestige : le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au contraire quelque chose d’individuel qui peut coexister avec la réputation, la gloire, la fortune ou être renforcé par elles, mais qui peut parfaitement exister sans elles.
Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. Par le fait seul qu’un individu occupe une certaine position, possède une certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige, quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité. Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue d’un prince ou d’un marquis ; et il suffit de prendre de tels titres pour escroquer à un commerçant tout ce qu’on veut ».
Lorsque les procédures destinées à rendre la justice échouent, il n’y a plus que deux solutions.
Et en cas de non-paiement, les membres de la famille de la victime avaient le droit d’exercer leur vengeance sur la famille du meurtrier. Ou alors il y avait mise hors la loi. Pour ce qui est du continent César parle d’interdiction de sacrifice. « C’est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s’éloigne d’eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés ; tout accès en justice leur est refusé ; et ils n’ont part à aucun honneur ».
Ce qui concrètement se traduisait le plus souvent par un départ en exil. Exemple célèbre dans l’histoire : le viking Éric le rouge découvreur de l’Amérique 5 siècles avant Christophe Colomb.
LES DROITS DE L’HOMME EN GUERRE OU ARMÉ.
L’éthique de la deuxième fonction irlandaise et plus précisément même d’un Cuchulainn a fait l’objet d’une étude définitive menée en 2004 par David Noel Wilson et à laquelle nous ne pouvons que renvoyer (université de Melbourne).
Sa clé de voûte en est une sorte de franc-jeu que les Irlandais appellent fir fer et les anglophones fair-play ; ce que quant à nous nous traduirions peut-être par DROITS DE L’HOMME… ARME
L’étude attentive des sagas irlandaises comme l’enlèvement des bœufs de Cooley ou la destruction de l’hôtel de Da Derga permet en effet d’extraire les 4 principales règles ou caractéristiques suivantes.
— Les vrais guerriers ne se battent qu’avec des hommes de même statut et de même valeur.
— Il s’agit bien entendu de combats singuliers. Pour les Celtes la bataille n’était qu’une succession de combats singuliers. Combats singuliers qui peuvent être publics afin que tout le monde puisse juger de leur équité.
N.B. Ce qui n’exclut pas ici et là la présence chez eux de grands stratèges (politique de la terre brûlée avant Gergovie, etc.)
— Choix des armes. Si le cas de Ferdiad est bien représentatif, le choix des armes appartient au premier arrivé. Ensuite il peut y avoir alternance. Notons néanmoins que dans ce cas il y aura une certaine tricherie de la part de notre héros, car il finira par utiliser une arme surnaturelle, la gae bolga, ou javelot foudre, sous prétexte que fer Diad est muni d’une cuirasse de corne ou d’écaille invincible.
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— Enfin, une fois le combat engagé aucun des adversaires ne peut être aidé par d’autres hommes de son camp. Et les embuscades visant un guerrier isolé sont très mal vues. Un dénommé Dubthach suggère d’en tendre une à Cuchulainn, mais Fergus lui répond par un coup de pied au cul.
Les druides ont sans doute insisté sur ces règles éthiques afin de limiter les dégâts comme ils l’ont fait aussi dans le cas des sacrifices humains (limités à des condamnés à mort et tous les 5 ans seulement d’après Diodore de Sicile Livre V 32).
Ils en ont même peut-être rajouté une autre : l’obligation de prévenir qu’il va y avoir une attaque. Ce que nos frères musulmans appellent da’oua. Du moins c’est que l’on peut penser en lisant la Poursuite de Diarmat et Grannia (le fils de Finn les avertit) et la Destruction de l’hôtel de Da Derga (les défenseurs sont avertis par un feu allumé par les attaquants).
* Sur le Continent, il s’agissait surtout de prisonniers de guerre, de criminels n’ayant pu payer leur dette. Mais les propos de César sur la question embrouillent les choses.
In omni Gallia eorum hominum, qui aliquo sunt numero atque honore, genera sunt duo. Nam plebes paene seruorum habetur loco, quae nihil audet per se, nullo adhibetur consilio.
Tout est dans le « paene ». Et d’ailleurs que veut dire « plebs » sous la plume de César ?
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OPINION INDIVIDUELLE DU DRUIDE JEAN MARTIN SUR LE SUJET.
RECTU ADGENIAS. RECHT AICNID en Irlande. Une excellente définition nous en a été fournie par le Langrois Denis Diderot. Était-ce à cause de sa proximité des sources de la Matrona où fut naguère fondée l’Ollotouta druidique par Ronan ab Lug et Gal Crae ?? Nul ne le sait.
La notion de rectu adgenias renvoie en définitive au caractère « nemet » de la personne humaine. C’est sur l’existence du pacte avec les dieux-ou-démons, conclu après la bataille pour la Talantio dite aussi 3e bataille de Magos Turadion, que repose ce caractère « nemet » de toute personne humaine (son inviolabilité sacrée). Ce pacte avec les dieu-ou-démons est la condition sine qua non (= indispensable) qui rend tout gdonios « nemet », c’est-à-dire « vivant dans la paix avec les dieu-ou-démons ».
En pays celte était nemetos toute personne détentrice d’un savoir ou d’un savoir-faire. Nemet le boaire, nemet l’aes dana, nemet le barde, et ainsi de suite. Ce qui nous conduit à une autre définition du rectu adgenias, celle qui a été proposée par Régis Boyer. « Le droit que possède, par nature, et par élection, un individu donné, d’être traité sur un certain pied par ses semblables, et la légitimité de ses prétentions à un certain type de redressement des atteintes portées à son honneur ; c’est-à-dire au sentiment très fort qu’il a de participer, lui aussi au sacré, à l’ordre sacré instauré et garanti par les Puissances supérieures. La vengeance est un droit sacré qui vient du sentiment très vif du caractère intolérable du sacrilège ». Comme le reconnaît noïbo Patrice lui-même dans le Senchus mor : il y a renforcement du paganisme si une mauvaise action est vengée (Intud i ngeindtleacht gnim olc mad indechur).
Pour en revenir à Albert Bayet, celui-ci ajoute que l’élément moral se trouve également être indépendant de toute notion religieuse dans le mot irlandais dliged, qui exprime l’idée de devoir, de loi, d’obligation, de dette.
Il en va de même encore dans l’irlandais fir qui, comme le latin verus et l’allemand wahr, exprime l’idée de justice.
Dans tous ces mots, l’élément moral semble bien dégagé de l’élément religieux.
Nous avons remarqué plus haut que César pour désigner certaines interdictions celtiques emploie le mot nefas, dont la valeur religieuse n’est pas douteuse. Mais il se sert aussi souvent, lorsqu’il touche à la morale celtique, de mots purement moraux : facinus, delictum, noxa, iniuria, maleficium, improbus, prauus, turpe.
Il semble bien avoir l’impression que les Celtes distinguent comme lui la faute purement morale de la neglecta religio. Bien qu’il y ait une zone commune, les deux éléments ont l’un et l’autre leur domaine propre.
Il nous est d’ailleurs possible de prouver l’indépendance relative de l’élément moral au regard de l’élément religieux : je veux parler du caractère non pas immoral, mais amoral des dieux celtiques.
Un des meilleurs moyens de subordonner les règles morales à la religion c’est en effet de les représenter comme édictées par des dieux vertueux, des dieux qui aiment le bien et ont horreur du mal. Le christianisme et avant lui les religions du salut en Orient nous ont familiarisés avec une telle conception. Si les druides la faisaient prévaloir en terre celte, ils révéleraient par là même leur désir d’unir étroitement l’éthique aux croyances.
Mais justement, quelque effort qu’on ait fait pour les « moraliser », les divinités celtiques semblent tout à fait indifférentes à la distinction du bien et du mal.
Le cas de Teutatès n’est pas singulier. Il n’y a pas une seule divinité celte qui symbolise une vertu ou la recommande à ses fidèles. Parmi les dieux innombrables dont le nom survit dans les inscriptions, il n’en est pas un dont l’appellation celtique désigne avec certitude un attribut moral. Je ne vois pas non plus un rite, une pratique cultuelle qui exige de la part du fidèle une vie honnête ou un cœur pur.
C’est donc fantaisie toute pure que d’avoir attribué aux Celtes la croyance en un Dieu rémunérateur attentif à la conduite des hommes comme l’a fait M. Lallemand dans son histoire de la charité. Tous
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les témoignages parvenus jusqu’à nous nous montrent, selon l’expression de d’Arbois de Jubainville, des dieux indifférents à la justice et à l’injustice des actes humains.
M. Jullian a pourtant émis l’hypothèse que, dans la pensée des Celtes, la vie future serait peut-être réservée aux meilleurs, c’est-à-dire aux plus braves. Cette hypothèse s’appuie sur un vers du poète Silius qui fait dire à un chef haranguant ses soldats ce qui suit :
Nec uos paenitent, populares, fortibus umbris
Hoc mactare caput.
Ce vers prouve que le chef croit à la survie de l’âme des braves.
M. Jullian reconnaît d’ailleurs que cette vie future est simplement un double de la vie présente. Elle ne représente pas la récompense du dévouement, la réparation du malheur, l’adoration d’un dieu de bonté, l’élan vers la vérité et le droit souverain ; elle n’est pas la compensation légitime de la vie d’ici-bas. En effet, dans les textes si souvent cités sur la survie, il n’y a pas un mot qui éveille l’idée d’un jugement, encore moins l’idée d’une revanche de justice élevant l’homme de bien méconnu et abaissant le méchant triomphant. Bons et mauvais, purs et impurs, rentrent confondus dans le royaume de Dispater.
Donc s’il est vrai que les mêmes hommes enseignent religion et morale, il ne semble pas qu’ils se soucient d’unir intimement l’une à l’autre. Les dieux que servent les druides ne se soucient ni des vertus ni des vices de leurs adorateurs, et la vie future que les druides annoncent accueille indifféremment les bons et les méchants.
L’intervention régulière de la religion dans les élections serait un fait de haute importance, surtout s’il était établi que rois, ou vergobrets (vergobret = président doté d’un pouvoir exécutif fort comme chez nous), sont désignés ou sacrés par les druides. Mais ici encore, le texte dont on fait état n’est pas probant. Il s’agit d’un schisme qui coupe en deux parties le peuple héduen : deux vergobrets ont été élus et ont, l’un et l’autre, leurs partisans. César, appelé par des amis, accourt, force Cotos à renoncer au pouvoir et maintient son rival Convictolitavis. Pour justifier cette mesure il écrit dans les Commentaires que Cotos était l’élu d’une poignée d’hommes réunis en secret ailleurs et à un autre moment qu’il ne convenait (Livre VII chapitre 33) et que Convictolitavis, au contraire, avait été élu per sacedotes more ciuitatis intermissis magistratibus, c’est-à-dire, si l’on en croit une traduction courante : par les druides selon l’usage, avec intervention des magistrats. Il faut lire évidemment que Convictolitavis a été fait vergobret par les druides, ainsi que le veut l’usage quand il y a interruption dans le pouvoir des magistrats, un vergobret sortant ne pouvant proclamer élu son propre frère. Le pouvoir étant donc momentanément suspendu, intermissis magistratibus, les adversaires de Cotos ont recours à l’arbitrage des druides, non parce que les druides ont l’habitude de se mêler d’élections, mais parce qu’ils sont toujours prêts à servir d’arbitres en cas de conflit. Leur intervention est exceptionnelle. Et, en effet, l’affaire Cotos une fois mise à part, on ne voit pas une seule fois des druides donner une investiture à des chefs civils ou militaires, ni même à un chef suprême.
Reste le fait que, de même qu’ils sont professeurs, les druides sont également juges. Et ils ne jugent pas comme il serait naturel de le penser, les causes qui se rapportent aux choses religieuses et au clergé. Leur compétence est générale. Ils connaissent, au dire de César, de presque toutes les contestations publiques et privées. Or juger c’est traduire en actes l’idée qu’on se fait du bien et du mal. Si le soin de faire cette traduction est confié aux druides, c’est évidemment que l’opinion commune associe étroitement les choses divines et la morale.
Que cette conclusion soit en partie légitime, il n’en faut pas douter. Chez les Celtes comme partout ailleurs, l’élément religieux et l’élément moral ne sont pas isolés l’un de l’autre. Des liens les unissent que nous ne pouvons qu’entrevoir, mais qui, sur certains points au moins, semblent solides.
Ce fait, à lui seul, paraît hautement significatif. Confondre l’activité juridique et l’activité sacerdotale, n’est-ce pas prouver avec éclat qu’on associe étroitement la religion et la morale ?
Mais, pour que cette preuve fût sûre, il faudrait premièrement que la justice druidique fût seule ou presque seule à exister en terre celte ; il faudrait, en second lieu, que le pouvoir des druides-juges fût un pouvoir reconnu de tous, ayant des racines profondes au cœur de la société celtique.
Or il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Loin d’être seuls à juger, les druides n’offrent qu’une justice d’appoint ; loin que cette justice ait des racines profondes, c’est une justice créée de fraîche date, qui essaie de s’étendre et de s’imposer et qui, en fin de compte, n’y parvient pas.
Une chose est d’être uni ou associé, autre chose de se confondre. Parenté n’est pas identité. Ce que je voudrais essayer de montrer c’est que les liens qui unissent la morale et la religion chez les Celtes
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ne sont pas particulièrement nombreux et étroits, qu’ils sont même sur certains points, beaucoup plus lâches qu’on ne croit. Bien loin que l’éthique s’absorbe dans le dogme ou dans le culte, elle se révèle aux yeux de l’observateur impartial comme une réalité déjà nettement différenciée.
Sur le premier fait, tout le monde est d’accord. À côté de la juridiction druidique, il y a une justice de la Tribu-État : le vergobret des Héduens a droit de vie et de mort ; une assemblée de Sénons règle le sort du roi Cavarinos ; une assemblée présidée par Indutiomaros, condamne Cingétorix ; c’est devant le tribunal de la Tribu-État, exerçant son droit, appliquant la loi, que comparait Orgétorix. Dans tous ces procès d’importance ; il n’est pas question des druides.
Outre la justice de la Tribu-État, il y a une justice familiale exercée par le paterfamilias ou, à l’occasion, par les propinqui ; il y a la justice patronale exercée par le maître sur ses clients ; il y a la justice militaire exercée par le général, justice puissante, rude, expéditive. Ne concluons pas trop vite de l’existence des tribunaux druidiques que justice et droit sont choses religieuses ; car alors il faudrait conclure de l’existence des tribunaux laïques que justice et droit sont chose profane.
Dira-t-on que l’activité des tribunaux laïques est peu de chose comparée à celle des tribunaux druidiques, qu’elle ne se manifeste que dans quelques cas exceptionnels ? La lecture des Commentaires laisse une impression toute contraire. César a beau dire dans ses considérations générales que la compétence des druides embrasse tous les différends, privés et publics, tous les forfaits, tous les meurtres, tous les procès relatifs aux successions et à la propriété foncière, bref l’ensemble du droit civil et criminel, c’est en vain qu’on cherche dans son récit une trace quelconque de cette activité juridique qui, l’en croire, envahit tout. À chaque instant, on croit que les druides-juges vont surgir, et jamais ils n’apparaissent. Leur justice devrait être partout, elle n’est nulle part. Seuls les tribunaux laïques agissent et César, qui note les faits, n’a pas un mot pour s’en étonner.
Le peu que César nous dit de leur justice s’ajuste à cette hypothèse. Ce qui ressort le plus clairement du texte des Commentaires, c’est qu’on n’a recours à la juridiction des Druides que quand on le veut bien. En matière civile, les plaideurs se réunissent une fois l’an, venant des quatre coins du pays. Le mot qu’emploie César : conueniunt s’applique à des gens qui viennent librement chercher un arbitrage. En matière criminelle, les Druides fixent le montant des compositions : praemia pœnasque constituunt. Cela encore donne à penser qu’ils jouent un rôle d’arbitre entre des parties prêtes à s’accorder et qui ne discutent plus que sur une question de chiffres. César ne parle ni d’une obligation de se présenter devant les tribunaux druidiques, ni d’un moyen de coercition contre les récalcitrants. Quant à l’exécution des jugements, même absence de contrainte. Contre les condamnés qui ne veulent pas s’incliner, une seule arme peut être employée : l’excommunication. Et, sans doute, César (écho des druides) nous dit bien que cette arme est redoutée, que l’excommunié est mis au rang des impies et des scélérats. Mais il nous est permis d’être sceptiques : cette peine, soi-disant suprême, n’est jamais infligée à personne au cours de la guerre de l’Indépendance !
… la peine la plus grave que nous voyions appliquer, c’est la mort : c’est de cette peine que sont frappés les grands coupables, ceux qu’on tient pour traîtres ; c’est de cette peine que sont frappés ceux qui se rendent coupables de sacrilèges, qui volent des objets sacrés. Si donc les Druides ne vont pas au-delà de l’excommunication, c’est qu’ils ne constituent encore qu’une juridiction de complément. Les plaideurs viennent à eux librement : ils ne peuvent ni les mettre à mort ni recourir à une contrainte physique ; une flétrissure spirituelle est le seul moyen dont disposent leurs tribunaux naissants.
Notons également que la place faite à la vie laïque n’est pas une place étroite et humble. Grâce aux Commentaires, nous pouvons suivre les Celtes d’assez près au cours de quelques années qui jouent dans leur histoire un rôle décisif or, on a pu s’en rendre compte, tout ce qui se fait alors de grand, d’important, se fait en dehors du culte et des rites.
Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter à l’objection qui veut que la religion ait tout envahi au point de rendre impossible l’existence d’une éthique indépendante. L’éthique, au sein des hautes classes, chez les guerriers et les hommes d’État, a le champ libre.
Nous disons bien : dans les hautes classes. Dans la plèbe, il y a des raisons de croire que la religion est beaucoup plus développée et luxuriante. Sur ce point, le silence de César n’est plus un argument ; car, ainsi que le remarque avec raison M. Renel, les Commentaires ne nous donnent aucun « renseignement sur la vie des petites gens. D’autre part, lorsque nous voyons, grâce aux travaux patients de l’érudition moderne, pulluler en terre celte petits dieux et menues déesses, démons, esprits, Lares, Sylvains, Mères et Dames, lorsque nous les rencontrons presque à chaque pas dressés au seuil des domaines, juchés sur les pierres, nichés dans les bois, émergeant des eaux, force est bien d’admettre que toutes ces puissances ont leurs adorateurs ; et, puisque les chefs qui
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mènent le pays ne s’inquiètent pas d’elles, force est encore de supposer que ces adorateurs sont les gens du peuple.
Mais ce qu’il faut noter, c’est que cette religion populaire, si envahissante qu’on la suppose, ne semble pas avoir conquis le domaine de l’éthique. Ce que l’homme du peuple demande à ces puissances qui l’entourent, c’est de le guérir, de le protéger au cours d’un voyage, de lui dispenser les fruits de la terre et les joies matérielles ; mais jamais, à ma connaissance, on ne leur demande une grâce proprement morale, la force pour bien agir ; bien plus, il n’est dit nulle part que, pour obtenir ce qu’on sollicite, il faille le demander avec un cœur pur ; il n’est même pas dit que la demande doive être équitable. Par des dons, par des sacrifices, par des gestes, on cherche à se concilier la faveur des divinités utiles ; mais rien n’invite à supposer qu’il y ait, à côté du rite matériel, un souci d’ordre moral.
De l’œuf.de serpent Pline nous dit qu’il possède une vertu souveraine pour assurer le gain d’un procès ; il n’ajoute pas que l’effet de cette vertu soit réservé au plaideur qui a raison. Il en va de même du gui : pendant le sacrifice qui accompagne la cueillette, on prie le dieu « de faire que son présent rende heureux les hommes auxquels il l’a envoyé », mais on ne lui demande pas de favoriser les bons plutôt que les méchants. Le caractère non pas immoral, mais amoral que nous avons noté chez les grands dieux celtes se retrouve, semble-t-il, dans l’esprit de la religion populaire ; et, par la même, la religiosité plébéienne n’est pas un obstacle décisif à l’essor d’une morale différenciée.
Mais laissons de côté le peuple, sur lequel nous sommes mal renseignés, et tenons-nous-en aux faits acquis.
La langue celtique a des mots qui ont une valeur à la fois morale et religieuse ; mais elle a aussi des mots qui ont une valeur uniquement éthique.
Les druides enseignent à la fois la religion et l’éthique, mais les dieux celtes paraissent assez indifférents à la morale.
Le droit punit certains crimes contre la religion, et il a parfois les druides pour interprètes ; mais la justice est rendue par les tribunaux laïques en ce qui concerne les affaires les plus importantes.
Enfin la religion, dont, on dit à tort qu’elle envahit tout, reste au second plan dans la vie politique de la classe dirigeante.
Que conclure de tout cela, sinon que l’éthique, tout en ayant sur plus d’un point des liens qui la rattachent à la religion, est déjà nettement différenciée, vit d’une vie distincte.
Si insuffisants que soient les témoignages parvenus jusqu’à nous, ils permettent de répondre à une question : dans les hautes classes de la société celtique antique (les seules que les textes nous laissent entrevoir, la morale, aussi haut qu’on remonte, est nettement distincte de la religion, et si elle est sur certains points, unie à la religion, elle n’est pas absorbée par elle.
L’examen des faits nous ramène donc à la conclusion annoncée plus haut : sans doute, la religion et l’éthique sont-elles unies en terre celte sur certains points ; mais cette union partielle n’a rien d’une confusion. Seule une conception erronée du rôle des Druides a pu faire croire que nos aïeux en étaient encore au stade où la notion de bien et de mal commence à peine à se différencier de la notion de sacré. En fait, la différenciation était déjà très nette.
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AVERTISSEMENT AU LECTEUR.
LES CHAPITRES QUI SUIVENT SONT ÉGALEMENT TIRÉS DU TOME I DE L’HISTOIRE DE LA MORALE D’ALBERT BAYET (1930).
La morale c’est la distinction du bien et du mal. Envisagée sous l’angle sociologique (on peut l’envisager sous d’autres) c’est la distinction du bien et du mal se s’exprimant par des faits sociaux……
Tout au long de cette étude, nous allons nous heurter à l’idée reçue raciste que les Celtes sont des barbares. À l’envi en effet les historiens nous peignent une éthologie de violence et de guerre, ivre du culte de la force déchaînée : le Celte ne conçoit pas fête plus haute et plus pure que la bataille, communion sanglante avec ses dieux ; il tue, égorge, massacre avec le sentiment d’exalter par là même ce qu’il y a de meilleur en lui ; le combat fini, il inonde les autels du sang des victimes humaines ; il n’évite pas plus de périr que de tuer ; il a la folie du suicide et met son orgueil à s’exposer, à combattre nu ; dans la vie politique, il hait la discipline, piétine joyeusement l’autorité de l’État, se lance sans réflexion dans les plus folles aventures, ignore la ruse, voire le simple calcul. Bref nous serions là en présence d’une morale de « grands enfants », brutes candides qui en face de la civilisation romaine représentent au moins la demi-barbarie.
Tout change, et la morale n’échappe pas non plus à cette loi. On la veut absolue, elle est relative. Elle varie d’un pays à l’autre elle évolue au sein d’un même pays. Ce qui est approuvé par les Grecs est condamné par les Celtes ; ce qui est condamné par les Celtes antiques est approuvé par les hommes d’aujourd’hui. Des meurtres, des vols, des incestes dont la seule idée nous offense, ont été des actions vertueuses. Il s’est trouvé des morales pour prescrire à un père de tuer son fils, à un fils de tuer son père ou de le livrer au bourreau, à un soldat d’achever des blessés, à un juge de torturer des accusés, à un savant de cacher la vérité, à une femme de se prostituer. À l’inverse, il a été un crime de manger du lièvre ou de se montrer en public avec son jeune fils. Et aujourd’hui même dans certaines régions du monde c’est presque un crime de manger du porc, mais il est admis de tuer quelqu’un qui change de religion (cf. le sort des apostats en terre d’islam)…
La morale de nos ancêtres est difficile à reconstituer. Il existe néanmoins des faits indéniables exploitables. Il y a les faits juridiques, codes et jurisprudences, qui traduisent en préceptes et en actes les réalités vigoureuses et parfois même des réactions subtiles. Il y a les mœurs en qui se reflète plus d’une fois ce que laisse passer le droit ; il y a les arts, il y a la littérature. Il y a les langues par exemple, ces créations sociales qui ne peuvent pas ne pas nous renseigner sur la vie profonde des groupes, les langues qui enregistrent et les concepts définis et les sentiments obscurs, ainsi que la variété délicate des réprobations et des aversions ; il y a les arts, il y a la littérature, miroir incomparable, parce qu’il réfléchit comme sans effort les nuances les plus ténues, parce qu’il est l’image la moins systématique et la plus vivante.
Il importera néanmoins dans toute cette étude de la morale de l’ancien druidisme de nos ancêtres de ne pas se méprendre sur la nature de certains faits. César écrit que les Celtes ne se laissent pas aborder en public par leurs enfants avant que ceux-ci aient atteint l’âge du service militaire c’est-à-dire 14 ans (l’âge du rituel dit virolaxton). C’est une honte pour eux qu’un fils en bas âge se tienne en public sous les yeux de son père : suos liberos, nisi cum adoleuerunt, ut munus militiae sustinere possint, palam ad se adire non patiuntur, filiumque puerili atetate in publico in conspectu patris adsistere turpe ducunt .
Il devait bien sûr en aller différemment en privé, à la maison, comme dans le cas du port du voile en islam.
Dans le cas des Celtes vus par César il s’agit surtout d’une totale méprise sur la coutume consistant à mettre en pension les enfants chez un parent de la mère afin de parachever leur formation, ce que les Irlandais anglophones appellent le fosterage. D’où l’importance de la relation oncle neveu dans les contes et légendes celtes d’ailleurs.
Les premiers chapitres de notre étude seront consacrés aux rapports pouvant exister entre morale et religion. La religion est-elle la source indispensable de la morale, peut-il exister des morales dites « républicaines », c’est-à-dire totalement indépendantes de la religion ?
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Commençons par la religion.
Il est hors de doute que les Celtes antiques ont eu une ou plusieurs religions et que ces religions se manifestaient par des gestes et des rites. Toute la question est de savoir si chez eux l’élément religieux était envahissant au point de s’insinuer partout, de couvrir la vie entière et, par suite, d’absorber la morale ?
L’érudition moderne a dressé une longue liste des circonstances dans lesquelles un Celte ne peut se passer de la religion : au moment de la naissance, c’est le rite de l’ablution (amphidromie en Grèce) ; au moment des fiançailles, c’est « le partage de la coupe » ; en cas de maladie, c’est l’immolation d’une victime humaine ; à la veille d’un voyage, c’est l’examen des présages ; lorsqu’on accueille un hôte, on lui offre des couronnes, lorsqu’on le quitte, on célèbre un sacrifice ; en cas d’élection, les druides interviennent ; dans les procès, on voit intervenir animaux et fleuves sacrés ; la chasse, la guerre, s’accompagnent de rites religieux. Et cette liste est forcément très incomplète, en raison du petit nombre des textes venus jusqu’à nous.
La guerre est certainement l’occasion de certains actes religieux. Les guerriers cherchent obtenir des présages avant le combat ; ils promettent à leur « Mars » une part de butin. Les amas de butin consacré que César voit de ses yeux sont donc formés d’objets qu’on a choisis pour les vouer à ces dieux (mais ils ne représentent pas l’ensemble de ce qui a été pris à l’ennemi évidemment).
Les Celtes immolent aussi à leurs dieux ou démons de la guerre des victimes. Mais ces faits, qu’on retrouve en tant de pays, permettent-ils de dire que la guerre « exacerbe la piété » des Celtes ? C. Jullian écrit : « Par des signes certains ; les dieux annonçaient qu’ils envoyaient la défaite et qu’ils voulaient la soumission à l’ennemi. Mais quoi ? Il allègue en tout et pour tout qu’en voyant les machines romaines, les Atuatuques croient leurs ennemis aidés par les dieux et se rendent, et que, d’autre part, les habitants d’Uxellodunum capitulent en voyant se tarir la source qui les ravitaille, parce qu’ils croient ; sentir « la volonté des dieux ». Admettons que les faits soient exacts : ils prouvent seulement que les Celtes croient à la possibilité d’une intervention divine dans les choses de la guerre. Je vais plus loin : ils prouvent presque que ces sortes d’intervention sont, à leurs yeux, exceptionnelles ; car, enfin, on ne compte pas les tribu-États qui se rendent à César et, dans cette foule, il ne s’en trouve que deux pour alléguer un motif religieux.
L’éthique se présente –-t-elle en terre celte comme incorporée à la religion ? Le bien et le mal n’y sont-ils que les deux aspects du sacré ? Les bonnes actions sont-elles simplement celles qu’aiment ou ordonnent les dieux, les mauvaises celles dont ils s’offensent ?
L’étude des faits suggère une conclusion infiniment plus nuancée.
Il va sans dire que les Celtes antiques n’entrevoient même pas ce que l’on appelle de nos jours une morale indépendante ou laïque. Et sans doute, y a-t-il, sur certains points, union, et même union assez intime, entre l’élément religieux et l’élément moral. Mais leur morale est déjà bien différenciée de la religion, et, si elle y est associée, on ne peut même pas dire que, dans l’ensemble elle y soit assujettie.
L’union de la morale et de la religion se manifeste tout d’abord dans le vocabulaire… Ainsi l’irlandais a le mot cain qui désigne la loi avec une valeur à la fois religieuse et juridique, et dont la racine se retrouve dans le latin castes (= ce qui est dans l’ordre, conforme à la règle).
Le droit pénal dépose dans le même sens que le vocabulaire. Les offenses aux dieux sont considérées par les Celtes antiques comme des crimes et punis comme tels. Le texte de César à propos du tabou entourant les dépouilles guerrières suffit à le prouver. Ceux qui touchent au butin offert aux dieux sont torturés et mis à mort : on n’hésite donc pas à punir le sacrilège ou le blasphème aussi sévèrement que les autres attentats. Les hasards de l’Histoire font que nous ne connaissons pas d’autre offense aux dieux qui soit l’objet d’une répression pénale. Mais il est invraisemblable que le crime religieux dont parle César soit seul à être ainsi frappé.
Néanmoins, à côté des mots qui nous montrent l’élément religieux et l’élément moral confondus, il y en a d’autres qui nous montrent l’élément moral isolé et indépendant.
Ce sont par exemple les mots ou radicaux recto, rectu, auxquels répondent l’irlandais recht (= loi) et le latin rectus. La signification est morale et non religieuse : ce qui est correct, ce qui est droit, ce qui est juste.
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LES PRINCIPES GÉNÉRAUX
DE L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE.
La morale de la pitié occupe une assez large place. Si l’on en croit les Commentaires, les Celtes auraient des mots pour désigner la douceur, la clémence, l’humanité. Car on voit les Atuatuques supplier César d’agir pro sua clementia ac mansuetudine ; les Bellovaques font également appel à sa clémence et son humanité : pro sua clementia atque humanitate.
Les Celtes se plaignent volontiers de la cruauté de ceux qui les oppriment, et ils font maintes fois appel à la pitié des Romains. Dès le lendemain de l’arrivée de César, Diviciacos « tout en larme », conjure le chef romain d’épargner Dumnorix son frère ; puis ce sont les délégués des Tribu-États qui se jettent aux pieds de César en pleurant et dénoncent la cruauté d’Arioviste, en insistant sur la condition particulièrement pitoyable des Séquanes ; quand les légions avancent contre Bratuspantium, les enfants et les femmes demandent la paix passis manibus suo munere ; à Gergovie, les femmes, le sein découvert, implorent les soldats romains. On peut se demander évidemment si César n’exagère pas, si tous ces appels à la compassion sont aussi nets qu’il l’affirme. Mais il est moins suspect lorsqu’il montre les habitants d’Avaricum suppliant Vercingétorix de ne pas brûler leur ville et celui-ci se laissant toucher par leurs prières et « par un sentiment de pitié envers le peuple » precibus ipsorum et misericordia uulgi. De même, au cours du siège d’Avaricum, lorsque les hommes renoncent à défendre la ville et cherchent à s’échapper, les mères de famille accourent sur les places et se jettent en larmes à leurs pieds.
L’idée d’obligation morale, de devoir, n’est pas étrangère aux Celtes. En Irlande elle s’exprime dans le radical celtique dliged. Sur le Continent, César, lorsqu’il fait parler des Celtes, la rend soit par le participe latin en dus, soit par les verbes debere, necesse est…… César utilise également le terme officium. Évidemment cela ne prouve pas qu’il y ait un mot celte qui soit l’équivalent du latin officium, mais cela prouve qu’en faisant appel à l’idée qu’exprime le mot officium, César sait qu’il sera compris par un homme comme Indutiomaros.
La conception qui assimile bien et beau apparaît dans le discours de Critognatos lorsqu’il rappelle que des Celtes assiégés ont donné l’exemple de tuer et de manger des vieillards plutôt que de se rendre, il ajoute : si cet exemple n’était déjà donné, j’estimerais beau, pulcherrimum, que nous le donnions nous-mêmes.
L’idée de droit est familière aux Celtes. Le grand reproche que fait Critognatos aux Romains, c’est qu’ils veulent ravir aux Tribus-État leurs droits et leurs lois : iura, leges. Un des effets les plus terribles de l’excommunication druidique, c’est qu’on refuse aux excommuniés « leur droit » : neque iis petentibus ius redditur.
Quand les Héduens accueillent chez eux les Boïens, ils les admettent à égalité de droit : in parem
iuris libertatisque condicionem. La notion d’atteinte au droit, d’injuria est naturellement aussi commune que l’idée de ius : l’Héduen Litaviccos, lorsqu’il se tourne contre Rome, invite ses concitoyens à venger les atteintes qu’ont subies leurs droits, suas injurias persequantur.
De la notion de droit, on passe aisément à l’idée de justice. Elle est, elle aussi, familière aux Celtes. Les Volques Tectosages ont un haut renom de justice : summam iustitiae opinionem ; le roi des Suessions, Galba, est choisi par ses alliés pour chef suprême propter iustitiam ; l’Héduen Convictolitavis, dans sa lutte contre Cotos, déclare avoir pour lui iustissimam causam. Les Romains n’ignorent pas que les Celtes sont accessibles au sentiment de la justice, car Cicéron leur parle de la iustitia de César.
PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT.
Le principe est celui de la responsabilité individuelle. Bien que les clients soient forcés de suivre leur chef ou leur père dans ses décisions, on ne voit pas que, l’heure du châtiment venue, ils lui soient associés. Lorsque Orgétorix est mis en jugement chez les Helvètes, ses clients ont beau se solidariser avec lui publiquement, on ne les poursuit pas ; sa mort éteint l’action pénale et on laisse la vie à ses
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enfants. On ne voit pas jouer la moindre idée de responsabilité familiale au moment où des mesures sont prises contre Acco et Litaviccos. Quand Celtillos est mis à mort pour avoir aspiré à la royauté, on ne frappe ni Gobannitio ni Vercingétorix. Quand ce dernier devient général en chef et recourt à des mesures sévères pour faire respecter la discipline, il ne prescrit pas de châtiments collectifs ; il frappe les hésitants, non leurs familles.
Non seulement la notion de responsabilité individuelle existe, mais on donne en principe des garanties à l’accusé. Un des griefs mis en avant justement par Litaviccos pour décider les Héduens à abandonner la cause romaine, c’est que César a fait mettre à mort des prévenus sans leur permettre de se défendre : indicta causa.
Il existe néanmoins quelques traces de responsabilité collective. Les mœurs admettent qu’on demande et qu’on donne les otages, et il est normal que ces otages soient mis à mort pour un acte auquel ils sont étrangers. La confiscation des biens admise par les lois est une peine qui frappe la famille du condamné autant que le condamné lui-même.
Nous ne savons pas exactement toutes les distinctions que font les Celtes entre les divers manquements au devoir. Mais ce que nous entrevoyons du droit suffit à prouver que ces distinctions existent. La législation dont parle César n’a rien de ces législations simples qu’on trouve chez d’autres peuples et qui n’admettent pour tous les délits qu’une seule et même peine de mort. Il y a des crimes punis de mort simple, d’autres de tortures et de mort, d’autres de mutilations, d’autres de confiscation, d’autres d’exil. Les compositions naturellement peuvent varier à l’infini. Des fautes légères sont punies soit par un avertissement, soit par des gestes tels que celui de l’appariteur coupant au fauteur de troubles un pan de son manteau. Enfin il y a des actions qui, sans tomber sous le coup des lois, n’en sont pas moins blâmées : le fait de se montrer en public avec son enfant en bas âge déshonore un père de famille, mais il ne semble pas qu’un châtiment quelconque vienne s’ajouter à ce déshonneur. De même l’homme qui abandonnerait un frère coupable à son malheureux sort ne s’exposerait pas à une sanction légale, mais il aurait à compter, si l’on en croit Diviciacos, avec l’opinion publique existimatio vulgi, et il deviendrait un objet d’aversion.
Une remarque de César nous montre les druides fixant le montant des compositions. Praemia poenasque. Ceci nous montre donc que les notions d’arbitrage et de compositions avaient déjà succédé à la notion de vengeance pure et simple. La peine est considérée comme un succédané de la vengeance.
Par contre elle peut avoir aussi une valeur exemplaire.
Quand Vercingétorix fait couper les oreilles ou crever un œil à certains coupables, César note qu’il en use ainsi pour que la victime serve d’exemple et que la sévérité du châtiment subi frappe les autres de terreur.
En ce qui concerne l’éthologie relative à l’homicide, nous verrons les Druides engager la lutte contre une tradition qui les choque et essayer courageusement de faire prévaloir un principe nouveau.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA VIE ANIMALE.
Sanglier, cheval, ours, mulet, taureau, serpent, grue, corbeau, biche, cerf, mouton, etc. Ces animaux sont donc parfois l’objet d’un culte, c’est entendu, ils jouent un rôle dans les pratiques divinatoires, donnent leur nom à des peuplades, figurent sur les monnaies et les enseignes ; on les retrouvera associés à des dieux sur les bas-reliefs : cela prouve évidemment qu’ils ont un caractère religieux ; mais cela ne prouve à aucun degré qu’ils soient tous d’anciens totems. Pour le prouver, il faudrait établir qu’à une époque quelconque ils ont été tabous pour les Celtes. En dehors du cas des lièvres des poules et des oies en Grande-Bretagne, cette preuve fait défaut.
Au témoignage de César en effet, les Bretons qui habitent la partie inférieure de la Grande-Bretagne, croient qu’il est défendu par la loi religieuse de manger lièvre, poule et oie, et ils en élèvent pourtant, comme bêtes d’agrément : leporem et anserem et gallinam gustare fas non putant ; haec tamen alunt animi uoluptatisque causa.
M. Salomon Reinach, qui a recherché avec une ardeur ingénieuse tous les vestiges du totémisme dans le monde celte, fait remarquer avec raison que cette phrase de César est d’un homme qui voit les choses étrangères à travers ses idées et son expérience de Romain. C’est parce qu’il a vu en Italie de grands seigneurs élever dans leurs parcs des bêtes de luxe animi uoluptatisque causa qu’il imagine les Bretons élevant poules, lièvres, oies « pour le plaisir ».
Mais, sous cette explication de fantaisie, on reconnaît au premier coup d’œil un des éléments essentiels du totémisme : certains animaux ne sont ni tués ni mangés, mais les hommes en élèvent des spécimens et leur prodiguent des soins.
Conclusion d’Albert Bayet.
Il ne faut pas néanmoins exagérer le caractère totémiste de l’ancien druidisme. Si insuffisants que soient les témoignages parvenus jusqu’à nous, ils permettent de répondre à cette question : dans les hautes classes de la société celtique (les seules que les textes nous laissent entrevoir), la morale, aussi haut qu’on remonte, est nettement distincte du totémisme, et, si elle est sur certains points, unie à la religion, elle n’est pas absorbée par elle.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA VIE HUMAINE.
Avertissement au lecteur : le propos de cette étude n’est pas de juger, MAIS DE SAVOIR. Laissons parler les faits établis sans trop leur souffler ce qu’ils ont à dire : ils nous répondent qu’il y a eu des sacrifices humains, mais que ces sacrifices ont été de tout temps très rares. Les Celtes, comme d’autres peuples, ont offert du sang des hommes à leurs divinités, et c’est là un trait de leur morale religieuse qu’il faut noter avec soin ; mais rien ne nous donne à penser qu’ils soient plus prodigues de ce sang que les Grecs ou les Romains.
La morale celtique antique condamne et punit en général le meurtre. Si l’éthologie l’admet en certains cas, ces cas sont rares ; et ces indulgences exceptionnelles soulèvent déjà des protestations à l’époque druidique.
Nous savons en effet de source sûre que le meurtre est puni et que la répression du meurtre est l’objet de soins spéciaux.
À en croire la plupart des historiens, le mépris de la vie, un mépris superbe et brutal serait un des traits saillants de la morale celtique. Les Celtes, dit Michelet, vont brisant et détruisant tout, et jamais nation ne fit si bon marché de la vie de ses membres. Même idée chez les modernes. Le peuple celte est « sanguinaire » ; il n’évite pas plus « de périr que de tuer » ; il a le mépris de la mort ». Ses dieux sont comme lui : il leur faut des cadavres, « beaucoup de cadavres » ; ce qu’ils aiment le plus, c’est la vie humaine et les abords de leur demeure sont « un jardin des supplices effroyable et varié ».
Or, dès qu’on s’en tient aux faits bien établis, on voit s’évanouir, peu à peu l’image farouche et saisissante qu’a tracée Michelet de nos ancêtres ; on voit s’estomper peu à peu la légende des dieux avides de sang humain. L’éthique celtique, à l’époque où nous pouvons la saisir, n’a rien d’une morale de la destruction. Elle est dans l’ensemble hostile au meurtre.
Je crois, pour ma part, qu’il y a là une part énorme d’exagération. Les Celtes, comme d’autres peuples, comme les Romains, comme les Grecs, ont parfois immolé des victimes humaines. Mais ces immolations ont toujours été peu nombreuses. Une légende hostile, s’emparant adroitement de quelques faits exacts, a représenté les dieux et leurs druides comme des êtres avides de meurtres ; et la critique moderne, toujours prête à voir en nos aïeux des « sauvages », ne s’est pas suffisamment tenue en garde contre cette légende.
En fait, les sacrifices humains sont rares.
C’est ce que je voudrais essayer de prouver en étudiant successivement les anciens Celtes puis ceux qu’a connus César.
Chose curieuse, ce sont les premiers qu’on imaginerait le plus friands de victimes ; et pourtant on ne signale chez eux qu’une sorte de sacrifice humain, le sacrifice d’ordre guerrier. En revanche, on imagine qu’avant, pendant et après le combat, les victimes tombent par centaines.
LES SACRIFICES HUMAINS EN TEMPS DE GUERRE.
« Avant la bataille, les chefs cherchaient dans les entrailles des victimes l’expression de la colère ou de la faveur de leur maître souverain ; et, s’ils le jugeaient irrité contre eux, ils lui offraient, comme victimes, leurs femmes et leurs enfants, ainsi que Moab à son Dieu Baal ».
Le fait frappe, éveille en nous l’idée d’effroyables hécatombes. Mais, pour établir cet usage, on n’a en tout et pour tout qu’un récit de Justin. Au moment de livrer bataille à Antigone, qui marche contre eux avec toutes ses forces, des Celtes immolent des victimes (Justin ne dit pas des victimes humaines). Trouvant les présages défavorables, ils espèrent « que la colère des dieux pouvait être apaisée par le massacre de leurs familles » ; ils égorgent donc leurs femmes et leurs enfants. Après quoi, ils vont au combat, « comme si par ce crime ils avaient racheté leur vie et la victoire ».
On fait valoir que ce témoignage est particulièrement sûr, parce que Justin suit dans son récit Trogue-Pompée, Celte d’origine, et parce que l’idée de rachat exprimée par le mot redemissent est communément impliquée dans les rites sacrificiels. Mais d’abord le fait rapporté par Justin est unique en son genre. Pourtant ce que l’histoire a conservé des anciens Celtes, c’est surtout le souvenir de leurs exploits militaires : comment expliquer, qu’au cours de toutes les autres expéditions celtiques on ne voie jamais les victimes tomber avant le combat ?
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Ce n’est pas tout. Ces Celtes qui massacrent femmes et enfants se lancent aussitôt après dans un combat inégal où ils se font tuer jusqu’au dernier. Est-il téméraire de supposer que, s’ils tuent les leurs, c’est justement parce qu’ils prévoient l’inévitable défaite et veulent leur épargner les horreurs de la servitude ?
Un autre témoignage intéressant est celui de Diodore. Diodore, qui déclare, lui aussi, que les Celtes immolent leurs prisonniers, cite un fait précis : un général galate victorieux choisit, parmi ses prisonniers, ceux qui sont les plus beaux et les plus forts ; il les fait couronner de fleurs et les offre en sacrifice aux dieux ; les autres sont massacrés.
Cette fois, nous sommes bien en présence d’un sacrifice. Mais, ce qui est remarquable, c’est que le roi galate n’offre pas aux dieux tous ses prisonniers. Bien que décidé à les tuer tous, il en prend seulement quelques-uns à titre de victimes. On ne peut donc pas dire que la religion demande aux Celtes d’immoler tous leurs prisonniers.
Dira-t-on qu’en fin de compte le massacre n’en est pas moins général ? C’est vrai. Mais, loin de raconter l’histoire du général galate comme une histoire normale, un trait naturel de la part d’un Celte, Diodore le signale comme un trait, « d’extrême insolence ». Ajoutons qu’ici encore il s’agit d’un fait unique. Non seulement Diodore lui-même ne rapporte aucun autre exemple, mais les écrivains antiques observent le même silence.
Bien plus, Tite-Live par deux fois nous montre des Celtes emmenant des ennemis captifs, au lieu de les massacrer.
De ce qu’Henri V a fait égorger tous ses prisonniers français après Azincourt, qui s’aviserait de conclure que la coutume anglaise était alors de massacrer tous les captifs ? Ce qu’il nous faut donc admettre en toute critique c’est qu’une fois un roi galate, qui massacrait tous ses captifs, en a choisi quelques-uns pour les offrir, à titre de victimes aux dieux. En immola-t-il ainsi mille, cent, ou dix ? On ne saura jamais ! Prenons garde d’imputer aux nations entières le crime de quelques particuliers.
Vainement objecte-t-on que le chef galate offre un « sacrifice » qu’il y a donc là un rite normal, une institution régulière. Qui nous dit que ce n’est pas au contraire une mesure exceptionnelle, dictée par des circonstances que Diodore, en bon Grec, omet de nous indiquer ? À la bataille du Métaure, Polybe nous montre les Romains égorgeant les Celtes endormis comme on égorge des victimes. Qui de nous ira en conclure que la religion romaine exigeait que l’on immole tous les ennemis pour les offrir aux dieux ?
Dans l’état présent de nos connaissances, rien ne prouve que les anciens Celtes aient l’habitude d’immoler les prisonniers de guerre, rien ne prouve qu’avant la bataille ils vouent régulièrement à leurs dieux des victimes humaines. Il y a très probablement parmi eux quelques sacrifices humains. Mais tout nous porte à croire que ces sacrifices sont rares.
Vercingétorix, il est vrai, ordonne des exécutions au moment où il prépare la lutte contre César. Mais il n’est dit nulle part que ces exécutions soient des sacrifices. De ce qu’un chef énergique qui sent son pouvoir encore mal affermi se décide à intimider par quelques exemples traîtres et tièdes, il ne s’ensuit pas que les dieux demandent des victimes en masse au moment de l’entrée en campagne.
Reste la phrase de César. Mais qui peut songer sérieusement, à la prendre au pied de la lettre ? Si chaque combattant, au moment d’aller s’exposer aux hasards de la guerre, immolait une victime ou faisait vœu d’en immoler une, les grandes guerres seraient le signal d’effroyables hécatombes. C’est, par milliers que les victimes tomberaient. Si les tribus-État, se piquant d’honneur, ajoutaient leurs sacrifices à ceux des particuliers, on se demande comment les druides pourraient suffire à tant d’immolations. Il serait inexplicable que César ne fît jamais mention de massacres aussi terribles et aussi utiles à sa cause. Or, il n’en souffle mot. Après avoir écrit la phrase générale et horrifique du livre VI, il ne signale pas un seul sacrifice au début d’une seule guerre. Il est donc bien évident que cette phrase n’est qu’une assertion générale et tendancieuse. César a entendu dire que, parfois ; en cas de péril exceptionnel, il peut arriver qu’un guerrier ou une tribu-État immole une victime humaine. Comme de juste, il fait accueil à ce bruit, né peut-être de deux ou trois exemples exceptionnels : mais il oublie que son récit reste démenti par les faits.
L’existence des sacrifices après la bataille n’est pas mieux établie. « On égorgeait comme victimes, dit M. Jullian, tous les ennemis, soit dans le combat, soit après la bataille ». Mais, ici encore, deux textes seulement.
L’un est celui de Diodore dont il a été question plus haut : les Celtes se servent de prisonniers comme victimes.
L’autre texte est une phrase de César : animalia immolant.
Voilà donc un général romain soucieux, nous le savons, de justifier aux yeux de ses concitoyens cette guerre de conquête et qui, voyant, après chaque combat, les Celtes massacrer tous leurs prisonniers,
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oublie chaque fois de signaler le fait. Dira-t-on que la chose va de soi ? Mais alors, quand Titurius vaincu engage des négociations avec Ambiorix en lui demandant vie sauve pour lui et pour les siens, pourquoi César n’a-t-il pas un mot pour s’étonner de cette surprenante candeur ? Comment Titurius lui-même qui n’est pas un nouveau venu dans ce pays, ignore-t-il ce que censément il aurait dû voir vingt fois de ses yeux, ce que tous les lecteurs des Commentaires sont supposés savoir ? Enfin voici dans ces mêmes commentaires des Romains faits prisonniers par les Celtes, travaillant pour eux, leur obéissant : comment César ne marque-t-il pas sa surprise qu’ils aient survécu en ce pays où les dieux réclament tous les captifs ? Comment écrit-il sans un mot d’étonnement que les Héduens révoltés font de leurs prisonniers des esclaves, romanos in seruitutem abstrahi.
César en effet nous dit, au livre VI, que peu de temps avant l’époque de la guerre de l’Indépendance, paulo supra hanc memoriam, on brûlait encore avec le maître les esclaves et les clients qu’on savait lui avoir été chers.
L’indication chronologique est un peu vague. Mais enfin on ne court pas le risque de se tromper gravement en supposant que ces immolations ont encore lieu au début du Ier siècle avant notre ère. Évidemment, elles ne disparaissent pas en un jour ; elles sont le privilège de quelques grandes familles ; il faut une lutte pour les y faire renoncer. Cette lutte se place, selon toute vraisemblance, au cours du Ier siècle. Or, c’est au début du même siècle, que les druides commencent à avoir une influence sérieuse. Il est donc bien probable que c’est eux qui obtiennent peu à peu la suppression de l’usage homicide. Sur ce point, non seulement ils ont combattu, mais ils ont combattu victorieusement.
Restent les sacrifices aux Dieux. Ils sont rares, nous l’avons vu, même avec les druides primordiaux. Sont-ils encore plus rares au temps des druides antiques ? Assurément on pourrait alléguer le fait que César lui-même ne semble pas en avoir vu un seul de ses yeux. Mais le rôle original des druides ne consiste pas, selon nous, à avoir diminué le nombre, déjà peu élevé, des immolations. Ce qu’ils ont voulu, c’est substituer à l’idée religieuse du sacrifice humain, l’idée à la fois religieuse et morale de l’exécution rituelle des condamnés à mort.
Des trois écrivains qui signalent leur monopole en matière d’immolation, deux, César et Diodore, leur attribuent aussi l’usage d’immoler les criminels. Étant donné le petit nombre des textes, cette coïncidence est déjà remarquable. Mais il y a plus, le chapitre de César suggère invinciblement l’idée que cette conception du coupable-victime est chose proprement druidique.
Sans doute, le texte dit : « On croit, arbitrantur, que le supplice des brigands, des voleurs, des coupables est ce qui plaît le plus aux Dieux ».
Grammaticalement, les druides ne sont pas désignés. Mais, comme César, un peu plus haut, dit d’eux qu’ils sont les ministres des sacrifices, qu’ils interprètent les religiones, qu’ils savent quid Dii uelint, il s’ensuit avec évidence que la doctrine dont il s’agit est, dans sa pensée, enseignée par eux. César dit encore, au même endroit, que quand les ressources en criminels font défaut, on se rabat même sur des innocents etiam ad innocentium supplicia descendunt. Le etiam et le descendunt montrent qu’à l’époque druidique l’exécution des innocents est un pis-aller. Pourtant les druides s’y résignent quand il est impossible de faire autrement. Mais d’où vient cette impossibilité elle-même, sinon de ce que l’usage qui veut, en tel ou tel cas exceptionnel, une, deux ou trois victimes, est antérieur à la doctrine qui ne veut que des exécutions de coupables. L’usage est prédruidique, la doctrine est druidique.
Du coup, les fameuses phrases qui parlent du monopole druidique en matière de sacrifice prennent un aspect nouveau. Quand on lit dans les auteurs anciens : « Les Celtes n’ont pas le droit d’offrir des sacrifices humains sans passer par le ministère des druides, des philosophes » il ne faut pas traduire : « ces philosophes, ces druides, tout fiers et heureux de verser le sang, réclament et obtiennent le privilège d’égorger toutes les victimes ». Il faut se dire : « les druides surveillent jalousement tous les sacrifices, sacrificia publica ac priuata procurant, ils en revendiquent le contrôle ; et, sans prétendre frapper les victimes en ne les ayant pas condamnés eux-mêmes, ils s’efforcent d’empêcher qu’on ne les frappe en dehors d’eux, parce qu’ils tiennent, à s’assurer qu’on n’immole que des coupables, et encore des coupables régulièrement condamnés à mort ». Autrement dit, voulant faire prévaloir sur l’idée religieuse un concept éthique, ils transforment le rituel des sacrifices en un Code pénal admettant la peine capitale.
Nous ne prétendons pas que les druides antiques aient fait eux-mêmes la distinction que fait aujourd’hui la sociologie entre l’élément religieux et l’élément éthique. L’exécution rituelle d’un coupable, c’était pour eux à la fois de la morale et de la religion. Mais si les théories des anciens druides sur ce point comme sur tant d’autres nous restent désespérément inaccessibles, faute d’avoir mis la main sur une de leurs bibliothèques, plus d’un fait nous incline à penser que c’est bien leur morale propre qui les pousse à agir contre les sacrifices humains. S’ils essaient de supprimer ces sortes d’immolation, c’est qu’ils sont en général très hostiles au meurtre. Ils ne vivent pas dans les bois de Nemi à servir Diane Nemorense comme les Latins du VIe siècle avant notre (cf. Frazer et son rameau d’or).
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CONCLUSION D’ÉTAPE SUR LES SACRIFICES HUMAINS.
Qu’il y en ait eu, je n’en doute pas. Les Celtes ont immolé des hommes, comme en ont immolé les Grecs, comme en ont immolé les Romains. Mais il me paraît à peu près certain que ces sacrifices ont de tout temps été très rares et, qu’à l’époque de César, on tendait à les supprimer.
Pour établir la fréquence des sacrifices humains en temps de paix, on allègue que les Celtes immolent des hommes au moins en quatre cas.
1° Quand un homme tombe malade ou court un danger.
2° En cas de péril public (et pour cela il faut que les victimes fassent nombre).
3° En vue d’obtenir de bonnes récoltes.
4° Au moment des assises carnutes (et là on offre aux dieux d’énormes holocaustes d’êtres humains.
Enfin, dernière preuve du grand nombre des sacrifices humains : chaque dieu a ses préférences en la matière. Esus demandait que l’on pendît ses victimes à des arbres ; le dieu de la foudre Taran aimait les bûchers ; en l’honneur de Teutates on asphyxiait les misérables en les renversant dans une cuve pleine d’eau. Les condamnés à mort étaient enfermés pêle-mêle avec des animaux dans un colossal mannequin d’osier, de bois, de foin, et on mettait le feu à cette masse de chair. D’autres périssaient par crucifixion, à coups de flèches ou d’un coup d’épée. C’était un jardin des supplices effroyables et variés que les abords de la demeure d’un dieu celte.
Tous ces faits accumulés donnent bien l’impression d’une morale particulièrement irrespectueuse de la vie humaine. Mais ils sont tous assez mal établis.
En cas de péril public, la Tribu-État sacrifie d’innombrables victimes humaines. Ici encore un seul témoignage, celui de césar ; et ici encore il n’est pas corroboré par la lecture des Commentaires. Au cours de la guerre pour l’indépendance les tribu-États en question ont eu l’occasion ou jamais d’immoler des victimes pour se sauver d’un péril public. Or, aux moments les plus critiques, on ne les voit pas recourir à ce rite sanglant.
Strabon écrit que les druides antiques jugeaient les affaires de meurtre et que, quand elles étaient nombreuses, ils y voyaient un signe d’abondance pour les récoltes. Sans doute à cause du nombre de condamnés à mort pouvant être offerts aux dieux à cette occasion.
Rappelons néanmoins que les druides antiques, simples arbitres, ne condamnaient personne à mort et se contentaient de fixer le montant des compositions. S’il y avait pléthore de condamnés à mort, cela devait être dû à l’activité des tribunaux laïcs.
Constatons donc simplement que les Celtes de l’époque voyaient un rapport entre le nombre des affaires criminelles jugées dans le pays et la beauté des récoltes.
César, Strabon, Diodore, et Lucain (ou plus exactement son scholiaste), évoquent des sacrifices humains par le feu. Les quatre textes sont en désaccord sur des points importants. Trois d’entre eux parlent de l’objet qui est resté célèbre, du récipient. Diodore, par contre, n’y fait pas allusion. Des trois premiers textes, l’un dit : les mannequins sont en bois tressé, et du mot simulacra on conclut généralement que ces mannequins représentent… des hommes. Le second dit ce sont des colosses de foin et de bois ; Ie troisième : ce sont des récipients en bois.
Passons aux victimes, même diversité. D’après César et le scholiaste de Lucain, ce sont uniquement des victimes humaines. D’après Strabon, ce sont des animaux domestiques, des animaux sauvages et des hommes. D’après Diodore, ce sont des hommes et des animaux pris à la guerre. Le mélange des hommes et des animaux est donc attesté par deux auteurs sur quatre.
Enfin, à qui sont destinés les sacrifices Strabon n’en dit rien, ni César. Le scholiaste de Lucain parle de Taran. Diodore paraît croire à des sacrifices d’ordre guerrier. Par contre, les célèbres survivances si souvent observées à l’époque moderne sont célébrées à l’occasion la fête de la Saint-Jean, ce qui ferait croire à des sacrifices accompagnant une fête solaire ; et, en ce cas, on songerait à Bélénus plutôt qu’à Taran ou un Mars quelconque.
On voit que des ombres épaisses enveloppent le plus célèbre des sacrifices humains druidiques. À travers tant d’obscurités, peut-on entrevoir une réponse à la question qui nous préoccupe : les immolations de victimes brûlées étaient-elles nombreuses ?
Nous ne savons pas si les mannequins, colosses ou récipients, sont allumés une ou plusieurs fois par an, ou une fois tous les cinq ans, ou à l’occasion des guerres. Nous ne savons pas si on en allume
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plusieurs à la fois. L’obscurité même et les contradictions des textes appellent néanmoins une remarque : si ces immolations étaient chose courante, les Anciens les auraient mieux connues. L’incertitude des écrivains s’explique par la rareté des faits. Comme ces faits sont frappants par eux-mêmes, historiens et voyageurs se croient tenus d’en parler ; seulement aucun d’eux n’a jamais eu l’occasion de rien observer, aucun d’eux n’a sous les yeux le récit précis d’un témoin oculaire, parce que ces sortes d’immolations étaient extrêmement rares.
C’est là notre conclusion, non seulement en ce qui concerne les mannequins, mais pour l’ensemble des sacrifices humains.
Qu’il y en ait eu quelques-uns à l’époque historique, c’est certain. Mais la légende, une légende hostile, en a démesurément grossi le nombre, et c’est cette légende que l’on suit aujourd’hui quand on parle d’hécatombes et d’énormes holocaustes.
Veut-on s’en convaincre ? Que l’on applique aux Romains les méthodes qu’on applique aux Celtes : dès l’instant qu’on se contentera pour eux, comme pour nos aïeux, de généralisations arbitraires, on les trouvera tout aussi friands de sacrifices humains. M. Bertrand a esquissé une démonstration de ce genre il est aisé de la compléter.
On nous dit : les Celtes croient que la vie d’un homme en péril ne peut se racheter que par la vie d’un autre. Mais, à Rome, quand Caligula est malade, des citoyens, à en croire Suétone, font vœu de se tuer et se tuent pour obtenir le salut du prince.
On nous dit : en cas de péril public, la Tribu-État fait immoler des victimes humaines (et on ne cite pas un exemple de ces immolations). Mais, à Rome, on immole des victimes humaines quand on craint des événements terribles, et il y a des formules destinées à accompagner les immolations de ce genre en cas de terreur publique.
On nous dit : pour obtenir de bonnes récoltes, les Celtes sacrifient des hommes (et pour arriver à cette conclusion, il faut torturer un texte de Strabon). Mais, à Rome, des témoignages précis prouvent que Liber Pater, Dis Pater, Latinus, les Lares, reçoivent des victimes humaines destinées à exciter leur puissance vivifiante, à faire mûrir grappes et récoltes.
On nous dit : Hesus demande des pendaisons, Taran des bûchers, Teutatès des victimes asphyxiées (et on n’arrive pas à l’établir). Mais, à Rome, Liber Pater demande des pendaisons, les Dieux Mânes auxquels se sacrifie Curtius demandent une mort par asphyxie, Volcanus Thybris des morts par immersion.
Supposons que des ennemis aient jadis groupé tous ces faits, qu’ils en aient tiré d’abord une théorie générale, ensuite un dicton destiné courir le monde, on en conclurait sans doute aujourd’hui que la morale religieuse des Romains versait le sang à flots. Et pourtant cette conclusion serait trompeuse, d’abord parce qu’on réunirait des faits datant d’époques très différentes, ensuite et surtout parce que ces faits sont peut-être rares, exceptionnels, et qu’en les présentant comme des faits courants, on trahirait la réalité : autre chose est d’immoler quelques victimes humaines dans des circonstances extraordinaires, autre chose d’organiser à date fixe, en vue d’événements périodiques de formidables hécatombes.
Cette erreur d’optique que, grâce au grand nombre des textes, nous avons évitée touchant les Romains, nous l’avons commise en ce qui concerne les Celtes. De quelques faits exceptionnels, que les Anciens avaient eu déjà tort de grouper savamment, nous avons tiré une théorie encore plus savante, et encore plus fausse.
Et pourtant nous devions être sur nos gardes : les témoignages qui nous font connaître à Rome les sacrifices humains viennent des Romains eux-mêmes ; au contraire, ceux qui nous les font connaître en terre celte nous viennent de leurs ennemis.
C’est la tête pleine de ces préjugés que César pénétrera en terre celte. Verra-t-il de ses yeux un seul sacrifice humain ? Quel que soit son désir de rabaisser ses adversaires, nulle part il ne le dit ni ne le donne à entendre. C’est donc que ces sacrifices humains sont extrêmement rares : car s’il en était autrement il les verrait s’accomplir à chaque instant dans ses propres troupes, en partie celtes. Mais, s’il ne va pas jusqu’à inventer de toutes pièces des scènes qu’il n’a jamais vues, César n’entend pas non plus pousser l’impartialité jusqu’à ruiner la vieille légende qui peut justifier aux yeux du grand public sa campagne. Arrivé au passage où il donne une description générale des mœurs de nos aïeux, il reprend donc pieusement le vieux racontar ; il n’en omet pas les traits pittoresques.
RÉSUMONS-NOUS !
L’éthologie celtodruidique antique admet certains sacrifices humains.
Mais, malgré le petit nombre de textes venus jusqu’à nous, nous pouvons considérer comme à peu près certain que ces sacrifices, aussi haut que l’on remonte dans le passé, sont fort peu nombreux.
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Dès qu’on sort des phrases générales, dictées par le racisme (par la haine et la peur du barbare) on cherche en vain ces sacrifices qui, à en croire les Anciens, devaient ensanglanter la Celtique.
Non seulement les sacrifices sont peu nombreux ; mais, dans le monde druidique, il y a une tentative pour les supprimer, soit en les abolissant purement et simplement, soit en y substituant l’exécution rituelle des criminels condamnés à mort.
Nous ne connaissons qu’un exemple, chez les Scordisques, de libation de sang humain. Nous ne connaissons que deux sortes de duels qui semblent approuvées. Nous savons que le meurtre est puni et que la répression du meurtre est l’objet de soins spéciaux.
Les druides accordaient une attention toute spéciale à la répression des meurtres. Mais il en allait de même y compris dans les pays où il n’existait pas de druides puisque Strabon nous dit que, chez les Galates, les affaires de meurtre étaient soumises à un tribunal spécial composé de trois cents membres et siégeant en un lieu spécial appelé drunemeton. Note du traducteur. Les Galates avaient en fait des équivalents de ces druides, appelés dikastes en grec. Le drunemeton devait plutôt être une sorte de haute cour de justice réservée aux affaires politiques de haut niveau.
Le meurtrier est-il toujours puni de mort ? Quand il comparaît devant les druides, jamais. Mais devant les juridictions ordinaires, il en va parfois autrement. Un texte bien souvent cité de Nicolas de Damas dit que la mort punit le meurtre de l’étranger, mais que le meurtre du citoyen n’est puni que de l’exil.
M. Jullian conjecture avec vraisemblance que les meurtres punis de l’exil sont ceux qu’entraînent les rixes.
PEINE DE MORT.
L’éthologie celtique antique, nous l’avons vu, admet la peine de mort. Il se peut que la peine de mort ait puni un plus grand nombre de crimes que ceux dont on vient de voir la liste. Mais nous savons qu’au-dessous de la peine capitale, il y a les mutilations (amputation d’une main comme dans le Code pénal musulman ?), l’exil, la confiscation des biens, et enfin la composition. Rien n’invite à croire que le châtiment suprême ait été prodigué.
N.B. Jullian affirme que l’adultère de la femme était puni de mort. Mais le texte de César qu’il cite ne parle pas de femmes adultères ; il vise celles que l’on soupçonne d’avoir tué ou fait tuer leur époux.
Notons enfin que les druides mettent un point d’honneur à jouer un rôle de médiateur politique, se font un devoir de connaître des affaires de meurtre, ne prononcent pas de sentences capitales.
Les tribunaux druidiques ne prononcent pas de sentences capitales. Nous avons vu plus haut, qu’ils n’en ont probablement pas le droit et que, arbitres entre les parties qui viennent volontairement à eux, ils se bornent à fixer les compositions : praemia poenasque. Mais il est permis de supposer que les druides répugnent aussi à verser le sang ; car, lorsqu’ils excommunient un condamné qui refuse de se soumettre ; ils ne cherchent pas à le faire mettre à mort : César dit qu’on s’écarte de l’excommunié, qu’on fuit son abord, qu’on lui refuse justice et honneurs ; il ne dit pas qu’on l’abat. Visiblement on cherche à le contraindre à l’obéissance, on ne cherche pas à le supprimer. Si donc les druides s’intéressent aux affaires de meurtre, ce n’est pas avec l’arrière-pensée de se procurer des condamnés à mort qu’on offrira en victimes aux dieux, c’est pour empêcher que les violences des hommes puissants ne demeurent impunies.
Non seulement les sacrifices humains semblent très rares, aussi bien chez les anciens Celtes, que chez ceux du temps de César, mais on peut se demander si les druides, au premier siècle avant notre ère, n’étaient pas en train de les supprimer progressivement.
LES DUELS.
La même légende qui fait des Celtes d’effroyables immolateurs d’hommes en fait comme de juste des amateurs de duels toujours prêts à en découdre.
Il y a là encore exagération.
Laissons de côté les textes qui nous montrent les Celtes batailleurs sans qu’on puisse distinguer s’il s’agit de combats privés ou simplement de guerre ; laissons ceux dans lesquels il est question de combats singuliers sur les champs de bataille ; les seuls duels sur lesquels nous ayons quelques
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renseignements sont le duel judiciaire, le duel à la fin d’un festin, le duel pour l’attribution du meilleur morceau, le duel entre druides candidats au pouvoir suprême.
Touchant ce dernier, il me semble que le scepticisme s’impose. D’après César, quand le primat des druides meurt, ou bien il a pour successeur celui dont les titres s’imposent, ou bien, s’il y a doute, les druides votent : « quelquefois même le pouvoir suprême est l’objet d’une lutte à main armée : nonnunquam etiam armis de principatu contendunt ». Peut-on conclure de cette phrase que les candidats combattaient et que l’épée décidait du principat des druides comme chez les Latins elle décidait de la royauté sacerdotale de Némi ?
Il est plus simple de supposer que les partisans des divers candidats, druides ou laïcs, en viennent quelquefois aux mains. En tout cas les mots nonnunquam etiam suffisent à prouver qu’il ne s’agit ni d’un rite ni d’une institution reflétant la morale druidique antique. Les combats dont il s’agit sont chose irrégulière. À l’époque mérovingienne, il arrive aussi nonnunquam qu’on se batte pour un évêché. Mais ces combats ne sont pas recommandés par la morale de l’Église.
Les duels à la fin des repas sont signalés par Posidonios et Diodore : « Les Celtes, dit Posidonios, se battent parfois en duel pendant le repas : armés dans leurs réunions, ils se livrent à des combats simulés et luttent du bout des mains ; ils vont parfois jusqu’à se blesser et, s’irritant par là même, ils en viennent, si les assistants ne les arrêtent pas, jusqu’à se tuer ».
Et Diodore : « les Celtes ont l’habitude pendant les repas et à propos du premier sujet venu, d’en venir aux disputes en paroles, aux provocations et de là aux combats singuliers : la perte de la vie leur est indifférente ».
Cette habitude est peut-être moins répandue que ne semble le croire Diodore, car César n’en souffle mot.
En tout cas les phrases qui précèdent prouvent clairement qu’il ne s’agit pas là de duels prévus et autorisés par la morale celte. Ce que la mode admet ou exige, ce sont des combats simulés. Du spectacle en somme. Il arrive que le caractère irascible de certains et un repas trop arrosé fassent dégénérer ces luttes feintes en luttes véritables. Mais le seul fait que les assistants interviennent pour séparer les combattants prouve assez qu’un duel sanglant est réprouvé par la morale.
Nous ne disposons d’aucun détail sur le duel judiciaire des Celtes continentaux antiques, mais il est codifié dans le droit irlandais médiéval. Nous y reviendrons.
Le duel pour la meilleure part de la viande servie lors des banquets, ou morceau du héros, est signalé par Posidonios et il n’y a aucune raison de se méfier de son témoignage. « Aux temps anciens, écrit-il, quand on servait un jambon, le plus brave en recevait la partie supérieure ; si quelque autre s’y opposait, il y avait entre eux duel à mort ».
Ce texte est net !
Maintenant a-t-on le droit de conclure de cette marque d’honneur que deux convives qui convoitaient le meilleur morceau marchaient l’un contre l’autre le fer à la main ?
C’est par des généralisations aussi arbitraires que l’on donne une idée inexacte de la morale celtique antique.
Cette sorte de duel, dont Posidonos déclare qu’il avait lieu « aux temps anciens » est la seule que la morale celtique antique ait, à notre connaissance, admise.
LE SUICIDE.
« C’étaient les mêmes bravades contre l’ennemi, le même mépris de la mort, la même folie du suicide » ; leurs croyances sur la vie future « faisaient que les Celtes ne perdaient rien de leur indifférence pour la mort. Ils la traitaient toujours comme l’époque d’une existence géminée. Le suicide était un changement plus tôt opéré et rien de plus. On ne peut pas dire qu’il fût chez les Celtes un acte d’absolue spontanéité : on se tuait toujours pour un motif, excès de générosité, défaite militaire, mort d’un patron ou d’un proche, événement surnaturel ; mais il suffisait du moindre incident pour leur faire croire que les dieux ne s’opposaient pas à leur mort, et ils partaient joyeusement. Les innocents qu’on destinait aux holocaustes solennels ne devaient point toujours regretter d’être choisis pour victimes, ni les clients d’un défunt de l’accompagner dans la tombe ».
IL Y A DANS CE TABLEAU UNE PART DE VÉRITÉ.
Le premier type de suicide dont on puisse dire avec assurance qu’il est approuvé ou prescrit est le suicide de ceux qui veulent suivre dans la mort un parent ou un chef. On ne peut pas conclure grand-
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chose de légendes comme celle qui nous montre Celtiberus se tuant après la mort de son frère ou d’exemples isolés comme celui que donne l’Aquitain Pison. Mais l’institution des soldurii nous révèle l’existence de suicides obligatoires. Les soldurii sont des guerriers liés à leur chef par un lien moral. Ils lui sont « dévoués », partagent sa vie et ses périls, et, s’il meurt de mort violente, ou bien ils se font tuer ou bien ils se donnent la mort. De mémoire d’homme, écrit César, on n’en a pas vu un seul se refuser à mourir, une fois mort celui auquel il s’était dévoué. Polybe nous montre les fidèles du roi Anéroëste se faisant frapper sur le champ de bataille par leur chef qui ensuite se frappe lui-même. D’autre part, Pomponius Mela écrit que certains Celtes se précipitent avec joie sur le bûcher des leurs uelut una uicturi. Il s’agit sans doute de ces clients et esclaves chéris de leur maître que César nous montre immolés lors des funérailles des grands. Ces suicides sont-ils prescrits comme ceux des soldurii ? On ne peut pas l’affirmer. Mais, liés aux rites funéraires, ils sont en tout cas hautement approuvés, du moins jusqu’à l’époque druidique.
Le second type de suicide, approuvé par la morale celtique, est la mort volontaire de ceux qui ne veulent pas survivre à une défaite. Bien entendu on a vu dans ces suicides un sacrifice plus ou moins exigé par la religion. Mais c’est en vain qu’on cherche dans le récit de la mort de Brennos « l’impie » l’ombre d’un souci religieux ou d’un élément rituel.
Certains expliquent ces sortes de suicide par les croyances religieuses relatives à l’autre vie. Les guerriers voient dans la mort volontaire un moyen « de revivre, libres et en armes, dans le séjour des Morts ».
Cette hypothèse éliminée, l’explication la plus simple est celle que donnent les textes : les Celtes se tuent pour éviter la honte de survivre à une défaite, comme le font, en pareil cas, les juifs de Massada, les Romains et bien d’autres. En fait de suicides collectifs Appien nous montre les Sénons vaincus s’égorgeant eux-mêmes comme des furieux, Polybe des Gésates se faisant tuer par les Romains, Tite-Live des Galates se jetant les uns sur les autres et agrandissant leurs blessures pour avoir une fin plus glorieuse, Dion des Vénètes se tuant sur leurs navires pour ne pas être pris vivants. Enfin on peut supposer que les blessés dont Brennos ordonne le massacre, après l’échec de Delphes, consentent à mourir plutôt que d’être pris. Strabon ajoute que les Celtes ne se contentent pas de se tuer eux-mêmes ; ils entraînent dans la mort leurs femmes et leurs enfants.
D’autres suicides, approuvés ou prescrits, semblent plus difficiles à expliquer. Ceux évoqués par Elien, Nicolas de Damas, Aristote, Éphore.
Ces textes nous font connaître non pas un usage, mais deux.
Premier usage : les Celtes restent dans leurs maisons battues par les flots.
Deuxième usage : ils attendent la mer ou s’avancent contre elle jusqu’à ce qu’ils soient submergés.
Cet usage qui a si fort étonné les Anciens, est peut-être l’ultime écho d’une sorte de sacrifice volontaire. Remarquons pourtant que, si l’hypothèse est assez vraisemblable, d’autres restent possibles. Les hommes qui s’avancent dans la mer sont peut-être à l’origine des druides chargés de l’arrêter par des gestes rituels, et les mouvements d’arme que signale Elien peuvent avoir eu une valeur magique.
Il y a enfin le type de suicide en public et après avoir distribué ses richesses, évoqué par Posidonios.
Il existait donc quatre trois types de suicide admis ou prescrits.
— Suicide après la mort d’un parent ou d’un chef.
— Suicide après une défaite.
— Suicide d’ordre religieux.
— Suicide en public après avoir distribué aux siens des richesses reçues en cadeau.
Cependant rien ne prouve que le taux de suicide ait été particulièrement élevé chez les Celtes. Considérons les suicides de ceux qui veulent périr avec leurs murailles ou avec leurs demeures. Où voit-on que les soldats de la guerre de l’Indépendance se fassent un point d’honneur de périr AINSI sur les murs dont ils ont la garde ? Les faits rapportés par Elien sont donc, au moins à cette époque, des faits rares et dont la rareté même a fait la célébrité. Enfin il faut bien croire aussi que les suicides en public après avoir distribué aux siens des richesses reçues en cadeau ne sont pas non plus chose fréquente, car Posidonios est le seul à en parler.
Il est donc erroné d’attribuer aux Celtes antiques une morale simpliste approuvant indistinctement toutes les morts volontaires. Ils n’ont pas eu une éthologie exaltant la mort volontaire en soi et poussant les hommes à se tuer sans raison spéciale, pour la beauté du geste.
En vain leur attribue-t-on un superbe mépris de la vie, quitte à les montrer par ailleurs toujours prompts à sacrifier la vie des autres pour sauver la leur. Si les Celtes antiques ne sont pas le moins du monde dénués de tout respect pour la vie des autres, ils ne sont pas davantage toujours prêts à sacrifier la leur au moindre incident. La liste des suicides approuvés parmi eux n’est pas plus longue que celle des suicides admis par le droit romain.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LE CORPS.
L’ancien druidisme admet que les victimes de sacrifice humain placées dans les fameux mannequins d’osier y soient placées vivantes ; nous n’avons aucune preuve que les anciens druides ont essayé d’adoucir cet usage à part le fait d’y avoir recours à des condamnés à mort au lieu d’innocents pour cela.
Le droit laïque lui aussi admet la mort par le feu. C’est la peine qu’on inflige aux traîtres, aux tyrans, aux femmes responsables de la mort de leur mari et, en certains cas, à ceux qui commettent des fautes graves contre la discipline militaire. Les plus grands personnages sont exposés comme les autres à ce supplice ; c’est celui qu’on réserve chez les Helvètes au tout puissant Orgétorix.
Au cours de la bataille contre Merula, les chefs boiens, d’après Tite-Live, frappent les poltrons à coups de javeline. Mais nous ne savons pas si ces chefs cèdent à un mouvement d’indignation ou si les châtiments corporels sont courants dans les armées celtes.
Nous ne savons pas davantage si les coups ou d’autres peines atteignant le corps jouent un rôle dans l’éducation des enfants telle que la conçoivent les parents ou les anciens druides. Nous ignorons si les maîtres brutalisent leurs esclaves.
Par contre un fait frappait déjà les Anciens, c’est l’habitude qu’avaient certains Celtes de couper la tête de leurs ennemis MORTS (et non de les égorger vivants comme font les fous d’Allah aujourd’hui).
Ce rite avait-il à l’origine un sens magique, un intérêt religieux ? C’est fort possible. M. Renel rappelle qu’en Polynésie et en Malaisie, on fixe les têtes qu’on peut se procurer au toit de la hutte, et les ennemis d’autrefois deviennent ainsi des gardiens et des protecteurs. Mais rien ne dit que les Celtes qui clouent des têtes dans leur demeure aient une idée de ce genre. Il est fort possible qu’ils veuillent simplement étaler le témoignage de leur bravoure. En tout cas à l’époque de Posidonios l’usage est hautement approuvé par la morale, et personne ne s’offense d’un tel sort infligé au corps de l’ennemi puisqu’il paraîtrait tout au contraire indigne de rendre ou vendre contre son pesant d’or une tête qu’on a ainsi rapportée dans sa maison.
FUNÉRAILLES.
Les premiers chrétiens ont été indifférents au sort du corps après la mort. Mais nous ne pouvons pas attribuer aux Celtes, dont les funérailles sont parfois somptueuses, une éthologie aussi indigne.
ANTHROPOPHAGIE.
La morale celtique admet-elle l’anthropophagie ?
Les traces d’anthropophagie sont dans le monde celte rares et peu sûres. Si parfois dans des villes assiégées, nos aïeux mangent de la chair humaine, ce n’est pas que leur morale les y autorise en principe. C’est par l’effet d’un désespoir héroïque qui les pousse à des actes qu’eux-mêmes trouvent horribles.
Ammien, dans un portrait où il y a des traits sûrement fort anciens, signale le soin que les Celtes prennent de leur corps : tersi tamen pari diligentia cuncti et mundi. La blancheur de neige que Timagène attribue aux bras des femmes, l’éclat de la chair des guerriers que signalent plusieurs historiens, s’expliquent en partie par ces soins de propreté. Les femmes ; d’après Pline se lavent le visage avec de l’écume de bière pour conserver la blancheur de leur teint. Les Celtibères, au témoignage de Diodore, se lavent les dents avec de l’urine. Une sorte de « dentifrice » qui sans doute devait donner des dents encore plus blanches.
D’après un texte d’Arétée de Cappadoce (Traité des signes, des causes et de la cure des maladies aiguës et chroniques) signalé par Belloguet, les Celtes savonnent leur linge. Ammien écrit, suivant Timagène, que dans ces contrées et principalement chez les Aquitains, on ne voit personne, fût-ce une femme, fût-ce dans l’extrême pauvreté, porter comme ailleurs des haillons sordides.
On ne compte pas les textes qui nous montrent les Celtes soucieux d’élégance dans le vêtement, avides de couleurs éclatantes, d’or et de pourpre. Strabon nous montre les magistrats couverts de vêtements dorés. Les esclaves se distinguent des hommes libres par une livrée de couleurs. Sans doute celles de leur maître.
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Et l’élégance est probablement de mise quand le guerrier part à la guerre : boucliers richement ciselés, ceinturons dorés et argentés, cuirasse d’or, casques à aigrette d’or, ornement de corail, colliers, bracelets étincellent sur les champs de bataille.
OBÉSITÉ.
« Éphore donne à la Celtique une étendue exagérée : il lui attribue la plus grande partie du pays que nous appelons aujourd’hui Ibérie, jusqu’à Gadira, il nous en représente les habitants comme amis des Hellènes, et il signale maintes particularités où nous ne retrouvons pas les Celtes d’aujourd’hui. En voici une : ils s’étudieraient à ne devenir ni gras ni ventrus, et tout jeune homme dont l’embonpoint dépasserait la mesure marquée par une ceinture, serait puni. Voilà pour la Celtique de par delà les Alpes » (Strabon. Géographie. Livre IV, IV, 6).
CONSOMMATION D’ALCOOL
Nos ancêtres ayant souvent été accusés d’être de fieffés ivrognes, il importe de faire le point à ce sujet, sans vouloir pour autant nier qu’il y a eu comme partout dans le monde d’ailleurs, de fréquents cas d’ivresses publiques ou privées. Mais il y avait aussi des ivresses sacrées, notamment avant les batailles.
Il importe donc de faire les distinctions nécessaires.
L’utilisation de vin dans les pratiques religieuses de la fin de l’Âge du Fer constitue une réalité archéologique bien tangible. Fil conducteur et « révélateur » de ces pratiques, les amphores s’inscrivaient au cœur d’une symbolique assimilant, par métonymie, le contenant à son contenu, le produit aux effets qu’il engendre. L’étroite analogie de traitement qui unit ces dépôts à d’autres catégories d’atebertas (d’offrandes) éclaire leur présence systématique sur les grands sanctuaires du pays. Le vin y était mis en valeur, au travers de rituels calqués sur ceux qui étaient infligés aux autres offrandes. Par les mutilations volontaires dont elles sont l’objet, les rites de crémation, la sélection minutieuse des parties et des lieux d’enfouissement, sous forme de dépôts très organisés, les amphores se muent en véritables objets de consécration.
Leur contenu était consommé lors de grands festins, décrits de manière détaillée dans les textes antiques et matérialisés par ces milliers de tessons d’amphores ainsi que par ces milliers d’ossements accumulés dans de grands fossés d’enclos, ou dans l’enceinte des sanctuaires. Leur mode de dépôt atteste la consommation simultanée, par une communauté nombreuse, de grandes quantités de nourriture et de boisson : hectolitres de vin et/ou de bière, morceaux de choix prélevés sur de jeunes porcs ou de jeunes moutons, céréales… Ces festins mettaient en œuvre des accessoires spécifiques, ustensiles de cuisson et vases métalliques, réservés à la sphère collective plutôt que domestique. Certains d’entre eux, comme les chaudrons, revêtaient une fonction liturgique. Découpe et cuisson des viandes, mélange solennel des boissons. La pratique conjointe du repas et du sacrifice s’assortissait de rites précis, accomplis en préalable à l’acte de consommation, ou lors de sa conclusion.
Les libations de vin offertes en l’honneur des divinités ou des défunts y représentent une pratique aussi centrale que dans la liturgie gréco-romaine. Atebertas ou offrandes d’amphores pleines, déposées ou précipitées au fond de cavités en offrande à la terre, ou libations partielles ; cette pratique bénéficie, sur les sanctuaires, d’indices archéologiques concrets. Fosses, rigoles et conduits, destinés à canaliser un liquide dans le sol, associés à de grandes quantités d’amphores, trouvent un équivalent direct dans les bothroi (ensembles sacrificiels constitués d’une fosse et d’un autel) connus DANS les sanctuaires de la Grèce archaïque. Et dans le monde arabe antique (voir notre essai contre l’islam tome I).
Les mêmes dispositifs sont intégrés à l’aménagement de certaines sépultures, où ils servent à l’alimentation du défunt, post mortem.
Festins et libations s’accompagnaient d’autres manipulations infligées aux reliefs et aux accessoires du banquet, régies par des normes rituelles strictement observées, à des centaines de kilomètres de distance.
Le bris des amphores, à l’aide d’armes, ou d’outils, en constitue l’étape la plus reconnaissable. L’état de fragmentation extrême de certains dépôts indique une volonté d’anéantissement systématique, qui s’apparente au bris rituel infligé aux atebertas ou offrandes métalliques retrouvées dans les sanctuaires. Tessons d’amphores et pièces d’armement y présentent souvent les mêmes traces
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d’impacts de lame ou de percussion. Ce geste sacrificiel visait à consacrer les reliefs du festin, à détruire définitivement l’ensemble des biens et des accessoires investis, à l’usage exclusif des divinités et/ou des organisateurs de la fête.
Le décolletage des amphores par « sabrage », attesté par la découverte de cols bouchés ou d’impacts de coups de lame, évoque un rite de décapitation symbolique du récipient. La séparation et la sélection minutieuse des panses et des cols peuvent être interprétées à la lumière des rites de démembrement des dépouilles, connus sur les sanctuaires du Nord. Ce parallèle est renforcé par le dépôt conjoint, dans certains sanctuaires, d’éléments de cols et de crânes ou a contrario, d’un corps décapité environné d’amphores décolletées. Vraisemblablement inspirée par la forme anthropoïde de l’amphore, cette pratique trahit le lien plus général qui unit, chez les Celtes, valeur supérieure du crâne, mais aussi effets de l’alcool (crânes sciés ou casques utilisés comme coupes à boire).
La crémation des amphores, dont témoignent certains tessons calcinés, voire déformés sous l’effet d’un feu très violent, s’assimile également à une forme de destruction sacrificielle. Elle renvoie à l’idée de purification et d’évaporation du produit, par analogie au vin immolé avec l’encens des autels gréco-romains, ou déversé sur les bûchers aux braises encore incandescentes, en l’honneur des divinités célestes.
L’enfouissement des dépôts dans des profondeurs naturelles ou artificielles, puits, fosses, ou fossés, constitue la dernière étape du rituel, par laquelle les biens consommés se voient définitivement mis à l’écart du monde profane. Ces cavités aménagées dans les sanctuaires afin d’accueillir les reliefs de l’activité cultuelle, s’adressaient aussi aux divinités souterraines résidant dans le sol ; tout comme l’immersion des amphores et des ustensiles du banquet dans des fleuves, dans des puits, ou au fond de cavités naturelles. Ces dépôts ont souvent un caractère organisé (alignements, compositions circulaires ou ternaires, récipients disposés en ligne et/ou tête-bêche, amphores reconstituées à partir de fragments disparates), qui trahit une volonté de mise en scène, de protection, ou de cloisonnement symbolique.
Cette opération revêtait, dans certains cas, une dimension ostentatoire et purement symbolique. Dans les sépultures ou à leurs abords, dans les sanctuaires comme dans certains amas votifs, le dépôt d’amphores complètes s’accompagne généralement d’une masse de tessons résiduels, parfois prélevés sur des dépotoirs domestiques. Ils procèdent d’une symbolique d’abondance visant à souligner la richesse du défunt ou de la communauté. Un simple tesson suffit à véhiculer l’image du contenu (pars pro toto) ; certains, pourvus d’une dédicace gravée à la pointe, retaillés en forme de statuette, de jeton, d’amulettes, ont pu jouer un rôle plus actif dans le rituel.
Ces rituels s’exerçaient à différentes échelles. À l’intérieur de l’enceinte de grands sanctuaires confédéraux, comme sur de petits lieux de culte ruraux, en pleine nature ou au sein d’enceintes palissadées de tailles diverses (des plus vastes, calqués sur le modèle des Viereckschanzen, aux plus modestes, rattachés à l’habitat) ; voire au sein même de l’espace domestique.
Certains lieux de culte concentrant dans leur enceinte des quantités considérables de vin semblent avoir été dédiés spécifiquement à cet usage. Cette activité faisait appel à des dispositifs pour libations bien identifiés, puits, fosses, et autres « autels creux », garnis d’amphores, de vaisselle métallique, et de céramiques, utilisées lors des festivités ou de l’exercice du culte. Le parcours des amphores au sein de l’espace sacré obéit à des constantes : leur ouverture, suivie de libations, se faisait à l’intérieur ou à proximité des temples ; la consommation du vin, dans de vastes espaces ou galeries monumentales aménagés alentour ; leurs débris étaient enfouis ou relégués en périphérie de l’aire cultuelle, le long du mur d’enceinte.
Ces « sanctuaires à libations » s’inscrivent en marge du champ d’identification des sanctuaires traditionnels, essentiellement centrés sur l’aspect guerrier, limités dans leur diffusion aux franges septentrionales et occidentales du pays. Leur activité apparaît souvent centrée sur des cultes de fertilité, matérialisés par le dépôt d’amphores, de meules, et d’outils agricoles. Une nette césure culturelle sépare, à cet égard, les régions situées de part et d’autre du cours de la Loire et de la Seine. Longtemps cantonnés à l’Aquitaine, ces sanctuaires s’étendaient en fait à l’ensemble du Centre-Est et du Sud-Ouest. Le dépôt d’amphores vinaires dans des puits « à offrandes », en particulier, recouvre une réalité commune à l’ensemble du domaine celtique occidental, proportionnelle au volume d’importation régional. Il matérialise la rencontre de pratiques du genre libations axées sur la symbolique du vin, connues dans le monde méditerranéen depuis le VIIIe siècle avant notre ère d’une part ; une tradition d’enfouissement de vaisselle et d’atebertas ou offrandes alimentaires entretenue dans la zone tempérée depuis l’Âge du Bronze, d’autre part ; où les boissons indigènes, comme la bière, tenaient vraisemblablement la première place (une autre oblation qui dominait dans les cérémonies les plus importantes était aussi celle de l’hydromel sacré, boisson aux vertus exaltantes,
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de caractère assez mystérieux). Ces pratiques s’étendent à une vaste série d’enclos fossoyés de plan quadrangulaire, caractérisés par leur position isolée, mais aussi l’absence de structures d’habitat et de mobiliers domestiques. Les quantités considérables d’amphores qu’ils ont livrées, souvent associées à de l’armement, de la vaisselle métallique, et autres biens de prestige désignent certains d’entre eux comme des espaces réservés aux assemblées festives d’ordre religieux, politique et juridique. Ces « enclos à banquet » présentent, à l’instar des sanctuaires, de nettes différences d’échelle, en fonction de l’importance des manifestations qui s’y déroulaient ou du nombre de convives. Les plus vastes d’entre eux rejoignent la première interprétation des Viereckschanzen du sud de l’Allemagne, comme espaces de rassemblement à vocation festive et religieuse. Ces structures d’enclos sont l’équivalent protohistorique des « théâtres » qui servaient, selon Posidonios, de cadre aux festins celtiques ; ils ont sans doute précédé, dans leur fonction, ces édifices à spectacle britto – ou gallo-romains voués aux rassemblements communautaires et/ou à l’exercice du culte. Leur position frontalière souligne leur rôle probable dans la définition des alliances et le règlement des conflits territoriaux.
Certains bâtiments monumentaux à vocation sociale et/ou religieuse semblent avoir rempli la même fonction : les temples et de grands portiques en bois qui constituent l’aménagement de certains sanctuaires sont identifiés comme des espaces dévolus au banquet. Utilisé en toile de fond pour les assemblages de banquettes qui garnissent les chambres funéraires de l’élite, leur plan s’inspire, dans certains cas, de celui des estiatoria (réfectoires) méridionaux.
La reproduction de ces pratiques dans la sphère privée s’illustre à travers de petits enclos à vocation festive et/ou cultuelle, peu ou prou intégrés à l’habitat ; version réduite des grands enclos et sanctuaires publics, ils étaient adaptés à des manifestations organisées à l’échelle de la famille, du clan, ou de la communauté agraire au sens large, présidées par une élite habilitée à l’exercice du culte privé. Certains dépôts votifs en fosse ou en puits, composés d’amphores, d’armement, de restes humains et/ou de vaisselle métallique, enfouis dans l’espace domestique, témoignent de rites libatoires pratiqués au cœur de l’habitat, à l’instar des « laraires » d’époque romaine.
L’exercice du festin et des libations dans un cadre funéraire s’illustre à travers l’omniprésence du vin et des amphores sur les sites d’incinération ou d’inhumation de cette période ; la frontière avec le domaine cultuel n’est pas toujours facile à mettre en évidence. L’utilisation du vin dans le banquet mortuaire et l’extinction du bûcher funèbre constituent des réalités objectives, attestées sur certains sites funéraires ; il est probable que le dépôt d’amphores dans les tombes ou à leur périphérie recouvrait des fonctions multiples et complexes.
Une forme antérieure d’utilisation du vin à des fins funéraires est le dépôt de récipients brisés puis incinérés, sacrifiés aux divinités, à l’image de ceux qui sont présents sur les sanctuaires contemporains. Cette proximité rituelle s’exprime également à travers le lien spatial qui unit, dans certains cas, sanctuaires et sépultures aristocratiques garnies d’offrandes vinaires. Cadre de libations régulièrement effectuées en l’honneur du défunt et des divinités, ces structures s’apparentent directement aux temples dédiés à un héros, connus dans le monde grec.
Les divinités honorées par ces pratiques revêtaient des formes aussi diverses que les rites et les contextes qui leur étaient dédiés. L’offrande souterraine d’amphores et de vaisselle renvoie sans doute au bon Suqellos Dagda Gargant, figure centrale du panth-éon ou plérôme druidique réunissant dimension « chtonienne » et idéologie du chaudron, associé au motif de l’amphore, du tonneau et du gobelet.
Les textes, comme l’archéologie, laissent entrevoir une grande variété de figures qui ne rend que plus patente l’absence de Dionysos, dieu-ou-démon du vin dont le culte n’a jamais vraiment pris racine en terre celte ; hormis le cas un peu particulier de l’île des Namnètes où vivaient des ménades, à en croire Strabon (Géographie, livre IV, Chapitre IV, 6) et Denys le Périégète (dans sa description de la [terre] habitée), ainsi que quelques autres. Mais en fait ce Dionysos était l’interpretatio graeca d’un dieu-ou-démon celte en rapport avec la sexualité. Notre propos n’étant pas ici de traiter du problème controversé du tantrisme celtique ou de l’adultère de femme de Partholon, nous n’en dirons pas plus.
L’utilisation du vin dans le rituel funéraire doit être envisagée dans une double perspective : libations aux morts et dépôts d’offrandes vinaires renvoient aussi bien à la notion d’alimentation post mortem qu’à celle de sacrifice. La présence d’amphores brisées puis incinérées à l’image des dépôts de sanctuaire, laisse à penser qu’ils s’adressaient aussi bien au défunt qu’aux divinités en charge de son âme/esprit. Quelques découvertes suggèrent que le vin a pu être utilisé, comme en Grèce, pour laver les os du défunt.
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L’histoire de la consommation vinaire à l’époque préromaine trahit de longues phases de discontinuité ainsi que de nombreuses disparités régionales. Elle se décompose en deux phases distinctes.
La première, au Hallstatt final, la seconde à la fin de l’Âge du Fer, deux périodes marquées par de profondes mutations sociales et politiques. Elle puise sa source dans une tradition millénaire de pratiques festives faisant appel aux boissons fermentées locales (hydromel, bière), propres à l’ensemble des civilisations archaïques de l’Âge du Bronze européen.
Cette tradition se heurte, au VIe siècle avant notre ère, à une première tentative d’ouverture aux rites du banquet de type grec. Le vin fait une apparition très limitée au nord des Alpes. Sa consommation s’inscrit, dès l’origine, dans le cadre des manifestations religieuses présidées par l’aristocratie, dans les tombes comme dans les sanctuaires. Elle demeure liée à une forme éphémère de pouvoir « princier », dont le déclin s’amorce dès le Ve siècle avant notre ère.
Lui succède une longue phase de retour aux boissons locales, concomitante avec l’émergence d’une nouvelle classe guerrière et sacerdotale, qui se traduit par la fondation des grands sanctuaires du Nord. L’absence totale d’amphores au IVe et au IIIe siècle trahit une attitude de rejet volontaire, prônée par un clergé réticent aux influences extérieures. Écarté des modes de représentation de l’élite, le vin cède la place à la bière, consommée dans les assemblées guerrières. Son implication dans les rites sacrificiels, les festins d’alliance et de victoire étendus à un cercle de plus en plus large de participants, forme le creuset des grandes manifestations collectives qui émergeront au siècle suivant.
Comme au premier Âge du Fer, il semble possible de distinguer deux faciès de consommation.
Le premier, dit « hiératique », propre aux sociétés « égalitaristes » du Midi, consiste en la redistribution ostentatoire de grandes quantités de vin destinées à toutes les classes sociales.
Le second, dit « hiérarchique », propre aux sociétés plus élitistes du Nord, prône la valorisation de faibles quantités de vin sacralisé à l’extrême, par le biais d’accessoires métalliques mis en valeur dans les tombes.
Au premier faciès correspondent les régions du Centre et du Centre-Est (Arvernes, Éduens, Ségusiaves), où le vin figure en grandes quantités sur les sites de sanctuaires et d’enclos dédiés à la pratique du festin. Fondés sur une logique redistributive et clientéliste, ils témoignent, avec l’absence de sépultures « riches », de sociétés peu hiérarchisées.
Au second faciès correspondent les régions de Belgique orientale, de l’Atlantique et du Nord-Est ; où des quantités de vin plus restreintes se concentrent principalement, à l’instar de la vaisselle métallique, entre les mains d’une élite foncière et militaire, ouverte aux apports commerciaux et civilisationnels extérieurs. La majorité des découvertes concerne les sanctuaires, les sépultures, et les résidences à caractère « aristocratique », où elles étaient valorisées dans le cadre d’une liturgie traditionnelle, d’abord fondée sur les boissons locales.
Ces différents faciès recouvrent des oppositions culturelles, politiques, et sociales, très profondes, dont la logique dépasse la vision d’un peuple simplement divisé entre « égalitaires » ou « élitaires », entre partis « traditionaliste » ou « pro-romains ». Rites de boisson et banquets marquent la rencontre de concepts aussi opposés qu’idéologie du vin (amphores, cratères, situles, coupes à boire) et idéologie de la bière ou de l’hydromel (seaux, chaudrons, situles, vases à boire indigènes) ; banquet de type grec et festin archaïque ; enclos à banquet ou sépultures aristocratiques… Ces options civilisationnelles connaissent, selon les régions, des limites très nettes ou des zones de transition, qui évoluent au fil du temps. Elles témoignent d’un « choc » civilisationnel et historique dont les textes se font l’écho, et dont les principaux emblèmes, l’amphore et le chaudron, figurent sur les légendes monétaires.
L’exemple des Nerviens montre que, là où les influences italiennes se font le moins sentir, la morale celte prône une tempérance assez rigoureuse.
Lorsqu’il s’informe des mœurs des Nerviens, on répond en effet à césar que les Nerviens ne laissent pas entrer de vin sur leur territoire parce qu’ils pensent que le vin affaiblit les cœurs et détend le courage.
Voici donc un peuple celte qui, sur cette question, allait aussi loin que les lois américaines du temps de la Prohibition.
Il ne faut pas juger le reste des Celtes sur cet exemple puisqu’en dehors du cas des Nerviens le vin circule librement, mais il serait aussi fou de vouloir nous en tenir à la vieille légende des Celtes ivrognes invétérés.
Tenons-nous-en aux faits : des Celtes, ignorant les effets du vin, en boivent sans doute avec excès aux jours de fête lors de leurs premières incursions en Italie ; plus tard, lorsque les marchands du Midi commencent à monter vers le Nord, il y a des exemples d’ivresse et dans la classe riche et dans la
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classe pauvre, mais nulle part on ne voit un peuple abêti tout entier par l’ivresse ; nulle part on ne trouve trace d’une morale complaisante envers l’ivrognerie.
Mais les récits s’ajoutant aux récits, il est bien entendu que les Celtes sont dans leur ensemble un peuple de fieffés ivrognes.
La réalité est tout autre. Si les Celtes se laissent séduire par le vin en Italie, c’est évidemment que la plupart d’entre eux n’ont pas l’habitude d’en boire. S’ils s’enivrent c’est que, sobres à l’ordinaire ils supportent mal cette boisson nouvelle.
Tel est l’avis un peu optimiste d’Albert Bayet sur le sujet.
Par contre ce qui est certain et là il a totalement raison de le faire remarquer, lors de la guerre pour l’indépendance, César ne nous signale pas une fois qu’il a eu affaire à des ivrognes.
CONCLUSION POUR NOS JOURS.
L’exemple des druides médecins antiques nous montre que vie et santé sont des biens précieux. Nous avons donc à en prendre soin raisonnablement tout en tenant compte des nécessités d’autrui et du bien commun. Barack Hussein Obama a eu raison de réfléchir la mise en place d’une assurance santé généralisée, abordable et de qualité pour tous. Au minimum pour nos enfants ! Car la santé, oui, ça coûte cher ! On ne cesse de vouloir nous le faire déplorer, alors qu’il faudrait au contraire s’en réjouir : nous sommes mieux soignés qu’auparavant ! Nous vivons et demeurons productifs plus longtemps que jamais ! Alors, certes, la santé coûte des milliards, mais les bénéfices qu’en tire chacun d’entre nous, et la société tout entière vont bien au-delà de la seule question financière.
La santé coûte cher et va coûter de plus en plus en raison de l’augmentation de la population et de l’espérance de vie, mais aussi de l’arrivée de techniques médicales de plus en plus perfectionnées…
Face à cette inéluctable réalité, il faut choisir.
Soit la politique qui consiste à faire supporter l’augmentation des dépenses de santé aux malades eux-mêmes comme le font les compagnies d’assurance privée de ce pays. Et de fait, ce sont essentiellement les malades qui, jusqu’à présent, ont supporté les vains efforts de maîtrise des dépenses de santé. Grave, cette situation l’est en tout premier lieu pour ceux qui ont besoin de soins. Année après année, plan après plan, les patients sont contraints de mettre toujours davantage la main au porte-monnaie. La logique est bien connue. Si les comptes de la nation sont dans le rouge, c’est à cause des malades. Ce sont eux qui consomment trop de médicaments, de consultations médicales, de séjours hospitaliers… Forçons-les à limiter leur demande et le déficit disparaîtra. Les « coupables » doivent payer ! Ainsi, la question n’est plus de soigner du mieux possible les citoyens, mais qu’ils coûtent le moins cher possible à la collectivité. Dangereuse et injuste, cette politique est aussi totalement inopérante.
Soit une véritable prise en charge médicale minimale, hors chirurgie esthétique ou de confort, voulant contrarier les effets de l’âge, voire aussi en cas d’avortement non justifié par de solides raisons (viols, incestes…). Obama sur ce point a eu raison de tenir compte des problèmes éthiques que cela soulevait.
Ce financement est donc un véritable choix de société. Il mérite un large consensus national. Ce consensus est pourtant d’autant plus indispensable qu’au-delà du « simple » financement, c’est l’ensemble de notre système de santé qui demande réflexions, discussions et réformes.
Mais il faut assumer cette politique au lieu de continuer à débiter la protection sociale en fines tranches, au fil d’une véritable « politique du saucisson », jusqu’à ce qu’un jour il n’y ait plus de saucisson.
Tant de saints hommes et si peu de résultats ! Nous autres, très-sachants d’aujourd’hui, sans être comme les druides médecins de jadis, nous pensons bien sûr qu’il convient de maîtriser les dépenses de santé, mais en suivant d’autres pistes, notamment celle de la réorganisation des soins. Nous appelons notamment à passer d’une logique de politique de soins à une logique de politique de santé fondée sur la prévention. Ainsi que nous avons pu le voir, à en croire Strabon, citant Éphore, certains Celtes de l’Antiquité s’efforçaient déjà de ne devenir ni gras ni ventrus et punissaient tout jeune homme dont l’embonpoint dépassait la mesure fixée par une certaine ceinture.
En ce qui les concerne, les néopaïens sont prêts à payer davantage pour leur santé. Mais en tant que citoyens, pas en tant que malades. Il s’agit d’être responsable et non pas coupable !
Nous réclamons donc de « changer de logiciel » afin de refonder notre pacte social de santé. Il s’agit de faire des propositions, que ce soit pour financer notre santé à tous et la maintenir accessible, ou
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pour mieux l’organiser, garantir la qualité des soins, poursuivre la démocratie sanitaire, conforter les droits individuels des patients… Parlons-en, discutons-en collectivement, publiquement. L’avenir de la santé, notre avenir, est en jeu.
Il nous faut un système de soins (tout comme pour l’École et l’Université d’ailleurs) fondé sur le partage et la solidarité des plus riches envers les plus pauvres ; non un système fondé sur le sauve-qui-peut individuel, autre nom de l’égoïsme. La communauté doit en assurer le financement.
Cela implique de la part de la société, des conditions d’existence permettant de grandir et d’atteindre la maturité, nourriture et vêtement, habitat, scolarité (de type druidique) travail.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA SEXUALITÉ.
Ce que nous pouvons commencer par noter c’est que les Celtes n’exigeaient pas de la future épouse qu’elle soit vierge, car les secondes noces sont légitimes. Dans le conte de Plutarque, Sinatos trouve tout naturel d’épouser Camma veuve, et Camma, qui cherche par tous les moyens à éviter cette union, ne songe pas à alléguer qu’un second mariage est chose déplacée. Les alliances de la mère de Dumnorix, M. Jullian en fait la remarque, sont nombreuses : elle épouse le père de Dumnorix, un autre chef et, en dernier lieu, un Biturige.
Aucun des textes qui précèdent ne prouve donc que les Celtes attachent à la virginité ou à la chasteté un prix singulier. Ajoutons enfin que les druides peuvent se marier : Diviciacos dit que, seul de tous les Héduens, il n’a pas donné ses enfants en otages aux Séquanes, c’est donc qu’il en a.
Le propagandiste chrétien Eusèbe de Césarée écrit (la préparation évangélique livre VI chapitre 10) que chez les Celtes les jeunes garçons prennent de jeunes hommes pour maris en toute liberté, et en raison de la loi qui règne chez eux, ils ne voient là aucun sujet de blâme.
Je n’hésite pas, écrit Belloguet, à regarder ces assertions comme mensongères, si ce n’est pour tous les peuples de Celtique, au moins pour les véritables Celtes. La fécondité même des femmes celtes ne donne pas à penser qu’elles ont été négligées par leurs maris ; et les mariages légaux dont parle Eusèbe, fort peu vraisemblables dans les temps antérieurs, paraissent tout à fait incroyables au IVe siècle de notre ère après trois cents de soumission à la domination romaine. Eusèbe a pu se faire l’écho d’un racontar transformant en mariage un pacte d’amitié entre deux jeunes hommes.
Sur la pudeur des femmes, nous avons des renseignements contradictoires. Certains textes nous présentent les guerriers celtes comme des brutes débauchées. On lit dans l’Anthologie l’épitaphe de trois vierges milésiennes qui, repoussant la passion criminelle des Celtes et de leur fougue brutale, ont trouvé en Hadès un époux et protecteur.
Sur la pudeur des hommes également. L’empereur Julien à peu près contemporain de l’évêque de Césarée, loue les Celtes de leur chasteté et Spartien nous apprend que les Celtes rendaient même à cette vertu des honneurs religieux au temps des Antonins.
Reste à expliquer comment tant d’auteurs reprennent à Éphore un fait dont la totale inexactitude serait flagrante.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA FAMILLE.
LA MORALE ET LA FAMILLE.
L’aimable légende de la fondation de Marseille, le geste de la fille du roi tendant la coupe nuptiale à l’hôte inconnu, ont fait dire à certains historiens que la femme celte est très libre dans le choix de son époux ; mais les Grecs avaient intérêt à arranger une légende qui soit flatteuse pour eux.
La fidélité est certainement un devoir pour l’épouse.
Dans l’histoire d’Erippé, un Celte s’indigne de voir sa captive le préférer à l’époux qui veut la racheter et, dans son indignation, il tue la femme infidèle.
Chez les Galates, Khiomara, épouse d’Ortiagon, est violée par un centurion romain qui l’a emmenée comme captive. Elle fait tuer le centurion, enveloppe la tête coupée dans un pli de sa robe, et la jette aux pieds de son époux. Enfin la célèbre Camma reste fidèle à son époux mort et aime mieux périr elle-même que d’épouser l’homme qui, par amour pour elle, l’a rendue veuve.
Plutarque, Traité de l’amour (en grec Erôticos). Chapitre XXII.
« Bien qu’il ait de très nombreux exemples de cette constance, à vous qui êtes des adorateurs du dieu [de l’amour] il ne disconvient pas de relater l’histoire de la Galate Camma.
C’était une femme de la plus grande beauté, mariée au tétrarque Sinatus, que Sinorix, un des hommes les plus influents de Galatie, désespérément amoureux de Camma, fit assassiner, puisqu’il ne pouvait l’obtenir ni par la force ni par la séduction du vivant de son époux. Camma trouva refuge et consolation dans l’exercice de la charge de prêtresse héréditaire d’Artémis, et passait le plus clair de son temps au sein de son temple ; bien que de nombreux rois et dynastes locaux aient demandé sa main, elle les repoussa tous. Mais quand Sinorix eut l’audace de lui proposer le mariage, elle ne déclina pas son offre ni ne le blâma pour ce qu’il avait fait, comme si elle pensait que c’était seulement à cause de son amour excessif pour elle qu’il avait tué Sinatus, et non par pure vilenie : il vint donc avec confiance lui demander sa main. Elle le reçut gracieusement et le conduisit jusqu’à l’autel de la déesse, et but à sa santé dans une coupe contenant de l’hydromel empoisonné, en la vidant à moitié elle-même et en lui donnant le reste. Quand elle vit qu’il avait tout bu, elle poussa un cri de joie, et en invoquant alors le nom de son défunt mari, s’écria : « Jusqu’à ce jour, cher et tendre époux, j’ai vécu sans toi une vie pleine de chagrin et de douleur, mais maintenant reçois moi toi-même avec joie, car je t’ai vengé du pire des hommes, heureuse que je suis de partager ma mort avec lui tout comme j’ai partagé ma vie avec toi ».
Sinorix fut évacué du temple sur une civière et rendit l’âme peu après. Camma vécut encore tout le reste de cette journée ainsi que la nuit suivante. On dit qu’elle mourut avec un grand courage et même avec gaieté ».
Nous ne savons pas si l’adultère commis par l’époux est puni. Les excès qu’on reproche aux guerriers celtiques feraient croire qu’ils ne se font pas scrupule de tromper leur femme au moins en temps de guerre. Mais on ne peut pas juger de la morale courante sur les mœurs des soldats en campagne.
Par contre un texte bien souvent cité, montre que l’on se préoccupe d’assurer des ressources personnelles aux veuves : « les hommes en se mariant mettent en communauté une part de leurs biens équivalant, d’après estimation, à la somme d’argent (pecunias) apportée en dot par les femmes. On fait de ce capital un compte unique, et les fruits en sont conservés (fructusque seruantur) ; le conjoint survivant reçoit l’une et l’autre part avec les fruits des années précédentes (cum fructibus superiorum temporum) ».
Ce texte est l’objet d’une controverse qui dure depuis le 16e siècle. Il n’est pas facile en effet de décider si le mot pecunias désigne exclusivement une somme d’argent et le mot fructus les intérêts de cette somme, ou s’il faut comprendre sous le nom de pecunia toutes sortes de biens meubles et notamment des troupeaux : en ce second cas, on pourrait se demander si les fructus réservés représentent le produit des ventes d’animaux ou la plus-value du cheptel. Il y a encore à se demander si les pecunia sont aliénables et ce que deviennent les fruits des fruits.
Mais quoi qu’on pense de ces problèmes, un point est hors de doute : la veuve touchera sa dot, une somme égale à cette dot, et des fructus produits par cette masse. Rien ne prouve que, du vivant de son mari, elle soit copropriétaire de cette masse et qu’on puisse, à ce titre, la considérer comme
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l’égale et l’associée de son mari. Mais il est certain qu’au lendemain de la mort de l’époux, la succession est débitrice de la somme indiquée par César et que la femme survivante en est personnellement propriétaire, comme le serait l’époux lui-même si c’était la femme qui disparaissait.
Une telle institution a pour effet évident de donner à la femme veuve la sécurité matérielle et, par là même, quelque indépendance.
Ainsi que nous avons eu déjà l’occasion de le dire, une veuve peut se remarier. La chose est licite et n’offense pas la conscience commune. Dans le conte de Plutarque, Sinatos trouve tout naturel d’épouser Camma veuve, et Camma, qui cherche par tous les moyens à éviter cette union dont elle a horreur, ne songe même pas à alléguer qu’un second mariage est une chose déplaisante. La mère de Dumnorix se marie trois fois et il ne semble pas que son influence en soit diminuée.
Peut-être les veuves sont-elles plus libres que les jeunes filles dans le choix d’un époux : dans l’Histoire de Camma, on voit les parents de notre héroïne exercer sur elle une pression violente pour la contraindre à accepter Sinatos ; mais il ne paraît pas qu’un seul de ces parents ait le droit de lui donner un ordre formel. César dit bien de l’héduen Dumnorix qu’il a lui-même choisi le troisième mari de sa mère : matrem conlocasse, mais le fait qu’elle suit son conseil prouve seulement qu’elle est avec lui au point de vue politique, contre Diviacos l’aîné, cela ne prouve nullement qu’elle est tenue d’obéir.
La mère est peut-être tenue par l’éthologie celtique antique de nourrir au sein ses enfants, puisque Strabon déclare que les femmes celtes sont d’excellentes nourrices. Son autorité, quelle qu’elle soit, prend fin quand le fils, par la mort du père, devient chef de famille à son tour : si l’on n’a pas le droit de dire que Dumnorix marie lui-même sa mère, il est encore plus évident qu’il ne la consulte pas sur son propre mariage, négocié directement avec l’Helvète Orgétorix.
Le père, s’il a des droits, a également des devoirs. Tout d’abord il semble que l’éthologie celtique d’alors l’engage à avoir beaucoup d’enfants. Le culte des matres, matrae, matronae, dont l’origine celtique n’est pas douteuse, prouve que les Celtes honorent la maternité.
À en juger sur les mœurs, le père doit aimer ses enfants ; nous avons déjà vu le serment des cavaliers de Vercingétorix : ne ad liberos…… aditum habeat. Le guerrier qui prête un tel serment s’impose une épreuve, et une épreuve rigoureuse. C’est donc qu’il aime ses enfants. À Gergovie, les mères de famille, voulant encourager les défenseurs, tendent vers eux leurs enfants « selon la coutume celtique » : elles font donc appel à l’amour paternel comme à un sentiment puissant. À Avaricum, les femmes adjurent leurs maris de ne pas abandonner se et communes liberos. Vercingétorix, voulant obtenir des siens l’autorisation de brûler bourgs et villes, fait valoir que, si ces mesures sont cruelles, il leur serait plus cruel encore de voir leurs enfants réduits en esclavage. Enfin la preuve la plus sûre que l’amour paternel est chose commune, c’est l’usage de demander aux vaincus des otages, d’exiger que les grands, les chefs, livrent leurs enfants. Arioviste demande aux Séquanes nobilissimi cuiusque liberos et les Séquanes vivent dans l’épouvante que leurs enfants ne soient maltraités.
L’enfant, aussi longtemps qu’il est sous la manus du père, lui doit bien entendu respect et obéissance. L’éthologie celtique antique l’invite aussi à aimer ses parents ; car le serment des cavaliers vise non seulement l’épouse et les enfants, mais les parentos. La piété filiale se manifeste, au moment de la mort du père, par des funérailles somptueuses : funera sunt, pro cultu Gallorum, magnifica et sumptuosa, et le fils ne doit pas hésiter à brûler, avec le corps, tout ce qui a été cher au défunt.
Autre point aujourd’hui élucidé, l’éthologie celtique antique veut que l’enfant qui n’est pas encore en âge de porter les armes n’ait pas le droit de se montrer en public en présence de son père. Preuve s’il en était que la coutume de mettre en pension les enfants chez un parent éloigné de la mère afin de parachever son éducation était alors très répandue, ce que les Irlandais appellent fosterage en anglais. D’où la fréquence du rôle des neveux et des oncles dans les contes et légendes celtes.
Nous ne savons pas si un Celte garde des devoirs précis à l’égard de ses aïeux morts, s’il leur doit des soins funéraires déterminés. Mais nous savons que tout au moins les nobles gardent pieusement le souvenir de leurs aïeux. On lit dans Silius :
Ipse tumens atauis Brenni se stirpe ferebat.
Et dans Properce :
Virdomari genus hic Rheno iactabat ab ipso.
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Le poète qui accompagne l’ambassadeur du roi Bitoitos chante « la naissance » de son maître. Enfin, le seul fait qu’on distingue parmi les nobles celui qui est de veille famille : antiquissima familia natum prouve qu’un Celte des hautes classes veille sur la mémoire de ses ancêtres.
Dernier point. Divers témoignages indiquent que la morale recommande l’amour fraternel : dans le domaine de la légende, Arar se tue de désespoir, après la mort de Celtiberos ; Strabon conte que César ayant décidé de mettre à mort Adiatorix et Dyteute, l’aîné de ses enfants, le cadet, voulant sauver Dyteute, essaie de faire croire aux bourreaux que c’est lui-même qui est l’aîné ; une dispute touchante s’engage entre les deux frères ; enfin, les parents persuadent à Dyteute de céder la victoire à son cadet. Lorsque l’Aquitain Pison tombe sur le champ de bataille, son frère refuse de lui survivre ; lorsque l’Héduen Litaviccos veut entraîner ses concitoyens à la lutte contre Rome, il raconte que ses frères ont été tués par César et feint que la douleur l’empêche de parler ; enfin lorsque César veut faire exécuter Dumnorix, Diviciacos supplie le chef romain d’épargner son frère : il reconnaît que Dumnorix est coupable, mais il ajoute sese tamen et amore fraterno et existimatione ulgi commoveri ; si Dumnorix est mis à mort, c’est lui Diviciacos qui en sera rendu responsable, et « toutes les sympathies du pays se détourneront de lui ».
Cette solidarité entre frères n’est pas l’exception, elle est la règle. Un fait suffit à le prouver : chez les Héduens il y a des lois qui défendent que deux hommes appartenant à la même famille soient, du vivant l’un de l’autre, non seulement magistrats, mais même admis au sénat. L’empire de de ces lois n’est pas toujours souverain, puisque, au cours d’une crise, Valetiacos proclame vergobret son propre frère et se voit soutenu par la moitié de la Tribu-État. Mais la seule existence d’une telle disposition montre que l’alliance politique entre frères est considérée comme chose normale. Que Diviciacos et Dumnorix, après avoir été amis, se séparent et se combattent au lendemain de l’arrivée de César, c’est un fait, mais un fait anormal : en règle générale, les frères marchent d’accord, et cet accord est chose si commune qu’on fait des lois pour en prévenir les effets.
L’éthologie celtique antique n’unit pas seulement les frères : il y a des liens entre propinqui. La loi les consacre, puisque, en certains cas, elle prévoit la réunion d’un tribunal composé de « proches ». L’affection ne s’arrête pas aux agnats, car César en parlant de l’héduen Cotos, parle de magnae cognationis.
Quelle est la solidité de ces liens entre frères et de ces liens entre proches, c’est ce que nous allons voir en étudiant la solidarité familiale.
LA RESPONSABILITÉ FAMILIALE COLLECTIVE.
Examinons d’abord le groupe formé par le père la mère et les enfants, ce que nous appelons aujourd’hui la famille mono nucléaire.
La solidarité n’y est pas absolue en ce sens que chacun des membres n’est, au point de vue pénal, responsable que de ses propres actes (à l’époque de césar bien entendu). Nous avons déjà vu que les enfants d’Orgétorix ne portent pas la peine du crime paternel, que Vercingétorix garde sa situation après la condamnation et l’exécution de son père Celtillos. Des textes de César nous montrent que, dans le Tribu-État où la royauté est abolie, les héritiers des derniers monarques restent des personnages considérables. Nulle part on ne voit une femme punie ou inquiétée pour la faute de son mari. Mais à l’inverse, le droit pénal admet en certains cas la confiscation des biens ; lorsqu’elle est prononcée, c’est le groupe tout entier qui pâtit de l’action commise par son chef. Il est fort probable encore que ce même groupe intervient lorsque le père est assassiné ; car ce ne peut guère être que lui qui réclame la composition dont les druides fixent le montant.
La solidarité familiale n’est pas non plus un vain mot dans la famille au sens le plus large du mot, celle qui correspond aux cognats et propinqui. Le prouve non seulement l’existence du tribunal des propinqui dont nous avons vu plus haut la compétence. C’est la loi même des Éduens, car on a pu remarquer qu’elle n’interdit pas seulement l’entrée du sénat à deux frères, mais à deux membres d’une même famille : duo ex una familia.
Quand un parti des Héduens décide d’attaquer les Romains, Eporedorix et Viridomaros préviennent César qu’il y a là un péril grave parce que, une fois des Héduens engagés dans le conflit, leurs propinqui ne pourront pas se désintéresser d’eux et finiront par entraîner l’État tout entier.
Ne croyons donc pas que le Celte place au-dehors de la famille le meilleur de son existence. Au contraire, il vit communément avec elle, par elle et pour elle. En temps de paix, pères, fils, frères,
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cousins et autres proches, sont assez étroitement unis pour que la Tribu-État redoute cette union ; les alliances familiales sont un moyen normal de préparer les alliances politiques. En temps de guerre, les soldats ne se séparent des leurs que si la guerre doit être courte ; ils considèrent cette séparation comme une rude épreuve. Aux heures critiques, l’argument suprême pour relever leur courage, c’est de leur rappeler qu’ils combattent pour les leurs ; c’est de leur montrer de loin leurs enfants.
CONCLUSION POUR NOS JOURS.
Le Roi ou l’État, étant aujourd’hui responsable du bien-être des citoyens, il est normal qu’ils interviennent pour orienter la démographie de la population. Les tentatives visant à réduire la stérilité humaine, autrefois abandonnée aux dieu-ou-démons, ou à la divine providence, sont à encourager. La famille doit être aidée ou défendue par les mesures sociales appropriées. Là où les familles ne sont pas en mesure de remplir leurs fonctions, les autres corps sociaux ont le devoir de les aider, voire de les soutenir.
La famille a un caractère sacré. La vie est reçue des parents, ne pas honorer ses parents, c’est se déshonorer soi-même. Cela est certes devenu plus difficile qu’avant. Querelles dues à l’individualisme chrétien, aux problèmes matériels et financiers (héritages) à l’endoctrinement de l’idéologie dominante, à de nouvelles religions… Mais, devenus parents à leur tour, les enfants permettent à leurs père et mère de devenir ancêtres eux aussi, et de perpétuer ainsi l’égrégore familial. La famille est la matrice de la personne humaine et le berceau de la société, contrairement à ce qu’affirment les chrétiens à la suite de leur maître à penser, le grand rabbi Yehoshoua Bar Yosef. Cette idéologie de haine et d’exclusion du christianisme est en effet particulièrement visible dans le passage suivant des évangiles. Luc 14, 26-27 « Si quelqu’un vient à moi et qu’il ne hait point d’abord et son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs ; il est impossible qu’il soit mon disciple ». Voir aussi Luc 8, 19-2).
Une haine aussi déroutante envers la famille est d’ailleurs inexplicable, car dans une famille monogame stable de type patriarcal indo-européen modéré ; fondée sur l’amour des conjoints, sur la fidélité, sur une fécondité sans égoïsme, mais aussi sur le sens de la solidarité clanique (daltachas/altrom) ; l’enfant a un maximum de chances de grandir d’une manière équilibrée.
Dans sa famille, surtout s’il y a des frères et sœurs, il se situera ainsi à sa juste place, non point comme le centre de tout, mais comme un « UN » parmi les autres. Porté par sa famille, il trouvera donc plus facilement sa place dans la société en respectant les autres, et il pourra découvrir son histoire, l’histoire des siens, la tradition familiale du clan et la tradition nationale (ou le roman national). C’est ainsi qu’il trouvera une aide pour se structurer comme personne, se fortifier, construire des projets, joignant ainsi harmonieusement tradition et créativité. Les conflits seront inévitables, mais grâce à cela il apprendra aussi à les surmonter.
La famille à elle seule ne peut néanmoins suffire à assurer le bonheur des enfants.
La famille doit aussi accepter les vocations militaires et sacerdotales. Inversement, la société civile et les pouvoirs publics, les rois et leurs barons (les hommes du Président) ont le devoir de mener une politique familiale positive.
La famille est à elle seule une minisociété certes, mais il ne faut pas non plus en faire un absolu se suffisant à lui-même. Il y a des choses au moins aussi importantes que le lien familial. Comme le rappelle très poétiquement l’hymne breton de la blanche hermine interprété par Gilles Servat en 1970, il faut savoir aussi quitter maison, frère, sœur, père, mère, enfants ou terre, pour défendre la liberté, la nation ou la vérité.
Le druidisme recommande aux siens de rendre hommage, honneur, respect et devoir de mémoire, aux aïeux et aux ancêtres. Le respect de ce conseil procure toujours, outre des fruits spirituels, de durables résultats temporels (paix ou prospérité…) Suivre ce conseil entraîne au contraire de grands dommages. Autant qu’ils le peuvent, les enfants devenus grands doivent à leurs parents aide matérielle et morale, dans la vieillesse ou la maladie. Mais le refus de l’acharnement thérapeutique chrétien à la mode n’équivaut nullement à la volonté de leur donner la mort, c’est seulement une acceptation de ne pouvoir l’empêcher. La décision doit être prise par le patient lui-même, s’il en a la compétence et la capacité, ou alors par les ayants droit légaux, dans le plus strict respect des légitimes intérêts du patient. Attention et soin doivent être accordés aux mourants pour les aider à vivre ce difficile milieu de leur longue vie. Le corps des défunts doit notamment être traité avec respect et dignité. Ensevelissement ou crémation des morts honore qui s’en charge. Voir à ce sujet les éloges funèbres comme ceux d’Urien, Cadwallon ou Cynddylan au Pays de Galles, qui sont des chants de mort d’une rare beauté. L’autopsie des cadavres peut néanmoins être aussi admise si les motifs sont
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légitimes (enquête légale, recherche scientifique). Le don d’organes après la mort honore qui consent à le faire et s’oppose en cela, totalement, aux préceptes des témoins de Jéhovah/Yahweh et même du judaïsme où pour être licite il faut préalablement s’être assuré que le donneur est bien décédé selon les critères de la Hala’ha ou Halakha (autrement dit de la loi juive).
* L’armée devient dans ce cas comme une grande famille.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA NOTION DE PROPRIÉTÉ.
Que les Celtes tiennent la propriété pour légitime, on n’en peut douter puisqu’ils punissent le vol. Chez eux, comme chez les Romains, nous voyons ce droit porter sur des immeubles, et des meubles.
La propriété est-elle individuelle ? Pour les objets mobiliers, pas de doute. Nous avons vu, en étudiant le régime matrimonial, que la femme qui survit à son époux est personnellement propriétaire de certains biens.
Les troupeaux et la monnaie sont l’objet d’une appropriation individuelle : un texte de Polybe en fait foi. Il n’est pas téméraire non plus de supposer qu’il en va de même pour les armes, les vêtements, les bijoux. Mais il est beaucoup plus difficile de savoir si les Celtes admettent la propriété individuelle de la terre.
Il paraît hors de doute qu’il y a une époque où la propriété individuelle est étrangère au monde celte. Polybe, parlant des Celtes installés en Italie, déclare que leur vie est d’une extrême simplicité, que leurs villages ne sont pas entourés de mur, et il ajoute que la fortune des particuliers (textuellement : de chacun) consistait en troupeaux et en or, parce que ces objets seuls peuvent facilement, quand les circonstances l’exigent, être emmenés partout et changés de place à volonté. D’Arbois de Jubainville a raison de dire que ce texte est probant. Les Celtes sont venus en Italie pour s’y procurer des terres, ils se les sont procurées. Si, au lendemain de la conquête, les particuliers sont propriétaires non de ces terres, mais seulement de troupeaux et d’argent, c’est évidemment que le sol lui-même appartient à la communauté : elle seule concède champs aux laboureurs et prés aux éleveurs ; mais ces concessions toujours précaires ne font pas partie de la fortune des individus.
D’Arbois de Jubainville a raison encore quand il dit : « Si les Celtes d’Italie n’avaient pas organisé à leur profit, dans ce pays nouvellement conquis, la propriété individuelle du sol, c’est qu’ils n’avaient point apporté cette idée de leur pays d’origine. Comment admettre que des hommes quittent leur pays natal, parce qu’ils y trouvent leurs propriétés trop maigres, et qu’une fois vainqueurs et installés à l’étranger, ils acceptent de ne rien posséder du tout ? Si les grands eux-mêmes, dans l’Italie conquise, ne sont pas propriétaires de prés et de champs à titre individuel, c’est évidemment qu’en terre celte ils ne le seraient pas davantage, c’est que des deux côtés des Alpes tout le sol est ager publicus.
Comment croire, si le régime de la propriété individuelle existe parmi eux, qu’ils se décident si joyeusement à quitter le domaine hérité des aïeux ? Que quelques esprits aventureux s’y résolvent, rien de plus naturel. Mais ce sont des peuples entiers qui se mettent en marche et qui déferlent sur les pays voisins :
Toute une foule se met en mouvement. De quoi est-elle composée ? De pauvres ? De petites gens qui n’ont pas de terres et désespèrent d’en jamais avoir ? La légende ne dit rien de tel. Tite-Live déclare au contraire qu’il y a d’immenses troupes de fantassins et de cavaliers. Les equites ne sont pas des gueux. Ils font partie de la classe privilégiée. Ils ont de quoi vivre. Si les racines de l’appropriation individuelle attachaient les hommes au sol, comment expliquer que des centaines de milliers de Celtes se déracinent si allègrement ?
Il est donc infiniment vraisemblable qu’au IVe, et au IIIe siècle, la propriété foncière individuelle n’existe pas chez les Celtes
Au Ier siècle par contre, la propriété individuelle de la terre existe chez certains peuples (elle y voisine avec l’ancienne propriété de la Tribu-État), mais elle n’existe pas encore chez tous.
Parmi ceux qui l’ignorent il y a les Helvètes. En l’an 58 avant notre ère, les Helvètes décident d’abandonner leur territoire et d’aller s’installer dans un pays plus riche et plus vaste, la Saintonge (sans doute pour y mettre en valeur le marais du golfe des Pictons). Après trois ans de préparatifs, ils se mettent en marche, non sans avoir brûlé villes, villages et jusqu’aux maisons isolées. Or le droit de propriété tel que nous l’entendons et l’attachement de chaque propriétaire pour le lopin de terre qu’il possède serait un obstacle insurmontable à cette résolution et à son exécution.
Pas un d’entre eux ne se sent retenus, l’heure du départ venue, par les liens qui attachent l’homme à « son » champ et à « sa » maison ! Au premier appel de l’État, tous se mettent en route ! Si la Tribu-État ordonne si tranquillement l’abandon de la terre, c’est que cette terre est à elle, à elle seule ; c’est que les Helvètes, au point de vue foncier, en sont encore au régime collectiviste du IIIe siècle.
Au lendemain de la défaite des Helvètes, le peuple héduen octroie des terres aux Boiens. Il est peu probable qu’un tel don se fasse aux dépens des particuliers : quels sont ceux qui admettraient de céder ainsi leur terre à des ennemis vaincus ?
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Force est donc d’admettre que la Tribu-État a un domaine propre assez vaste pour permettre de telles libéralités ; et ce qui est vrai chez les Héduens l’est probablement ailleurs. Par exemple chez les Santons.
Il paraît aussi incontestable qu’il y a chez les Héduens et chez la plupart des autres peuples celtes une autre propriété foncière que celle de l’État. Maintenant, cette autre propriété foncière est-elle individuelle ? On peut en douter. Les Celtes, à la différence des Germains, ont ce que César appelle l’usage de priuati ac separati agri. Mais il est possible que ces « terres privées » appartiennent au groupe familial et non à un individu. Ce qui tend à le prouver c’est que les droits des époux portent exclusivement, comme le fait remarquer Glasson, « sur des choses mobilières fongibles ». Cette particularité, que César signale en termes exprès, s’explique surtout si l’on admet que les immeubles, et notamment la terre, ne peuvent pas être distraits de la masse familiale. Il est donc tout à fait vraisemblable que les champs, prés et bois, sont considérés comme la chose de la famille : le père en a l’administration, non la propriété personnelle.
Là où il y a propriété individuelle, le ius abutendi peut aller fort loin : on brûle aux funérailles d’un Celte, les objets voire les êtres qui lui ont appartenu et qu’il a aimés ; d’après César on fait, pour ainsi dire, mourir avec lui tout ce qui lui a été cher. Le sentiment de la propriété est donc encore plus qu’un droit d’user et d’abuser : il se teinte d’affection à l’égard de la chose que l’on s’approprie, et le lien est assez fort pour que la mort ne le dénoue pas forcément.
Par contre ce droit de propriété individuel doit savoir quelquefois s’effacer devant l’intérêt général.
Le droit pénal admet la confiscation. Et en ce cas c’est sans doute la Tribu-État qui bénéficie de la confiscation.
Il arrive également que la Communauté ordonne aux individus de détruire leurs biens : quand Vercingétorix décide de pratiquer la politique de la terre brûlée, il déclare qu’il faut savoir sacrifier les intérêts matériels des individus au salut commun : salutis causa rei familiaris commoda neglegenda. Seuls les habitants d’Avaricum protestent, mais ils s’abstiennent de faire allusion à leurs intérêts individuels.
Il n’est pas impossible non plus que, même chez les peuples qui connaissent la propriété privée foncière individuelle, il y ait des tenures, des terres concédées sur lesquelles l’État garde le domaine éminent. César conte que les Héduens, après la défaite des Helvètes, donnent des terres aux Boiens, parce qu’ils désirent retenir ce peuple célèbre par sa vaillance. Or bien que César écrive qu’il s’agit d’un don pur et simple, quibus illi agros dederunt, d’Arbois de Jubainville fait remarquer avec raison que, au livre VII des Commentaires, les Boiens sont appelés stipendarii, c’est-à-dire tributaires des Héduens : les Boiens payent donc une redevance pour les terres qu’ils « tiennent » des Héduens.
CONCLUSION POUR AUJOURD’HUI.
Bien distinguer 3 niveaux de propriété.
— La petite propriété ou possession individuelle.
— Les entreprises familiales ou moyennes.
— Les propriétés de la nation.
L’ARGENT.
La cupidité celtique a été dénoncée maintes fois par les écrivains anciens. Tout cela prouve assurément qu’il y a eu des Celtes cupides, mais non pas qu’ils le furent à un point exceptionnel. Quand Plutarque voit en eux la race la plus insatiable qui soit, il pourrait réfléchir que les Romains ne se font pas faute de faire du butin, d’imposer des tributs à ceux qu’ils soumettent et que César lui-même a fait en Celtique des rafles d’or et d’hommes telles que les Celtes n’en firent jamais. Ce qui serait peut-être un indice plus grave c’est l’usage qu’ont les Celtes antiques de se louer comme soldats. Étrusques, Romains, Carthaginois, Ibères, rois et Cités-États de Grèce et d’Orient, ont employé des Celtes à titre de mercenaires : on payait tant pour un fantassin, tant pour un cavalier, tant pour un chef. La chose n’était pas réciproque et on ne voit pas les Celtes engager des mercenaires romains. Il est donc possible, à la rigueur, d’en conclure que nos aïeux furent plus cupides que les Romains. Mais il est clair qu’on peut tout aussi bien se dire qu’ils furent simplement plus braves, plus insouciants, d’humeur plus aventureuse.
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Ce peuple que l’on dit si cupide sait distraire une part de son butin pour l’offrir aux Dieux ; si cela prouve qu’ils imaginent leurs dieux avides de richesses (comme tant de divinités grecques et romaines), cela prouve aussi que la rapacité des hommes cède quelquefois à la piété. Dans le récit d’Appien, la passion de l’argent parle moins haut chez les Celtes que la voix de l’honneur, lorsqu’ils refusent l’argent offert par le Sénat romain après l’affaire de Clusium. Les guerriers dont parle Posidonios, refusent de rendre les crânes des ennemis qu’ils ont tués, fût-ce contre leur pesant d’or : ils n’ont pas l’idée que l’argent passe avant tout. D’après Athénée, les Scordisques ne laissent pas pénétrer l’or sur leur territoire. Si l’on peut citer quelques faits à l’appui de la légende lancée par les Grecs et par les Romains, on en peut citer d’autres qui la contredisent.
Le prêt est en usage parmi les Celtes. Valère Maxime parle de la philosophia faeneratoria des Celtes, et césar nous montre les petites gens écrasés de dettes : aere alieno premuntur. Des textes souvent cités déclarent que les Celtes consentent quelquefois des prêts remboursables dans l’autre monde. Pomponius Mela écrit : negotiorum ratio et exactio differebatur ad inferos, et Valère Maxime pecunias mutuas quae his apud inferos redderentur. Il faut remarquer enfin que les entreprises financières ne sont pas interdites aux grands personnages. Ainsi le fameux Dumnorix prend à ferme les impôts des Héduens et nul alors n’estime qu’il déroge.
VOL ET PROBITÉ.
D’après César, la peine capitale est infligée à tous ceux qui sont pris in furto aut in latrocinio, c’est-à-dire en somme à tous les voleurs. On peut en douter vu ce que l’on sait du droit irlandais. Peut-être ne s’agit-il là que de ceux qui volent les dieux locaux ou nationaux. Celui qui dérobe un objet sacré est en effet torturé et mis à mort.
Les Celtes punissent donc le vol. Il serait intéressant de savoir comment ils le définissent. Mais notre seule indication sur ce point est une phrase de César qui, à propos des actes punis, parle de furtum et de latrocinium. On en peut déduire que nos aïeux distinguent le vol simple du vol à main armée.
N.B. Le fait de prendre en temps de guerre le bien d’un ennemi n’est pas considéré comme un vol. à chaque instant, on voit les Celtes revenir les bras chargés de butin ; ils ne ménagent même pas les biens des dieux DES AUTRES PEUPLES ; car, lorsqu’ils marchent sur Delphes, c’est évidemment avec l’intention de piller le sanctuaire. Ils ne ménagent même pas les biens des morts, au moins à certaines époques ; car Diodore nous montre des Galates qui bouleversent des sépultures royales pour prendre les trésors qui s’y trouvent entassés.
La morale qui autorise le vol en temps de guerre souffre-t-elle également qu’on dépouille en temps de paix l’étranger de passage. Nous avons déjà vu Diodore se faire l’écho d’une légende qui montre Héraklés parcourant la Celtique et y abolissant l’usage de tuer les étrangers, et l’on peut évidemment supposer que, si on tue ces étrangers, c’est pour les voler. Mais nous avons vu également que cet usage est rejeté par les Grecs eux-mêmes dans l’ombre d’un passé lointain : à l’époque historique, la fameuse route Héraclée qui traverse la Celtique est considérée comme particulièrement sûre pour les voyageurs étrangers.
Divers textes nous montrent les Celtes percevant des droits de passage et de douane, des taxes d’entrée et de sortie : cette organisation régulière exclut l’idée d’une morale qui permettrait de dépouiller les étrangers. D’autres textes nous font voir des marchés ouverts aux marchandises venant de tous les coins du monde celtique ; d’autres signalent le passage des mercatores allant de ville en ville, l’existence d’un trafic régulier avec les étrangers et notamment avec les Romains : tout cela n’est possible que si les biens de l’étranger sont protégés par l’éthique et par la loi.
On juge un peu trop souvent l’éthique celtique sur l’histoire suspecte des compagnons de Brennos usant de faux poids et de Brennos lui-même jetant son épée dans la balance. Si les Celtes avaient sur la probité des idées par trop rudimentaires, les relations commerciales entre eux et les peuples voisins seraient impossibles, ou du moins Grecs et Romains feraient entendre des plaintes amères ; or, aucun écrivain ancien ne reproche aux commerçants celtes d’être de mauvaise foi dans leurs opérations, de chercher à tromper leurs clients. Seul Pline attribue aux habitants de la Narbonnaise des fraudes dans la fabrication du vin : officinam eius rei fecere tingentes fumo, utinamque non et
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herbis ac medicaminibus noxiis ! Mais les marchands dont il s’agit sont depuis longtemps romanisés. À l’inverse, une histoire contée par Parthenios de Nicée nous montre un Galate fort scrupuleux à l’égard d’un Grec qui l’est beaucoup moins. L’usage, signalé plus haut, de consentir des prêts remboursables dans l’autre monde, montre une éthique déjà délicate en matière de probité, et le fait même que les débiteurs insolvables sont réduits à se faire presque les esclaves de leur créancier, prouve que la loi intervient pour faire respecter les contrats. Enfin, quand les Héduens se plaignent de Dumnorix qui, abusant de son crédit, se fait adjuger à vil prix la ferme des impôts, ils montrent qu’ils savent faire la différence entre ce qui est légalement correct et ce qui est vraiment honnête.
La vénalité est probablement blâmée, au moins au premier siècle. César cite un fait précis : selon lui, l’Héduen Convictolitavis cède aux séductions de l’or arverne sollicitatus ab Aruernis pecunia, et trahit la cause romaine. Il partage le prix de sa trahison, praemium, avec Litaviccos et ses frères. Si la chose était bien établie, elle serait d’importance. Dans le même chapitre où il montre Convictolitavis ainsi corrompu, il lui prête un discours très noble, très généreux, dans lequel il n’est question que de la victoire, de l’indépendance nationale, de la souveraineté héduenne. Et à qui Convictolitavis tient-il ce discours ? À Litaviccos et à ses frères, c’est-à-dire à ceux-là mêmes dont il vient, nous dit-on, d’acheter la tribu-État ! On a peine à admettre que des gens qui se sont vendus tiennent entre eux, et sans rire un pareil langage ! Qui pensent-ils tromper ? Si pourtant ils rougissent d’eux-mêmes au point d’avoir recours, même lorsqu’ils sont sans témoins, à une telle hypocrisie, ce serait la preuve qu’ils sentent l’infamie de leur conduite et, par conséquent, que leur éthique condamne la vénalité.
Les grands et les Tribu-États ne se laissent pas si facilement gagner à prix d’argent, et ce sont d’autres ressorts qui mènent les événements. César dit bien une fois, d’un mot rapide et vague, que Vercingétorix essaie d’attirer à lui les chefs des tribu-États par des présents et des promesses ; mais il ajoute lui-même que, pour conduire les négociations, il choisit ceux à qui une éloquence habile ou leurs relations d’amitié donnent le plus de moyens de séduction. Comme en matière d’argent il n’y a point d’autre éloquence que celle des chiffres, cette phrase montre bien qu’il ne s’agit pas d’acheter les chefs.
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RAPPELS SÉMANTIQUES.
Rappels sémantiques à propos de deux termes qui reviennent fréquemment sous notre plume dans ce qui suit : PAGUS et TRIBU-ETAT.
ÉTYMOLOGIE PAGUS.
Les tribus les plus anciennes n’avaient pas de territoire fixe, et on était de par sa naissance, de par sa mère en réalité, membre d’office de telle ou telle tribu, on ne la choisissait pas, comme le veulent ceux qui récitent comme un mantra à ce sujet un extrait sorti de son contexte du penseur d’extrême droite que fut Renan (pour bien le comprendre il faut lire l’intégralité sa conférence de 1882 et non ces trois mots, et non cette reductio ad absurdum : un plébiscite de tous les jours) : il n’a utilisé cette formule que pour légitimer l’appartenance à la France de l’Alsace et de la Lorraine. Et n’a pas oublié de mentionner la condition nécessaire un passé commun, la possession en commun d’un riche legs de souvenirs. Une notion que Maurice Barrès a reprise dans son Amori et Dolori Sacrum de 1903 « Quant à nous, pour nous sauver d’une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts. » Si ce n’est pas du Renan ça qu’est-ce que c’est ?
L’idée moderne de tribu ou d’accueil, volontairement choisie, n’était encore venue à l’esprit de personne. Mais cette tribu avait des chefs des prêtres des mœurs, par conséquent une justice, s’appliquant à ses membres où qu’ils soient, même réfugiés en territoire occupé par une autre tribu. Par contre là il était plus difficile de soumettre les membres de la tribu à ses lois.
Mais ensuite peu à peu ces tribus se sont dotées d’un territoire fixe, souvent délimité par des limites naturelles bien visibles, genre marais, forêts, rivières, LE PAGUS. Pagus est un mot d’origine latine, et même latin tout simplement, de l’Indo-Européen * pag, une racine verbale signifiant quelque chose comme « boutonner » (voir le terme cheville en anglais) « limite matérialisée par des piquets fichés dans le sol » puis par métonymie le terrain ayant été ainsi délimité par des piquets (plus tard par des bornes). En l’occurrence les frontières naturelles ont donc fini par être peu à peu complétées ou précisées par des bornes de pierre.
Le pagus (pays) au sens moderne du terme, c’est donc le groupe humain érigé en communauté politique et s’étant donné un État ou territoire… à sa disposition. Le pagus (pays ou nation) est une structure d’accueil sur terre où sont réunis sous une autorité commune (roi, empereur, vergobret, président, etc.) un certain nombre de sujets ou de citoyens. La patrie, c’est le pays du père (disons des parents, des ancêtres, aucune raison d’être machiste).
TRIBU-ETAT.
En Irlande la tribu-état est uniquement rurale, la ville y étant un phénomène inconnu, mais ailleurs dans le monde celtique apparaîtront dès le 6e siècle avant notre ère et en relation avec les mondes grecs ou étrusques quelques embryons de ville, comme la Heunebourg sur le Haut-Danube (Allemagne actuelle), qui abritait plusieurs milliers de personnes ; Vix sur le Mont Lassois et le palais de sa célèbre dame.
Une Tribu-État est un véritable État, mais qui correspond au territoire d’une tribu relativement nombreuse. L’espace géographique est contrôlé par cette tribu qui possède l’ensemble des pouvoirs d’un État et est reconnue comme tel par ses voisins voire des pays plus lointains (Rome par exemple). Elle possède ses propres organes de pouvoir (assemblée, sénat, roi) bat monnaie, connaît l’écriture (grecque ou étrusque) et défend bec et ongle son indépendance.
Une deuxième vague d’urbanisation transformera la civilisation des oppidums à partir du 2e siècle avant notre ère (Mont Beuvray, Corent).
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET L’ORGANISATION SOCIALE.
La première cause de l’inégalité dans la société celtique est évidemment la force : les guerriers vainqueurs réduisent leurs adversaires vaincus à la condition servile ; et l’assujettissement des femmes est vraisemblablement dû à leur moindre force physique. Mais ces deux traits mis à part (et on les retrouve dans les sociétés grecques et romaines), la force ne joue pas un grand rôle. La société celte antique n’a rien d’une loi de la jungle où les poings seraient le fondement de toute chose. Il suffit de se rappeler que le fils adulte et vigoureux reste sous la manus d’un père, si vieux soit-il, et que les druides, qui ne sont pas des guerriers, n’en sont pas moins les égaux des equites.
La deuxième cause chronologique d’inégalité dans la société celtique antique (la première dans le droit celtique médiéval) est le savoir. Nous avons vu en effet que pour être admis parmi les druides, il était indispensable de posséder certaines connaissances et que cette condition était imposée aux nobles eux-mêmes.
La naissance est une autre cause d’inégalité. La fortune aussi. Mais à la différence de nos jours cette dernière ne vient qu’en quatrième position.
L’économie celtique antique n’était pas tout entière fondée sur l’esclavage comme dans les mondes grecs et romains. Il y avait certes des esclaves, mais il s’agissait essentiellement de prisonniers de guerre, peu nombreux d’ailleurs étant donné leur héroïsme et les mœurs de l’époque.
L’affranchissement existe, mais nous ne savons pas quel est le statut juridique de l’affranchi ni s’il conserve, comme à Rome, des devoirs envers ses patrons.
Dans le monde des hommes libres, les inégalités sociales sont considérables.
César nous dit qu’il y a trois classes principales : les druides, les equites (les guerriers), la plèbe (le petit peuple).
Nous verrons en étudiant le droit irlandais médiéval que tout ceci nécessite d’être affiné.
Les deux premières classes vont de pair. Sans doute les druides ont des privilèges qui leur sont propres : ils ne participent aux guerres que volontairement ; ils sont exemptés d’impôts, ou du moins ils ne le payent pas sans una cum reliquis ; ils ont même ce que César appelle une sorte d’immunité générale : omnium rerum immunitatem. Peut-être échappent-ils à l’action des tribunaux laïques. Mais on ne peut pas dire qu’ils aient une supériorité sociale par rapport aux equites ou guerriers. Au sein d’une même famille, deux frères sont, l’un druide (Diviciacos), l’autre chevalier (Dumnorix). Tous deux jouent dans l’État un rôle de premier plan. Ils sont du même monde. Il n’y a même pas entre eux cette différence qui séparera au moyen âge le noble et le clerc ; car si le druide a une fonction religieuse et une fonction d’enseignement que le chevalier n’a pas, il n’est pas comme le clerc, retranché par le célibat de la société commune.
Rappelons enfin qu’un passage du Senchus Mor semble indiquer que ces deux classes sociales avaient des devoirs bien précis envers les autres puisque voici ce que l’on peut y lire à propos de leurs successeurs dans l’Irlande du haut Moyen Âge.
Il y a, dit la préface du Senchus Mor, « quatre dignitaires de la tribu-État qui peuvent être déchus de leur rang ; le roi, qui a rendu un faux jugement ; l’évêque, qui a péché ; le file (druide) qui a trompé les gens ; l’aire (noble) qui n’a pas accompli son devoir (eisindraic) : ils ne remplissent pas leurs devoirs, on ne leur doit pas de composition ».
Un canon irlandais, attribué saint Patrice, s’inspire aussi visiblement de ce principe : « Quiconque, ayant un grade, trébuche, se relèvera dégradé » (Qui cum gradu cecidit, sine gradu consurgat)
Parlant de la classe sacerdotale, César dit les druides. Or il s’en faut de beaucoup que les druides druides forment à eux seuls le clergé celtique. Il y a aussi les gutuatres, il y a les vates.
À en croire le texte des commentaires, tous ces druides n’ont aucune part aux privilèges des druides druides. Les gutuatres ont néanmoins beaucoup d’influence puisque l’on voit d’un d’entre eux animer une révolte contre les Romains, mais, attachés à un temple, titulaires d’une fonction proprement locales, ils n’ont pas le prestige qu’ont les druides druides, grand-druides, grand-juges et possesseurs de toute science. Il y a donc toute une hiérarchie sociale qui va du druide druide au gutuater et du gutuater aux « manieurs en sous-ordre des choses divines » pour reprendre l’expression utilisée par C. Jullian.
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Le droit irlandais médiéval nous montre néanmoins qu’il doit y avoir un principe commun qui assure aux clercs, grands et petits, un minimum de dignité et de privilèges communs. Ils sont tous nemet.
AMBACTI ET ATECTOI.
Les ambacti. Et dans le monde des plébéiens, qui se rangent sous la protection d’un patron, dans la masse de ce que l’on appelle les ambacti clients, tout comme plus tard les vassaux sous la bannière d’un seigneur ou suzerain, il s’en faut de beaucoup que la plus complète égalité règne. Il y a des clients privilégiés.
Il va de soi que ces clients de choix, tout plébéiens qu’ils soient, sont d’une autre condition sociale que les travailleurs de la ville et des champs, et ce serait une erreur grave de voir en eux des esclaves ou même des quasi-esclaves. Quelques-uns d’entre eux poussent le dévouement jusqu’à refuser de survivre au chef. Mais en échange ce chef vit avec eux et leur assure une existence aussi luxueuse que la sienne propre. Vis-à-vis du reste du peuple, ils font figure de grands seigneurs.
Ces clients favorisés ne sont pas, notons-le bien, une exception. Polybe nous apprend que les chefs celtes accordent la plus grande attention à leur compagnonnage (grec hétairies), parce que chez eux celui-là est le plus redoutable et le plus puissant qui se montre entouré du plus grand nombre d’hommes empressés à le servir et à le suivre. Longtemps après, César déclare encore que, plus un homme est considérable par la naissance et par la fortune, plus il a autour de lui de clients et d’ambacti. C’est donc bien une fraction importante de la plèbe qui s’élève au-dessus du niveau commun.
Les Atectoi par contre sont d’humbles travailleurs réduits à la condition quasi servile.
Entre ces privilégiés ou nemet qu’étaient les ambacti et les atectoi il est bien probable qu’il y ait eu des intermédiaires, tels les écuyers, les doryphores (porteurs de lance) et peut-être les poètes attachés à la personne d’un noble.
Il est à noter néanmoins que l’esclave peut sortir de l’esclavage et que si le plébéien pauvre est réduit par sa pauvreté même à une quasi-servitude, le plébéien qui s’enrichit peut aspirer à un état plus honorable. C. Jullian fait remarquer que ce caractère plébéien n’était pas la marque indélébile d’une caste comme en Inde et que Viridomaros, qui fut cavalier, chef des cavaliers, un des généraux suprêmes, et qui aspira au premier rang dans sa patrie, était d’une humble origine, mais devint l’égal des plus nobles de son pays et de la Celtique. Viridomaros est en effet le seul grand chef celte dont César nous dit qu’il est ex humili loco.
Une promotion au mérite en quelque sorte.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA VIE POLITIQUE.
Nulle part, au 1er siècle, on ne trouve trace d’un régime du coup de poing supprimant de fait le droit politique et livrant la nation aux individus. Ce qui a fait qu’on a pu s’y tromper c’est qu’on a voulu voir des clans féodaux là où il y a tout simplement des partis politiques, au sens où l’entendaient les Romains, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. La vie politique est très active chez nos aïeux. Toutes les tribu-États, tous les cantons et fractions de cantons, écrit César, mais même peut-on dire, toutes les familles, sont divisées en projets rivaux : factiones. Que ces grandes organisations aient une influence considérable sur la vie publique des Tribu-États, nul ne peut songer à s’en étonner. Il semble même que l’opposition ait en fait certains pouvoirs et qu’on hésite, au moins chez les Héduens, à la heurter de front. Mais si les partis ont pour chefs des grands, des principes, ce n’en sont pas moins des partis, et leur programme n’est pas simplement de hisser jusqu’au pouvoir suprême Dumnorix ou Diviciacos. Même aux heures troublées dont parle César, ce n’est pas au nom de leur seule ambition individuelle que s’agitent les chefs des « factions » ; ils offrent à ceux qui les suivent un plan d’action, un idéal. Admettons qu’Orgétorix aspire vraiment à la tyrannie : ce qui est sûr, c’est qu’il offre à la nation helvète un programme hardi et séduisant, et la preuve que sa politique est présentée par lui comme conforme à l’intérêt général, c’est qu’après sa mort on la reprend : son parti a donc un autre dessein que de le porter au pouvoir. De même au cours des luttes politiques ardentes qui divisent les Héduens, on n’a nullement l’impression, quoi qu’essaie d’insinuer César, qu’il s’agisse uniquement d’un conflit d’ambitions personnelles exaspérées. Ce sont bien deux partis qui sont en lutte et deux programmes. C’est un conflit de doctrines et non un simple conflit d’ambitions personnelles qui fait naître la lutte entre les deux factiones.
Il ressort de la lecture des commentaires de César que chez les Héduens l’amour de la liberté conduit les aristocrates à élaborer ce que nous appellerions aujourd’hui une Constitution. Il s’agit d’assurer le gouvernement de la Tribu-État sans avoir à redouter le pouvoir personnel. On élit un vergobret (un président doté de pouvoirs forts). Il a théoriquement tous les droits qu’avait le roi ; regiam potestatem. Mais s’il règne seul, il ne gouverne qu’avec le concours de l’aristocratie.
Les conseils aristocratiques sont au nombre de deux, le sénat et l’assemblée du « peuple ». Les sénateurs (au nombre de six cents chez les Nerviens) sont sans doute les plus nobles et les plus riches habitants de la Tribu-État ; mais aucun texte ne dit nettement comment ils se recrutent. Même chez les Héduens nous ne savons pas si la dignité sénatoriale est héréditaire. Les droits des Sénats sont étendus : chez les Lexoves, quand les sénateurs refusent de déclarer la guerre aux Romains, le peuple n’a d’autre ressource que de les massacrer, preuve que, le pouvoir de décision, en l’espèce appartient au sénat.
Mais en temps de guerre, tout change. Tous les pouvoirs tombent devant celui qu’ont les guerriers réunis en armes : le concilium armatum.
Le premier acte, lorsqu’une Tribu-État a décidé de se battre, est en effet la convocation d’un concilium armatum ; pour que tous les guerriers s’y rendent sans retard. L’éthologie celtique antique veut qu’on mette à mort celui qui arrive le dernier, et c’est devant cette assemblée que les chefs exposent leurs plans. César dit expressément que c’est là une lex communis qu’on retrouve dans toutes les Tribu-États. Nous voyons en effet Indutiomaros soumettre à une assemblée de ce genre son plan d’attaque contre les Rèmes et contre Labiénus. De même Vercingétorix soumet au concilium son projet de destruction des villes, villages et fermes ; il rend des comptes à la multitudo, lorsqu’on commence à l’accuser de trahison ; il en rend encore après la prise d’Avaricum : et ce ne sont plus les principes ni les sénateurs, c’est bien la foule des guerriers qui, en ces cas, approuve ou condamne. « Telle est la nature de mon pouvoir, dit le Belge Ambiorix au cours d’une campagne, qu’elle ne me soumet pas moins à la multitude qu’elle ne la soumet à moi ». D’après Strabon, la « multitude » aurait même le pouvoir de choisir son général, et cela expliquerait peut-être que, pendant la campagne contre les Helvètes, Dumnorix commande la cavalerie héduenne, bien qu’il soit l’adversaire résolu du vergobret en exercice.
D’après césar ce vergobret a le droit de vie et de mort. Mais il ne saurait être question d’un pouvoir discrétionnaire, au moins en ce qui concerne les aristocrates : aucun d’entre eux ne peut être exécuté indicta causa. En outre, les pouvoirs du vergobret sont limités en matière judiciaire par l’existence des justices domestiques et militaires et par la possibilité des arbitrages druidiques. Et d’ailleurs rien ne nous dit qu’au tribunal de la Tribu-État, l’avis du vergobret soit souverain. César ne nous parle pas du
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pouvoir législatif. Mais l’esprit général de la Constitution donne à penser qu’il est, lui aussi, divisé : les iura et leges qui rognent la puissance du magistrat suprême ont été évidemment votées par des assemblées.
Le vergobret Liscos déclare qu’il y a chez les Héduens des particuliers plus puissants que les magistrats : quorum auctoritas apud plebem plurimum ualeat, qui priuatim plus possint quam ipsi magistratus ; Lucterios a pendant quelque temps une grande influence sur ses concitoyens et, en raison de ses aspirations révolutionnaires, semper auctor rerum nouarum, il a beaucoup d’autorité.
Son génie entreprenant, ses goûts révolutionnaires, lui assurent une grande influence chez les Cadurques. Mais rien ne nous montre en lui un agitateur bravant les pouvoirs établis, et sortant des voies légales.
Cette omnipotence des grands a une conséquence inattendue. Elle assure aux plébéiens une certaine indépendance et peut-être même, en des heures critiques, une certaine influence. Parlant de l’organisation des factiones, César dit : « il y a là une institution très ancienne qui semble avoir pour but d’assurer à tout homme de la plèbe, ex plebe, une protection contre plus puissant que lui : car le chef de la faction défend ses gens contre les entreprises de violence ou de ruse, et, s’il lui arrive d’agir autrement, il perd tout crédit ».
Non seulement ce régime garantit aux plébéiens eux-mêmes une certaine liberté politique ; mais il peut arriver qu’un chef de parti s’appuie, en des circonstances graves, sur la masse plébéienne qui l’approuve et qui se trouve ainsi intervenir indirectement dans la vie publique. C’est en ce sens à mon avis qu’il faut interpréter l’histoire de Corréos. Corréos et les autres principes partisans de la lutte contre Rome se sont sans doute appuyés sur la masse de leurs partisans plébéiens pour forcer la main au sénat. Ce qu’il faut noter c’est que la plèbe ne met pas alors sa puissance au service d’ambitions personnelles (qui existent évidemment de part et d’autre), mais au service d’idées, de programmes proposés par un parti.
Dans tout ce qui précède, il n’a été question que d’hommes. On a pu se demander partout si les femmes, en dépit de leur subordination sociale, ne jouent pas quelquefois un rôle important dans la politique. Un texte fameux de Plutarque invite à le croire : « Avant que les Celtes eussent franchi les Alpes et occupé en Italie le pays qu’ils occupent maintenant, une sédition s’éleva parmi eux, terrible, implacable, et alla jusqu’à la guerre civile. Les femmes, paraissant au milieu des armes et prenant en main l’objet de la querelle, firent l’enquête et le jugement de façon si irréprochable qu’il naquit de là entre eux tous une merveilleuse amitié de ville à ville et de maison à maison. Depuis lors, ils n’ont pas cessé, quand ils avaient à délibérer sur la guerre et la paix, d’admettre leurs femmes au conseil et de le prendre pour arbitres dans leurs différends avec leurs alliés. Dans leur traité avec Annibal ils écrivirent qu’en cas de réclamation des Celtes sont les Carchédoniens, les gouverneurs et les généraux des Carchédoniens en Ibérie seraient juges, mais que dans les réclamations des Carchédoniens contre les Celtes, ce seraient les femmes celtes qui jugeraient ».
La même histoire se retrouve dans Polyen, qui déclare en termes encore plus généraux que « quand les Celtes délibèrent soit sur la paix soit sur la guerre, soit sur d’autres sujets d’intérêt commun pour eux-mêmes ou pour leurs alliés, c’est sur l’arbitrage des femmes qu’est réglée chaque affaire ». Mais le seul fait qu’on puisse citer à l’appui de cette coutume éthologique est celui que rapporte le même Polyen : Brennos, avant d’entreprendre la campagne de Grèce aurait réuni une grande assemblée composée d’hommes et de femmes.
Même en admettant que la légende s’est emparée d’un trait inattendu pour le grossir, il resterait qu’à une époque donnée et chez certains peuples, des femmes ont pu être prises comme arbitres dans des affaires d’ordre politique.
Les divers peuples rencontrés par César se servent entre eux des noms de parents ou de frères : affines, fratres, propinqui ; les Rémois appellent les Suessiones fratres consanguineosque suos ; ils se disent liés aux Belges propinquitatibus adfinitatibusque ; les Ambarres sont necessarii et consanguinei Aeduorum. Les peuples de la Celtique se considèrent donc tous comme proches et frères. Il ya connubium entre la noblesse de toutes les tribu-États.
Les Bretons envoient des secours aux Armoricains, un même roi gouverne pendant quelque temps des Bretons et des Celtes continentaux (Commios ?).
Deux faits littéraires prouvent qu’il y a dès les temps anciens, un certain sentiment de l’unité celtique : la légende de la fondation d’Alésia et la légende d’Ambigat.
Diodore conte qu’Héraklès, ayant rassemblé des troupes, s’avance jusqu’à la Celtique et la parcourt tout entière, abolissant les coutumes contraires aux lois. Comme un flot de volontaires vient grossir
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son armée, il bâtit une grande ville, Alésia : « les Celtes jusqu’à l’époque présente, ont en honneur cette ville qui est le foyer et la métropole de toute la celtique ».
D’autre part Tite-Live écrit qu’au temps de Tarquin l’ancien, la Celtique est soumise à la domination des Bituriges qui lui donnent un roi. Ambigat règne, puissant par sa vertu, sa prospérité et celle de son peuple. Sous son règne, la population s’accroît tellement qu’il veut soulager son royaume d’une multitude aussi écrasante ; il charge donc ses neveux d’aller chercher au moins de nouvelles demeures : l’un d’eux se dirige sur les forêts hercyniennes, l’autre sur l’Italie.
D’après C. Jullian le patriotisme celte se manifeste essentiellement par une communauté de souvenirs et d’aspirations, une communauté religieuse, une communauté politique.
Communauté de souvenir et d’aspirations : les Celtes conservent jusqu’à l’époque de César la mémoire des hauts faits accomplis par leurs aïeux.
Vercingétorix après la prise d’Avaricum, s’écrie : « Je vais constituer une seule volonté de tout le pays, et quand cette unanimité sera faite, même le monde entier n’y pourra résister ».
Dans Alésia assiégée, Critognatos s’écrie : imitons nos aïeux ! Et il rappelle un souvenir héroïque de la lutte contre les Teutons : ce sentiment de la gloire des aïeux est autre chose que le patriotisme, mais il peut y conduire.
Il y a donc là une forme de patriotisme celtique plus axé sur l’ethnie que sur le territoire.
Communauté religieuse. La principale catégorie des divinités, celle des teutates, « dieu de la nation » nous renvoie par son nom même au principe d’entente nationale et les druides tiennent une assemblée générale dans le pays carnute : quae regio totius Galliae media habetur : ils se figurent donc leur pays comme quelque chose de bien délimité, ayant à la fois son unité morale et matérielle, puisqu’elle possède un ombilic physique et un chef religieux, le prince des druides. Plus encore que les chefs civils, ces druides sont les champions du patriotisme celte. Organisés sous un chef commun, réunis au centre du pays, les druides sont les représentants traditionnels et les gardiens de l’unité celtique. Professeurs de morale, ils excitent les nobles à combattre et à mourir, mais cette mort ils ne leur souhaitent assurément pas qu’elle survienne sur les champs de bataille des luttes civiles, mais au loin dans la guerre glorieuse contre des étrangers. Le premier devoir envers la Tribu-État est en effet le service militaire.
Bien que les troupes celtes ne fassent pas toujours l’effet de troupes très disciplinées, nous savons que l’obéissance aux chefs est considérée comme un devoir et que les fautes militaires peuvent être sévèrement punies. Les chefs eux-mêmes n’échappent pas à toute responsabilité puisqu’ils ont à se justifier devant leurs troupes.
Le second devoir envers l’État consiste à payer l’impôt. Les impôts à l’époque de César sont évidemment assez lourds, puisque c’est pour se soustraire à un poids aussi accablant que les plébéiens se résignent à devenir esclaves de nobles. La fameuse histoire de Dumnorix montre que dans certaines tribus-état les impôts sont affermés : le rapide enrichissement du fermier montre qu’il ne ménage pas les contribuables. Comme la Tribu-État perdrait vite le plus gros de ses ressources si personne ne payait les impôts des gens du peuple réduits à la condition servile, il est probable que les contributions foncières qu’ils ne peuvent pas payer sont payées par leur patron : c’est donc sur les grands que retombe pour la plus grosse part la charge des dépenses publiques. Mais les pauvres n’en sont en aucun cas tout à fait exemptés, car il y a des impôts indirects (portoria en latin).
Enfin le troisième devoir envers la Tribu-État est de s’occuper de la chose publique, ou comme nous dirions aujourd’hui, de faire de la politique. Une éthologie imposant ce devoir est particulièrement nécessaire aux aristocraties. Il semble qu’au 1er siècle elle règne dans toute sa force ; on a pu voir déjà que la vie politique des Tribu-États est très intense.
Un patriote au premier siècle met son orgueil à avoir une Tribu-État juste et bien gouvernée. Strabon dit que les Celtes s’associent toujours à l’indignation de quiconque leur paraît victime de l’injustice. Les druides d’après lui doivent leur ascendant à ce qu’ils passent pour les plus justes des hommes. Ce goût de l’équité réagit forcément sur toute la morale politique ; nous avons vu déjà que certains chefs sont choisis propter iustitiam. Les Volques tectosages ont une haute réputation de justice : ce renom même prouve que l’opinion publique compare sur ce point les Tribu-États et accorde la palme à celles qui pratiquent le mieux l’équité. On lit dans les Commentaires que certains peuples recherchent le patronage des Héduens parce qu’ils se rendent compte que leur domination sait rester plus juste : aequiore imperio se uti. Nous ne savons pas au juste par quoi se manifeste cette équité ; sans doute s’y mêle-t-il de l’humanité et de la douceur, car les peuples se félicitent non seulement aequiore imperio, mais meliore conditione et les Celtes parlent avec horreur de la cruauté d’Arioviste : les Germains sont à leurs yeux des barbares. La sagesse ingénieuse des constitutions politiques est un titre de gloire ; un passage des commentaires parle des Tribu-États quae commodius suam rem
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publicam administrare existimantur : le mot existimantur indique que l’opinion compare les divers types d’organisation politique.
E PLURIBUS UNUM.L’AMOUR DU FÉDÉRALISME.
Ce qui est remarquable, ce qui révèle une éthologie politique pour le moins étonnante, c’est que parmi les tribus états qui aliènent ainsi une part ou une parcelle de leur liberté, il en est de vigoureuses qui pourraient très bien se passer de tout patronage : les Bellovaques pourraient vivre sans le secours des Héduens, les Carnutes sans le secours des Rèmes. C’est donc volontairement qu’ils acceptent d’être clients. Sacrifiant un peu de leur souveraineté, ils ne se sentent pas diminués, ils ne craignent pas d’être méprisés. On voit des tribus états chercher spontanément un patronage.
Le lien de clientèle est un lien juridique contraignant impliquant des engagements précis. Les tribus-états restent maîtresses de leurs constitutions, de leurs lois civiles et pénales, de leur budget ; elles ne se gênent pas pour changer de patron.
Il y a néanmoins dans ces engagements des modes et des degrés très différents. Comme le fait remarquer C. Jullian, il s’en faut de beaucoup que le petit peuple des Ségusiaves soit traité par ses patrons comme les puissants bellovaques. En outre en aucun cas ce clientélisme n’est analogue même de loin à ce que sera l’impérium romain.
Il n’en demeure pas moins que l’État patron a des droits, étendus ou restreints, sur l’État client : celui-ci abdique donc dans ce cas une partie de son indépendance.
Notons enfin que ce sont des « patriotes » au sens d’alors qui forment l’essentiel du parti pro romain d’alors et qui donnent leurs tribu-États à César. Ils considèrent que leurs tribu-états gagneront en force, en grandeur, une fois agrégées à l’empire. Leur attitude n’implique pas une totale absence de patriotisme, mais une conception différente du patriotisme par rapport à la nôtre. Elle n’est pas l’exemple effarant d’un peuple se trahissant lui-même et étalant aux yeux du monde, avec on ne sait quelle cynique allégresse, la honte de cette trahison. Elle est la conséquence d’une conception du patriotisme qui ordonne de chercher le salut et la grandeur de la tribu état, mais qui conçoit aussi bien cette grandeur sous le patronage romain que sous le patronage arverne. Unis au grand empire, les Héduens se disent que leur Tribu-État sera plus forte, qu’elle aura plus de clients : ils préfèrent les Romains qui sont loin, aux Séquanes, qui sont à côté. D’autres en Celtique raisonnent de même. C’est parce que l’éthologie celtique ne va pas au-delà de ce patriotisme de tribu état que l’élan vers Rome est le plus fort.
Un Celte veut évidemment que la Tribu État dont il est membre soit puissante, considérable, qu’elle ne soit pas ignobilis atque humilis, mais bien magna auctoritate, qu’elle se distingue par sa potentia, par sa dignitas. Il lui plaît même qu’elle impose sa puissance aux tribus États voisines et exerce une espèce d’hégémonie. Telle est l’hégémonie des Arvernes au temps de Celtillos, telle est celle à laquelle prétendent, un peu avant l’arrivée de César, les Séquanes et les Héduens, telle est celle qu’essaient d’organiser secrètement Orgétorix et ses alliés.
Mais il nous semble néanmoins, remarque Albert Bayet, qu’avant même de songer à dominer les autres, le patriotisme devrait vouloir la liberté, l’indépendance de la tribu-État. Or ici l’éthologie du Celte continental d’alors nous demeure particulièrement incompréhensible.
Lui, si attentif à sauvegarder sa liberté individuelle, devrait être, se dit-on, particulièrement chatouilleux lorsqu’il s’agit de la liberté commune ; quant aux tribus-États, avides de pouvoir, elles devraient exiger comme un minimum le droit de disposer entièrement d’elles-mêmes. Or sur ce point décisif, la conscience commune semble presque partout flottante.
Sans doute les tribus-États n’ignorent-elles pas toujours le prix de la liberté : et même à en croire César, elles n’auraient que ce mot à la bouche. De même les habitants du Valais suisse prennent les armes parce qu’ils croient qu’on va annexer leur pays à la Province romaine. Le Belge Ambiorix déclare que de vrais Celtes ne peuvent refuser de marcher quand il s’agit de reconquérir la liberté commune.
Chez les Héduens les deux partis rivaux se déclarent à l’envi, les champions de la liberté : Dumnorix et ses amis se plaignent que les Romains veuillent ravir aux Héduens la liberté et Dumnorix lui-même meurt, les armes à la main, non sans quelque panache, en s’écriant qu’il est libre et d’un pays libre. Les vénètes supplient leurs voisins de sauver la liberté qu’ils ont reçue de leurs pères. Après la mort d’Acco, les Celtes cherchent des chefs qui galliam in libertatem uindicent et disent que mieux vaut mourir sur les champs de bataille que de ne pas reconquérir la vieille liberté reçue des ancêtres ; enfin dans Alésia assiégée, Critognatos dénonce le désir romain d’imposer une servitude éternelle, il
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montre éloquemment la province romaine soumise à la hache des licteurs et demande aux assiégés de tout tenter, libertatis causa.
Un trait saillant de l’éthologie celtique antique explique peut-être le fait que César n’a jamais manqué d’alliés dans sa guerre en territoire celte.
Les luttes entre tribus état sont chose assez courante pour que même l’installation des Romains dans la province ne les fasse pas cesser : c’est au moment même où les légions les menacent que les Héduens entre en lutte contre les Séquanes et les Arvernes. Au premier livre des Commentaires, on voit les Helvètes attaquer les Héduens ; à la veille de la grande coalition, Vercingétorix attaque les Bituriges ;
Quand ils voient qu’ils ne seront pas chefs de la grande coalition, les Héduens Eporedorix et Viridomaros ne se subordonnent qu’à contrecœur à l’autorité de Vercingétorix. Et dans l’armée elle-même, il s’en faut que toutes les troupes soient sûres, car à Gergovie les transfuges affluent au camp de César et lui donnent tous les renseignements qu’il souhaite. Enfin paradoxe des paradoxes, la grande armée de secours repartira d’Alésia après avoir juste commencé à combattre. Et au lendemain d’Alésia les Bituriges sont attaqués par les Carnutes.
Quelques siècles plus tard, un orateur héduen (Eumène d’Autun 311 ???) se vantera même dans une harangue officielle en l’honneur de l’empereur Constantin que c’est le chef des Héduens qui à l’époque de la guerre pour l’indépendance a fait franchir le Rhône à César et à l’armée romaine ; que ce sont les Héduens qui ont donné à l’Empire romain le pays compris entre le Rhin et les Pyrénées : Romano imperio tradiderunt. Cette phrase dit vrai. Dès ses premiers pas en Celtique, César s’appuie sur ces alliés du peuple romain. Sans doute les Héduens ne sont-ils pas unanimes dans ce soutien, mais la majorité est bien pour Rome.
En outre comme le fait remarquer Fustel de Coulange : le nombre des légions employées par César varie de quatre à onze. Or César dit lui-même qu’il lève deux légions en Italie du Nord, deux autres encore dans le même lieu, une cinquième trans Padum ; enfin deux légions que lui prête Pompée viennent, elles aussi, de la Cisalpine. Cela fait sur un total de onze, sept légions de sang celtique : l’armée dite romaine est plus qu’à moitié celte. Mais il y a mieux encore : à côté des Cisalpins, à côté des Celtes de la Province, on trouve dans l’armée de César des Celtes de la Gallia Comata. Au moment de la campagne contre les Helvètes, la cavalerie héduenne est sous les ordres du proconsul. Quand il marche contre les Belges, il a avec lui des Héduens et des Rèmes. Dans l’expédition contre les Nerviens, il a des Belges, des Trévires et d’autres. Il lance des Celtes contre les Suèves. Il emmène de la cavalerie de toute la Celtique continentale contre les Bretons insulaires ; il a des cavaliers celtes avec lui lorsqu’il se porte au secours de Q. Cicéron. Labiénus en a également au cours de ses opérations contre les Trévires. Et l’on retrouve aussi des troupes celtes dans les campagnes contre les Ménapes, les Éburons, les Bituriges, l’armée de Corréos et de Commios, les Andes de Dumnacos.
La nation héduenne accepte de prendre en garde les otages que César s’est fait remettre par les tribus vaincues. Des Celtes dans les champs dénoncent aux Romains la retraite d’Ambiorix. Ne pouvant saisir le chef des Éburons, César organise une campagne d’extermination ; mais, comme ses légionnaires subissent des pertes en tombant dans des embuscades il appelle les tribus-états voisines (Ménapes, Trévires, Nerviens, Atuatuques, Rèmes) et leur offre de piller le territoire des Éburons : une foule immense se réunit aussitôt. Le pillage pourtant s’accompagne de massacre ; car César entend anéantir « la race des Éburons et leur nom même » : mais les peuples convoqués n’en répondent pas moins à l’appel du proconsul, conviant des Celtes à exterminer d’autres Celtes. Espanactos, amicissimus populi romani, se saisit de Luctérios et l’amène enchaîné à César.
La factio proromaine représente dans la Province la quasi-unanimité des tribu-États, dans la Celtique du Nord la grande majorité des tribus-état : et voilà pourquoi ce sont des gens de Toulouse, de Carcassonne, de Narbonne, des Allobroges, des Héduens, des Trévires, des Rèmes, des Carnutes, des Sénons, des Arvernes qui, brisant à main armée la résistance du parti adverse, donnent le pays tout entier à César et à Rome. Et ne croyons pas qu’il s’agisse de quelques centaines d’aventuriers : d’après Appien, César a, en l’an 49, dix mille cavaliers celtes ; au moment où Vercingétorix enfermé dans Alésia ayant lancé aux tribus-états celtes un suprême appel, celles-ci ne lui avaient fourni que huit mille cavaliers. La Celtique trouve plus de cavaliers pour aller aider César qu’elle n’en avait trouvé pour le combattre. Bref, la Celtique se conquiert elle-même !
D’après nos idées d’aujourd’hui tous ces hommes ont été des traîtres ; or ils ne furent pas considérés ainsi à leur époque.
Sous Auguste il suffira pour garder toutes ces tribus états d’une cohorte de douze cents hommes : c’est qu’au-dessus de ces cohortes il y a quelque chose qui maintient l’union : ce quelque chose c’est
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le sentiment de milliers et de milliers d’hommes qui estiment qu’en s’agrégeant à l’empire, ils ont bien mérité de leur tribu-état.
Le même parti de l’étranger se retrouve dans les pays européens d’aujourd’hui. Des milliers et des milliers d’influenceurs, de journalistes ou d’hommes politiques, sont convaincus qu’en coulant leur pays dans le moule de l’Union européenne et en adoptant le globish comme langue officielle ils auront bien mérité de leur tribu.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE ET LES RELATIONS AVEC L’ÉTRANGER.
LA GUERRE.
« La race ou la nation [grec phylon] tout entière est folle de guerre, à la fois intrépide et prompte à la bataille, bien que par ailleurs simple et sans mauvaises manières : à la moindre provocation, ils accourent pour se battre… Cette capacité résulte pour une part de leur force physique, mais en partie aussi de leur nombre. À cause de ces traits de caractère que sont leur simplicité ainsi que leur franchise, ils se rassemblent en foule spontanément, parce qu’ils partagent toujours le sentiment d’humiliation de ceux de leurs voisins auxquels ils pensent que l’on a fait du tort. Maintenant, bien que ce soient tous des combattants par nature, ils sont meilleurs cavaliers que fantassins : la meilleure force de cavalerie qu’ont les Romains vient de chez eux ». Ainsi parle Strabon d’après Posidonios.
Si cette image était fidèle, il serait aisé de reconstituer l’éthologie relative à la guerre : ce serait une morale sans nuances, présentant la lutte comme un idéal, prescrivant aux hommes de la rechercher, de s’y lancer comme dans une fête légitime, nécessaire, sacrée.
Quelques constats néanmoins.
L’organisation de la société ne reflète pas une morale qui mette l’activité militaire au-dessus de tout. La prééminence accordée à la classe des equites ne prouve rien. Ce qui fait le noble, ce n’est pas l’épée, le fait de jouer sa vie sur les champs de bataille : c’est, outre la naissance, la richesse qui permet d’avoir des ambacti.
Nos aïeux ne se battent ni pour imposer à d’autres leurs croyances religieuses ni pour soumettre le monde à leur empire et l’organiser à leur guise, ni pour s’assurer une maîtrise économique.
D’autre part leur histoire n’offre pas d’exemple d’une guerre des pauvres contre les riches ou des esclaves contre les hommes libres. Néanmoins les cas dans lesquels la guerre est licite sont nombreux et la guerre de conquête paraît légitime.
Mais ils ne se battent pas comme le voudrait la légende pour la seule joie de guerroyer. Ils sont tout prêts à un partage pacifique avec les populations dont ils envahissent le territoire.
En 186 des Celtes transalpins franchissent les Alpes et, sans commettre aucun acte de violence, s’installent sur le territoire où s’élèvera plus tard la ville d’Aquilée.
En d’autres circonstances, une fois vainqueurs, ils s’installent communément sur le sol conquis : les Insubres, les Cénomans, les Boïens, les Sénons, constituent des unités politiques stables et homogènes, les bandes établies en Thrace y forment un royaume uni, le royaume de Tylis ; celles qui s’arrêtent sur le Danube s’unifient également pour former le peuple Scordisque ; enfin les Galates d’Asie constituent trois nations.
Lorsque les Héduens retrouvent grâce à César leur puissance de naguère, c’est par des négociations qu’ils obtiennent des Séquanes la restitution des otages livrés ainsi que le retour de leurs clients.
Le cas des Helvètes est encore plus exemplaire. On peut dire qu’ils ont tout fait pour éviter la guerre comme César de son côté, a tout fait pour la rendre inévitable. Et c’est là le peuple le plus « belliqueux » que le proconsul romain trouve sur sa route lorsqu’il arrive dans la contrée.
Que la morale des Celtes ait toujours admis en principe la légitimité de la guerre, il serait donc vain de le démontrer plus longuement.
Deux autres faits maintenant.
Quoi qu’il en soit du rôle des druides, un point en tout cas est acquis : à l’époque de César, la morale celte admet la légitimité de la guerre, mais elle ne la considère pas du tout comme une fête à laquelle on doit courir. L’action des druides est une action pacifique, et il est permis de croire que, maîtres de l’éducation des jeunes nobles, ils leur recommandent tout à la fois et de mépriser la mort, quand la bataille est engagée, et de ne recourir aux armes qu’à la dernière extrémité.
Enfin ce n’est pas le courage individuel qui fait défaut au Celte. Dans l’armée impériale romaine, le soldat celte passera au contraire pour un soldat idéal, endurant, gai, entreprenant.
La légende prête aux Celtes une loyauté absolue, voire candide, sur les champs de bataille. À en croire Strabon, le guerrier celte est simple et dénué de ruse. Dès qu’on l’irrite, il marche droit sur l’ennemi et l’attaque de front sans s’occuper d’autre chose.
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C. Jullian écrit encore qu’à l’époque de César le guerrier n’est qu’un grand enfant, la guerre lui apparaît comme une obligation collective, immédiate et impérieuse, et non pas comme une série de subterfuges.
Mais la légende une fois de plus s’adapte mal aux faits. Les Celtes que nous montre l’histoire, s’ils n’égalent pas les Romains dans l’art de la guerre, n’ont garde de mépriser ou de négliger stratégie et tactique. De part et d’autre la morale n’exige pas qu’on prévienne officiellement l’adversaire : il est légitime de tomber sur lui à l’improviste.
Dès l’époque de la prise de Rome, Tite-Live note que Brennos se conduit en habile général. Pausanias constate de même que l’autre Brennos, pour un Barbare, ne laisse pas de trouver des tours ingénieux. Contre César les Helvètes manœuvrent adroitement : ils se replient sur une colline pour attirer les légionnaires et les font prendre à revers par une masse de réserve. Les Nerviens font observer la marche de César et le surprennent habilement en plein désordre. Les Morins et les Ménapes évitent avec soin toute bataille rangée et harcèlent l’ennemi, tout en restant eux-mêmes insaisissables dans leurs bois et dans leurs marais. Ambiorix, attaquant l’armée de Sabinus et de Cotta, ordonne aux siens d’éviter le contact redoutable de la légion, de lancer leurs traits de loin, de se replier partout où les Romains prendront l’offensive. Les Nerviens et les Éburons, qui attaquent le camp de Q. Cicéron, établissent des lignes d’investissement, fabriquent des faux d’attaque et des abris mobiles. Vercingétorix essaie fort adroitement d’affoler César en organisant un soulèvement général et en lui donnant des inquiétudes sur la sécurité de la Province. À Alésia même il conçoit un plan grandiose quand il cherche à amener, par la levée en masse, une formidable armée de secours et à prendre ainsi les légions dans un étau.
DROIT INTERNATIONAL.
En principe et si l’on en croit le comportement de Finn lors de la bataille de Gabhra, le début des hostilités d’une guerre offensive doit être précédé d’une déclaration de guerre en bonne et due forme. Faite par des hérauts à l’époque, faite par des ambassadeurs plus tard.
La personne des ambassadeurs est considérée comme inviolable, et cela dès l’époque ancienne : on signale comme un fait exceptionnel l’accès de fureur de Britomaris qui, pour venger son père mort, fait mettre à mort deux ambassadeurs romains. Au cours de la longue campagne de César en Celtique, campagne faite surtout de négociations, il n’arrive qu’une fois que deux ambassadeurs soient maltraités : les Vénètes, les Esuvii et les Coriosolites, arrêtent et retiennent prisonniers des envoyés de César, afin d’obtenir la restitution des otages qu’ils ont dû livrer. Mais César lui-même déclare qu’ils ont conscience de commettre un crime (et il se venge atrocement en faisant périr tous les sénateurs vénètes). L’éthologie celtique antique prescrit donc bien le respect des ambassadeurs. Inversement, elle n’admet pas que lesdits ambassadeurs sortent de leur rôle. C’est parce que des envoyés de Rome se transforment indûment en combattants clusiens que les Celtes de Brennos indignés se précipiteront sur le Capitole.
Le respect des traités est bien prescrit par l’éthologie celtique antique. La preuve en est que souvent les parties se lient par serment et par un échange d’otages. Il est évident que des traités de ce genre doivent théoriquement être respectés. Je n’insiste pas sur la déloyauté attribuée à Brennos jetant son épée dans la balance. On a trop l’impression que l’anecdote a été imaginée après coup pour justifier le brusque retour offensif des Romains qui, même dans le récit de Tite-Live, a un air de trahison.
Ce fameux Uae Uictebo (Vae Victis) donne aux Celtes une réputation de vainqueurs insolents, mais Tite-Live ne les représente nulle part comme des égorgeurs de femmes et d’enfants. En ce qui concerne l’Italie, les historiens ne signalent aucun excès analogue à ceux dont parle Pausanias pour la Grèce. Il est des faits positifs dont la valeur probante est plus grande encore : les Celtes n’exterminent sûrement pas les populations ligures ni les populations du nord de l’Italie. Ils sont seulement réduits à l’état d’Atectai c’est-à-dire de peuples placés sous protectorat.
Et dans les luttes entre tribus-états celtes, on voit les vainqueurs imposer aux vaincus des livraisons d’otages, des cessions de terre, des tributs : mais on ne voit jamais un peuple chercher anéantir un autre peuple.
Il est donc vraisemblable que la morale celtique, sur la question du droit des vainqueurs, est une morale assez nuancée, assez souple. Mais les documents venus jusqu’à nous ne nous permettent pas d’atteindre ces nuances.
Remarquons enfin pour terminer sur ce point que les Celtes sont aussi peu xénophobes que possible. Ils n’ont à aucun degré le mépris ou la haine de l’étranger. La cordialité accueillante pour l’étranger est
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assez vive pour que, dès avant l’annexion, les Héduens et les Arvernes se déclarent volontiers « de même sang que les romains ».
Même lorsqu’il n’y a pas hospitium, l’éthologie celtique antique ordonne le respect de l’étranger.
Nous avons déjà vu le texte de Nicolas de Damas déclarant que le meurtre de l’étranger est, dans les tribus-états celtes, puni plus sévèrement que le meurtre du citoyen. La légende grecque qui veut qu’Héraklès ait aboli dans la celtique l’usage de tuer les étrangers prouve qu’à l’époque historique les Grecs circulent dans la région sans aucune crainte. Ce qui est sûr aussi c’est qu’en temps normal les marchands romains ou autres se déplacent dans le pays sans être inquiétés. Le seul ennui auquel ils s’exposent est d’être trop bien accueillis, trop entourés, trop avidement interrogés.
Cette absence de toute haine pour l’étranger nous est encore attestée par la facilité même avec laquelle les Celtes s’adaptent aux milieux sociaux ou ethniques dans lesquels les jettent les hasards de la conquête : voir le cas des Atectai. En Asie ils acceptent assez vite la langue grecque et avec elle l’hellénisme. On voit naître une civilisation celto-grecque. La Cisalpine et la Province s’ouvrent avec une rapidité extraordinaire aux influences romaines.
La conclusion s’impose : César trompe ses lecteurs en représentant les Celtes comme un peuple avide de bataille.
Mais il suffit de lire son récit pour se rendre compte qu’il a affaire à des peuples qui ne sont pas friands de guerres. Je ne parle pas de ceux qui se donnent à lui sans combattre : ceux-là le font, nous l’avons vu, parce qu’ils croient servir ainsi l’intérêt de leurs tribu-États. Mais là où le parti hostile aux Romains l’emporte, on reste confondu de voir à quel point il répugne à une résistance armée. Les Bellovaques annoncent pompeusement qu’ils vont diriger l’ensemble des opérations contre Rome ; mais, à peine les Romains s’avancent-ils sur Bratuspantium, et tous les anciens sortent de la ville tendant les mains vers César. Les Ambiens se sont engagés à fournir dix mille hommes ; dès que les légions s’approchent, ils font soumission complète. Indutiomaros lève une armée contre les Romains : mais, voyant son gendre, Cingétorix, s’allier aux Romains, il se hâte de faire soumission.
Ne nous fions donc pas trop aux déclarations intéressées et contradictoires de César. Ce n’est pas par un avilissement général des caractères que l’éthologie celtique se fait moins belliqueuse. C’est, selon toute vraisemblance, parce que le monde des dirigeants a appris à connaître le prix de la paix et l’efficacité des négociations diplomatiques. Si, durant le séjour de César dans le pays, on cause plus qu’on ne se bat, c’est que les chefs savent qu’une conversation bien menée peut avoir autant de résultats qu’une bataille bien conduite.
Ainsi que mentionné plus haut, ce n’est pas le courage individuel qui a fait défaut au Celte. Dans l’armée impériale romaine, le soldat celte passera au contraire pour un soldat idéal, endurant, gai, entreprenant.
L’HOSPITALITÉ.
D’après Diodore les Celtes sont hospitaliers et invitent volontiers les étrangers à leur table. Sur les rites d’hospitalité, nous avons un texte précis : dans les Alpes, des montagnards viennent au-devant d’Annibal en portant des couronnes de fleurs, ce qui, déclare Polybe, est signe d’amitié chez presque tous les Barbares.
La morale enseigne le respect du lien d’hospitalité. Ce lien, à l’époque de César, lie tantôt deux peuples, tantôt deux individus, tantôt un individu et un peuple. Ainsi il y a hospitium entre les Héduens et les Romains ; l’hospitium unit Ambiorix à la nation des Ménapes et César estime que cette union est assez forte pour provoquer une alliance militaire ; même lien encore entre Commios et les Bellovaques ; au moment de la grande coalition, les Bellovaques, bien que décidés à s’abstenir, accordent à Commios un secours de deux mille hommes pro eius hospitio.
Les liens entre individus ne semblent pas moins solides. Une seule fois on voit Ambiorix abuser de l’hospitium qui l’unit à Titurius pour lui tendre un piège et le perdre. Par contre, les Bituriges battus se réfugient dans les Tribu-États voisines priuatis hospitiis confisi. Procillus, hôte de César, le sert avec un tel dévouement que le proconsul abandonne une fois, pour parler de lui, le ton froid qu’il prend dans ses Commentaires.
L’hospitium l’emporte parfois sur la fraternité qui unit en principe es hommes d’une même patrie : quand Dumnorix essaie d’ameuter les Helvètes contre Rome, César en est averti par ses hôtes.
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L’ÉTHIQUE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA VÉRITÉ.
C’est une des originalités de l’éthologie celtique d’avoir, à l’époque druidique, porté très haut le respect des choses de l’esprit.
Au temps de César, la condition des druides est, dans l’estime publique, égale à celle des chevaliers. Ils sont magno honore, et la considération qui les entoure se traduit par d’importants privilèges : exemption du service militaire, de l’impôt et de toute autre charge.
Théologiens, physiciens, philosophes, juristes, les druides antiques sont donc des hommes d’étude, et c’est à ce titre qu’on les honore. Il y a là un fait qu’il faut retenir : nous ne sommes pas en présence de druides à l’ancienne mode qui croient tout savoir parce qu’il n’y a pas de science hors de celle des choses divines ; nous sommes en présence d’un clergé qui ajoute à sa fonction religieuse une fonction d’étude et d’enseignement.
Que de singuliers privilèges soient attachés à la possession de la science, c’est la preuve indiscutable que l’éthologie celte aux deux derniers siècles de l’indépendance enseigne le respect des choses de l’esprit. C’est par un des traits saillants de leur organisation, par la constitution d’une classe privilégiée, que les Celtes du temps druidique prouvent leur respect de l’intelligence et leur amour du savoir.
À Rome, dans le même temps, un homme peut, sans aucune étude préalable, exercer les plus hautes fonctions sacerdotales : il rirait si on lui demandait d’apprendre astronomie ou physique ; à l’inverse, le corps des savants ne jouit d’aucune considération, et le professeur le plus docte peut fort bien être esclave.
Il y a un enseignement réservé aux futurs druides et à eux seuls. Mais, au-dessous de cette haute culture, il y en a une qui est dispensée aux jeunes nobles. Pomponius Mela dit nettement que les druides enseignent les jeunes gens qui appartiennent à l’aristocratie : docent multa nobilissimos gentis.
Le peuple même a ses curiosités intellectuelles. Il est à l’affût des nouvelles, il veut savoir. « Il est
dans les habitudes des Celtes, écrit César, d’arrêter les voyageurs, même contre leur gré, et de les interroger sur tout ce que chacun d’eux peut savoir ou avoir entendu dire ; dans les villes, la foule entoure les marchands et les oblige à dire de quel pays ils viennent et ce qu’ils y ont appris ». Ailleurs ; on voit des soldats semer, par leurs bavardages, la panique dans une armée. Mais, indiscrétion et bavardage sont malgré tout tempérés par le sens de la courtoisie : quand ils reçoivent des étrangers à leur table, les Celtes attendent pour les questionner, que le repas soit terminé.
De même et toujours d’après les Commentaires, les Celtes en général observent curieusement tout ce qu’ils voient faire et l’imitent avec adresse.
Il y a plusieurs manières de respecter la vérité avons-nous dit.
La première consiste à fuir le mensonge et l’hypocrisie, à rester fidèle à la parole donnée.
La seconde consiste à étudier pour connaître le vrai des choses, à encourager l’étude en honorant ceux qui s’y adonnent.
L’éthologie des Celtes montre qu’ils se sont engagés dans l’une et l’autre voie.
Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si la morale admet ou condamne le mensonge et la déloyauté. Toute hypothèse nous est-elle interdite sur ce point ? Je ne le crois pas. Sans doute ignorons-nous si la loi pénale punit le mensonge et la fourberie. Mais nous savons que les Celtes se lient volontiers par des serments.
Nous ne saisissons clairement qu’une exception à cette obligation morale de dire la vérité.
D’abord il est permis de tromper en temps de guerre. On ne le dit pas tout haut. Au contraire, les délégués helvètes déclarent fièrement à César qu’ils préfèrent la lutte loyale aux entreprises basées sur la ruse et la fourberie. Mais la morale réelle est plus accommodante et ressemble un peu à la taqqiya de l’islam en la matière (Sahih Al-Bukhari tome 4 Livre 52, Hadith 269 : Le Prophète a dit : « La guerre est tromperie »).
Et chez les Celtes eux aussi donc le mensonge, blâmé en théorie, devient licite lorsqu’il s’agit d’égarer un ennemi, y compris au sens large.
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LES DEVOIRS DU RICHE.
Il est certain, à en juger sur les mœurs, que le riche a des devoirs.
Non pas de vagues devoirs de charité, comme on dira plus tard, des devoirs dont la limite est incertaine et que l’intéressé définit lui-même. Sans doute est-il fort possible, bien qu’aucun texte n’en dise rien, que l’éthique recommande la bonté, ou une pitié agissante. Ce qui est hors de doute, c’est que le grand a, de par les mœurs, une obligation précise de pourvoir à la subsistance d’un grand nombre de personnes.
Pour être un vrai chef, au sens plein et honorable du terme, un Celte doit donc entretenir tout un monde de clients ; il est donc nécessaire non qu’il soit personnellement riche, mais qu’il ait des biens à distribuer.
Les textes nous montrent en effet le chef entouré d’une foule de clients, d’ambacti, de deuoti. Comme beaucoup de ces clients viennent à lui contraints par la misère, force est bien d’en conclure qu’il leur procure les moyens de vivre. Sans doute les fait-il travailler et tire-t-il profit de leur labeur, mais encore leur procure-t-il les moyens de se mettre à l’ouvrage. Et puis beaucoup de ses clients ne sont pas des ouvriers ni des domestiques au sens moderne du mot ; ce sont des soldats, des gardes ; quelques-uns, les ambacti, l’entourage, sont des compagnons que le maître traite en égaux et qui vivent à ses frais aussi largement que lui-même. Le noble celte a le droit, presque le devoir, d’être riche, mais il a également le devoir de faire servir sa richesse à l’entretien de tout un monde.
L’histoire nous laisse seulement entrevoir ces grands seigneurs fastueux qui font vivre une vaste clientèle : tel le chef dont parle Diodore qui abandonne aux siens une partie de son butin, tel Lucterios qui a une ville entière en sa clientèle, tel ce fameux Dumnorix qui a d’immenses ressources ad largiendum et entretient un corps de cavalerie. La légende conserve à travers les siècles le souvenir de ces monarques magnifiques qui savent qu’opulence oblige et répandent la richesse sur leur entourage.
Luern, roi des Arvernes, passe à travers champ sur son char, jetant de l’or et de l’argent aux « myriades » de Celtes qui le suivent. Parfois, il fait enclore un vaste espace ; on y place des cuves remplies de boissons d’un grand prix et une telle quantité de victuailles que, plusieurs jours durant chacun peut entrer dans l’enceinte et user à son gré des mets qu’on sert sans interruption. Un jour, un poète arrive trop tard pour avoir part au festin. Il s’en va au-devant de Luern gémissant sur ce fatal retard et célébrant la grandeur du monarque. Luern, égayé par son chant, lui jette une bourse pleine d’or. Le poète la ramasse et entonne un chant nouveau : les traces laissées par le char royal sont des sillons d’où sortent l’or et les bienfaits.
Et à ce propos voici un étrange passage d’Athénée qui nous a tout l’air d’être du mythe déguisé en histoire. Dans son troisième livre, le même Phylarque écrit « qu’Ariamnès le Galate, étant excessivement riche, annonça un jour qu’il organiserait chaque année un banquet pour tous les Galates, ce qu’il fit en procédant de la manière suivante. Il quadrilla le pays d’installations bien adaptées le long des routes, et en tous ces lieux, il fit monter des tentes entourées de palissades, de joncs et d’osier, chacun d’entre eux pouvant accueillir quatre cents hommes ou même plus, selon ce que nécessitait le secteur, et en fonction du nombre de personnes que l’on pouvait s’attendre à voir affluer des villages et des villes proches de ces installations. Ensuite il fit placer en ces lieux d’immenses chaudrons, remplis de toutes sortes de viandes, chaudrons qu’il avait fait fabriquer l’année précédente en faisant venir des artisans des autres cités. Il fit abattre chaque jour beaucoup de bétail, de bœufs, de porcs, de moutons, ainsi que d’autres animaux ; et fit mettre en place du vin dans des tonneaux ainsi qu’une grande quantité de farine de froment. Et non seulement il fit en sorte, continue notre auteur, que tous les Galates des villages et des villes environnantes puissent en profiter, mais même les étrangers de passage furent, eux aussi, fermement invités par les esclaves qui se tenaient devant, à venir y manger de ce qui avait été préparé ». (Athénée, Les Deipnosophistes, IV, 34.)
La part des faits dans ces récits est probablement assez mince ; mais celle de l’idéal n’est pas négligeable. Le jeune Celte qui les entend conter se pénètre de l’idée que le riche a des devoirs ; il se sent tenu par avance, si la fortune lui sourit, d’être le patron d’un grand nombre d’hommes qui, vivant à son ombre, vivront à ses frais. Bien que ce devoir n’ait pas, semble-t-il, de sanction légale, la plupart des grands ne songent point à s’y dérober, puisque César peut dire, en termes généraux que, plus ils ont de richesses, plus ils ont d’ambacti et de clients.
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Notons enfin que nobles et riches ont bien des devoirs dans la société irlandaise du haut Moyen Âge.
Il y a, dit la préface du Senchus Mor, « quatre dignitaires de la tribu-État qui peuvent être déchus de leur rang ; le roi, qui a rendu un faux jugement ; l’évêque, qui a péché ; le file (druide) qui a trompé les gens ; l’aire (noble) qui n’a pas accompli son devoir (eisindraic) : ils ne remplissent pas leurs devoirs, on ne leur doit pas de composition ».
Jean-François Médard distingue deux types de clientélisme : formel – quand il est codifié comme dans le cas du féodalisme – et informel – aussi appelé patronage.
Le clientélisme moderne (comme concept) doit ses origines à des recherches, en anthropologie sociale apparues au Royaume-Uni, au début des années 1950.
Ce clientélisme est défini comme un système d’échanges interpersonnels non marchands de biens et de services échappant à tout encadrement juridique, entre des individus disposant de ressources inégales (le « patron » et ses « clients »).
Malgré une vision justifiée largement répandue du caractère antidémocratique du clientélisme, notamment en politique, il convient de rappeler que le clientélisme est également un moyen de politiser les populations, mais aussi de pallier le déficit d’implantation des services publics ou de réduire les inégalités.
LOGIQUE DU RICHE DONC SELON NOUS (simple conseil).
Si le riche profite de son argent ou de ses pouvoirs pour rendre service à celui qui en a besoin au lieu de cacher son or dans un trou ; alors celui qui aura bénéficié de son aide ne pourra que lui en être reconnaissant et lui prêter à son tour mainforte ou lui rendre service le jour venu. Si le riche est logique il se doit donc d’utiliser ses largesses pour se faire le plus d’obligés possible. La thésaurisation est une aberration dans le monde celtique. Tout réside dans le relationnel. La richesse ne sert à rien à Robinson Crusoé.
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L’ÉTHOLOGIE CELTIQUE ANTIQUE
ET LA RÉPUTATION.
César oublie dans le compte rendu de ses campagnes une catégorie de personnages que les autres historiens placent pourtant au premier plan. Les bardes, ces chantres équivalents des anciens aèdes grecs, qui se situaient sur un terrain à la fois politique et religieux et avaient en charge la louange autant que le blâme, des nobles. Dit autrement, ils jouaient un rôle assez proche de celui des censeurs de la Rome archaïque, cautionnant par leurs hymnes la place politique et honorifique de chacun.
La renommée alors était quelque chose d’important dans la société celtique. Dans une société marquée par l’oralité, la réputation était le seul moyen de mesurer la valeur de quelqu’un. On attendait de tout un chacun qu’il soit généreux, honnête, brave, loyal. Mais plus on était haut placé dans l’échelle sociale, plus on se devait de satisfaire à ces critères. Les bardes étaient ceux qui faisaient ou défaisaient les réputations. La peur de faire l’objet d’une satire composée par l’un d’entre eux constituait sans aucun doute la première des craintes de tout grand seigneur celte. Une chanson se moquant de vous pouvait signifier votre perte, un poème en votre honneur vous valoir une gloire traversant les siècles.
Diodore note que les Celtes ont la parole hyperbolique, non seulement pour se grandir eux-mêmes, mais aussi pour amoindrir les autres.
On pourrait croire à la fantaisie toute imprévue d’un individu ; mais Diodore déclare qu’il Ya là un usage : « Quand les troupes sont rangées, ils ont l’habitude de s’avancer hors des rangs et de provoquer les plus braves de leurs adversaires à un combat singulier, en agitant leurs armes pour frapper l’ennemi de terreur », et si quelqu’un accepte leur défit, ils l’insultent et le ravalent. Comme toutes ces vantardises font partie d’un cérémonial régulier, on ne peut douter qu’elles ne soient approuvées, prescrites peut-être par la morale militaire. Outrager, insulter un ennemi, est donc chose légitime, on en use ainsi devant le front de l’armée : les injures à l’adversaire font partie du rituel belliqueux.
Toutefois il est remarquable qu’à l’époque de César, on ne trouve plus trace d’un tel usage. Vercingétorix défend sa politique et sa tactique avec une dignité ferme, mais sans jactance. La seule phrase de son discours où perce quelque fierté est celle où il se déclare prêt à abandonner son pouvoir si les Celtes croient lui faire plus d’honneur qu’il ne leur apporte de chance de salut. Mais l’expression est pleine de mesure, et dignité n’est pas vantardise. Ce qui frappe dans son propos c’est justement qu’il évite de s’exalter lui-même ; et ce parti pris est encore plus manifeste dans les paroles qu’il prononce à l’heure du triomphe, c’est-à-dire après Gergovie ; l’ivresse de ce succès minimisé par César évidemment lui inspire de vastes ambitions, elle ne lui suggère pas de tirade où il s’exalterait lui-même.
Il en va de même de Cicognats, le Celte de vieille roche, qui harangue les assiégés d’Alésia : son langage est rude et atroce, mais sobre, sans rodomontade ; il n’y célèbre ni sa propre vaillance, ni même celle de ses ancêtres. L’éthologie qui veut que les grands étalent bruyamment leur grandeur appartient à l’ancienne époque.
L’éthologie de l’honneur s’exprime en plus d’un lieu. L’homme ne possède pas seulement ce que nous appelons aujourd’hui un patrimoine. Il a dans le groupe dont il fait partie, une réputation, une renommée. Il jouit d’une certaine estime.
Et ce n’est pas seulement de la réputation d’autrui dont doit avoir soin un Celte ; il doit s’occuper également de la sienne propre. Être connu, admiré, entouré, est, pour les grands, un idéal. Nul ne songe à les blâmer d’une ambition de ce genre. Le droit irlandais médiéval en a gardé de nombreux échos.
Nous avons déjà vu le mot de Diviciacos qui, invité par César, à marcher contre Dumnorix, répond qu’il doit tenir compte de l’opinion publique : existimatio uulgi.
En 122 avant notre ère, Cnaeus Domitius, près de quitter le territoire des Salyes, voit venir à lui un ambassadeur de Bitoitos, roi des Allobroges. Cet ambassadeur, suivi d’un somptueux cortège, est accompagné par un barde qui chante d’abord le roi Bitoïtos, ensuite les Allobroges, et enfin l’ambassadeur lui-même.
D’après Appien c’est précisément pour chanter de tels éloges que des bardes sont attachés aux envoyés de haut rang. Même dans des circonstances moins solennelles, des Celtes paraissent, flanqués de parasites dont la fonction est de célébrer leurs louanges « devant des assemblées nombreuses et même devant quiconque veut bien les écouter en particulier ». Posidonios cité par
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Athénée déclare que ces parasites suivent leurs maîtres « même à la guerre » d’où il résulte évidemment qu’ils chantent surtout en temps de paix (Posidonios. Histoires. Livre XXIII).
Manifestement il n’y a pas là de fantaisie individuelle, il s’agit d’un usage. Des bardes sont régulièrement attachés aux grands et ont pour mission régulière de célébrer publiquement leurs patrons.
César parlant à l’armée, à la fois celte et romaine, qu’il mène à la guerre contre Arioviste, et qui tremble, fait appel au sentiment de l’honneur : pudor. C’est encore l’honneur, dignitas, qui jette des Celtes imprudents sur les troupes de Labienus. Critognatos déclare qu’à la rigueur il eût accepté l’idée d’une sortie contre les légions qui entourent la ville « tant l’honneur a sur lui de pouvoir » : apud me tantum dignitas potest. Les chefs qui se réunissent la nuit dans les bois pour organiser la révolte, disent qu’il vaut mieux mourir que de ne pas recouvrer leur « gloire ».
Bien entendu la honte s’oppose à l’honneur : Vercingétorix raille les Romains de se replier turpiter ; Critognatos dénonce la honte que serait la soumission à Rome : turipissimam seruitutem ; enfin nous savons que la présence d’un enfant sous les yeux de son père, en un lieu public, est chose déshonorante : turpe.
Et pour en venir plus précisément à l’obligation de tenir sa parole, les Commentaires nous en donnent de nombreux exemples. La preuve qu’ils doivent respecter leur serment, que la morale les y oblige, c’est qu’au cas où ils faussent leur parole on ne craint pas de faire périr les otages qu’ils ont livrés. D’autre part nous avons vu que les Celtes consentent quelquefois des prêts remboursables dans l’autre vie : un tel usage ne se concevrait pas s’il n’y avait pas une éthologie prescrivant la loyauté.
Dans un conte de Parthenios de Nicée, une femme mariée, Erippé, est enlevée par des Galates. Son mari apporte la rançon demandée. Mais Erippé, se souciant peu de partir avec son époux, dit au Galate de le tuer et de garder l’argent apporté. Le Galate indigné d’une telle mauvaise foi la tue elle-même. Si la légende est d’origine celtique (et il n’y a pas apparence que les Grecs aient inventé de toute pièce un récit aussi honorable pour les Galates), elle prouve que la loyauté passe, chez les Celtes, pour une vertu.
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DIVERS.
Points divers extraits de la passionnante enquête d’éthologie celtique antique d’Albert Bayet (tome I de son Histoire de la Morale).
A. Que les Celtes soient curieux et bavards, les Commentaires l’affirment. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, l’usage est d’arrêter bon gré mal gré le voyageur pour s’informer de ce qu’ils ont vu et entendu dire, le peuple des villes entoure les marchands et les oblige à raconter d’où ils viennent et ce qu’ils ont appris. Mais indiscrétion et bavardages sont malgré tout tempérés par une certaine courtoisie : quand ils reçoivent des étrangers à leur table, les Celtes attendent pour les questionner que leur repas soit terminé.
B. Dans les banquets d’apparat, nous savons qu’il y a des règles d’étiquette.
Quand les convives sont nombreux, ils s’asseyent en cercle ; la place du milieu est au plus considérable, qui est comme le coryphée du chœur ; c’est celui qui l’emporte sur les autres soit par son habileté à la guerre, soit par sa naissance, soit par sa richesse. À côté de lui s’assied celui qui reçoit, et de chaque côté tous les autres selon leur rang plus ou moins élevé. Ceux qui portent les boucliers se tiennent derrière ces convives, les doryphores se tiennent en face. Assis en cercle comme les maîtres, ils mangent en même temps qu’eux. Telle est la description donnée par Posidonios. Diodore ajoute que le service est fait par de tout jeunes enfants, garçons et filles, que les plus braves reçoivent les plus beaux morceaux de viande, et que les conversations dégénèrent bien vite en discussions qui se terminent par des rixes. Il est pourtant peu vraisemblable que tous les festins se terminent par des combats et César ne souffle mot d’un tel usage. Dans certaines tribu-États les conversations politiques sont même interdites aux convives.
C. Les grands se disputent âprement le pouvoir, associant à cette lutte clients et partisans.
Un fait souvent cité laisse entrevoir la véhémence des passions politiques. Dans les assemblées, dit Strabon, si quelqu’un interrompt l’orateur, l’appariteur commence par l’avertir ; puis en cas de récidive, il lui coupe un morceau de son manteau. Cet usage de l’éthologie celtique antique montre qu’il est parfois difficile d’apaiser les conflits politiques et de faire régner l’ordre au sein des assemblées.
D. Nous ne savons pas si les lois sur l’héritage tendent à la sauvegarde des grandes fortunes. Par contre, nous avons une raison de croire que la classe riche n’est pas une caste rigoureusement fermée. Viridomaros, avec l’appui de César, passe d’une situation obscure à une fortune éclatante. On dira que ce n’est là qu’un exemple ; mais l’élévation de Viridomaros ne serait pas utile à César si le nouveau riche était, en principe, méprisé et sans influence. Il faut donc admettre que les possédants savent ouvrir leurs rangs aux hommes nouveaux. On a la même chose en Irlande avec le statut des briugu.
E. Albert Bayet croit sentir chez nos aïeux un certain sentiment progressiste ou révolutionnaire.
L’histoire politique du pays selon lui montre la puissance de l’esprit de progrès. La Tribu-État se substitue peu à peu et non sans lutte à la tribu. La monarchie doit céder la place à des principats aristocratiques. Au pouvoir absolu succèdent des « constitutions », comme celle des Héduens qui prennent de savantes précautions contre la tyrannie.
Toutes ces luttes, toutes ces révolutions, prouvent que les novateurs ont des points d’appui dans la conscience commune.
Un des hommes auxquels se heurte César chez les Héduens est d’ailleurs le célèbre et mystérieux Dumnorix, frère de Diviciacos et chef du parti qui combat l’alliance avec Rome. César, bien qu’il s’applique de son mieux à le noircir, avoue qu’il est magni animi, et il ajoute qu’il est cupidus rerum novarum. On sait le sens qu’a cette expression : elle désigne exactement le goût des nouveautés hardies, ce que nous qualifierions aujourd’hui d’esprit révolutionnaire. Or Dumnorix a de nombreux partisans, et il devient assez dangereux pour que César le fasse massacrer.
F. L’attachement au territoire est étranger aux Celtes de la première époque qui abandonnent si gaillardement le lieu où ils ont vécu jusque-là et s’installent là où ils se trouvent bien : ubi bene ubi patria. Au temps même de César, nous avons vu les Helvètes se mettre ainsi en route pour chercher sans même avoir une idée préconçue du meilleur pays de destination pour eux.
Par contre l’attachement à la terre natale existe chez les belges qui aiment mieux combattre in suis quam in alienis finibus. Il existe chez les Héduens qui considèrent comme le pire malheur l’idée de se
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voir réduits à quitter leur territoire. On voit à chaque instant des peuples décimés, presque détruits par les Romains, s’accrocher à leur sol.
G. La question foncière. L’idée générale est que la dimension des terres occupées doit être en rapport avec le nombre des occupants afin de permettre à tout un chacun de vivre dignement.
Ce que Tite-Live remarque dans son récit relatif aux invasions celtes en Italie, c’est que, dans leur première réponse aux Romains, les Celtes, bien loin de chercher la bataille, se déclarent prêts à ne pas attaquer si à eux qui sont pauvres en terre, les Clusiens, riches de plus de champs qu’ils n’en peuvent cultiver, cèdent une partie de leur territoire.
La preuve que les prétentions celtes ne vont pas au-delà d’un partage équitable c’est que Dion écrit : il s’en fallut de peu que la paix ne se fit vu qu’il ne s’agissait que d’une portion de territoire.
Dion Cassius. Fragment du livre VII. La paix était bien près de se conclure (car la contestation ne portait que sur une petite portion du territoire). Mais les Clusiens passèrent des négociations à un combat, où ils eurent pour auxiliaires les ambassadeurs romains. Les Galates, indignés de les trouver dans les rangs ennemis, commencèrent par envoyer, à leur tour, des députés aux Romains pour se plaindre : ceux-ci, loin de punir leurs ambassadeurs, les nommèrent tous tribuns militaires. Alors le courroux des Galates, d’ailleurs très prompts à s’emporter, fut à son comble : ils ne s’occupèrent plus des Clusiens et coururent droit à Rome, etc., etc. (bataille de l’Allia -389).
Le cas des Helvètes est analogue. César s’applique en vain à les noircir, il résulte de son récit même qu’à l’heure où ils préparent leur exode, ils sont en bons termes avec les Séquanes, et avec une partie du peuple héduen. Ce qu’ils font dire à César, à l’heure où ils ne sont pas encore battus et semblent pleins de confiance en leur puissance militaire, c’est qu’ils sont prêts à aller s’installer où l’on voudra. Ce qu’il leur faut c’est un territoire où s’installer ; ils ne tiennent nullement à le conquérir par la force, mais ils estiment contraire à la justice qu’on prétende les confiner dans un pays dont l’étendue n’est pas en rapport avec leur nombre. Ce n’est donc pas la violence toute brute qui justifie dans leur esprit le droit d’appropriation.
H. Simplicité ou luxe.
Enfin, sur la question du luxe, nous retrouvons dans le monde celte les mêmes conflits qui divisent le monde grec et le monde romain : d’un côté les partisans de ce que nous appellerions aujourd’hui la croissance indéfinie et de l’autre les partisans de la vie rude et simple qui se réclament de la tradition des aïeux ; les écologistes dirions-nous aujourd’hui.
Sur ce point les mœurs indiquent nettement l’existence de deux attitudes, dont l’une exige la simplicité, tandis que l’autre admet ou approuve une vie confortable, voire fastueuse.
Hors du champ de bataille, plusieurs peuples mènent une vie très simple. Posidonios dit que ceux qui habitent la région de Toulouse « n’ont rien de somptueux dans leur genre d’existence », et Strabon note que, sur ce point, Posidonios est d’accord avec beaucoup d’autres auteurs. Polybe, parlant des Celtes installés dans les contrées transpadanes, nous les montre habitant des bourgades isolées, sans murailles, dans un état dépourvu de toute autre commodité. Ils couchent sur un lit de foin ou de paille, mangent de la viande. Bref, leur vie est rude et simple. On pourrait croire, il est vrai, que la morale n’est pour rien dans cette simplicité, que la pauvreté seule en est cause. Mais Polybe note que, bien loin de paraître pauvres au reste du monde celtique, les Celtes d’Italie sont considérés comme exceptionnellement opulents ; et Posidonios remarque que les habitants de la région de Toulouse possèdent de grandes quantités d’or. C’est donc bien par principe qu’ils se contentent d’une vie aussi rude.
Entre tous les Nerviens se distinguent par leur horreur du luxe : « Les marchands, dit César, n’avaient aucun accès auprès d’eux ; ils ne souffraient pas qu’on introduisît chez eux du vin ou quelque autre produit de luxe (rerum ad luxuriam pertinentium), estimant que cela amollissait leurs âmes et détendait les ressorts de leur courage ; c’étaient des hommes rudes, féroces et de grand courage ; ils accablaient les autres Belges de sanglants reproches pour s’être soumis à Rome et avoir fait litière de la vertu de leurs ancêtres ».
La fin de cette phrase montre clairement qu’il y a conflit entre deux morales : les Nerviens, attachés aux traditions reçues de leurs aïeux, veulent une vie simple et rude et attribuent la lâcheté des autres Celtes au luxe qui les effémine. Mais ailleurs, on se prononce nettement en faveur de ce qu’est la civilisation, c’est-à-dire en faveur d’une vie plus raffinée. Car les beaux guerriers couverts d’or qui déferlent par-delà les Alpes n’ont pas attendu l’influence romaine pour avoir des bijoux. Et ce n’est pas non plus aux Romains que les Celtes doivent l’éclat bigarré de leurs habits, vergetés, marquetés, mouchetés et fleuris de dessins aux mille nuances. Les fabricants indigènes font des tapis de laine aux couleurs vives, des matelas moelleux ; l’émaillerie est un art typiquement celtique dont ces
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« Barbares » ont le secret ; les verriers fabriquent des bijoux aux teintes savantes ; à côté des poteries lourdes, solides et vulgaires, on voit paraître des urnes et des vases ornés de dessins compliqués et d’animaux fantastiques.
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CONCLUSION.
S’agit-il de la vie humaine ? En vain les auteurs latins font des sacrifices humains en usage chez nos aïeux un thème à déclamation : des sacrifices analogues se retrouvent dans le monde romain, et, de part et d’autre, ils sont assez rares. Les druides s’efforcent de les ramener à une simple exécution de coupables condamnés à mort.
S’agit-il de la guerre ? Les Celtes ont couru armés à travers le monde ; mais quel est le pays qui, après les avoir vus, n’ait vu les légions romaines ? Dès avant César c’est du côté de Rome que viennent les provocations, et ce sont les Celtes qui temporisent et cherchent à recourir à l’action pacifique.
S’agit-il des cruautés dont la guerre est l’occasion ? Si les Celtes massacrent quelquefois (et non toujours) leurs ennemis vaincus, César ne recule pas devant des atrocités cent fois plus sanglantes et qui égalent tout ce qu’une légende hostile a pu reprocher aux Celtes.
S’agit-il du suicide ? La légende qui montre les Celtes courant facilement à la mort pour le plus léger motif est une légende toute gratuite. En fait ils n’approuvent la mort volontaire que dans des cas déterminés : c’est exactement l’attitude de l’aristocratie romaine.
Mais analogie n’est pas identité.
À côté de ces traits communs on note bien des divergences éthologiques : on ne retrouve, à ma connaissance, chez les Romains, ni le duel pour l’attribution du meilleur morceau dans un banquet, ni l’usage de conserver et d’exhiber les têtes d’ennemis vaincus, ni l’institution des soldurs, ni l’usage des prêts remboursables dans l’autre monde, ni l’habitude de servir à titre mercenaire, ni la mise en pension des enfants chez un parent de la mère pour parachever leur éducation (daltachas/altrom en Irlande).
Le respect du savoir est en Celtique beaucoup plus vif qu’à Rome. Enfin l’amour même de la Tribu-État y est, à certains égards, assez différent, puisque le Celte de cette époque peut apparemment concevoir sa grandeur en dehors de la pleine indépendance ou souveraineté. Cette éthologie explique le programme et l’influence du parti proromain. Elle explique aussi la rapide adaptation des Celtes à la vie romaine. Au lendemain même de l’annexion, des “principes” entrent au Sénat et s’associent cordialement au gouvernement de l’Empire.
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RAPPEL SUR LA TRIPARTITION ARYENNE EN PAYS CELTE.
(Le composant « aire » qui revient systématiquement dans la nomenclature de la pyramide vassalique irlandaise (bo-aire, oc-aire, etc.) vient du Proto-celtique Aryos = homme libre).
Spiritualité, armée ou politique, économie… L’idéologie tripartite détermine toute l’organisation, toute la construction cosmique, aussi bien l’agencement de la société humaine et divine que les ressorts, ou les mécanismes, qui en déterminent et en règlent le fonctionnement. Cette organisation sociale ou Tripartition, première conséquence de l’idéologie tripartite, est propre aux Indo-Européens. On la cherche en vain dans les brillantes civilisations sémitiques de la Mésopotamie, en vain dans la Bible ; en vain encore chez un peuple, aussi raffiné, aussi subtil, et aussi intelligent que les Chinois, dont la tradition repose avant tout sur des dyades et des oppositions binaires.
Rois seigneurs et chevaliers détenteurs de la nertis (de la puissance et de la force physique) ont pour rôle social le pouvoir temporel, sous la tutelle de l’autorité spirituelle suprême des druides. L’autorité spirituelle l’emporte toujours en dignité sur le pouvoir temporel (le droit prime la nertis, prime la force).
L’Inde appelle « révolte des ksatriyas » toute violation de ce principe. Dans la tradition celtique aussi « le prêtre l’emporte toujours sur le guerrier (et le politique qui en est issu) ».
Les formules trifonctionnelles réservées aux druides ne sont pas bâties sur le même modèle que celles qui sont destinées à ceux qui manient la nertis brute, et ne mettent pas en jeu les mêmes qualités ou les mêmes défauts. Un druide ne peut pas être par définition avare, puisqu’il n’est pas dans son rôle de donner, mais de vivre des aumônes que l’on doit lui faire. On n’attend pas non plus de lui le courage physique puisque, s’il a le droit de se battre, il ne lui en est fait nulle obligation. La seule chose que l’on exige du druide, comme du brahmane d’ailleurs, c’est le savoir, ce qui, bien entendu, exclut ipso facto l’ignorance.
Le druide, au sens large, a donc la charge :
— De l’étude de la littérature orale à caractère sacré, la méditation puis le commentaire au bénéfice de ceux qui en seront dignes.
— Des sacrifices.
Rois seigneurs et chevaliers doivent avoir leurs valeurs propres : courage physique et moral, mépris des richesses matérielles. On est là aux antipodes des princes qui nous gouvernent actuellement, qui ne sont que de vulgaires parvenus, étalant grossièrement leur richesse matérielle.
Ils ont le devoir d’être généreux, de participer aux sacrifices présidés par les druides et d’écouter (mais non d’enseigner) la littérature orale à caractère religieux. Ils sont soumis à une discipline quasi militaire. On ne demande pas au guerrier de méditer sans fin, on lui demande d’être sans peur, ni haine, ni jalousie, comme Cuchulainn ; et de se consacrer aux techniques de la « guerre » qui se résument en « jeux » et en « tours » d’adresse (riastrade, clessa) nécessitant beaucoup de souplesse et d’agilité.
Le guerrier a droit à la ruse, mais pas au mensonge, même par omission ; et l’on exige de lui un sens très aigu de l’honneur. Compert Con Culainn : Am túalaing mo daltai. Am dín cech dochraite. Dogníu dochur cech tríuin, dogníu sochur cech lobair (Fergus).
Comme le lui avait appris son maître Sencha (un grand peuple ne viole jamais les règles du franc-jeu avec un inconnu) Setanta Cuchulainn ne transgressait jamais le fir fer, ne tuait ni les cochers, ni les messagers, ni les gens désarmés ; il ne lui semblait ni noble ni beau de prendre les chevaux, les vêtements, ou les armes, des hommes abattus (autrement dit de les dépouiller. Voir non pas la sourate du Coran consacrée au butin, mais le récit de l’enlèvement des bœufs de Cooley).
Le roi, lui, est fait pour donner beaucoup plus que pour recevoir, et le souverain avare, tel Brès, dans le récit du Cath Maighe Tuireadh, finit très mal sa carrière. N.D.L.R. Le mieux pour parler des producteurs en Celtie est peut-être d’utiliser le terme « atectai », c’est-à-dire « protégés », d’où le gaélique aitheachta d’après M. Dillon et Nora K. Chadwick. Ce qui correspondrait aux shoudras de l’hindouisme.
La classe productrice des boaires, aes dana et autres atectai ou aitheachta de la société celtique antique (shoudras en Inde donc), se voit par conséquent abandonner la richesse matérielle et le travail qui la produit.
En échange des sacrifices et de la protection matérielle qui leur sont accordés, boaires, aes dana et autres atectai ou aitheachta dits shoudras dans l’hindouisme, doivent pouvoir exercer leur travail librement, ils manient la richesse matérielle.
Sainteté, ascétisme ou courage et générosité, sont évidemment moins attendus de la part des producteurs boaires ou aes dana.
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Ce que l’on attend d’eux par contre, c’est d’être exempts d’avarice (de donner ou de faire l’aumône) et d’offrir des sacrifices.
En d’autres termes : trois fonctions.
Une première fonction chargée de l’administration du sacré et qui n’a d’autres obligations que celle de sa propre perfection ; une classe militaire et politique chargée de la protection : défense (ou attaque)… en gros de l’usage de la nertis (de la force) ; une classe artisanale et productrice ayant donc en charge la production sous toutes ses formes, et chargée de subvenir aux besoins matériels des deux autres.
Le sacrifice ou la cérémonie religieuse, la méditation, pour le prêtre ; la guerre pour le guerrier ; ne pouvant être des états permanents ; il est donc évident que, à un moment ou à un autre, les membres des première et deuxième classes baignent dans des états de « troisième fonction », définitifs ou transitoires. Ne serait-ce que par le repos, la paix, la nourriture ou la volupté.
La classe est une appartenance sociale et hiérarchique. Elle n’est pas spécifique d’une fonction en ce sens qu’un ressortissant de la classe sacerdotale assumant une responsabilité de première fonction peut également déborder sur la deuxième fonction, voire sur la troisième.
La société celtique classique antique est par conséquent articulée en 3 + 1 fonctions, les druides (les brahmanes en Inde), les rois les seigneurs et les chevaliers (les kshatriyas en Inde), les paysans et les artisans (boaires et aes dana, vaishya en Inde), la plèbe (shoudra en Inde). Cette plèbe était formée par les peuples soumis, mais non encore celtisés, qui étaient ensuite, et contrairement au cas indien, intégrés au système tripartite (dès qu’il y avait eu celtisation, au moins en matière de langue, et assimilation civilisationnelle réciproque).
En Irlande comme sur le Continent, nous avons en fin de compte affaire à une organisation sociale agencée pour l’insertion des spécialistes. Seule la plèbe, qui ne possède aucune technique, aucun savoir, aucun savoir-faire, directement utilisable, est rejetée au bas de l’échelle.
César ne dit rien des agriculteurs (des boaires) ni des artisans (aes dana) qui devaient pourtant former l’énorme majorité de la population. Sa description de la société celtique est donc à corriger en ce sens. La plèbe écrasée par le poids des dettes et des impôts et qui « nihil per se audet » correspond plutôt aux shoudras indiens.
Il existe assez de traces archéologiques du travail de l’artisanat celtique entre le Xe et le Ier siècle avant notre ère pour que cette correction soit acceptée.
L’Irlande considère également nemed (nemetos = sacré) quiconque exerce ou possède une fonction ecclésiastique ou profane, honorable, honorifique, ou élevée ; y compris donc les boaires en un sens (quiconque possède au moins une tête de bétail).
Le principe général est que le souverain, autrement dit le roi, maintient le bon équilibre de la société (absence de guerre, prospérité économique) par le respect ou la bonne exécution des contrats, même verbaux (la dissolution ou le non-respect des contrats est une des calamités recensées par le Senchus Mor) ; par l’exercice de ce que l’Irlande nomme le fir flaithemon, ou « vérité des souverains », ce que l’on pourrait tout aussi bien comprendre ou traduire par « justice du souverain ». Ce qui compte, c’est l’équilibre. Équilibre des forces composant la souveraineté, mais aussi équilibre des présences et des biens, équilibre du mariage royal et, à travers et par ce mariage, l’équilibre psychique, moral, mental, et intellectuel, des rois, lesquels, autrement, ne peuvent pas bien gouverner leur royaume. Il s’agit, comme l’a justement signalé Dumézil, d’une très vieille conception indo-européenne du bon exercice de pouvoir temporel. La force et la vigueur du roi, représentant éminent de la fonction guerrière, haussé par son élection au même niveau que le druide, doivent être utilisées uniquement au maintien de la cohérence sociale ; avec en outre et en conclusion l’obligation d’être juste, bon et généreux, sous peine de ne plus être roi.
D’une manière générale les récits médiévaux irlandais connaissent et stigmatisent trois calamités.
— Le druide de type « marabout blanc », qui ment, qui ne sait rien, ou qui fait du commerce (pratique pourtant, hélas, très répandue dans le néo-druidisme d’aujourd’hui – voir la rubrique « Pourquoi le druidisme ? » de notre revue depuis sa fondation –)
— Le soldat lâche ou traître.
— Le roi (ou le vergobret) avare, injuste, et mesquin, envers son peuple.
Le roi intervient ici non pas en tant que représentant de la deuxième classe militaire et politique, mais en tant que responsable suprême de la protection de la troisième classe productrice et artisanale, qu’il a pour mission de réguler au mieux et de faire fonctionner. Atectorix ou « roi protecteur » est d’ailleurs un terme attesté en onomastique celtique.
Il va sans dire que pour les trois classes le déshonneur, pire même, le crime suprême, reste le mensonge, et immédiatement après le mensonge, le vol.
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En plus de la tripartition fonctionnelle de la société celtique, existait aussi une catégorisation sexpartite en fonction de l’âge, qui sera plus tard appelée « colomna ais » en Irlande.
Comme colonne est un emprunt au latin, on peut imaginer que cela devait correspondre, en vieux celtique, à quelque chose comme * stoloi aiuiti : les colonnes d’âge. Il y avait six « stoloi » ou « colonnes ».
Vieux celtique gaélique
1. Noidenotaxeto > Nàidendacht : la prime enfance du nourrisson.
2. Mapotaxeto > Macdacht : l’enfance proprement dite.
3. Geistlaxeto > Gillacht : l’adolescence.
4. Ogiolagiato > Hoclachus : la jeunesse (l’âge adulte jeune).
5. Senodageto > Sendacht : l’âge mûr.
6. Diexbliniceto > Diblidecht : la vieillesse.
Abstraction faite du très bas âge, les premiers stades de la vie (colonnes d’âge appelées Mapotaxeto et Geistlaxeto en vieux celtique) font entrer l’individu dans une société dont la caractéristique essentielle est qu’elle communique en permanence avec le sacré. Son passage central est l’adoubement, vers 14 ans (2 X 7 ans) qui insère l’individu dans une tradition. Chacun devra dès lors apprendre les rudiments de cette tradition, étudier la littérature orale adéquate, et s’exercer à l’accomplissement des rites comme la prière ou à la participation aux rituels, etc.
Le deuxième seuil important est le mariage qui, dans les rites druidiques, est célébré à 21 ans (3 X 7 ans) ENVIRON devant un feu, ce qui rend l’épouse responsable dudit feu ; c’est-à-dire en définitive du foyer, mais aussi de tous les rites adéquats.
Du temps des anciens druides, le feu était en effet le médiateur habituel entre les hommes et le sacré (voir la notion de feu perpétuel).
C’est avec cette union d’un homme et d’une femme que commence le 4e grand stade de la vie (colonne d’âge appelée Ogiolagiato en vieux celtique).
Les devoirs des jeunes couples tournent tous autour de la notion de continuité de la vie.
On peut commencer à remplir ses devoirs à l’égard des parents, à l’égard des ancêtres, et à l’égard des dieu-ou-démons, devoirs auxquels on a été préparé dans le stade de la vie, précédent. N.B. Il s’agissait encore vraisemblablement, dans l’ancien druidisme, d’une « minorité » aux yeux de la loi, mais il n’en va plus de même dans le nouveau druidisme, évidemment !
Seul un tel maintien de la vie peut assurer la prise en charge des anciens, la perpétuité de la tradition et des prières pour les ancêtres.
L’être humain est désormais en communication régulière ritualisée avec les ancêtres et avec les dieu-ou-démons ; et il pourra donc, à l’aide des rituels adéquats (cérémonie du nom, adoubement, office d’atenoux ou divertomu, et autres) préparer ses propres enfants à cette communication verticale ou immanente, avec le sacré. Plus tard, quand les enfants seront devenus grands et auront eu à leur tour des enfants, pourra débuter, pour les époux celtes qui seront devenus des grands-parents, le cinquième et avant-dernier stade de la vie.
La cinquième et avant-dernière colonne d’âge qui commence à 42 ans (6 X 7 ans) est celle de la sagesse et de l’approfondissement de la foi ou de l’expérience religieuse (Senodageto en vieux celtique, mot à mot « bonification du senior »). C’est l’âge où a lieu en général l’entrée dans les ordres majeurs (l’ordination comme druide druide). Mais certaines personnes (les ategnati druidisants, les kinges…) auront pu, dès leur jeunesse avoir un pied en ce domaine réservé (aux vates, aux vellèdes, aux gutuatres/gutumatres, etc.)
6e et dernier stade de la vie : celui de l’errance à la Fintan ou Merlin.
Les ermites, à la suite de Fintan, Suibhne, Laïloken ou Merlin, le plus célèbre d’entre eux, dans le silence et la solitude de la forêt, vouent leur vie à la méditation. Comme le kinges, ce qui était aussi d’ailleurs le cas de Laïloken/Merlin, il s’exerce à se libérer de ses attaches aux besoins physiques pour devenir une grande âme/esprit. Dans le monde celtique antique, celui qui accomplissait cette démarche était respecté malgré sa pauvreté.
Tel est peut-être en définitive le sens du célèbre poème en vieux gallois attribué à Merlin et intitulé « Yr Afallenau ».
Sa quête du Graal devient si intense, il s’affermit à ce point dans sa pensée continuellement dirigée sur lui, qu’il ne l’interrompt jamais, pas même à l’instant où la mort vient s’emparer de lui.
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Celui qui meurt ainsi, le regard intérieur fixé jusque dans la mort sur l’autre monde ou sur ses dieu-ou-démons ; celui qui, dans la mort même, n’oublie pas que son âme, l’anamon, s’identifie avec le Soi Immanent et Absolu qu’est l’awenyddio ou réservoir psychique universel ; celui-là peut couper court au Vindomagos et se fondre directement sans plus attendre dans le Grand Tout.
Mais évidemment, il est des lieux où souffle l’âme/esprit et où il est plus facile de mourir. Dans un monastère un lieu saint comme la colline de Sion chère à Barrès ou à proximité de la tombe d’un héros par exemple, où la présence des dieu-ou-démons est perçue plus intensément qu’ailleurs.
Puisque les êtres sont tous différents, et qu’ils se situent tous à des niveaux très différents sur ce chemin qui conduit au château du Graal, il n’y a pas évidemment un seul et même ensemble de règles de conduite également valables pour tous.
L’éthique druidique est une éthique différenciée en diverses déontologies, répétons-le encore une fois.
Il y a des règles minimales à suivre par tout le monde, mais il est évident par exemple que l’ardeur au travail a plus d’importance pour un jeune que pour un ancien ; que l’on attend de lui plus que de tout autre le respect des personnes âgées…
Ce principe celte implique donc des normes de comportement partiellement différentes suivant les générations.
Cela n’entame en rien la validité des gessa de nature éthique. Les gessa structurent en effet l’agir celte dans tous les domaines sociaux, mais assignent à chacun ses propres règles de conduite (ses devoirs et obligations spécifiques).
Dans l’ensemble, ces recommandations d’ordre général n’impliquent cependant aucune loi précise en matière de vie civile, sociale ou profane. Nous sommes là aux antipodes de l’islam dont les interdits ou prescriptions ont pour but de régir la vie du fidèle dans les moindres détails.
Dans le domaine sexuel par exemple régnait la plus grande diversité de mœurs suivant les régions.
« Ils tiennent pour communs tous leurs biens, pour communs leurs enfants et leurs femmes, lesquelles ainsi ont autant de cœur que les hommes » (Dion Cassius. Livre 62.6).
César est le plus ancien auteur à évoquer cette pratique, qui selon ses dires, semble commune aux Bretons.
Eusèbe de Césarée (IVe siècle) ainsi que le Pseudo-Bardesane ne donnent aucun détail supplémentaire, se contentant de l’opposer à un « vice honteux », l’homosexualité. Enfin, Xiphilin (IXe siècle), reprenant Dion Cassius, n’évoque ce fait que chez les Calédoniens.
César. V, 14 : « Leurs épouses sont communes à des groupes de dix et douze hommes, particulièrement entre frères et entre pères et fils ; mais les enfants, qui naissent de ces unions sont réputés appartenir à celui qui a, le premier, amené la femme encore vierge, à la maison ».
Eusèbe de Césarée, la préparation évangélique, VI, 10 : « En Bretagne, plusieurs prennent la même femme […] »
Pseudo-Bardesane, le livre de la loi des pays, V : « Chez les Bretons, beaucoup ont la même femme ».
Xiphilin, Abrégé de l’Histoire romaine de Dion Cassius, LXXVI, 12. « Les Caledonii sont derrière eux, les uns et les autres ont pour domaines des montagnes sauvages et sans eau, des plaines désertes et marécageuses, n’ayant ni murailles, ni villes, ni terres labourées ; vivant du produit de leurs troupeaux, de la chasse et des fruits de certains arbres. Car ils ne goûtent jamais de poisson, bien qu’ils en aient des quantités immenses. Ils passent leur vie sous des tentes, tout nus, sans chaussures, usant des femmes en commun et donc élevant tous les enfants qui leur naissent ».
Trois grands facteurs sont généralement avancés pour expliquer cette forme d’union.
1) Une société matriarcale : il s’agit selon toute vraisemblance d’une exigence nécessaire à l’existence de la polyandrie.
2) Un déséquilibre démographique : Le nombre d’hommes est nettement supérieur au nombre de femmes.
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3) Des conditions économiques et juridiques singulières : Les formes adelphiques (fraternelles) de polyandrie s’expliquent par la volonté de ne pas partager la propriété familiale entre frères du même sang. Ce non-partage inclut même les femmes et les enfants, biens communs de la fratrie.
Il est assez délicat de faire appel à un « déséquilibre démographique » pour expliquer l’origine de cette forme d’union dans les îles Britanniques. Seules des données produites par des anthropologues et archéologues et portant sur l’étude des cadavres mis à jour dans les sépultures antiques, pourraient démontrer la réalité de ce facteur d’explication.
Peut-on pour autant parler de société matriarcale ? Rien n’est moins sûr, néanmoins ceci évoque une spécificité sociologique propre à ces îles. César nous donne plus d’informations que les autres sources, sur cette pratique, notamment quelques indices quant à l’aspect juridique d’une telle union. Il mentionne le fait que la polyandrie et la polygynie intervenaient conjointement dans le cadre de la fratrie.
Sans vouloir entrer ici dans la question controversée de la voie des Namnètes ou du tantrisme celtique, disons simplement que le druidisme n’a pas introduit de normes nouvelles en ce qui concerne le comportement sexuel et le droit familial. La polyandrie a pu subsister là où elle avait droit de cité, en Grande-Bretagne, par exemple, tandis qu’ailleurs pouvait continuer la polygynie, ou la prostitution sacrée des bacchanales celtes.
« Dans l’Océan, non pas tout à fait en pleine mer, mais juste en face de l’embouchure de la Loire, Posidonius nous signale une île de peu d’étendues, qu’habitent soi-disant les femmes des Namnètes. Ces femmes, possédées de la fureur bachique, cherchent, par des mystères et d’autres cérémonies religieuses, à désarmer ou apaiser le dieu-ou-démon qui les tourmente. Aucun homme ne met le pied dans leur île, et ce sont elles qui passent sur le continent toutes les fois qu’elles sont pour avoir des relations avec des hommes, après quoi elles regagnent leur île ».
(Strabon, Géographie, livre IV, Chapitre IV. 6). Bref ! La polyandrie a pu subsister, ainsi que la polygynie, ou inversement se généraliser la monogamie de type patriarcal indo-européen.
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LA SOCIÉTÉ IRLANDAISE MÉDIÉVALE.
La féodalité médiévale irlandaise a pour base en effet, non la concession de terres, mais celle de cheptels, le bétail étant la plus vieille monnaie de compte (et la terre restant propriété de l’état, de la tribu, du peuple).
Le chef celtique ne pouvant pas disposer de la terre en faveur de ses vassaux puisque la propriété du sol était considérée comme dépendant du domaine de la tribu-État ; il leur donnait des bestiaux.
Le mot anglais fee a d’ailleurs encore aussi le sens de salaire ou d’honoraire. Les plus anciens salaires se payaient en effet en bétail, et quand le salarié contractait un engagement dont la durée atteignait plusieurs années, le contrat de cheptel était la forme naturelle de la convention ; le salarié recevait une certaine quantité de bétail, à charge de livrer au bailleur une partie du croît et de lui rendre certains services.
Le terme historique de fief est d’ailleurs identique au bas latin feuum qui n’est qu’une forme latinisée du germanique fehu, en gothique faihu, en allemand moderne vieh, « bétail ».
Par le contrat de cheptel, le preneur reçoit donc du bailleur une ou plusieurs têtes de bétail et contracte en conséquence les obligations que ce contrat détermine.
Le droit irlandais distingue deux espèces de cheptels : le cheptel libre et le cheptel servile ; d’où deux sortes de vassaux : les vassaux libres et les vassaux serfs. Ce sont les vassaux libres, semble-t-il, que César appelle clientes ; alors qu’il donne aux vassaux serfs le nom d’ambacti.
Le contrat de cheptel libre se forme par la remise au preneur :
1° des bestiaux qui sont le capital de la rente à servir par lui sous forme de diverses redevances et de certains services ; on appelle ces animaux turcreic, c’est-à-dire « prix d’achat ».
2° des bestiaux qui constituent le tiers du prix de son honneur ; on appelle ceux-ci bestiaux échangés, seoit turcluide.
Le contrat de cheptel servile se forme de la même façon.
Le preneur du cheptel libre ne recevant que le tiers du prix de son honneur, outre le bétail formant le cheptel ; il devait :
1° une rente en nature équivalente au tiers du capital reçu, en sorte qu’en Irlande l’intérêt était pour lui de trente-trois pour cent ;
2° un travail physique non payé, manchuine, par exemple : son concours à la construction ou à la réparation de la forteresse du chef, à la moisson des blés du chef, enfin à ses guerres ;
3° un acte d’hommage renouvelable tous les trois ans et qui consistait à se tenir debout devant le bailleur assis.
Le preneur du cheptel servile avait des charges analogues ; mais la redevance en nature était moins lourde.
Le plébéien, fer midboth, devait chaque année une génisse d’un an pour un cheptel servile de douze bêtes à cornes de valeur moyenne : cela ne constituait donc pour lui qu’un intérêt d’un peu plus de huit pour cent par an.
L’ocaire, c’est-à – dire le noble de dernière classe, recevait seize bêtes à cornes pour une rente annuelle d’un veau mâle de deux ans encore dépourvu de cornes. Cela constituait un intérêt d’un peu plus de six et demi pour cent par an.
Le boaire, auquel on donnait trente bêtes à cornes, devait fournir chaque année le dix-huitième de cette valeur, soit une vache d’intérêt ; il avait donc à supporter un intérêt de cinq et demi pour cent seulement par an.
N’oublions pas non plus qu’outre le cheptel proprement dit, turcreic, ce plébéien, cet ocaire, ce boaire, avait reçu du bailleur la totalité du prix de son honneur soit : une jeune bête à cornes pour le plébéien, trois pour l’ocaire, cinq (ou trois vaches) pour le boaire, et pour cela, pour ce supplément de cheptel, aucune rente n’était due.
Le cheptel servile était donc beaucoup plus avantageux pour le preneur que le cheptel libre, seulement c’était considéré comme déshonorant. Le preneur n’avait plus droit au prix de son honneur.
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Comme le plébéien de la Celtique du temps de César, il n’était plus du nombre des hommes qui comptent et auxquels on rend quelque honneur.
Le Crith Gablach est un manuscrit irlandais écrit vers l’an 700 et dont le nom signifie « prix suivant les branches ».
Un peu comme le Uraicecht Becc, autre traité de Droit irlandais, il détaille les différentes classes et sous-classes de la société irlandaise en fonction du prix de l’honneur qui leur est dû, depuis le ri ruirech ou roi des grands rois qui se trouve au sommet de la pyramide sociale, et dont l’honneur est évalué à 14 femmes esclaves (cumala, une unité de mesure en réalité dans la pratique) jusqu’au fer midboth ou « homme des cabanes » dont l’honneur était évalué à un veau (dairt) voire une génisse de deux ans, suivant l’âge du fer midboth en question.
Le Crith Gablach est un poème traitant du droit dans la société idéale selon son auteur, mais ne correspondant pas forcément à la réalité.
Il y a d’ailleurs le même genre de débat confus au possible en France aujourd’hui, avec cette circonstance aggravante qu’en matière de statistiques ethniques les intellectuels de la classe médiatico-politique française confondent en permanence idéal et réalité, dans les idées qu’ils attribuent à certaines de leurs têtes de Turc ; ce qui ne favorise guère la réflexion politique. Les intellectuels français sont en effet rigoureusement contre les mentions ou statistiques ethniques qu’ils considèrent unanimement comme du nazisme ou de l’apartheid. D’où les lapidations médiatiques périodiques où les intellectuels français dans la proportion en général de 10 contre 1 quand ce n’est pas tous contre un, tombent à bras raccourcis sur la malheureuse qui a eu la naïveté de dire (pour une fois) la vérité et plus aucune discussion raisonnable n’est alors possible. Cette éviction de la raison hors du débat évidemment ne facilite pas le traitement des maux dont souffre la société.
Mais revenons à nos moutons ! L’ancienne Irlande apparaît donc comme une économie de rente structurée par une hiérarchie sociale bien définie. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, le statut de chacun y était déterminé par la place occupée jadis par ses ancêtres, leurs mérites ou leurs talents personnels, ainsi que par les biens qu’ils avaient acquis. Cela voulait donc dire qu’on ne pouvait que se réclamer du statut social de son grand-père ou alors être considéré comme le point de départ d’un processus d’ascension dans l’échelle sociale. Les nécessités pratiques du devoir d’hospitalité avaient en effet pour conséquence qu’un homme né dans une des classes sociales inférieures de la société, comme celle des Céile par exemple, pouvait toujours s’élever au rang de bo aire et ainsi acquérir suffisamment de biens pour pouvoir en louer à d’autres en ayant moins. Ce processus de changement de rang social nécessitait en général trois générations. En cela donc le système différait complètement de celui des castes en Inde.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire donc, la société celtique antique était très inégalitaire. Tout à fait comme à l’apogée du Moyen Âge européen, c’est-à-dire divisée en clergé (druides), noblesse (nemed en terminologie gaélique) et peuple (nous reviendrons sur le cas des esclaves qui n’étaient le plus souvent que des prisonniers (atectoi) appartenant à des peuples vaincus, les Atectai (ceux que les musulmans appellent dhimmis) ou des paysans pauvres attachés à la terre (serfs). Mais cette inégalité de statut avait parfois des bons côtés.
Le premier bon côté de la chose était qu’en Irlande le « loyer » du fief de cheptel non libre était plus faible que le loyer des fiefs de cheptel libre situés beaucoup plus haut dans la hiérarchie sociale. Moins cher, mais moins « honorable » aussi. Un peu comme s’il s’agissait d’une prostitution.
N.B. Par le contrat de cheptel, le preneur reçoit donc du bailleur une ou plusieurs têtes de bétail et contracte en conséquence les obligations que ce contrat détermine (hommage, loyer, corvée, service militaire).
Le deuxième bon côté de la chose c’est qu’on demandait moins aux pauvres dans certaines procédures judiciaires. Un peu comme dans le système actuel des cautions. Sauf que dans ce cas-là ce n’était pas une caution récupérable, mais un versement, disons en quelque sorte « libératoire » (quand le pauvre risquait la peine capitale).
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D’Arbois de Jubainville ne précisant pas dans quelles conditions ce deuxième système s’articulait avec le premier (sans compter que je ne maîtrise certainement pas la langue française aussi bien que je l’aurais souhaité, qu’un Bossuet ou qu’un académicien du XVIIIe siècle et la signification exacte de mots comme « croît » ou « brocard » m’a par exemple donné beaucoup de fil à retordre) nous laisserons à d’autres le soin d’élucider ce mystère à partir des quelques éléments suivants.
Ci-dessous en effet ce qu’en dit d’Arbois de Jubainville.
À côté du système de composition dont nous avons parlé jusqu’ici, il y en a un autre qui, au lieu d’être fondé sur la valeur légale de l’offensé, son poids dans la société, a pour base la valeur légale du coupable. La composition, dont le tarif est fixé d’après le second système, s’appelle smacht en irlandais. La règle est donnée comme il suit par le livre d’Aicill : « Cach uair is [s] macht ictar ann, is a ic fo aicned[h] inti icas ». « Toutes les fois qu’on paye la composition appelée smacht, le paiement se fait conformément à la condition, aicned, du payeur ».
L’explication en est sans doute très terre à terre, très pragmatique, et n’a rien à voir avec l’altruisme.
On trouve aussi dans la loi salique des exemples de composition réglée d’après la valeur du coupable. L’expression technique dans ce document est vitam redimere, se redimere, « racheter sa vie, se racheter ».
Doit racheter sa vie (payer son wergeld), celui qui enlève un prisonnier au magistrat appelé grafion (= comte). La même obligation incombe au grafion en cas de déni de justice ; il doit se racheter en payant le prix qu’il vaut (son wergeld) : Quantum valet se redimere. S’il ne paye pas ce prix (wergeld), il le payera de sa vie, ce qui s’appelle de vita componere.
Le meurtrier insolvable est traité selon ce système, il perd sa vie si aucun de ses parents ne veut le racheter : Si eum in compositionem nullus voluerit redimere, de vita componat.
C’est aussi la doctrine de la loi des Douze Tables ; suivant cette loi romaine, le débiteur, c’est-à-dire en général le meurtrier – je ne dis pas l’assassin auquel s’applique la loi de Numa – après avoir été mis en vente à trois marchés successifs et n’avoir pas trouvé d’acheteur, reste à la disposition des créanciers, c’est-à-dire des parents de sa victime qui pouvaient le tuer, le vendre comme esclave en Étrurie ou même partager son corps comme ils auraient partagé la composition : partes secanto. La composition irlandaise dite smacht semble donc être la continuation d’un usage commun aux Celtes, aux Germains et aux Latins, mais en plus civilisé.
Le montant complet du smacht est de trente-cinq bêtes à cornes de qualité moyenne, c’est exactement le prix du corps d’un homme libre coirp dire. Le smacht peut en grand nombre de cas être réduit au septième, c’est-à-dire à cinq bêtes à cornes de valeur moyenne, séd. C’est ce qui arrive quand le débiteur est un serf : le prix de son corps est réduit à la valeur de trente-cinq bêtes à cornes, telle est la composition qu’il doit payer pour racheter sa vie quand il a commis un meurtre.
Cette variabilité en fonction des moyens financiers du coupable a pour résultat qu’en droit irlandais le mot smacht présente quelquefois un sens ou douteux, ou qu’on ne peut déterminer sans une certaine attention.
Le smacht, peine pour faux jugement, smacht na gu-breithi est évidemment de trente-cinq bêtes à cornes, car ce ne sont pas les serfs qui jugent, mais des druides ou des brehons. Tel est aussi le smacht qu’un homme libre est obligé de payer au noble, aire, pour avoir porté un faux témoignage à propos d’un contrat où ce noble était partie ou pour avoir tué quelqu’un qui était placé sous la protection de ce noble, tandis que le smacht dû faute de service au bailleur par le preneur du cheptel servile, n’est que de cinq bêtes à cornes, comme celui que toute personne doit pour s’être servie d’une serpe dont elle n’est pas propriétaire et pour avoir anticipé sur un champ voisin.
N.B. Ainsi que nous avons eu l’occasion de le signaler, l’explication de cette prise en compte des moyens du payeur n’a rien à voir avec la compassion. Le principe juridique dont le mot smacht est l’expression en irlandais : rachat de la vie, appartient au droit germanique et au droit romain le plus ancien comme au droit celtique. Il remonte à l’antiquité la plus reculée. Et le sens assez vague du mot smacht dans divers textes n’empêche pas que smacht n’ait eu dans la langue la plus ancienne du droit irlandais un sens très précis et n’ait désigné la composition qu’un coupable devait payer pour racheter sa vie. Cette composition consistait en trente-cinq bêtes à cornes pour les plus fortunés, cinq bêtes à cornes seulement pour les serfs.
Mais peu importe, car cela revient au même. On pourrait donc peut-être s’inspirer de ce système du smacht pour ce qui est, non des compositions, mais des impositions (de la pression fiscale). Simple remarque au passage.
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LA PLACE DES DRUIDES DANS LA SOCIÉTÉ.
Le druide Imrinn qui était fils de Cathbad… Cette archaïque précision, au détour d’une phrase en gaélique, nous montre deux choses puisque Cathbad était lui-même druide.
1° Les druides pouvaient avoir, le plus ouvertement du monde, des enfants. Ils n’étaient donc nullement astreints au célibat (même si consacrer toute son énergie en s’abstenant d’éventuelles relations sexuelles n’est pas une idée ridicule, cela peut se concevoir).
2° Certains druides pouvaient participer aux combats. Reste à savoir comment exactement. Il y a en effet toutes sortes de façons de participer à des combats. Jeanne d’Arc en pratiquait une qui consistait surtout à motiver les troupes. Et cette toute jeune et courageuse fille y a longtemps réussi, au point de forcer le respect de soudards endurcis comme Gilles de Retz (l’ancêtre français de Barbe Bleue : 200 victimes, avec les petites filles « dédaignant le vase naturel »). Les moines gallois de Bangor au VIIe siècle en pratiquaient une autre.
S’étant rassemblés sur une colline à l’occasion du siège de Chester par le roi saxon Ethelfrid vers l’an 610, ils furent tous massacrés par ce dernier qui s’était exclamé, informé de la situation, à savoir qu’ils priaient pour le salut de leurs soldats : « « S’ils implorent ainsi leurs dieux contre nous, alors ils luttent vraiment contre nous, bien qu’ils n’aient aucune arme ! » Du moins à en croire Bède le Vénérable (il est vrai que quand les dieux s’en mêlent, et vous abandonnent…)
Soyons donc clairs : les druides antiques se sentaient parfaitement le droit et même sans doute considéraient comme un devoir d’apporter le réconfort moral et spirituel qu’ils pouvaient à leurs compatriotes en armes, exactement comme les aumôniers dans les armées d’aujourd’hui. Avec cet avantage moral sur les chrétiens qu’eux n’avaient jamais prôné le pacifisme absolu (tendre l’autre joue) et qu’ils avaient toujours accepté la légitime défense voire la possibilité dans certains cas de guerres « justes », sans pour autant tomber à ce sujet dans l’hypocrisie actuelle (voir la guerre menée en Lybie par l’OTAN et le chef de l’État français en 2011, afin de mettre en place une république islamique fondée sur la charia, on se demande bien pourquoi).
Certains ont même dû participer personnellement et activement à la résistance patriotique contre certaines forces d’occupation (voir le cas du résistant qualifié de gutuatre par César et les prophéties druidiques ayant salué le début de l’action du druide boïen Mariccos en l’an 68.
« Parmi toutes ces aventures d’hommes illustres, on éprouvera quelque honte à relater comment un certain Mariccus, un Boïen de basse extraction, prétendant être inspiré par les dieux, tenta de s’immiscer dans le jeu de la Fortune, et de défier Rome par les armes. Se décernant lui-même les titres de champion de la Celtique et de dieu (car il assumait cette appellation), il avait déjà réuni huit mille hommes, et prenait possession des villages voisins des Éduens, quand cette formidable tribu-état le fit attaquer par les meilleurs de ses jeunes gens, épaulés par des cohortes de Vitellius, et dispersa cette foule de fanatiques. Mariccus fut capturé dans cet engagement, et fut vite jeté aux bêtes après, mais comme il n’avait pas été d’emblée mis en pièces par elles, il fut un moment considéré comme invulnérable par la foule des insensés, jusqu’à ce qu’il soit exécuté en présence de Vitellius » (Tacite. Histoire. Livre II, chapitre LXI).
Ce point particulier de la déontologie de la vocation druidique est donc l’ultime écho d’un état très archaïque de la société indo-européenne, à la différence du flamen romain voire même du brahmane indien. Nous y reviendrons, car il va de soi que sans être des pacifistes à tout prix, les très sachant de la druidiaction antiques étaient néanmoins… pacifiques, et cherchaient à prévenir les conflits voire à les apaiser.
N.B. Et il va de soi également qu’il ne s’agissait pas d’une caste héréditaire, car ils n’hésitaient certainement pas non plus à dispenser gratuitement leur enseignement aux jeunes gens du peuple dont ils avaient l’occasion de remarquer les dons et les aptitudes. Mais voilà, comme les études duraient longtemps (un peu comme aujourd’hui d’ailleurs, une vingtaine d’années, de la maternelle à l’université, de trois ou quatre ans à vingt-cinq ans) et coûtaient cher, ne serait-ce qu’en privant la famille d’une paire de bras bien utiles à la maison, il était plus facile à un fils de druide ou de roi de devenir druide (même phénomène dans la France d’aujourd’hui malgré son pseudo-idéal républicain, avec les enseignants ou les enfants de cadres supérieurs).
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L’AMOUR DE LA LANGUE DES ANCÊTRES (FENIUS FARSAID), CAR LES CELTES SONT ESSENTIELLEMENT UNE LANGUE ÉLUE OU UNE RACE SPIRITUELLE,
PAS UNE RACE DE PHÉNOTYPE.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V, 31 : « La coutume est chez eux que personne ne sacrifie sans l’assistance d’un philosophe ; car ils croient devoir user de l’intermédiaire de ces hommes qui connaissent la nature des dieu-ou-démons, et parlent, pour ainsi dire leur langue * afin de leur offrir des sacrifices d’Actions de grâces et implorer leurs bienfaits ».
* Le terme grec exact est homophonon.
Timagène d’Alexandrie, in Ammien Marcellin, Histoire, XV, 9-12. « Ils s’appelaient Celtes, du nom d’un roi qui savait se faire aimer, ainsi que Galates, du nom de sa mère. En grec, on dit, en effet, Galates pour Gaulois. Selon d’autres, les Doriens, qui avaient suivi l’ancien Hercule, habitèrent les lieux qui confinent à l’Océan. Les Drasides (druides) rapportent qu’une partie de ce peuple était réellement indigène, mais que des îles les plus lointaines et des contrées transrhénanes affluèrent des étrangers que des guerres fréquentes et l’envahissement d’une mer déchaînée avaient chassés de leur pays. Quelques-uns disent qu’après la chute de Troie, des vaincus, en petit nombre, fuyant les Grecs, occupèrent ces pays alors déserts. De leur côté, les habitants de ces contrées affirment – ce que nous voyons aussi gravé sur leurs monuments – qu’Hercule, fils d’Amphitryon, s’empressa d’aller détruire Géryon et Taurisque, deux cruels tyrans dont l’un désolait les Hispanies, et l’autre les Gaules ; que, les ayant vaincus tous les deux, il s’unit à des femmes de race noble, et en eut plusieurs enfants, qui appelèrent de leurs noms les contrées où ils commandaient. De Phocée en Asie sortit un peuple qui, pour éviter la cruauté d’Harpale, gouverneur du pays pour le compte du roi Cyrus, vint aborder en Italie. De ces fugitifs, les uns fondèrent Velia en Lucanie, les autres Massilia. Puis, dans les siècles suivants, quand leurs forces s’accrurent, ils bâtirent des villes en grand nombre. En ces lieux, les hommes, se civilisant peu à peu, mirent en honneur l’étude des sciences déjà ébauchées par les bardes, les vates et les druides ».
Les Celtes civilisés par Hercule et divers éléments de généalogie donc.
Eustathe. Commentaire apporté à Denys le Périégète.
« Celtus et Iberus sont fils d’Héraclès et d’une femme barbare, c’est d’eux que viennent ces peuples, les Celtes et les Ibères ».
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 24.
« Après ce discours sur les îles situées dans les régions du couchant, nous croyons qu’il n’est pas hors de propos de disserter brièvement sur les peuples d’Europe qui en sont voisins ; et qui ont été laissés de côté dans les livres précédents. Anciennement, dit-on, régnait sur la Celtique un homme illustre qui avait une fille douée d’une taille extraordinaire, et surpassant par son allure toutes les autres femmes. Cette force corporelle et cette bonne mine que l’on admirait en elle lui avaient donné de l’orgueil, et elle refusait tous les prétendants à sa main, n’en estimant pas un digne d’elle. Or, Héraclès, lors de son expédition contre Géryon, passa par la Celtique, où il fonda la ville d’Alésia. La fille du roi le vit, et, après avoir admiré sa valeur et sa taille surhumaine, reçut de tout cœur, et avec l’agrément de ses parents, les caresses de notre héros ; de cette union naquit un fils qui fut nommé Galatos ; qui surpassait de beaucoup ceux de sa nation par la vaillance de son âme/esprit et par la force de son corps. Arrivé à l’âge d’homme et ayant hérité du royaume de ses pères, il conquit une grande partie du pays limitrophe, et accomplit de grands faits de guerre. Devenu fameux par son courage, il appela de son nom, Galates, les peuples obéissant à sa loi, et ce nom s’étendit à toute la Galatie ».
Parthénios de Nicée : Histoires d’amour, XXX.
« On dit qu’Héraclès, quand il amenait d’Érythie les génisses de Géryon, errant à travers le pays des Celtes, arriva chez Bretannos. Ce prince avait une fille nommée Celtinè. Devenue amoureuse d’Héraclès, elle cacha ses génisses et ne voulut pas lui rendre tant qu’il ne se serait pas, au préalable, uni avec elle. Notre héros, empressé de sauver ses génisses, mais bien plus encore frappé par la
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beauté de la jeune fille, s’unit donc à elle, et, le moment venu, il leur naquit un fils, Celtos, de qui les Celtes tirent leur nom ».
Bref, de l’union d’Hercule et de Celtiné, fille de Britannos, sont issus Celtus et Galates.
Strabon : Géographie, IV, I, 7.
« Entre Massalia et les bouches du Rhône, il y a une plaine qui est à cent stades de la mer, et dont le diamètre en mesure autant ; elle est de forme circulaire. On l’appelle la Plaine de pierres, en raison du phénomène qui s’y est produit. Elle est en effet remplie de pierres grosses comme le poing, sous lesquelles croît l’agrostis, une plante qui fournit aux troupeaux une abondante pâture. Au milieu séjournent des eaux, des mares salées, des dépôts de sel. Toute cette plaine et le pays au-dessus sont exposés aux vents ; mais celui qui règne surtout là-bas est la bise noire (le mistral, en grec le Melamborion) qui souvent y déchaîne son souffle violent et glacial. On dit même qu’elle entraîne et roule une partie des pierres, qu’elle jette les hommes à bas de leurs chariots, et que la force du vent les dépouille de leurs armes voire de leurs vêtements.
Aristote dit que ces pierres, arrachées par quelques-uns de ces tremblements de terre [que l’on appelle « brastes », brastonen en Grec], ont été rejetées à la surface et ont roulé dans les creux de ces terrains.
Selon Posidonios, il y avait là un lac qui, par suite d’une violente fluctuation, s’est asséché. Les pierres du fond ont été ainsi brisées en plusieurs morceaux qui, comme les cailloux des fleuves et les galets des rivages, sont pareillement polis, et, outre leur ressemblance, d’égale grosseur. Les deux savants ont donné l’explication de tous ces détails ; elle est plausible chez l’un comme chez l’autre ; car il faut bien que des pierres ainsi faites aient un jour changé de nature, et passé du liquide au solide, ou bien qu’elles se soient détachées de grands rochers qui subirent des bris continus.
Toutefois, Eschyle, qui avait observé cette particularité, ou qui l’avait apprise de quelqu’un d’autre, la trouvant difficile à expliquer, la relégua dans le domaine de la fable. Voici ce que chez lui Prométhée dit à Héraclès en décrivant à notre héros la route qu’il devait suivre, du Caucase aux Hespérides :
Tu trouveras sur ton chemin l’intrépide armée des Ligures,
Et, je le sais, si brave que tu sois, tu verras là des combattants sans reproche ;
Le destin veut qu’alors les traits te feront défaut ;
Quant à prendre des pierres sur le sol,
Tu ne le pourras pas, car tout ce terrain est sablonneux.
Mais, te voyant dans l’embarras, Zeus alors aura pitié de toi :
Étendant sous (le ciel) de lourdes nuées,
D’une grêle de cailloux ronds il couvrira la terre,
Et toi, de ces armes improvisées frappant (tes ennemis)
Tu disperseras facilement l’armée ligure.
Comme s’il n’eût pas été plus simple pour Zeus, dit Posidonios, de jeter ces pierres directement sur les Ligures eux-mêmes, et les en écraser tous ainsi, que de représenter Héraclès ayant besoin de tant de pierres (contre ses ennemis). Mais il est vrai qu’il lui en fallait bien autant, puisqu’il avait à lutter une foule innombrable ; en sorte que sur ce point, le mythographe mérite plus d’êtres pris en considération, que celui qui réfute son mythe ».
La seule question est donc : QUEL EST LE DIEU-OU-DÉMON DRUIDIQUE QUI SE CACHE DERRIÈRE CET HERCULE CELTE ???
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GÉNÉRALITÉS SUR LE SENCHUS MOR OU CAIN PATRAIC (= le droit selon Saint Patrice).
La première partie de cet ouvrage ou « introduction » (30 pages) est évidemment tout entièrement à la gloire de Saint Patrice et nous n’entrons vraiment dans le vif du sujet qu’à partir de la page 64 avec le chapitre qui traite des 4 sortes de saisies mobilières (di chethar shlicht athgabala) pouvant exister.
Il va de soi que les moines chrétiens auteurs de ce texte ont
— éliminé ou caricaturé tout ce qu’ils désapprouvaient
— ajouté de nombreux éléments (gloses) plus ou moins bien intentionnés
— en ont dénaturé d’autres.
Il appartient donc aux spécialistes de distinguer dans tout ce fatras ce qui est dû à l’Église Catholique romaine et ce qui est vraiment préchrétien donc purement celtique.
Cette très longue introduction du Senchus Mor (30 pages) comporte néanmoins plusieurs éléments intéressants.
Ceci dit nous ne suivrons pas l’ordre retenu habituellement pour cette antique compilation de manuscrits et nous commencerons par des considérations plus générales sur la société irlandaise du haut Moyen Âge.
D’après d’Arbois de Jubainville (Études sur le Droit celtique, tome 1er 1895) les anciennes lois de l’Irlande s’appelaient communément lois brehon à cause des brehon, ou juges, qui rendaient leurs arrêts en vers. Ces anciens monuments du droit irlandais ne sont connus que depuis le milieu du 19e siècle. Ce droit s’était pourtant perpétué dans la pratique jusqu’au commencement du 17e siècle, mais il avait été abrogé à cette époque et condamné à l’oubli, comme tout ce qui pouvait rappeler aux Irlandais leur ancienne existence nationale. C’est seulement en 1852 que le gouvernement anglais mieux inspiré a fait rechercher les manuscrits encore existants et en a ordonné la transcription ainsi que la publication. Le premier tome parut en 1865. Le premier ouvrage publié dans cette collection porte le nom de Senchus Mor ou grand « Senchus ». Ce qui signifie quelque chose comme grand « recueil d’antiquités » (senchus). Il s’agit d’une compilation effectuée vers l’an 700, mais à l’aide de documents plus anciens.
Malheureusement la reconstitution exacte du texte et la traduction fidèle du Senchus-Mor sont une œuvre d’une extrême difficulté dans l’état actuel de l’érudition irlandaise. Une commission administrative, aussi bien composée qu’elle puisse être et de quelques lumières qu’elle s’entoure, ne peut pas faire ce que des générations successives d’érudits auraient pu seules accomplir. C’est en vers et dans l’idiome primitif de l’Irlande, dans la langue appelée bérla-feini, que le Senchus-Mor a été d’abord écrit. Au Xe siècle, le bérla-feini n’était plus compris. Le Senchus-Mor fut alors traduit, comme on disait, d’irlandais grossier en bel irlandais. Or le bel irlandais du Xe siècle est devenu à son tour incompréhensible pour ceux qui, en très petit nombre, savent lire et écrire ce que nous appelons aujourd’hui le vieil irlandais, c’est-à-dire la langue des habitants des parties maritimes du sud et de l’ouest de l’Irlande. Pour comprendre le Senchus-Mor, il faut donc passer à travers deux langues mortes. Cependant les outrages subis par le texte primitif n’ont peut-être pas été aussi profonds qu’on pourrait le supposer. Nous sommes en Irlande, c’est-à-dire dans un pays où les hommes ont de tout temps regardé en arrière, dans un pays où l’on respecte le passé. On peut retrouver en beaucoup d’endroits du Senchus les vers anciens sous la prose qui les recouvre, et l’extrême difficulté qu’a rencontrée la traduction prouve avec quel soin les mots anciens ont été conservés. De toutes les causes qui ont rendu si fréquentes les altérations des manuscrits latins, aucune ne s’est produite ici. Il n’y a pas eu de changement dans l’état social. Après l’invasion anglaise, la société irlandaise n’a pas été détruite ; jusqu’au règne d’Élisabeth, elle a même conquis ses conquérants. Il n’y a aucun problème ecclésiastique soulevé par le Senchus ; on n’y parle ni de juridiction ecclésiastique ni d’immunités pour les terres de l’église.
Qui donc l’aurait altéré ? Les brehon, ces poètes juges et maîtres des écoles de jurisprudence ? Leur honneur et leur intérêt étaient de maintenir intacte la tradition nationale, et s’ils ont, comme cela est évident, successivement multiplié la nécessité de la présence des gens de loi à chaque pas de la procédure, s’ils ont accru tout ce qui était dommages, amendes et honneur (honneur entendu dans le sens d’honoraires), cela ne touche pas au caractère même des institutions. D’une autre part, bien que les manuscrits que l’on possède soient de dates relativement récentes, du XIVe, du XVe et même du
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XVIIe siècle, ces manuscrits portent en eux-mêmes un témoignage d’authenticité. L’un appartenait à une famille de brehon du Connaught restée fidèle aux descendants de Rodéric O’Connor, le dernier des hauts rois d’Irlande ; l’autre était l’exemplaire du dernier brehon des comtes Desmond. La plupart ont été recueillis en Irlande par le célèbre antiquaire gallois Edward Lhwyd. Tombés entre les mains de sir John Sebright, ils furent donnés par celui-ci à la bibliothèque du Collège de la Trinité sur les vives instances d’Edmond Burke, et dans l’espérance qu’un jour ils pourraient être traduits.
La traduction elle-même, malgré son mérite incontestable, n’est pas toujours à l’abri du reproche. On a conservé un grand nombre de mots en irlandais, faute d’en pouvoir préciser le sens, et parmi ces mots sont ceux qui qualifient l’état des personnes et indiquent la valeur des choses. Ailleurs, en ayant le soin de le faire remarquer, les traducteurs ont intercalé des mots et ont modifié leur sens pour plus de clarté. Ces changements ne sont pas toujours heureux. Dans un passage parfaitement clair, on crée une équivoque en ajoutant au milieu : « suivant d’autres. » Dans un autre passage, on traduit le mot de canon par celui d’évangile. La préoccupation d’esprit qui a produit ces modifications est facile à saisir. Il en est d’autres qui s’expliquent moins. Si, dans les îles britanniques, après le mot de reine vient naturellement le mot de sujet, ce n’est pas une raison pour traduire « reine et sujet » quand il y a « la reine et les non-reines, » surtout lorsque la glose explique que la première femme du roi avait seule droit au titre de reine et que les autres n’étaient pas des reines. Ailleurs, on traduit « roi ou vassal » quand il y a « le roi ou les hommes de son sang ; » plus loin, au lieu des « membres de la tribu, » on dit « les suivants du chef. » Il n’y a donc pas d’illusion à se faire, le Senchus n’est parvenu jusqu’à nous qu’après avoir subi deux altérations : l’une quand il a été traduit du bérla-feini en irlandais du Xe au XIIIe siècle, l’autre quand il a été traduit d’irlandais en anglais. Les traductions produites dans ce qui suit sont donc données sous toutes réserves. Le Senchus-Mor n’en est pas moins un des monuments d’une société disparue. Si quelques pierres ont été changées à l’édifice, si une fausse couleur couvre quelques-unes des parties, les grandes lignes, restent pures, et l’esprit le moins exercé peut en retrouver l’originalité première.
Deux choses donnent à ce livre un caractère singulièrement vénérable. C’est une loi sans législateur, un recueil de coutumes antiques, de précédents et d’exemples, de conventions internationales passées, entre les trois grandes tribus qui se partageaient l’Irlande, et de jugements rendus par des brehon et des poètes auxquels on attribuait une inspiration divine. Sen-Mac-Aige avait sur les joues trois taches rouges toutes les fois que le jugement était mauvais, et ses joues redevenaient blanches lorsque le jugement était bon. Connla, grâce au Saint-Esprit, n’a jamais prononcé de jugement inique. Si Fachtna prononçait un mauvais jugement, tous les fruits de la contrée tombaient, et les vaches repoussaient leurs veaux ; quand le jugement était équitable, les fruits devenaient abondants, et le lait remplissait les mamelles des vaches. Fithal n’a jamais prononcé un jugement mauvais, parce qu’il portait en lui la vérité de la nature. Morann n’a jamais rendu de jugement sans avoir une chaîne autour du cou : lorsque le jugement était mauvais, la chaîne le serrait au point de l’étouffer ; lorsqu’il était bon, elle tombait d’elle-même. Au prestige de l’antiquité vient se joindre le respect pour la religion. Ces coutumes, ces précédents, ces conventions, ont été soumis à saint Patrice, l’apôtre de l’Irlande. Il a fait effacer tout ce qui dans l’ancienne loi contredisait la loi nouvelle, tout ce qui dans la loi de nature (recht aicnid) comme on l’appelait, ne concordait pas avec l’Évangile. Le Senchus-Mor est ainsi devenu le Cain-Patraic. D’une part, il contient les institutions de la vieille société celtique ; de l’autre, il est le témoignage de l’alliance du clan et du christianisme.
Quelle était donc cette barbarie, ou, pour mieux dire, cette société envers laquelle saint Patrice montrait si peu de complaisance ? Avant le Senchus, dit le préambule, le monde était dans l’égalité.
L’Irlande a donc commencé par l’égalité (recht aicnid), et le mot d’égalité n’est pas ici un une coquille ou un accident de rédaction ; il est question, dans plusieurs parties du Senchus et des gloses, d’un état social antérieur au régime du clan, et qui est qualifié avec une sorte de mépris de temps où chacun était seul responsable de ses dettes et de ses crimes. Les auteurs des gloses ne savent comment interpréter le mot d’égalité : égalité d’ignorance et d’injustice, égalité, le régime où il n’y a d’autre droit que la force, égalité en ce qui touche le droit à des dommages… En d’autres termes, ce que l’on appelle aujourd’hui l’égalité devant la loi. Chacun est au même titre maître de sa terre, qu’elle soit petite ou qu’elle soit grande. Une telle égalité semble avoir fortement déplu aux moines chrétiens auteurs de ce pseudoprologue.
Dans les relations des membres de la tribu entre eux règne la plus grande bienveillance.
Ce qu’on admire surtout, c’est le respect pour les parents et le divin amour pour la vieillesse, qui est encore aujourd’hui le plus beau trait du caractère irlandais. Les enfants sont tenus de soigner leurs parents âgés ou infirmes. Le produit de huit vaches est alloué à chaque vieillard, à moins qu’il ne
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sache chanter et ne puisse gagner sa vie en amusant les autres. Quand une famille néglige le soin de nourrir un vieillard et qu’une autre famille le nourrit, celle-ci devient son héritière. Il y a encore dans la loi des saisies un grand nombre de dispositions qui montrent le haut prix que l’on attachait à l’honneur et qui témoignent d’une vive délicatesse de sentiments. Les atteintes à l’honneur, la diffamation, la satire, « tout ce qui peut faire rougir un homme, » sont punies comme le vol et l’assassinat. L’offense s’aggrave quand l’insulte s’applique aux morts, qu’il s’agisse d’un homme que l’on raille ou d’une femme dont on prétend avoir obtenu les faveurs. Dans les choses nécessaires à la vie et qui donc ne peuvent pas faire l’objet d’une saisie, on compte le jeu d’échecs du chef, le chien favori de la femme et les joujoux des enfants, leurs crosses de hurling, leurs balles, leurs cerceaux. « Les choses qui sont importantes pour l’amusement des petits garçons, à savoir les crosses de hurling, les balles, les cerceaux, doivent être restituées », précise la glose.
Sans doute distingue-t-on trois ordres de personnes placées dans des conditions légales différentes : les propriétaires ou chefs à tous les degrés, entre lesquels existe une sorte d’égalité ; les tenanciers, qui se divisent en deux catégories ; enfin les hommes pour lesquels la loi ne prévoit pas de protection spéciale parce qu’ils sont sous la protection d’un autre. Le clan est néanmoins généreux et exerce son action. Ces personnes de conditions inégales sont de même race et de même sang, et la parenté sociale suscite entre elles ces rapports d’affection et de dévouement qui sont l’honneur du clan. Qu’au Ve siècle il y ait en Irlande comme partout des hommes appartenant à d’autres hommes, on n’y verra pas comme ailleurs de la haine et du mépris. Dans aucune législation, germanique ou féodale, on ne lira cette sentence du Senchus : « Des trois objets de la loi – le gouvernement, l’honneur et l’âme –, le gouvernement appartient aux chefs, l’honneur et l’âme appartiennent à tous. » Lorsqu’il s’agit du respect pour la faiblesse et du soin pour les malheureux, ces petits clans demi-sauvages et demi- païens, qui, dans leurs lois revues et corrigées par saint Patrice, appellent encore forêts sacrées les forêts druidiques, montrent plus d’humanité que les sociétés civilisées et chrétiennes. Chaque année, une partie du territoire de la tribu est mise à la disposition du chef pour être distribuée entre les pauvres. Le premier devoir, dit le Senchus, car leurs droits passent avant tous les autres et la saisie immédiate au terme du délai d’un jour est alors de rigueur, est de secourir « ceux qu’a frappés la baguette magique ». Celui qui manque à ce devoir est condamné à une amende de cinq vaches, s’il s’agit d’un fou, de dix vaches, s’il s’agit d’une folle. Mêmes soins pour l’enfant qui perd sa mère en venant au monde, mêmes soins pour le blessé et pour le malade. « « Le malade doit être placé dans une maison appropriée, c’est-à-dire sans trace d’escargots, ou ne faisant pas partie des trois classes inférieures de maison, c.-à-d. ayant quatre ouvertures, afin que le malade puisse être vu de tout côté, avec de l’eau courante au milieu ».
Au lieu de la loi sur les parentés sociales et des autres grandes lois annoncées par le préambule, les auteurs de la publication du Senchus nous donnent dans le premier volume la loi sur les saisies, c’est-à-dire un code de procédure civile et criminelle. Et notre frustration est d’autant plus grande que cette loi sur les saisies est d’une lecture difficile. On a du mal à s’y retrouver au milieu de toutes ces subtilités professionnelles vieilles de 15 siècles. La loi sur les saisies admet par exemple des exceptions en faveur de ceux qui sont à l’armée, combattant pour la tribu, et de ceux qui soignent un malade.
Cependant on aurait tort de se plaindre. La procédure implique la loi civile et la loi pénale et les nécessités d’un ordre social tout entier se déroulent devant vos yeux quand vous arrivez aux paragraphes suivants.
« Pourquoi dit-on les quatre espèces de saisies ? Parce qu’il y a quatre choses qui donnent lieu à la saisie : le crime que l’on a commis soi-même, le crime d’un proche parent, le crime d’un moyen parent, le crime d’un parent en général ».
« Parce que les quatre tribus les plus proches sont responsables du crime de chaque parent de leur sang ».
« Parce qu’il y a quatre intéressés pour quiconque est demandeur ou défendeur : la tribu du père, le chef, l’église, la tribu de la mère ou celle du père nourricier ».
« Parce que chacun, comme co-occupant de la terre, est garant sur son bétail des quatre voisins les plus proches des deux côtés et aux deux bouts ».
Puis viennent ces quatre axiomes :
« Avis est donné à la tribu du débiteur, et le plus proche parent fait l’objet d’une action en justice ».
« Toute tribu est responsable de la fuite d’un de ses membres ».
« Les parents sont responsables les uns des autres, conformément à leur droit de succession et d’héritage ».
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« Il y a deux sortes de saisies : la saisie d’un débiteur et la saisie d’un parent à lui ».
Voilà le système du clan dans toute sa vigueur. Son principe, c’est la solidarité de chacun des membres de la tribu.
Comparé à la dureté de la société moderne, qui sacrifie si aisément l’individu au progrès de l’espèce, on comprend que les Irlandais, humiliés et dépouillés, tournent avec complaisance leurs regards vers le temps des lois brehon.
Que les pauvres d’Irlande ne s’imaginent pas toutefois qu’aux siècles écoulés tout le monde était chef ou menait la vie des chefs. Chaque page du Senchus démontre que, s’il existait une sorte d’égalité parmi les chefs, il y avait inégalité entre les hommes de la classe supérieure et ceux de la classe inférieure. Ces derniers étaient réduits à une condition légale mal définie par la loi des saisies, et que l’on est tenté de comparer à celle des esclaves ou des serfs, bien qu’évidemment l’analogie ne soit pas complète. Le vacher, le berger, le charretier, l’employé et l’ouvrier de toute espèce n’avaient ni le droit de contracter sans l’autorisation de leur maître ni celui d’intenter une poursuite sans être cautionnés par un chef. Ils étaient placés par la loi dans la condition des mineurs et des aliénés. Ces choses, dira-t-on, étaient communes à toutes les législations de ces temps malheureux. Il faut donc voir ce qui appartient exclusivement au système du clan et ce qui relève du christianisme primitif qui, rappelons-le, n’a jamais exigé de ses adeptes qu’ils n’aient aucun esclave (il n’y a pas un mot sur l’abolition obligatoire obligatoire de l’esclavage dans les 4 évangiles. Même situation d’ailleurs dans l’islam qui a suivi).
Sous le régime des parentés sociales, il ne peut y avoir d’autres pénalités que des dommages pécuniaires. En même temps, sous ce régime, chacun étant responsable du crime ou de la dette d’autrui, – crime ou dette ont les mêmes conséquences, – il est dans l’intérêt de tous de faire échapper le criminel ou le débiteur. Aussi toute l’habileté des brehon s’est-elle appliquée à trouver le moyen d’amener les gens devant la justice. C’est le premier intérêt ; tous les autres y sont sacrifiés.
Quiconque croit avoir une plainte civile ou criminelle à porter contre quelqu’un commence par saisir sa propriété, et naturellement la portion de cette propriété la plus facile à transporter, ses bestiaux. Il les place dans un enclos, celui du chef, celui de l’église, ou le sien propre, après en avoir donné avis, et dans le cas où, sur la présentation de l’avis, on ne lui a pas offert caution. Là les bestiaux sont gardés et nourris pendant un certain nombre de jours, trois, cinq ou dix, aux frais de la personne saisie, qui paye en outre une amende d’environ deux vaches par chaque jour qu’elle tarde à comparaître. Au bout de la période fixée, si elle n’a pas comparu, les animaux saisis sont confisqués, et l’on procède à une autre saisie contre la même personne, ou contre un de ses parents, ou contre un des membres de sa tribu, et l’on recommence jusqu’à ce que la personne attaquée ou ses ayants cause aient consenti à comparaître : ce n’est pas tout. Comme, en cas de défaut, on poursuit successivement les parents jusqu’au dix-septième degré pour les causes ordinaires, ceux-ci ont le droit d’opérer la saisie sur chacune des personnes responsables d’un degré plus rapproché.
Lorsque c’est contre un chef qu’une action en justice est intentée, la loi est plus favorable au défendeur. D’abord l’homme d’un rang inférieur qui attaque celui d’un rang supérieur est obligé d’acheter le concours d’un autre chef sous peine de payer une amende considérable et d’être mis en attente pour un jour, une semaine, un mois, un an. Ensuite la longueur du délai qui doit s’écouler entre l’avis de la saisie et la saisie même est doublée, de façon à donner plus de facilité à se procurer une caution. Enfin les dommages et les amendes encourus pour les illégalités auxquelles expose sans cesse la complication de la procédure sont quadruplés quand la partie adverse est le roi ou une personne du même rang, doublés quand c’est un chef du second rang, et simples quand c’est un homme d’une classe inférieure.
Le temps accordé à chacun pour parler devant le juge et pour reprendre haleine est aussi mesuré en fonction la dignité des personnes. Il devait être presque impossible d’obtenir justice de l’homme riche, et même d’intenter une action en justice contre lui. Comme remède à un tel déni de justice, nos ancêtres eurent recours à un procédé d’une nature étrange.
En même temps qu’on donnait avis de la saisie à un chef, on devait, sous peine d’amende et sous peine aussi d’être débouté de la demande, jeûner à sa porte jusqu’à ce qu’il eût fourni caution. Cela se pratique également aux Indes, où l’on a vu souvent des régiments de cipayes se présenter à la porte d’un nabab et demander le paiement de leur solde en menaçant de se laisser mourir de faim, s’ils n’étaient pas payés. On prétend que cette façon d’obtenir justice est très efficace en Inde. Il l’était probablement aussi dans la vieille Irlande ; il le serait même chez nous si quelqu’un s’établissait à la porte de votre maison et déclarait à tout venant qu’il est là, mourant de faim, pour témoigner que vous avez commis une injustice à son égard, la contrainte serait grande, et l’on aurait hâte de s’y
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soustraire, quand bien même la plainte serait injuste. [Note l’éditeur. On appelle aujourd’hui grève de la faim une telle pratique].
Je ne discute pas la moralité de cette justice, qui faisait de l’ordre avec du désordre, comme on l’a dit récemment en France sans se douter qu’on répétait la maxime favorite des lois brehon. Je fais cette simple remarque. Si l’effet des parentés sociales est tel que, pour amener un homme devant le juge, il faille commencer par saisir ses biens avant l’ouverture du procès, ces mêmes parentés sociales ont dû sans cesse exciter chacun à prendre les armes pour défendre l’homme de sa tribu. Et quand on voit ce plaideur qui vient jeûner à la porte du chef et qui sans doute ameute autour de lui toute la population à laquelle il raconte ses griefs, on ne peut s’empêcher de penser qu’une émeute devait en être le résultat plus souvent qu’un procès. La législation des brehon n’est donc pas en contradiction, comme on le prétend, avec l’histoire d’Irlande, avec cette histoire qui peut se résumer en deux mots : impuissance à se défendre contre un ennemi étranger, si faible qu’il soit ; impuissance à rester un jour en paix avec son voisin.
Dans une société clanique, puisque toute affaire privée devient l’affaire du clan, la plupart des affaires doivent se régler comme se décident les affaires entre les états, c’est-à-dire par la guerre, par la rapine et par l’injustice, et les brehon faisaient sans nul doute plus de traités de paix qu’ils ne prononçaient de jugements.
Y avait-il chez les anciens Irlandais des libertés politiques, des assemblées, des mallum, comme chez les Francs ? Oui et non ; il en existait autant que le permettait le régime du clan. Avec ce régime, il ne peut être question ni d’assemblées générales de la nation, ni même d’assemblées générales de chacun des trois grands peuples qui se partageaient l’Irlande. Mais d’après une glose du Senchus, les possesseurs de terres, qui étaient tenus d’accompagner le roi à la guerre, avaient en même temps le droit de concourir avec lui au règlement des questions qui intéressaient plusieurs tribus voisines, et tous, c’est-à-dire probablement tous les hommes libres, décidaient en commun de la guerre. Tous également étaient appelés à répartir les deux tributs appelés « tribut de la nourriture pour le roi » et « tribut de la nourriture pour le chef. » Ces noms de « tribut de la nourriture » peuvent cacher de véritables impôts en nature. On a la répartition de cet impôt par provinces au VIIIe siècle, et le Senchus nous apprend qu’au Ve siècle lorsque le chef meurt avant d’avoir touché le tribut, son héritier a le droit de réclamer l’arriéré. À ces deux charges s’en ajoutaient plusieurs autres qui montrent un certain degré de civilisation : la construction des ponts en pierre et en bois, l’entretien des champs de foire, l’entretien des routes. Les routes étaient divisées en trois classes, et les routes de première classe étaient dites royales. On devait les remettre en état trois fois par an : pendant l’hiver, durant les foires, à l’époque des courses de chevaux. Puis venait toute une série de travaux communs : le labourage des champs communs, la garde des bestiaux communs, l’entretien du moulin commun, et le soin des pêcheries ou des filets communs.
Tous ces travaux, aussi bien que la construction et le ravitaillement des forts, étaient surveillés par les chefs, et le frère seul avait alors le droit d’accomplir la tâche du frère ; mais, en un temps où la guerre était la première des occupations et la rapine la seule source de fortune, les obligations militaires devaient être les plus strictes de toutes. Quiconque possédait un héritage devait suivre le roi aux trois guerres annuelles et venir le joindre chaque fois qu’il en était requis. Celui qui possédait un bouclier et savait s’en servir était tenu de prendre part à toutes les expéditions de pillage, et le reste du peuple devait être prêt tous les jours à repousser les attaques des pirates, ainsi que les incursions des tribus voisines, et tous les sept jours, en cas de paix, à faire la chasse au loup.
L’amende la plus forte est infligée à celui qui trouble la réunion des chefs en causant du tumulte. Celui qui, pendant que les chefs sont en conférence ou festoient, coupe les brides des chevaux et les fait échapper doit, comme réparation, payer le montant de la valeur des dommages d’honneur dus aux trois plus nobles personnages de la réunion ou aux sept plus nobles, suivant l’opinion d’une femme brehon du IIe siècle. Enfin celui qui mine le tertre de gazon du lieu de l’assemblée doit remplir de lait le trou qu’il a fait. Le chef dépossédé, s’il est de seconde classe – car le même privilège ne s’applique pas au roi, – peut, pour se consoler, se donner le plaisir, probablement dangereux, de saisir les bestiaux des tenanciers qui ne l’ont pas défendu, et même de tous ceux auxquels il reproche d’avoir comploté contre lui.
Parmi les singularités qui caractérisent le régime du clan, on remarque que tout étranger est considéré comme suspect et traité en ennemi. Si l’étranger, c’est-à-dire l’habitant d’un territoire voisin, n’a pas de propriété sur le territoire de la tribu, il est arrêté, fût-il un ménestrel, et reconduit à la frontière. Celui chez lequel il a logé ou mangé devient pour vingt-quatre heures responsable de ses crimes.
Si l’étranger a des propriétés sur le territoire de la tribu, il n’a pas droit au revenu complet de sa terre, et lorsqu’il intente un procès, il doit être assisté d’un membre de la tribu sous peine d’être débouté. Il y
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a une exception en faveur du commerce maritime. La tribu ne doit pas simplement protection au navire étranger, elle doit nourrir les équipages. Quand un navire entre dans un port, le chef de famille du lieu se rend auprès du roi, et celui-ci opère une saisie contre la tribu pour garantir l’exécution de la loi.
Il ne suffit pas de posséder une dignité, encore faut-il la mériter. Il y a en effet renforcement du paganisme quand une mauvaise action est punie (traduction controversée).
L’insurrection contre le roi qui ne rend pas justice à son tenancier, contre l’évêque impudique, le poète prévaricateur ou le chef indigne, est le plus sacré des devoirs. Les cas de déchéance sont singulièrement multipliés. Presque tous les crimes, la diffamation comprise, y donnent légalement lieu, les uns quand il y a récidive, les autres sans récidive.
Dans le paragraphe relatif aux dommages ou honoraires accordés aux rois, aux évêques, aux brehon et aux poètes, il est question d’une cinquième classe de personnes qui jouissent du même privilège. C’est le chef ou le propriétaire (les deux mots ont ici la même signification) qui a le chaudron toujours plein. Ce chef s’appelait en gaélique brewy ou briugu, et l’on a laissé le mot irlandais dans la traduction anglaise, bien qu’à l’aide des gloses le sens fût facile à préciser : un aubergiste ou hospitalier. Quiconque avait un tenancier était un chef, et les chefs du dernier degré sont ceux qui n’ont qu’un tenancier. Au premier degré sont les brewy ou briugu, dont l’honneur, comme dit une glose, est de garder chez eux des animaux gras impropres à la reproduction. Le brewy ou briugu du premier rang, car il y en a deux, est un homme qui vit dans une maison à quatre portes, à travers laquelle coule un ruisseau d’eau vive, afin d’aérer et drainer l’humidité. Il doit entretenir au moins deux cents ouvriers et posséder deux cents têtes de bétail de chaque espèce. Il doit avoir son chaudron toujours pendu à la crémaillère et toujours plein de trois espèces de viande, bœuf, mouton et porc, avec une juste proportion de gras et de maigre, afin d’être toujours en mesure de remplir les devoirs de l’hospitalité. Il faut que l’on puisse tirer du chaudron une nourriture suffisante pour tout venant et convenable pour chacun suivant son rang : la hanche pour le roi, pour l’évêque et pour le brehon, le gigot pour le jeune chef, la tête pour le conducteur du char, et le filet pour la reine. N.B. Au roi contre lequel il y a de l’opposition, on ne donnera que les bas morceaux de l’animal, parce qu’il n’a droit alors qu’à la moitié des honoraires de son rang. C’est comme compensation aux charges de l’hospitalité que des dommages ou des honoraires supérieurs ont été accordés au brewy (briugu) ; mais si d’une part il reçoit des dommages considérables pour tous les préjudices qui lui sont causés et de fréquents honoraires pour tous les témoignages qu’il est appelé à porter, il est exposé d’autre part, en vertu des parentés sociales, à payer les dettes, les compensations et les amendes d’une infinité de personnes. Sa situation est presque aussi précaire que celle des rois. Il y avait probablement au Ve siècle autant de fils de rois et de fils de brewy-briugu réduits à la misère ou à une condition médiocre, qu’il y en a aujourd’hui. Le prologue du Senchus se termine par un appel à la révolte contre les chefs qui ne remplissent pas leurs devoirs.
ANCIENNES LOIS ET INSTITUTIONS D’IRLANDE (SENCHUS MOR) TOME 1.
A ro siacht recht aicnid mar nad rochat recht litri.
Le droit naturel était en vigueur avant que n’apparaisse le droit écrit… Le monde était sur un pied d’égalité avant que le Senchus Mor ne se mette en place. La source de toute injustice avant le Senchus Mor était l’égalité devant la loi ????
Intud i ngeindtleacht gnim olc mad indechur. Il y a renforcement du paganisme si une mauvaise action est vengée (traduction discutée).
CRITH GABLACH.
Outre le Senchus Mor il sera aussi beaucoup question dans l’étude qui suit du Crith Gablach, un traité irlandais du 8e siècle nous décrivant une pyramide féodale irlandaise sans doute quelque peu idéalisée. Ou pas.
ANALYSE PLUS DÉTAILLÉE.
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LE MARIAGE.
QUOI QUE L’ON PUISSE EN DIRE, IL A EXISTÉ DES EXEMPLES DE MARIAGE MONOGAME DANS LA SOCIÉTÉ CELTIQUE ANTIQUE.
Dans le texte irlandais intitulé Boroma, un roi du Leinster épouse la fille aînée du roi des rois d’Irlande. Il n’est pas satisfait de ce mariage, va trouver son beau-père, et lui dit : celle de vos filles que j’avais eue est morte, donnez-moi l’autre. Il obtient ce qu’il demandait.
La sœur aînée, voyant arriver la cadette, meurt de douleur et le chagrin causé à la cadette par cette fin tragique fait encore mourir celle-ci.
Le roi d’Irlande considéra le roi de Leinster comme coupable d’un double meurtre ; il entreprit contre lui une guerre où il fut vainqueur et à la suite de laquelle, pour venger la mort de ses filles, il imposa aux habitants de Leinster, à titre de composition, une redevance énorme.
Ces faits paraissent dater du deuxième siècle de notre ère. Il est difficile de ne pas leur admettre une valeur historique puisque la redevance en question se payait encore au septième siècle.
Le droit romain ne connaît pas le douaire : en droit romain le mari reçoit une dot et ne donne rien en retour ; un savant irlandais du onzième siècle, qui avait étudié le droit romain, s’est imaginé que le douaire, tinnscra, était un usage inconnu du monde entier, sauf de l’Irlande et a inventé à ce sujet une incroyable histoire dont la conclusion fut évidemment : « Voilà pourquoi les hommes achètent et achèteront toujours leurs femmes en Irlande, tandis que partout ailleurs ce sont les femmes qui achètent les hommes » (traduction O’Curry).
Les Commentaires de César nous donnent, au sujet du mariage sur le Continent, deux indications contradictoires. La première est relative au régime des biens. Les femmes apportent une dot, dos, dit l’auteur latin. C’est ce qu’on appelle en gaélique tinol, littéralement la « collecte » c’est-à-dire l’ensemble des cadeaux faits à la mariée par son père, sa mère et ses autres parents.
À cette dot, au temps de César, on réunit des biens du mari pour une valeur égale : c’est le douaire, en gaélique tinnscra, qui, pour les gens sans fortune, pouvait consister simplement en une bague d’argent accompagnée de quelques ustensiles de ménage, mais qui, chez les gens riches, était plus important. À l’origine, tout douaire ou tinnscra un peu considérable dut être un troupeau. Plus tard, un tinnscra put être immobilier.
Nous trouvons aussi le douaire dans les lois du pays de Galles, où il s’appelle cowyll.
En effet le droit gallois distingue, lorsqu’il s’agit du mariage, trois sommes à payer.
1° Le prix de l’achat de la femme, gober, gobyr, ou amober, amobor, amobyr, en latin merces ; c’est la coibche des Irlandais.
2° Le douaire, coguyll, couyll, cowyll, en gaélique tinnscra.
3° La dot, aguedy, agweddy, en gaélique tinol.
« Il y a, dit une antique triade consignée dans le Code Dimetien, trois hontes d’une fille, la première quand son père lui dit : ma fille, je t’ai donnée à un homme ; la seconde quand pour la première fois elle va au lit avec son mari ; la troisième quand elle sort du lit en public.
La première fois son amobyr est donné à son père, la seconde fois son cowyll lui est donné à elle-même, pour la troisième fois le père donne l’agweddy de sa fille au mari ».
Le cowyll ou douaire, donné par le mari comme le morgengabe germanique, est le prix de la virginité de l’épouse. Mais, dans l’usage celtique, il se paye avant la première nuit, au lieu de se payer après comme chez les Germains. Chez les, Gallois, l’agweddy ou la dot paraît avoir été, en règle générale, le triple du douaire, et, outre la dot donnée par la famille de la femme au mari, la femme pouvait, dans le pays de Galles au Moyen Âge, sur le continent sous l’Empire romain, recevoir de sa famille des biens paraphernaux appelés par les jurisconsultes romains peculium, par les Gallois argyvreu. La dot était distincte des biens paraphernaux.
La femme celte, au temps de César, pouvait-elle avoir des biens paraphernaux ? C’est ce que l’on ne peut affirmer, mais il est certain qu’elle en possédait au moins quelquefois en Grande-Bretagne avant la conquête romaine. Cartimandua, reine des Brigantes, c’est-à-dire des environs d’York, détenait son royaume à titre de bien paraphernal au milieu du premier siècle ; elle avait épousé un de ses sujets nommé Venutius, un grand guerrier, mais elle était reine et lui n’était pas roi. Elle le congédia, le
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remplaça par Vellocatus, écuyer de cet époux dédaigné, et garda son royaume en associant son nouveau mari à la royauté.
Chez les Bretons, au premier siècle de notre ère avant la conquête romaine, les femmes pouvaient hériter à défaut de fils et, par conséquent, avoir une fortune plus considérable que leur mari ; dans ce cas, c’étaient elles qui vraisemblablement avaient l’autorité dans le ménage, comme cela se produit dans le droit irlandais du Moyen Âge en pareil cas, c’est-à-dire quand il y a « Lanamnas fir for bantinchur » « mariage d’homme sur bien de femme » et qu’en conséquence l’homme prend la place de la femme et la femme prend la place de l’homme.
Cartimandua était évidemment la fille d’un roi des Brigantes qui, comme plus tard Prasutagus, roi des Iceni, n’avait pas laissé de fils. Elle avait hérité du royaume de son père comme, plus tard, les filles de Prasutagus prétendirent hériter du royaume de celui-ci, et son mari avait à côté d’elle la situation subordonnée qu’ont les femmes dans les ménages ordinaires. Mais c’est là une exception sur laquelle il est inutile de s’étendre davantage.
Nous trouvons donc généralement en droit celtique, – outre l’usage d’acheter les femmes, qui a été grec, romain, germanique, indo-européen, on peut même dire universel, – deux coutumes matrimoniales, celle de la dot, en latin dos, en irlandais tinol, en gallois agweddy, l’autre, germanique, celle du douaire, en allemand morgen-gabe, en irlandais tinnscra, en gallois cowyll.
Suivant Tacite, les Germains ne connaissaient que le douaire : « la femme n’apporte pas la dot au mari, » a écrit l’historien romain, « c’est le mari qui l’offre à la femme ».
Cependant on aurait tort d’en conclure que chez les Germains l’usage de la dot donnée par les parents de la femme et apportée par celle-ci fût absolument inconnu.
Sans doute, chez les Germains, le douaire avait une grande importance ; il pouvait comprendre un certain nombre de chevaux, de bêtes à cornes, même des esclaves, et, quand la propriété immobilière fut établie, il put consister en biens-fonds.
Dans le droit des Celtes continentaux du temps de César, le douaire et la dot étaient de valeur égale. L’usage celtique continental sur ce point tenait le milieu entre la coutume germanique qui exagérait l’importance du douaire et le droit gréco-romain qui ne connaissait pas le douaire et qui donnait à la dot une fonction dont les Germains n’avaient pas idée.
Dans la Celtique du moment de la conquête, la dot et le douaire formaient une masse attribuée au survivant des deux époux suivant un passage des Commentaires de César : « Aux valeurs apportées par les femmes à titre de dot, les maris réunissent, après estimation, des valeurs égales tirées de leurs biens à eux. On tient un compte de ces valeurs et on garde les fruits ; celui des deux conjoints qui survit reçoit les deux parts avec les fruits postérieurs au mariage ».
Ces valeurs consistaient en bestiaux, et les fruits dont parle César étaient le croît de ces animaux ».
La légende de sainte Brigitte nous donne un exemple caractéristique du droit de la femme légitime, cétmuinter, en Irlande. Le druide Dubthach, qui avait une femme légitime, acheta une femme esclave, en fit sa concubine et la rendit grosse ; la femme légitime menaça Dubthach du divorce ; or, en divorçant, elle devait garder le douaire que son mari lui avait donné ; aussi après une longue résistance, le druide finit-il par vendre sa concubine à un autre maître. Ainsi la femme mariée irlandaise a-t-elle le droit de divorcer en cas d’infidélité du mari.
On est là aux antipodes du statut de la femme dans la religion musulmane.
Le terme technique du droit irlandais pour désigner l’épouse proprement dite est cétmuinter. Elle s’oppose à la concubine, littéralement « femme de contrat », ben urnadma. Elle doit avoir même fortune et même naissance que son mari ; elle et ses enfants peuvent annuler les contrats désavantageux faits par son mari sans qu’elle y ait consenti. Quand elle n’a pas donné à son mari cause légitime de divorce et que celui-ci achète une autre épouse, le prix d’achat appartient à la première femme, au détriment de la seconde épouse et de ses parents. La seconde épouse doit le prix de l’honneur à la première, et le premier mariage est dissous ; le mari qui se réconcilie avec sa première femme lui doit un nouveau prix d’achat.
En Irlande, la femme légitime – nous ne parlons pas de la concubine, – était en général incapable de contracter valablement sans le consentement de son mari ; mais cette règle comportait des exceptions : quand les deux époux avaient la même fortune, Lanamnas comthinchuir, la femme faisait valablement, quant à sa fortune personnelle, tout contrat avantageux ; le consentement du mari n’était
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nécessaire que pour les contrats désavantageux et la femme avait par réciprocité le droit d’exiger l’annulation des contrats désavantageux faits par le mari sur sa fortune à lui.
En Irlande la femme mariée n’entrait point comme à Rome dans la famille de son mari. Quand son mari était tué, elle n’avait pas droit à la composition pour un meurtre qu’elle n’aurait pu venger. Si elle se remariait, c’était avec sa famille et non avec celle de son mari qu’elle partageait le prix de sa vente à son second mari. De là résultait, pour la femme mariée, une indépendance dont le plus ancien exemple nous est donné par Medb, reine de Connaught, un des personnages les plus importants du morceau principal de la littérature épique irlandaise, celui qui nous raconte comment cette reine s’empara du taureau de Cualngé.
César écrit que le mari a droit de vie ou de mort sur sa femme. Mais le gain de survie assuré au mari comme à la femme par l’institution du douaire, aussi mentionné par César, n’est pas conciliable avec le droit pour le mari de tuer sa femme quand il lui plaît. Ce droit le mari l’avait sur la concubine, sans dot, le plus souvent son esclave ; nous devons reconnaître des concubines de condition inférieure dans ces femmes, qui, suivant César, sont mises à la torture par les parents du mari quand on soupçonne une d’entre elles d’avoir fait mourir le mari défunt. Le mari qui aurait tué sa femme légitime aurait dû la composition pour meurtre, comme plus tard en Irlande le roi de Leinster mentionné à propos de l’institution du Boroma (un impôt).
Le mari a donc seulement droit de vie et de mort sur l’esclave qui lui sert de concubine, cette esclave est sa chose, elle n’est pas un sujet de droit ; mais quant à la femme légitime, en gaélique cetmuinter, équivalent de la materfamilias romaine, si le mari la tue, la famille de la femme tirera vengeance de ce crime.
SÉPARATION.
En droit civil irlandais, le divorce par consentement mutuel est licite, quoi qu’en dise le droit canon irlandais qui, d’abord, a permis le divorce au mari pour cause d’adultère de la femme, mais qui ensuite seulement a prohibé le divorce même pour cause d’adultère. Cette dernière règle est celle qui a pénétré dans la « Collection canonique irlandaise, » où elle est placée sous le patronage de saint Patrice, bien que, suivant un autre document, saint Patrice ait tenu pour le premier système. La Collection canonique s’exprime ainsi : « Il n’est pas permis à un homme de renvoyer sa femme sauf en cas d’adultère ».
En résumé, la situation des femmes mariées en Irlande, telle que nous la font connaître les documents les plus anciens, est à peu près la même qu’à Rome à la fin de la République et sous l’Empire. Les femmes sont indépendantes de leurs maris et ont la faculté de divorcer. Un mari qui aurait tué sa femme devrait à la famille de sa femme la composition due pour un meurtre.
FAMILLE.
La famille intervenant dans de nombreuses procédures de droit celtiques, les anciens druides (brehon en Irlande) ont donc été amenés à en définir les différents périmètres concernés, suivant les circonstances, et donc à leur donner un nom.
Famille (au sens large de clan ou presque) se dit veni en vieux celtique.
D’où en gaélique…
Geilfine. La famille au sens où on l’entend généralement de nos jours, autrement dit les trois générations : grands-parents enfants petits-enfants.
Derbfine. Famille élargie aux oncles et cousins germains.
Iarfine. On ajoute une génération. Arrière-grands-parents, grands-parents, enfants, petits enfants.
Indfine. La même, mais élargie : cousins éloignés, arrière-grand-oncle, etc.
Fine taccuir. Prend aussi en compte les enfants adoptifs (mac foesma).
Glasfine. Prend aussi en compte les enfants dont le père est un immigré en cas de mariage mixte. L’enfant est alors considéré comme membre de droit de la famille de la mère.
NB. Ainsi qu’on aura pu le constater il n’est guère question dans tout cela de familles monoparentales ou recomposées, notions exclusivement modernes.
DROITS DU PÈRE ET AUTORITÉ PATERNELLE.
Quand il s’agit d’un fils au sens habituel du terme c’est-à-dire qui n’a pas son père à sa charge, le père peut annuler tout contrat désavantageux et tout contrat avantageux conclu par le fils, mais il faut
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alors qu’il fasse cette opposition de telle façon qu’elle soit connue de tout le monde. Il peut reprendre les biens de son fils en quelque endroit qu’il les trouve ; il est propriétaire :
1° du prix que son fils a reçu en cas de vente,
2° de l’objet quelconque donné à son fils en contre-échange.
Et naturellement le fils ne peut faire opposition ni au contrat avantageux ni au contrat désavantageux conclu par son père
MAJORITÉ (âge de la majorité).
La coutume primitive indo-européenne paraît avoir partout reconnu aux pères droit de vie et de mort sur leurs enfants mineurs ; mais, en règle générale, le mariage des enfants, qui avait lieu d’ordinaire à la puberté, mettait un terme à la puissance paternelle. En droit romain et en droit galate, la puissance paternelle durait autant que la vie du père. Cette concordance des deux législations, la romaine et la galate, a été observée par le jurisconsulte romain Gaius, qui vivait au deuxième siècle de notre ère. Certains Celtes avaient porté jusqu’en Asie-Mineure la loi nationale qui réglait la puissance du père sur le fils d’une manière identique au droit romain.
Pour les Romains, cet accord des deux législations était d’autant plus frappant que le droit grec, comme le droit germanique, donnait pour terme à la puissance paternelle la majorité du fils, fixée à dix-sept ou dix-huit ans par la loi d’Athènes, quatorze ans par la coutume germanique. C’est l’âge du service militaire qui, à peu près identique à l’âge de la puberté, fixe, chez les Grecs et les Germains, la date de l’émancipation des enfants mâles. La même coutume existait chez les Gallois au Moyen Âge : « Quand le fils a quatorze ans accomplis, » dit le Code Vénédotien, « le père le présente au seigneur, argluyd… ; alors le fils peut ester eu justice en tout procès quelconque ; il peut être propriétaire ; son père n’a plus droit de correction sur lui ».
En Irlande, comme à Rome, la puissance paternelle sur le fils a un terme ; mais ce terme n’est autre que la mort du père, sauf le cas d’émancipation. Le droit irlandais du Moyen Âge conserve donc à la puissance paternelle la durée consacrée par la coutume primitive indo-européenne. Le Senchus mor s’exprime ainsi : « Sot est quiconque traite comme acheteur avec fils de père vivant en l’absence du père, sans ordre [du père], sans ratification [par le père] ».
Cette incapacité s’étend à toute espèce de contrat. On lit dans le même traité qu’est sujet à opposition « tout fuidir (sorte de serf), tout bothach (littéralement « habitant d’une cabane »), tout jeune homme confié à un tuteur, tant que la tutelle n’est pas terminée ; tout élève, pendant le temps où il est dans la dépendance de son maître ; tout fils de père vivant, car son contrat n’est pas libre.
Toutefois, en droit irlandais, la puissance paternelle est diminuée par l’incapacité du père. Le père qui ne peut plus se suffire à lui-même et qui tombe à la charge de son fils est considéré comme incapable.
SOLIDARITÉ FAMILIALE.
La solidarité familiale n’était pas un vain mot dans l’ancien druidisme.
Prendre soin des vieillards est une charge de la famille en général. Mais c’était spécialement un devoir du fils et la sanction légale était le droit pour le père de déshériter le fils qui lui refusait ses soins.
Le père que ses fils abandonnent peut prendre un « fils adoptif, » mac foesma, et lui donner le prix d’un homme, c’est-à-dire sept femmes esclaves, ou l’équivalent, trente-cinq bêtes à cornes. Toutefois, cette adoption n’est pas valable sans le consentement de la famille, c’est-à-dire sans que tous les parents jusqu’au quatrième degré, ayant déclaré qu’ils refusaient de donner au père infirme, ou malade, les soins exigés par son état, aient, soit de bon gré soit autrement, ratifié l’adoption.
Le fils qui pourvoit aux besoins de son père (gor mac) peut passer valablement certains contrats sans le consentement de son père et a le droit d’exiger l’annulation de certains autres contrats si son père les a conclus. Voici comment s’exprime le Senchus Mor :
« Le fils qui pourvoit aux besoins de son père fait valablement opposition à tout contrat désavantageux conclu par son père ; il ne peut par contre faire opposition au contrat avantageux ».
Le père a le même droit envers le fils qui pourvoit à ses besoins ; il s’oppose valablement à tout contrat désavantageux, mais il ne peut s’opposer au contrat avantageux.
LA SOLIDARITÉ AU-DELÀ DE LA FAMILLE NUCLÉAIRE.
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Cette solidarité familiale se retrouvait dans le devoir de vengeance. Le degré le plus éloigné auquel le devoir de vengeance s’étendait, en droit irlandais, était le quatrième suivant la façon de compter du droit romain ; passé les cousins, cette obligation n’existait plus.
NB. En d’autres termes, le terrible devoir de vengeance était limité aux parents les plus proches.
Quand quelqu’un était insolvable, les proches parents (père, fils, etc.) pouvaient être mis à contribution. Et en cas de meurtre quand la famille ne pouvait livrer le coupable, elle devenait débitrice de la composition, déduction faite de l’avoir du coupable.
Notons que ce mécanisme en cas d’insuffisance de paiement pouvait s’étendre à la famille élargie (derbfine iarfine, indfine, etc.) voire aux niveaux hiérarchiques supérieurs en cas d’insuffisance des ressources de la famille.
Si le coupable était vassal d’un noble, ce noble devenait par exemple responsable du paiement ; à défaut de ce noble, était responsable toute personne qui donnait au coupable lit, vêtement, nourriture ; enfin, quand l’offensé ou la famille du mort ne pouvait, à l’aide de ces responsabilités diverses, recouvrer tout ce qui lui était dû, ils avaient la ressource de s’adresser au roi. Il y avait en Irlande une maxime juridique qui pouvait se traduire ainsi :
« Pour tout homme sans chef de clan, allez jusqu’au roi ». Et comme on ne pouvait par définition saisir un roi, on exerçait la saisie dans trois maisons de la tribu du coupable.
Accepter valablement un duel sans le consentement de sa famille était, pour un Irlandais, aussi impossible que de se placer dans la servitude d’un chef ou, en général, que de disposer de sa fortune héréditaire sans ce consentement.
« Chaque membre d’un clan, » dit le Senchus Mor, « peut garder son bien de famille, mais non le donner où le vendre ». « Si le clan donne son assentiment aux contrats désavantageux faits par un de ses membres, tous les membres de la famille supportent en commun les conséquences légitimes de ces contrats ».
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L’ANCIENNE SOCIÉTÉ CELTIQUE (ET LE RESTE DU SENCHUS MOR).
SUR LE CONTINENT.
Le clientélisme est un rapport entre des individus de statuts économiques et sociaux inégaux (le « patron » et ses « clients »), reposant sur des échanges réciproques de biens et de services et s’établissant sur la base d’un lien personnel habituellement perçu en termes d’obligation morale. Envisagé de cette manière, il s’agit d’un phénomène attesté dans des contextes sociaux très divers. Dans la Rome antique, les patriciens entretenaient une vaste clientèle d’affidés à laquelle, en contrepartie de son allégeance et de son soutien politique, ils apportaient leur protection économique et prodiguaient leurs largesses. À l’époque féodale, la relation unissant un vassal à son seigneur supposait des engagements de nature privée impliquant la fidélité et l’assistance mutuelles. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, les détenteurs de l’autorité se devaient de justifier leur pouvoir et leur prestige en distribuant une partie de leurs richesses à leurs subordonnés, sous la forme de dons, de prébendes ou d’assistance.
Un premier système féodal basé sur le clientélisme (rapports entre patron = seigneur et client = vassal) a existé en germe chez les Celtes et les Germain.
La société celtique de l’ancien druidisme est en effet une société de type féodal, mais une société où ce qui compte ce sont les liens d’homme à homme.
Au Moyen Âge sur le Continent, sur le modèle des relations d’homme à homme, des liens se sont aussi créés entre la classe guerrière et la classe des paysans. Dans ce système tel que présenté par les élites médiévales, pour l’essentiel cléricales, comme Chrétien de Troyes, le chevalier assurait la protection aux paysans, qui en échange lui fournissaient subsistance et moyens de s’équiper.
Cette protection revêtait plusieurs formes :
— guerrière : combat personnel du chevalier contre des attaques ;
— défensive : abri procuré par le château pour les personnes, le bétail et les récoltes ;
— chasse : autant qu’un entraînement à la guerre, la chasse avait une utilité pour la communauté paysanne, qui se voyait ainsi débarrassée des animaux sauvages destructeurs des cultures (cerfs, daims, chevreuils, sangliers) ou menaçants pour le bétail (loups, renards, ours).
Seigneurs et vassaux ont des droits et des devoirs réciproques. Tous deux sont unis par un lien plus fort que l’amitié. Pour un vassal, le seigneur est un protecteur tandis que, pour un seigneur, un vassal de plus est un ennemi de moins.
Les devoirs du vassal sont l’aide et le conseil.
• L’aide militaire (que l’on appelle service d’ost) consiste à participer à la défense de la seigneurie ou du royaume. Le temps du service est fixé par la coutume (en général, quarante jours). L’aide financière est exigible pour payer la rançon d’un seigneur prisonnier ou quand le seigneur veut marier sa fille aînée, faire de son fils aîné un chevalier, acheter une terre ou – à partir du XIe siècle – partir en croisade.
• Les seigneurs demandent conseil à leurs vassaux dès qu’ils ont une décision à prendre. Ils les réunissent aussi pour former leur tribunal et rendre la justice. Les vassaux accomplissent ainsi leur service de conseil.
En contrepartie de ces services, le seigneur doit protéger son vassal contre ses ennemis, le faire profiter de son prestige et son influence. Mais surtout, il doit se montrer généreux envers lui, c’est-à-dire (à partir du XIe siècle) lui confier un fief.
Mais à la différence de ce qui suivra en Occident, la féodalité celtique eut pour base, non la concession de la terre, mais celle du cheptel. La terre est en effet en théorie propriété de l’état, de la cité, de la tribu. Le roi peut, comme magistrat, autoriser un citoyen à prendre possession d’une portion de territoire pour y établir sa demeure. Ce n’est pas comme suzerain féodal de type anglais qu’il agit. Dans le récit intitulé « Cause de la bataille de Cnucha », on voit le roi des rois Cathair, qui régna au second siècle de notre ère, assigner à son druide une pièce de terre pour s’y construire une habitation ; il ne lui impose aucune redevance, aucun service, il ne lui concède pas cette terre en fief. Quand environ cinq siècles plus tard, Diarmait et Blathmaic, fils d’Aed Slane, conjointement rois
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suprêmes, partagèrent l’Irlande entre les habitants et donnèrent à chacun neuf sillons de marais, autant de terre et autant de forêt, cette répartition ne se fit pas en tant que fief de terre.
Ainsi que nous l’avons déjà mentionné plus haut, la plus ancienne forme du contrat qui produit la vassalité et qu’on peut appeler contrat féodal en terre celte est donc le contrat de cheptel. Par le contrat de cheptel, le preneur reçoit du bailleur une ou plusieurs têtes de bétail et contracte en conséquence des obligations que ce contrat détermine.
Le bétail est la plus vieille monnaie de compte. Chez les Germains, au temps de Tacite, le bétail était la seule richesse ; les compositions pour les crimes et délits s’acquittaient en chevaux et en bestiaux. Chez les Grecs d’Homère, les belles filles sont celles dont le mariage rapportera beaucoup de vaches à leur père, quand il les vendra à leur époux. Enfin tout le monde sait que le latin pecunia, dérivé du primitif pecus « bétail, » rappelle le souvenir de l’époque primitive où Rome ne connaissait pas d’autre monnaie de compte que les animaux domestiques.
L’Irlande est passée par cet état primitif auquel remonte le Senchus Mor, sauf la glose, et dont datent aussi tous les autres monuments les plus anciens du droit irlandais. Le chef celtique ne pouvait pas disposer de la terre en faveur de ses vassaux puisque la propriété du sol était considérée comme dépendant du domaine de la tribu-État ; en revanche il leur donnait des bestiaux, comme ont fait aussi les Germains.
Le fief immobilier date seulement des temps où le système celtique du clientélisme, expulsé par la conquête romaine, y a été ramené par les Germains. Ceux-ci ont trouvé en arrivant le système impérial romain de la propriété foncière qui alors a changé les conditions de la vassalité primitive et lui a donné une base immobilière originairement inconnue du monde celte et germain.
Le mot fief a néanmoins conservé au Moyen Âge une acception toujours conforme (dans une certaine mesure) à sa valeur primitive et à son étymologie.
À côté du fief immobilier, qui joue un si grand rôle le Moyen Âge a en effet connu également le fief de soudée, fief-rente or feudum de bursa, qui consistait en une rente d’argent. Dans le contrat qui donne naissance à ce fief, l’argent prend la place des bestiaux, comme il l’a fait dans la composition pour crime telle que les lois germaniques les plus anciennes la réglementent. Les comptes du Moyen Âge nous offrent souvent un chapitre intitulé Fiefs, et ce chapitre est consacré aux salaires ou honoraires en argent payés par le comptable comme rémunération de divers services rendus à la personne dans l’intérêt de laquelle le compte est dressé. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire précédemment, « salaire » ou « honoraires » est encore un des sens du mot anglais fee, lequel est identique au gothique faihu, « bétail. » Les plus anciens salaires se payaient en bétail, et quand le salarié contractait un engagement dont la durée atteignait plusieurs années, le contrat de cheptel était la forme naturelle de la convention ; le salarié recevait une certaine quantité de bétail, à charge de livrer au bailleur une partie du croît et de lui rendre certains services.
C’est du bétail que devaient avoir reçu les clientes et les obaerati dont l’Helvète Orgétorix était entouré en même temps que de ses dix mille esclaves, familia, quand, en l’an 60 avant notre ère, accusé de haute trahison, il comparut devant le tribunal de la Tribu-État et obtint par la terreur remise de l’affaire. Les hommes puissants qui, grâce à leur fortune, louaient des hommes à cette époque dans le pays, et qui, par ce moyen, s’emparaient de la royauté, avaient donné à ces hommes du bétail à titre de cheptel. La monnaie d’or et d’argent était alors récente ; elle ne servait guère probablement que dans le commerce, où les relations avec les Grecs l’avaient introduite ; pour modifier les formes d’un contrat aussi ancien et aussi important que le contrat féodal, il faut un long espace de temps qui ne s’était pas encore écoulé quand, en l’an 58 avant notre ère, César commença la conquête.
En dessous des équites ou chevaliers, César mentionne des clientes et ambacti ou servi (des esclaves selon la terminologie romaine). Or une telle terminologie est trompeuse. L’ambactus est par conséquent une sorte d’esclave, mais qui se distingue du servus romain en ce qu’il est armé et en ce qu’il accompagne son maître à la guerre. Cette importante différence lourde de conséquences et révélatrice d’un certain état d’esprit (d’une certaine confiance dans la relation) justifie d’ailleurs que le mot esclave ne soit pas employé dans ce cas (pour ce qui est du monde celtique en tout cas).
C’est donc avec cette réserve qu’il faut admettre l’assertion de Festus, qu’ambactus est un mot celtique signifiant servus et employé déjà en ce sens par Ennius (239-169 avant notre ère).
L’ambactus celte était donc aussi un guerrier, maxime contraire aux règles du droit romain sur la condition des esclaves ainsi que nous l’avons vu, mais en outre il avait probablement comme le doer-céle d’Irlande le droit de quitter un maître avare et dur pour un maître plus libéral et plus doux, qui le mettait à même de rembourser sa dette envers le premier ; nous avons déjà cité le passage des commentaires où César se plaint de ces ambitieux riches qui employaient leur fortune à louer des
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hommes et qui par ce moyen parvenaient à la royauté. L’ambactus était par conséquent dans une certaine mesure un homme libre, mais il n’avait plus droit au prix de son honneur ; il lui manquait la considération et l’influence dont la mesure était donnée par le montant plus ou moins élevé du prix de l’honneur chez les membres de l’aristocratie.
Dans un passage du De Bello Gallico, la formule servi et clientes paraît exprimer la même idée qu’ailleurs la formule ambacti et clientes.
Autrefois, dit César, on brûlait aux funérailles des chefs, les servi et clientes pour lesquels on savait que le mort avait eu de l’affection.
« Plus un chevalier est de haute naissance et riche, » rapporte ailleurs César, plus grand est le nombre des ambacti et des clientes qu’il a autour de lui et à la guerre ».
Or le droit irlandais distingue deux espèces de cheptels : le cheptel servile et le cheptel libre ; d’où deux sortes de vassaux : les vassaux serfs, les vassaux libres. Ce sont les vassaux libres que César apparemment qualifie de clientes et les vassaux non libres qu’il qualifie de servi. Mais ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, une telle terminologie est plus que réductrice.
L’Ambact est une sorte de servus mais de servus qui se distingue de l’esclave romain en ce qu’il est armé et en ce qu’il accompagne son maître à la guerre. C’est donc avec cette importante réserve, répétons-le, qu’il faut admettre l’assertion de Festus, qu’ambactus est un mot celte signifiant servus et employé déjà avec cette valeur par Ennius.
LE CAS SPÉCIFIQUE DE L’IRLANDE DU HAUT MOYEN ÂGE.
LA HIÉRARCHIE SOCIALE.
Dans la société irlandaise du haut Moyen Âge, les classes sociales supérieures (nemed) sont, dans l’ordre, et les druides ayant disparu.
Les rois.
Les aire ou membres de la noblesse (flaith). Ce sont les équivalents des equites ou chevaliers de César (le degré le plus bas de la noblesse était celui de oc-aire).
Les gens de lettres ou les savants, les conteurs, les poètes, les jurisconsultes, les file ou fili (qui leur sont assimilés).
Les roturiers sont appelés midboth.
NB. Le christianisme en Irlande a remplacé les druides par le clergé chrétien qu’il a élevé au niveau de la noblesse ; il a conservé la même dignité aux file ou fili (veledae) qui n’étaient pas des druides druides mais des druides spécialisés dans les lettres. Au-dessus du roi de Tribu-État (tuath) il y avait le roi de province ou roi d’un cinquième de l’île (coiced). Et enfin au-dessus des rois de province il avait le roi de ces rois (ri ruirech = rix ro airecon).
Le prix de l’honneur (la mesure de son poids dans la société en quelque sorte) de ces différents personnages varie suivant les textes.
D’après le Senchus Mor l’honneur du roi des rois ou rix ro airecon valait celui de quatre rois de Tribu-État et s’élevait à quatre-vingt-quatre vaches, ou cent quarante bêtes à cornes de valeur moyenne.
L’honneur d’un roi de province valait celui de trois rois de tribu-États. Soixante-trois vaches ou cent cinq bêtes à cornes de valeur moyenne.
D’après le Crith Gablach par contre le prix de l’honneur du roi des rois ne valait en tout et pour tout que le double de celui d’un roi de Tribu-État soit 42 vaches
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Peu importe toutes ces contradictions de toute façon puisque nous sommes là dans l’ancien druidisme et plus personne ne songerait à payer ses amendes en femmes esclaves ou en vaches.
Au-dessous des rois commençait la noblesse ou flaith, dont les membres étaient appelés aire.
La première catégorie des aire était composée de ceux qui avaient sous eux des vassaux. L’ensemble des vassaux d’un chef s’appelait déis, au génitif désa.
Les chefs qui avaient des vassaux se divisaient en quatre classes : aire forgill, aire tuise, aire ard, aire désa. C’étaient eux qui formaient, à proprement parler, la noblesse ou flaith : un passage du Senchus Mor dit que la flaith va de l’aire désa au roi. Les autres aire constituaient une sorte de noblesse inférieure entre la flaith proprement dite et le simple homme libre.
L’aire forgill ou « noble de témoignage supérieur, » c’est-à-dire celui des nobles dont le témoignage atteint la valeur la plus élevée, a, suivant le Crith gablach, quarante vassaux, ceile, moitié libres, soer céile, moitié serfs, ceile-gialna ou doer céile. Le prix de son honneur, dit la glose du Senchus Mor, est de trente bêtes à cornes soit cinq de moins que pour un roi.
L’aire tuise ou « noble de premier rang, » ainsi nommé parce qu’il précède en dignité ceux dont il va être question, a douze vassaux libres et quinze vassaux serfs, en tout vingt-sept, treize de moins que l’aire forgill. Le prix de son honneur est fixé à vingt bêtes à cornes, séd, dont seize génisses de deux ans, samaisc, et quatre vaches : dix têtes de moins que lorsqu’il s’agit de l’aire forgill.
L’aire ardd ou « haut noble, » haut relativement à l’aire désa, a sept vassaux de moins que l’aire tuise, c’est-à-dire qu’il en compte vingt, moitié libres et moitié serfs. Le prix de son honneur, inférieur de cinq bêtes à cornes à celui de l’aire tuise, ne s’élève qu’à quinze bêtes à cornes dont douze génisses de deux ans et trois vaches.
L’aire désa ou « noble à vassaux » doit, dit le Crith Gablach, avoir dix vassaux, à savoir cinq libres, cinq serfs.
Le prix de son honneur est représenté aussi par le chiffre dix, dix bêtes à cornes, dont huit génisses de deux ans et deux vaches.
Au-dessous de l’aire désa viennent deux classes d’aire qui n’ont pas de vassaux, le bo-aire, le oc-aire.
Le bo-aire ou « noble de vaches » a douze vaches, le prix de son honneur est de cinq bêtes à cornes. Une variété du boaire est le bruighfer qui a vingt vaches, et pour lequel le prix de l’honneur s’élève à six bêtes à cornes.
L’ôc-aire ou « noble débutant, » littéralement « jeune noble, » a sept vaches. Le prix de son honneur est de trois bêtes à cornes, c’est-à-dire de trois génisses âgées de deux ans.
Au-dessous des aire vient l’homme libre de condition inférieure, midboth, qui n’a rien, ou du moins qui a moins de fortune que l’oc-aire. Son honneur est estimé une seule bête à cornes, c’est encore une génisse, mais cette génisse est âgée de moins de deux ans.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire précédemment, en Irlande l’ôcaire, c’est-à-dire le noble de dernière classe, recevait seize bêtes à cornes pour une rente annuelle d’un veau mâle de deux ans encore dépourvu de cornes. Cela faisait un intérêt d’un peu plus de six et demi pour cent par an.
Le bôaire, auquel on donnait trente bêtes à cornes, c’est-à-dire, en comptant cinq bêtes moyennes pour trois vaches, dix-huit vaches, devait fournir chaque année le dix-huitième de cette valeur, soit une vache d’intérêt ; il avait donc à supporter un intérêt de cinq et demi pour cent seulement par an.
Le preneur du cheptel libre devait.
1° Une rente en nature équivalente au tiers du capital reçu, en sorte qu’en Irlande l’intérêt était pour lui de trente-trois pour cent.
2° Un travail physique non payé, manchuine, par exemple : sa participation à la construction ou à la réparation de la forteresse du chef, à la moisson des blés du chef, enfin à ses guerres.
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3° Un acte d’hommage renouvelable tous les trois ans et qui consistait à se tenir debout devant le bailleur assis.
Quand le cheptel est libre, le preneur peut, en rendant le bétail qu’il a reçu, se dégager de toute obligation : « Si le preneur est dégoûté de son marché, dit le Senchus Mor, « il est libre de le restituer quand il lui plaît ».
Quand, au contraire, le cheptel est servile, la règle générale est que le preneur ne peut se dégager sans rendre le double de ce qu’il a reçu ; s’il donne à la résolution du contrat une forme injurieuse pour le bailleur, le prix de l’honneur du bailleur peut être en outre exigé par ce dernier ; le preneur n’a le droit de rompre le contrat par une simple restitution que si le bailleur a été exclu de la flaith (de la noblesse) pour manquement à ses devoirs.
Le preneur du cheptel servile ou fer midboth (roturier de dernier rang) avait des charges analogues : travail physique, notamment service à la guerre, moisson ; le bailleur nourrissait le preneur quand il l’occupait, et la redevance en nature était moins lourde ; le plébéien, fer midboth, devait chaque année une génisse d’un an pour un cheptel servile de douze bêtes à cornes de valeur moyenne : ce n’était donc qu’un intérêt d’un peu plus de huit pour cent par an.
Comme outre le cheptel proprement dit, ce plébéien, cet ôc-a ire, ce bô-aire recevait du bailleur la totalité du prix de leur honneur, un bailleur qui donc en quelque sorte leur achetait leur honneur : c’est-à-dire une jeune bête à cornes pour le plébéien, trois pour l’ôc-aire, cinq (ou trois vaches) pour le bôaire, et que pour ce supplément de cheptel, ils ne devaient aucune rente ; on peut donc considérer que sur le plan strictement « financier » le cheptel servile était beaucoup plus avantageux pour le preneur que le cheptel libre, seulement c’était considéré comme une dégradation puisque le preneur n’avait plus droit dans ce cas au prix de son honneur, l’ayant déjà reçu et une fois pour toutes de la part du bailleur, l’ayant donc en quelque sorte vendu au bailleur.
Le système peut nous paraître étrange, mais avait pour résultat inattendu qu’il était plus avantageux matériellement parlant d’être considéré comme un homme sans honneur ou de faire un travail considéré comme déshonorant
C’est sans doute ce type vassaux que César considère comme ne faisant plus partie du nombre des hommes qui comptent et auquel on rend quelque honneur, et qui sont soumis aux nobles, avec l’obligation de faire la moisson du chef, de bâtir ou de réparer son fort, ce qui a fait dire à César que la plupart de ces plébéiens étaient dans une position identique à celle de l’esclave romain. Mais il y avait quand même entre eux et l’esclave romain cette grande différence qu’ils étaient les compagnons de guerre du maître. Le texte irlandais est formel. Et César, qui utilise (à tort) le mot ambactus comme synonyme de servus, et dit que la puissance militaire des chefs dépend, entre autres choses, du nombre de leurs ambacti ; est donc sur ce point d’accord avec la loi irlandaise.
L’appartenance à la classe sociale des nemed avait des implications ou des conséquences concrètes, car noblesse oblige et le privilège en l’occurrence était à double tranchant.
Dans la plupart des sociétés traditionnelles, les détenteurs de l’autorité se devaient de justifier leur pouvoir et leur prestige en distribuant une partie de leurs richesses à leurs subordonnés, sous la forme de dons, de prébendes ou d’assistance.
En cas de saisie immobilière, que le demandeur de la saisie soit ou de condition commune ou d’une classe supérieure à laquelle appartient son débiteur, l’étiquette irlandaise défend qu’on adresse un commandement avant saisie aux personnes de rang nemed ; il faut aller jeûner une journée entière à leur porte. Cela constituait une mise en demeure plus polie que le commandement, mais plus grave et qui exposait à une sanction plus grande encore. Le débiteur devant la porte duquel jeûne son créancier doit lui offrir à manger et promettre soit de le payer, soit de faire juger la question ; comme garantie, il faut qu’il lui donne une caution solvable, ou lui livrer des gages. Autrement sa dette est doublée ; il doit en outre cinq bêtes à cornes de dommages-intérêts, et il est frappé d’une sorte de malédiction ; jamais ni Dieu ni homme ne le payera ; c’est-à-dire que si, pour obtenir d’un de ses débiteurs le remboursement d’une créance, il le conduit devant un de ces juges arbitraux qui ont obtenu de la confiance publique une sorte d’autorité officieuse, ce juge refusera de l’entendre jusqu’à entier acquittement de la dette que le créancier a sollicitée par son jeûne.
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Mais si le créancier, refusant d’accepter des offres convenables faites par son débiteur, s’obstine à jeûner, il perd sa créance. Enfin, si celui qui jeûne en se disant créancier, ne l’est point, il doit, comme réparation, payer à son prétendu débiteur cinq bêtes à cornes d’indemnité, sans compter les dommages-intérêts fixés par l’usage pour l’outrage ou dénonciation calomnieuse) dont il s’est rendu coupable envers lui.
Noblesse oblige, disons-nous. On peut supposer qu’il en allait de même sur le Continent du temps de César, mais, rappelons-le, tout cela c’est de l’ancien druidisme et nous n’en parlons ici qu’à titre historique, non à titre normatif.
De toute façon cette inégalité fondamentale de la Société irlandaise du haut Moyen Âge pouvait constituer un avantage certain dans certains domaines ainsi que nous l’avons déjà vu.
À côté du système de composition dont nous avons parlé jusqu’ici, il y en a un autre qui, au lieu d’être fondé sur la valeur légale de l’offensé, son poids dans la société, a pour base la valeur légale du coupable. La composition, dont le tarif est fixé d’après le second système, s’appelle smacht en irlandais. La règle est donnée comme il suit par le livre d’Aicill : « Toutes les fois qu’on paye la composition appelée smacht, le paiement se fait conformément à la condition, aicned, du payeur ».
Le montant complet du smacht est de trente-cinq bêtes à cornes de qualité moyenne, c’est exactement le prix du corps d’un homme libre coirp dire. Le smacht peut en grand nombre de cas être réduit au septième, c’est-à-dire à cinq bêtes à cornes de valeur moyenne, séd. C’est ce qui arrive quand le débiteur est un serf : le prix de son corps est réduit à la valeur de trente-cinq bêtes à cornes, telle est la composition qu’il doit payer pour racheter sa vie quand il a commis un meurtre.
Cette variabilité en fonction des moyens financiers du coupable a pour résultat qu’en droit irlandais le mot smacht présente quelquefois un sens ou douteux, ou qu’on ne peut déterminer sans une certaine attention.
Le smacht, peine pour faux jugement, smacht na gu-breithi est évidemment de trente-cinq bêtes à cornes, car ce ne sont pas les serfs qui jugent, mais des druides ou des brehons. Tel est aussi le smacht qu’un homme libre est obligé de payer au noble, aire, pour avoir porté un faux témoignage à propos d’un contrat où ce noble était partie ou pour avoir tué quelqu’un qui était placé sous la protection de ce noble, tandis que le smacht dû faute de service au bailleur par le preneur du cheptel servile, n’est que de cinq bêtes à cornes, comme celui que toute personne doit pour s’être servie d’une serpe dont elle n’est pas propriétaire et pour avoir anticipé sur un champ voisin.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le signaler, l’explication de cette prise en compte des moyens du payeur n’a rien à voir avec la compassion. Le principe juridique dont le mot smacht est l’expression en irlandais : rachat de la vie, appartient au droit germanique et au droit romain le plus ancien comme au droit celtique. Il remonte à l’antiquité la plus reculée. Et le sens assez vague du mot smacht dans divers textes n’empêche pas que smacht n’ait eu dans la langue la plus ancienne du droit irlandais un sens très précis et n’ait désigné la composition qu’un coupable devait payer pour racheter sa vie. Cette composition consistait en trente-cinq bêtes à cornes pour les plus fortunés, cinq bêtes à cornes seulement pour les serfs.
Mais peu importe, car cela revient au même. On pourrait donc peut-être s’inspirer de ce système du smacht pour ce qui est, non des compositions, mais des impositions (de la pression fiscale).
ATTEINTE À L’INTÉGRITÉ PHYSIQUE D’AUTRUI.
HOMICIDE INVOLONTAIRE.
C’est-à-dire d’homicide commis lors d’une rixe d’un accès de colère d’une imprudence d’un défaut de précaution, etc.
Il n’y avait alors pas de devoir de vengeance
HOMICIDE INTENTIONNEL ET PRÉMÉDITÉ.
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En cas de meurtre les familles avaient le droit de venger la victime par la mort du ou des meurtriers ou de les laisser en vie moyennant paiement d’une composition.
La conquête romaine a mis fin à ce choix sur le Continent et lui a substitué le système moderne de la vindicte publique exercée par les magistrats.
Grande-Bretagne, après le départ des Romains (vers 410), un nouveau mot désigna le prix du corps, ce fut galanas ; et la galanas, au lieu d’être fixe, devint variable, fut plus ou moins élevée, suivant l’importance de la personne tuée ; cela ne l’empêchait pas d’être cumulée avec le prix de l’honneur, appelé en ce cas par les Gallois saraad. Saraad dérive de sar, mot gallois et irlandais dont le sens est « blessure et offense, », mais qui n’appartient pas à la langue technique du droit irlandais. Le gallois saraad est le même mot que sarugud, qui veut dire « violation, blessure » en irlandais. Un tiers de la saraad et de la galanas revient au roi et à ses officiers, deux tiers à la famille du mort.
En Irlande a subsisté tel quel le devoir de venger la victime et ce devoir était étendu aux cousins germains conformément à une doctrine qui semble avoir été commune à toute l’Humanité.
Le meurtre dans ce cas est considéré comme « nécessaire, c’est-à-dire imposé au meurtrier par le devoir sacré de la vengeance ; et comme le devoir de la vengeance s’imposait à tous les proches parents par ordre de parenté, les plus proches parents supportaient tous les conséquences de l’acte que ce devoir exigeait.
Ordinairement, la composition n’était pas demandée dans un tel cas (pour un meurtre dit nécessaire), mais si c’était le cas, seule la différence éventuelle entre les deux compositions était alors à verser par les « vengeurs ».
NB. En Irlande, ce terrible devoir de vengeance semble avoir été limité aux parents les plus proches.
La peine de mort n’existait que quand le coupable se trouvait dans l’incapacité de payer la composition financière due.
« Chacun meure pour son crime, c’est-à-dire : QUE chacun meurt pour ses homicides volontaires quand il n’a pas trouvé de quoi payer le montant de la composition (éric) ». Cette glose, qui distingue le crime volontaire de l’autre, a subi l’influence de l’esprit moderne, quant à cette distinction. Mais c’est sans doute en vertu de ce principe que sur le Continent tous les cinq ans les druides supervisaient l’exécution de tels condamnés à mort.
COMPOSITION PÉCUNIAIRE POUR LES MEURTRES ET LES BLESSURES.
L’Irlande a conservé le sens primitif du mot * direid, composition pour meurtre, payée à la famille (du mort). L’idée que ce mot exprimait en Irlande a sans doute été un des éléments du droit celtique continental avant la conquête romaine.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, en irlandais, le montant total de la composition due pour une atteinte à l’intégrité d’autrui est appelé éric = * er-icca « parfait paiement » et « parfaite guérison », car le paiement intégral de la composition est censé guérir toutes les plaies qu’ont faites les armes et les coups.
Les deux éléments dont se compose l’éric sont : 1° le prix du corps, en irlandais coirp-dire, ou simplement dire ; 2° le prix de l’honneur, – littéralement du visage, – en irlandais enech-lann plus tard log-eneich.
Le prix du corps est fixe, le prix de l’honneur varie suivant le rang de la victime dans la société.
La plus ancienne mention qu’on ait d’un prix fixe pour la vie d’un homme en Irlande, évidemment d’un homme libre, d’un citoyen, date du cinquième siècle de notre ère.
Saint Patrice, dans le récit apologétique de sa vie, connu sous le nom de Confession, expose que son ministère a été désintéressé, il a refusé en Irlande tous les présents que lui offraient les chrétiens ses frères, les vierges et les femmes pieuses, il a administré gratuitement les sacrements du baptême et
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de l’ordination, il a de plus répandu d’abondantes aumônes. « Vous savez, » dit-il, « combien » j’ai donné aux pauvres dans toutes les régions de votre île pendant mes fréquentes visites, je crois n’avoir pas distribué moins que le prix de quinze hommes ».
Tirechan qui semble n’avoir pas bien compris ce texte ajoute une glose importante dans le livre d’Armagh : il écrit, non pas « prix de quinze hommes, », mais « prix de quinze vies d’hommes ». Pretium quindecim animarum hominum.
Mais quelle était la valeur légale d’un homme en Irlande ? Le Senchus Mor (Ancient Laws and Institutes of Ireland Tome III, p. 71) nous l’apprend. Les chefs laïcs, nous dit-il, qui enlèvent à une Église un de ses fils doivent à cette Église, outre le prix de l’honneur (logh n-einiuch), secht cumhals, pour le prix du corps, coirp-dire, soit 35 bêtes à cornes.
Ce tarif qui fixe à trente-cinq bêtes à cornes le prix de la vie d’un homme libre et au septième de ce prix la valeur du serf paraît aussi dater d’une haute antiquité et avoir été commun aux Celtes et aux Germains.
NOTE SUR LES UNITÉS DE COMPTE OU DE VALEUR. Outre l’estimation en bétail on trouve également des estimations en cumala c’est-à-dire en femmes esclaves. Une femme esclave de qualité moyenne vaut trois vaches ou trois bœufs de labour dont l’équivalent est cinq bêtes à cornes de valeur moyenne. Cette estimation de la femme esclave paraît avoir été usitée ailleurs qu’en Irlande. Dans l’Iliade il est question d’une femme esclave évaluée quatre bœufs, mais c’était une ouvrière hors pair.
LES CIRCONSTANCES AGGRAVANTES.
« La colère double l’indemnisation » est une maxime fréquemment citée en Irlande quand il y a eu préméditation.
Une glose du livre d’Aicill nous apprend que la composition pécuniaire est doublée en cas de :
1° Meurtre commis dans la montagne ou dans un endroit désert ;
2° Quand le corps a été dissimulé.
Le droit gallois a la même règle.
Un incendie a causé mort d’homme, dit un autre texte légal d’Irlande (Ancient laws and institutes of Ireland, tome IV, p. 251). L’auteur de cet incendie est un étranger, par conséquent peu solvable, et c’est volontairement qu’il a mis le feu : il sera puni de mort quand bien même il aurait donné les sept femmes esclaves du coirp-dire, quand même il aurait en outre payé ce que l’Église réclame pour la pénitence ecclésiastique et ce qui est dû par les étrangers qui violent la paix civile ; la composition n’est pas suffisante, il sera mis à mort en vertu du principe ainsi libellé : « que chacun meurt pour son crime volontaire quand il n’a pas pu payer le montant de la composition » !
PEINES ET COMPOSITIONS FINANCIÈRES.
La société irlandaise du haut Moyen Âge qui ignore ce qu’est l’État au sens actuel du terme. C’est à Rome que nous devons le principe fondamental du nôtre : nul n’a le droit de se faire justice à soi-même ; quiconque croit avoir à se plaindre d’un autre, doit demander justice au magistrat. En Irlande les citoyens se rendent justice eux-mêmes, mais dans un cadre éthologique fixé par le droit coutumier, d’où l’importance des saisies et des arbitrages. Les deux parties ne se présentent devant le juge que si d’un commun accord elles se sont entendues pour le faire. Dans les affaires plus importantes, ordinairement le jugement était rendu par le roi sur le rapport du jurisconsulte ou brehon et d’accord avec l’assemblée des citoyens.
Une composition financière est demandée pour une blessure qui n’a pas été mortelle, pour un coup, pour un tort quelconque fait à autrui, enfin pour un meurtre prémédité que le devoir de vengeance ne motive pas ; dans tous ces cas, la composition est due en totalité par le coupable ; sa famille n’est débitrice que s’il est défaillant, et elle peut se décharger de toute dette en livrant le coupable soit à
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l’offensé vivant, soit à la famille de la victime, si cette victime a perdu la vie. C’est l’abandon noxal. De cette règle, il y a une formule irlandaise qui peut être traduite ainsi : « chacun pour son crime ». Et la conséquence de cette maxime a été exprimée par deux adages juridiques : « Que chacun meure pour son crime » « chacun meurt pour ses crimes prémédités quand il ne trouve pas le montant de la composition ». Voir plus haut.
C’est d’ailleurs en vertu de ce principe que sur le Continent les druides retenaient les voleurs, les brigands et les autres criminels ne pouvant payer leur amende afin de les offrir en sacrifice aux dieux tous les cinq ans.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire précédemment, rappelons que le mécanisme d’indemnisation en cas d’insuffisance de paiement pouvait s’étendre à la famille élargie (derbfine iarfine, indfine, etc.) voire aux supérieurs hiérarchiques en cas d’insuffisance des ressources de la famille.
Si le coupable était vassal d’un noble, ce noble devenait par exemple responsable du paiement ; à défaut de ce noble, était responsable toute personne qui donnait au coupable lit, vêtement, nourriture ; enfin, quand l’offensé ou la famille du mort ne pouvait, à l’aide de ces responsabilités diverses, recouvrer tout ce qui lui était dû, ils avaient la ressource de s’adresser au roi. Il y avait en Irlande une maxime juridique qui pouvait se traduire ainsi :
« Pour tout homme sans chef, allez jusqu’au roi ». Et comme on ne pouvait par définition saisir un roi, on exerçait la saisie dans trois maisons de la tribu du coupable.
Ces règles, qui sont données par des textes de droit civil irlandais dont la date ne peut être déterminée d’une façon rigoureuse, se retrouvent à peu près exactement, sauf quelques différences de détail, dans la « Collection canonique irlandaise » publiée en 1874 par Hermann Wasserschleben (page 196), qui date des environs de l’an 700 de notre ère. Cette compilation attribue à un concile irlandais la décision suivante : Primum delictum uniuscujusque mali hominis…… in qua est ecclesia ista ». Le crime de chaque méchant homme viendra d’abord sur sa fortune ou sur ses troupeaux, puis il viendra sur ses régions (= ses parents et son chef) ; si cet homme n’a pas de région (ni parents ni chef), son crime viendra sur son roi ; si cet homme n’a pas de roi, son crime viendra sur la personne qui a donné des vivres et des vêtements au coupable ; à défaut de cette personne, le crime viendra sur celle qui a donné à cet homme la nourriture et le lit. Si, enfin, on ne peut rien tirer de tout ce monde et si cet homme commet un crime contre une église, cette église se fera payer par le plus grand roi de la province où elle est située (Traduction sous toutes réserves, mes 7 ans de latin sont loin).
LE PRIX DE L’HONNEUR.
Honorer les dieux, de ne rien faire de mal, et être un homme, un vrai (Diogène Laerce).
Après avoir souligné jusqu’à la répétition que dans la branche « Droit » de l’ancien druidisme, plus on était pauvre, moins on payait d’amendes et moins les intérêts de ses emprunts étaient élevés, remarquons maintenant que les Irlandais d’avant saint Patrice avaient un sens de l’honneur si développé qu’ils pensaient même être en mesure de le soupeser.
Mais la notion d’honneur chez les Celtes antiques était en effet très différente de celle d’aujourd’hui. Plutôt que d’honneur il vaudrait d’ailleurs peut-être mieux parler d’importance sociale ou de poids dans la société, de réputation ou de respectabilité.
L’honneur constituait alors un puissant facteur de stabilité de la société, car il incitait chaque individu à se comporter conformément à l’image qu’il se faisait de son identité sociale. La conformité aux codes en vigueur rendait les comportements identifiables, prévisibles et la perte de son honneur équivalait à une réelle disparition de l’existence sociale.
L’Irlande du haut Moyen Âge a eu apparemment une conception de l’honneur confondant étroitement l’honneur d’une personne avec son rang social, ce qui est certes cyniquement logique, mais regrettable.
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C’était un concept aux multiples implications pratiques. C’était en quelque sorte ce que pesait un homme dans la société, ce qu’il valait, sa respectabilité, son poids. Et toutes ces conséquences concrètes de l’honneur de quelqu’un pouvaient être aliénées gagées vendues ou achetées. On parlerait aujourd’hui d’un honneur pouvant être coté en bourse. Le résultat pratique en était que certaines personnes pesaient plus que d’autres dans la société, avaient plus d’importance, par exemple pour ce qui est de leur témoignage lors d’un procès. Un individu pouvait ainsi peser de son poids personnel et initial dans la société, mais augmenté de tous ceux qu’il avait pu acquérir d’autres personnes, ses clients par exemple. 10 kg d’honneur pouvaient se voir ainsi augmentés de 2 autres kilos d’honneur, d’un autre kilo d’honneur, etc., etc. Au final le bénéficiaire pouvait donc voir son honneur et par conséquent son poids dans certaines affaires… multiplié à l’infini.
LES ATTEINTES À L’HONNEUR.
Chez les Celtes, le montant de la composition est en général déterminé par le rang de la victime, qu’il s’agisse de meurtre ou de blessures ; c’est le droit commun des Indo-Européens. La règle est donnée comme il suit par le livre d’Aicill : « Toutes les fois qu’il s’agit du prix de l’honneur (enechlann), le paiement se fait conformément à la condition du payé ».
Ce qui est spécial au droit celtique, c’est la distinction entre le prix du corps, fixé invariablement pour tous les hommes libres ; et le prix de l’honneur, qui s’ajoute au prix du corps et dont le montant dépend de la dignité de celui qui a été tué, blessé ou injurié.
Naturellement, si le prix de l’honneur dépend de la dignité de la personne blessée, il dépend aussi de la gravité de la blessure. Un coup mortel donne à la famille du mort le droit d’exiger la totalité du prix de l’honneur. Pour une blessure qui cause simplement une effusion de sang et qui a été faite dans un accès de colère, le blessé n’a droit qu’au quart du prix de son honneur, etc.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le voir, en gaélique le montant total de la composition due pour une atteinte à l’intégrité d’autrui est appelé éric = * er-icca « parfait paiement » et « parfaite guérison », car le paiement intégral de la composition est censé guérir toutes les plaies qu’ont faites les armes et les coups.
Les deux éléments dont se compose l’éric sont donc : 1° le prix du corps, en irlandais coirp-dire, ou simplement dire ; 2° le prix de l’honneur, – littéralement du visage, – en irlandais enech-lann plus tard log-eneich.
Ainsi que mentionné plus haut l’expression gaélique pour désigner la partie de la composition financière appelée « prix de l’honneur » signifie donc littéralement « prix du visage ». Tel est le sens des mots enech-lann, log-eneichen irlandais, et on l’explique par la rougeur que l’injure fait monter au visage de l’insulté. Cette expression s’emploie pour les hommes ; elle s’emploie aussi pour les femmes dont la pudeur est atteinte soit par le viol, soit par le mariage.
Exprimer l’idée d’honneur par un mot signifiant « visage » et faire du prix de l’honneur un élément de la composition, c’est, quant à la forme et quant au fond, une doctrine celtique qui doit remonter à la plus haute antiquité.
La théorie irlandaise du prix de l’honneur a donc sans doute également existé sur le Continent où il devait exister des lois très sévères contre la diffamation ou l’insulte.
La plus ancienne mention du prix de l’honneur se trouve aux environs de l’année 700 dans la Collection canonique irlandaise. Sinodus Hibernensis ait : Omnis qui ausus fuerit ea quae sunt regis aut episcopi furari aut rapere aut aliquid in eos commitere, parvipendens dispicere, VII ancillarum pretium reddat aut VII annis peniteat cum episcopo vel scriba.
« Quiconque aura osé voler ou prendre les biens d’un roi ou d’un évêque, ou commettre contre eux un délit quelconque, qui soit à leur égard acte de mépris, payera le prix de vingt et une vaches ou de trente-cinq bêtes à cornes de valeur moyenne, ou fera pénitence pendant sept ans sous les ordres d’un évêque ou d’un scribe monastique » (N.B., on attribue aussi cette décision à saint Patrice).
Il faut y distinguer deux éléments dans ce texte.
Le premier appartient au droit celtique, les sept femmes esclaves (ancillas) ou leur valeur dues au roi qu’on a gravement insulté.
À cet élément primitif s’est joint un élément nouveau qui est proprement chrétien, et dans lequel il y a encore deux parties à distinguer : 1° L’assimilation de l’évêque au roi ; 2° pour l’insolvable, substitution
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de la pénitence canonique à la composition, sur le pied d’une année de pénitence par femme esclave. C’était là un adoucissement du droit primitif qui, en cas de non-paiement, laissait libre cours au droit de vengeance, et la vengeance royale dans ce cas c’était la peine de mort.
N.B. Ce principe druidique de substitution des peines (une peine plus douce, mais plus longue à la place d’une peine plus courte, mais plus dure) est à l’origine de la pratique catholique des indulgences. Sur le sujet (les arra) voir nos opuscules antérieurs et notamment le dixième.
Un tarif du prix de l’honneur en Irlande nous a été conservé par le traité intitulé Crith gablach.
Le prix de l’honneur du roi y est de sept femmes esclaves comme dans le droit canonique : « Cormac a dit : tu donneras à Cairbré, roi illustre, la valeur d’un prisonnier en belles esclaves au nombre de sept. Ce sera la compensation d’avoir fait contre lui acte de violence, d’avoir violé sa protection, d’avoir fait rougir ses joues ».
Sept femmes esclaves sont l’équivalent de vingt et une vaches ou de trente-cinq bêtes à cornes de valeur moyenne, en irlandais ancien sét, plus tard séd.
Ce Cormac, auquel on attribue une forme de la règle de droit qui fixe à sept femmes esclaves le prix de l’honneur des rois, aurait été roi des rois d’Irlande au troisième siècle de notre ère. Il était fils d’Art, et petit-fils de Conn surnommé Cétehathach, c’est-à-dire « capable de tenir tête à cent guerriers. » Il aurait, dit-on, donné des leçons de droit à Cairpré ou Coirbre Lifechair son fils, et la règle qui fixe à sept femmes esclaves le prix de l’honneur des rois aurait fait partie de son enseignement.
On retrouve cette règle dans le Senchus Mor. Ce tarif distingue plusieurs sortes de rois. Le roi proprement dit, sans épithète, est le roi inférieur, celui qui commande à une seule tribu-État, tuath ; on l’appelle en gaélique ri tuaithe (quand on veut le distinguer des rois de rang plus élevé). Le prix de son honneur, son enech-lann, y est aussi de sept femmes esclaves.
L’Irlande ancienne a donc connu apparemment une hiérarchie sociale très précise, pour le pire comme pour le meilleur (la valeur financière d’un cautionnement, la valeur d’un témoignage).
Ci-dessous le prix de leur honneur exprimé en bête à cornes cette fois-ci.
Oc-aire : 3.
Bo-aire : 5.
Aire désa :10.
Aire ard: 15.
Aire tuise : 20.
Aire forgill : 30.
Roi de tuath : 35.
Quand le roi et les nobles se promènent dans le territoire de la tribu-État, ils ont droit de se faire accompagner par une suite, dont l’importance dépend de leur dignité.
Le nombre des personnes qui forment la suite d’un roi de tuath est de douze, suivant le Crith gablach dont le tarif continue ainsi : aire-forgill, neuf personnes ; aire-tuise, huit ; aire-ard, sept ; aire-désa, six ; bo-aire, trois.
Dans la glose du Senchus Mor, trois chiffres semblent un peu plus élevés : aire-forgill, douze personnes au lieu de neuf ; aire-tuise, dix au lieu de huit ; aire-ard, huit au lieu de sept ; et l’oc-aire, auquel le Crith gablach n’attribue pas de suite, en a une de deux personnes.
Il n’est pas prévu de suite pour le midboth ou roturier qui va donc voir ses amis tout seul.
En Irlande le prix de l’honneur était gradué et dépendait donc de l’importance de la personne lésée avons-nous dit.
Cette étrange conception de la valeur de l’honneur avait ses avantages et ses inconvénients.
Un de ses avantages pour les classes sociales défavorisées c’était que (pour ce qui est des possesseurs de fiefs en bétail « non libre ») il était plus avantageux matériellement parlant d’être considéré comme un homme sans honneur, idem quant aux « dommages et intérêts » à payer si nécessaire.
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LES SAISIES.
Vu l’importance de cette pratique dans une société sans prison, le Senchus Mor commence d’ailleurs par ça (les saisies).
Outre les compositions et les duels et comme la peine de prison n’existait pas, un autre des moyens de se faire rendre justice était la saisie. D’où le fait que ce point est abordé en premier dans le Senchus Mor et que les femmes y avaient droit également.
Dans la période primitive à laquelle le droit irlandais nous fait remonter, le ministère de l’huissier est inconnu ; le créancier pratique la saisie par lui-même ou par tout mandataire qu’il choisit, pourvu que ce soit un membre de la tribu jouissant de tous ses droits civiques. Ainsi le fils en puissance paternelle, l’esclave, le fou, l’insolvable ne peuvent saisir les biens de leur débiteur.
Le demandeur, qui a de son côté le droit et la forme, est soutenu par sa famille d’abord, puis par l’opinion publique. Les membres de la famille du défendeur ne risquent pas leur vie pour se plier aux fantaisies d’un parent dont les torts sont évidents, et si celui-ci s’avise de tuer un demandeur dont le droit est clair et qui agissait dans les formes, il est certain qu’il sera écharpé par la foule. L’esprit humain a toujours eu les mêmes lois, et là où les particuliers n’obtiennent pas des pouvoirs publics la protection calme et froide dont la tradition romaine nous a donné l’habitude vingt fois séculaire, l’indignation et la fureur populaire sont la sanction violente du droit bafoué par l’orgueil de l’homme injuste et méchant.
Le droit irlandais s’est beaucoup penché sur la question et a distingué toutes sortes de saisies toutes sortes de procédures plus ou moins raffinées.
Le seul intérêt des détails irlandais sur les saisies (on y compte en nuits et non en jours par exemple), les délais, les modalités, leur nature, etc. etc ; est de nous montrer que les anciens Celtes étaient loin d’être de gros barbares un peu frustes et qu’ils savaient au contraire donner dans l’analyse la plus poussée des divers cas de figure, voire dans la subtilité.
Il n’est pas question ici bien sûr d’en faire un compte rendu exhaustif, ceci relève de l’ancien druidisme et les problèmes ainsi que l’état général de la société ont beaucoup évolué depuis, la seule chose qui importe est de méditer l’esprit de ces procédures.
Les textes juridiques irlandais que nous possédons nous montrent les femmes investies de la capacité d’agir par saisie mobilière ou immobilière. Une procédure spéciale existe à leur usage : elle est parfaitement distincte de la procédure qu’observent les hommes pour pratiquer soit la saisie mobilière soit la saisie immobilière. Deux textes prétendent même nous apprendre par qui cette procédure féminine a été inventée.
La saisie mobilière par les femmes est une cinquième espèce de saisie mobilière, celle dite de deux nuits, tandis que les quatre premières, celle d’une nuit, celle de trois nuits, celle de cinq nuits et celle de dix nuits, sont à l’usage des hommes.
Aujourd’hui chez nous le procès commence par une assignation, qui est signifiée par un exploit d’huissier ou autrement.
En Irlande, c’est par la saisie non d’un juge, mais d’une chose, que débute la procédure.
La langue du droit irlandais exprime en général l’idée de saisie par le mot tobach qui désigne à la fois la saisie mobilière et la saisie immobilière.
Le Senchus Mor nous offre l’exemple de deux espèces de saisies, la saisie mobilière et la saisie immobilière.
La saisie mobilière se fait de deux façons.
1° Sans délai et immédiatement.
2° Avec délais, ou, pour parler comme le Senchus Mor, « après longueur : iar fut ».
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La saisie avec délais, établie dans l’intérêt du débiteur, adoucit la rigueur du droit primitif représenté par le Traité de la saisie immédiate auquel elle est postérieure.
La procédure du jeûne est une modification à la procédure de la saisie avec délais : le commandement, aurfocre ou apad, par lequel débute la procédure de la saisie avec délais est remplacé par un jeûne quand le débiteur appartient à l’aristocratie. Ce jeûne est pratiqué à la porte du débiteur par le créancier pendant une journée, il constitue une mise en demeure plus polie que le commandement, mais il a une sanction beaucoup plus grave : si, après le jeûne du créancier, le débiteur ne paye pas, ou au moins ne promet pas, soit de payer, soit de comparaître devant un arbitre et ne donne pas des gages en garantie, la dette est doublée, et ce débiteur récalcitrant perd toutes ses créances.
LA SAISIE MOBILIÈRE.
La saisie mobilière s’appelle proprement ath-gabail, littéralement « re-prise. » La saisie mobilière comme le duel et le combat de plus de deux personnes a lieu sans l’autorisation préalable d’un juge-arbitre.
La saisie immédiate d’une nuit était tout particulièrement rigoureuse : le demandeur, sans avertissement préalable, enlevait les objets mobiliers appartenant à son débiteur, et, à l’expiration du répit d’une nuit, commençait ce qu’on appelait en gaélique lobad, c’est-à-dire l’expropriation du débiteur au profit de son créancier.
En principe, toute saisie mobilière doit être précédée d’un commandement : aurfocre.
Dans la partie du Senchus Mor qui concerne la saisie mobilière avec délais, nous trouvons une exception à cette règle. Cette exception se produit quand la personne contre laquelle il est question de pratiquer la saisie appartient à l’aristocratie, c’est-à-dire à la catégorie des personnes que le droit irlandais désigne par l’adjectif nemed, dont le sens est « sacré, privilégié ».
Que le demandeur soit ou de condition commune ou de la classe supérieure à celle à laquelle appartient son adversaire, peu importe : l’étiquette irlandaise défend qu’on adresse un commandement aux personnes dites nemed ; il faut aller jeûner à leur porte. Le débiteur devant la porte duquel jeûne son créancier doit lui offrir à manger et promettre soit de le payer, soit de faire juger la question ; comme garantie, il faut qu’il lui donne une caution solvable, ou lui livre des gages. Autrement sa dette est doublée, etc., etc. Voir plus haut.
Après le commandement, que le jeûne remplace en certains cas, et quand s’est terminé le délai, le Senchus Mor conseille au créancier qui saisit de se faire accompagner par un homme de loi, à la fois assez instruit pour s’assurer de l’accomplissement régulier des formalités et assez compétent (dans l’art de la parole pour exposer devant les juges comment tout s’est passé).
Celui qui saisit irrégulièrement doit au saisi cinq bêtes à cornes d’indemnité ; mais les jurisconsultes irlandais admettent que la présence d’un de leurs confrères, appelé et naturellement payé par le saisissant, fasse obstacle à l’exigibilité de cette sorte d’amende, quand l’irrégularité résulte d’une erreur du jurisconsulte.
La saisie est interdite à quiconque n’a pas le droit de prendre part à l’assemblée publique qui juge sur le rapport d’un jurisconsulte. Cette disposition met un nombre considérable d’habitants du pays dans l’impossibilité d’obtenir justice sans l’intervention d’un tiers plus puissant qu’eux.
Mais une règle qu’on pourrait appeler démocratique corrige quelque peu cette exclusion du pauvre et du faible.
Il est défendu aux chefs de l’assemblée publique, rois, héritiers présomptifs de rois, conseillers des rois, de pratiquer personnellement une saisie : l’impossibilité de leur tenir tête rendrait leur pouvoir tyrannique. Quand ils veulent faire saisir le mobilier d’un débiteur, ils se font représenter dans cette opération par un agent subalterne et c’est contre cet agent que leurs justiciables intentent une action lorsqu’inversement ils sont leurs créanciers.
À l’époque où la saisie avec délais était inconnue, et où la saisie immédiate était seule pratiquée, on ne faisait pas de commandement, ou plus exactement le commandement était immédiatement suivi par la signification de saisie et par l’enlèvement des objets saisis : les plus hauts dignitaires de
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l’aristocratie qui ne payaient pas leurs dettes étaient exposés à la saisie immédiate, mais cette saisie comportait dix nuits de mise en fourrière.
LA SAISIE IMMOBILIÈRE
La prise de possession, techtugad, de la propriété immobilière, pouvait se faire au moyen de la saisie, tellach. Il fallait que le fait appelé tellach, c’est-à-dire l’acte d’occupation accompli dans la forme légale, fût répété trois fois ; à la troisième fois, l’homme qui procédait à cette saisie se trouvait investi d’un droit appelé tuinidhe, ou mieux tuinnige, qu’on peut traduire par « possession, » et en vertu duquel il avait, comme nous le verrons, droit d’exercer la plupart des prérogatives d’un propriétaire définitif.
L’acte appelé tellach se présente initialement sous la forme d’une occupation militaire et violente. Quand l’homme opérant cette saisie veut procéder à cet acte pour la première fois, il amène avec lui deux chevaux attelés à un char. Un vieux texte de droit versifié appelle ces chevaux mairc, c’est le nom par lequel aux temps antiques les Celtes et les Germains désignaient les chevaux attelés au char du guerrier. Dans le texte que nous citons et qui ne remonte pas à la période héroïque de l’histoire de l’Irlande, le char des guerriers n’est pas exigé ; une vulgaire charrette peut satisfaire aux prescriptions de la loi, mais on doit considérer comme certain qu’à l’origine l’acte symbolique de l’occupation d’immeubles par l’homme opérant la saisie s’accomplissait à l’aide d’un char de guerre.
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LE DROIT « BREHON » SUITE ET FIN.
Il n’appartenait pas aux druides de faire la loi ; le pouvoir législatif ne leur appartenait pas. Il n’y avait de lois que celles de la nature (recht aicnid), dont l’essence était l’égalité (caractéristique qui semble avoir été considérée négativement par les rédacteurs chrétiens du Senchus Mor) et les druides d’avant saint Patrice n’étaient en fait que des bibliothèques vivantes de jurisprudence, même quand ils jouaient le rôle d’arbitres choisis par les parties en conflit.
On est là dans un monde vraiment situé aux antipodes de celui d’aujourd’hui.
Il n’appartenait pas non plus aux druides de gouverner, donc de faire de la politique. Le pouvoir exécutif ne leur appartenait pas, il incombait au roi.
En revanche, il leur revenait de rappeler la jurisprudence et de faire preuve de bon sens ou d’un élémentaire sens de la justice sur le fondement de cette égalité désapprouvée par les moines chrétiens leur ayant succédé.
Il est donc toujours utile d’étudier les anciennes lois celtiques (et les tabous d’alors) pour en déduire l’éthologie sous-jacente.
Il va néanmoins de soi que certaines des considérations de ces textes ne sauraient en aucun cas être cautionnées par les druides d’aujourd’hui. Elles relèvent en effet par définition de l’ancien druidisme, et dans l’ancien druidisme, il y eut, certes, le meilleur… Mais aussi le pire ! Ce n’est pas parce que certains érudits chrétiens de l’époque ont pu les mettre en parallèle avec différents épisodes de la Torah, de la vie de Moïse, ou des patriarches, que les hommes d’aujourd’hui doivent s’extasier devant.
À nous de faire le tri entre ce qui est toujours, ou plus que jamais, valable, du moins dans son principe, et ce qui ne doit être considéré comme relevant d’un passé heureusement révolu.
À ceux qui, par racisme judéo-chrétien conscient ou inconscient (le décalogue comme premier, mais aussi indépassable monument de l’Humanité, quelle blague ! Quelle escroquerie intellectuelle !) ou pour toute autre raison ; continueraient à faire comme si les druides n’avaient été que des barbares sans foi ni loi ; nous conseillons de jeter un petit coup d’œil sur le texte ci-après, le résumé d’une étude détaillée du professeur Karl Raimund, de l’Université de Bangor (pays de Galles), sur la loi des Brehon, autrement dit sur le droit irlandais préchrétien. Il la tient à disposition du public, ce qui est très linuxien et typiquement d’esprit celte, à condition que l’on indique également son adresse de courriel : a8700035@unet.univie.ac.at.
Nous l’avons revue et allégée, voire simplifiée. Il ne s’agit donc plus vraiment du texte d’origine.
Autre ouvrage de référence : Fergus Kelly, Guide du droit irlandais primitive. Dublin 1988.
Il est certain que ce mini-traité concerne principalement le droit irlandais, qui est le plus complet à nous être parvenu. Le droit gallois est évoqué à la fin, ainsi que le droit celtique antique, pour lequel les sources sont évidemment très fragmentaires, mais où rien ne semble contredire ce qui est détaillé ici.
On pourra donc y constater que le droit celtique était un code civil plutôt que pénal, sans prison, s’intéressant à la compensation du mal fait, mais aussi à la question de la propriété, aux héritages et aux contrats.
LES FONDEMENTS LÉGAUX.
Avant de jeter un coup d’œil aux lois qui existaient en Irlande avant le christianisme et à quoi elles ressemblaient, nous devons en examiner les fondements.
L’unité politique de base était la tribu (túath), et cela semble aussi avoir été l’unité judiciaire de base, le Droit celtique distinguant alors les deorad ou étrangers à la túath, des aurrad ou personne ayant un statut dans la túath.
N.B. Sur le Continent, le meurtre des étrangers fut très tôt aboli ou du moins sévèrement réprimé, si l’on en croit Nicolas de Damas (Recueil des coutumes extraordinaires. Fragment Nº XLIV, 41, conservé par Stobée) : « Chez eux on est frappé d’une peine plus rigoureuse pour le meurtre d’un étranger que pour celui d’un concitoyen : dans le premier cas la mort, dans le second l’exil seulement ». Ou Diodore de Sicile, Livre IV, 19. « Hercule… se mit à la tête de son armée, puis
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pénétra dans la Celtique ; parcourant toute cette contrée, il abolit des coutumes sauvages, et entre autres celle de tuer les étrangers ».
Le rang social. Le deuxième fondement du Droit dans l’Irlande chrétienne du haut Moyen Âge était le rang. L’Irlande dans la période médiévale était une société très hiérarchisée, portant une grande attention au statut social, aux droits et devoirs qui lui étaient assortis, selon la propriété, et aux rapports entre les seigneurs et leurs vassaux.
Autrement dit, plus la personne que l’on avait lésée ou blessée se trouvait haut placée dans la Société, plus cela coûtait cher.
Sur ce point les choses n’ont guère changé ; et c’est toujours comme dans la célèbre fable sur les animaux malades de la peste. Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de la cour vous rendront blanc ou noir. Haro sur le baudet !
Mais le système avait aussi des avantages. Plus on était riche par exemple, plus on devait donner d’argent à son médecin pour être soigné. Inversement, plus on était pauvre, et moins on vous demandait. Autrement dit, tout le contraire de la France d’aujourd’hui où, plus on est riche, moins on paye d’impôts ; voire plus on reçoit de gros chèques de la part de l’État.
L’Irlande antique distinguait donc soigneusement les notables (nemed) de ceux qui ne l’étaient pas. Mais si elle assigne à chacun une place précise selon son rang ou son mérite, l’Irlande ignore la définition romaine des artes liberales opposés aux artes serviles. Était honorable et honoré quiconque était détenteur d’un savoir ou d’un savoir-faire, intellectuel ou manuel. Il faisait partie des aes dàna ou « gens d’art », et il était même prévu le cas où un forgeron avait droit précisément à cause de sa compétence professionnelle au titre de « docteur » (ollam).
Dans l’Irlande de cette époque, l’indice du statut social d’une personne était le prix de son honneur ou lóg n-enech (littéralement le « prix de sa face »), qui devait être payé pour tout crime grave comme le meurtre, les blessures, etc. l’ayant affecté. Les infractions qui ne touchaient pas à l’honneur de la victime – comme les dégâts légers à la propriété ou la divagation d’animaux – entraînaient des amendes plus légères. La capacité d’un individu à accomplir des actes légaux dépendait directement du prix de son honneur. Il ne pouvait conclure un contrat qu’en fonction du prix de son honneur, il ne pouvait être garant pour un montant plus élevé, et son serment n’avait que la valeur du prix de son honneur quand un serment collectif (compurgation) était requis.
N.D.L.R. Il s’agit là bien entendu d’anciens druidismes. Nul n’est obligé de partager ce point de vue, et de toute façon tant qu’à faire, ce qui devrait primer, c’est le contraire. Les riches et les puissants doivent payer plus, ou faire encore plus d’efforts, et ce, dans tous les domaines, que les simples citoyens ou les pauvres gens. Noblesse oblige ! Car la véritable noblesse consiste, non à être supérieur à un autre homme, mais à être supérieur à ce que l’on était auparavant (proverbe hindou).
La parenté. Autre élément de base du système légal irlandais. Pour les druides, la famille était le lieu logique et évident de l’entraide. Pour eux, il était normal que des parents s’aident et se soutiennent mutuellement. Les liens de parenté intervenaient donc, bien entendu, dans la gestion des terres ou des ressources naturelles. L’adoption (daltachas/altrom) pouvait en élargir le cadre.
Le groupe parental dont il est fait mention le plus souvent dans les textes juridiques est la derbfine ou « vraie famille », qui comprenait tous les descendants d’un arrière-grand-père commun. Le chef de la famille à ce niveau était appelé ágae fine ou cenn fine (parfois conn fine). Il était choisi parmi les membres de la derbfine, probablement par élection, sur la base d’une richesse et d’un rang supérieurs, ou de son bon sens, et il agissait ou parlait au nom de sa parenté.
Ce groupe avait des droits considérables sur ses membres. Chaque derbfine possédait sa propre terre parentale, appelée fintiu, envers laquelle chacun des mâles adultes juridiquement capables avait une responsabilité. Cette terre ne pouvait être vendue qu’avec le consentement de la parenté. Tout homme, membre de droit de cette famille, pouvait annuler les contrats des autres membres de la derbfine, s’il pensait qu’ils lui étaient préjudiciables. Ce groupe familial était aussi légalement responsable des infractions commises par un de ses membres : un membre de la famille pouvait être saisi si quelqu’un ne remplissait pas ses obligations légales. Mais la parenté pouvait alors se retourner contre le coupable, et il pouvait en être exclu.
Si un membre de la derbfine était victime d’un homicide, ses parents recevaient une part de l’éraic (wergeld ou prix du sang), et si le coupable ne payait pas, les membres de la famille pouvaient donc exercer une sorte de vendetta contre lui. L’acte de tuer un membre de sa parenté ou parricide, appelé
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fingal, était particulièrement réprouvé. L’assassin perdait sa part de la terre appartenant au groupe familial, mais il restait toujours assujetti au paiement des amendes pour les infractions commises par ses parents.
La parenté maternelle. Même si la parenté, dans l’Irlande de cette époque, était d’abord déterminée par la lignée paternelle, la parenté maternelle jouait aussi un rôle ; car en se mariant, la femme ne rompait pas totalement les liens avec sa propre parenté. La parenté maternelle était aussi amenée à prendre part à une vendetta si l’enfant d’une de ses filles était victime d’un homicide et si le coupable ne payait pas. Elle recevait une part de l’éraic prévu pour un tel meurtre, et elle devait intervenir si l’éducation d’un enfant n’était pas correctement menée à bien.
DROITS ET DEVOIRS SELON LES CLASSES SOCIALES.
LE SACRÉ (NEMETOS) C’EST L’HOMME !
L’Irlande antique appliquait surtout ce principe du caractère sacro-saint de l’être humain à une minorité de la population. Une minorité assez importante en nombre puisqu’elle comprenait les médecins, les juges, les forgerons, les chaudronniers, les harpistes, les charpentiers, ainsi que d’autres artisans de ce type, mais une minorité tout de même !
Fondamentalement, il existe en effet trois classes de personnes dans l’ancien druidisme irlandais. La première et la plus importante est la classe des nemed, terme gaélique difficilement traduisible et signifiant plus ou moins « notable, responsable, chef ».
La catégorie suivante est celle des simples citoyens, comprenant le reste des artisans et les fermiers.
Enfin, il y a les personnes juridiquement incapables (enfants, mineurs, malades mentaux, prisonniers de guerre devenus esclaves).
Les hommes ou les femmes ayant pleinement le statut de nemed puisque le sacré c’est l’Homme.
Appartiennent à la classe des nemed cinq catégories de personnes, à savoir : le roi, les seigneurs, les hospitaliers (les personnes chargées d’exercer concrètement l’hospitalité, appelées briugu ou brewry), les clercs et les poètes.
Le statut de nemed conférait quelques privilèges. La propriété d’un nemed, par exemple, ne pouvait être saisie de la façon habituelle, car on devait d’abord faire une grève de la faim contre lui. Le nemed était aussi dispensé de certaines obligations légales.
Note de Pierre de La Crau. Les druides modernes les plus évolués sont partisans d’inverser ces principes en la matière et de considérer que les personnes de haut rang sont tenues, plus que les autres, à respecter certaines règles. Noblesse oblige !
De toute façon, même un nemed n’était pas entièrement au-dessus des lois. Il n’avait pas le droit par exemple d’abriter un hors-la-loi.
N.B. Ainsi que nous l’avons vu, ce genre de stratification sociale avait aussi ses bons côtés. Les honoraires d’un médecin étaient par exemple proportionnels à la qualité du patient. S’il appartenait à la classe privilégiée, il payait plus cher qu’un homme du peuple. En bref tout le contraire du système de santé français actuel où les riches ne payent pas plus, du moins en principe, que les pauvres, pour une même opération ou un même traitement. Ce qui équivaut donc en fait à ce que ce soit les pauvres, ou plus exactement les classes moyennes, qui entretiennent les riches. En tout cas pour l’instant.
Le sacré c’est l’Homme. Le roi : rí en gaélique.
Il y a différentes catégories de rois. Fondamentalement, ces différences proviennent du nombre de túatha placées sous le contrôle dudit roi. Le prix de l’honneur d’un roi peut varier de 7 à 14 cumal (un cumal = une esclave). Le roi celte a certaines obligations légales, et leur non-respect peut entraîner une réduction voire une perte du prix de son honneur, donc de son rang. Ces obligations sont les suivantes.
Premièrement : faire appliquer la loi. Les lois n’étaient pas faites par le roi, mais les druides les découvraient grâce à leur jurisprudence. Elles étaient mises en œuvre par un ensemble de cautionnements, de plaidoiries, ou de saisies, assez autonomes, si bien que le roi en principe n’était
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pas impliqué dans ces procédures. En cas d’urgence ou de problème dépassant la compétence d’une seule tuath, par contre, sa compétence était requise.
Deuxièmement : faire appliquer les jugements. Le roi devait néanmoins, bien sûr, s’impliquer dans les affaires judiciaires les plus importantes (de même que le chef druide), et approuver les jugements rendus dans de tels cas, si ce n’est juger lui-même. Il semble également qu’en cas de déni de justice, si par exemple un juge refusait d’arbitrer, l’affaire était alors soumise au roi, qui était l’institution souveraine pour les affaires judiciaires ne pouvant pas être traitées par des juges subalternes.
Le sacré c’est l’Homme. Le seigneur : flaith.
Les droits du seigneur dépendent fondamentalement de ses obligés ou vassaux, car ceux-ci déterminent son statut. Un seigneur doit avoir un certain nombre de vassaux pour être un seigneur, dont l’échelon le plus bas est le « aire déso » ou « petit seigneur vassal » qui a seulement 5 hommes libres à son service. Un seigneur se doit d’être juste avec ses vassaux ou ses obligés. Il est déshonoré s’il ne remplit pas ses obligations envers eux, et peut également perdre le prix de son honneur à la suite de diverses infractions ; comme le refus d’hospitalité, le recel de hors-la-loi, le fait de manger de la nourriture notoirement volée, ou de faillir à la foi jurée. Il existe des descriptions relativement détaillées de ce qu’il devait posséder, en plus du nombre requis de vassaux ou d’obligés, précisant jusqu’à la taille de sa maison et le nombre de lits devant se trouver à l’intérieur.
N.B. Un cas spécial, l’hospitalier : brewry or briugu.
Les maîtres de maison étaient tous tenus (dans une certaine mesure) de fournir l’hospitalité à un homme libre. Chez les grands seigneurs ou chez ceux qui aspiraient à cet honneur, une sorte d’intendant appelé brewry ou briugu se chargeait de cette tâche. Pour un hospitalier, brewry or briugu, cette obligation était dite sans limites (cf. KELLY 1988, 36). Il avait l’obligation de fournir l’hospitalité à quiconque, aussi souvent qu’il venait, et de ne pas tenir de comptes. Un hospitalier conservait ce rang tant qu’il ne refusait pas l’hospitalité. La charge de briugu semble avoir été l’une de celles par lesquelles un homme riche, mais de naissance non noble pouvait acquérir un rang plus élevé (cf. KELLY 1988, 36).
Le sacré c’est l’Homme. Les métiers intellectuels et les artisans.
Les poètes et les clercs : fili ou éces.
Les seuls professionnels survivants de l’ordre druidique (les druides étant devenus évêques ?) bénéficiant pleinement du statut de nemed, étaient les poètes. Le principal droit du poète était de recevoir, pour chaque poème commandé, une commission (dúas) dépendant de son rang et de la nature de la composition. On attendait de lui cependant des œuvres de qualité, sans quoi il pouvait perdre son statut de nemed. Si le poète n’était pas payé, il pouvait satiriser son patron. La loi irlandaise reconnaissait deux catégories de poètes, le vellède, et le barde – inférieur en statut et en talent – qui ne recevait que la moitié du prix de l’honneur dû à un vellède de même rang.
La poètesse : banfili.
Il semble apparemment avoir été possible pour des femmes de devenir poétesse en titre. C’était cependant considéré comme inhabituel, et cela n’arrivait peut-être que lorsqu’un poète n’avait pas d’héritier mâle. Notre gracieuse souveraine, Sa Majesté Élisabeth II, également reine du Canada, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, etc., n’a donc rien inventé en faisant de la dénommée Carol Ann Duffy sa poétesse officielle (en 2009).
Le sacré c’est l’Homme. Les doernemed ou nemed de rang inférieur.
Certains textes nous parlent en effet de « doer nemed » ou « nemed inférieurs », comprenant les médecins, les juges, les forgerons, les chaudronniers, les harpistes, les charpentiers, ainsi que d’autres artisans de ce genre. Dans cette catégorie se trouvaient donc les hommes libres et artisans qui n’étaient pas spécifiquement mentionnés comme ayant le statut de nemed. Ils formaient certes le niveau de base des nemed, mais il est clair que dans le cadre de l’Irlande devenue chrétienne ils n’avaient pas tous les droits et devoirs des cinq groupes mentionnés ci-dessus : aire désa, aire ard, aire tuise, aire forgill, roi (de tuath).
Les hommes de l’art y compris les juristes, les médecins et les « druides » jouissaient néanmoins de certains privilèges spécifiques du fait de leur profession. Ils fixaient notamment les sommes qui leur étaient dues pour leur travail ou leurs honoraires (exemple le 1/12 des sommes réclamées, qui allait
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au juriste, ou le repas dû au médecin qui soignait une personne blessée ou malade) ; et inversement ils établissaient les règles de ce qu’ils devaient payer comme amende s’ils commettaient une erreur dans l’exercice de leur profession (comme dans le cas d’un juge prononçant un mauvais jugement).
Le sacré c’est l’homme. Les serviteurs les servantes, bref les domestiques.
Les serviteurs de la maison d’un roi ou d’un seigneur étaient traités à part, car ils avaient, eux aussi, une certaine capacité juridique (indépendante, bien que cela ne soit que jusqu’à un certain point) ; mais le prix de leur honneur (et, donc, les amendes et pénalités dues pour des infractions ou fautes commises contre eux) s’élevait à seulement une partie (en général la moitié) du prix de l’honneur de leur seigneur.
Un seigneur pouvait aussi avoir des subordonnés non libres (à la différence de ses vassaux ou des obligés qui étaient des hommes libres).
Et notamment le fuidir (tenancier semi-libre, qui ne pouvait conclure un contrat sans la permission de son seigneur et qui devait exécuter toutes les tâches fixées par lui – contrairement au vassal ou à l’obligé qui n’avait qu’un nombre déterminé d’obligations à remplir : aide en cas de guerre, etc.). Le fuidir devait être entretenu par le seigneur qui devait aussi payer pour toute faute ou infraction commise par lui, mais qui, par contre, encaissait les amendes dues pour des fautes ou infractions commises contre lui. Le fuidir pouvait quitter la propriété de son seigneur, à condition de ne laisser derrière lui ni dette ni engagement à tenir et de restituer deux tiers des produits de son exploitation agricole à son ancien seigneur.
Il y avait ensuite le bothach, littéralement « celui qui vit dans une hutte », et qui était habituellement assimilé au fuidir, la différence entre les deux n’étant pas très claire.
Enfin, il y avait le senchléithe, autrement dit le serf. Senchléithe signifie littéralement « vieux résident ». Il s’agissait d’un bothach ou d’un fuidir dont les ancêtres avaient travaillé la même terre depuis au moins trois générations. Le senchléithe n’était pas un esclave, mais il était attaché à la terre et ne pouvait renoncer à son exploitation. Si la terre changeait de propriétaire, le senchléithe changeait de seigneur aussi.
Note de la rédaction. Fondamentalement, toutes ces personnes possédaient donc la capacité juridique et pouvaient conclure des contrats, faire des promesses ou agir comme cautions pour des affaires qui ne dépassaient pas le prix de leur honneur. Certains d’entre eux pouvaient même se réunir pour réaliser des transactions allant jusqu’à la somme des prix de leurs honneurs respectifs (par exemple pour un serment collectif, ce que l’on appelle une compurgation).
LES LOIS SUR LA PROPRIÉTÉ.
La propriété de la terre.
Note de la rédaction. Le communisme (primitif) est un mode d’organisation sociale et économique qui a été dominant tout au long de ce qu’il est convenu d’appeler la Préhistoire, jusqu’au Néolithique ; c’est-à-dire au moins durant plus de 90 % de l’histoire de l’Homme moderne (homo sapiens sapiens). Ce communisme primitif concerne notamment toutes les sociétés dites de chasseurs-cueilleurs, qui ont pu regrouper de quelques dizaines à plusieurs centaines d’individus.
Les rapports sociaux y sont égalitaires. La division du travail est « naturelle », c’est-à-dire fondée sur les capacités physiques et intellectuelles (les goûts également) de chaque individu. Grossièrement, elle se traduit par une division sexuelle des tâches, où l’homme chasse le gros gibier et assume les tâches les plus dangereuses, et la femme la cueillette et l’éducation des jeunes enfants. Elle se manifeste aussi par une division naturelle entre classes d’âge.
Mais tout cela n’entraîne pas une domination des vieux sur les jeunes ni des hommes sur les femmes.
Ces sociétés, par-delà leur diversité, ont toutes un point en commun : elles sont dominées par les facteurs naturels, par l’environnement. Tout leur effort tend, pour l’essentiel, à s’affranchir de cette domination afin d’améliorer les conditions de vie et de reproduction de ses membres, depuis la création des premiers outils jusqu’aux inventions de l’élevage et de l’agriculture.
Ces améliorations sont lentes, du fait que la nature est vue comme un être vivant, une force supérieure, qui se donne à l’être humain à la condition que celui-ci la serve comme il faut. Dans ce
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contexte, toute invention technique, pour pouvoir être adoptée, ne devait jamais être considérée par le groupe comme une transgression de l’ordre naturel.
Naissance des inégalités ainsi que des classes sociales.
Avec l’agriculture et l’élevage, ce rapport à la nature s’inverse progressivement, et l’idée d’une domination de l’homme sur la nature ira en se développant pour aboutir, technologiquement parlant, à l’industrie. Mais, dans le même temps, l’inversion de ce rapport va s’accompagner d’un effondrement de l’égalité sociale.
Les inégalités productives agricoles, selon la qualité des sols cultivés, vont progressivement transformer les rapports d’entraide des chasseurs-cueilleurs du communisme primitif en rapport de dépendance des premières sociétés divisées en classes sociales. La limitation de superficie des terres cultivables et les inégalités sociales vont aussi amener aux premiers affrontements sociaux entre groupes humains (lutte de classe) et à la guerre. Il reste de nombreuses traces de ce communisme originel dans le droit irlandais.
La propriété celtique par excellence était la propriété clanique ou tribale.
Bois, mines, champs, pâturages, étangs et rivières, n’appartenaient pas à des individus en particulier, mais à la collectivité, les druides en répartissaient l’exploitation entre leurs concitoyens (combroges) pour que chacun puisse en vivre au mieux.
Situation identique sur le Continent évidemment !
«… De tous les peuples voisins des Celtibères les plus avancés sont ceux appelés Vaccéens, chaque année ils se partagent la terre pour la cultiver ; ils mettent ensuite en commun ses fruits et les distribuent équitablement à chacun. Ceux qui en cachent une partie sont punis de mort ». (Diodore de Sicile. Bibliothèque historique. Livre V, XXXIV).
Voir également cette citation de César à propos des druides.
« Ils se réunissent en un lieu consacré du pays des Carnutes… Là viennent de toutes parts tous ceux qui ont des contestations… Ce sont eux en effet qui tranchent tous les différends, publics et privés ; et si un crime a été commis, s’il s’élève une contestation relative à un héritage ou à des limites ; ce sont eux qui décident, évaluent les dommages, et les peines » (César. B. G. VI, 13).
Autre note de la rédaction. « Il nous est impossible aujourd’hui de concevoir la campagne agricole sous un autre régime que celui de la propriété individuelle. Ce régime actuel comporte la libre disposition individuelle des terres et du sol. En tout pays, à tout moment, nous voyons la fantaisie d’un propriétaire introduire des modifications, changer la physionomie des lieux, transformer une exploitation. L’un plante un verger ; l’autre met en culture une pâture ; un tel arrache sa vigne ; un tel autre la plante. Celui-ci reboise ; celui-là défriche. Partout, sous nos yeux, nous voyons sur le finage d’incessantes transformations que déterminent les volontés des propriétaires : calculs prévoyants ou soucis d’épargne, erreurs ou négligences, fantaisies imprévues ou intentions raisonnées. Pas d’autre loi que celle de l’individu. Pas d’autre règle que celle de l’humeur. Sur cette terre lacérée par les droits de l’individu, déchiquetée de lanières particulières, chacun est à chaque pas un propriétaire, maître d’un coin de sol, despote d’un peu de glèbe, souverain d’un peu de terre et de poussière. Et il en fait à son gré du blé, du vin ou des ronces. Nous avons alors le sentiment que ce régime de liberté ou de désordre est celui dont tous les siècles passés ont fait la facile application. Campagne et propriété nous paraissent des termes indissolublement liés. De tout temps chacun a été libre de disposer de sa part de sol, d’y distribuer les cultures, libre d’en aménager les dessertes, libre d’y bâtir sa demeure à la commodité de ses transports et à la convenance de ses goûts. Les champs les plus primitifs auraient ainsi la même histoire que les champs les plus récents. Un labeur individuel arracha, parcelle par parcelle, la glèbe nourricière aux étreintes de la forêt naturelle. Le territoire agricole se serait constitué par la juxtaposition de ces conquêtes individuelles. Aucune discipline n’en aurait déterminé l’ordre constructif, et cette conquête d’un sol, dont l’appropriation était naturelle et préalable, n’aurait ses origines qu’en des zèles de propriétaires.
Mais nous savons qu’il n’en est pas ainsi. Il nous est facile de restituer aux paisibles étendues de nos champs, les calmes étendues d’une durée sans nom et sans mémoire.
Il n’y a pas de jeunesse sur cette terre des champs, ou du moins les éléments récents y sont rares ; et ils nous affirment, à leur seul aspect, qu’ils sont des tard venus et des intrus mal à leur place dans une société de choses investies du caractère solennel des âges d’origine » (G. Roupnel. Histoire de la campagne.1932).
Pour en revenir à l’Irlande, l’unité de base des superficies mentionnée dans les textes de loi, est appelée « cumal », un terme juridique signifiant littéralement « femme esclave », et qui en était venu à être utilisé comme unité légale dans différents cas de figure. Un cumal de terre devait avoir la taille d’environ 14 hectares, et valait entre 8 génisses adultes pour une tourbière, et 24 vaches à lait pour une bonne terre arable.
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Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, la plus grande partie de la terre cultivée semble avoir été de type « fintiu » (terre familiale), et elle était répartie entre tous les membres adultes mâles de la parenté, pour être cultivée. Chacun cultivait individuellement son lot, mais la parenté disposait toujours d’un droit de regard sur ce qu’il faisait de sa terre, et il ne pouvait la vendre sans la permission de la parenté.
Si quelqu’un avait acquis des terres supplémentaires (par la réussite dans sa culture, dans une autre profession ou pour toute autre raison, et autant qu’elle était acquise légalement ou ne venait pas de sa propre parenté), il pouvait en disposer plus librement. La parenté en retenait néanmoins une certaine partie (d’un tiers à deux tiers, selon la raison de l’acquisition), qui devenait partie intégrante de la terre familiale à sa mort.
Une certaine partie du territoire de chaque túath était attachée à la fonction royale, et devenait propriété du nouveau monarque à son avènement.
La terre qui appartenait à un homme était en règle générale transmise à ses fils. Le processus de partage étant le suivant : le plus jeune fils divise la propriété en parts égales, puis le fils aîné choisit le premier, le second fils en deuxième, etc. Chaque fils issu d’un mariage légal (c’est-à-dire approuvé par la parenté) avait le droit d’en avoir sa part, et les fils de secondes épouses ou de concubines héritaient de la même façon. Les fils nés de mariages illégitimes ou inhabituels (par exemple si une banchomarba s’était mariée avec un étranger à la tuath), en général n’héritaient pas, ou au mieux avaient une plus petite part que les enfants « légaux ».
Dans certains cas la terre familiale pouvait être redistribuée à l’intérieur de la parenté, afin de donner plus à une branche plus nombreuse. Une surface minimale de 14 cumal (un cumal de terre = environ une dizaine d’hectares, rappelons-le) la propriété minimale pour un bó aire, devait néanmoins être attribuée à chaque héritier ; seul ce qui restait après ça était redistribué aux autres groupes de la parenté.
L’héritage féminin de la terre n’était possible qu’en cas d’absence d’héritier mâle.
L’exploitation coopérative entre voisins était habituelle dans le cas des fermiers qui n’avaient que de petites propriétés, la forme la plus commune étant le co-labourage ; mais l’élevage commun était aussi assez fréquent. De telles coopérations devaient être conclues par contrats.
Il existait d’autres catégories de droits fonciers. L’usage individuel de la terre était très développé dans le droit brehon, et s’étendait même aux mines et au droit de pêche ; mais il y avait aussi des droits communs sur la terre, comme le droit d’affouage (le droit de couper assez de bois pour faire du feu) ; le droit de plonger un filet dans une rivière pour y pêcher ; de cueillir des noisettes quand on a faim, et ainsi de suite. Il y avait probablement aussi des droits de chasse (limités) sur la propriété d’autrui ; mais le propriétaire avait droit dans ce cas évidemment à une part de ce qui était pris, cette part augmentant s’il n’avait pas donné son autorisation au chasseur.
Les propriétaires fonciers avaient en outre des droits explicites sur la propriété de leurs voisins immédiats. Si nécessaire, ils pouvaient par exemple creuser un fossé de drainage à travers les terres jouxtant la leur, à condition de payer une compensation pour la valeur de la terre perdue. Quand il n’y avait pas d’autre accès, ils avaient le droit de conduire leurs troupeaux à travers les propriétés contiguës, sous réserve de bien les surveiller (droits de passage).
Les immeubles.
Un certain nombre de lois traitaient des immeubles et des dommages qui pouvaient leur être infligés. Les dommages causés à une partie de la maison entraînaient une lourde amende, le délit commençant avec la traversée de la cour sans permission, l’ouverture de sa porte, ou le fait de regarder à l’intérieur. Il y avait des amendes détaillées pour chaque cas de figure.
Les biens meubles. Si la propriété foncière était collective chez les Celtes, la propriété mobilière individuelle, elle, était admise. Certaines parties de l’équipement étaient particulièrement importantes, comme les objets décoratifs, les armes, les vêtements et les récipients, qui étaient souvent utilisés comme gages (voir plus loin).
Les biens meubles pouvaient être transférés de différentes façons, principalement par contrat.
Objets perdus.
Les biens meubles pouvaient, bien entendu, être perdus. Fondamentalement, le droit irlandais traite de la perte des objets de la façon suivante : plus on les trouvait près du domicile de leur propriétaire, plus petite était la part de celui qui l’avait rapporté. La part de l’inventeur (celui qui avait trouvé le bien perdu) était plus grande si l’objet avait été trouvé dans un endroit fréquenté. L’inventeur devait en effet clamer sa découverte dans tout le pays pour que le propriétaire se manifeste auprès de lui.
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Si le bien était déposé (d’une manière ou d’une autre, et pour une raison ou une autre) sur la terre d’un tiers, le propriétaire de la terre avait droit en ce qui le concerne à « l’autsad » (ou frais de garde ?). Le même principe était d’ailleurs mentionné dans le Bechbretha : le propriétaire d’une terre sur laquelle s’installait un essaim d’abeilles avait droit aux abeilles ou à une part de leur production.
LES CONTRATS.
Un exemple de contrat sur le Continent, l’inscription celtibère découverte en Espagne en 1970. Ci-dessous en résumé ce qu’elle dit.
TIRIS COMBERCUNE TACAM. Bail de location. Confirmation de parole donnée ou d’obligations.
Il ne sera pas permis à Sosaucos de modifier les limites de cette propriété ni de son enclos, ni de les faire disparaître, ni de les endommager. En contrepartie de la mise à sa disposition, il versera comme loyer une somme d’argent équivalant à la valeur de 100 génisses adultes. Un chemin devra toujours délimiter une étable, un pré, un enclos protégé par un mur et un abri. Hauteur des murs : six pieds. Que la récolte soit grande ou petite, la dîme devra en être payée, en une seule fois, par les gens d’Acaina. Le roi garantira l’exécution de ce contrat. Nous, Abolu, roi des Uboci, l’ordonnons ainsi.
N.B. En 1992 toujours à Botorrita a été découverte une troisième plaque de bronze en celtibère. Il s’agit d’une décision des autorités publiques de la cité de Contrebia Belaisca suivie de 241 noms d’hommes ou de femmes, répartis en 4 colonnes. Peut-être un groupe de colons. On en saura plus quand les deux premières lignes auront été déchiffrées (Liste du premier essaim, ceux qui voudraient posséder les terres nouvelles des étrangers – eskeninum – à Tragua ????????).
Les contrats en Irlande.
Le droit primitif irlandais, autrement dit la coutume gaélique, reconnaissait que le fondement du contrat était l’obligation (Fiach, féich). Le libre contrat entre individus était une des dispositions fondamentales du droit celtique (d’où témoins, engagements, garanties, etc.). Le contrat était un instrument d’échanges par lequel les obligés (féchem) devaient s’engager réciproquement. La garantie (folud) apportée par celui qui promettait devait s’accompagner d’une contre-garantie (frithfolud) de l’autre partie (McLEOD 1995, 14).
Il existait deux grandes catégories de contrats. Les petits contrats dont l’exécution était immédiatement exigible ou presque, et les contrats à plus long terme, voire permanents. Pour les premiers, de simples dédommagements étaient à prévoir, pour les seconds en revanche, on exigeait et des garanties et des hypothèques.
Le régime des contrats était donc une des parties les plus importantes du droit irlandais. Pour ainsi dire, tout ce que faisait quelqu’un au-delà de la simple agriculture pour subvenir à ses besoins devait faire l’objet d’un contrat.
Le texte fondamental sur le droit des contrats irlandais anciens, Di Astud Chor, a été publié puis traduit par Neil McLeod.
L’acte juridique le plus courant dans la société irlandaise ancienne était le contrat verbal ou « cor bél » (littéralement « contrat de la bouche »), souvent appelé simplement « cor ». Ce qui prévalait dans l’ancien druidisme, ce n’était pas en effet la loi, mais la parole donnée. En bref, moins de lois et plus de contrats, librement consentis
La règle de base était que quelqu’un ne pouvait pas s’engager pour un montant supérieur au prix de son honneur. S’il tenait néanmoins à passer un tel contrat, il devait obtenir la permission de sa parenté. De la même façon, les témoins et garants ne pouvaient garantir des contrats (ou des parties de contrats) qu’à la hauteur du prix de leur honneur (cf. KELLY 1988, 158).
Les témoins.
Pour formaliser un contrat, il fallait désigner des témoins, particulièrement chargés de noter ou de garder en mémoire les termes dudit contrat. Le terme technique pour désigner ce témoin contractuel est « roach », bien que le mot de témoin oculaire « fíadu » soit aussi souvent utilisé dans les textes.
Les garants.
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Chaque partie devait normalement fournir un garant. Les garants avaient pour rôle de faire appliquer le contrat, de deux façons différentes.
En règle générale, le garant était le supérieur hiérarchique du contractant, qu’il s’agisse du père pour son fils, du seigneur pour son vassal. Ils étaient donc en principe de rang social supérieur aux parties contractantes, et ainsi étaient plus vulnérables au déshonneur pouvant advenir, si le contrat n’était pas honoré par la partie qu’ils soutenaient.
Ensuite ils étaient dans une meilleure position que l’autre partie pour faire respecter les termes du contrat.
Il y avait trois types de garants.
Le premier d’entre eux était le « naidm » ou « macc », le « garant faisant appliquer », qui promettait sur son honneur que la partie l’ayant invoqué comme garant remplirait son contrat. Si elle ne le faisait pas, il devait saisir la partie défaillante et, de plus, avait droit au montant du prix de son honneur de la part du contractant défaillant.
Le second type de garant était le « ráth », le « garant payeur ». L’homme qui se portait caution garantissait qu’il compenserait sur ses propres ressources les dettes de la partie l’ayant invoqué si elle faisait défaut, et si le naidm échouait à faire effectuer le paiement. Dans un tel cas, cependant, le ráth avait le droit lui aussi de percevoir le montant du prix de son honneur et de recouvrer, avec intérêts, le montant qu’il avait payé pour satisfaire les revendications du créancier (McLEOD 1995, 17).
Le troisième type de garant était « l’aitire », le « garant otage », qui était très probablement invoqué dans le cas où le statut des personnes contractantes était tellement élevé qu’il aurait été problématique de les faire saisir ; ou dans le cas où les contrats avaient pour but d’éviter les dettes de sang ; ou encore dans le cas du devoir d’entretenir un malade.
Si, dans ce cas, la partie du garant otage faisait défaut, le garant otage devait se soumettre à la partie lésée. La partie défaillante avait alors dix jours pour le racheter, sinon sa liberté ainsi que sa vie étaient perdues. Le garant otage pouvait se racheter lui-même en payant le corp-dire (ou prix du corps) prévu pour un corps humain dans le droit irlandais (7 cumal) ; qu’il avait le droit, bien sûr, de récupérer sur la partie défaillante, qui restait liée par le contrat.
NOTE DE LA RÉDACTION. Un cumal = 3 vaches laitières = 3 onces d’argent. Encore une fois, rappelons qu’il s’agit là d’ancien druidisme et que nul n’est tenu aujourd’hui d’approuver de telles discriminations entre riches et pauvres.
Les contrats sans naidm et sans ráth étaient généralement considérés comme inapplicables.
La poignée de main.
Il y avait certaines formes à respecter pour conclure des contrats, et le fait de se taper mutuellement dans la main en disant quelque chose comme « tope là » ou de se serrer la main en faisait probablement partie.
Le délai de rétractation.
Il existait un délai pendant lequel on pouvait annuler un contrat. Ce délai courait jusqu’au crépuscule du jour où le contrat était fait (délai qui semble avoir été porté plus tard à vingt-quatre heures). Une fois que ce laps de temps était passé, le contrat devenait contraignant, à moins qu’il présente des vices ou des défauts susceptibles de justifier son annulation.
Les contrats invalides.
Certaines situations rendaient un contrat invalide. Parmi celles-ci, par exemple, les contrats conclus sous la contrainte, de la peur, ou de l’ivresse. Les contrats les plus anciens avaient la priorité sur les plus récents. Si un contrat contenait un vice caché, qui ne pouvait raisonnablement être découvert par la partie lésée, il pouvait être résilié ou réajusté. De même, certaines personnes ne pouvaient conclure de contrat de leur propre chef, comme les mineurs, les malades mentaux, les esclaves, les prisonniers ou les étrangers de passage dans le pays. Tout contrat conclu avec ces personnes était invalide.
Il existait quelques restrictions réduisant la capacité d’une personne à conclure des contrats.
Fondamentalement un supérieur pouvait toujours annuler le contrat conclu par un de ses subordonnés ; alors que le subordonné ne pouvait annuler des contrats de son supérieur, que ceux qui étaient à son détriment (exemple, si le père veut vendre toute sa terre, le fils peut y faire opposition, car cela diminuerait d’autant son héritage).
Il en ressort donc que le droit celtique connaissait la notion de mineurs OU MAJEURS INCAPABLES.
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Dans le droit irlandais du haut Moyen Âge un certain nombre de personnes étaient considérées comme incapables, au sens juridique du terme, de contracter. Les contrats acceptés par eux étaient considérés comme nuls et non avenus.
L’introduction du Senchus Mor évoque, « cinq contrats qui sont dissous chez les Féné, malgré les engagements pris : le contrat formé par un serf sans son maître, le contrat signé par un moine sans son abbé, le contrat signé par un fils dont le père est encore vivant si le père n’est pas intervenu, le contrat conclu soit par un fou soit par une folle, le contrat signé par femme sans le concours de son homme ».
Le traité du droit des eaux (coibnius uisci), lui, donne une liste de neuf contrats nuls : « le contrat fait par un esclave, le contrat conclu par un moine, le contrat signé par un fils dont le père est encore vivant, l’achat fait par une idiote, le contrat conclu entre un idiot et une personne sensée, le contrat signé par une femme sans l’accord de son mari, le contrat fait dans l’obscurité, le contrat conclu en état d’ébriété le contrat conclu sous l’empire de la crainte ».
Les gages.
Une part importante de la procédure contractuelle était constituée par les gages (« gell »). Un gage était un objet de valeur remis par son propriétaire pour une période déterminée (cf. KELLY 1988, 184). Il prouvait que quelqu’un avait bien l’intention de satisfaire aux revendications d’autrui dans un délai raisonnable, ou de soumettre l’affaire à un arbitrage où elle serait débattue. En règle générale, le gage était un objet étroitement lié à la vie de son possesseur ; un guerrier engageait par exemple son arme, un fermier l’un de ses outils, un noble une broche précieuse, etc.
Des gages pouvaient être offerts avant qu’un préjudice n’ait été subi. Des voisins pouvaient par exemple échanger des « pré-gages » (« tairgille ») afin de montrer leur volonté de soumettre à arbitrage leurs affaires de blessures ou de divagations (d’animaux).
De même que l’on pouvait offrir des gages pour son propre comportement, une personne pouvait aussi offrir des gages pour le compte d’un tiers. Dans ce cas, il était susceptible de recevoir un intérêt (« fuillem ») tant que l’objet n’était pas rentré en sa possession. Au cas où l’objet mis en gage était perdu, l’intérêt le concernant augmentait d’autant et une lourde compensation devait être payée à son ex-propriétaire.
LES ATTEINTES À LA PERSONNE.
Le meurtre.
Le plus grave des préjudices que l’on peut infliger à quelqu’un c’est évidemment de le tuer. Cependant, à la différence de beaucoup d’autres systèmes juridiques, dans le droit irlandais le meurtre n’était pas puni en faisant subir à l’auteur le même sort que sa victime. La loi autorisait en effet le meurtrier à réparer son crime par le paiement d’une certaine somme d’argent.
À ce qu’il semble, ce paiement était composé de deux types distincts d’amendes, et devait généralement être payé à la parenté de la victime.
Le premier type d’amende était la pénalité fixée pour un homicide, qui se montait à sept cumal soit 21 vaches laitières ou 21 onces d’argent, pour un homme libre, quel que soit son rang. Elle était généralement appelée « éraic » (remplacé en vieil irlandais tardif par « cró »).
Elle allait à la derbfine de la victime, sauf pour le tiers dit d’application (trian tobaig) qui pouvait être déduit en cas d’appel afin de payer le nouvel avocat (cf. KELLY 1988, 126).
La deuxième sorte d’amende était basée sur le prix de l’honneur (« lóg n-enech ») de la parenté de la victime. Chaque membre de la parenté de la victime obtenait une fraction du prix de son honneur, en commençant par le prix de l’honneur total s’il s’agissait d’un très proche parent (père, mère, fils, fille, frère et sœur) ; la moitié s’il y avait un degré (oncles et tantes paternels et maternels) ; jusqu’à un septième pour le meurtre d’un frère de lait ou d’un « parrain ». Il en ressort clairement que le meurtre pouvait coûter extrêmement cher si la victime était de haut rang.
Si pour une raison quelconque le paiement n’était pas effectué, la parenté de la victime pouvait s’emparer du meurtrier puis le vendre comme esclave (le cas le plus courant, car il rapportait, financièrement parlant) ou le mettre à mort.
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Si l’assassin était en fuite et si sa parenté ne payait pas l’amende, la parenté de la victime se devait d’exercer une vendetta jusqu’à parfaite vengeance (dígal) vis-à-vis de la victime. Si la victime était un seigneur, ses obligés ou ses vassaux devaient se joindre à la vendetta.
Le parricide (fingal).
En cas de meurtre commis à l’intérieur de la parenté, ce système de rachat par paiement ne pouvait pas s’appliquer bien évidemment. De plus, le meurtre ne pouvait pas non plus être vengé par d’autres membres de la parenté, car ils auraient alors commis eux-mêmes un fingal en mettant le meurtrier à mort. La peine habituelle pour ce genre de crime était donc le rejet de son auteur hors de sa parenté, il y perdait tout droit, tout statut, et devenait donc plus ou moins une non-personne.
La légitime défense et le meurtre légal.
Le droit irlandais admettait que certaines formes de meurtre ne devaient entraîner aucune pénalité, donc qu’elles étaient en un certain sens « légales ». Cela pouvait aller du meurtre commis dans une bataille jusqu’au fait de tuer un voleur pris en flagrant délit, ou un prisonnier dont la rançon n’était pas payée (cimbid) ; et qui pouvait donc être tué par un individu ou un membre de la parenté qu’il avait lésée en assassinant un des siens. Tuer en état de légitime défense (bien que ce soit là une matière assez complexe) était aussi autorisé.
Les blessures.
Pour les blessures, on devait aussi payer une compensation financière, variant selon la gravité, ou les séquelles. Si quelqu’un ne s’était pas pleinement rétabli au bout de neuf jours, un médecin venait l’examiner pour voir s’il pourrait guérir un jour ou non. Dans la négative, l’auteur devait payer la lourde pénalité prévue pour un « crólige báis » (coups et blessures ayant entraîné la mort), qui était encore plus élevée que l’amende habituellement prévue pour un meurtre. Toutefois, cela le libérait de toute obligation ultérieure, que la victime meure ou guérisse.
L’entretien des blessés.
Si la victime n’était pas entièrement guérie au bout de neuf jours, mais si le médecin pensait qu’il allait s’en remettre, l’auteur des blessures devait le prendre en « folog n-othrusa » (entretien de malade) souvent désigné simplement comme « othrus ». Cela impliquait qu’il amène la personne blessée dans la maison d’un tiers où il devait être soigné aux frais de l’auteur de la blessure, jusqu’à complète guérison. L’entretien du blessé dans ce cas était considéré comme un contrat et devait donc être formalisé par des gages ainsi que des garants. Des provisions ou des aides étaient notamment réunies pour le soigner. Cela pouvait aller du nombre de personnes que la victime pouvait prendre comme suite, s’il y avait droit, jusqu’à la quantité de nourriture que lui et ladite suite pouvaient consommer durant toute cette période.
Cependant, même à l’époque où ces textes furent rédigés, cette pratique était déjà le plus souvent remplacée par le paiement d’une amende, car elle était bien trop lourde à mettre en œuvre.
Les blessures légales.
Dans certaines circonstances, les blessures aussi pouvaient ne pas être illégales, et aucune pénalité ne devait alors être payée. Par exemple, l’effusion de sang pendant une opération pratiquée par un médecin, les blessures causées par un enfant qui était en train de jouer (tant qu’aucun comportement fautif ne lui était imputable), ou par des adversaires lors d’un duel, etc.
Le viol.
Le droit irlandais distinguait deux sortes de viol (« forcor » et « sleth »), même si des peines identiques s’appliquaient aux deux.
Le forcor concernait le viol au sens strict du terme, alors que le sleth couvrait toutes sortes de situations où une femme était soumise à des relations sexuelles sans son consentement.
Quel que soit le genre de viol, le violeur devait payer le prix de l’honneur (généralement celui du père, du mari, du fils ou du tuteur) ; et l’éraic complet si la victime était une fille en âge de se marier, une femme de chef ; la moitié pour toute autre femme. Si la victime tombait enceinte, le violeur était entièrement responsable de l’éducation de l’enfant.
Il y avait néanmoins des cas où le viol n’entraînait aucune pénalité, quelle que soit sa catégorie. Par exemple quand la femme était de mœurs légères ou adultère, comme les prostituées, ou quand il s’agissait d’une femme mariée ayant accepté de rencontrer un autre homme. Cependant, si la femme
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dissimulait le viol, il n’y avait pas non plus de pénalité. Si le viol avait lieu dans une ville ou un village, la femme était obligée d’appeler à l’aide, mais pas si l’agression avait lieu dans la nature.
Le harcèlement sexuel.
Le prix de l’honneur au complet devait être payé à une femme que l’on avait embrassée sans son consentement. Si sa robe était soulevée, elle devait être aussi dédommagée (bien que nous ne sachions pas comment, car ce n’est pas spécifié). Un agresseur devait payer dix onces d’argent pour avoir touché une femme ou mis sa main dans son corsage, et sept cumal ainsi que trois onces d’argent pour avoir mis sa main sous sa robe afin de la souiller.
La satire.
Ce délit incluait tout un éventail d’insultes verbales, comme le fait de se moquer de l’apparence physique de quelqu’un, d’inventer un sobriquet qui lui restait, ou de composer puis répéter un poème offensant. Le simple fait de se moquer, par gestes, des défauts de quelqu’un, pouvait rendre un individu coupable de satire. Avoir satirisé quelqu’un (« áerad », couper, ou « rindad » entailler), vous valait une amende équivalant à la totalité du prix de l’honneur de la victime. Et même si quelqu’un avait fait l’objet d’une satire après sa mort, le prix de son honneur devait être payé, à la parenté en l’occurrence, comme s’il était encore vivant.
Une satire pouvait néanmoins être légale, et même être utilisée comme instrument de justice, car c’était une forme de pression pour faire respecter la loi, en particulier dans le cas des notables de haut rang. Si une personne, surtout un roi ou un noble, tolérait une satire, il perdait son honneur. Si la satire était illégale, il devait obtenir une compensation de la part de l’offenseur, sinon ce dernier devait offrir un gage assurant qu’il payerait toutes les amendes dues. La satire pouvait aussi être publiquement annulée par la composition d’un autre poème, de louange cette fois-ci. Un tel acte annulait la satire originelle.
Le refus d’hospitalité.
L’hospitalité était considérée comme un devoir pour tout homme libre. Refuser à quelqu’un à manger ainsi qu’un abri était donc constitutif du délit de « esáin » (littéralement « chasser », aussi appelé « etech » : rejet, refus), et demandait une compensation appropriée au rang de la partie lésée. Les seules exceptions à cette pratique étaient les tenanciers de type midboth et ócaire, qui à cause de leur manque de moyens, devaient seulement l’hospitalité à leur seigneur, comme stipulé dans leur contrat de vasselage.
Dans certains cas néanmoins, l’hospitalité devait être refusée. Un criminel notoire ne devait être ni reçu ni protégé.
Si une personne obligeait indirectement un tiers à refuser l’hospitalité (par exemple en ne lui rendant pas de la nourriture empruntée après le délai convenu), il devait lui-même payer le prix de son honneur à l’hôte embarrassé.
La violation de la protection accordée par quelqu’un.
Un des principes importants de la loi des brehons était le droit de tout homme libre à offrir protection légale (« snádud » ou « turtugud ») pour une certaine période à une autre personne de rang égal ou inférieur au sien.
Tuer ou blesser une personne placée sous une telle protection, constituait le délit de « díguin » (violation de protection) ; un crime pour lequel son auteur devait payer au protecteur ainsi bafoué, le prix de son honneur, en plus de toute autre amende payable pour son acte.
Tout homme libre était d’ailleurs censé exercer une protection permanente sur sa propre maison et ses environs, connue sous le nom de « maigen dígona ». Ceci couvrait généralement la surface qu’il avait clôturée pour en faire sa cour. Si quelqu’un était tué ou blessé à l’intérieur de cet espace, cette action rendait son auteur coupable de díguin contre le maître de maison.
Cependant, il était illégal d’offrir sa protection à certains fugitifs, par exemple des meurtriers en fuite, etc. (cf. KELLY 1988, 141).
LES ATTEINTES AUX BIENS.
Le vol.
Une fois de plus, le principal texte à ce sujet, les « Bretha im Gata » (Jugements de vol) nous manque. Nous pouvons cependant deviner ce qu’il contenait, grâce aux autres textes qui nous sont
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parvenus. Le principe de base était que, si vous voliez quelque chose, vous deviez rendre deux fois le prix de l’objet volé, sauf quand le vol concernait du gros bétail, auquel cas le montant devait être de quatre ou cinq fois sa valeur.
De plus, si vous voliez quelque chose appartenant à un tiers (par exemple un objet appartenant à A, mais prêté à B), vous deviez payer aussi le prix de son honneur à la personne à qui l’objet avait été volé ; un tiers allant à celui à qui appartenait l’objet précédemment.
Autant que nous puissions le deviner des autres textes, on faisait aussi la distinction entre le dol ou vol par ruse (gat) et le vol avec violence (brat). Nous ne savons pas s’il y avait concordance avec le droit gallois, où le vol par ruse impliquait une plus lourde amende que le vol avec violence.
L’endroit où l’objet avait été volé devait être pris en considération. La règle était que, plus l’endroit était situé loin du domicile de la victime, plus l’amende était faible.
Quelques types de « vol » étaient néanmoins permis à un homme libre : prendre quelque chose d’un bâtiment ou d’un édifice en feu, d’un cadavre sur un champ de bataille, des chutes de métal d’une forge, des balayures du sol, etc.
La vente d’objets volés faisait partie des contrats invalides, et l’homme qui recevait de tels biens était considéré comme « fer medóngaite » (homme de demi-vol), autrement dit un receleur, mais seulement s’il avait connaissance de leur origine réelle. Si un voleur apportait des objets volés dans la maison d’un tiers, le receleur devait payer la moitié du prix de l’honneur du maître de maison ; s’il ne les apportait que dans l’airlise (la surface enclose autour de la maison), le receleur devait en payer un septième.
LES CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES.
Il existait un certain nombre de cas où la responsabilité pour des crimes ou délits pouvait être réduite, voire même annulée.
Les accidents.
Ainsi que nous l’avons vu, les délits entraînaient des pénalités, mais dans certains cas, il n’y avait aucun responsable évident, les faits en question étant arrivés accidentellement. Ainsi, aucune compensation n’était-elle due si l’on avait été blessé en demeurant trop près d’un artisan au travail, ou dans les cas où la victime était restée, en toute connaissance de cause, exposée à une situation dangereuse. Aucune pénalité ne pouvait être réclamée par une personne blessée par des chevaux durant une « óenach » (assemblée), ou par des joueurs pendant une partie de hurling.
Note spéciale pour nos amateurs d’entraînement paramilitaires. « Cependant, si un garçon était blessé pendant les très dangereux « fíanchluichi » (jeux paramilitaires), par exemple par un jet de lance ou de pierres, la parenté du coupable devait apparemment pourvoir à l’entretien des blessés ». [cf. KELLY 1988, 151].
Normalement, le propriétaire d’un animal était responsable de tout dommage causé par ce dernier, mais il y avait des cas où cela ne s’appliquait pas, les dommages étant considérés comme résultant d’un accident.
L’ignorance.
« L’anfis » (l’ignorance) pouvait faire baisser de moitié la pénalité due pour un délit, comme dans le cas d’une saisie non légale. Cela pouvait même annuler parfois toute la pénalité prévue. Un seigneur mangeant de la nourriture volée sans le savoir, par exemple, ne commettait bien entendu aucune faute.
La négligence.
Ici, le principe légal semble avoir été : « Un délit commis par négligence entraîne seulement une restitution ». Cependant, dans certains cas, la négligence demandait plus qu’une simple restitution, notamment quand l’on conduisait le troupeau d’un tiers. Mais si la blessure ou la mort de l’animal avait été causée par une négligence, ceci pouvait diminuer la pénalité de moitié.
La contrainte ou la nécessité.
La pénalité pour un crime ou un délit pouvait être annulée s’il était commis sous la contrainte physique ou mentale. Ainsi, la première épouse jalouse, en cas de blessures infligées à la deuxième femme de son époux dans certaines circonstances (cf. KELLY 1988, 153). De même, un malade pouvait voler des herbes médicinales, ou une femme enceinte de la nourriture, sans aucune pénalité. N.B. Sur ce
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point l’ancien druidisme semble donc avoir été plus compréhensif et plus humain que notre droit moderne.
L’ivresse.
Rien n’indique que les dommages ou les blessures aient été traités avec plus d’indulgence lorsqu’ils étaient commis en état d’ivresse. Toutefois, les contrats conclus alors que l’une des parties était ivre étaient généralement considérés comme invalides, sauf pour les contrats de co-labourage, de vasselage, ou en ce qui concerne le droit de voisinage.
L’aliénation mentale.
En règle générale, le tuteur légal était responsable des actes de l’aliéné mental. Cependant, certaines offenses comme les blessures causées par des objets lancés par un fou, étaient considérées comme des accidents, et aucune compensation n’était donc due.
Responsabilité des témoins oculaires et des complices.
Le simple témoin d’un crime ou d’un délit pouvait être considéré comme coupable de « aircsiu » ou de « forcsiu » (les deux termes signifiant : « assister ou regarder sans rien faire ») dans certains cas. Il y avait en outre des cas où le témoin pouvait carrément être considéré comme complice. Cela entraînait différentes amendes, allant de la totalité de la pénalité pour celui qui était l’instigateur du crime, qui accompagnait le criminel, ou qui se réjouissait de l’accomplissement du crime ; jusqu’au quart de l’amende prévue seulement, pour qui assistait à un crime sans tenter de l’empêcher. Ceux qui tentaient de l’empêcher, ainsi que ceux dont on n’attendait pas qu’ils puissent le faire, comme les femmes, les enfants ou les faibles d’esprit, ne devaient bien sûr aucune amende. De plus, tout informateur révélant une entreprise criminelle était automatiquement dégagé de toute responsabilité, même s’il avait été lui-même impliqué au début. Toute personne accordant hospitalité ou protection à un criminel notoire était aussi considérée comme complice.
Responsabilité après la mort.
En règle générale, les délits personnels d’un individu s’éteignaient avec lui, et ne se transmettaient en aucune façon à ses héritiers. Cependant, si un homme mourait en commettant un délit, ses héritiers devaient néanmoins payer les amendes prévues à cet effet. Si un homme était « garant otage » (aitire), sa responsabilité n’était pas transmise à ses héritiers. Mais s’il était « garant payant » (ráth), la responsabilité qu’il avait endossée en donnant sa garantie, elle, passait à ses héritiers (cf. KELLY 1988, 157). Et il n’y avait prescription qu’à partir de la quatrième génération.
LA PROCÉDURE LÉGALE.
Que se passait-il lorsqu’une des prescriptions mentionnées ci-dessus était violée ?
LA SAISIE (ATHGABÁL).
Plaignants ou victimes devaient procéder par eux-mêmes dans la plupart des cas, contrairement à ce qui se passe dans nos sociétés modernes, et pour cela suivre une procédure bien définie.
En matière contractuelle cela se faisait en déclarant perdu le gage de l’autre partie, et donc en l’obligeant soit à y renoncer, soit à demander que l’affaire soit examinée par un juge ou un arbitre. Dans les cas où aucun gage n’avait été donné, il y avait d’autres méthodes.
La forme la plus courante pour établir ses revendications et par là enclencher une procédure était la saisie ; c’est-à-dire en règle générale l’enlèvement d’un certain nombre d’animaux appartenant au défendeur (ou dans certains cas à un substitut du défendeur) ; la plupart du temps du bétail équivalant à la valeur de la revendication. Ceci est décrit avec beaucoup de détails dans les « Chetharslicht Athgabála » (les Quatre Sections de la Saisie). Le texte décrit la procédure normale selon laquelle une saisie doit avoir lieu.
Premièrement, et ceci en réalité constituait le commencement même de la procédure, le plaignant devait formellement notifier au défendeur (airfócre ou apad), qu’il comptait le saisir.
Cela étant fait, il y avait un délai (anad) d’un à cinq jours pendant lequel on donnait au défendeur la possibilité de réagir ; soit en remplissant ses obligations envers le demandeur (dans le cas d’un
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contrat non respecté) ; soit en payant les amendes dues ; soit en donnant un gage pour montrer qu’il était prêt à donner satisfaction.
Si le défendeur ne réagit pas, le plaignant a le droit d’entrer sur les terres du défendeur et d’y prendre des animaux d’une valeur équivalant au montant de la saisie (tóchsal). Ceci doit être fait au petit matin, en la présence d’un « aigne » (juriste). Ces animaux doivent être placés dans une « fourrière » sûre, qui peut appartenir au plaignant ou à n’importe qui d’autre. Toute blessure infligée aux animaux pendant qu’ils sont dans cette fourrière est de la responsabilité du plaignant.
À partir de là, un nouveau délai commence à courir, appelé « díthim » (début du délai de fourrière), probablement de la même durée que le premier. Si le défenseur règle l’affaire entre-temps, il récupère ses animaux et rien d’autre n’a lieu. Toutefois, si le défendeur, une fois de plus, ne réagit pas, le stade final de la saisie commence.
À l’issue de ce second délai, les animaux commencent à être perdus selon une procédure appelée « lobad » (littéralement : déchéance) ou « athgabál íar fut » (saisie avec sursis).
Le premier jour, des animaux, pour une valeur de cinq sét, sont perdus, puis des animaux pour une valeur de trois sét chaque jour, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Quand un animal est ainsi « perdu », il ne peut plus être récupéré par le défenseur, qui cependant peut encore régler l’affaire à tout moment à ce stade de la procédure ; en payant le reste du montant promis, plus une taxe pour les dépenses du plaignant destinées à la nourriture des animaux mis en fourrière. Il peut ainsi regagner tous les animaux encore disponibles.
Il existe également une forme spéciale de saisie appelée « athgabál immleguin », où c’est un substitut du défendeur qui est saisi, le plus souvent un membre de la même parenté que le défendeur ; même s’il peut aussi s’agir d’un ráth (garant), ayant servi de caution à ce contrat non respecté par le défenseur. Dans le cas de la saisie d’un substitut, le délai prévu est doublé ; en outre le substitut doit être formellement informé des raisons pour lesquelles il est saisi, de l’endroit où les animaux seront retenus, ainsi que de l’identité du « fethem » (représentant légal du plaignant).
Si le substitut est un parent du défendeur, la façon dont il pourra récupérer les animaux saisis ou leur équivalent sera une affaire intérieure à la parenté ; s’il s’agit d’un ráth, il sera en droit d’exiger du défendeur le double du montant saisi, en sus du prix de son honneur (et il pourra lui-même ensuite saisir le défendeur dans ce but, si nécessaire).
Dans certains cas, la saisie peut également prendre une forme plus symbolique. Un forgeron peut, par exemple, être saisi, rien qu’en attachant un ruban blanc autour de son enclume, ce qui l’empêche ainsi, en quelque sorte « magiquement », de travailler avec.
Les procédures décrites ci-dessus fonctionnent normalement contre quiconque n’est pas nemed. Dans le cas où la personne à saisir est de rang nemed au plein sens du terme, il en va différemment.
Le jeûne.
Si le défendeur est de rang nemed en effet, le demandeur doit jeûner (troscud) afin de l’obliger à lui rendre justice. Le jeûne a lieu devant la demeure du nemed, et, au moins selon certains commentaires, ne doit durer que du coucher au lever du soleil (le demandeur manque ainsi le principal repas, celui du soir) ; pendant un certain temps, plutôt que jusqu’à la mort. S’il y a jeûne, le nemed doit promettre de se soumettre à un arbitrage, soit en désignant un garant, soit en offrant un gage. S’il mange pendant le jeûne, il devra payer deux fois le montant initialement promis. S’il résiste à un jeûne justifié, conduit conformément aux règles, il perd son statut de nemed, et tous les droits légaux allant avec.
Les limitations et la saisie illégale.
Il y a certaines restrictions dans la pratique des saisies. Différentes circonstances, comme la mort d’un proche, peuvent autoriser un ajournement ; et certains animaux ne peuvent pas être saisis (comme les vaches qui viennent de vêler). Les motifs de tels ajournements doivent évidemment être sincères et attestés par témoins.
Si le demandeur ne respecte pas un tel ajournement légal, ou s’il saisit des animaux non autorisés, ou s’il saisit pendant un jour sacré, ou en violation de la protection (turtugud) accordée par une tierce partie, ou dans certains autres cas ; il se rend alors coupable de saisie non légale. L’amende pour saisie non conforme à la loi est de cinq sét.
Comme de nombreuses et difficiles considérations doivent être prises en compte, en cas de saisie, et comme une procédure formelle doit toujours être suivie dans ce genre d’affaires, il est donc vivement recommandé qu’un aigne (homme de loi ou juriste professionnel) ait la possibilité de suivre la procédure au nom du demandeur. Il reçoit en échange dans ce cas un tiers du montant de la saisie.
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L’entrée légale d’un homme (tellach).
L’entrée dite légale est la procédure pour revendiquer un terrain.
C’est également une procédure à suivre dans les formes et qui est détaillée dans le texte intitulé « Din Techtugad ». Le demandeur entre sur le terrain qu’il réclame en tenant deux chevaux, accompagné par un témoin et des garants. Il se retire immédiatement après cette première entrée (« céttellach »).
La personne qui occupe le terrain contesté a dès lors cinq jours pour soumettre le conflit à un arbitrage. Si l’occupant ne réagit pas, le demandeur pénètre à nouveau sur le terrain, dix jours après cette première entrée ; accompagné cette fois-ci de quatre chevaux dételés (donc libres de paître) ainsi que de deux témoins et des garants ; puis il se retire à nouveau immédiatement. C’est ce que l’on appelle la « tellach medónach » (l’entrée du milieu).
La personne qui occupe de fait le terrain a cette fois-ci trois jours pour soumettre l’affaire à un arbitrage. Vingt jours après l’entrée initiale, si l’occupant des lieux n’a toujours pas réagi, le demandeur fait le « tellach déidenach » (l’entrée finale) ; cette fois-ci accompagné de huit chevaux qu’il peut laisser sur place, et de trois témoins. Si l’occupant accepte enfin de soumettre l’affaire à un juge, on accorde alors au demandeur un « arbitrage rapide », ce qui signifie que l’affaire sera entendue dès que possible. Si cependant l’occupant illégitime continue à ne pas vouloir se soumettre à un arbitrage, alors le demandeur acquiert la propriété légale du terrain disputé (cf. KELLY 1988, 187). Il doit pour cela passer une nuit dessus, allumer un feu et y garder ses animaux.
L’entrée légale d’une femme (bantellach).
La procédure est fondamentalement la même que pour les hommes, à part que les délais sont de 4, 8, 10 et 16 jours pour les entrées ou les réactions des occupants du terrain, et que les chevaux sont remplacés par des brebis. Lors de l’entrée finale, la femme qui revendique le terrain doit porter un pétrin et un van pour tamiser le grain.
Entrée illégale.
Il est bien sûr illégal d’opérer une telle entrée sur une propriété où l’on n’a aucun droit. Et gare aux erreurs de procédure. Un nombre d’animaux incorrect par exemple ! L’entrée rendue illégale par une erreur de procédure est punie par une forte amende et fait partie, avec la saisie dite illégale et le duel illégal, des trois occasions où les Féni (les hommes libres ayant pleine capacité légale) peuvent intervenir et poursuivre.
LA PROCÉDURE AU TRIBUNAL.
Pour enclencher une procédure devant le tribunal, la victime (ou un de ses parents) doit faire savoir publiquement qu’une offense a été commise, et entreprendre l’action légale en commençant par engager un avocat devant plaider en son nom. Si un procès a été formellement intenté de cette manière, une audience devra donc avoir lieu. Il s’agit d’une procédure très formelle, divisée en huit phases.
Première phase : la fixation d’une date pour l’audience.
De ce que nous pouvons déduire de certains textes, l’audience était probablement fixée au cinquième jour après l’annonce, le défendeur offrant un gage garantissant qu’il y assistera, le troisième jour.
Deuxième phase : le choix de la procédure par l’avocat du plaignant.
Il y a cinq types différents de procédures : fír (vérité), dliged (obligation), cert (justice), téchtae (propriété) et Cóir n-athchomairc (juste enquête), chacune avec des obligations spécifiques. Si l’avocat ne choisit pas la bonne, ou s’il en change durant le procès, il devra payer une amende équivalant à la valeur d’une vache, mais l’affaire ne sera pas affectée par cette erreur initiale.
Ces cinq types différents de procédures traitent principalement de différentes sortes de violation de la loi pénale.
Fír était le nom de la procédure traitant de toutes les questions de diffamation, d’héritage, de reconnaissance d’un suzerain, ou de désignation d’un chef de famille.
Dliged était le nom de la procédure concernant les contrats.
Cert la procédure pour tout ce qui était quantité et valeur.
Téchta la procédure pour toutes les règles de droit consacrées par l’usage.
Coir n-Athchomairc le nom de la procédure traitant de tout le reste.
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Troisième phase : l’apport de garanties. À ce stade de la procédure, les deux parties en conflit doivent être liées, soit par un gage soit par un garant, jusqu’au jugement. La nature de cette garantie dépend de la procédure suivie.
Quatrième phase : les plaidoiries (tacrae).
La plaidoirie a lieu face à un ou plusieurs juges, dans un tribunal (airecht). Plus le cas est compliqué, plus il faut de juges. Le lieu peut être la maison du juge, ou, s’il y a de nombreux témoins, ou assistants, un endroit en plein air est choisi (sans doute toujours le même d’ailleurs). Devant le tribunal, les deux parties plaident, ce qui inclut certainement aussi une audition de témoins ou de garants.
Cinquième phase : les réponses (frecrae).
L’étape suivante est la contre-plaidoirie, durant laquelle les deux avocats tentent de réfuter les arguments de la partie adverse. Là aussi, cela peut impliquer une audition de témoins ou de garants.
Sixième phase : le jugement (breth).
Après les plaidoiries et les réponses, le juge prononce un jugement.
Septième phase : la promulgation de la sentence (forus).
Le jugement est proclamé, ce qui implique également l’exposé des motifs sur lesquels il se fonde.
Huitième phase : la conclusion (forbae).
Cela impliquait certainement quelque chose comme une petite cérémonie, et le jugement pouvait alors entrer en vigueur.
LA COMPOSITION DU TRIBUNAL
Il est possible de déterminer avec une relative certitude, à partir des textes juridiques qui sont parvenus jusqu’à nous, quelle était la composition d’un tribunal au complet.
N.B. Pour les affaires courantes, tous ces dignitaires devaient bien sûr être remplacés par des substituts ou des subalternes.
Au centre du tribunal se trouvent les juges, dans « la cour elle-même » (airecht fodesin).
Derrière la cour (cúl-airecht) siègent le roi, l’évêque et le chef-poète (mais ils peuvent aussi être remplacés par le seigneur, le prêtre et le poète du seigneur).
D’un côté, dans la « cour latérale » (táb-airecht) siègent les historiens, les rois de provinces, les garants otages, ráth ou aitire.
De l’autre côté se trouve la « cour séparée » (airecht fo leich), où siègent les garants naidm et ráth, les témoins et les garants de contrats (maic cor mbél).
En face de la cour (à l’opposé de l’arrière-cour) se trouve la cour d’attente, où se tiennent debout le plaignant et le défendeur (tous deux désignés par le nom de féchemain) ainsi que leurs avocats respectifs.
Les différents types de serments.
L’un des éléments les plus importants de la procédure au tribunal était la prestation de serment ; c’était d’ailleurs plus ou moins de cette manière que les affaires étaient tranchées.
Le faux serment (éthech).
Une personne qui prête un faux serment ne peut plus apporter son témoignage en faveur de qui que ce soit (cf. KELLY 1988, 201).
Le déni par serment (díthech, díthach).
En prêtant serment, on peut écarter les accusations portées contre soi.
Le serment au nom d’autrui (airthech).
On peut aussi prêter serment au nom d’une autre personne, en jouant alors le rôle d’un véritable substitut pour elle.
Le serment supérieur.
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Si un cas n’est pas clair, et si les deux parties prêtent serment sur un fait, ou produisent des témoins qui prêtent serment ; c’est le serment de la personne du plus haut rang qui l’emporte automatiquement sur celui de la personne de moindre rang.
Note de la rédaction : il s’agit là, bien sûr, d’ancien druidisme, et personne n’est obligé de suivre à la lettre cette idée.
Le serment collectif dit de compurgation (imthach).
Cette pratique est l’une des plus importantes du droit celtique, car elle permet à chaque partie de renforcer la valeur d’un serment par les serments d’autres personnes (par exemple 12), afin de dépasser la valeur du serment de l’autre partie.
Chaque personne supplémentaire qui prête serment au nom de l’une des parties, ajoute au serment initial une valeur égale au prix de son honneur à elle. La partie qui a finalement le plus haut prix d’honneur au total pour ses serments, dépasse l’autre partie en ce domaine crucial et peut l’emporter.
« Orgétorix dut plaider sa cause chargé de chaînes… Orgétorix fit venir devant le tribunal tous les siens, environ dix mille hommes, qu’il avait rassemblés de toutes parts, et il convoqua aussi tous ses vassaux et ses débiteurs, qui étaient en grand nombre. Grâce à leur présence, il put se soustraire à l’obligation de parler ».
On peut déduire de ce texte que, chez les Helvètes, des serments semblables à ceux des pratiques irlandaises et galloises faisaient partie de la procédure judiciaire ; et qu’en agissant ainsi, en multipliant à l’infini le nombre des serments (comme de modernes députés multipliant les amendements) ; Orgétorix put retarder la procédure.
Mais de tels serments collectifs de compurgation ne font que renforcer le serment du principal intéressé, contrairement à l’airthech qui, lui, en est un substitut complet.
La répudiation (fretech).
Serment utilisé dans le cas où une parenté veut se désolidariser d’un de ses membres ; dans le cas où un débiteur qui a remboursé sa dette veut dénoncer à l’avance toute autre réclamation de son créancier.
Serment de femme (bannoíll). Dans certains cas particuliers, le serment d’une femme est valide, et parfois même ne peut être contredit (comme dans le cas d’une femme sur le point de mourir en accouchant, et qui nomme le père de son enfant).
Le témoin (fiadu).
Normalement, un témoin doit donc appuyer ses dires par un serment. Il ne peut témoigner que de ce qu’il a vu ou entendu. La preuve par un seul témoin est habituellement considérée comme insuffisante, et deux témoins au moins sont nécessaires. Il y a quelques exceptions à cette règle, par exemple un seul témoin digne de foi est préféré à deux témoins qui ne le sont pas. Tout homme libre peut habituellement témoigner à hauteur du prix de son honneur.
Le témoignage indirect.
Bien qu’en général seul le témoignage direct soit utilisable au tribunal, on peut parfois recourir au témoignage indirect. Il consiste principalement à dénoncer le comportement du suspect, par exemple en démontant un alibi qu’il avait donné, ou en montrant ses évidents signes de nervosité devant la cour. Néanmoins le témoignage indirect n’est pas en soi définitif, et il doit également y avoir d’autres éléments pour le renforcer.
Le témoignage inadmissible.
Certaines personnes ne peuvent témoigner, quoi qu’elles aient vu. Cela va des personnes frappées de sénilité aux voleurs, en passant par les prostituées. D’autres sortes de témoins ne sont exclues que pour certaines affaires bien particulières, comme l’homme qui courtise une femme et qui ne peut témoigner dans une affaire impliquant la famille de celle qu’il aime. De même quelqu’un ne peut témoigner si cela lui procure un avantage personnel.
Le témoignage des femmes.
Les femmes sont généralement exclues des témoignages, mais il y a des exceptions à cette règle. Ainsi, les femmes peuvent-elles apporter leur témoignage en cas de bantellach (voir ci-dessus),
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lorsqu’une femme témoin accompagne une femme devant être soignée, en cas de problème sexuel dans un mariage ; ou quand une femme doit être examinée par un témoin féminin.
Les faux témoins.
Une personne qui fournit un faux témoignage (gú fíadnaise) ou une fausse déclaration (gúthestas) perd son honneur.
La décision dans les cas difficiles.
Il peut arriver que dans une affaire il n’y ait pas de témoin, ou que les serments des deux parties s’équilibrent, voire se neutralisent.
Le sort.
Le tirage au sort était surtout utilisé dans les affaires de violences faites aux animaux domestiques sans témoin, comme dans le cas d’un animal tué dans un pré commun ; ou dans les affaires de partage de terres entre héritiers qui n’arrivent pas à s’entendre.
Les ordalies.
Un autre moyen de trancher est fourni par les ordalies. La plus fréquente semble être la « preuve par le chaudron » (fír coire), où le suspect doit plonger sa main dans un chaudron d’eau bouillante. Si sa main présente des signes de brûlure, il est censé être coupable (ancien druidisme).
Le duel (roé) ou jugement de Dieu est une forme d’ordalie acceptée dans le droit irlandais ancien. Les conditions d’un tel duel doivent être agréées au préalable, et confirmées par les garants des deux parties, sinon il est invalide.
Normalement, si l’une des parties ne se présente pas pour affronter son adversaire, elle est considérée comme ayant perdu, sauf s’il y a motif à ajournement.
Les duels n’ont pas à être livrés jusqu’à la mort. Le moindre des revers peut être considéré comme la preuve que l’on a tort et que la justice est du côté de l’autre combattant. Tomber ou laisser son arme s’échapper accidentellement, par exemple.
LES PEINES.
À en croire nos textes, il y a différents types de peine possibles en droit irlandais, dont l’un a visiblement la préférence, le paiement d’une amende. Les autres possibilités sont l’esclavage, des châtiments corporels, voire la mise hors la loi ou la mise à mort ; mais il semble que l’on n’ait eu recours à ces derniers modes de châtiment, que lorsque le mode préférentiel, qui était l’amende, n’était pas envisageable.
Le paiement d’une amende.
Le premier type de peine en droit irlandais était le paiement d’une amende, nous pouvons d’ailleurs penser qu’il s’est agi là du mode habituel de réparation des crimes en terre celte.
Châtiments et punitions en cas d’impossibilité de paiement d’une amende.
Ces méthodes n’étaient habituellement utilisées que lorsque le coupable ne voulait pas, ou ne pouvait pas, payer. Le choix de la peine applicable au coupable mauvais payeur appartenait sans doute à la partie lésée, la victime si elle vivait encore, ou ses parents dans le cas contraire.
La mise hors la loi.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire, César rapporte que les voleurs, les meurtriers ou les autres criminels étaient parfois punis de mort par sacrifice aux dieu-ou-démons ; mais à l’évidence le châtiment le plus typique pour les crimes graves était, même selon ce dernier, l’excommunication ou l’exclusion des cérémonies religieuses (et avec cela, très probablement, de la tribu et de la famille).
B.G. VI, 13. « Ce sont les druides, en effet, qui tranchent presque tous les conflits entre États ou entre particuliers. Si quelque crime a été commis, s’il y a eu meurtre… Un particulier ou un peuple ne s’est-il pas conformé à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices. C’est chez eux la peine la plus grave. Ceux qui ont été frappés de cette interdiction, on les range au nombre des impies et des criminels, on s’écarte d’eux, on fuit leur abord et leur entretien, car on craint de leur contact impur des effets funestes : ils ne sont plus admis à demander justice ».
On pouvait être privé de ses droits pour beaucoup de raisons. Ce type de peine était utilisé en cas de vol, par exemple, mais aussi dans le cas des « fugitifs », c’est-à-dire des personnes qui n’avaient pas
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rempli leurs devoirs envers la société. Le hors-la-loi quittait le territoire de sa tribu et devenait un exilé (deorad). Autant qu’on puisse le savoir, il s’agissait d’un bannissement à vie, et il n’y a aucun exemple de durée fixée pour un bannissement après lequel le coupable aurait été autorisé à revenir.
Une des peines prévues par la tradition irlandaise consistait en effet en un abandon aux flots condamnant un criminel à naviguer, privé de rames et de gouvernail, là où le vent le porterait. Dans les deux cas, l’homme était privé de l’aide de sa communauté et cela constituait la peine la plus grande qui pouvait lui arriver. Ce pèlerin forcé ne pouvait ainsi compter que sur la Providence divine.
On en a un excellent exemple dans la Cain Adomnain de 697, il s’agit de la peine remplaçant le prix du sang pour les femmes (les coupables de sexe féminin).
45… Une femme mérite la mort pour avoir tué un homme ou une femme, ou pour avoir administré un poison mortel, ou pour avoir brûlé une église, ou pour y avoir creusé… elle sera abandonnée dans une barque à une seule pagaie sur l’océan pour y dériver sous l’effet de la brise de terre avec un seau de nourriture et un seau d’eau. Il lui adviendra ce que Dieu aura décidé.
Notons au passage qu’on peut se demander si un lourd wergeld à payer comme dans le cas des coupables de sexe masculin (la société celtique ancienne en effet ne connaissait pas la prison et pratiquait rarement la peine de mort, mais recourait le plus souvent au principe du wergeld s’il y avait mort d’homme) n’aurait pas été une peine plus douce, mais les voies de Dieu sont impénétrables. Surtout dans le christianisme (les dieux païens, eux, étaient plus faciles à comprendre, car plus logiques).
La récupération des droits légaux.
Le statut de hors-la-loi, néanmoins, n’était pas nécessairement définitif. Si le hors-la-loi pouvait réparer son crime – en payant ou d’une autre manière –, il pouvait retrouver tous ses droits dans la société.
L’abandon.
Peine où le coupable est abandonné sur la mer (et généralement réduit en esclavage s’il est rejeté sur le rivage). Cette peine n’est que rarement mentionnée dans les textes juridiques. Elle semble avoir été l’une des méthodes favorites pour sanctionner les délits graves commis par des femmes. Il est possible que ce type de peine n’ait été introduit qu’après l’avènement du christianisme.
Quand un criminel ainsi banni était rejeté sur une côte appartenant à son propre pays, la façon dont il était traité dépendait bien évidemment de son crime. S’il s’agissait d’un délit mineur, il était rendu à son statut initial. Si le délit était grave, il semble qu’il était alors condamné à servir comme esclave (paysan non libre).
L’esclavage.
C’était la dernière possibilité juridique dans la plupart des cas. Même s’il a souvent été assimilé à la peine de mort dans les textes juridiques. La victime ou sa parenté préférait sans doute la plupart du temps vendre le coupable comme esclave, et en tirer ainsi de l’argent, plutôt que de l’exécuter, ce qui ne rapportait rien.
La peine de mort.
Les lois séculières (et donc pas spécialement chrétiennes) semblent n’avoir employé la peine de mort que comme alternative au paiement ou à l’esclavage.
Les lois ou canons de l’Église semblent avoir préféré la peine de mort dans les cas où le prix de l’honneur du coupable était inférieur à l’amende. En outre cela rendait la parenté du coupable responsable du paiement de l’amende.
L’exécution.
La première forme de peine de mort reconnue par le droit irlandais médiéval était l’exécution (guin), probablement par l’épée, la lance ou la hache. On l’appelle aussi cró, littéralement : mort sanglante) (cf. KELLY 1988, 219).
La pendaison.
La seconde forme la plus courante de peine de mort semble avoir été la pendaison (crochad) à un gibet (gabul). C’était une peine possible pour les blessures ou le meurtre.
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Le puits. Une des formes d’exécution les plus obscures par contre était le puits (góla). Il semble que, dans ce cas, la personne condamnée, vraisemblablement aussi enchaînée, mourait de faim et de froid dans un puits. Peut-être s’agissait-il en fait, de cas proches du sacrifice humain.
PEINES N’APPARAISSANT QU’AVEC LE CHRISTIANISME.
Certaines formes de peines n’apparaissent en Irlande que dans le droit canon (le droit de l’Église). Elles n’apparaissent dans aucun texte juridique séculier, nous pouvons donc en conclure qu’elles ne faisaient pas partie des usages celtiques avant l’avènement du christianisme.
La mutilation.
Aucun texte juridique ancien ne mentionne la mutilation, à l’exception du Cáin Adomnáin (un texte canonique d’inspiration musulmane ??) qui fixe une peine à deux volets comprenant la mutilation (du pied gauche et de la main droite) en premier, puis la mise à mort ensuite.
La flagellation.
Très souvent mentionnée dans les anciens textes juridiques, en particulier comme peine pour les esclaves, la flagellation n’apparaît en Irlande que dans les textes de droit canon. Il n’y est fait aucune référence dans les anciens textes juridiques séculiers.
Nota Bene.
Ouvrage de référence mentionné : Fergus Kelly, a guide to early Irish law. Dublin 1988.
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L’ESPRIT CELTIQUE : LA LIBERTÉ (SEXUELLE).
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PSYCHOLOGIE ET ÉTHIQUE
DE LA PROSTITUTION SACRÉE.
Du point de vue sexuel, si la chasteté a de la valeur, ce n’est pas en raison de l’excellence morale qu’on lui prête aujourd’hui, mais en raison de notions d’ordre mystique relatives à la pureté cérémonielle.
La sexualité comme mode de reproduction supérieur est en effet une très ancienne loi de la nature. Certains disent que son apparition remonte à plusieurs millions d’années. Cette reproduction sexuée est chance, source de vie et de joie, mais aussi de maints tourments.
La lecture des grands textes mythologiques nous montre qu’il existe un fossé entre la pensée mythologique qui considérait la sexualité comme aussi naturelle que l’eau fraîche ; et la pensée judéo-chrétienne qui a fait de cette dernière un tabou, et la base du complexe de culpabilité.
Le roi celte avait d’ailleurs le droit d’user librement de la femme de son hôte si l’on en croit H. d’Arbois de Jubainville (le droit du roi dans l’épopée irlandaise) ; et il avait aussi le droit de primae noctis si l’on en croit les légendes concernant la vie et l’œuvre du Hesus = Cuchulainn.
Ayant présenté sa femme Aemer au roi Conchobar juste après s’être marié, ce dernier se retrouva en effet dans l’obligation de satisfaire à son droit de cuissage ; mais les Ulates discutèrent du problème et voici ce qu’ils trouvèrent comme solution : Aemer passerait bien la nuit avec Conchobar, mais avec Fergus et Cathbad entre eux deux pour veiller à ce qu’il n’y ait rien.
« Accepte, ô Chien de Culann, lui demanda Catubatuos, et alors tu auras notre bénédiction à tous ». Le Chien de Culann accepta et il fut fait ainsi.
Le lendemain matin, Conchobar remit à la belle Aemer le cadeau de mariage qu’il lui destinait, il fit comme le voulait la coutume même si rien ne s’était passé cette nuit-là. Il dédommagea le Chien de Culann pour cette atteinte à son honneur.
C’est ainsi que tout rentra dans l’ordre et le Chien de Culann put enfin dormir avec sa femme (dernière partie de la cour faite à Aemer).
La première fonction des religions devrait quand même être la défense et l’exaltation de la vie. Et la vie de l’Homme dépend de la fécondité de sa mère la nature. Or il suffit d’un rien, d’une averse de grêle, d’un coup de froid sur les fleurs du printemps, d’une pluie qui tarde à venir, pour que la disette s’installe avec la mort des troupeaux et des hommes. Dès lors, le premier devoir des druides est d’obtenir des puissances maîtresses de la vie le maintien de la fertilité des sols, de la vitalité des plantes, de la fécondité des animaux, de la fécondité des femmes et de la puissance des hommes, perpétués dans leur descendance. On comprend mieux alors la prolifération des représentations sexuelles dans les religions : prostituées sacrées, bacchanales, offrandes, sacrifices sanglants destinés à revitaliser le soleil et la terre… L’imagination des hommes est sans borne dans son acharnement à stimuler l’activité créatrice des dieu-ou-démons.
On comprend aussi sans peine l’attention particulière qu’ils accordent aux rites de la puberté, cette saison de l’homme où le garçon devient capable de féconder une femme et la jeune fille d’être fécondée. Des rites d’initiation où s’expriment la mort de l’enfant et la naissance de l’adulte.
Pour retrouver, dans nos propres traditions une conception de la sexualité plus saine et plus équilibrée, nous sommes obligés de remonter jusqu’à l’Antiquité. Bien des pratiques qui nous sembleraient aberrantes de nos jours y étaient alors licites et avaient même une grande valeur symbolique. Ainsi en était-il des bacchanales par exemple.
LES BACCHANALES CELTES.
Sans vouloir entrer ici dans la question controversée de la voie des Namnètes (du tantrisme celtique), disons simplement que l’aspect qui nous occupe est celui qu’évoque Strabon pour sa fameuse île des Namnètes. Les orgiasmes et leurs corollaires, l’extase et la joie de vivre, en bref tout ce qui constitue la Grande Santé Païenne, n’étaient pas l’apanage d’un seul dieu, Dionysos, ni des seuls Grecs ! Ces bacchanales étaient aussi célébrées dans l’île que les Namnètes possédaient en un endroit correspondant grosso modo à l’actuelle presqu’île du Croisic-Batz-Penchâteau, dans le département français de la Loire-Atlantique. Voir aussi sur le même sujet le légendaire épisode de l’adultère de la femme de Partholon.
STRABON, LIVRE IV, 4, 6.
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Posidonios dit qu’il y a dans l’Océan une petite île, non loin dans la mer, située en face de l’embouchure de la Loire. Ce sont des femmes qui l’habitent, elles sont possédées de Dionysios qu’elles apaisent par des cérémonies et des rites sacrés […] Elles doivent une fois par an démonter le toit du sanctuaire et le refaire le même jour avant le coucher du soleil, chaque femme portant son fardeau. Si l’une d’elles laisse alors choir sa charge, les autres la mettent en pièces et en portent les morceaux en tournant autour du temple, tout en poussant des cris tant que dure leur frénésie. Et il arrive toujours que l’une d’entre elles tombe.
DENYS LE PÉRIÉGÈTE.
Description de la terre habitée. Vers 570.
Non loin, il y a un autre groupe d’îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves Amnites célèbrent en des transports conformes au rite, les fêtes de Bacchus. Elles sont couronnées de corymbes de lierre, et cela se passe la nuit, de là s’élève un bruit ou des sons, éclatants. Même en Thrace, sur les rives de l’Absinthe, les Bistonides n’invoquent pas ainsi le frémissant lraphiotès ; et le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, avec autant d’ardeur qu’en cette contrée les femmes qui crient : Evan !
ANONYME.
Paraphrase de Denys le Périégète.
Près des îles dites Cassitérides, il y a une autre série de petits îlots, où les femmes des Amnites, à l’opposé, c’est-à-dire en face, dans leurs transports, célèbrent selon les rites le culte de Dionysos. Cela se passe pendant la nuit, et alors elles se couronnent des corymbes du lierre au noir feuillage, c’est-à-dire de branches de cet arbre avec leurs fruits en forme de grappes ; le bruit des tambours et des cymbales qu’elles frappent retentit au loin. Nulle part au Monde… ni les Bistonides ou Thraces, ni les Indiens, ne mènent les fêtes du bruyant Dionysos avec autant ardeur que celle que mettent les femmes des Amnites à chanter ainsi : Évohé Bacchos ! Autrement dit l’hymne sacré des Dionysies.
COMMENTAIRE D’EUSTATHE.
Comparant avec ces îles (les îles Britanniques) celles de ces parages, il dit, à propos des îlots des Amnites : « Là les femmes des braves Amnites, etc. »
On dit effectivement qu’il y a dans l’Océan, mais pas tout à fait au large, une petite île qu’habitent les femmes des Amnites, qui sont possédées de Dionysos. Aucun homme ne met le pied dans cette île ; ce sont les femmes qui vont trouver les hommes, et après avoir eu des relations avec eux, elles s’en reviennent. Puis, par comparaison oratoire entre ces pratiques rituelles et d’autres qui leur ressemblent : non, dit-il, il n’y en a pas… qui, comme les femmes de ces îles, célèbrent ainsi Evios Dionysos, en criant Évohé ! Évan ! Acclamations de l’enthousiasme dionysiaque.
On dit, en effet, que les femmes des Amnites dansent en chœur des nuits entières, si bien que sur ce point leur cèdent même les Thraces, même les Indiens, quoique ces peuples, possédés par Dionysos, soient entièrement adonnés à ces orgies sacrées.
STRABON TOUJOURS. GEOGRAPHIA IV, 4,6.
« Aucun homme ne pouvait aborder à cette île, mais ses habitantes allaient souvent sur le continent pour s’y donner à des hommes ».
Les femmes en question devaient danser nues et le corps tatoué de pigments noirs ou bleu nuit, comme le signale le même auteur pour les Celtibères.
Bien évidemment, le Bacchus en question (Dionysos chez Posidonios) n’est que l’interpretatio romana ou graeca d’un dieu-ou-démon celtique restant à identifier.
NAMNÉTISME ET HIÉROGAMIE.
On a évidemment beaucoup glosé sur cette pratique consistant, pour des femmes, à s’offrir à des hommes rencontrés, semble-t-il, au hasard.
Il faut pour comprendre tout ceci, se débarrasser de 2000 ans de culpabilisation du corps et ne voir dans la sexualité qu’une des composantes intrinsèques de notre être le plus profond ; aussi naturelle que l’eau d’une source.
Le principe de base de la magie dite « sympathique » (ou analogique ?) est assez simple à comprendre.
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Il suffit de mimer, à échelle réduite, et dans notre Monde, une action quelconque, pour que celle-ci soit reproduite par les dieu-ou-démons à grande échelle. Voir par exemple les techniques de l’envoûtement et l’utilisation pour cela des poupées que l’on torture avec des épingles. On peut bien sûr se moquer d’une telle conception des choses, mais elle est à l’origine de toutes les religions de masse actuelles.
Hiérogamie est un terme technique des mythologues signifiant tout simplement « mariage ». Cette pratique remontant à l’époque indo-européenne est, au printemps, une représentation analogique de l’union du dieu-ou-démon du Ciel (ou parfois du Soleil) avec une déesse-ou-démone, ou fée si l’on préfère ce vocable, incarnant le pouvoir de génération, de production. La forme la plus répandue était celle qui faisait recouvrir la Terre Mère par le Ciel Père.
Le bitos ou cosmos est un Tout organique, mû par une Énergie divine, à laquelle tout Celte d’esprit est appelé à s’identifier afin de réaliser sa propre nature ultime. La Nature est un être vivant, parcouru par des influx d’attraction et de répulsion et animé par un feu secret que les êtres humains cherchent à maîtriser. Les hommes peuvent donc entrer en contact avec les mondes supérieurs ou inférieurs directement (par les rêves) ou à travers des médiateurs (dieux, esprits, démons), voire aidés par des rituels. Une absorption du moi humain dans le moi divin est possible.
Pour les natures plus portées au mysticisme comme dans le cas des prêtresses namnètes ; il existait sans doute une totale identité entre l’esprit et la matière, le microcosme et le macrocosme, le soi et le monde, l’âme individuelle et l’âme universelle. Le monde a en lui un principe masculin statique et un principe féminin dynamique (ou le contraire), qui, en s’intégrant l’un à l’autre, créent continuellement la vie, même spirituelle ou mentale. De l’union de ses deux principes jaillit le monde et naît la vie.
L’acte sexuel peut être un procédé d’identification mystique au même titre que d’autres moyens primitifs provoquant l’extase : son emploi est donc normal dès qu’un groupe humain désire faire alliance avec les forces naturelles, représentées par des protagonistes sacrés. Tel est le sens du mariage divin (hiéros gamos) publiquement célébré au cours de tant de cérémonies païennes.
L’union des deux sexes élimine la polarité des contraires et conduit à l’invisible originel qui précéda la naissance du monde. Le dépassement de tout dualisme coïncide avec la libération ultime des énergies positives.
Le psychanalyste Carl Gustav Jung en traite, entre autres symboles fondamentaux universels de l’Humanité, dans son ouvrage « la métamorphose de l’âme et de ses symboles ».
Dans son jargon à lui Jung parle de la fusion symbolique de la femme et de son animus (principe masculin latent de chaque femme), ou de celle de l’homme et de son anima (principe féminin latent de chaque homme).
Au XIIe siècle encore, les rites d’intronisation de certains rois irlandais comportaient l’union du souverain avec une jument blanche. Cette forme particulière de rituel se rattache à ce très ancien courant de pensée, probablement même antérieur à l’arrivée des Celtes dans ces régions : celui de la magie dite « sympathique ».
Ceux qui laissent le corps dépérir détruisent l’esprit ;
Et n’atteindront jamais la vérité transcendante.
Après avoir appris l’art de nourrir le corps,
J’ai alimenté le corps et nourri son âme.
Le Un parfait alors est entré dans le temple du corps.
(Tirumular 7e siècle.)
Dans la voie des Namnètes ou tantrisme celtique, les femmes sont alors considérées à l’égal de l’homme et même comme ses initiatrices.
Pour conclure, disons que le mieux pour comprendre la fonction cathartique de cette célèbre voie des Namnètes qui a tant fait couler d’encore, n’est pas de se référer au tantrisme indien ni aux philosophes grecs classiques, mais, comme cela correspond à quelque chose de très profond dans l’espèce humaine, et ça les anciens druides l’avaient bien compris ; de se référer de préférence aux écrits d’un philosophe grec néo-platonicien bien oublié aujourd’hui, que nous avons néanmoins déjà mentionné ici ou là, à savoir Jamblique.
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Et notamment à ce passage de son essai sur les mystères d’Égypte (oui oui l’Égypte, ne soyons pas bêtement racistes) où il écrit après avoir traité du culte du phallus il est vrai (les Namnètes étaient à juste titre moins phallocrates et plus féministes, peut-être encore marqués par un certain matriarcat).
Section I Chapitre 11.
« Une autre raison peut également être attribuée à ces pratiques. Quand les puissances des passions humaines qui sont en nous sont contenues de toutes parts, elles deviennent plus fortes ; mais si on les exerce selon une activité brève et dans certaines limites, elles jouissent modérément et se satisfont : après quoi purifiées, elles s’apaisent par persuasion et sans violence. C’est pourquoi, à contempler dans la comédie et la tragédie les passions d’autrui, nous stabilisons les nôtres, les modérons et les purifions ; et au cours des rites, par le spectacle et l’audition des obscénités, nous nous libérons du tort qu’elles nous causeraient si nous les pratiquions.
Les paroles obscènes n’y ont été introduites que pour le plus grand bien de notre âme [sic ! telle est du moins l’avis de Jamblique] et la purgation du mal qui y est resté attaché du fait de la génération ou pour la libérer de ses liens [oui !]. Pour cette raison Héraclite les qualifie aussi de remèdes, des moyens de guérir des choses redoutables et de préserver les âmes de tous les maux dont sont pleins les royaumes de la génération ».
La génération en question est celle des êtres humains selon la philosophie grecque et notamment Platon évidemment. Cette erreur dualiste mise à part, on ne saurait mieux dire et cela se réfère bien au sens prosaïque initial de l’adjectif grec katharos qui, rappelons-le, associe la propreté matérielle, celle du corps et la pureté de l’âme morale ou religieuse. La katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger ». Il a d’abord le sens religieux de « purification », et renvoie en particulier au rituel d’expulsion pratiqué à Athènes la veille des Thargélies.
Il convenait de purifier la cité en expulsant des criminels, puis des boucs émissaires, selon le rituel du pharmakos.
Apollon lui-même est dit katharsios, purificateur. Selon le Socrate du Cratyle il est nommé Apolouôn, (qui lave), dans la mesure où la musique, la médecine et la divination, arts auxquels il préside, sont autant de pratiques de purification.
La katharsis lie la purification à la séparation et à la purge, tant dans le domaine religieux, politique que médical.
En tant que remède, la katharsis implique plus précisément l’idée de médecine homéopathique : il s’agit, avec la purgation, de soigner le mal par le mal. C’est d’ailleurs pour cela que tout pharmakon est poison autant que remède.
Oui, décidément, Jamblique était lui aussi druide (à sa façon) et les anciens Égyptiens des frères ou des Celtes d’esprit et cela devrait suffire à clore toute querelle sur la voie des Namnètes.
Les maîtres à penser du christianisme ont succombé à la tentation de l’angélisme et ont manifesté leur haine envers l’amour charnel. Le mot éros a été par conséquent éliminé des évangiles et les chrétiens ont préféré lui substituer la notion d’agapê, qui est très différente.
Chez les chrétiens pour s’unir à la Divinité, il faut devenir pure âme/esprit. Or cet angélisme, c’est-à-dire le désir d’être un ange, n’est pas le bon moyen pour l’âme de s’élever. Il constitue au contraire un redoutable piège, car l’Homme est à la fois terrestre et céleste, fait de chair et d’âme/esprit, et le corps n’a en aucune façon à être exclu de la vie dans l’autre monde, il doit seulement être assumé puis transfiguré. Les propos de l’auteur du Tirumantiram sont très clairs à ce sujet.
L’être humain est potentiellement doté d’un corps glorieux et incorruptible (bellissime) que le retour des dieu-ou-démons ou aux dieu-ou-démons, révélera.
NOTE À PROPOS DE CETTE « RÉSURRECTION » DES CORPS APRÈS LA MORT.
Le texte capital en ce domaine est celui de Lucain (Pharsale I, 458).
« Umbrae non tacitas Erebi sedes, Ditisque profundi pallida regna petunt : regit idem spiritus artus orbe alio ; longae (canitis si cognita) vitae mors media est ».
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« Les ombres ne gagnent pas le séjour silencieux de l’Érèbe et les pâles royaumes de Dis : la même âme/esprit gouverne un corps dans un autre monde ; et la mort n’est que le milieu d’une longue vie ».
Le sens exact du terme utilisé par Lucain pour évoquer cet autre monde (orbis, orbe alio) et le phénomène en question (regit idem spiritus artus) exclut formellement toute notion de vie uniquement spirituelle ou totalement désincarnée, après la mort (comme chez les chrétiens par exemple).
Le substantif orbis (orbe alio) dans le latin de ce temps-là, implique un sens très terrestre et très matériel même. Il s’agit d’ailleurs seulement, selon Salomon Reinach, d’un prolongement de la vie terrestre et sublunaire dans une autre partie du monde.
Conclusion.
— Ni absence de corps (pas d’ombre, ou de pâles royaumes de Dis, écrit explicitement Lucain). « Regit idem spiritus artus »… on voit mal comment cela pourrait faire allusion à une existence incorporelle. L’esprit réapparaît, mais toujours uni à un corps.
— Mais ni corps exactement identique au corps défunt non plus.
— Un autre corps. Sans doute quelque peu analogue à celui des dieu-ou-démons, doté d’immortalité, d’éternelle jeunesse, etc. L’adjectif correspondant en vieux celtique est bellissamos pour le corps masculin et bellissama pour un corps féminin. En bref un corps sublimé, régénéré, glorieux, lumineux, mais un corps tout de même !
N.B. L’idée que la réalisation spirituelle immédiate ou eschatologique implique, non la négation, mais la résurrection de la chair, est également partagée, avec des nuances diverses, par la tradition zoroastrienne. L’angélisme du manichéisme ou du christianisme apparaît donc en fait comme le refus inconscient d’admettre cette supériorité de l’Homme sur les dieu-ou-démons, pourtant indiscutable à certains points de vue. Ceux qui laissent le corps dépérir, détruisent l’esprit ; et n’atteindront jamais la vérité transcendante (Tirumular.) Voir la défaite des dieu-ou-démons devant les hommes lors de la bataille pour la Talantio (Tailtiu en gaélique, personnification : Rosemartha) dite 3e bataille de la Plaine aux menhirs ou aux tumuli.
Revenons au rituel évoqué par Strabon dans sa fameuse île des Namnètes. Les bacchanales auxquelles se livraient les yogini namnètes de l’île située à l’époque à l’embouchure de la Loire (Strabon. Livre IV, 4, 4 à 6).
Dans le panth-éon grec, Dionysos est un dieu-ou-démon à part : c’est un dieu-ou-démon errant, un dieu-ou-démon de nulle part et de partout. À la fois vagabond et sédentaire, il représente la figure de l’autre, de ce qui est différent, déroutant, déconcertant, anomique.
Dans la mythologie grecque, Dionysos est le dieu-ou-démon de la jonction des opposés ou des ambiguïtés (mort-vie, homme-femme, dieu-ou-démon souterrain/dieu-ou-démon solaire, dieu-ou-démon étranger ou barbare/ dieu-ou-démon grec quasi maître de l’Olympe).
Dans l’orphisme, Dionysos, qui signifie le deux fois né (ategnatus en celte) est le dieu-ou-démon de la renaissance et de l’éternel recommencement. C’est le dieu-ou-démon du vin et du délire créateur. Dionysos est donc bien celui qui vient du dehors, l’étranger à qui la cité doit faire place à certains moments de l’année, devant qui la raison doit reconnaître ses limites.
Sur son passage, il transmet aux hommes sa découverte – l’usage de la vigne – et il établit un culte nouveau, fait de transes et de délires orgiaques, les Bacchanales, où tout le peuple, mais surtout les femmes, était saisi d’un délire mystique.
Dionysos est avant tout un dieu-ou-démon des élémentals de la végétation arborescente et de tous les sucs vitaux (sève, sperme, lait, sang), comme en témoignent ses épiclèses : Dendrítês, protecteur des arbres ; Phloios, esprit de l’écorce des fruits ; Sukítês, protecteur des figuiers. Ses plantes principales sont le pin et le lierre, ainsi que leurs fruits, la pomme de pin et les baies de lierre, dont il est souvent couronné. Ces plantes sont une apparente exception dans la nature, car elles sont toujours vertes, et ne semblent pas perdre leurs feuilles, ce qui renvoie aux résurrections du dieu-ou-démon. On notera aussi que les vrais fruits du pin sont cachés dans la pomme, et que les baies de lierre, toxiques, entraient dans la fabrication d’une bière que consommaient les ménades, ce qui contribuait à leur transe. On trouve aussi le grenadier avec son fruit, le figuier avec ses figues (le grenadier passe pour être issu du sang du dieu-ou-démon, ses fruits mûrissent en hiver, et Perséphone reste liée aux enfers pour en avoir mangé ; le figuier, lui, est associé à la vie cachée, dans le monde méditerranéen, car il pousse spontanément là où il y a de l’eau souterraine et révèle donc les sources).
Comme il a jadis apporté la vigne et le vin aux hommes, on trouve également la vigne et le raisin, la coupe à boire. Mais il s’agit plutôt alors d’une contamination par Bacchus, son équivalent romain.
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Dionysos dieu-ou-démon du vin (boisson des classes aisées) s’est substitué tardivement à Dionysos dieu-ou-démon de la bière (boisson des couches populaires) ou Sabazios, dont l’animal emblématique chez les Crétois était le cheval (ou le centaure). Il se trouve que la bière athénienne était une bière à base d’épeautre, trágos en grec. Ainsi, les « odes à l’épeautre » (tragédies) ont-elles pu être considérées tardivement, par homonymie, comme étant des « odes aux boucs » (l’animal qui accompagnait le dieu-ou-démon, et associé au vin chez les Crétois).
Il est surtout le père de la comédie et de la tragédie. C’étaient au départ des sortes « d’illustrations » du culte, qui se donnaient au théâtre grec au cours des Dionysies, en présence de ses prêtres (comme les mystères que l’on jouait au Moyen Âge sur le parvis des cathédrales).
Elles avaient une forme littéraire scandée particulière, le dithyrambe. Les chants et musiques dionysiaques font appel aux percussions et aux flûtes. Ils sont dissonants, syncopés, provoquent la surprise et même parfois l’effroi.
Son culte public donnait lieu aux fêtes des « Dionysies », mais il existait aussi un important culte secret, représenté par des Mystères, comportant des cérémonies à caractère initiatique. Il est souvent accompagné d’un groupe de satyres, de ménades, de panthères, de boucs, d’ânes et du vieux Silène, formant le « cortège dionysiaque ».
Le culte privé avait lieu entre comrunos (initiés), c’était un culte à Mystères. Le regroupement de ces comrunos ou initiés porte le nom de thiase. Les thiases pratiquaient un culte caché ou initiatique, souvent dans des cavernes et la nuit, au cours duquel on initiait les nouveaux membres.
On manque de sources pour savoir ce qui s’y passait vraiment, ces cérémonies secrètes et nocturnes ont néanmoins perduré jusque sous l’Empire romain. Elles comportaient des sacrifices, mais aussi des délires dus à l’ivresse ou à la consommation de drogues végétales, ainsi que des excès de toutes sortes, notamment sexuels.
Le culte de Dionysos est célébré dans toute la Grèce, mais surtout en Attique : plusieurs fêtes – les Dionysies – s’y déroulaient au cours de l’année ; marquées par des processions tumultueuses où figuraient alors, évoqués par des masques, les génies de la terre et de la fécondité, ainsi que des déclamations de dithyrambes (hymnes en l’honneur du dieu-ou-démon). Ces processions furent d’ailleurs à l’origine du théâtre grec, comédie, tragédie et drame satyrique (lequel garde davantage la marque de son origine).
En Grèce, ainsi que nous l’avons vu, on appelait ménades les femmes qui célébraient les mystères de Dionysos. Les ménades ou Bacchantes couraient çà et là, échevelées, à demi nues ou couvertes de peaux de tigre, la tête couronnée de lierre ou de pampres et le thyrse à la main. Elles répétaient fréquemment le cri d’« Évoé » (courage, mon fils 1), comme pour rappeler les triomphes de Dionysos sur les Géants.
À Rome, sous le nom de Bacchus (venu d’une de ses épithètes grecques) il est rapidement identifié à un ancien dieu-ou-démon italique, Liber pater, dont on ne sait pas grand-chose.
Le bois sacré de Simila ou Stimula était le centre des Bacchanales. À l’origine, seules les femmes y étaient admises ; les initiations ne se faisaient alors que trois fois par an, et de jour ; les femmes étaient successivement prêtresses. Mais une prêtresse campanienne, Annia Paculla, avait tout changé pendant sa prêtrise : elle avait admis les hommes, repoussé à la nuit tombante la célébration des mystères, et fixé à cinq par mois au lieu de trois par an, le nombre des jours réservés aux initiations.
Les hommes y feignaient des fureurs sacrées, les femmes, déguisées en bacchantes, couraient vers le Tibre avec des torches.
La secte des initiés fut bientôt si nombreuse qu’elle formait presque un peuple à elle toute seule (jam prope populum dit Tite-Live). Elle comptait parmi ses membres des hommes et des femmes de haut rang.
Le Scandale des Bacchanales est une affaire survenue à Rome en 186 avant notre ère. Elle est bien connue grâce au récit détaillé qu’en fait l’historien romain Tite-Live dans son livre XXXIX, et par le texte même du sénatus-consulte De Bacchanalibus, gravé sur une plaque de bronze, et retrouvé dans le Bruttium en 1640. Tite-Live lui consacre une place particulière, car elle occupe douze des quinze chapitres consacrés à l’année 186, ce qui est exceptionnel. Mais malgré la richesse des sources, notre information concernant cette affaire demeure incertaine et peu fiable ; à cause de la partialité du récit de Tite-Live, qui ne présente que la version officielle et ne cache d’ailleurs pas son hostilité envers la secte.
Le scandale des Bacchanales a son origine dans une histoire aux allures de fait divers. Un jeune chevalier, Aebutius, est voué par sa mère et son beau-père à l’initiation aux mystères de Bacchus, en acquittement d’un vœu formulé pour sa guérison lors d’une maladie qui aurait pu l’emporter. Il
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entretient une liaison avec une courtisane, Hispala, et lui annonce qu’il découchera quelques nuits pour respecter la période d’abstinence précédant son initiation. Hispala lui révèle alors sa vive inquiétude : avant son affranchissement, elle a dû accompagner son maître au sanctuaire de Bacchus, et elle y a vu des viols. Par amour pour Aebutius, elle choisit donc de rompre son serment initiatique afin de protéger son amant des intentions criminelles de son tuteur, qui cherche à le léser de son héritage paternel. Aebutius fait part de ses craintes au consul Postumius qui, jugeant son témoignage digne de foi, décide de rencontrer la courtisane Hispala pour en savoir davantage sur le mouvement. Ses révélations sont édifiantes : les mystères dionysiaques sont le prétexte à des orgies conduisant aux pires crimes.
Les raisons profondes des persécutions qui suivront cette découverte (7 000 personnes environ furent condamnées à mort) sont en fait essentiellement d’ordre politique. Et il semble bien que le Sénat d’alors ait monté en épingle une affaire apte à provoquer le scandale, puis à justifier la condamnation des initiés. Il utilise pour cela des éléments appartenant au culte bachique et connus de l’opinion, mais tellement démystifiés ou sortis de leur contexte, qu’ils deviennent les composants d’une odieuse organisation criminelle. En 186, le Sénat est déjà informé de cette affaire et il confère donc délibérément à l’enquête « sur les associations secrètes » un caractère exceptionnel, en détournant les deux consuls de leurs fonctions ordinaires.
Pourtant, les éléments cultuels que l’on entrevoit au travers du témoignage de Tite-Live n’ont rien de révolutionnaire par rapport à ce que l’on sait des mystères hellénistiques. Mais les Bacchanales suscitent la réprobation des Romains à cause du caractère trop « non-conformiste » des cérémonies de la secte, et aussi parce qu’elles mettent en pratique un renversement de l’ordre social jugé dangereux par les autorités. De plus, les règles cultuelles de ces associations privées s’opposent à celles de la religion publique. L’essentiel des fonctions sacerdotales est occupé par des femmes (comme dans le cas des femmes namnètes), les membres subissent une initiation suivie par la prestation d’un serment, le culte promet la survie après la mort et le bonheur individuel ; alors que la religion officielle ne vise que l’intérêt de la collectivité.
LES PERSÉCUTIONS ANTI DIONYSIENNES.
Le Sénat mobilise donc l’ensemble des magistrats dans une terrible répression (7 000 morts ainsi que nous l’avons dit). La ville est mise en état d’alerte et quadrillée par la police qui arrête les initiés dont beaucoup préfèrent le suicide à la rupture du secret. L’appel à la délation permet d’arrêter rapidement les principaux chefs de la secte qui sont pour la plupart exécutés sur-le-champ. La célébration du culte bachique devient étroitement surveillée par les autorités, mais, malgré l’exceptionnelle sévérité dont le Sénat a fait preuve, il ne cherche pas à le supprimer. Le Sénat n’a pas voulu proscrire le culte du dieu-ou-démon, mais simplement les cérémonies et les mystères qui avaient donné lieu à tant de scandales.
« En ce qui concerne les Bacchanales il a été résolu de donner les instructions suivantes à ceux qui nous sont liés par traité [foederati…] Il est défendu à qui que ce soit […] de célébrer les bacchanales. S’il est des personnes qui se croient obligées de les célébrer, elles viendront à Rome, feront leur déclaration au préteur de la ville et notre Sénat décidera, pourvu que cent sénateurs au moins soient présents à la délibération […] Et, dans ce cas, aucune réunion en vue de célébrer un sacrifice ne devra comprendre plus de cinq personnes en tout […]. Quiconque contreviendra aux prescriptions ci-dessus encourra la peine capitale… »
Le culte se maintint souterrainement durant près d’un siècle et demi sous forme d’une religion à mystères, associée à l’orphisme (Dionysos-Zagreus), qui promet à ses initiés une nouvelle vie après la mort, avant d’être à nouveau autorisé par César.
1) Blasphème ??? On ne peut s’empêcher de penser aux objurgations de la mère de saint Symphorien du haut des murailles d’Augustodunum, petite ville que nous avons très bien connue.
Il existe actuellement chez nous des féministes militant pour une resacralisation du monde par retour de la prostitution SACRÉE.
Comme il existait des pratiques analogues chez les Celtes, ainsi que nous venons de le voir (sans compter l’initiation sexuelle de Cuchulainn par la reine écossaise appelée Scathache, etc., etc.) ; nous présenterons ici quelques idées extraites d’un article publié par notre sœur en paganisme Deena Metzger à ce propos. Cet article a pour sujet la séduction et la féminisation, donc Éros. C’est une entreprise destinée à restaurer la tradition afin d’aboutir à une vision du monde renouvelée. Une
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nouvelle Weltanschauung. Il ne s’agit pas seulement de restaurer des pratiques, mais aussi de retrouver l’état d’esprit qui les a rendus possibles.
CI-DESSOUS DONC MES NOTES SUR LE SUJET, PRISES À UNE ÉPOQUE OÙ J’ÉTAIS TRÈS JEUNE.
Jadis il n’existait pas de lieux de débauche à Sumer, en Mésopotamie, ou en Égypte, il n’existait pas de maisons closes. À cette époque-là et dans ces pays, tout cela était remplacé par les temples des prostituées sacrées. Dans ces temples, les hommes étaient lavés, purifiés, la moralité restaurée, et la sexualité non pas pervertie, mais divinisée. Les toutes premières prostituées furent des prêtresses permettant d’atteindre le divin. Leur corps permettait d’entrer dans l’arène sacrée puis d’y être ainsi purifié. Les guerriers ou les soldats, souillés par les affrontements, allaient retrouver la prostituée sacrée, la Quedishtu, littéralement « l’être sans tache » ; afin de se purifier ou d’être de nouveau en communion avec la divinité (Qedishtu, Qadesh, Anath, Astarté, ou Ashérah, etc.) Il ne faut donc pas s’étonner si, dès le début, les premiers patriarches, les prêtres de Juda et d’Israël, les prophètes de Jéhovah, ont tous condamné la prostitution sacrée ainsi que les cultes, d’Ashérah, d’Astarté, d’Anah, ou des autres déesse-ou-démones.
Jusque-là les femmes servaient de portes d’accès au Divin. Ces prêtres ayant voulu s’interposer entre le peuple et Dieu, ils retirèrent ce rôle à la femme. La sexualité féminine ne fut pas considérée comme un péché en elle-même, ou comme une menace pour la propriété ou la descendance, mais comme un obstacle sur la route du pouvoir. Les femmes devaient donc être remplacées en tant que voie d’accès au Divin. Cette porte fut donc close et ce fut sans doute à ce moment-là que la terrible misogynie que nous subissons toutes fut instituée.
Les femmes ont jadis fait le lien entre les trois mondes. Par sa mère on entrait dans ce monde. À travers les mystères ou les rites de Déméter, ou d’Isis, chacun pouvait descendre dans l’Hadès. Par la prostitution sacrée, on accédait au Divin. L’accès demeurait personnel et inconditionnel. Mais supplanter les femmes ne suffit pas à ce nouveau clergé. À l’époque de Qedishtu, chaque jeune femme servait les dieu-ou-démons comme prostituée sacrée, souvent pour un an. Ceci n’allait pas du tout avec l’hégémonie que ce clergé cherchait à imposer. Ces routes essentielles vers les trois mondes furent ainsi bloquées ou avilies. Les dieu-ou-démons ne moururent pas à l’époque de Nietzsche, mais de nombreux siècles plus tôt, avec la fin des prêtresses et la sécularisation ou la dégradation des corps, désacralisés. Quelles furent les conséquences de cette élimination de la prostitution sacrée dans le monde ? Pas seulement la disparition de certains rites, mais AUSSI la dépravation des consciences qui en découla de façon inéluctable. En opposant le corps à l’esprit, ces prêtres séparèrent Dieu de la Nature, et ils suscitèrent une fracture entre l’esprit et le corps. Le monde fut désacralisé. Il est possible que le monde tel que nous le connaissons, déshumanisant, éclaté, grossier, soit le résultat de cette séparation.
Comme le dit très bien Deena Metzger : « Dans un univers sacré, la prostituée par définition est une femme… sacrée, une prêtresse ! Dans un univers désacralisé, la prostituée devient une… putain ! Cette déchirure est sans doute à l’origine de notre drame actuel. La question est : comment faire le lien avec cela aujourd’hui, en tant que femmes et féministes ? Existe-t-il un moyen par lequel nous pourrions resacraliser la société, redevenir des prêtresses, pour nous remettre ainsi au service des dieux et d’Éros ? Bref, comment pouvons-nous de nouveau réenchanter le monde ? »
Mais que veut donc dire précisément Deena Metzger en parlant de resacralisation du monde ? Que nous devons à nouveau agir, en tant que créatures sexuelles et spirituelles à la fois, mais que nous devons tout d’abord commencer par nous transformer nous-mêmes intérieurement, de la façon la plus fondamentale qui soit. Nous ne pourrons pas détenir les moyens d’entamer cette resacralisation de la société si nous ne sommes pas déjà vraiment prêtes à redevenir ces prêtresses qui servent les dieu-ou-démons ; non en théorie et en dehors de toute pratique, mais après avoir découvert pleinement justement, notre véritable nature.
Or c’est justement cette adhésion aux principes de la féminité qui pose problème. Le féminin a été si dévalué ou dégradé, a si peu de pouvoir dans le monde, qu’il est difficile, sinon apparemment impossible, de promouvoir la féminité sans que l’on ressente cela plutôt comme une incitation à davantage de perversion. Nous sommes donc placées ici face à un terrible paradoxe.
« En tant que partie prenante à ce nouvel ordre spirituel, nous devons nous engager dans deux hérésies. La seconde est, certes, de resacraliser le corps, mais la première, encore plus difficile, est de retrouver d’abord nous-mêmes cette conception matriarcale néolithique et païenne de l’univers (un univers sacré en lui-même). Vaincre la pensée désacralisante est l’acte hérétique du siècle par excellence. D’où notre cruel dilemme ».
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Dit autrement et pour paraphraser quelque peu Deena Metzger, dans l’amour, nous abandonnons notre caractère et devenons le monde. Si nous devenons le monde à travers l’amour, alors l’amour est essentiellement un acte politique. Si nous devenons le monde, en atteignant ainsi les dieu-ou-démons, alors l’amour est essentiellement un acte spirituel qui honore le monde.
Comment donc, dans ce cas, devenir prostituée sacrée ? Comment concrétiser ce principe ? Comment changer le temple ? Comment changer, non seulement les conduites, mais aussi les consciences.
Pour devenir prostituée sacrée, il faut être prête à endurer la véritable agonie de la conscience qu’implique cette hérésie. Car iI est toujours extraordinairement difficile de vivre une si haute conception du Monde, quand la majorité des gens autour de nous en a une autre. La prostituée sacrée d’aujourd’hui doit être prête à essayer de ramener le sacré à ceux qui en sont privés. Ces idées sont anciennes et bien connues, faciles à dire, mais difficiles à mettre en application. Cependant, dès qu’elles cessent de devenir de simples idées pour devenir de profondes croyances, alors la transformation extérieure devient inévitable elle aussi. Ainsi que l’écrit précisément notre auteure : « Notre tâche est d’accepter le corps comme un élément spirituel, et la sexualité ou l’érotisme, comme des disciplines spirituelles. Il faut honorer le féminin là où il est déshonoré, voire handicapé. Mais tout cela nous conduit inévitablement à des questions du type :
Qu’est-ce qui fait que je me ferme à moi-même ?
Comment accentuons-nous la déchirure entre l’esprit et le corps ?
Quand et comment est-ce que je dénigre le féminin ?
Notre lecteur trouvera ci-dessous mon résumé personnel et succinct de ce brillant plaidoyer de Deena Metzger, du moins tel que je l’ai compris.
Au cours d’une de ces méditations (c’est Deena qui parle), j’ai eu la vision d’une grande et lumineuse jeune femme, véritable image de la Déesse-ou-démone, ou de la fée, alors que je n’avais jamais rien vu de tel auparavant. J’ai alors éprouvé à la fois stupéfaction (quant à sa beauté), mais aussi terreur (quant à sa présence). J’ai vraiment ressenti cette terreur du féminin par excellence dont j’avais si souvent parlé auparavant, et je fus effrayée par ma propre nature.
Pourtant, si des maisons de prostitution étaient ajoutées à nos temples et des jeunes filles de dix-huit ans installées à l’intérieur ; cela serait ridicule et ne changerait rien, car rien ne changera aussi longtemps que la féminité sera dévaluée, le corps dénigré ou la croyance en la sacralité de l’univers écartée. Or le but n’est pas le sexe pour le sexe, mais quelque chose de beaucoup plus profond.
Donc, même si j’ai déjà écrit sur ce sujet, et sincèrement essayé de vivre selon ces principes, je dois reconnaître que je ne suis pas encore vraiment prête moi-même à revêtir la robe d’une prostituée sacrée. Cela me désole et me fait peur, vu l’immensité de la tâche.
Notre conclusion à ce sujet sera aussi celle de notre sœur Deena Metzger elle-même, qui a terminé comme suit son article : « Mais lorsque le féminisme contemporain sera assez fort pour offrir un réel espoir, et ouvrir de nouvelles possibilités, les femmes qui se sont considérées comme athées retrouveront alors la voie des interrogations spirituelles » (Deena Metzger. Sur le retour de la prostitution sacrée).
Que penser de tout ceci maintenant avec le recul??
Pour en revenir précisément aux prêtresses du sexe de la mystérieuse île namnète évoqué par Strabon (Livre IV, 4, 6).
Il y a lieu de signaler trois importantes différences avec la conception metzgerienne de la prostitution sacrée.
Notons tout d’abord que le comportement de ces femmes est celui des ménades, du moins d’après Strabon.
Ensuite que ces « débordements » ne surviennent vraisemblablement qu’à l’occasion de certaines cérémonies précises et ne sont ni quotidiens ni permanents.
Enfin qu’à la différence de la prostitution sacrée antique classique, ce ne sont pas les hommes qui rendent visite aux prostituées sacrées en des lieux précis ; mais l ces prêtresses du sexe qui se déplacent en en quelque sorte « à domicile » pour officier. Que devaient en penser les épouses légitimes ?
Par contre Deena Metzger a raison de faire remonter de telles pratiques à l’ère néolithique ou prénéolithique, donc matriarcale, de la société.
La prostitution qui a si souvent été appelée, à tort, la plus ancienne profession féminine, fut sans aucun doute, assez florissante dans l’Antiquité, pour de multiples raisons, mais on ne peut pas la
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qualifier de métier. L’Enquête d’Hérodote lui consacre une large place et nous donne de multiples renseignements qui recoupent ce que nous pouvons apprendre par d’autres sources et, de nos jours, par l’étude de la psychologie des sociétés primitives. Ses buts sont multiples et nous allons essayer d’en dégager les principaux.
Les deux sortes de prostitution, pour établir le classement le plus général qui puisse exister, sont la prostitution religieuse et la prostitution lucrative. La première peut encore se subdiviser en plusieurs catégories.
Dans certains cas, les prostituées sont destinées à rester toute leur vie au service de la divinité en la servant de cette façon ; cette forme revêt un certain aspect lucratif, mais non individuel, car le profit matériel des actes accomplis par ces servantes d’Aphrodite (ou d’une autre divinité) va au trésor du temple dans lequel elles officient.
Dans d’autres cas, il s’agit d’un acte unique dont les motifs peuvent être expliqués par le désir d’une consécration, ou encore par les restes de certains tabous primitifs dont nous reparlerons.
La deuxième forme de prostitution, à des fins lucratives, est plus terre-à-terre, mais il en existe aussi plusieurs sortes. Ou bien la femme a choisi ce métier pour gagner le plus d’argent possible, ou bien elle a été vendue comme esclave ; et, dans ce cas, elle est exploitée par une tierce personne ; ou bien encore il s’agit d’une période passagère qui est autorisée par la loi, la religion, et la morale.
Nous trouvons, dans les nombreuses coutumes rapportées par Hérodote, un mélange de ces différentes sortes de prostitution. Notons encore que, dans l’Antiquité, la prostituée n’était pas traitée avec le mépris qu’affectent, de nos jours, certaines classes de notre société à son égard.
Nous examinerons en premier lieu la prostitution sacrée. Il existait, à Babylone une coutume qu’Hérodote réprouve. « La plus honteuse des lois de Babylone est celle qui oblige toutes les femmes du pays à se rendre une fois dans leur vie au temple d’Aphrodite pour s’y livrer à un inconnu […] Les femmes sont assises dans le temple d’Aphrodite, la tête ceinte d’une corde, toujours nombreuses, car si les unes se retirent, il en vient d’autres ». Ces femmes n’ont pas le droit de retourner chez elles avant qu’un homme ne les ait choisies, en leur jetant quelque argent sur les genoux, et en prononçant ces mots : « J’invoque la déesse Mylitta ». Cette déesse-ou-démone est appelée aussi Astarté ou Isthar, déesse-ou-démone, ou fée si l’on préfère, de l’amour et de la guerre, une des plus grandes divinités de Babylone. » Quelle que soit la somme offerte, continue Hérodote, la femme ne refuse jamais : car elle n’en a pas le droit, cet argent est sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l’argent et ne peut repousser personne ».
Les plus belles sont donc libérées très vite et peuvent retourner chez elles, mais il en est qui restent dans le temple pendant trois ou quatre ans, sans pouvoir satisfaire à cette obligation.
Hérodote nous signale une coutume analogue en certains endroits de l’île de Chypre. Nous savons que les temples d’Aphrodite, à Paphos et à Amathonte, abritaient des courtisanes sacrées, sans pouvoir affirmer toutefois que la même loi y était en vigueur. Quel sens faut-il donc donner à cette coutume ? Peut-être s’agit-il d’un acte de consécration de la virginité à la divinité ; peut-être aussi faut-il y voir un acte de défloration rituelle, pratiqué dans la plupart des sociétés primitives, où la virginité alors était considérée comme une gêne, car c’était la preuve d’un évident manque de séduction ; sur la côte de Malabar, les jeunes filles ne pouvaient trouver de mari tant qu’elles restaient vierges, faire couler le sang d’un membre de la tribu étant interdit par un tabou (Durant. Hist. de la civilisation I. Notre héritage oriental. Chap. 4. Moralité sexuelle. p. 85).
Il est certain que nombreux étaient les temples qui possédaient des courtisanes sacrées. Le temple de Mylitta, lui-même, dont nous venons de parler, avait un clergé féminin : hiérodules, courtisanes sacrées ou prostituées. Le profit matériel des activités de ces prostituées allait enrichir le trésor du temple. Sans aucun doute, aux alentours des temples, se trouvait-il aussi d’autres femmes, des indépendantes, en quelque sorte, qui officiaient là parce que l’endroit était propice à leur commerce. Ces courtisanes, non sacrées, travaillant pour leur propre compte, se trouvaient parfois elles aussi dans l’obligation de contribuer à l’édification de quelque monument, de même que leurs collègues des temples amassaient de l’argent pour le trésor religieux. Nous ne trouvons, dans l’Enquête d’Hérodote, aucun renseignement sur la prostitution sacrée en Égypte, mais son auteur nous apprend dans le livre II, chapitre LXIV, qu’il était interdit de s’unir à une femme dans un temple.
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Dans l’histoire de la Lydie (I, 93), Hérodote nous parle d’un très beau monument, le plus beau monument connu, dit-il, « après ceux des Égyptiens et des Babyloniens ». Et ce monument, tombeau d’Alyatte, le père de Crésus, aurait été l’œuvre commune « des marchands, des artisans, et des filles qui exercent le métier de courtisane. Au sommet, on voyait encore de mon temps, cinq bornes, portant gravée l’indication de la part prise à l’ouvrage par chaque groupe ; et mesurée, la part des courtisanes se montrait la plus importante ». Il faut donc croire que ce genre de commerce était d’un bon rapport, dans l’Antiquité, mais que les gouvernements d’alors savaient imposer toutes les professions, quelles qu’elles soient.
Dans le même chapitre, Hérodote nous rapporte une autre coutume lydienne, peut-être pour essayer d’atténuer l’effet que pouvait produire sa précédente déclaration, citée ci-dessus. « Il est vrai, dit-il, qu’en Lydie, toutes les filles se prostituent pour se constituer une dot, et ce jusqu’au jour où elles trouvent un mari ».
N’oublions pas, avant de porter un jugement, qu’il existe, de nos jours encore, de nombreuses filles de joie qui exercent ce métier pendant un certain temps ; jusqu’au jour où elles ont amassé assez d’argent pour acheter un fonds de commerce, de préférence un café ou un hôtel, et se marier légalement. Dans le chapitre suivant (I, 94), Hérodote ajoute que « les mœurs des Lydiens sont, en général, semblables à celles des Grecs, sauf qu’ils ne traitent pas leurs filles de la même façon ». Ceci semble impliquer que cette coutume n’a jamais existé en Grèce. Il faut reconnaître que la jeune fille lydienne y trouvait une certaine émancipation, puisque cela lui permettait de choisir elle-même son mari, ce qui était assez rare à l’époque.
Il existait aussi, comme de tout temps, des gens pauvres qui exerçaient ce métier pour gagner leur vie. Ainsi, à Babylone, depuis la prise de la ville « qui a fait leur malheur et leur ruine, les gens du peuple, qui sont dans l’indigence, prostituent leurs filles ». Cela évidemment n’est pas une coutume très spéciale, mais il arrivait que certaines courtisanes acquissent une célébrité impérissable, telle Aspasie, la maîtresse de Périclès.
Bref, que conclure de tout cela ? Que la prostitution a toujours existé, du moins celle qui est à but lucratif. Elle n’était ni plus ni moins prospère dans l’Antiquité que de nos jours. Ce qu’il nous faut remarquer, c’est que la prostituée n’était pas alors considérée avec mépris, comme aujourd’hui, dans les sociétés modernes. De plus, il faut ajouter les divers cas de prostitution sacrée qui, elle, a complètement disparu, du moins dans les civilisations occidentales, et qui étaient considérés comme très honorables. Ces techniques de yoginis, pour ce qui est du physique, ne sont en rien différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de néo-tantrisme.
À CECI PRÈS QU’ELLES REPRÉSENTENT L’UNION DU PRINCIPE FÉMININ ET DU PRINCIPE MASCULIN DU GRAND CHAUDRON COSMIQUE PRIMORDIAL NÉCESSAIRE À LA RÉINTÉGRATION AU SEIN DU GRAND TOUT IMMANENT ABSOLU ORIGINEL. CE QUI ÉVIDEMMENT CHANGE TOUT !
Et rend cette prostitution unique par rapport aux autres prostitutions, à but purement lucratif ou mercantile.
N.B. Dire d’une prostituée qu’elle est sacrée c’est reconnaître en elle le signe de principes supérieurs inspirant un respect absolu. Cette prostituée en devient différente, séparée des choses de même nature par une dignité qui la revêt tout entière. Une nature autre l’imprègne. Il s’agissait alors simplement de systèmes et de pratiques profondément religieux, à une différence près avec notre époque, ils acquiesçaient à la sexualité en tant que puissance créatrice de la vie humaine ; et cherchaient à intégrer dans la religion la communion sexuelle en tant que communication interhumaine la plus profonde.
Les liens qui unissent le yoga celtique et la sexualité (techniques sexuelles qui ne présupposent pas nécessairement d’ailleurs l’accouplement avec une yogini ou dakini celtique) ne visent pas la seule satisfaction des besoins passagers, mais la sublimation de la sexualité ; l’objectif dernier restant la libération et l’union avec l’absolu immanent.
En mettant sur un même pied l’homme et la femme dans une union sexuelle rituelle, les Celtes, dont parle Strabon (les Namnètes), se comportaient en révolutionnaires en avance sur leur temps, et un tel yoga de yogini était unique. La femme n’y avait plus un rôle passif, mais un rôle actif (le texte de Strabon est fort clair à cet égard). Or la revalorisation de la femme comme partenaire ayant les mêmes droits que l’homme demeure toujours nécessaire.
Nous avons tous été tellement castrés ou excisés, moralement parlant, par 2000 ans de civilisation judéo-chrétienne, que nous sommes tous aujourd’hui des femmes ou des hommes
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psychologiquement mutilés pour ce qui est de la sexualité. Le néo-druidisme dont le but est de susciter un homme nouveau avec le meilleur de l’ancien ne jettera donc jamais la première pierre à ceux qui sont incapables d’aller aussi loin.
Dans l’ancien druidisme en tout cas, ce qui est certain, c’est que l’amour érotique a toujours été une réalité humaine allant de soi. La sexualité fait partie de la nature de l’homme. Il convient de la comprendre et de la maîtriser, non de la dévaloriser.
Il n’y a pas lieu, comme les judéo-islamo-chrétiens le font, de pénaliser par un tabou les expériences interhumaines sexuelles, et le langage des corps peut être repris dans le langage symbolique religieux. Le « devenir une seule et même chair » n’a rien de démoniaque. Il n’y a pas lieu d’éliminer la sexualité humaine de toute sphère religieuse, car elle est porteuse de sens, elle renvoie, elle aussi, à une expérience de l’immanent absolu. L’amour physique est la seule réalité naturelle pouvant nous donner une idée de ce que peut être la libération totale, ou l’accès à l’autre monde. Le plaisir lui-même, au lieu de renvoyer chacun à son égoïsme, peut traduire la communion dans la joie des individus. L’énergie humaine de la sexualité nous donne une idée de ce qu’est la béatitude du Vindomagos.
La résurrection/transfiguration des corps dans l’autre monde renforce l’attrait de ce dernier dans le druidisme, et la druidiactio entoure d’honneur le corps lui-même dans les funérailles, car il a été temple de l’esprit lui aussi.
La santé du corps est une image du salut intégral que nous apportera cette véritable résurrection à venir. Le druidisme aime l’homme en bonne santé, que ce soit sur le plan physique ou sur le plan spirituel ; et si tant des nôtres ont été brûlés comme sorciers ou sorcières au Moyen Âge, ou plus tard encore (cf. à Salem) c’est parce qu’ils continuaient d’être à l’écoute de la souffrance des plus humbles ; qu’ils s’efforçaient de les soigner par tous les moyens alors à leur disposition (les plantes, ou bien par d’autres moyens d’ordre psychosomatique – effet placebo –, etc.)
Le corps est une partie essentielle de l’Homme dans sa totalité, c’est pourquoi les druides respectent l’Homme (le sacré c’est l’Homme) y compris jusque dans sa dimension corporelle qui est nemeta elle aussi.
La différence sexuelle, inscrite dans nos chairs, retentit dans tout l’être humain. L’hétérosexualité, comme l’agressivité d’ailleurs, est une des énergies humaines fondamentales. Elle est la source d’un formidable instinct. D’une formidable recherche de l’autre, d’une inépuisable quête de l’altérité. Quoi de plus autre en effet qu’une femme pour un homme ou un homme pour une femme ? Chez l’être humain, une telle énergie peut se transformer, se sublimer. Les druides ont d’ailleurs toujours vu dans la sexualité une préfiguration de l’union intime à venir du feu et de l’eau, de l’esprit et de la matière.
L’amour a toujours inspiré une grande part de toute culture, de toute poésie, de l’histoire de la littérature de l’art et même certaines démarches politiques. Ce qui au départ était marqué par l’instinct de jouissance et de domination devient chemin de communion et de rencontre corps et âme.
Rappelons d’ailleurs que, d’après Henri Lizeray (Ogmios ou Orphée), nos ancêtres se distinguaient surtout des autres peuples par leur sens de l’amour ; et que, d’après sa D.S.D.D., l’éros, ou l’amour, fut le principe le plus cultivé par les Celtes.
Le « o » initial du vocable ogham place les Celtes au rang des peuples féministes parce que l’alphabet, haute manifestation de l’intelligence, était ainsi placé sous la consécration de la femme. Cette appréciation favorable de la femme est confirmée par les innombrables églises élevées en l’honneur de Notre Dame, en laquelle on peut reconnaître la fée Morgane des anciens temps » (Henri Lizeray, Ogmios ou Orphée).
Note de Pierre de La Crau. N’en déplaise à notre vieux maître, rappelons néanmoins que l’alphabet oghamique est relativement récent, et qu’il n’est pas le plus ancien des alphabets utilisés par les Celtes. Le plus ancien système de lettres utilisé par les Celtes pour noter leur langue, étant un alphabet dérivé du système étrusque en Italie du Nord, et utilisé pour noter le lépontique. Henri Lizeray a néanmoins raison pour ce qui est du féminisme latent de la mentalité celtique.
Ce qui importe donc pour le celtisant, c’est de savoir guider ses désirs dans la ligne de sa propre vocation, sans bafouer la nature. La sexualité, lieu de rencontre de la chair et de l’âme, de la matière et de l’esprit, est aussi le lieu de toutes les fragilités qui obèrent notre liberté. Pour accéder en ce domaine à une véritable liberté, il faut parfois une longue lutte qui n’est pas nécessairement abstinence. Celle-ci peut être facilitée par une éducation positive sans raideur, mais sans déviation. Un climat social sain aide à la canalisation progressive de la pulsion sexuelle, assez désordonnée au départ. Les Celtes ont toujours eu en ce qui les concerne, une conception positive de la sexualité. Le druidisme interdit à l’Homme de dédaigner sa vie physique. L’Homme doit au contraire estimer son corps à sa juste valeur, celle d’un inestimable moyen de connaissance [de l’ineffable] et en ce
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domaine l’unité de l’âme et du corps physique est si profonde qu’en l’Homme l’âme et la matière ne sont pas deux natures unies, mais une seule et même nature. Être pleinement femme, être pleinement homme, est une réalité saine et bonne. Homme et femme, dans leur « être homme » et leur « être femme » sont un fruit de la nature et de sa sagesse.
Quels que soient les lieux, la réponse de la druidiactio à l’amour a toujours été un oui de type sunartion, car seule la chair peut donner tout son sens à l’esprit.
N.B. Par contre la prostitution profane (le métier qui consiste à se livrer aux plaisirs sexuels d’autrui contre de l’argent) est le plus souvent pratiquée par des femmes ou des jeunes qui vivent un véritable esclavage, un véritable enfer. Le proxénétisme doit donc être dénoncé. L’État est coupable lorsqu’il ne combat pas suffisamment ce fléau social.
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L’ADULTÈRE DE LA FEMME DE PARTOLAN.
Quelques jours après son arrivée Partolan s’en alla parcourir les rivages de la mer (comme à son habitude) pour pêcher, en laissant sa femme et son serviteur tout seuls dans l’île. Déalgnat entama une conversation légère avec le serviteur et celui-ci ne lui répondit pas la première fois. Mais elle était si impudique qu’elle ne put souffrir qu’il refusât de coucher avec elle, aussi se déshabilla-t-elle et prit-elle son plaisir avec lui. Une très grande soif s’empara d’eux après cela. Partolan avait chez lui un baril d’une boisson délicieuse et on n’y buvait qu’au moyen d’une coupe d’or rouge qui lui appartenait. Déalgnat prit la coupe de sorte qu’ils burent à leur suffisance. Après que Partolan fut revenu de la pêche à laquelle il s’était livré, il demanda donc à boire. Dès qu’il eut goûté, il sentit l’odeur de leur bouche sur les bords de la coupe prêta donc la plus grande attention à la malhonnêteté qu’ils avaient faite tous les deux, car l’esprit démoniaque, qui était son compagnon la lui révéla. Il s’exclama ensuite : « Je ne suis pas resté longtemps absent, mais il s’est passé entre vous quelque chose qu’il m’est difficile de supporter, vous me devez donc une compensation pour cela ». Il ajouta :
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Contre-lai (commentaire néo-druidique) Nº 1.
L’esprit démoniaque. Spiorat deamhnacda. S’il s’agit d’une influence chrétienne, cela serait dans ce cas un peu le contraire d’un ange gardien. Un démon gardien ?
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« Grave est le mauvais exemple que vous avez donné au monde, ô Déalgnat. Vous nous avez fait du tort, beaucoup d’enfants seront dans le doute, il y aura le rouge de la honte sur la face des rois, le tourment dans le cœur des champions, aucune réconciliation ne ramènera la paix dans les cœurs après le mal que vous avez perpétré, il faudra plus que peu de choses pour compenser la convoitise d’un esclave.
Elle répondit à Partolan ceci : « Je pense au contraire que c’est moi qui mérite une compensation pour le tort que vous m’avez fait, car c’est vous qui êtes cause de la mauvaise action que j’ai commise. Il est injuste de négliger de se garder du désir des êtres les uns pour les autres, car c’est risquer leur mort que d’agir ainsi. Une femme seule avec un homme c’est comme du miel près d’une femme, du lait chaud près d’un garçon, de la viande près d’un chat, de la nourriture près d’un brave homme, un instrument tranchant près d’un charpentier qui peut s’en servir. Et il n’est pas juste de s’interposer entre, car quand le désir vient il n’est pas facile de lui résister ».
Cet avis de Déalgnat est le premier jugement prononcé en Irlande, de sorte que c’est de là que vient ce dicton que l’on répète ; le droit de la femme contre celui de Partolan. Déalgnat ajouta :
Note de l’éditeur. Suit un poème en gaélique qu’Henri Lizeray a eu visiblement beaucoup de mal à traduire.
« Mon bon maître Partolan, vois tes troupeaux de vaches pies, ne cherchent-elles point à s’unir ? Considère tes brebis à la belle toison, n’attendent-elles pas (?) leur maître pour l’accouplement. Si tu considères maintenant ton gros bétail, ce n’est pas d’un taureau particulier dont elles s’approchent, elles s’approchent (?) des taureaux par besoin. Si tu considères tes agréables brebis, quand elles sont en chaleur elles se soumettent (au) premier bélier dans la bergerie. Les veaux doivent être attachés (?) afin qu’ils ne poursuivent pas leurs vaches allaitantes ; les prés sont refermés (?) sur les grands agneaux afin qu’ils ne tètent plus. Le lait encore chaud des bêtes à cornes ne doit pas être confié à un chaton ; on ne confie pas en gage sa hache affûtée à un bûcheron ».
Partolan rétorqua et lui dit :
« Grand est le mal que tu as fait, Déalgnat. Grands sont les crimes que tu as délibérément commis. Votre péché commun mérite punition ; nous t’avons toujours protégée, toi qui nous as fait tort. Ton impureté apparaîtra aux yeux de tous comme suffisant à donner de mauvaises habitudes à tout le monde. Ce que tu as fait a suivi le péché d’Ève que tu as trouvé avant toi, O Déalgnat, voire plus. Alors qu’ils étaient ainsi en train de se disputer, le chien de compagnie de Déalgnat accourut afin de jouer avec Partolan ; Samer était son nom. Il lui donna une gifle qui le tua ; d’où le nom de cette île
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désormais, Samer. Telle fut la première crise de jalousie d’Irlande. Et le premier adultère fut celui de l’homme à tout faire de l’intendance qui coucha ainsi avec Déalgnat. Topa tenta de fuir loin de Partolan. Il le poursuivit et lui infligea la peine capitale pour cela.
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Contre-lai (commentaire néo-druidique) Nº 2.
On se perd en conjecture sur la signification du « sacrifice » de ce chien. Les juifs ont inventé la notion de bouc émissaire, les druides ont-ils inventé la notion de chien émissaire ? La pauvre bête était bien entendu innocente ! Mais Partolan a peut-être considéré que le chien avait failli à son rôle qui était celui de monter la garde en empêchant tout inconnu de s’approcher ?? On peut penser aussi que Partolan s’est tout simplement débarrassé du chien en le faisant fuir à coups de pierres (un début de lapidation pour adultère ?)
À noter cependant, à la différence de l’islam, un seul des deux coupables du crime d’adultère est puni de la peine de mort, l’homme. La femme (Déalgnat) est apparemment épargnée. Ce qui situe le celtodruidisme à mi-chemin entre le christianisme et l’islam en la matière. Il est vrai que Topa en l’occurrence avait commis plus qu’un simple adultère, il avait trahi la confiance de son maître ce qui était un autre crime tout aussi grave.
Répétons néanmoins que tout ceci c’est de l’ancien druidisme, que le nouveau n’oublie pas le plaidoyer de Déalgnat en faveur de l’amour libre libérateur et libéré (cathartique), mais qu’il l’applique aussi aux hommes, et recommande donc de se débarrasse de tout sentiment bourgeois en matière de mariage. Le mariage n’est qu’un contrat passé entre un homme et une femme, et la société doit surtout se préoccuper du sort des enfants qui peuvent naître d’une telle union des corps des cœurs des âmes et des situations.
NOTE DE L’ÉDITEUR.
On rapporte à ce sujet [l’adultère] une remarque pleine d’esprit ayant été faite par la femme d’Argentocoxos un Calédonien, à Julia Augusta. Alors que l’impératrice plaisantait avec elle, une fois le traité conclu, sur la liberté de mœurs des femmes dans leurs rapports avec les hommes en [Grande] Bretagne, elle répondit : « nous satisfaisons aux besoins de la nature d’une façon bien plus satisfaisante que vous les Romaines, car nous sortons ouvertement avec les meilleurs des hommes, alors que dans votre cas ce sont les plus vils qui vous débauchent en cachette ». Telle fut la répartie de cette [Grande] Bretonne (Dion Cassius. Livre LXXVII. Chapitre XVI.5).
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L’ESPRIT CELTIQUE : LE SENS DU SACRIFICE.
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LES SACRIFICES D’OBJETS OU D’ANIMAUX.
« Natio est admodum dedita religionibus » (César, BG. VI, 16). Toute la nation est adonnée aux choses de la religion.
LES ATEBERTAS OU OFFRANDES.
Irlandais ldpart, idbart, edpart (l’orthographe médiévale irlandaise est souvent fluctuante). Mot à mot « offrande, apport ». Selon toute apparence le mot est ancien et il a servi à rendre l’intégralité des sens du latin sacrificium. Il a nettement un sens préchrétien dans la glose de Saint-Gall 56 b, 7 : « i. nomen dolestur chorthon bis oc edpartaib do deib : c’est-à-dire le nom d’un vase à fond rond qui était fait pour les sacrifices aux dieux ».
Le mot a subsisté dans le vocabulaire chrétien et a suivi la même évolution sémantique que le latin offerenda, dont il est le strict équivalent, en brittonique et en goïdélique, pour désigner la messe. Idpairt choirp Crist (offrande du corps du Christ) sert d’ailleurs à traduire Eucharistiae mysteria dans les vies latines des saints d’Irlande ; tandis que le vieux-gallois aperth, pluriel apertou, glose les termes latins muneribus, sacra et victima, dans un manuscrit de l’Ars Amatoria d’Ovide au IXe siècle. Rappelons cependant, pour éviter toute méprise, qu’adpert est littéralement « ce que l’on apporte » et rien d’autre.
À Mirebeau, dans le département français de la Côte-d’Or, des cuvettes creusées dans le sol sacré servaient de réceptacles à des centaines de vases entiers, souvent peints, qui avaient été offerts à la divinité. [Il devait sans doute dans ce cas s’agir d’une entité souterraine et donc chthonienne. N.D.L.R.]. On voit par-là que la diversité de telles atebertas ou offrandes, devait être fort grande, et que l’archéologie est loin actuellement de nous en rendre compte.
L’offrande des atebertas pouvait revêtir deux formes principales, l’ateberta simple et l’ateberta incluse dans un rite sacrificiel (les libations : offrande de lait, d’eau ou de boisson fermentée).
Atebertas simples.
Offrande de végétaux fraîchement récoltés : céréales, fruits, herbes aromatiques, fleurs, plantes, branches d’arbres et ainsi de suite ; ou offrande de produits confectionnés à l’aide de ces mêmes végétaux : boissons, gâteaux, bouillie…
La littérature grecque et romaine ne nous renseigne pas directement sur ce type d’atebertas. Son usage en pays celte est néanmoins attesté par la citation suivante de Strabon (Géographie Livre IV, 4, 6). « Ils se rendent sur un lieu élevé, puis, après avoir mis en place une planche en guise de table, mettent sur celle-ci des gâteaux d’orge, chacun de son côté. Les oiseaux s’abattent alors sur celle-ci, mangeant les uns, dispersant les autres. Celui dont les galettes ont été mangées a gagné ».
Artémidore nous rapporte là des choses très fantaisistes, mais ce qu’il dit de Déméter et de Koré par contre, est plus sérieux. Il écrit en effet qu’il y a une île en face de l’Armorique, sur laquelle sont célébrées des cérémonies religieuses, semblables à celles de Samothrace pour Déméter.
Or Déméter et Koré sont des divinités qui, en Grèce, reçoivent justement ce type d’atebertas : des gâteaux ou des galettes.
Il s’agissait par conséquent d’une cérémonie d’offrandes à des déesse-ou-démones, ou fées si l’on préfère, celtiques, équivalentes, symbolisées par des corbeaux, et Artémidore n’y a rien compris.
Atebertas incluses dans un rituel sacrificiel (libations).
Elles sont comme les précédentes de celles qui laissent peu de traces susceptibles d’être observées par l’archéologue. Elles ne sont pas mentionnées non plus dans les descriptions littéraires (qui ne retiennent que l’acte central du sacrifice).
Nous ne pouvons que supposer leur existence puisque de telles offrandes existent dans toutes les religions du monde, et parce que les installations cultuelles que nous mettons au jour dans les sanctuaires comme à Gournay-sur-Aronde se prêtaient aussi bien à de tels dons matériels qu’au sacrifice de taureaux ou de bovidés.
La fonction la plus courante des fosses de ces sanctuaires était sans doute en effet de recevoir des libations de liquides (eau, lait), de boissons fermentées, de végétaux, ou de produits manufacturés à la forme suffisamment fluide pour pouvoir être versés à partir d’un récipient.
Si ces différentes matières n’ont laissé aucun vestige identifiable dans le sol, l’usage de la libation chez les Celtes est néanmoins attesté par la découverte de récipients semblant avoir eu cette
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fonction : des bassins en bronze, larges et plats. On en connaît un dans la sépulture N°3 de Tartigny, qui pourrait avoir été celle d’un druide.
Il pouvait même, dans certains cas, s’agir de petites amphores de vin, symbolisant du sang, que l’on abandonnait en l’état, ou dont on versait le contenu en un lieu approprié, après les avoir débouchées, ou en avoir rituellement brisé le col. Peut-être par un geste analogue à celui qui consiste, de nos jours, à « sabrer » une bouteille de champagne.
En ce qui concerne les dieu-ou-démons, ou les déesse-ou-démones, les fées si l’on préfère, le maître mot des druides a toujours été, avons-nous dit : dugion, dugion et encore dugion (il faut les honorer, il faut rendre aux dieux les honneurs qui leur sont dus).
Il y avait d’autres objets moins précieux, tout au moins par leur matière. Pour ce qui est des fontaines ou des rivières, l’offrande habituelle était faite de pièces de menues monnaies, pour les lacs, il pouvait s’agir d’objets plus divers. Bijoux, métaux précieux, mais aussi des pièces de lin ou de drap, des toisons, des fromages, des pains, de la cire.
« Il y avait une montagne appelée Hilaire sur laquelle se trouvait un grand lac. Chaque année à la même date une foule de campagnards des environs se rendaient là et en guise d’offrande ou de libation y jetaient du linge en lin tissé ainsi que des morceaux d’étoffe. Certains des toisons de laine, beaucoup des fromages, de la cire, des pains, et divers objets, chacun selon ses moyens. Ceux auxquels je pense seraient trop longs à énumérer. Ils y allaient avec leurs chariots ; et apportaient nourriture et boisson, sacrifiaient des animaux, et faisaient la fête pendant trois jours. Mais avant qu’ils soient sur le point de rentrer chez eux le quatrième jour, il arrivait toujours une violente tempête accompagnée de coups de tonnerre et d’immenses éclairs. Une pluie drue et de la grêle tombaient alors avec une telle force que chacun croyait sa dernière heure venue. Il en était ainsi chaque année, mais ces ignorants persistaient dans leur erreur. Bien des années plus tard, un prêtre de la ville devenu évêque 1) vint sur les lieux. Il exhorta cette foule à cesser de se comporter ainsi sous peine d’être consumée par la colère du ciel. Mais leur grossière rusticité resta insensible à sa prédication. Alors ce prêtre, inspiré par Dieu, fit construire une église en l’honneur du bienheureux Hilaire de Poitiers à quelque distance de la rive du lac. Il fit transférer dans cette église des reliques d’Hilaire et s’adressa au peuple en ces termes : « Ne péchez plus, mes fils, ne péchez plus ainsi devant Dieu ! Adorer ainsi un lac n’est en aucune façon un acte de piété. N’entachez pas vos âmes/esprits [animas dans le latin de Grégoire] par de vains rituels, mais faites plutôt place à Dieu et adressez vos dévotions à ceux qui l’aiment. Adorez aussi saint Hilaire, prêtre de Dieu dont les reliques ont été transférées ici. Car il peut intercéder pour vous auprès du Seigneur, afin d’obtenir votre grâce ».
Ces gens furent alors touchés dans leurs cœurs et ils se convertirent. Ils délaissèrent le lac et déposèrent désormais dans cette sainte basilique ce qu’ils avaient coutume d’y jeter. Ainsi furent-ils libérés de l’erreur ans laquelle ils étaient emprisonnés. Et la tempête fut définitivement bannie de ces lieux. Elle ne troubla plus jamais la fête solennelle donnée en l’honneur de Dieu après que les reliques de ce bienheureux confesseur eurent été transférées en ce lieu. (Grégoire de Tours, De gloria confessorum, 2, saint Hilaire, évêque de Poitiers ?).
LES BRATOU DECANTEM (EX-VOTO).
Le bratou decantem britto – ou gallo-romain, peu différent par sa forme des bratou decantem ou ex-voto populaires que l’on peut voir dans bien des chapelles européennes ; apparaît comme une forme encore plus évoluée de ces pratiques cultuelles, fondées sur l’échange entre les hommes et les dieux, que sont les sacrifices humains ou animaux…
Les ex-voto, comme leur nom latin l’indique, sont le produit d’un vœu (votum). Ce sont des présents à une divinité en retour desquels on espère son concours. D’une façon assez générale, c’est le secours thérapeutique d’une divinité qui est demandé de cette manière. Et dans les sanctuaires britto – ou gallo-romains dédiés à un dieu guérisseur, les petites statuettes dites « anatomiques », de bois ou de pierre, abondent. Elles représentent la région du corps qui souffre, parfois de façon réaliste la blessure ou la malformation qui est cause du mal. Dans quelques cas, c’est même l’image complète du malade qui est sculptée, ce peut être aussi celle de la divinité.
Le bratou decantem ou ex-voto, tel qu’il apparaît à l’époque romaine sous forme de représentations lapidaires, a donc bien une lointaine origine druidique ; mais son expression matérielle est une création purement britto – ou gallo-romaine ; le résultat d’un syncrétisme entre tradition religieuse celte, culte officiel, et pratiques magiques.
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LES ANATHEMATA.
Florus, Épitome, Livre I, chapitre 20. « Les Insubres […] sous le roi Viridomaros, promirent à Vulcain les armes des guerriers romains ».
Plutarque, Vies parallèles, César, 48. « Les Arvernes montraient dans un de leurs temples une épée suspendue qu’ils disaient avoir gagnée sur César. Un jour que César passait par là justement, il vit le glaive en question et se mit à en rire. Comme ses compagnons voulaient le décrocher, il leur interdit de le faire, en leur expliquant qu’il ne fallait pas y toucher, puisque c’était une chose sacrée ».
Ce récit confirme que les Celtes dans leurs sanctuaires se livraient à des gestes parfaitement semblables à ceux des Grecs : suspendre une épée au mur d’un temple ou de la clôture de l’enceinte sacrée. Les témoignages archéologiques en sont peu nombreux, mais suffisamment explicites.
Dans le courant du IIe siècle avant notre ère, la pratique du trophée total comprenant la dépouille humaine et ses armes fut progressivement abandonnée. L’habitude de garder des armes dans les lieux de culte, cette fois comme de véritables anathemata, persista néanmoins. Beaucoup d’armes et de parures de la Tène (IIe et début du Ier siècle avant notre ère) témoignent de cette pratique. Sur l’enceinte sacrée de Saint-Maur, en Gaule belgique, de nombreux fragments d’armes avaient glissé dans la tranchée de fondation de la palissade, au moment de sa destruction ; quand les bois pourris créèrent une cavité dans le sol, particulièrement réceptive.
Le même cas s’est produit le long du mur occidental du temple de la Tène finale, à Gournay. En retenant la terre issue du lessivage du sol, il a piégé des fragments d’armes, ainsi que des crochets de fixation qui montrent bien que le mur du temple était un support privilégié pour les anathemata.
Mais beaucoup d’objets devaient être simplement posés au sol ou sur des banquettes périssables. Le sol du sanctuaire de Ribemont, heureusement préservé, nous donne une bonne idée de la densité du matériel votif qui occupait l’espace intérieur de l’enceinte. À côté des armes en effet figurent de nombreuses parures (fibules, bracelets, perles de verre et de bronze), ainsi que des éléments de seaux et de chaudrons en bronze ; qui devaient constituer un étrange bric-à-brac, ne différant guère de ceux que l’on rencontrait sur tous les sanctuaires de l’Antiquité.
Les parures et les armes en or ainsi exposées en ces lieux de culte étaient considérées comme « inamoviibles » si l’on en croit Polybe (Histoires, II, 32, 2, 6) : Les armées romaines menaçant leur temple les Insubres décidèrent de décrocher des murs du temple de Minerve les sèmaia ou sèmia d’or, dites anathemata (inamovibles) afin de les soustraire aux envahisseurs.
Sèmaia ou sèmia sont des mots grecs ; anathemata (« inamovibles ») aussi, mais ce dernier terme doit être la traduction mot à mot du vocable celte.
On a évoqué plus haut les trésors, ils peuvent entrer dans cette catégorie.
Diodore de Sicile. Livre V, 27.
« Il y a un fait particulier et incroyable chez les Celtes d’en haut (du Nord) concernant les enceintes consacrées aux dieux. Dans les sanctuaires et dans les enceintes sacrées érigées dans ces régions, on a jeté beaucoup d’or en offrande aux dieux, et aucun des habitants ne s’en empare par crainte des dieux ».
Et il est de fait que les dieux celtes aiment l’or. Les historiens antiques le racontent à l’envi. La seule offrande matérielle qui soit appréciée par les divinités barbares qui, dans les textes, semblent ne se repaître que de victimes humaines, est le torque d’or. C’est généralement une offrande en remerciement d’une victoire et peut-être une dîme calculée sur le butin en or. Il peut faire l’objet d’un vœu avant la bataille, c’est ce que nous rapporte Florus à propos d’un certain Arioviste qui avait fait une telle promesse au Mars celte.
Florus, Épitome, I, 20.
« Conduits par Ariobistos les Insubres vouèrent à leur dieu Mars un torque fabriqué avec les dépouilles des soldats romains ».
Le torque en or, d’une taille démesurée par rapport à un homme, est l’attribut des dieux, qu’ils soient indigènes ou étrangers. Ainsi Catumandus, rapporte Justin, qui après avoir vu Minerve en songe, va offrir un tel torque à sa statue dans un temple de Marseille. [N.D.L.R. Cet épisode est assez obscur et n’est peut-être qu’une tentative pour transformer en victoire ce qui ne fut peut-être qu’une lamentable défaite devant les troupes de Catumandus].
Chaque expédition de mercenaires devait se traduire par un gain de plusieurs centaines de kilos d’or. Et l’on imagine aisément qu’une bonne partie de ces richesses devait revenir aux dieux qui avaient conduit à la victoire, c’est ce qu’exprime Strabon quand il dit qu’elles ont été consacrées (anatithenton).
Strabon, Géographie, Livre IV, 1,13.
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« Plus que les autres lieux, les lacs permettent l’inviolabilité, aussi c’est en eux qu’ils immergent des lingots d’argent, mais aussi d’or. Les Romains, devenus maîtres des lieux, vendirent les lacs au profit de l’État, et de nombreux acheteurs y trouvèrent des meules d’argent martelées.
À Toulouse, le sanctuaire était sacré, il était l’objet de la plus grande vénération de la part des habitants des environs ; c’est d’ailleurs pourquoi les richesses s’y accumulèrent, beaucoup étant consacrées aux dieux, et personne n’étant assez audacieux pour oser se les approprier ».
Ces enceintes à trésors et ces lacs sacrés offraient un immense avantage, on pouvait y déposer de l’argent, mais en toute quiétude : les dieux et le peuple gérant du sanctuaire se chargeaient de la surveillance. Mais le rôle certainement le plus habituel de ces lieux devait être de recueillir des témoignages d’amitié qu’un peuple immortalisait ainsi ; en faveur du peuple gardien du sanctuaire ou en faveur de la divinité l’habitant ; et dont on espérait obtenir les bonnes grâces.
[N.D.L.R. D’où la diffusion, parfois très loin de leur foyer d’origine, du culte de certains dieux – voir clientélisme –. Comme le signale si justement le grand archéologue français Jean-Louis Brunaux].
Les relations parfois lointaines entre les peuples celtes avaient donc certainement leur point d’ancrage dans ces lieux divins qui leur donnaient aussi les moyens de s’ouvrir sur l’extérieur.
De la céramique d’origine armoricaine à Gournay, des objets de bronze provenant de la Rhénanie ou de Bohème à Ribemont, supposent des relations à plus grande distance, qui ne sont pas nécessairement d’ordre guerrier ou politique. Elles traduisent peut-être simplement une amitié ou une collaboration religieuse. Les sanctuaires celtiques, tout fermés, voire secrets, qu’ils étaient, constituaient des lieux de rencontre pour les grands de ce monde, rois, prêtres et nobles. Asiles au sens grec du terme, ils se prêtaient admirablement, derrière les échanges les plus matériels, ceux qui s’expriment par la richesse, à des échanges entre les hommes où les dieux étaient toujours présents.
LES SACRIFICES ANIMAUX.
Le sacrifice animal est une très ancienne pratique… humaine. Dans bien des cultes encore actuels, le sacrifice animal est toujours censé guérir une maladie ou assurer une bonne santé.
Dans la partie Ancien Testament de la Bible, les juifs devaient offrir des animaux en sacrifices afin que leurs péchés soient pardonnés. « Dieu » se délectait alors en sentant la fumée qui se dégageait de ces sacrifices.
Lévitique III.
Lorsque quelqu’un offrira un sacrifice d’Actions de grâces à l’Éternel : s’il offre du gros bétail, mâle ou femelle, il l’offrira sans défaut, devant l’Éternel. Il posera sa main sur la tête de la victime, qu’il égorgera à l’entrée de la tente d’assignation ; et les sacrificateurs, fils d’Aaron, répandront le sang sur l’autel tout autour. De ce sacrifice d’Actions de grâces, il offrira en sacrifice consumé par le feu devant l’Éternel : la graisse qui couvre les entrailles et toute celle qui y est attachée ; les deux rognons, et la graisse qui les entoure, qui couvre les flancs, et le grand lobe du foie, qu’il détachera près des rognons. Les fils d’Aaron brûleront cela sur l’autel, par-dessus l’holocauste qui sera sur le bois mis au feu. C’est un sacrifice consumé par le feu, d’une agréable odeur à l’Éternel.
S’il offre du menu bétail, mâle ou femelle, en sacrifice d’Actions de grâces à l’Éternel, il l’offrira sans défaut.
S’il offre en sacrifice un agneau, il le présentera devant l’Éternel. Il posera sa main sur la tête de la victime, qu’il égorgera devant la tente d’assignation ; et les fils d’Aaron en répandront le sang sur l’autel tout autour.
De ce sacrifice d’Actions de grâces, il offrira en sacrifice consumé par le feu devant l’Éternel : la graisse, la queue entière, qu’il séparera près de l’échine, la graisse qui couvre les entrailles et toute celle qui y est attachée, les deux rognons, et la graisse qui les entoure, qui couvre les flancs, et le grand lobe du foie, qu’il détachera près des rognons. Le sacrificateur brûlera cela sur l’autel. C’est l’aliment d’un sacrifice consumé par le feu devant l’Éternel.
Si son offrande est une chèvre, il la présentera devant l’Éternel…
C’est ici une loi perpétuelle pour vos descendants, dans tous les lieux où vous habiterez : vous ne mangerez ni graisse ni sang.
N.B. La principale fonction du Temple de Jérusalem était de sacrifier ces animaux…
Exode XXIX, 18. Tu brûleras alors tout le bélier tout entier pour me l’offrir en sacrifice complet : ce sera un sacrifice dont moi, le Seigneur, j’apprécierai la fumée odorante.
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Genèse VIII, 21. Le Seigneur respira l’odeur apaisante de ce sacrifice et se dit : « Désormais je renonce à maudire le sol à cause des êtres humains. C’est vrai, dès leur jeunesse, ils n’ont au cœur que de mauvais penchants. Mais je renonce désormais à détruire tout ce qui vit comme je viens de le faire ».
Cette pratique a d’ailleurs été reprise par l’islam. Notamment pour la fête de l’Aïd-el-Kébir qui marque chaque année la fin du Hadj (pèlerinage à La Mecque), le dernier mois du calendrier musulman. Chaque famille musulmane, dans la mesure de ses moyens, sacrifie un mouton, ou un autre animal, un chameau par exemple, en l’égorgeant couché sur le flanc gauche et la tête tournée vers La Mecque.
Les sacrifices animaux dans l’ancien druidisme…
En ce qui concerne les dieux le maître mot des druides a toujours été : dugion, dugion et encore dugion (il faut rendre aux dieux les honneurs qui leur sont dus, il faut les honorer).
Arrien. De la chasse. XXXV.1. « Sans l’aide des dieux, rien ne réussit aux hommes ».
Tout événement important de la vie avait en effet besoin de l’aide des dieux, c’est pourquoi les grandes décisions, comme les voyages, les procès, les départs pour la guerre, les migrations, les travaux agricoles, nécessitaient leur accord au moyen d’atebertas ou offrandes. Autrement dit le fameux « dadami se dehi me » sanscrit : je te donne afin que tu donnes (la divinité est ensuite en quelque sorte obligée de rendre la pareille), formule grossièrement traduite par les Romains avec leur « do ut des ».
« Ils tiennent Taranis Jupiter pour le dieu tutélaire de la guerre et des plus grands dieux du ciel ; il était accoutumé jadis à recevoir en offrande des têtes humaines. Maintenant il se contente de bétail » (Scholies bernoises glosant la Pharsale de Lucain). Le premier, le plus spectaculaire, des sacrifices animaux, ne concerne que les bovidés, dont on peut reconstituer les grandes étapes du rituel qui les mettait en scène. À Gournay-sur-Aronde en Gaule belgique, quelque cinquante taureaux, vaches et bœufs (à parts quasi égales), tous extrêmement âgés, au point que leur chair ne devait plus être consommable par des humains, ont été sacrifiés pendant près d’un siècle et demi. Leur mise à mort a été effectuée près de l’autel creux, de type bothros, mais avec des modes variés : coup de merlin sur l’os frontal, coup de hache dans la nuque, égorgement comme les moutons dans l’islam d’aujourd’hui… L’animal mort était ensuite jeté tout entier dans la fosse où il demeurait six à huit mois – de cette façon, il était censé alimenter les dieu-ou-démons qui se trouvaient sous lui dans le sol. À l’issue de cette période, la carcasse, dont seul le rachis était encore solidaire, était retirée de la fosse, et les os faisaient l’objet d’un partage rigoureux. Les crânes étaient alors exposés, sur le porche d’entrée dans l’enclos, pour une période déterminée, les rachis étaient déposés dans le fossé de clôture, le reste du squelette quittait l’enceinte sacrée. Ce sacrifice total d’animaux jetés dans une fosse (bothros) où on les laissait pourrir, présente les plus grandes ressemblances avec le sacrifice dit « chthonien » en Grèce qui, comme nous l’avons souligné, s’adresse aux divinités souterraines ou infernales. Le sacrifice du taureau ressemble aux sacrifices de porcs offerts lors des mystères de Déméter.
Le sacrifice du cheval était un sacrifice animal spécial, et ses restes étaient traités un peu comme ceux des humains. Le cheval n’a pas les caractères d’une simple victime sacrificielle. En revanche, la présentation de ces restes sous forme de trophée ne fait aucun doute. Le cheval connaissait un sort exactement similaire à celui de l’homme. Nous en avons, pour l’instant, de fortes présomptions, qui nous amènent à nous interroger sur l’identité de ces montures et de leur rapport possible avec le monde de la guerre.
Il en allait bien sûr de même pour la jument, notamment pour ce qui est du crâne, sans doute attaché ou cloué en différents endroits du sanctuaire. Son sacrifice, lors des élections royales, ne fait aucun doute en Irlande, de même que son assimilation momentanée à une femme en la circonstance.
Les banquets de commensalité.
À l’inverse, des os de porcs et de moutons relèvent d’un type de sacrifice plus habituel, celui d’une commensalité entre les hommes et les dieu-ou-démons, ces derniers peut-être, cette fois-ci, étant des « célestes », résidant dans les cieux. Ces deux espèces animales sont, en effet, représentées par des
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animaux très jeunes, agneaux et porcelets, dont une partie, après avoir été découpée, a visiblement fait l’objet d’une consommation humaine. Il s’agissait certainement de festins élitaires entre chefs guerriers qui, à l’occasion, se réunissaient dans l’enceinte.
Tous les lieux de culte découverts dans le Nord, chez les peuples belges notamment, présentent un même caractère guerrier plus ou moins marqué et ne révèlent que ces deux types d’activité religieuse, le sacrifice animal et l’offrande d’armes.
Si l’on en croit l’historien grec Arrien, les chasseurs, et non plus les guerriers cette fois-ci, offraient à leur déesse-ou-démone de la chasse [Artémis, ou plus exactement à la déesse-ou-démone, ou fée, celte, se cachant sous ce nom… Arduinna ? ? Andarta ? ? ? N.D.L.R.] des sacrifices annuels préparés ainsi.
Pour chaque lièvre qu’ils attrapent, ils mettent deux oboles dans le tronc de leur église à eux (leur cagnotte). Pour un renard, une drachme (le renard est un animal rusé, toujours en embuscade ; c’est le fléau des lièvres, voilà pourquoi on donne davantage pour lui, un peu comme si c’était un ennemi). Pour un chevreuil, quatre drachmes (parce que c’est un animal plus gros et un gibier plus estimé).
Au bout d’un an, lors de l’anniversaire de la déesse-ou-démone, ou fée donc, on casse la tirelire, et avec ce qu’il y a dedans, on achète une brebis, une chèvre, ou un veau, selon la quantité d’argent recueillie.
Le sacrifice accompli et ses prémices ayant été offertes à la divine chasseresse, selon les us et traditions de chacun, ils partagent l’animal avec leurs chiens. Des chiens couronnés de fleurs pour bien montrer que la fête est donnée en leur honneur. (Arrien. De la Chasse. XXXIII).
N.B. Ce détail témoigne de la haute estime en laquelle les Celtes tenaient certains de leurs chiens. Mais peut-être ne s’agit-il là que d’une évolution tardive du rite. Ce qui paraît remarquable, en revanche, c’est la signification évidente (puisqu’elle est traduite sur un plan monétaire) du sacrifice d’un animal domestique.
Le sacrifice de l’animal domestique est destiné à dédommager la déesse-ou-démone de la chasse des larcins que l’Homme a prélevés sur le troupeau des animaux sauvages dont elle a la charge. Autrement dit ; et pour reprendre les termes de César qui expliquent cette conception du sacrifice (humain notamment) ; le sacrifice d’un animal domestique doit racheter la mort des animaux sauvages.
DÉROULEMENT DU SACRIFICE.
Le sacrifice est effectué par toute une équipe de spécialistes (vates, etc.) présidée par un druide qui surveille et contrôle le bon déroulement des opérations.
Le laïc, lui, assiste au sacrifice avec sa femme ; il prononce même quelques formules, mais son rôle essentiel est de répartir les honoraires (qui peuvent être assez importants).
On doit imaginer que, comme en Grèce ou à Rome, on invitait la victime à baisser la tête vers le sol, en lui présentant à boire ou à manger. De cette manière, elle paraissait consentir à son sacrifice, et surtout elle prenait la pose qui permettait la mise à mort.
La mise à mort prenait des formes diverses. Quelques crânes retrouvés montrent la trace caractéristique que produit le coup de hache sur la nuque, méthode classique dans le monde antique. D’autres crânes présentent un impact impressionnant sur l’os frontal. La forme circulaire de cet impact indique l’emploi d’un merlin. Une trace de section losangique prouve que, dans certains cas, on utilisait un fer de lance, opération spectaculaire et quelque peu acrobatique. Plusieurs crânes ne portent aucune trace ; il faut donc imaginer un type de coup qui n’atteignait pas l’os, l’égorgement est probable.
La variété de ces mises à mort suggère une variété correspondante du rituel. Ces différentes formes présentaient une allure chthonienne et s’adressaient aux divinités habituellement concernées par ce type de sacrifice, mais elles s’inscrivaient dans des fêtes religieuses particulières, à l’intérieur du calendrier liturgique. Certaines exigeaient une mort rapide sans effusion de sang, d’autres au contraire voulaient que la victime égorgée ensanglante abondamment l’autel ou la fosse à sacrifice. Il est possible, dans ce dernier cas, que l’ateberta ou offrande au dieu se soit limitée à cette seule libation.
La fameuse pierre trouvée à Suèvres en France, était sans doute un autel destiné à ce genre d’opération et les animaux devaient y être complètement vidés de leur sang. La victime une fois morte, sa dépouille tout entière était retirée de l’autel et glissée au fond de la fosse.
Elle y demeurait environ six mois. L’effet recherché par ce processus était un pourrissement lent, mais total des chairs. La putréfaction permettait l’infiltration dans le sol de ce qui était considéré comme une nourriture pour la divinité souterraine. Au terme de cette période, la carcasse était totalement décharnée (suite à décarnisation) : ne demeuraient en place que des os plus ou moins bien
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assemblés par des tendons desséchés. On procédait alors au nettoyage de la fosse à sacrifice par l’enlèvement de la carcasse. Seul le rachis gardait ses relations anatomiques. Le reste de la charpente osseuse livrait des pièces détachées. Le nettoyage était soigné. Le sol était même finement gratté. Les os exhumés faisaient l’objet d’un tri. Une partie était immédiatement déposée dans le fossé de clôture, utilisé comme un dépotoir sacré. Ce sont notamment les colonnes vertébrales, les côtes et la plus grande partie des pattes. Les crânes faisaient l’objet d’un traitement spécial. Il est probable qu’ils étaient exposés avec les armes et les crânes humains sur le porche de l’entrée du sanctuaire pendant plusieurs années. Mais ensuite, ils rejoignaient les autres restes dans le fossé, souvent après avoir reçu un coup tranchant sur l’extrémité du maxillaire supérieur. Les extrémités des pattes et la queue devaient quitter l’espace du sanctuaire, car elles n’ont pas été retrouvées.
Voilà en résumé les grandes lignes, celles qui sont matérielles et qui ont laissé des traces, d’un rite qui s’étalait sur plusieurs années. À l’intérieur de cette période s’intercalaient les cycles inaugurés par les sacrifices précédents et ceux qui suivaient avec des intervalles d’au moins six mois. L’enchaînement inéluctable de ces opérations constituait la vie même du sanctuaire. Il n’excluait pas d’autres formes de sacrifice ni d’autres cycles rituels.
Dans le cas des sacrifices destinés à des divinités de type chthonien, la carcasse de l’animal immolé de la sorte ou ce qu’il en restait, devait demeurer six mois dans la fosse à sacrifices.
Dans le cas des sacrifices destinés à des divinités de type céleste ou aérien, la carcasse de l’animal immolé de la sorte ou du moins ce qu’il en restait, devait être brûlé dans un foyer de pierres rustique, mais spécialement conçu à cet effet.
Les indelba de la tradition irlandaise (le sanas Cormaic), ne sont pas néanmoins sans poser problème.
Indelba : i. anmand na n-altora na n-idal sin. i. arindi dofornitis intib delba na ndula adortais and, uerbi gracia figura solis.i. figuir na grene.
Indelba : noms des autels de ces idoles, la raison pour laquelle ils sont appelés ainsi est qu’ils avaient coutume de peindre dessus la représentation des éléments qu’ils adoraient, par exemple la figura solis, autrement dit la figure du soleil.
D’ailleurs, pourquoi ce pluriel dans la définition donnée par le glossaire ? Le dictionnaire de la langue irlandaise (vieil et moyen irlandais), lui, définit l’indelb comme une alvéole formée de quatre larges pierres. Peut-être faut-il alors penser à quelque chose comme les petits cercles de pierres levées appelés horg dans la religion scandinave.
NOTE DE LA RÉDACTION.
LAISSONS DE CÔTÉ MAINTENANT CET ANCIEN DRUIDISME ET DISONS QUELQUES MOTS SUR NOS RAPPORTS ACTUELS AVEC LA SOUFFRANCE ANIMALE.
De nombreux chercheurs se sont mobilisés pour affirmer qu’il est impossible de se passer des essais sur les animaux, mais que tout doit être mis en œuvre pour limiter le nombre de “cobayes” utilisés, et surtout pour réduire au maximum leurs souffrances. C’est notamment ce qu’explique François Lachapelle, qui est directeur de recherche ainsi que président du groupe d’information, de réflexion et de communication sur la recherche.
L’hebdomadaire Le Point : Êtes-vous choqué par le “sacrifice” de ces macaques ?
François Lachapelle : Il est toujours compliqué pour le public de mesurer l’intérêt d’une nouvelle étude portant sur un médicament commercialisé. Et je comprends que les associations de protection animale s’interrogent. Mais il s’agit là d’une situation très particulière puisqu’une nouvelle activité de ce produit a été identifiée et que, si elle était confirmée, elle permettrait de soigner une maladie mortelle du jeune enfant. Il faut bien valider cette indication avant de donner le traitement aux jeunes malades.
Je rappelle que la réglementation prévoit de tester sur au moins trois espèces animales les risques éventuels du médicament et de la voie d’administration. Il est donc très difficile d’éviter de passer par les singes avant l’usage chez l’homme.
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Le modèle animal permet-il une extrapolation assez précise ?
Les études sur les primates sont très importantes, car les résultats obtenus chez eux se retrouvent dans 40 à 70 % des cas chez l’humain. Les modèles rongeurs ne laissent présager que dans 5 à 15 % (au maximum 20 %) des cas ce qui va se passer chez l’homme.
Il faut bien savoir que les rongeurs sont des populations très homogènes génétiquement parlant, élevées dans un environnement très protégé. Cela simplifie l’analyse des résultats, mais en même temps, cela appauvrit les réponses.
Les primates sont comme l’homme, très hétérogènes génétiquement parlant, ils sont aussi confrontés à de multiples virus et bactéries (pas forcément pathogènes), y compris en laboratoire. Et leur biologie cellulaire, tout comme l’organisation des grands systèmes – dont le système nerveux ou reproductif – est comparable à la nôtre. C’est pourquoi ils constituent une étape irremplaçable dans la mise au point de traitements.
Qu’en est-il des méthodes dites alternatives, prônées par les défenseurs des animaux ?
En général, les cultures de cellules humaines sont issues d’un seul individu, donc elles ne peuvent pas représenter la variabilité humaine. De plus, elles sont souvent transformées pour pouvoir être conservées longtemps, elles sont en quelque sorte “cancérisées” ; on a modifié leur génome, donc leur biologie, et leur physiologie. Néanmoins, le système cellulaire a un avantage : comme il est très simplifié et qu’il a été construit pour répondre à une question donnée, il sera très sensible dans un domaine spécifique. Mais que dans celui-là. Globalement, les résultats obtenus en culture ne sont reproductibles chez l’humain que dans 1 à 2 % des cas seulement.
Quant à la bio-informatique et à la modélisation mathématique, elles peuvent apporter de précieux renseignements.
Si l’expérimentation animale ne peut être évitée, est-elle au moins contrôlée ?
De nombreux progrès ont été réalisés et elle est encadrée par une réglementation très stricte, validée par un comité d’éthique. Par exemple, que ce soit en toxicologie ou en infectiologie, on a défini des « points limites » destinés à faire cesser l’expérience (donc à tuer l’animal) dès que la preuve recherchée est visible et avant que la souffrance ne s’installe.
Toutes les interventions chirurgicales se font sous anesthésie et la douleur postopératoire est prise en charge, car un animal qui souffre ne réagit pas normalement. Enfin, des techniques d’imagerie médicale sont employées autant que possible. Il n’empêche que, selon le très sérieux Office vétérinaire fédéral suisse de protection animale, environ 7 % des procédures entraînent des douleurs.
N.B. La législation suisse sur la protection des animaux est une des plus poussées au monde et le domaine de l’expérimentation animale y est strictement réglementé. Les chercheurs doivent prouver que les bénéfices pour la société sont plus importants que les souffrances infligées aux animaux lors des expériences.
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PSYCHOLOGIE ET ÉTHIQUE DU SACRIFICE.
La plupart des civilisations ont pratiqué le sacrifice humain. On trouve par exemple dans la Bible le sacrifice d’Isaac (interrompu in extremis par la volonté de Dieu si tout cela est bien factuellement vrai) et celui de la fille de Jephté, en raison d’une promesse imprudente de son père : offrir en holocauste la première personne qui sortirait de sa maison pour venir à sa rencontre. Nous y reviendrons. Il importe donc tout d’abord de définir au préalable exactement ce qu’est un sacrifice humain.
Celui-ci consiste en la mise à mort d’un être humain, homme ou femme, prisonnier de guerre ou membre de la communauté dans le cadre d’un RITE RELIGIEUX. Le sacrifice se distingue en cela du massacre, perpétré par vengeance, exaltation collective ou débordement, ou d’une condamnation à mort dans un cadre judiciaire (par exemple, à la suite d’un jugement de l’Inquisition).
LES SACRIFICES HUMAINS CHEZ LES HÉBREUX.
Il est généralement admis que le sacrifice, non réalisé finalement, de son fils, par Abraham, est le dernier tenté par le peuple hébreu. C’est sans réserve en effet que les gens de ce Livre unique rejettent cette pratique qui est une insulte à l’intelligence et à la liberté humaine, totalement absurde parce que l’enfant que Dieu réclame à Abraham, c’est justement l’enfant unique qu’il lui avait lui-même donné au moment où celui-ci désespérait d’avoir une descendance. Le moins que l’on puisse dire par conséquent est que cette abdication ou soumission d’Abraham n’incite guère au respect des droits de l’Homme.
Un autre épisode de l’Ancien Testament évoque pourtant un sacrifice humain allé jusqu’à son terme : celui qui est accompli par Jephté, un des « Juges », ainsi que mentionné plus haut. Ses circonstances peuvent le rapprocher de celui d’Isaac ; c’est en effet sa propre fille que Jephté donne à Dieu en échange d’une victoire. Et pourtant, elle est son unique enfant.
La différence avec le sacrifice qu’a failli accomplir Abraham est que l’holocauste dans ce cas est effectivement accompli. Elle réside aussi dans le fait que Jephté ne nous est pas présenté comme mis à l’épreuve par son dieu, mais comme victime d’une promesse qu’il a lui-même faite.
Ce sacrifice humain permet pourtant à Jephté – ou, du moins, le croit-il – de s’attirer la faveur de son Dieu dans la bataille.
LES SACRIFICES HUMAINS À ROME.
Si les Romains ont interdit aux peuples qu’ils ont soumis de sacrifier des victimes humaines, ils se sont cependant eux aussi livrés à de telles pratiques, dans certains cas. C’est d’ailleurs la constatation d’un tel paradoxe qui est à l’origine d’une des Questions romaines de Plutarque, la numéro 83.
« Par quelle raison expliquer ceci : en apprenant que les Celtibères nommés Bletonesioi avaient offert aux dieux un sacrifice humain, ils envoyèrent une mission chargée de punir leurs chefs ; mais comme il apparut qu’ils n’avaient fait là qu’appliquer leurs lois, on les laissa en liberté, non sans leur interdire cette pratique à l’avenir. Pourtant comment se fait-il que les mêmes Romains, peu d’années auparavant, aient enterré vivants, sur la place appelée Marché aux bœufs, deux hommes et deux femmes, les uns grecs, les autres celtes ? ».
Trois fois en effet durant la période de la République, en 228, en 216 et en 114/113, les Romains ensevelirent vivants, au Forum boarium, deux couples d’étrangers.
Voici le récit qu’en fait Plutarque (Marcell. 3, 3, 7), pour le premier de ces cas.
« Cependant, la proximité du lieu où la guerre allait s’engager, qui touchait immédiatement leur territoire, inspirait une grande terreur aux Romains ; à cela s’ajoutait l’antique prestige de celui des peuples qu’ils semblent avoir le plus redouté, parce qu’il avait jadis pris leur ville […]. Ce qui prouve aussi leur effroi, ce sont les préparatifs qu’ils firent (car jamais, dit-on, ni avant ni après, les Romains ne mobilisèrent tant de dizaines de milliers d’hommes) et le caractère inouï du sacrifice qu’ils accomplirent. Eux qui, d’habitude, ne pratiquaient aucun rite barbare ni étranger ; qui, partageant autant que possible les opinions des Grecs, se montraient doux dans le culte rendu aux dieux ; furent contraints, quand la guerre eut éclaté, d’obéir à des oracles tirés des livres sibyllins, et enterrèrent vivants deux Grecs, un homme et une femme, ainsi que deux Celtes, sur la place appelée le Marché aux bœufs. De nos jours encore, au mois de novembre… ».
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Citons également le passage de Tite-Live (22, 57, 2-6) relatif aux sacrifices de 216.
« Venant après de si graves défaites, des prodiges troublèrent les consciences : en particulier deux Vestales, cette année-là, qui furent convaincues d’inconduite. L’une fut enterrée vivante à la porte Colline, selon la règle ; l’autre s’était donné la mort […] Cette faute, au milieu de tant de malheurs, passa pour un prodige, comme il arrive souvent. On invita les décemvirs à consulter les Livres sibyllins […] on fit quelques sacrifices exceptionnels après : au marché aux bestiaux, un Celte et une Celte, un Grec et une Grecque, furent enterrés vivants (sub terram uiui demissi sunt), murés dans une enceinte de pierre qui avait déjà servi auparavant à des sacrifices humains ».
Signalons encore que, selon Pline l’Ancien (Nat. 28, 12), de telles cérémonies eurent encore lieu à son époque, au Ier siècle de notre ère donc.
Les origines de ces sacrifices humains ont fait couler beaucoup d’encre chez les modernes.
Il est évident que l’ensevelissement d’êtres vivants représente une expulsion à la fois symbolique et matérielle, du monde des vivants ; les personnes ensevelies vivantes sont livrées au monde des morts et de ses divinités.
D’autre part, le contexte de ces rites nous montre de manière indiscutable qu’il s’agit de détourner un danger extérieur perçu comme particulièrement menaçant et imminent.
Les malheureux Celtes victimes de cette pratique représentent l’ensemble de leurs congénères.
Curiosité maintenant. Les deux sanctuaires de Diane les plus anciens sont celui de Capoue, et celui d’Aricie (sur les bords du lac de Némi, près de Rome), où elle était appelée Diana Nemorensis : la Diane des Bois. Cette Diane de Némi était l’Artémis de Tauride, apportée en Italie par Oreste. Ce qui expliquait la sauvagerie de ses rites.
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (1877).
REX NEMORENSIS. Ce titre, chez les écrivains anciens, désigne une sorte de prêtre chargé du culte de Diane Aricina, dans le bois de Némi, sur le versant des monts Albains. Diane elle-même est couramment appelée nemorensis…
C’était une étrange pratique et qui sent la barbarie primitive que celle qui présidait à l’installation du roi-prêtre de Némi. C’est un combat singulier entre le prêtre en exercice et le prétendant à la succession qui décidait en effet du sacerdoce. La place était pour celui qui assommait l’autre avec une branche cueillie sur certains arbres cachés au fond du bois [du gui ?]. La royauté de Némi étant ainsi une prime à la force brutale, il n’y avait plus que des esclaves fugitifs qui se hasardaient à la disputer. Sous le règne de Caligula, dont la folie en voulait à toute supériorité, la place était occupée par un véritable colosse qui s’y maintenait depuis des années ; l’empereur n’eut de cesse de lui trouver un compétiteur plus vigoureux. La coutume était encore en vigueur au temps de Pausanias.
Mais en réalité, le personnage installé par de tels moyens n’était plus un prêtre au sens strict du terme. La preuve en est qu’à l’occasion les pontifes de Rome venaient en ce lieu accomplir en personne les cérémonies religieuses qui intéressaient l’État. J. – A. HILD.
LES SACRIFICES DE SUBSTITUTION.
Beaucoup de ces civilisations néanmoins, en vinrent à renier ces pratiques, en substituant aux humains immolés des condamnés à mort (cas des druides) des animaux, des images ou des symboles.
CHEZ LES GRECS.
Iphigénie est l’une des filles d’Agamemnon et de Clytemnestre. Agamemnon ayant, hélas, encouru la colère d’Artémis, la flotte des Grecs, faute de vent, reste bloquée à Aulis. Interrogé, le devin Calchas répond que la colère de la déesse ne peut être apaisée que si le roi lui sacrifie sa fille Iphigénie.
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Accablé, Agamemnon s’oppose au sacrifice puis, poussé par Ménélas et par Ulysse, il accepte. Il convoque sa fille à Aulis, sous le prétexte fallacieux de la fiancer avec Achille. La jeune fille, ainsi mise en confiance, s’approche de l’autel. Le sacrifice va être consommé, lorsque la déesse ou la fée, soudain prise de pitié pour la jeune fille, lui substitue une biche comme victime. Elle l’emmène en Tauride où elle deviendra une de ses prêtresses.
Ce type de substitution a peut-être (peut-être) inspiré les rédacteurs de la Bible, dans le passage du sacrifice ordonné à Abraham, mais sans que les lecteurs juifs, chrétiens, ou musulmans, à la différence du texte grec, sachent pourquoi Dieu exigeait d’Abraham une telle obéissance. Ce simple fait montre à l’évidence la distance qui sépare la mythologie de l’une des principales religions de masse révélées (ces dernières faisant appel à la foi, c’est-à-dire à une croyance), de la logique des mythes dans le paganisme de type philosophique et réfléchi.
LE RIRE DE TARANIS * À ROME.
Dans le célèbre dialogue entre Numa et Jupiter (Taranis) rapporté par Valerius Antias (cité par Plutarque), on voit le deuxième roi de Rome jouer au plus fin avec le dieu, afin d’obtenir que la victime à offrir, pour se protéger des effets de la foudre, ne soit pas humaine. Là où Jupiter exige une tête, Numa propose une tête d’oignon. Le dieu précise alors sa demande : « la tête d’un homme » ; le roi répond : « Tu prendras ses cheveux » ; mais le dieu exige une vie. Numa réplique : « La vie d’un poisson ». Le dieu se mit à rire et dit : « Par ces offrandes, tâche de conjurer les traits de ma foudre, ô mortel qui n’est pas indigne de converser avec les dieux » (Ovide. Fasti. 3, 339-342).
Nota Bene. Ce qui nous renvoie donc à la notion typiquement celtique de druides parlant la même langue que les dieux (ils sont homophonon, dans les écrits de Diodore, V, 31).
Selon Denys d’Halicarnasse (1, 38, 3), c’est Ogmios, donc en l’occurrence Hercule dans l’interpretatio romana, qui aurait mis fin aux sacrifices humains qu’offraient jusqu’alors les Anciens sur le site de la future Rome.
« Afin que ces hommes n’aient aucune peur ou scrupule d’avoir abandonné les sacrifices ancestraux, il apprit aux indigènes, pour apaiser la colère du dieu, à fabriquer à la place des hommes qu’ils jetaient pieds et poings liés dans le courant du Tibre, des mannequins à figure humaine, habillés de la même façon qu’eux, et à les précipiter dans le fleuve, afin que la crainte superstitieuse qui habitait alors tous les esprits soit extirpée, les apparences de l’ancien supplice étant sauvegardées ».
Cet historien précise également que les Romains accomplissaient encore ce rite à son époque, en mai ; il correspond à la cérémonie des Argées, durant laquelle les vestales jetaient dans le Tibre des mannequins représentant des hommes.
Macrobe (Sat. 1, 7, 31) attribue le même rôle « civilisateur » à Ogmios. Avant son arrivée en Italie, les Pélasges offraient des têtes humaines à Dis Pater et des victimes humaines à Saturne, à cause de l’oracle qui disait en grec : « Offrez des têtes à Hadès et des hommes à son père ».
Mais plus tard Ogmios serait arrivé dans le pays avec le bétail de Géryon et aurait réinterprété un des mots de cet oracle : phota, afin que Saturne soit désormais honoré avec des bougies, puisque phota signifiait aussi bien « lumière » que « homme ». Macrobe conclut en donnant également une seconde version plus rationalisante, selon laquelle Ogmios les aurait sortis d’une vie plongée dans les ténèbres de l’ignorance en introduisant chez eux l’illumination des arts et des sciences.
CHEZ LES CELTES.
Diodore de Sicile, V, 32. « Les criminels qu’ils ont gardés prisonniers pendant cinq ans, ils les empalent en l’honneur des dieux. Avec beaucoup d’autres offrandes, ils les sacrifient en d’immenses bûchers qu’ils ont préparés à cet effet ».
Lucain. « Hesum Mercurium credunt, si quidem a mercatoribus colitur, et praesidem belloreum et caelestium deorum maximun Taranin Iouem, adsuetum olim humanis placari capitibus, nuc uero gaudere pecorum ». « Ils tiennent Hésus pour Mercure… et Taranis maître de la guerre et plus grand des dieux du ciel, à qui jadis il était de coutume d’offrir des têtes humaines, mais qui maintenant se contente de bétail, pour Jupiter ». (Gloses ou scholies bernoises du texte de Lucain).
* Différent donc de celui de Merlin. Mais revenons aux sacrifices humains accomplis par les druides de l’ancien druidisme.
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CANNIBALISME ET ENCÉPHALOPHAGIE.
LES TÉMOIGNAGES LITTÉRAIRES.
Différents textes antiques évoquent le cannibalisme chez les Celtes, certains en soulignant l’absolue nécessité de cet acte à ce moment-là.
César. De bello gallico VII, 77 rapportant le discours du Calgacos ou de la Boudicca du Continent : « Si vous n’avez plus aucun moyen d’avoir de nouvelles de nos secours ; les Romains eux-mêmes ne vous assurent-ils pas de leur arrivée prochaine par ces travaux de jour et de nuit, qui montrent assez la crainte qu’ils en ont ? Quel est donc mon avis ? De faire ce que firent nos ancêtres dans leurs guerres, bien moins funestes, contre les Cimbres et les Teutons. Forcés, comme nous, de se renfermer dans leurs villes, en proie donc à la disette, ils soutinrent leur vie en se nourrissant de la chair de ceux que leur âge rendait inutiles à la guerre ; et ils ne se rendirent point. Si nous n’avions pas reçu cet exemple, je dirais que, pour la cause de la liberté, il serait glorieux de le donner à nos descendants. Quelle guerre en effet peut-on comparer à celle-ci ? Les Cimbres, après avoir ravagé le pays, et lui avoir infligé de grands maux, ont quand même fini par quitter notre territoire, et gagnèrent d’autres contrées ; ils nous ont laissé nos droits, nos lois, nos champs, notre liberté ! Mais en ce qui concerne les Romains, quel autre motif ou désir ont-ils que de s’installer sur les terres et dans les villes de ceux dont ils ont appris qu’ils étaient les plus nobles et les plus puissants à la guerre, afin de les réduire à un perpétuel esclavage ? Car ils n’ont jamais fait la guerre pour d’autres raisons. Et si vous ne savez rien de ce qui se passe dans les pays lointains, regardez dans la Celtique voisine qui, ayant été réduite à l’état de province, dépouillée de ses droits et de ses lois, soumise au despotisme romain, est maintenant opprimée, plongée dans une servitude sans fin ».
Polybe. Histoires, I, 84 : « Ayant inopinément établi son camp dans un lieu aussi désavantageux pour eux qu’il présentait d’avantages pour son armée ; Amilcas les réduisit à une situation telle que, n’osant courir le risque d’une bataille, et ne pouvant fuir, cernés comme ils l’étaient par le fossé ainsi que les retranchements ; poussés par la famine, ils finirent par être forcés de se manger les uns les autres. La fortune leur infligeait cette légitime compensation pour leur impiété ou leur méconnaissance de toute loi vis-à-vis d’autrui ».
Polybe. Histoires, I, 85 : « Quand ils eurent, avec cette impiété ainsi épuisé les prisonniers qu’ils employaient à leur nourriture, épuisé aussi les corps de leurs esclaves, comme il ne leur venait de Tynète aucun secours ; alors, il devint évident pour les chefs que cette multitude, sous le poids de ses maux, allait se porter à des excès envers eux ; Autarite, Zarcas et Spendios, décidèrent donc de se remettre entre les mains de l’ennemi et d’entrer en pourparlers avec Amilcas ».
L’encéphalophagie fut une pratique assez largement attestée en Europe au cours du Paléolithique, mais aussi et surtout au cours du Néolithique. Les témoignages antiques les plus sérieux attestent le maintien de ces pratiques, dans l’utilisation de crânes aménagés en coupe à boire. Les très-sachants de la druidiaction (druidecht) croyaient en effet que l’âme/esprit et la vie en définitive reposaient dans la tête, et non dans la région du cœur. De là l’importance des rites et pratiques qui entouraient la tête dans leur tradition.
Témoignage crédible.
Silius Italicus, la guerre punique, XIII, 482 : « Quant aux Celtes, ils se plaisent à vider les crânes, à les border – horreur ! – d’un cercle d’or, et ils gardent ces coupes pour leurs banquets ».
Témoignage à demi crédible.
Ammien Marcellin, Histoires, XXVII, 4 : « Le territoire des Scordisques en faisait partie, et il se rattache de nos jours à une province qui en est fort éloignée. Nos annales nous apprennent quelle était la brutale férocité de cette race, qui sacrifiait ses prisonniers à Mars et à Bellone, et buvait avec délices du sang dans des crânes humains ».
Témoignage non crédible.
Orose, Histoires contre les païens, V, 23. « Pendant ce temps, Claudius, chargé, en vertu du tirage au sort, de la guerre de Macédoine, tenta de repousser par les armes, hors des limites de la Macédoine, des peuples divers ; qui s’étaient répandus à partir des monts Rhodopes, et dévastaient alors la Macédoine, avec la plus grande cruauté. Ils s’emparaient, quand ils avaient besoin d’une coupe, de
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crânes humains, sanglants, et encore chevelus ; enduits, dans les cavités intérieures, de matière cervicale mal nettoyée ; ensuite ils en usaient, avec avidité, sans être horrifiés, comme de véritables coupes. De ces peuples, les plus sanguinaires et les plus farouches étaient les Scordisques ».
Florus, Épitome, I, 39 : « Il n’est pas de cruauté que ces Thraces ne commissent à cette époque dans les traitements qu’ils infligeaient aux prisonniers ; versant aux dieux des libations de sang humain, buvant dans des crânes, souillant par des outrages de toutes sortes une mort causée tantôt par le feu, tantôt par la fumée, arrachant même les fœtus du ventre des femmes enceintes ; les plus cruels de tous étaient les Scordisques ».
Témoignages difficilement crédibles.
Strabon. Géographie, IV, 5, 4 : « Il y a dans le voisinage de la [Grande] Bretagne d’autres îles encore, mais de peu d’étendues ; et une seule entre toutes mérite considération, c’est l’île d’Ierné, située juste au nord de la [Grande] Bretagne. Cette île se trouve avoir plus d’étendue en longueur qu’en largeur. Nous n’avons, du reste, rien de certain à en dire, si ce n’est que ses habitants sont encore plus sauvages que ceux qui résident en [Grande] Bretagne, car ils sont anthropophages en même temps qu’herbivores ; et croient bien faire en mangeant les corps de leurs pères ou en ayant publiquement des relations avec toute espèce de femmes, voire avec leurs mères et leurs sœurs. À dire vrai, ce que nous avançons là (l’anthropophagie des Irlandais) repose sur des témoignages peu sûrs. Rappelons néanmoins, en ce qui concerne l’anthropophagie, que la même coutume paraît se retrouver chez les Scythes ; et que l’histoire nous montre, plus d’une fois, dans les nécessités d’un siège, les Celtes, les Ibères, et maint autre peuple barbare, réduits à une semblable extrémité ».
Pausanias. Description de la Grèce, X, 22, 3 : « Ils émasculèrent tous les hommes, tuèrent les vieillards, les enfants furent arrachés du sein de leur mère et ensuite égorgés ; si quelqu’un paraissait mieux nourri que d’autres, les Celtes buvaient son sang et se rassasiaient de sa chair ».
Saint Jérôme. Aduersus Iouinianum , livre II, chapitre VII : « J’ai vu personnellement, pendant ma jeunesse, des Attacottes de Bretagne manger de la chair humaine. Ayant volé divers troupeaux dans les bois, ils avaient coupé les fesses des pastoureaux, les seins et les fesses des bergères, et les avaient dévorés comme des friandises ».
Saint Augustin. La Cité de Dieu. VII, 19. Varron ajoute que dans certains pays, à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne (sic), et que les Celtes lui sacrifiaient même des hommes faits, parce que, de toutes les semences, celle de l’homme est la plus excellente. [Au fait le sacrifice d’Abraham sur Isaac, la chasse aux sorcières (Exode, 22, 17) et l’Inquisition, qu’est-ce que c’est dans ce cas ? Et le sacrifice de sa fille par Jephté ??? Livre des Juges, chapitres 10, 11, 12).
Témoignage à demi-crédible.
Caius Julius Solinus. Polyhistor, XII : « La [Grande] Bretagne est environnée de plusieurs îles. L’une de ces îles, celle d’Hibernie, a la même étendue ; les mœurs des habitants sont barbares ; elle a tant de pâturages qu’on n’en éloigne le bétail que par la crainte des suites d’une nourriture trop abondante. On n’y trouve point de serpents ; il y a peu d’oiseaux ; le peuple y est inhospitalier au possible et redoutable à la guerre. Les vainqueurs se couvrent le visage du sang de leurs ennemis, après en avoir bu. Ils ne font pas la distinction entre le bien et le mal ».
NB. En revanche on n’y trouve déjà point de serpents ! Voilà qui remet à sa juste place (celle du mythe) le miracle de l’éviction hors d’Irlande des serpents, attribué à Saint Patrice. Encore un mensonge de plus dans la bouche de nos amis chrétiens.
Mention à part doit être faite du témoignage de Strabon sur les victimes percées de traits, empalées dans les temples.
« La victime était percée de traits, tantôt ils l’empalaient dans leurs temples… »
Car le terme grec anestauron signifie « suspendre ou accrocher à un poteau ».
On est en droit de se demander s’il ne s’agit pas tout simplement de la description de trophées humains construits avec des cadavres de guerriers morts au champ d’honneur. À l’époque de
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Posidonios, la confection de gigantesques trophées humains n’était déjà plus en usage sur le Continent. C’est donc par une source intermédiaire, un voyageur grec de la fin du IIIe siècle peut-être, que l’ethnographe a eu des échos de cette coutume.
L’auteur de sa source, ou son informateur, n’a certainement pas vu l’accomplissement du rite funèbre qui devait se faire dans le secret ou dans le cercle étroit des comrunos et des initiés ; il n’a donc vu que le résultat, des cadavres décharnés encore accrochés à des poteaux, et c’est à partir de cette observation qu’il a reconstruit un rite sacrificiel probablement imaginaire.
Le terme « empaler » doit donc dans ce cas seulement signifier « accrocher à une palissade » ou « à des pieux », et doit entrer dans le cadre d’un rite de consécration des dépouilles des guerriers morts au combat.
César, VI, 17.
« Quand ils ont gagné, ils immolent tout le butin vivant, et le reste ils l’apportent en un même endroit. Dans beaucoup de cités, on peut voir des tertres élevés dans des lieux consacrés avec ces dépouilles et il n’est pas arrivé souvent que quelqu’un, méprisant la religion, ose […] toucher à ces dépôts. Pour un tel acte, le supplice le plus cruel a été institué ».
Diodore de Sicile. Livre V, 29.
« Aux ennemis tombés, ils coupent les crânes et les attachent au cou de leurs chevaux. Les dépouilles ensanglantées de ces ennemis tués sont emportées comme du butin par leurs servants d’armes auxquels ils les ont confiées, au son du péan et des hymnes de victoire ; et ils clouent ces prémices du butin à leurs maisons, comme s’ils avaient capturé des bêtes fauves en quelque chasse ».
Strabon (Géographie IV, 4, 4 à 6) ajoute une précision : « Ils attachent les têtes de leurs ennemis à l’encolure de leurs chevaux et les emportent pour les clouer aux propylées » c’est-à-dire littéralement « aux portiques d’entrée des temples ».
Le texte de Diodore de Sicile est donc à corriger en ce sens, les maisons des Celtes dont il parle CE SONT LEURS SANCTUAIRES.
À propos de cette coutume César parle de spolia (dépouilles) et les auteurs grecs de tropaïon (trophées).
Il nous paraît préférable de parler, à propos du rite druidique, de consécration des dépouilles.
Dans bien des cas en effet, les dépouilles prises à l’ennemi sont consacrées dans les sanctuaires celtes en un rite beaucoup plus complexe que celui que nous voyons en Grèce ; une coutume très différente de celle des anathemata ou ex-voto guerriers, mais assez semblable en son principe à celle des trophées de chasse.
« Comme s’ils avaient capturé des bêtes fauves en quelque chasse », note Diodore.
Cette coutume de la consécration des dépouilles prend chez les Celtes des formes si surprenantes qu’il paraît en effet nécessaire de la distinguer d’un simple dépôt votif. La meilleure documentation est d’ordre archéologique et elle est due, pour l’essentiel, aux découvertes du sanctuaire de Ribemont-sur-Ancre en Gaule Belgique. Sur ce site les armes ne présentent pas les caractères qui nous ont permis de qualifier celles de Gournay d’anathemata, c’est-à-dire de dépôt sacré de panoplies prestigieuses généralement accrochées aux parois de l’enclos sacré du temple.
LES SANCTUAIRES JUSTEMENT.
« Le palais de Conchobar était magnifique et comptait trois corps de bâtiment : la Cróeb-ruad, la Téite Brecc, et la Cróeb Derg (Branche rouge). Dans la salle de la Branche rouge se trouvaient les têtes et les dépouilles des ennemis du roi ».
Il ressort de ce texte que le complexe cultuel dit « château de Conchobar » à Fort Navan près d’Armagh, sans doute entouré d’une palissade et d’un fossé non défensif car situé à l’intérieur de l’enceinte circulaire ainsi délimitée, était composé de trois corps de bâtiment appelés :
Cróeb-ruad, Téite Brecc et Cróeb Derg (la branche rouge).
La Cróeb Ruad était le lieu où se réunissaient les chefs pour discuter et festoyer.
La Cróeb Derg ou branche rouge (un arbre stylisé ?) était le lieu où les dépouilles des guerriers vaincus par la tribu étaient exposées.
La Téite Brecc était le lieu où étaient exposées les panoplies guerrières, des vivants (un vestiaire ou un arsenal) voire là aussi celles des guerriers vaincus par la tribu.
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Notre hypothèse personnelle est que la Téite Brecc n’était pas un vestiaire ou un arsenal pour les guerriers vivants, mais un lieu d’exposition des armes des guerriers morts au combat sous les coups des hommes de la tribu. Autrement dit ressemblait à celui de Corent et de Ribemont ou Gournay (Gaule Belgique) réunis.
Mais ce n’est qu’une hypothèse le lieu exact de cet ensemble cultuel restant à déterminer.
Les Celtes de la haute époque, d’une manière plus générale d’ailleurs, ne représentaient pas leurs dieu-ou-démons par des statues anthropomorphes ; aussi n’avaient-ils pas besoin d’un temple qui soit, comme dans le monde gréco-romain, leur habitation. Ces divinités n’en manifestaient pas moins aux hommes leur présence sur terre à travers des bois sacrés, ou bosquets, de petits groupes d’arbres et d’arbustes plantés ou entretenus à l’intérieur d’enclos sacrés. Ces aires sacrées, véritables propriétés divines, étaient communes aux hommes et aux dieu-ou-démons le temps du sacrifice (devoxdonion) ; dans leur conception, elles ne diffèrent nullement du temenos grec ou du templum romain.
À Gournay-sur-Aronde, dans le département de l’Oise, en France, on a découvert un enclos de plan rectangulaire, de quarante à cinquante mètres de côté ; matérialisé par un fossé précédant une puissante palissade en bois.
À l’intérieur devait se trouver un bosquet sacré, car c’est à côté d’un tel aménagement végétal que se trouvait l’autel ; lequel, ainsi que tous ceux qui ont été découverts dans les autres sanctuaires fouillés par la suite, était d’une nature bien particulière. Il se présente comme une fosse, de quatre mètres de longueur sur deux de profondeur, creusée dans le sol naturel. Le sacrifice se déroulait au bord de la fosse, au fond de laquelle les victimes étaient déposées. De tels autels dits « bothros » sont connus en Grèce où ils sont qualifiés de « chthoniens », c’est-à-dire qu’ils s’adressent à des divinités censées résider sous la terre, auxquelles on offre des victimes entières. Au moment de la fondation de ces sanctuaires, de la fin du IVe à la fin du IIIe siècle avant notre ère, les autels ne connaissaient donc que cette forme archaïque et simple ; celle d’une fosse soigneusement creusée dans la terre et qui devait être recouverte d’un couvercle destiné à la protéger des intempéries. Le temps passant, ils furent dotés d’une toiture ; apparut alors un bâtiment carré de cinq à six mètres de côté, aux allures de temple méditerranéen, à la différence que l’autel creux en occupait presque tout l’espace intérieur : la cella du temple……………………
L’autre caractéristique du sanctuaire de Gournay est sa vocation militaire que révèle la présence de milliers d’armes en fer, initialement déposées dans le porche d’entrée de l’enclos et sur ses parois. Sur la trentaine de sanctuaires fouillés ces dernières années, beaucoup présentent une entrée soigneusement aménagée : un bâtiment souvent imposant et enjambant le fossé de clôture. Il s’agissait de véritables propylées – terme qu’emploie d’ailleurs Strabon pour désigner ces portes – où nos ancêtres fixaient les têtes des corps de leurs ennemis vaincus. À Gournay, de nombreux restes de crânes humains donnent raison à Strabon. Les vestiges archéologiques et le très riche matériel découvert à cet endroit indiquent que le bâtiment matérialisant ou défendant l’entrée dans l’enclos du sanctuaire était élevé sur de gros poteaux de bois et possédait un étage, où des armes, des crânes d’hommes et de chevaux, des débris de char, avaient été entassés. À l’évidence des trophées ramassés après les batailles qui avaient précédé l’arrivée des Belges bellovaques, bâtisseurs du sanctuaire, au début du IIIe siècle avant notre ère.
À Gournay, tous les os animaux se trouvent rejetés à la périphérie du sanctuaire dans le fossé de clôture, ils y côtoient des atebertas ou offrandes métalliques qui furent préalablement exposées en l’honneur des dieux. Ce fossé fait donc figure d’immense dépotoir, sacré néanmoins. Les os présentant des traces de consommations appartiennent au mouton, au porc, et au chien.
Un examen plus précis révèle qu’il s’agit dans une très grande proportion de restes correspondant à des épaules d’agneaux et à des gigots de jeunes porcs, autrement dit à des viandes de grande qualité.
À Ribemont-sur-Ancre, dans le département de la Somme, toujours en France donc, on a découvert un enclos de plan quadrangulaire, de cinquante mètres de côté ; matérialisé par un fossé précédant là aussi vraisemblablement une puissante palissade en bois. Un puits a été découvert au centre de l’espace sacré. Il date au moins du début du 1er siècle. Cela prouve que l’eau participait également et pour une part non négligeable à l’activité cultuelle. Cette eau servait sans doute à la purification des prêtres et des participants, mais elle pouvait aussi faire l’objet d’une offrande en tant que telle.
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À Ribemont, les restes d’animaux consommés proviennent pour leur plus grande part du fossé de clôture. Cependant, à la différence de celui de Gournay, le fossé de Ribemont était déjà comblé à l’époque, et les os animaux ont été découverts à l’emplacement de poteaux disparus. On doit donc croire que ces restes avaient été appuyés contre lesdits poteaux (de la clôture) et qu’ils s’enfouirent naturellement au moment du démontage de ces derniers. Mais, en gros, la situation est la même qu’à Gournay, les os ont été repoussés jusqu’aux limites de l’aire sacrée. Il s’agit là, et dans une très grande proportion, de crânes de porcs fendus en deux. Peut-on imaginer que sur ces deux sanctuaires on ait abandonné à la vue des pratiquants et sur le sol de la propriété divine, les déchets d’une consommation humaine ? Il faut croire, pour le moins, que ces viandes sélectionnées avaient fait l’objet d’un festin [devoxdonion selon l’inscription de Verceil c’est-à-dire] commun entre hommes et dieux.
Chaque dieu avait ses goûts culinaires, du moins d’après ses fidèles. Yahvé préférait la viande aux légumes à en croire l’histoire biblique d’Abel et Caïn (voir Genèse 4, 3).
À en croire les habitudes du lieu et de l’époque, pour les druides, la divinité qui veillait sur l’enceinte de Ribemont appréciait les cervelles de porcs.
La fameuse pierre trouvée à Suèvres en France était sans doute un autel, et les animaux devaient y être complètement vidés de leur sang sur la triple enceinte qui était gravée à sa surface, avant d’être mangés. Il s’agit d’un bloc de pierre à peu près rectangulaire, d’un volume d’environ un m3, dont le dessus est très poli, très lisse, mais dont le reste est assez irrégulièrement taillé.
Sur le dessus poli servant de table à sacrifice se trouvent cinq trous, espacés irrégulièrement, et dont les diamètres sont différents.
À 30 cm environ de la plus grande cupule, à l’autre extrémité de la pierre, se trouve le pentacle composé de trois carrés. Le premier carré de cette triple enceinte, le plus grand, a 27 cm de côté, le deuxième 19, le troisième 11.
Ils sont formés par une rainure cannelée d’un centimètre de largeur et de trois millimètres de profondeur. Les rainures des carrés sont réunies et communiquent entre elles par d’autres cannelures semblables partant de la perpendiculaire du milieu de chaque côté du carré principal, pour aboutir au milieu du petit carré central. De l’angle supérieur du grand carré à gauche, et de l’angle inférieur du côté opposé, mais situé sur la même face du bloc de pierre, partent en sens inverse deux rainures plus larges, polies, moins bien gravées, mais plus profondes ; qui sont des rigoles d’écoulement du sang sacrificiel. En suivant une ligne un peu courbe elles s’en vont rejoindre, l’une le bord du bloc constituant sa longueur, l’autre le bord formant sa largeur, où elles creusent une échancrure.
On se perd en conjectures sur la signification exacte des cinq trous creusés à côté de la triple enceinte. Ces cupules devaient sans doute tenir lieu de puits à sacrifice et il s’agirait alors d’un symbolisme chthonien.
Conclusion : les découvertes de l’archéologie nous ont appris beaucoup de choses sur le sacrifice chez les Celtes antiques ; mais il ne faut pas oublier que ce qui nous est restitué dans ce cas, ce n’est que l’ossature du rituel. Un rituel qui avait des formes immatérielles ou périssables, incantations, chants et prières peut-être, musique assurément, sans oublier les fastes du décorum. Vêtements des druides, parures possibles de la victime, décorations de l’autel et de l’espace sacré.
Il ne faut pas oublier que nous ne savons toujours pas non plus comment la, ou les divinités, en question, étaient conviées au sacrifice. Étaient-elles représentées matériellement par des effigies visibles ? Étaient-elles, comme en Inde, censées s’asseoir au fond de la fosse sur un gazon préalablement déposé pour elles et sur lequel elles demeuraient invisibles ? Ou demeuraient-elles cachées dans les antres du sol, attendant leur nourriture ?
Dans le cas des sacrifices en l’honneur des divinités chthoniennes ; les participants se réunissaient au son du carnyx qui attirait les démons (les vouivres et les anguipèdes géants appelés Andernas sur le Continent, Fomore en Irlande) ; et la cérémonie avait lieu en pleine nature, ou près du bosquet sacré poussant à l’intérieur du sanctuaire, à la tombée de la nuit, sur des autels pourvus de rigoles destinées à faire couler le sang par terre ou jusque dans un trou creusé dans le sol (puits à sacrifice) ; alors que l’âme de l’animal, elle, rejoignait le Grand Réservoir Psychique Universel.
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LE DOSSIER CLASSÉ X DES SACRIFICES HUMAINS CHEZ LES CELTES.
(Texte retrouvé biffé par Pierre de La Crau lui-même, mais maintenu par ses enfants).
Le texte de base en l’occurrence est celui de César. B. G. VI.16. « Tout le peuple celte est extrêmement religieux. Aussi voit-on ceux qui sont atteints de maladies graves, ceux qui risquent leur vie dans les combats ou autrement, immoler ou faire vœu d’immoler des victimes humaines. Ils utilisent le ministère des druides pour ces sortes de sacrifice parce que, sans une vie humaine en échange d’une vie humaine, la colère des dieu-ou-démons immortels ne peut être apaisée ».
Ce témoignage de César a probablement une origine relativement ancienne, le IIe voire IIIe siècle avant notre ère. Il rend compte d’un ensemble de croyances très structurées. Cette conception assez mécaniste de la vie et de la mort trouve évidemment son origine dans la mentalité primitive. Elle s’est conservée comme un archaïsme dans un domaine où la magie et l’irrationnel régneront longtemps, celui de la maladie et de la mort.
« Ceux qui sont atteints de maladies graves, immolent ou font vœu d’immoler des victimes humaines… »
La seule réserve à faire, mais il importe de la faire effectivement, est que le sacrifice humain, dans cette optique, a été à coup sûr très rare. Le sacrifice humain comme moyen utilisé dans le vœu à but thérapeutique a dû en effet être abandonné très tôt. La pratique du bratou decantem ou de l’ex-voto dès le début de la période britto – ou gallo-romaine, nous en donne une preuve. Cette pratique, parfaitement symbolique, n’a pu se substituer directement à un sacrifice aussi peu ordinaire que le sacrifice humain ; elle suppose des pratiques intermédiaires parmi lesquelles le sacrifice animal devait tenir une place de choix.
Nous devons éviter en l’occurrence deux attitudes extrêmes : soit abhorrer ces rites cruels, mais en fonction de nos conceptions occidentales de la civilisation, soit éprouver de l’indulgence, voire pour certains, de l’admiration, pour un rite libérateur, libérateur « de la fin qui vient par lent pourrissement, ou par la condition misérable de la maladie qui décompose, ou par la consomption par l’âge, ou par la lente réduction à l’impotence totale, le plus grand bien que puisse atteindre le mortel incapable de préférer à tout cela le rite du sacrifice » (cf. la vie de Diego Rivera, à propos des sacrifices humains chez les Aztèques) ; au nom de l’antiracisme et du droit à la différence ou au nom du respect de toutes les civilisations sous tous leurs aspects (enrichissement culturel).
Il nous faut simplement adopter la position du druide moderne, qui cherche à comprendre, donc à comparer ; mais en n’acceptant de comparer que ce qui est comparable (notamment en tenant compte du contexte). Les gramya pasu (animaux domestiques propres à être sacrifiés) étaient par exemple, en Inde, par ordre d’importance, l’homme, le cheval, la vache, le mouton. La liste druidique devait lui ressembler, à un détail près (chez les Celtes on pouvait aussi sacrifier des porcs et des chiens).
Sur le chaudron de Gundestrup, sont figurées trois victimes de sacrifice, un taureau un cerf et un homme.
Pomponius Mela. Chorographie, III, 2,18 à 19. « Autrefois les populations de ce pays étaient si barbares qu’elles considéraient l’homme comme la victime la meilleure et la plus agréable aux dieux ».
Il ne faut pas se méprendre à ce propos. Ce qu’a voulu simplement dire cet auteur, c’est ceci : l’homme est une victime supérieure. Et donc de ce fait une victime EXCEPTIONNELLE.
Rien n’indique – en tout cas pas les textes – que ces rites aient connu alors une fréquence plus grande chez les peuples celtes que chez les peuples italiques ou grecs. Il faut se garder de croire que ces sacrifices ont été les boucheries que quelques auteurs (voir ci-dessus Orose, saint Jérôme et ainsi de suite) se sont plu à imaginer.
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L’usage des bourbiers sacrificiels (un sacrifice qui consistait à laisser des hommes dans les marais) s’avère attesté pour les régions nordiques d’Europe. On a en effet retrouvé dans certaines tourbières des cadavres qui auraient pu être sacrifiés à la Déesse ou fée, si l’on veut, Nerthus.
Le cas des Cimbres et des Teutons.
Ce que nous savons des Cimbres, nous l’avons appris des tourbières ou des bourbiers sacrificiels, ces cimetières de l’Antiquité. Ils ont conservé les corps jusqu’à ce qu’on les retrouve, en les extrayant de la tourbe. L’un de ces cadavres momifiés d’alors est célèbre : celui de l’homme de Tollund.
L’homme de Tollund est le cadavre naturellement momifié découvert le 8 mai 1950 au Danemark, dans la tourbière de Tollund. Son parfait état de conservation a même fait croire, pour commencer, qu’il pouvait s’agir d’un crime relativement récent, car le corps avait encore autour du cou la corde de cuir tressée avec laquelle il avait été jadis étranglé. Cette corde est longue d’un mètre vingt-cinq. Elle se termine par une boucle passée autour du cou.
On a néanmoins pu déterminer, grâce à l’analyse pollinique, que l’homme avait vécu au IVe siècle avant notre ère (vers – 350). Ses doigts, parfaitement intacts, suggèrent qu’il ne devait pas s’agir d’un travailleur manuel, donc d’un homme de haut rang. La corde qu’il avait autour du cou, ainsi que d’autres détails, laissent supposer qu’il est mort lors d’un sacrifice humain. Il était alors âgé de quarante ans.
Dans son estomac, des biologistes ont trouvé, en dehors d’un peu d’avoine et de noisettes, surtout des graines de mauvaises herbes. Les chercheurs qui ont reconstitué cette sorte de muesli l’ont trouvé immangeable. Ce fut pourtant là le dernier repas du mystérieux homme de Tollund.
Des médecins légistes ont constaté qu’on lui avait soigneusement fermé les yeux et la bouche pour son « sommeil éternel » dans la tourbière. L’homme de Tollund a donc fait l’objet d’un sacrifice. Peut-être à Nerthus, la déesse-ou-démone, ou fée si l’on préfère ce terme, de la fertilité, à qui l’on demandait de bonnes récoltes. De ces indices, on en déduit que l’homme de Tollund a peut-être été l’un des prêtres qui guidaient ou accompagnaient la déesse-ou-démone, ou fée donc, au cours des fêtes des semailles de printemps. Après avoir escorté le char sacro-saint, et absorbé le repas rituel, il joua son rôle jusqu’au bout et fut sacrifié afin que la terre puisse faire jaillir une nouvelle vie.
Il témoigne, avec de nombreux autres cadavres d’hommes, de femmes, et d’animaux, retrouvés dans les tourbières environnantes, d’un culte sacrificiel dédié aux divinités de la Fertilité ou de la Fécondité. Ces sacrifices humains, pratiqués lors de la cérémonie du renouveau printanier dans un bourbier sacrificiel, ont été rapportés par Tacite (voir partie panth-éon).
L’homme de Lindow Moss.
Le cas de sacrifice humain, découvert en 1984 dans le marais de Lindow Moss (Cheshire), relève sans doute également de ce genre de pratique. L’homme avait été rituellement étranglé, badigeonné de bleu, et immergé dans la tourbière. Un genre de mort que l’on retrouve dans les légendes de Lleu Llaw Gyffes et de Laïloken.
La jeune fille de Windeby est le cadavre naturellement momifié d’une adolescente de quatorze ans. Elle tenait encore un rameau de bouleau dans la main. Des pieux fixaient son corps dans la tourbière. Craignait-on qu’elle se transforme en morte-vivante, ou en revenant ? On a retrouvé des parties du squelette sous sa peau parcheminée. On sait donc aujourd’hui exactement à quoi elle ressemblait : un médecin légiste a reconstitué son visage.
Le physicien Roland Aniol a cherché dans les ossements ce que l’on appelle des lignes de Harris, des signes de troubles de la croissance, ou de malnutrition. Résultat de ses examens : la croissance a été retardée ou s’est même complètement arrêtée. On peut voir douze zones de retard de croissance chez la jeune fille de Windeby. Elle a donc enduré douze hivers de famine en seulement quatorze ans d’existence.
Il en allait probablement pour tout le monde comme pour la jeune fille de Windeby dans le Nord à cette époque : hiver après hiver, famine et misère. Comment survivre ?
Grâce aux momies des tourbières, les scientifiques peuvent donc aujourd’hui l’affirmer : ce n’est pas une montée des eaux catastrophique, mais la faim qui a chassé les Cimbres et les Teutons du Danemark.
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Il ne saurait être question, néanmoins, de prétendre que les druides n’ont pas pratiqué le sacrifice : une religion ne se conçoit pas plus sans sacrifice que sans symbole. La raison en est que le rite, minutieux et réglé, demeure indispensable : il maintient l’équilibre cosmique et permet à la société humaine de se purifier, donc de rester en vie, ou alors il a valeur propitiatoire.
En plus de croire en l’immortalité de l’âme, les Celtes estimaient que le cours de la vie était réglé par des lois précises qu’il fallait respecter pour trouver sa place dans le Walhalla des dieux et des ancêtres.
« Ceux qui sacrifient aux dieux vont aux dieux et ce n’est pas rien de trouver les dieux ». La plus ancienne définition druidique connue de l’Homme peut s’énoncer comme suit. « L’Homme est le seul animal procédant à des sacrifices » autrement dit « ce qui distingue l’Homme des autres animaux, c’est sa relation avec l’univers parallèle que l’on appelle l’au-delà.
!-------- ---------------- ----------------------------- !
Ainsi que nous l’avons dit, l’ancien druidisme a connu et pratiqué les sacrifices humains. Il ne sert à rien de le nier. Les ignares ou les escrocs le faisant prouvent ainsi d’ailleurs, et par le fait même, la profondeur abyssale de leur ignorance de l’histoire de l’Humanité ; ainsi que leur totale absence de réflexion philosophique sur la condition humaine (le degré zéro de leur réflexion philosophique sur la condition humaine).
Il a existé deux modes principaux de sacrifices.
Les sacrifices de type chthonien (adressés aux entités souterraines) ou les sacrifices de type ouranien (adressés aux dieux aériens).
Il peut donc y avoir des sacrifices divinatoires de type chthonien ou de type aérien, des sacrifices propitiatoires de type chthonien ou de type aérien, des sacrifices d’Action de grâce de type chthonien ou aérien, etc.
Il a existé par contre 5 grandes catégories de sacrifice.
— Les sacrifices divinatoires (pour connaître l’avenir).
— Les sacrifices d’expiation (pour apaiser la colère du dieu).
— Les sacrifices de communication ou les sacrifices propitiatoires (pour obtenir de l’aide).
— Les sacrifices de fondation.
— Les sacrifices d’Action de grâce (remerciements destinés à la divinité). Essentiellement l’immolation des prisonniers de guerre. L’immolation du vaincu a dû être le tout premier des sacrifices humains.
La déclaration de guerre selon César, Livre V, 56 (une loi commune à tous veut que tous les adultes viennent en armes, celui qui arrive le dernier sera tué après avoir subi les plus cruels supplices) ; entraînait une mise à mort relevant plus du sacrifice humain que de la peine capitale ; et constituait donc une exception à la règle générale de préservation de la vie édictée par les druides. La mise à mort en question était donc un véritable sacrifice humain et cette citation de César prouve donc qu’en ce qui concerne les guerres « saintes » celtiques, on commençait toujours par un sacrifice de ce genre.
Ce concilium armatum (gaisata datla en celte ?) extrêmement ritualisé, n’avait probablement de conseil que le nom. César le décrit d’une manière tout à fait exceptionnelle dans son œuvre. C’est l’une des très rares descriptions de caractère ethnographique hors de la digression du Livre VI ; elle a l’avantage aussi de mettre en relation directe une pratique religieuse avec des événements datés.
Contrairement à ce que laisse entendre le conquérant romain, le rite est ancien, en tout cas antérieur au Ier siècle, et il est révélateur. Son sens est parfaitement compréhensible. Il s’agit sous la forme la plus solennelle qui soit de signifier à tous les participants que désormais leur vie ne leur appartient plus ; qu’elle est entre les mains d’un destin qui les laissera en vie ou qui en fera des morts promis à un éden héroïque. Celui qui a tenté de se soustraire au devoir collectif doit non seulement mourir en l’honneur des dieux ; mais il doit le faire lentement, dans des traitements dégradants, et à la vue de tous ; de façon à ce que sa mort paraisse l’image inversée de la mort du guerrier, rapide, en pleine
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gloire, au prix de la souffrance et parfois de la mort de son ennemi. Peut-être est-ce à cette exécution solennelle que Chateaubriand faisait allusion en écrivant, dans son « génie du christianisme » : que l’infâme soit enseveli dans la boue.
Il est prouvé que les Celtes avaient parfois tendance à ne pas faire de prisonniers, l’esclavage étant à leurs yeux un sort pire que la mort à infliger au vaincu. Ils trouvaient en effet plus noble de mourir sur le champ de bataille, une telle mort ayant l’avantage en outre, de faire directement accéder à l’autre monde parallèle considéré comme le paradis des guerriers.
Le prouvent par exemple les difficultés rencontrées par les Romains dans leur tentative de soumission de la Galice espagnole. La réduction de toute résistance y fut en effet l’objet de violents et impitoyables combats (les guerres cantabriques) sous l’empereur Auguste entre 26 et 19 avant notre ère. La résistance fut farouche : suicide collectif plutôt que reddition, comme à Massada, mères qui tuaient leurs enfants avant de se suicider, prisonniers crucifiés chantant des hymnes guerriers, rébellions de captifs qui tuaient leurs gardiens et revenaient chez eux, etc.
Le premier des sacrifices humains a donc dû être celui des prisonniers de guerre. L’offrande de vies humaines aux déités de la guerre après la victoire. Là aussi, le principe en est fort simple. Il est par exemple évident qu’une divinité de la guerre, dans la mesure où elle existe bien entendu (le bouddhisme ne connaît que les divinités « courroucées » après la mort) ne peut que se repaître de sang humain comme la célèbre Kali de l’hindouisme ou le Yahvé Sabaoth des Hébreux de la Bible.
Il existait différents types de sacrifice et notamment celui de l’offrande de vies humaines aux déités de la guerre après la victoire. Arrien. De la chasse. XXXV.1. « Sans l’aide des dieux, rien ne réussit aux hommes ». Donc, on leur offre en retour les guerriers vaincus et faits prisonniers lors de la bataille. Là aussi le principe en est fort simple. Voir ce que nous avons écrit à propos du principe de réciprocité dans le cas de la vengeance. Il est évident qu’une divinité de la guerre, dans la mesure où elle existe bien entendu (le bouddhisme n’en a pas, par exemple, mais la Bible en connaît un appelé Yahvé Sabaoth) ne peut que se repaître de sang humain, comme la célèbre Kali de l’hindouisme. Dans la version galloise de la Quête du Graal, c’est-à-dire le récit de Peredur, le Graal est encore une tête coupée, baignant dans le sang, et portée sur un plateau. L’idée même de ces sacrifices humains était donc simple, voire simpliste. Il ne s’agissait que d’une application de la loi juive du talion.
Diodore de Sicile. Livre XXXI, 13. (Lors de la troisième guerre de Macédoine, première moitié du IIe siècle avant notre ère). « Quand le général des Barbares galates fut revenu de sa poursuite, il rassembla les captifs et procéda ensuite à un acte cruel et parfaitement orgueilleux. Après les avoirs couronnés, il sacrifia aux dieux ceux qui avaient la plus belle allure et qui étaient dans la fleur de l’âge […] Les autres il les abattit à coups de javelots ». Or, rapporte Diodore, plusieurs d’entre eux étaient connus de ce chef et entretenaient avec lui des rapports d’hospitalité.
On a de nouveau un schéma qui indique un rite non pas courant, mais connu, dont les règles sont respectées, ce qui exclut tout emportement conjoncturel. Le chef galate procède méthodiquement. Il choisit les plus beaux des jeunes gens, ceux qui incarnent le mieux les qualités du guerrier, mais aussi du jeune aristocrate. Il les consacre en les couronnant, la couronne étant chez les Celtes un signe d’amitié ou de respect, avant de les sacrifier. Ce sacrifice d’Action de grâce, selon toute probabilité, vient conclure un vœu préalable, avant le combat. Ici est rendu aux dieux ce qui leur avait été promis. Le sacrifice humain se limite aux hommes qui ont été consacrés. Les autres prisonniers sont tués en dehors de tout rite, parce que les Galates partis pour une campagne de longue durée, ne peuvent ramener ces prisonniers chez eux pour en tirer une rançon.
Diodore, dans ses généralités du Livre V, indique qu’ils se servaient des prisonniers de guerre pour les offrir aux dieux. Ce qui doit être une manière différée de rendre grâce d’une victoire, en la replaçant dans le calendrier férial. Les mêmes rites existèrent longtemps à Rome, la mise à mort de Vercingétorix, étranglé dans sa cellule sur ordre de César, six ans après, en est la preuve. Mais les prisonniers en général étaient promis à un tout un autre destin. Ils étaient rendus à leur famille en échange d’une solide rançon.
Toute une partie de l’économie, notamment celle des échanges avec les peuples voisins méridionaux, reposait sur un tel monnayage des prisonniers de guerre.
En cas d’inhumation, ou comme dans le cas de la crémation (voir le texte de César sur les funérailles), il arrivait aussi que l’on sacrifie les prisonniers de guerre du défunt.
« Les otages qu’il avait ramenés du Sud furent enterrés vivants autour de la tombe afin que les hommes du Munster en portassent la honte et qu’ils fussent à jamais vaincus. Voici ce que disait chaque homme : och, och, quand on le mettait vivant en terre. C’est foruch (?) que l’on a creusé ces
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tombes, disaient-ils tous. Que forrach soit donc leur nom, dit le druide » (Aided Crimthaind Maic Fhiddaig. La mort de Crimthann fils de Fidach).
Là encore, le principe de ces cruelles exécutions était simple. Ce n’était pas une condamnation à proprement parler. On livrait l’homme à la terre, non par châtiment – la notion de châtiment est étrangère à la religion celte – mais à seule fin de rétablir l’équilibre mystique. « Si l’on ne rend pas la vie d’un homme pour la vie d’un homme, on ne peut apaiser les dieu-ou-démons » dit César (B. G. VI, 16). Les otages appartiennent au défunt : pas plus que des protégés ou des esclaves, ils ne peuvent prolonger leur vie au-delà de la sienne cependant que leur mort, en tant que ressortissant d’un peuple ennemi, équilibre celle du roi disparu.
Autrement dit. « Nous avons eu des morts – beaucoup de morts – donc nous mettons également à mort pour compenser ce déséquilibre un certain nombre des prisonniers que nous avons faits ».
Il existait d’autres types de sacrifices que la simple exécution différée des prisonniers de guerre ou des condamnés à mort, chez les Celtes ; mais toujours en cas de grand danger pour la nation comme nous allons le voir. Il devait s’agir de circonstances exceptionnelles analogues à celles des divers sacrifices humains pratiqués par les Grecs, les Romains, ou les Hébreux.
Diodore de Sicile, V, 31 : « Quand ils font un examen sur un sujet important, ils ont une coutume étrange et incroyable. Un homme qui a été consacré aux dieux est frappé avec une épée dans une région située au-dessus du diaphragme. Ils font alors leur prédiction d’après la chute de celui-ci qui a été frappé ainsi et qui tombe, d’après l’agitation de ses membres, mais aussi d’après la manière qu’a son sang de s’écouler ; ayant foi dans cette observation divinatoire, ancienne et longtemps pratiquée ». Par les vates si l’on en croit Strabon. (Le mot – grec – utilisé par lui étant « hieropoie » et signifiant « exécuteurs d’œuvres sacrées ».
Strabon (IV, 4, 4 à 6).
« Il était d’usage que le malheureux désigné comme victime reçût un coup d’épée [à l’endroit des fausses côtes] ensuite on prédisait d’après la nature de ses convulsions [et cela en présence des druides] ; vu que jamais ils n’offraient de sacrifices sans que des druides y assistassent.
En tout cas, le texte de Diodore est formel : ils frappent un homme qui auparavant a été consacré. Le terme employé (kataspeisantes) a un sens premier précis qui signifie « arroser, asperger, faire une libation ». On ne sait si l’on doit retenir ce sens premier ; il est sûr en tout cas que la victime avait fait l’objet d’un rite préalable qui la « consacrait » aux dieux, qui en faisait un être sacré.
Ce rite avait donc pour conséquence d’établir au plus haut niveau un contact avec le monde divin. La victime va devenir pour quelques instants l’intermédiaire ou plutôt le porte-parole des dieux qui vont exprimer leur volonté à travers lui. L’authenticité de ce genre de sacrifices humains chez les Celtes dans ce cas paraît incontestable. Il n’en demeure pas moins un acte exceptionnel, justifié par de grands intérêts qui ne peuvent avoir rapport qu’à la guerre, à quelque épidémie, en somme un péril qui menace la nation entière.
Les sacrifices de communication.
Il est des cas où, inversement, pour communiquer avec les dieu-ou-démons, pour mieux les infléchir, pour transmettre aux hommes une information vitale ; il vaut mieux envoyer dans l’autre monde parallèle qui existe après la mort, un esprit humain plutôt qu’un simple esprit animal. Le messager en l’occurrence valant presque autant que le message.
Dernier type de sacrifice enfin : les sacrifices de fondation.
Destinés à fournir un invisible gardien ou protecteur à la maison au château ou à la ville que l’on veut édifier.
Nous n’en avons trouvé aucune trace évidente dans les documents concernant le druidisme antique.
Il en existe par contre dans la Bible. Lors de la fondation de Jéricho par Hiel le Béthélite (1 Rois, 16,34). « En ce temps-là, Hiel, le Béthélite, bâtit Jéricho ; il la fonda sur Abiram, son premier-né, et posa ses portes sur Segub, son plus jeune fils, selon la parole de l’Éternel, dite par Josué, fils de Nun ». Rien de tel en revanche dans l’ancien druidisme (à part la très douteuse légende évoquant la fondation du château du traître Vortigern, sur la colline d’Ambroise, au Pays de Galles : Dinas Emrys). Ce type de sacrifice humain destiné à assurer l’avenir d’une construction quelconque a donc dû être très tôt remplacé par un simple sacrifice animal.
CONCLUSION.
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En dehors du cas des prisonniers de guerre, le sacrifice humain, véritable leitmotiv des textes antiques – comme quoi l’hypocrisie schizophrène des faiseurs d’opinions ne date pas d’hier-, n’est en revanche nulle part attesté par des témoins oculaires directs. Nous avons seulement le passage de Strabon sur le sujet (IV, 4, 5) rapportant sans doute d’anciennes traditions.
« Les Romains ont mis fin à ces pratiques ainsi qu’à celles relatives aux sacrifices et à la divination, par trop opposées à nos meurs. Il était d’usage que l’homme reçût un coup d’épée [à l’endroit des fausses côtes] ensuite on prédisait d’après la nature de ses convulsions [et cela, en présence des druides vu que jamais ils n’offraient de sacrifices sans que des druides y assistassent]. On cite encore chez eux d’autres formes de sacrifices humains. Tantôt, par exemple, la victime était percée de traits, tantôt ils l’empalaient dans leurs temples ; ou bien ils construisaient un mannequin colossal avec du bois et du foin, y faisaient entrer des bestiaux et des animaux de toutes sortes, pêle-mêle avec des hommes ; ensuite y mettant le feu, ils en faisaient un holocauste ».
Que son but soit divinatoire ou qu’il soit l’aboutissement d’un vœu, ce sacrifice humain apparaît avant tout comme un rite guerrier ou un rite conjectural dans une situation périlleuse.
Par là il ne diffère nullement des exemples de tels sacrifices que l’on connaît dans la Grèce ancienne grâce aux poètes tragiques ou à Rome jusqu’à une époque finalement très tardive. On se trouve dans le cadre classique des sacrifices humains antiques dont Iphigénie est la figure symbolique. Les Grecs et les Romains ont, eux aussi, pratiqué longtemps de tels sacrifices avant de partir en guerre, tous marqués du sceau de la mantique.
Les croyances primitives sur l’appétit des dieux pour les victimes humaines étaient très prégnantes à l’époque durant l’Antiquité et même encore de nos jours. Voir toutes les divagations de certains sur la colère de Dieu. Mais elles pouvaient par contre être détournées de leur forme première et l’on en a ici un très bon exemple. La mise à mort pénale des criminels a été institutionnalisée par les druides en tant que sacrifice humain, décrété plus plaisant aux dieux.
En ritualisant ainsi les condamnations à mort, les druides agissaient sur deux plans : ils cantonnaient le sacrifice humain à un cadre strictement pénal et ils renforçaient leur contrôle sur la vie politique en retirant aux laïcs le droit de vie ou de mort.
Doit-on en effet considérer comme un véritable sacrifice humain l’exécution différée des hommes ou des femmes condamnés à mort par le bras séculier ??
« Ils gardent les malfaiteurs pendant une période de cinq ans, puis les empalent et en font des holocaustes sur d’immenses bûchers préparés tout exprès » (Diodore de Sicile, V, 32).
« Ils construisaient un mannequin colossal avec du bois et du foin, y faisaient entrer des bestiaux et des animaux de toutes sortes pêle-mêle avec des hommes, ensuite, y mettant le feu, ils consommaient l’holocauste ». Strabon sur le même sujet (IV, 4, 5).
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DEUXIÈME COLLECTE DU GUI DES PRINCIPES.
La littérature héroïque est un genre littéraire qui a ses propres règles. Une telle littérature ne reflète pas directement la réalité de la société qui l’a produite. Mais les histoires doivent être suffisamment conformes à la réalité sociale pour être intelligibles.
Les sagas héroïques vikings ont une portée limitée, mais celles d’Irlande ne sont pas différentes, à ceci près qu’elles sont plus anciennes. Il s’agit même de la plus ancienne littérature d’Europe si l’on met de côté la littérature classique ou le continuum judéo-gréco-romain. De nombreux aspects de la vie sociale y sont laissés de côté. Ces récits concernent essentiellement la deuxième fonction, les guerriers, les rois et leurs serviteurs ; les autres classes sociales y jouent un rôle limité. Ils ne parlent pas beaucoup non plus de l’économie et du commerce, de la famille et de la vie sociale, ou des femmes et des enfants.
La plupart des études sur la notion honneur dans l’ancienne Irlande se sont concentrées sur le prix de l’honneur tel qu’il est décrit dans les traités de droit. Seuls quelques spécialistes ont étudié sa manifestation dans les sources littéraires.
La fonction première de toute cette littérature était bien entendu de distraire la noblesse durant les longues nuits d’hiver, mais aussi de limiter la violence des situations ; un peu comme le signale pour ce qui est du Continent et s’agissant des sacrifices, Diodore de Sicile.
« Ils gardent prisonniers leurs criminels pendant cinq ans, et ensuite les empalent en l’honneur des dieux » (Diodore de Sicile livre V 32).
La littérature héroïque traite spécifiquement de l’honneur des guerriers, du code d’honneur des guerriers. Elle ne traite pas du droit ou de la complexité des actions en justice, car les litiges sont généralement résolus sur le champ de bataille. Le droit et le prix de l’honneur suivant les cas y sont par conséquent à peine mentionnés. Mais d’honneur il est néanmoins beaucoup question dans la littérature destinée à la deuxième fonction. De la gloire de la renommée, ou de ce qu’il faut faire pour ne pas perdre la face.
Les sagas mettent en scène des individus pris entre des injonctions contradictoires ou des situations inédites qui les obligent à faire des choix douloureux.
Mais l’histoire étant toujours faite par les vainqueurs (uae uictebo) en matière d’honneurs le vainqueur a toujours plus de chance d’en récolter que le vaincu. On peut même légitimement penser que nos bardes font volontairement l’impasse sur la face sombre de tous ces exploits quand il s’agit des vainqueurs. La fin justifie donc souvent les moyens dans les sagas qui font preuve parfois d’un sens aigu de la casuistique.
Les concepts clés dus aux nombreuses analyses de Jung en la matière expliquent le retentissement de ces sagas dans la culture de leur temps. Ces archétypes ont constitué pour des générations entières des modèles de réalisation de soi.
« Les exploits du héros correspondent à la première étape de la différenciation de la psyché, l’intégration des aspects de l’ombre et de l’anima. Si l’individu ne parvient pas à atteindre un certain degré d’autonomie à ce stade, il sera incapable d’entrer en relation avec son environnement adulte ».
Du moins d’après Sœur Marian Davis. Dans la publication semestrielle de la société des amis de J. R. R. Tolkien, C. S. Lewis et Charles Williams : Mythlore).
Le principe de base étant celui de la réciprocité l’honneur consistait à se comporter avec autrui conformément à ce que la société attendait en la matière, pour le pire comme pour le meilleur.
Setanta Cuchulainn par exemple adapte toujours son comportement et ses actions à l’adversaire et à la situation. Dans la saga de l’enlèvement des bœufs de Cooley, il devra faire face à des adversaires puissants, à des adversaires faibles, à des adversaires moyens, au mépris et au ridicule, à la tromperie et à la trahison. Il devra se battre contre des amis, un frère adoptif bien-aimé et même contre son père adoptif. En faisant cela, il subira de terribles blessures.
ANALYSE DE LA TAIN BO CUAILNGE EN MATIÈRE D’HONNEUR.
Voir à ce sujet le fantastique travail de David Noël Wilson publié à Melbourne en 2004.
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La Tain bo Cuailnge ou Enlèvement des bœufs de Cooley met en scène trois personnages principaux.
Sétanta Cuchulainn, Maeve la reine du Connaught, et Fergus Mac Roeg.
Ces trois personnages ont des actions réactions ou interactions significatives.
Setanta Cuchulainn y apparaît comme un guerrier surhumain à la naissance mystérieuse (Setanta est un nom du Continent, mais commençons une fois n’est pas coutume par la fin, un peu conformément au récit lui-même d’ailleurs, donc par le plus facile, le cas de la reine Maeve.
MAEVE.
L’honneur de Maeve n’est en aucune façon problématique PUISQU’ELLE N’EN A PAS ! Tout dans ses faits et gestes est déshonorant.
DANS LE RÉCIT DE L’ENLÈVEMENT DES BŒUFS DE COOLEY EN TOUT CAS. Mais ce n’est guère mieux dans les autres contes et légendes d’Irlande.
Dans la Tain bo Cuailnge Maeve nous est présentée comme une épouse rivalisant avec son mari, en compétition sur tout avec son mari, avide de richesse et de pouvoir et cherchant à acquérir tout cela sans grâce ni finesse. La cause de la guerre qui sera menée contre les Ulates sera d’ailleurs que Maeve prétendra un soir que c’était elle la plus riche, voire que c’est elle qui a, contrairement à la coutume, acheté le roi Ailill à son père pour conclure leur mariage.
La façon d’agir de Maeve est le contre-exemple absolu du comportement du héros ayant le sens de l’honneur, un grand sens de l’honneur. Au sens jungien du terme Maeve représente plutôt l’aspect ombre des individus plutôt que leur anima car ses caractéristiques telles que la violence gratuite ou une volonté inflexible de dominer, sont des éléments de la personnalité que Cuchulainn, lui, a appris à maîtriser (chez la reine Scathache). Encore que dans son cas ils referont surface lorsqu’il s’agira de défendre son pays contre elle.
D’après Sœur Marian Davis (dans la publication semestrielle de la société des amis de J. R. R. Tolkien, C. S. Lewis et Charles Williams : Mythlore) la reine Maeve est l’archétype même de la femme puissante agressive, mais aussi sexuellement débridée. Avec Ailill et Fergus, elle forme un ménage à trois.
En ce qui nous concerne, notre point de vue sera plus carré ; Maeve est l’archétype de la… à vous de compléter.
Car contrairement aux schémas traditionnels où les personnages féminins sont présentés soit comme des demoiselles en détresse, soit comme des soutiens de personnes âgées, les manuscrits du cycle de la Branche rouge nous mettent en scène des femmes fortes et indépendantes. Leur comportement atypique montre la difficulté d’établir des parallèles précis entre les étapes du processus d’individuation et les aventures d’un héros particulier et soulève des questions passionnantes sur les concepts jungiens d’archétypes d’ombre et d’anima…
Ce sera Maeve néanmoins qui révélera Sétanta Cuchulainn au Monde (merci Milady Gregory) en lui fournissant l’occasion de se dépasser.
Venons-en maintenant au cas de Fergus.
FERGUS.
Ancien roi des Ulates et tuteur de Sétanta Cuchulainn. Exilé au Connaught après une terrible guerre civile qui a ravagé le pays à cause d’une femme. S’est mis avec ses derniers fidèles au service de la reine Maeve dont il partage également la couche. Il est tiraillé entre des injonctions contradictoires dont il se sortira tant bien que mal. On comprend la difficulté de sa position.
Terminons a contrario par le morceau de choix de cette saga, Sétanta Cuchulainn.
CUCHULAINN.
Sœur Marian Davis voit en Cuchulainn le processus même de l’individuation à l’œuvre. Certes certes, mais l’aboutissement de ce processus aura été de faire de Sétanta Cuchulainn lui-même un archétype venu d’ailleurs.
Une grande partie de la saga de l’enlèvement des bœufs de Cooley n’est faite que de combats singuliers entre notre héros et des guerriers faisant partie de la troupe des envahisseurs. Setanta Cuchulainn l’emporte toujours grâce à ses incroyables pouvoirs, mais ce ne sont pas seulement ses incroyables pouvoirs qui ont rendu Setanta Cuchulainn immortel (conformément à la prédiction qui lui avait été faite le jour où il prit les armes pour la première fois d’ailleurs et même avant (« Daig conceċlabat fin hErend Alban inn ainm sin, bat lana beóil fer -hErend Alban din anmun sin »), non, ce qui a aussi rendu Sétanta Cuchulainn immortel c’est sa quête effrénée de la gloire, quel qu’en soit le prix. En cela il était à la limite de la folie des berserkers. Sa fin est christique, à tout le moins entourée de magie (noire). Le refus de mettre quoi que ce soit en balance avec sa quête suprême et
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universelle de la gloire était intrinsèque à son héroïsme. Il dépassait de cent coudées tous les autres guerriers de sa tribu, pourtant les meilleurs de leur pays.
Nous ne parlerons ici que du combat de Sétanta Cuchulainn contre Orlam car ce sera l’occasion pour lui de rappeler deux des grands principes du droit de l’homme (en arme).
Alors que les envahisseurs avançaient sur le territoire des Ulates, Sétanta Cuchulainn rencontre par exemple le cocher d’Órlám, fils d’Ailill et de Maeve, en train de réparer son char. Le malheureux ne le reconnait pas et panique quand Cuchulainn lui révèle son identité. Sétanta a beau l’assurer qu’il ne tue ni les cochers, ni les messagers, ni les hommes sans arme, rien n’y fait.
Cuchulainn lui demande ensuite d’aller prévenir son maître, ce qu’il s’empresse de faire, mais notre héros le devance et décapite Orlam après l’avoir tué (là, la comparaison avec le djihad s’impose vraiment).
Premier enseignement à l’intention de la fonction guerrière. Il n’est pas honorable pour un vrai guerrier de s’en prendre à des cochers des messagers ou des hommes sans arme.
Deuxième enseignement : il n’est pas honorable de s’en prendre à quelqu’un sans l’avoir averti. Ce que les musulmans appellent le da'oua quand il s’agit de djihad.
La littérature héroïque par définition se limite généralement aux actes héroïques de nos héros,
Mais si l’on veut bien comprendre ce qu’était l’honneur dans cette Celtica Litavia (car la civilisation de la Tain en Irlande correspond à celle de La Tène en Suisse il faut également se pencher sur les actes qui sont considérés comme déshonorant.
Les embuscades visant un guerrier isolé sont très mal vues. Un dénommé Dubthach suggère d’en tendre une à Cuchulainn, mais Fergus lui répond par un coup de pied au cul.
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L’ESPRIT CHEVALERESQUE.
Reconnaître ou pas dans la société celtique antique du féodalisme avant la lettre dépend par définition du sens que l’on donne à ce terme, en l’occurrence de l’existence ou pas de la propriété foncière selon l’historiographie marxiste ou bourgeoise.
Le caractère encore plus ou moins collectif qu’avait alors la propriété immobilière en terre celte si l’on en croit Albert Bayet fait que les individus ne pouvaient pas disposer librement du sol en guise de salaire pour payer des services personnels. Il fallait l’accord, soit de la tribu-état sur le continent, soit de la famille en Irlande. Et que c’est par le don ou le prêt de bétail et d’objets mobiliers que des nobles comme Orgétorix en Suisse attiraient à eux des clients et récompensaient leur dévouement. Le cas de Luctérios qui avait toute une ville dans sa clientèle est par contre il est vrai plus troublant.
Reconnaissons donc qu’il existait chez les Celtes tant insulaires que continentaux, à côté des relations politiques qui subordonnaient les membres de chaque tribu-état à leurs chefs respectifs, des liens de protection et de dépendance individuelles entre les membres de la classe noble et leurs clients (soldurii, ambacti) dont les uns étaient des compagnons d’armes, les autres des fermiers ou des serviteurs ; MAIS QUE CELA SE FAISAIT SANS L’ÉLÉMENT ESSENTIEL QU’ÉTAIT LA CONCESSION DE TERRES AUX YEUX DE L’HISTORIOGRAPHIE MARXISTE OU BOURGEOISE.
Cette situation fut gelée par la conquête romaine, mais réactivée par la conquête germanique au Ve siècle, et symboliquement par la fin de ce qui restait alors de l’Empire romain d’Occident ou de la Gaule romaine en 486 à Soissons devant les Francs de Clovis. La France était née !
De nouvelles institutions apparurent avec ces conquérants germaniques, mais toujours dénuées de la caractéristique essentielle aux yeux de l’historiographie marxiste ou bourgeoise, la propriété foncière.
Les liens individuels qui unirent de nouveau les fidèles, comites, antrustiones, buccellarii, gasindi, vassi – un terme d’origine celtique d’ailleurs – à leur chef ou à leur patron (senior) ne résultèrent que d’engagements personnels d’homme à homme et ne reposèrent pas sur un certain état de la propriété foncière. Sans doute le fidèle, en retour de son assistance, pouvait-il recevoir une terre aussi bien que des objets mobiliers ; mais la concession de la terre n’était alors que l’accessoire des rapports établis entre les personnes, tandis que, dans le régime féodal, c’est, justement, cette concession même qui crée le lien personnel.
AFIN D’ÉCHAPPER A TOUTE VAINE ET OISEUSE POLÉMIQUE SANS INTÉRÊT EN CE DOMAINE DE LA PART DE NOS EX CAMARADES MARXISTES ; NOUS PARLERONS DONC ICI NON DU SYSTÈME FÉODAL, OU SEIGNEURIAL (allodial), EN TANT QUE TEL.; MAIS DE LA CHEVALERIE ET DES CHEVALIERS, EN COMMENÇANT PAR LE PREMIER D’ENTRE EUX : ARTHUR.
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L’ARTHUR HISTORIQUE.
Le rôle de la classe guerrière est indubitablement de protéger son peuple ainsi que l’indiquent très bien certaines des dernières paroles du Hésus Cuchulainn : La araid airitiud. la errid imdegail. la cunnid comairle. la firu ferdacht. la mná mifre. C’est au cocher de conduire les chevaux, au guerrier (à char) de protéger (les faibles), aux gens qui savent de donner des conseils, aux hommes d’être virils, aux femmes de pleurer (?).
La errid imdegail.
Errid ce sont les guerriers professionnels, très exactement les chefs de char ou guerriers montés sur char.
Imdegail implique bien une idée de protection de défense.
Précisons tout d’abord que contrairement à ce suggère généralement Hollywood à ce sujet, le véritable Arthur n’a pas vécu en plein Moyen Âge, mais à la fin de l’Antiquité tardive, après que les Romains eurent évacué la Grande-Bretagne.
Coutumes costumes et armements sont donc à revoir en ce sens.
L’Arthur historique aurait vécu au VIe siècle, dans l’ouest de l’Angleterre, dans les marches du pays de Galles, du Pays de Galles au sens large. Combattant les Saxons, il est parfois assimilé à un chef de guerre nommé Ambrosius Aurelianus, « Roi des Brettones » (i. e : les Britto-Romains, ensemble des populations celtiques romanisées de Grande-Bretagne). Malheureusement, nous ne connaissons que peu de choses de ce chef. Pour d’autres il s’agirait en fait d’un grand propriétaire terrien appartenant à l’aristocratie bretonne romanisée ayant constitué – comme c’était alors courant à l’époque – sa propre armée privée (surtout composée de cavaliers ?!) qui aurait alors prêté main-forte aux rois brittons contre les Saxons ainsi qu’en témoigne la chronique de Nennius (IXe siècle) qui le désigne comme un « dux bellorum » (chef de guerre) combattant « avec les rois bretons ».
Quant au druide Merlin…
Premièrement on cerne mieux sa personnalité. Il y a deux personnages historiques possibles : Myrddin Wyllt (surtout légendaire) et Lailoken (moins légendaire, enfin pas plus que saint Kentigern).
Deuxièmement : ces deux personnages ont plutôt vécu à la frontière de l’Écosse.
Troisièmement : ils semblent n’avoir aucun rapport avec la légende arthurienne au départ.
Et enfin, cerise sur le gâteau, le père de Merlin est un anguipède (vieux français aquipedes enquipedes, equibedes, engibedes) dans les œuvres attribuées à Robert de Boron.
Bon courage !
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LA QUÊTE DU GRAAL.
Le plus important n’est pas l’étymologie exacte du mot « graal ». Ce qui importe c’est de voir comment une antique notion païenne (nous verrons laquelle) comment une antique vérité celtique (la olla ou le chaudron, d’abondance, du Suqellus Dagda Gargan) est devenue également une « vérité » chrétienne. Pour mémoire, rappelons brièvement que cet objet légendaire (le saint Graal) apparaît pour la première fois vers la fin du XIIe siècle dans le roman de Chrétien de Troyes intitulé « Perceval ou le conte du Graal » (chapitres VIII, XV et XIX).
La quête du Graal est la principale occupation de ces chevaliers de légende. L’énergie dépensée ainsi que les épreuves rencontrées font grandir ou révèlent les qualités des hommes en question éventuellement leur permettent d’en acquérir de nouvelles. Il s’agit donc d’une quête initiatique et d’une révélation personnelle.
La Quête du Graal permet, lorsqu’elle est réussie, d’entrer en relation avec ce moi intérieur caché au fond de nous et qui est notre véritable personnalité. Le Graal en l’occurrence est le dispensateur de cette énergie divine qui transcende l’être en jetant un pont entre notre nature humaine et la nature divine.
La quête du Graal est donc une quête de soi et de la part divine qui est en nous.
Car l’homme pour ce qui est du corps est aussi un animal, mais il n’est pas que cela.
Car l’homme est aussi un animal, mais il n’est pas que cela.
Car l’homme de par son aspect psychique et émotionnel, est soumis à la faiblesse * ; mais il n’est pas que cela.
L’histoire de quête du Graal est un très bon exemple de la lucidité dont il faut faire preuve dans toute analyse d’un fait religieux pour en extraire la substantifique moelle.
Ce Graal qui produit une nourriture miraculeuse qui se renouvelle chaque jour est en fait un lointain souvenir des vases et récipients d’abondance au contenu inépuisable, fournisseurs de mets et de boisson, dont la mythologie celtique et les légendes d’autres civilisations indo-européennes font souvent mention (le motif de la corne d’abondance par exemple, dans la mythologie grecque). Sa conservation dans la maison du roi et son exhibition dans la fête assurent à la société la reconduction des richesses d’année en année.
En ce qui nous concerne, dans notre interprétation de ce mythe pagano-chrétien, ce qui importe le plus ce n’est pas cette notion d’abondance, mais le fait de se poser des questions : PERCEVAL ÉCHOUE CAR IL GARDE LE SILENCE AU LIEU DE POSER À CHAQUE FOIS LES QUESTIONS QU’IL FALLAIT.
— Qui sommes-nous ?
— D’où venons-nous ?
— Où allons-nous ?
— Quel est le but de la vie ?
— Que signifie réussir sa vie ?
— Y a-t-il une vie après la mort ?
— Sommes-nous des âmes incarnées, des êtres participants de la Divinité ?
— DIEU existe-t-il, et si oui QUI est-il et comment le trouver ?
— Pourquoi tant d’injustice et de souffrance dans ce monde ?
* Tel est d’ailleurs aussi le thème du conte irlandais intitulé Ces noinden Ulad.
HISTOIRE VRAIE DE LA CHEVALERIE.
Aux alentours de l’an mil, le terme latin miles (guerrier) se répand. Il désigne alors le chevalier. Ce chevalier se caractérise par le fait que c’est un guerrier à cheval, mais il n’est que rarement désigné par le terme equites signifiant cavalier. À l’époque où le système féodal se répand, la seigneurie en est la structure de base. C’est un système devant maintenir l’ordre et la justice et ayant pour centre le château fort.
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Le chevalier est alors un guerrier appartenant à la maison du seigneur : celui-ci devant s’entourer d’un groupe de soldats professionnels qui l’aident à maintenir l’ordre et à protéger les habitants de la seigneurie, et les voyageurs. Ils participent au contrôle des populations et partagent avec le seigneur les profits de la seigneurie. Dès le XIe siècle, miles devient synonyme de vassus, le vassal. Le chevalier est le serviteur armé du châtelain : il fait ses premières armes contre les ennemis du seigneur et les paysans révoltés (les Vilains).
Le XIe siècle constitue un tournant et c’est une évolution importante, car il marque l’essor des châtelains et des milites, ceux-ci concurrençant le pouvoir royal. En effet, ces deux entités deviennent de plus en plus autonomes et détiennent un pouvoir non négligeable.
La chevalerie va progressivement se distinguer, se démarquer comme un groupe social à part, avec ses propres valeurs et normes, mais aussi grâce à un mode de vie particulier, une certaine idéologie qu’elle revendique et défend. En outre, cette catégorie va progressivement devenir un idéal à suivre, un modèle.
La chevalerie qui se forme au cours du XIe siècle se définit réellement à partir des caractéristiques suivantes : elle constitue tout d’abord une catégorie sociale à part entière voire une catégorie socioprofessionnelle. Cette dernière se situe socialement au-dessous de la noblesse. Elle rassemble tous ceux qui n’ont ni la notoriété d’un lignage noble, ni la richesse d’un grand propriétaire terrien, ni le ban (droit de commander) d’un seigneur. En d’autres termes, est chevalier un homme qui n’est pas issu de la noblesse d’un point de vue héréditaire, qui ne possède pas de richesses considérables, que ce soit en terres ou en argent, enfin qui n’a pas le pouvoir de convoquer des vassaux à son service ni de commander, de contraindre, de convoquer l’ost (droit de ban). Cependant, un chevalier a le droit de porter des armes, l’armement caractéristique du chevalier est composé d’une lance et d’une épée au XIe siècle. Par ailleurs, le chevalier combat à cheval, ce qui peut paraître insignifiant, mais qui a en réalité de l’importance, car un cheval coûte cher et constitue de ce fait une marque de prestige, de richesse, de supériorité.
L’accès à la chevalerie constitue un bon moyen de monter dans l’échelle sociale. Cependant, cette promotion n’est pas systématique. Le titre de chevalier pouvait se perdre si le chevalier en question était malade par exemple et que par conséquent, il ne pouvait plus assurer sa fonction militaire. En outre, le chevalier pouvait avoir subi des blessures graves durant une bataille ou un affrontement et ne plus pouvoir combattre par la suite. De fait, il perdait son statut et était petit à petit oublié de la société. Au cours du Moyen Âge, les chevaliers se sont rapprochés et unifiés durant les combats, à la guerre, et ont fini par former un véritable ordre social à part. Pendant les tournois, les chevaliers s’affrontaient pour gagner du prestige et de la renommée et espérer connaître une ascension sociale par un mariage avec la fille d’un seigneur par exemple. Mais ce processus majeur dans l’histoire de la chevalerie s’est opéré sur plusieurs siècles, ce fut un long et lent processus qui a abouti à une assimilation des deux groupes sociaux aux XIVe et XVe siècles. Ce processus a débuté lors du XIIe siècle : dès lors la chevalerie tend de plus en plus à se confondre avec la noblesse dirigeante, et s’affirme comme un modèle par son prestige et sa cohésion, en tant que groupe. Ces chevaliers témoignent alors d’un intérêt grandissant pour les manifestations littéraires, en particulier pour les poèmes les plus raffinés (tel Wolfram von Eschenbach, auteur de Parzival ou les chevaliers errants que sont les troubadours comme Gui d’Ussel, Guillaume IX) ou pour l’histoire, en tout cas celle de leur propre lignage (les comtes de Guînes près de Calais font rédiger leur histoire par le magister Lambert d’Ardres).
Ces chevaliers lettrés apprennent dès leur enfance à lire en latin dans le psautier de leur mère puis lisent les classiques latins, ce qui leur permet de parler de littérature avec les clercs et les incite à réprimer leur violence (tel le chevalier Gervais de Tilbury qui deviendra juriste). De même, la poésie et la courtoisie polissent ces chevaliers, allant jusqu’à les rendre plus charitables envers leur prochain.
D’un point de vue militaire, la chevalerie va progressivement imposer sa prépondérance sur les champs de bataille, et cela dès le milieu du XIe siècle, tout particulièrement en France. En effet, les chevaliers deviennent les combattants, les guerriers par excellence, l’élite de l’armée, un ordre militaire prestigieux qui bâtit sa renommée sur ses exploits et victoires militaires. Son action se révèle de plus en plus décisive lors des batailles ; c’est elle qui décide de la victoire ou de la défaite. Par conséquent, son prestige en est rehaussé. La bataille de Bouvines qui se déroula le 27 juillet 1214 est un bon exemple illustrer cette nouvelle. En effet, l’action de la chevalerie décida en grande partie de la
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victoire. Mais cette place centrale qu’occupe la chevalerie sur le champ de bataille s’appuie sur un passé qui les prédisposait déjà à s’imposer. En effet, dès l’époque carolingienne, la cavalerie tenait une place centrale dans l’armée. Les rois francs, dès Charles Martel contre les envahisseurs musulmans lors de la batailler de Poitiers, avaient privilégié l’utilisation de la cavalerie lors des affrontements.
Le Rôle de l’Église
À ses débuts, la chevalerie n’était nullement valorisée par l’Église ainsi que le précise Jean Flori. Effectivement, si cette dernière soutenait et défendait entièrement les chevaliers partant en croisade, elle dénonçait ceux qui risquaient leur vie non pas pour Dieu, mais pour de l’argent pendant les tournois notamment. Par définition elle considérait les chevaliers comme des hommes obéissant à leur seigneur et usant de la violence pour s’imposer ou appliquer leur autorité dans les domaines qu’ils devaient contrôler et surveiller. Il y avait également la méfiance qu’inspirait le chevalier errant, sans but ni objectif précis, qui pillait et commettait des vols ou autres méfaits pour subvenir à ses besoins.
Mais l’Église a néanmoins fortement contribué à influencer la chevalerie et à modifier ses valeurs, ses devoirs. Elle a utilisé cet ordre pour en faire des défenseurs de ses propres causes. Elle a en cela incité les chevaliers séculiers à devenir des Milites Christi, autrement dit des « Chevaliers du Christ » au service de Dieu. Pour ce faire, l’Église a promis la rémission des péchés à tous les chevaliers désirant combattre les infidèles en Terre Sainte. Les Croisades ont donc joué un rôle central dans la rencontre, la “réconciliation” en quelque sorte de l’Église et de la chevalerie. Il était désormais possible à partir du XIIe siècle, notamment lors de la première croisade prêchée par Urbain II en 1095 d’être chevalier et de combattre pour Dieu. On aura donc dès lors une nette opposition totale entre chevalerie du Christ et chevalerie laïque, la première étant valorisée et défendue par l’Église, la seconde méprisée par icelle. L’exemple des Templiers illustre bien cette opposition. Ces derniers sont en effet des « nouveaux chevaliers », car ce sont des croisés permanents, des sortes de moines guerriers. Ils sont donc soutenus par l’Église, car ce sont des chevaliers servant et défendant une cause considérée comme juste par cette dernière, à savoir la lutte contre les musulmans ayant pris possession de Jérusalem et de la Terre Sainte. S’ils tuent, ils ne risquent pas la damnation selon l’Église, car c’est pour le Christ qu’ils le font, autrement dit pour une cause juste. En tant que combattant pour le Christ, l’Église assure à ces derniers une vie éternellement bienheureuse après la mort.
Bref, après avoir commencé par y être farouchement hostile, l’Église au Moyen Âge valorisera la fonction guerrière, en faisant en sorte qu’elle serve ses propres intérêts (croisade).
L’âge d’or de la chevalerie.
La chevalerie s’épanouit donc tout particulièrement au cours du XIIIe siècle dans toute l’Europe occidentale.
C’est aussi l’époque où l’image du chevalier modèle paré de toutes les vertus propres à la chevalerie se développe beaucoup grâce aux nombreux écrivains et poètes qui glorifient dans leurs écrits les valeurs chevaleresques. Ainsi se dégagent des figures emblématiques telles que Guillaume le Maréchal au XIIe siècle, Ulrich von Liechtenstein au XIIIe siècle ou encore Geoffroy de Charny au XIVe siècle. Ces chevaliers incarnent des valeurs communes, des comportements et des mentalités caractéristiques de la chevalerie, à savoir la valeur guerrière, l’audace, la soif de gloire, le souci de la réputation, le sens de l’honneur, le respect des promesses et de l’engagement personnel, mais aussi la largesse, les prouesses, la courtoisie. Cette dernière vertu est devenue progressivement indissociable de la chevalerie. Les Chevaliers de la Table ronde jouèrent un rôle majeur sur les mentalités des chevaliers qui les considèrent comme les modèles par excellence de la chevalerie.
Par conséquent, ils sont pris pour exemples et imités dans leurs exploits. Les chansons de geste qui deviennent très populaires aux XIIe et XIIIe siècles glorifient les chevaliers et les élèvent au niveau de héros. L’Église, quant à elle, utilise ces chansons pour promouvoir et cautionner la Guerre sainte contre les musulmans. Voir les histoires épiques des chevaliers qui ont pris la croix puis qui luttent contre les infidèles installés à Jérusalem. Le lien féodal entre le chevalier et le seigneur est également très présent dans les chansons de geste. Le service vassalique est au cœur des devoirs chevaleresques. La largesse est l’une des autres vertus que se doit d’exercer un chevalier. Elle est considérée comme une valeur aristocratique et même royale à l’origine. Elle consiste pour le chevalier à redistribuer des richesses de toutes sortes, à donner des chevaux, ou de précieuses étoffes par exemple. Le chevalier se doit d’être généreux. Cet idéal s’oppose à la bourgeoisie qui, obtenant de plus en plus de pouvoir au cours des XIIIe siècle et XIVe siècle et se rapprochant des rois, est vue comme un adversaire ou un concurrent.
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Une des aspirations du chevalier était de se marier avec une riche héritière, car cela signifiait pour lui l’accès à des terres, un domaine foncier, mais aussi à la société aristocratique. Par le mariage, le chevalier pouvait en effet espérer « se mettre à son compte ».
Qui pouvait devenir chevalier ?
Même si les romans courtois désignent la chevalerie comme un « Ordre » (ordo), la chevalerie est socialement composite. Elle entretient des rapports assez complexes avec la « noblesse » (l’aristocratie). La noblesse au Moyen Âge n’est en effet pas un statut ou un privilège, mais une « qualité d’intensité variable ». Nobilis est un adjectif : on peut être plus ou moins noble ; alors que miles est un substantif : on est chevalier ou on ne l’est pas. Et si tous les chevaliers ne sont pas nobles, loin de là, tous les nobles se disent bientôt chevaliers. Se sentant investie de l’idéal chevaleresque, partageant les valeurs de prouesse et de loyauté, l’aristocratie s’est peu à peu identifiée à la chevalerie.
Tous les chevaliers n’étaient pas « guerriers à plein temps » il existait des chevaliers-paysans vivant en bande dans de grosses maisons fortes.
Le chevalier reste en contrebas, il mange parfois à la table du seigneur, partage sa vie aventureuse avec ses fils, mais il est bien souvent d’origine sociale moindre. La chevalerie a été pour certains hommes du Moyen Âge un ascenseur social, mais nombre de chevaliers sont issus d’anciennes familles nobles : ils en sont les cadets célibataires et sans héritage, voire les bâtards. Au début du XIIIe siècle, des législations royales de France, d’Allemagne et d’autres royaumes stipulent que l’on ne peut accéder à l’honneur chevaleresque que si l’on est soi-même de lignée chevaleresque.
Quelles que soient les origines du chevalier, la vie chevaleresque a un prix économique de plus en plus important. Au XIIe siècle, l’équipement de base du chevalier (cheval, heaume, haubert, épée) représente le revenu annuel d’une seigneurie moyenne de 150 hectares. Trois siècles plus tard, l’équipement nécessaire engloutit le produit du travail de 500 hectares.
Comment devient-on chevalier ?
L’adolescent, fils de chevalier, accède lui-même à ce titre et à cet état après un apprentissage et une cérémonie appelée adoubement.
Avant l’adoubement : vers l’âge de sept ans, il est placé chez un seigneur qui sera son parrain. Il y gravit tous les degrés de l’éducation qui vise à en faire un guerrier : galopin (il nettoie l’écurie), page (il s’occupe des chevaux, est au service de la dame du château, suit un entraînement équestre, apprend à chasser) et enfin écuyer (il aide les chevaliers au tournoi et à la guerre, et il a l’immense privilège de porter son écu).
Vers 17-21 ans, il passe l’adoubement cérémonie officielle à laquelle de nombreux nobles assistaient et qui consistait à consacrer un homme comme chevalier. L’adoubement était une cérémonie qui marquait le passage de l’état d’écuyer à celui de chevalier. Cette cérémonie avait lieu en général en septembre ou en octobre.
L’Église a voulu donner une portée idéologique à cette cérémonie sans toutefois y parvenir pleinement.
La nuit précédant son adoubement, le futur chevalier prie dans une chapelle en compagnie de son parrain, revêtu d’une tunique blanche, avec une croix rouge, le blanc symbolisant la pureté et le rouge symbolisant le sang que le chevalier est prêt à verser. Puis le seigneur organise une fête dans son château, à laquelle les vassaux sont conviés. Au fond du château, sur une estrade, le jeune homme prêt à se faire adouber chevalier. Agenouillé, il prête à haute voix le serment des chevaliers, une main sur l’Évangile ; ses armes de chevalier lui sont ensuite remises par son seigneur et parrain, bénites par l’Église qui encadre la cérémonie. Une fois revêtu de son équipement, le nouveau chevalier s’agenouille à nouveau pour recevoir l’accolade.
Après la cérémonie : on organise des tournois auxquels participent les chevaliers fraîchement adoubés et les vassaux du seigneur et des banquets pour célébrer l’événement
L’adoubement assure l’admission dans la militia, c’est-à-dire la chevalerie. La remise des armes a une importance majeure, car elle signifie pour le chevalier qu’il y a certains devoirs et certaines fonctions à respecter. En effet, la remise de l’épée signifie pour le chevalier l’exercice de la force armée, à savoir le maintien de la paix et de l’ordre public, mais aussi le soutien et la protection de l’Église et des
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faibles, ce devoir ayant une place centrale dans l’exercice des fonctions du chevalier. Enfin, être chevalier, c’est aussi défendre le royaume contre les ennemis extérieurs, souvent assimilés aux païens.
Ce caractère religieux de l’adoubement est très prononcé. Les chevaliers ainsi que leurs armes sont bénis par les ecclésiastiques. Il y a aussi la veillée de prières qui précède la cérémonie ou encore un bain rituel. En résumé, les chevaliers sont au service de Dieu, de leur seigneur et de leur roi. À cette idéologie morale s’ajoute une tonalité nobiliaire. En effet, en devenant chevalier, on entre dans un ordre plus élevé, proche de l’aristocratie. De facto, le chevalier tend à s’élever dans la société et à se rapprocher de la noblesse, donc à s’éloigner du bas peuple.
Au Moyen Âge, la noblesse doit justifier l’origine divine de son pouvoir par une conduite irréprochable. Son rôle est la protection des terres et l’exercice de la justice, le noble a un devoir d’équité. En particulier, à la guerre il lui faut se battre héroïquement, au corps à corps. Le combat est proscrit le dimanche et la fuite suscite une profonde réprobation. Les revers militaires du roi Jean d’Angleterre entraînèrent-ils la promulgation de la grande Charte en 1215 (qui instaurait une monarchie contrôlée par un parlement de barons).
Les devoirs du chevalier.
Au service de l’Église : le chevalier doit mettre son épée au service du pape (croisades) et des faibles : il devient alors chevalier du Christ (Miles Christi).
Envers sa dame. La courtoisie est d’abord l’ensemble des qualités du noble, le comportement élégant d’un chevalier ; puis vers 1150, la courtoisie se charge d’une dimension amoureuse, incarnée dans le personnage de Lancelot. L’amour courtois est chanté par les troubadours au sud et les trouvères au nord.
Cependant, ces devoirs sont secondaires par rapport aux devoirs envers le suzerain. Ses « vertus » sont idéalisées par la littérature courtoise au service d’une classe, l’aristocratie, une forme de gouvernement dans laquelle le pouvoir est officiellement détenu par une élite (parfois par une caste, une classe, une famille, voire quelques individus).
Le genre de vie du chevalier.
Le chevalier est avant tout un homme d’armes, un homme de guerre, de prouesse. Les qualités de chevalier idéal sont la sagesse, la prouesse, la générosité et la fidélité. Le chevalier vit souvent au château et doit être fidèle à son seigneur, lorsqu’il est vassal. Néanmoins, il ne faut pas confondre vassal et chevalier.
Les guerres au Moyen Âge ne sont pas si fréquentes. De plus, on ne se bat pas l’hiver ni pendant les périodes saintes (Avent, Carême). L’Église a instauré depuis la fin du Xe siècle des paix de Dieu et des trêves de Dieu pour limiter les guerres.
Le chevalier est un professionnel de la guerre ; il est propriétaire d’armes offensives et défensives qu’il lui faut souvent remplacer après un combat. Il doit donc gagner de l’argent. Les tournois sont une manière de gagner de l’argent et de s’amuser. Le tournoi est une occasion de remporter une rançon, de confisquer chevaux et armes des chevaliers vaincus. Il est aussi une façon de ne pas perdre la main pendant les périodes sans combat et de se distinguer auprès d’une dame. Les chevaliers aiment les tournois, car ils s’y amusent et se sentent dignes d’y mourir l’épée à la main.
L’équipement du chevalier.
L’équipement étant aussi lourd que coûteux, les chevaliers ne pouvaient mettre leur armure tout seuls, et le prix de l’équipement était à lui seul un obstacle de taille à l’époque où tout le monde pouvait devenir chevalier.
Vers le XIVe siècle, chaque pièce de l’équipement a commencé à avoir une valeur symbolique :
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Les épées, forgées durant plusieurs semaines par un forgeron du château : la force, la puissance et le sacrifice. Elle combat le Mal, l’injustice et l’ignorance, elle est constructrice quand elle maintient la paix de Dieu et rend la justice. Elle symbolise le lien du Ciel et de la Terre (car elle est le symbole polaire et axial par excellence) et beaucoup d’autres choses encore.
Les boucliers : la foi, le conseil, la protection contre l’orgueil, la débauche et l’hérésie.
La lance : la charité, la sagesse, la vérité.
Les heaumes (casques) : l’espérance, l’intelligence, la pudeur.
Les cuirasses (plastrons) : la prudence, la piété, la protection contre le vice et l’erreur.
Les gantelets : la justice, la science, le discernement, l’honneur.
Les pièces qui forment l’armure complète sont agencées avec habileté. Le poids de l’armure atteint 20 à 25 kg, ce qui correspond au poids moyen de l’équipement porté par les soldats de toutes les époques. Il y a une quinzaine de pièces principales et une centaine au total.
La qualité de la monture jouait aussi un rôle important, car, démonté, un chevalier équipé se déplaçait plus lentement et perdait une grande partie de la force d’impact de la charge. Cependant il n’est pas rare que par choix stratégique au cours d’une bataille les chevaliers se battent à pied.
Tournois et chevalerie.
Les tournois, véritables compétitions sportives par excellence pour les chevaliers, mais aussi moyen de s’entraîner à la charge frontale des batailles à venir, étaient très appréciés par la société médiévale, à l’inverse de l’Église qui y était réticente. Ils permettaient aux chevaliers d’acquérir toutes sortes de gains : prix, chevaux, harnois (armure du chevalier), armes, argent. Les tournois enrichissent les chevaliers vainqueurs, mais ces derniers recherchent et obtiennent parfois la gloire, le prestige et la renommée à travers ces affrontements. C’est pour les chevaliers un moyen de promotion sociale efficace. Les tournois ressemblent véritablement à des situations de guerre, pour mettre les chevaliers dans les conditions de la prochaine bataille à laquelle ils devront participer. Mais ces compétitions revêtent la forme de spectacles. Les joutes quant à elles, se distinguent des tournois dans le sens où elles n’opposent que deux adversaires. Moins meurtrières, ces dernières apparaissent vers le XIIIe siècle et sont de fait mieux acceptées par les autorités civiles et religieuses.
Conclusion.
Le XIIe et surtout le XIIIe siècle furent sans doute les siècles d’or de la chevalerie. Celle-ci se structurait comme une véritable classe avec ses codes, ses valeurs et son mode de vie. Au bas Moyen Âge, les adoubements se firent moins nombreux et, parallèlement, la cavalerie perdit sa primauté sur les champs de bataille, du fait de la réutilisation d’anciennes tactiques (formations compactes de piquiers) ou de la mise au point de nouveaux armements (arcs longs) ; les batailles de Courtrai et de Crécy furent à cet égard révélatrices de la vulnérabilité de la cavalerie lourde utilisée isolément. Si l’alourdissement des armures des cavaliers et des montures put, un temps, pallier ses faiblesses, la diffusion des armes à feu sur les champs de bataille dès la seconde moitié du XVe siècle porta un coup fatal à la chevalerie comme force militaire.
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JOUTES ET TOURNOIS.
L’origine des joutes et tournois médiévaux étant bien évidemment aussi à rechercher du côté de l’indubitable propension des Celtes à se battre en duel, qu’il nous soit permis, arrivés à ce point de notre exposé, d’en dire de nouveau deux mots.
L’usage de recourir au duel pour résoudre les questions litigieuses est commun aux nations celtiques. Quand le philosophe grec Poseidonios fit son voyage d’exploration en Celtique au commencement du premier siècle avant notre ère, on lui raconta que dans les festins d’apparat l’usage existait jadis de donner au guerrier le plus brave le gigot ou le jambon de la bête qui constituait la pièce de résistance du repas ; et quand deux guerriers se disputaient ce signe de la prééminence, on recourait aux armes ; il y avait entre eux un combat singulier, et le vainqueur recevait en guise de couronne le morceau de viande qui avait été l’objet de l’ambition des deux rivaux.
Il était donc admis à l’époque que deux êtres humains veuillent régler leurs différends ou leurs contentieux en recourant au duel, surtout en matière d’honneur d’ailleurs.
D’Arbois de Jubainville, ce grand celtisant du XIXe siècle spécialiste de la littérature irlandaise pensait même avoir trouvé chez les Celtes l’origine des combats de gladiateurs. Voici en effet ce qu’il note dans le tome premier de son étude sur le droit celtique.
Ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, dans les contestations entre particuliers, il n’y avait pas de juridiction obligatoire. Le duel était une forme adoucie de la guerre privée, une manière d’épargner le sang des parents (des amis, des clients). L’adoption de cette forme de résolution du litige résultait d’un contrat formel et au lieu de duel judiciaire comme plus tard au Moyen Âge, on avait alors le duel conventionnel. Un des plus anciens exemples historiques de cette antique espèce de duel nous est offert par les Celtes d’Espagne, en l’an 206 avant notre ère.
P. Cornelius Scipio, qui dut plus tard à sa victoire contre Hannibal le surnom d’Africanus, était alors en Espagne, et il y avait obtenu contre les Carthaginois des succès multipliés. Il voulut, à Carthagène, s’acquitter d’un vœu qu’il avait fait pour honorer la mémoire de son père et de son oncle, tous deux tués six ans auparavant, en 212, à la tête d’armées romaines et en luttant comme lui, en Espagne, contre les Carthaginois…
Scipion n’eut aucune dépense à faire. Son habileté avait détaché les Celtibères du parti des Carthaginois et leur avait fait embrasser la cause des Romains. Parmi ses nouveaux amis, il trouva sans frais autant qu’il voulut de guerriers qui lui procurèrent la satisfaction de s’entre-tuer sous ses yeux sans demander d’autre salaire que le plaisir et l’honneur de se battre les uns contre les autres.
Toutefois les gladiateurs fournis gratuitement par l’ardeur belliqueuse des Celtibères ne combattirent pas tous seulement pour le plaisir et l’honneur : dans quelques-unes des paires, le duel avait un intérêt pratique, la gloire du succès n’était pas le seul enjeu, les deux adversaires avaient un procès, et n’ayant voulu ni transiger ni s’en rapporter au jugement d’un arbitre, ils étaient convenus que l’objet en litige serait adjugé au vainqueur. À cette catégorie, aussi étrange que l’autre pour les spectateurs romains, appartenaient deux grands seigneurs espagnols : Corbis et Orsua, tous deux fils de rois. Leurs pères étaient frères et avaient régné l’un après l’autre par ordre de primogéniture : la question était de savoir qui des deux fils devait succéder au dernier mort des deux frères. Le père de Corbis, étant l’aîné, était monté le premier sur le trône ; le père d’Orsua était le second qui avait succédé sur le trône à son frère. Orsua prétendait que le trône était compris dans l’héritage que son père lui transmettait. Corbis, plus âgé qu’Orsua, voulait exercer le droit d’aînesse comme son père en avait donné l’exemple. Scipion fit, pour les concilier, d’inutiles efforts ; ils refusèrent d’accepter son arbitrage : « Nous ne voulons, » dirent-ils, « d’autre juge que le dieu de la guerre ». Corbis, grâce à la supériorité de son âge, était plus vigoureux que son cousin. Orsua, dominé par l’orgueil, qui est si souvent la passion principale des jeunes gens, ne se rendait pas compte des chances de succès qu’avait son cousin. Chacun d’eux préférait la mort à l’humiliation d’obéir à son parent. Corbis, plus exercé au maniement des armes, plus adroit et plus fort que son adversaire, n’eut pas de peine à le vaincre et à le tuer. Ce fut donc lui qui obtint la couronne.
Ce duel, si contraire aux mœurs des Romains, frappa vivement leur imagination. Plus de deux siècles après, Valère Maxime, qui écrivait, comme on sait, sous Tibère, en a parlé dans son recueil d’exemples mémorables, et pour rendre l’impiété de ce combat meurtrier plus choquante, il a fait des
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deux adversaires deux frères qui se disputaient la succession paternelle ; l’aîné, suivant Valère Maxime, aurait volontiers suivi les conseils pacifiques de Scipion, ce serait le jeune qui aurait refusé de les accepter, et sa mort aurait été le juste châtiment de sa perverse obstination.
La partie de l’ouvrage de Valère Maxime où se trouve cet arrangement du récit antique conservé par Tite-Live, date de l’an 32 de notre ère, ou lui est postérieure de peu. Cinquante ou soixante ans plus tard, Silius Italicus, qui écrivait sous Domitien (81-96), embellit plus encore cette anecdote tragique. Il ne se contente pas de faire des combattants deux frères comme Valère Maxime l’avait imaginé : pour rendre leur lutte encore plus horrible, il les fait se tuer l’un l’autre ; il peint les deux épées perçant chacune la poitrine qui lui est opposée ; il nous montre les deux frères étendus mourants sur le sol et s’accablant de réciproques injures, à leurs derniers soupirs sont mêlés des cris de haine. On voulut ensuite, dit Silius Italicus, réunir leurs cadavres sur le même bûcher, mais les flammes qui s’échappèrent de ces funèbres débris s’élevèrent en se divisant, et les cendres des deux frères refusèrent de reposer dans le même tombeau.
Silius Italicus constate cependant que ce duel était conforme aux usages nationaux des deux combattants :
Is genti mos dirus erat.
La nation dont il s’agit, c’est la nation celtique, en sa fraction celtibérienne. Corbis, nom de l’aîné des deux cousins, est un mot celtique.
Corbis est le nom d’homme qui explique le nom de lieu Corbio. Corbio est une ville d’Espagne, elle appartenait alors aux Suessetani et les Romains la prirent vingt-deux ans après le duel de Corbis et d’Orsua, les Suessetani habitaient sur les bords de l’Ebre ; leur capitale, appelée Suessatium par l’Itinéraire d’Antonin, est nommée avec une faute de copie Suestasion par Ptolémée ; c’est un nom de lieu, parent de celui des Suessiones dont la forme moderne est Soissons…
Il n’est donc pas téméraire de reconnaître un Celtibère dans la personne de l’Espagnol Corbis qui, l’an 206 avant notre ère, se battit en duel à Carthagène en présence de Scipion, le futur vainqueur d’Hannibal, et d’attribuer la même origine à son cousin, à son malheureux adversaire, Orsua, tué par lui dans ce combat singulier.
Une partie des gladiateurs volontaires qui, en 206 avant notre ère, s’entre-tuèrent gratuitement aux jeux donnés par P. Cornelius Scipio à Carthagène étaient donc des plaideurs celtes qui recouraient au duel conventionnel pour mettre fin à leurs procès.
……………
Pour en revenir au droit irlandais qui paraît ici remonter à une haute antiquité, le duel, en deux circonstances au moins, n’expose pas le vainqueur à payer la composition financière pour meurtre et assure son triomphe dans la contestation pendante ; c’est ce qui a lieu :
1° Quand le duel a été précédé d’un contrat fait avec le consentement de la famille du vaincu et qui a déterminé les effets juridiques de la victoire ; alors, quel que soit le vainqueur, que ce soit le demandeur ou le défendeur, il ne doit pas de composition pour le meurtre de son adversaire.
2° Quand le duel a pour cause le refus par le défendeur de laisser procéder contre lui à une saisie dans les formes établies par la coutume ; en ce cas, le demandeur saisissant qui tue son débiteur ne payera pas de composition s’il a préalablement mis la famille du débiteur en demeure de lui rendre justice.
Le demandeur irlandais avait trois manières de procéder pour obtenir justice : 1° la saisie mobilière, aithgabail ; 2° la saisie immobilière, tellach ; mais aussi 3° le duel, comrae.
Dans le droit irlandais du haut Moyen Âge, il est licite en effet de provoquer en duel le débiteur qui résiste par la force à une saisie entreprise régulièrement, et avant le christianisme en Irlande aucune loi n’interdisait cette résistance au débiteur. Cette interdiction ne s’applique pas au créancier qui recourt à la force, qui pratique la saisie à main armée et auquel le débiteur oppose la force et les armes. Ainsi de la part de ce créancier le duel est-il licite en droit canonique comme en droit civil.
Les deux parties peuvent aussi, d’un commun accord, convenir de se battre en duel pour donner une solution à un procès pendant. Dans ce cas, il faut que les deux adversaires, s’exprimant à haute et intelligible voix devant témoins, déterminent préalablement les conséquences qu’aura la défaite pour le vaincu, c’est-à-dire, par exemple, restitution d’un objet déterminé au demandeur s’il est vainqueur, ou abandon définitif de cet objet au défendeur, si ce dernier obtient la victoire ; en général, détermination de l’objet en litige et de la solution que donnera à la question controversée le résultat du combat. Ce duel, dont une convention préalable a précisé les conséquences, peut être appelé conventionnel. Son nom, en irlandais, a dû être « duel après contrat oral, » comrac iar curaib bél, par
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opposition au « duel sans contrat » comrac cen curu bèl, qui n’est régulier que dans le cas spécifié plus haut, de résistance par la force à une saisie faite dans les formes prescrites par l’usage.
Les origines de l’esprit chevaleresque en Occident sont bien évidemment aussi à chercher du côté du fir fer ou code de l’honneur de l’ancienne classe guerrière dont Cuchulainn était l’archétype en Irlande.
Cuchulainn qui ne tuait jamais les cochers, ni les messagers, ni les hommes sans armes.
Cuchulainn qui, à la différence des guerriers musulmans et de la sourate consacrée au partage du butin (la numéro 8), ne se comportait pas en thénardier (cf. Victor Hugo) détroussant les cadavres.
Dáig níbá miad nó níba maiss leiss echrad nó fuidb nó airm do brith óna corpaib no marbad.
Car il ne lui semblait pas honorable de prendre les chevaux les habits ou les armes des cadavres de ceux qu’il avait tués.
Sans oublier non plus la célèbre devise des Fénianes.
« Firinde inàr croidhedhaibh, 7 neart inàr làmhaibh, 7 comall inàr tengthaibh ».
« Glaine ár gcroí, neart ár ngéag agus beart de réir ár mbriathar ».
Ce qui signifie grosso modo
« La vérité dans le cœur, la force dans nos bras, et l’art de bien parler ».
Ou
« La pureté dans le cœur, la force dans nos membres, et la fidélité à la parole donnée ».
Tant il importe en effet non pas d’ordonner le bien (comme le fait si souvent le Coran), MAIS DE DONNER SOI-MÊME L’EXEMPLE.
Car le Hésus Cuchulainn avait de nombreux boudismes (charismes). Le don de la beauté, le don des formes, le don de la pureté (?), le don de faire des nœuds ou des liens, le don de la nage, l’art de l’équitation, le don du tablut et des échecs, le don de livrer des batailles, le don des combats, le don des affrontements, le don de voir, le don de parler, le bon conseil, la rapidité à la course, les femmes.
Ra bátar trá ilbúada ilarda imda for Coin Chulaind : búaid crotha, búaid delba, búaid ndénma, búaid snáma, búaid marcachais, búaid fidchilli & branduib, búaid catha, búaid comraic, búaid comluind, búaid farcsena, búaid n-urlabra, búaid comairle, búaid foraim, búaid mbánaig.
Plus près de nous encore.
“Am fear a thug buaidh air fhein, thug e buaidh air namhaid”.
Qui se conquiert lui-même conquiert ses ennemis (devise toujours actuelle de la Cateran Society).
Et pour se maîtriser rien de tel que de prier avant les combats.
La prière a toujours été ou sera toujours, une expérience humaine double : une technique psychologique associée à un processus spirituel. Ces deux fonctions de la prière ne peuvent jamais être entièrement séparées.
« Nate, nate, mento beto to devo » répétait sans cesse sa mère au futur noïbo Symphorien d’Autun.
La prière éclairée doit reconnaître que l’Être supérieur est englobant et impersonnel*. Mais dans de nombreux cas, une technique plus efficace consistera en fait à considérer que la divinité à laquelle on s’adresse est une sorte d’interlocuteur, exactement comme le mental primitif avait l’habitude de le faire. Par exemple Cassibodua et son animal favori la corneille, ou Andarta/Andrasta, voire Ogmios ou Mabon/Maponos/Oengus. Le divin est aussi dans l’Homme (Gdonios), de sorte que l’Homme peut parler, pour ainsi dire, face à face, avec le divin qui l’habite.
La prière effectue très souvent des changements importants et durables chez celui qui prie. La lorica par exemple engendre souvent beaucoup de soulagement, de paix mentale, de calme, de courage, de maîtrise de soi, voire d’allégresse. En tout cas chez ceux qui sont spirituellement Celtes et ne redoutent pas l’enfer ou la punition d’un dieu-ou-démon jaloux et vengeur comme Allah ou Jéhovah.
La prière est un geste subjectif, mais elle établit le contact avec de puissantes réalités objectives de l’expérience humaine ; elle est un essai significatif pour atteindre des valeurs suprahumaines. Elle est le plus puissant stimulant de la croissance spirituelle.
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Les mots n’ont guère d’importance dans la prière ; ils sont simplement le canal intellectuel que la rivière de nos supplications emprunte. La valeur verbale d’une prière est sociosuggestive dans les dévotions collectives, mais purement autosuggestive dans les dévotions individuelles. Elle peut entraîner dans ces cas-là (Cassibodua, Andarta, Ogmios…) des productions d’adrénaline ou d’endorphine importantes dans notre organisme, pouvant même dans les cas extrêmes aboutir à une véritable folie meurtrière (vergio/ferg).
L’adrénaline est à la fois une hormone et un neurotransmetteur. Elle fait partie du réflexe combat/fuite. Elle accélère la vitesse de la respiration, dilate les pupilles, et augmente le rythme cardiaque. Une forte dose porte le corps à l’état d’alerte le plus élevé. L’adrénaline joue aussi un rôle important dans la réaction enthousiaste à un défi ; mais un excès d’adrénaline dans la vie normale entraîne nervosité, voire paranoïa.
Les endorphines sont des morphines endogènes, qui exercent la fonction de neurotransmetteur. Leur rôle essentiel est celui d’antidouleur, mais elles entraînent aussi un sentiment de bonheur ou d’euphorie. L’état d’ivresse qui peut se produire après un effort physique important est provoqué en partie par l’émission d’endorphines dans l’organisme.
* Bien que pouvant être individuellement ressenti sous une forme personnelle.
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ANNEXE N° 1.
POUR COMPARAISON, VOIR CI-DESSOUS.
LE BUSHIDO.
La caste des Samouraïs qui n’était alors qu’une caste militaire peu lettrée s’est retrouvée désœuvrée suite à la paix imposée après l’accession au pouvoir de Tokugawa. Le code d’honneur défini par Yamaga, un ronin de l'ère Edo, a permis de redéfinir leur rôle et de leur trouver une nouvelle raison d’être. Avec cette pacification, la fonction combattante des guerriers diminua et ceux-ci devinrent des fonctionnaires. Ils délaissèrent le côté guerrier pour les cérémonies, et commencèrent à s’intéresser aux arts, surtout l’écriture. À partir de cette période, les termes Bushi et Samourai ne furent plus tout à fait synonymes, le bushi se distinguant du samouraï par son appartenance à la classe supérieure des guerriers.
Le Hagakure est une compilation des pensées et enseignements de Jōchō Yamamoto, ancien samouraï vassal de Nabeshima Mitsushige, qui a été écrite entre 1709 et 1716.
Formé de 11 tomes, le Hagakure caractérise le Bushido comme un code régissant la vie du samouraï, honneur, loyauté, humilité et surtout l’apprentissage et le perfectionnement dans l’art de la guerre, de la vie et de la mort.
L’esprit du Hagakure peut être résumé dans les quatre pensées suivantes.
1. N’oubliez jamais le bushido.
2. Soyez toujours prêt à servir votre maître.
3. Respectez vos devoirs envers vos parents.
4. Soyez miséricordieux à tout moment et assistez les autres.
Ci-dessous maintenant les sept grandes vertus confucéennes associées au Bushido. Même si elles sont numérotées, il n’y a pas de hiérarchie entre elles. En théorie, ces sept vertus sont équivalentes, mais dans les faits, cela était rarement le cas. La nature humaine étant ce qu’elle est, un grand nombre de samouraïs ne faisaient preuve de compassion qu’envers les membres de leur caste ou même uniquement envers des samouraïs en détresse de leur clan.
1. Le sens de la Justice.
Parfois aussi appelé droiture ou rectitude ; c’est le précepte qui demande de suivre les règles morales que l’on considère comme justes, sans jamais s’en écarter. Un guerrier célèbre la définit ainsi : la rectitude est le pouvoir de prendre, sans faiblir, une décision dictée par la raison. Mourir quand il est bien de mourir, frapper quand il est bien de frapper. La droiture passe par le respect de soi-même, et engendre le respect à l’égard des autres et de la part des autres. Le courage aide à être fidèle à ses engagements, à sa parole, et à l’idéal que l’on s’est choisi.
2. Le courage.
Le jeune samouraï était continuellement endurci et familiarisé à la notion de courage. Pendant leur éducation, on les contraignait parfois les jeunes apprentis samouraïs à se rendre seuls, à minuit, sur les lieux d’une exécution, et à en rapporter la tête d’un des condamnés à mort pour éprouver leur courage. Le courage n’est pas donc l’absence de la peur, mais le fait d’affronter les épreuves malgré nos peurs et nos craintes. Un célèbre samouraï a dit : c’est le propre du vrai courage de vivre quand il faut vivre, et de mourir seulement quand il faut mourir. Le courage nous pousse aussi à faire respecter ce qui nous paraît juste. Confucius définit ainsi le courage : sachant ce qui est juste, ne pas le faire démontre l’absence de courage. Donc, le courage est de faire ce qui est juste.
3. La bienveillance.
La bienveillance, ou compassion, est une vertu de base selon le confucianisme chinois. Elle nous incite à être attentifs à notre prochain, à être respectueux de la vie. Le samouraï doit prêter assistance à ceux qui en ont besoin. S’il a un katana que d’autres hommes n’ont pas le droit d’avoir, c’est pour s’en servir à leur place et pas pour s’en servir contre eux. Nous retrouvons ici le thème de la compassion chez le guerrier, bushi no nasake, qui pouvait certes utiliser son sabre pour régler tout problème lui étant présenté, mais qui possédait également la possibilité de calmer les esprits sans ôter la vie. Certains adeptes du Bushido pouvaient atteindre un haut degré de clémence. Tel Ogawa : « Quand les autres disent du mal de toi, ne rends pas le mal pour le mal, mais réfléchis au fait que tu
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n’as pas été non plus toujours fidèle à l’accomplissement de tes devoirs ». Conçue comme un trait féminin, la bienveillance vient équilibrer la droiture, un trait perçu comme étant masculin.
4. Le respect.
Le respect n’est que l’expression de l’intérêt sincère et authentique porté à autrui, quelle que soit sa position sociale. Il faut éviter la critique et le dénigrement des autres, car cette néfaste habitude a pour but inconscient de se mettre soi-même en valeur. Rabaisser autrui est un moyen facile de se grandir, à relativement peu de frais. De telles pratiques sont indignes d’un vrai samouraï. Peu importe la position sociale, les qualités et les faiblesses des autres, le vrai Samouraï doit traiter les personnes et les choses avec respect. Pour respecter les autres, il faut pouvoir résister à ses propres émotions : impatience, colère, désir, peur, etc.
5. La sincérité
La sincérité est primordiale dans l’engagement guerrier : le Bushido tient le mensonge ou l’ambiguïté pour une lâcheté. Bien qu’il y ait divers serments et rites accompagnés de promesses dans la vie d’un samouraï, on considère dans la vie courante que sa parole vaut acte. Un samouraï n’a pas besoin de prêter serment lorsqu’il déclare qu’il va faire quelque chose. Le simple fait qu’il le dise l’engage, et le fait de mettre en doute cet engagement revient à insulter le samouraï en question.
6. Le sens de l’honneur.
La plupart des samouraïs vouaient leur vie au Bushido qui exigeait loyauté et honneur jusqu’à la mort. Si un samouraï échouait à garder son honneur intact, il pouvait le regagner en commettant le seppoukou, un suicide rituel, que l’on connaît mieux en occident sous le terme de hara-kiri ou action de s’ouvrir le ventre. Cependant, il faut souligner la différence entre seppuku et hara-kiri. Le seppuku permettait à un guerrier vaincu de se donner la mort et de pouvoir ainsi mourir en gardant son honneur intact, le vainqueur abrégeait ensuite ses souffrances. Le hara-kiri par contre était une façon de se donner la mort où l’on “perdait” tout honneur suite à ce geste. Dans le Japon féodal, on parlait de hara-kiri pour une personne se donnant la mort suite à une grande humiliation par exemple, et de seppuku pour une personne assumant une défaite en se donnant la mort.
Toute infraction à l’honneur d’un samouraï était ressentie avec force et appelée renchishin, ou sens de la honte. La désobéissance au code ou à un supérieur produisait un sentiment de culpabilité et de honte. Un reproche mérité était plus à redouter que la mort même. Un samouraï refusa un jour de laisser entamer sa réputation par une compromission pourtant légère parce que, dit-il, le déshonneur est pareil à une cicatrice sur un arbre que le temps, au lieu d’effacer, agrandit tous les jours.
L’honneur est attaché à la manière d’être, à la fidélité, à sa parole, à un ami, un maître, un idéal, ou à la vérité. C’est pourquoi le devoir de loyauté est un autre pilier du Bushidô.
7. Loyauté.
Le devoir de loyauté n’est pas uniquement une attitude envers les autres, mais aussi envers des principes et des valeurs. Il n’y a pas d’honneur sans loyauté à l’égard de certains idéaux, et de ceux qui les partagent. Le terme samouraï vient du verbe saburau qui signifie servir. Le samouraï doit donc servir et ne saurait se soustraire à ce qui détermine jusqu’au nom de sa caste. Le samouraï sert son seigneur et aussi son clan, sa loyauté doit être sans faille. L’intérêt du clan, de la famille passe en premier, passe avant l’individu. Au Japon la première place revenait à l’Empereur qui incarnait pour les Japonais, le Yamato, l’âme même du Japon. Cependant, même l’Empereur devait s’incliner devant la volonté du Ciel et un samouraï ne saurait faire moins que ceux qui sont au-dessus de lui. Aujourd’hui, il convient de faire preuve de fidélité et de loyauté, par exemple à l’égard de sa patrie, y compris, pour la défendre, l’éventuel sacrifice de sa vie. Celui qui se dérobe à ce devoir est considéré comme un lâche ou un traître.
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ANNEXE N° 2.
LE RAJA-YOGA.
Ci-dessous les huit « membres » (anga), échelons ou branches du raja-yoga, selon les Yoga Sutra *
1- Yama, les devoirs moraux élémentaires envers les autres comme envers soi-même (attitudes justes).
Ahimsâ : ne pas tuer ni blesser des êtres vivants, en pensées, en paroles et en actes, ni directement ni indirectement (règle de base : la non-violence).
Satya : avoir une vue objective des événements (principe de vérité).
Asteya : discerner ce qui est légitime de ce qui ne l’est pas (respect de la propriété, absence de vol, honnêteté, probité).
Brahmacharya : trouver le juste milieu dans tous les domaines de la vie (modération).
Aparigrahâ : rester libre du superflu et des possessions.
2- Niyama, se discipliner et s’entraîner à la pratique quotidiennement (code moral).
Shauca : propreté et respect externe comme interne (pureté).
Santosha : prendre les événements tels qu’ils se présentent (positiver).
Tapah : faire preuve d’ardeur et de volonté dans la pratique (discipline).
Svadhyaya : réflexion approfondie sur la motivation de nos actes et étude des textes sacrés.
Ishvara-pranidhânâ : dédier ses actes au soi impersonnel
3- Asana : les postures que l’on adopte durant la pratique. Être fermement et tranquillement établi dans la sensation d’être en ce monde et non dans un autre. Cela inclut aussi les mudras (travail sur les méridiens), les kriyas (méthodes de nettoyage et de purification), la relaxation (Yoga nidra et Shithilikaran) et les massages yogiques (Malish).
4- Pranayama ou travail sur la respiration ; ne plus respirer inconsciemment. Patanjali définit la respiration yogique comme étant longue et fluide.
Il peut paraître surprenant que les Yogasûtra ne donnent aucune indication sur les postures et les pratiques respiratoires. En effet, asana et pranayama ont donné lieu à tout un développement ultérieur de pratiques et d’entraînement (Hatha yoga). Mais il faut bien comprendre que ce ne sont que des étapes permettant d’éliminer les perturbations mentales faisant obstacle à la tranquillité que l’on peut ressentir dans les positions naturelles du corps et à la fluidité du souffle. À partir de là, la sincérité de la pratique va entraîner dans la pratique quotidienne des réflexes de plus en plus automatiques susceptibles d’entrer en synergie avec d’autres branches du yoga. Ce qui sera montrera l’efficacité du travail sur soi qui aura été entrepris.
5- Pratyâhâra, le bien-être indépendant du conditionnement des sens (harmonisation ou retrait des sens).
6- Dhârana. Le Dhârana est la concentration (une aptitude à soutenir l’attention sans se laisser distraire) sur l’activité du mental, des émotions, de la posture, ou du souffle. Il s’agit de l’écoute subtile des sensations, de la respiration, des pensées qui passent, ou ne passent pas.
7- Dhyâna, autrement dit la méditation. Le Pratyâhâra (retrait des sens) est associé au mental, le dhyâna (méditation profonde) est associé à la conscience de soi.
8- Samadhi : accès à la conscience cosmique. C’est l’aptitude à ne faire qu’un avec l’objet perçu, l’étalement de la conscience, l’état d’unité, la sérénité. La conscience a rejoint l’Absolu, alors que le dhyāna est encore dans la dualité. C’est l’état de contemplation profonde. Mircea Eliade appelle cet état mental “enstase”, par opposition à extase.
* Auteur théorique de ces 195 soutras : un érudit indien du nom de Patanjali ayant vécu entre – 200 et + 500.
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ANNEXE N° 3.
LE JUDAÏSME.
Pour comparaison ci-dessous les 7 lois données à Noé si l’on en croit le judaïsme orthodoxe (Sheva mitzvot B'nei Noa'h), plus souvent appelées lois noahides et parfois lois noachiques.
Interdiction de pratiquer d’autres cultes.
Interdiction de blasphémer.
Interdiction des unions illicites (inceste adultère pédérastie zoophilie).
Interdiction de l’assassinat.
Interdiction du vol.
Interdiction de manger la chair d’un animal vivant.
Obligation d’établir des tribunaux pour assurer l’obéissance à la loi.
Si l’on met de côté la stupidité de manger de la chair d’un animal vivant (que faire de l’infiniment petit, des microbes ?)
Reste 4 commandements intéressants par eux-mêmes sans que soit détaillé comment les pratiquer :
Obligation d’établir des tribunaux pour assurer l’obéissance à la loi.
Interdiction des unions illicites (inceste adultère pédérastie zoophilie).
Interdiction de l’assassinat.
Interdiction du vol.
Et 3 commandements fort discutables.
Interdiction de l’idolâtrie.
Interdiction de blasphémer.
Interdiction des unions illicites (inceste adultère pédérastie zoophilie).
Le bilan est donc maigre.
Des tribunaux très bien oui, mais la justice est une notion fort ancienne dans l’espèce humaine et qui a beaucoup varié au cours des âges, donc qui variera donc encore beaucoup, il suffit de voir l’évolution de certains courants de pensée nés au 18e ou au 19e siècle et qui en arrivent maintenant à soutenir parfois en toute bonne foi, l’exact opposé des idées de leurs ancêtres spirituels des siècles précédents.
La notion d’assassinat mériterait elle aussi d’être précisée : y a-t-il assassinat en cas de légitime défense, y a-t-il assassinat en cas de guerre (quand par exemple un soldat tue par surprise un ennemi???)
Quant à la notion de vol il est clair qu’elle dépend complètement de la notion de propriété, personnelle ou collective, qui a beaucoup varié elle aussi voire qui continue à beaucoup varier. Dans le domaine des droits d’auteur par exemple : on est passé de l’absence totale de tels droits (les plus anciennes littératures sont généralement anonymes) à la tendance à placer de plus en plus de choses et de plus en plus longtemps sous droit d’auteur. Heureusement que celui a inventé le feu la roue voire le « deux plus deux = quatre » n’a pas eu l’idée d’interdire aux autres de le copier ou de s’en inspirer, car on en serait encore alors à payer des milliards de petits sous à ses descendants. En attendant qu’un jour un quidam…… voir la définition actuelle de l’auteur et de la justification des droits d’auteurs… se décrète aussi propriétaire inventeur de l’air que l’on respire voire de tout ce qui est vivant.
Les non-juifs (Goim) qui ne seront pas satisfaits du sort que leur réserve l’eschatologie juive peuvent évidemment toujours espérer trouver mieux dans le christianisme. Peine perdue, elle ne vaut guère mieux ainsi que nous le verrons.
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ANNEXE N° 4.
LA PROPHÉTIE DE LA GRANDE REINE.
Les deux derniers paragraphes de la Seconde Bataille de la Plaine aux Tumulus (Cath Maighe Tuireadh).
Puis, après que la bataille eut été gagnée, que les corps eurent été lavés, la fée Mara Rigu/Morrigu/ Morgane fille d’Ernomos entreprit d’annoncer cette bataille et le triomphe qui en était résulté, aux collines royales de la Verte Erin, aux armées du sid, aux principales eaux ainsi qu’aux estuaires. Et par conséquent voilà pourquoi la Bodua décrit aussi les hauts faits.
« As-tu des nouvelles ? » lui demandait-on alors. Et la Bodua de répondre :
« La paix jusqu’au ciel
Du ciel jusqu’à la terre
La terre sous les cieux
La force à chacun, etc. ».
Ensuite elle annonça également la fin de ce monde, en dévoilant tous les maux qui adviendraient, chaque maladie et chaque vengeance. Voilà pourquoi elle récita le lai ci-dessous.
« Je verrai un monde qui ne me plaira pas
Un été sans fleur,
Des vaches sans lait,
Des femmes sans modestie,
Des hommes sans courage,
Des captures sans roi.
………… ?……………
Des arbres sans gland sans faîne
Des mers sans poissons sans fruit
… ?………………
………………………
………………………
De mauvais conseils des Anciens
De fausses jurisprudences de la part des juges,
Tout homme sera un traître,
Tout garçon un brigand.
Le fils entrera dans le lit du père
Le père entrera dans le lit du fils,
Cliamain cach a bratar,
Tout homme sera le beau-frère ou beau-père de son frère ????
… ?……………
Les temps seront mauvais !
Le fils trahira son père,
La fille trahira sa mère.
Et après tout cela régneront seuls le feu et l’eau (cf. Strabon IV, 4).
Cette fin d’un cycle (ou fin d’un monde ??? Les druides ont toujours vu plus loin que leur temps historique, le texte en tout cas nous parle du dernier monde) ; sera le résultat d’une guerre inexpiable entre forces (et donc dieu-ou-démons) opposées.
« Il y a trois cas où le monde s’effondre : épidémie de peste, guerre généralisée, non-respect des contrats pourtant bien en règle » (Senchus Mor, ou « Grande Antiquité » : Dublin, 1865-1901, t. III, 1873, p. 12).
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Le même thème est traité d’une manière beaucoup plus longue et détaillée par le vellède Ferchertne dans le Dialogue des Deux Sages (Imacallam in da thuarad, Livre de Leinster).
Malgré sa christianisation évidente, ce texte reste un précieux témoignage sur l’éthique et les valeurs de l’ancien druidisme. La notion de jugement, incluse à la fin, n’est pas nécessairement chrétienne. De toute façon, le reste est empreint de conceptions préchrétiennes manifestes. Même s’il est difficile de comprendre chacun des lais composant ce long poème, il en ressort l’impression d’un gigantesque conflit opposant toutes sortes de valeurs opposées, voire même des ennemis en chair et en os. On y retrouve en effet au début (dans la partie qui précède la prophétie proprement dite) des allusions aux trois dieu-ou-démons de Danu (bia), mais aussi à Lug, à Noadatus/Nuada/Nodons/Llud, à Mabon/Maponos/Oengus ; ainsi qu’à la Dame Blanche appelée Damona Vinda sur le continent, ou Bo Enda aux Pays-Bas (Borvoboenda) voire Bo Vinda en Irlande.
Ainsi que nous le rappelle avec pertinence le grand celtologue breton Christian-Joseph Guyonvarc’h dans son livre consacré à ce sujet : « Un jour régneront seuls le feu et l’eau » (Strabon IV, 4).
Ensuite tout recommencera, et de ce feu et de cette eau resurgiront un monde nouveau ainsi qu’une terre nouvelle, encore plus bleue et plus verte que la précédente. Du moins pouvons-nous l’espérer à l’instar des rédacteurs du Ragnarök germanique.
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ANNEXE N° 5.
LE DIALOGUE DES DEUX SAGES.
Vers 175 à 310.
« J’ai, à la vérité, de terribles nouvelles. Les temps seront mauvais ; les chefs seront nombreux (les élus du système politique entretenus par les impôts du contribuable ??), les honneurs peu nombreux ; les vivants anéantiront leurs bons jugements. Le bétail sera stérile ; les hommes rejetteront la modestie ; les hommes seront méchants ; les bons rois seront peu nombreux ; les usurpateurs seront nombreux ; les disgrâces seront légion ; chaque homme sera infirme ; les chars se briseront dans leurs courses ; les ennemis consumeront la plaine de Niall ; la vérité ne garantira plus l’excellence. Tout art sera de la bouffonnerie ; tout mensonge sera préféré. Chacun sortira de sa place, avec orgueil et arrogance, si bien que l’on n’honorera plus ni rang, ni âge, ni dignité, ni art, ni instruction. Tout homme intelligent sera brisé ; tout ce qui est noble sera méprisé, tout ce qui est servile sera élevé. Les bons souverains tomberont devant les usurpateurs à cause de la tyrannie des hommes aux lances noires.
La foi sera détruite ; les offrandes seront profanées ; l’avarice videra les cuisines ; le refus de toute hospitalité détruira les fleurs ; de mauvaises décisions feront pourrir les fruits, le chemin en disparaîtra pour tout le monde.
Les chiens dévoreront les cadavres… Si bien que chacun blessera l’autre par sa noirceur, son avarice et sa ladrerie. Lors de cette fin du monde, pauvreté, avarice et lésine arriveront de toute part.
Il y aura beaucoup de querelles avec les artistes ; tout le monde se payera un histrion pour faire des satires à son profit ; chacun imposera ses limites à l’autre. La trahison sera sur chaque colline, si bien que ni lit ni serment ne protégeront ; chacun blessera son voisin, les frères trahiront leur frère ; chacun assassinera son compagnon de table ou de beuverie, si bien qu’il n’y aura plus ni vérité, ni honneur, ni âme.
Les avares pulluleront ; les usurpateurs se satiriseront mutuellement et feront assaut de noirceur ; toutes les dignités seront renversées ; l’enseignement des clercs sera oublié ; les sages seront méprisés ; la musique tournera en grossièreté ; la sagesse tournera en mauvais jugements ; le mal passera par la pointe des crosses (des évêques ?????) ; tout amour deviendra comme adultère.
Un grand orgueil et maints caprices apparaîtront chez les fils de vilains et de vauriens. Avarice, refus d’hospitalité ainsi que pénurie régneront chez les propriétaires de terre de sorte que les poèmes en leur honneur en seront assombris. Un grand art dans la broderie surviendra chez les fous et les prostituées et les vêtements seront sans couleur. De mauvais jugements viendront de chez les princes de ce monde, chez les rois et les seigneurs.
L’ingratitude et la méchanceté s’installeront dans tous les esprits, si bien que ni roi ni seigneur n’entendront plus les prières de leurs peuples ni leurs jugements ; que les erenaghs (régisseurs) n’écouteront plus les fermiers et que les jeunes ne se lèveront plus (par respect) devant leurs professeurs.
Chacun transformera son art en mauvais enseignement et en fausse intelligence, si bien que le plus jeune trouvera normal de rester assis pendant que son aîné sera debout à côté de lui ; qu’un homme n’aura plus de honte à manger après avoir refusé de donner hospitalité à un artiste qui aura vendu son honneur et son âme pour un manteau et de la nourriture ; l’envie remplira chaque homme ; l’homme fier vendra son honneur et son âme pour le prix d’un scrupulum (un 24e d’once d’argent : autrement dit une très petite somme).
La modestie sera rejetée ; le peuple sera bafoué ; les seigneurs disparaîtront ; les lettres seront oubliées, les poètes ne se produiront plus. La justice sera comme abolie et de faux jugements seront promulgués par les usurpateurs qui régneront dans ce monde ; les fruits seront brûlés juste après leur apparition par une foule de gens de rien ou d’étrangers ; partout il y aura surpopulation et un trop grand nombre d’hommes.
Les villes s’étendront dans la montagne. Chaque forêt deviendra une plaine ; chaque plaine deviendra une forêt. Chacun deviendra esclave lui et toute sa famille.
Après cela viendront de nombreuses et cruelles maladies, des tempêtes subites et terrifiantes, des éclairs et des arbres fracassés (touchés par la foudre). L’hiver aura des feuilles ; l’été sera sombre ; l’automne sera sans moisson ; le printemps sans fleur.
II y aura de nombreux morts pour cause de famine. Des maladies s’abattront sur les troupeaux : bedgacha (vertige ?), consomption, peste, hydropisie, enflure, fièvre.
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Trouvailles sans profit, cachettes sans trésor, grands biens sans homme pour en profiter ; disparition des champions, manque de blé, parjures, jugements de haine, trois jours et deux nuits mortels pour les deux tiers des humains ; un tiers de ces plaies sur les animaux des mers et des bois.
Après cela viendront sept années de lamentation. Les fleurs périront ; et l’on pleurera dans chaque foyer ; les hommes serviront des hommes, il y aura des combats autour de Cnamchaill*. De beaux étrangers seront tués ; les filles enfanteront pour leurs pères, des batailles seront livrées en des lieux célèbres, la désolation s’étendra dans les prairies entourant les hauteurs de l’île des prairies. La mer envahira chaque terre et même les demeures de la Terre de Promesse. Le pays deviendra un désert sept ans avant la fin, il y aura des massacres et des deuils. Ensuite, dans chaque canton, viendront des signes, des monstres seront engendrés ; les étangs se retourneront contre les fleuves ; le crottin semblera être de l’or ; l’eau la plus ordinaire aura le goût du vin ; les montagnes deviendront des plaines ; les tourbières deviendront des champs couverts de fleurs. Les essaims d’abeilles brûleront dans les montagnes (?) la marée ne sera plus à l’heure. Viendront ensuite sept sombres années, car les lumières du ciel seront obscurcies. Lors de la fin de ce monde, elles passeront, elles aussi, avec notre jugement, un grand jugement, ô mon fils. De grandes nouvelles, mais des nouvelles horribles : un mauvais temps ». (Ferchertne. Primat des druides d’Ulster).
* Glose de Whitley Stokes : la roue volante ou ramante (roth ramach) de Mog Ruith viendra alors s’écraser à Cnamchaill.
L’imacallam in da thuarad, ou dialogue des deux sages, est un petit catéchisme druidique ayant la forme d’un dialogue imaginaire entre deux druides ; un ayant de l’âge et de l’ancienneté, appelé Ferchertne, un petit jeune débutant dans le métier, appelé Nédé.
Ce texte unique est notre principal moyen, si ce n’est notre première occasion, de comprendre une pédagogie celtique préchrétienne, celle-là même dont parlait César dans son court paragraphe du De Bello Gallico (VI, 13) consacré aux druides. Cette pédagogie existe, identique, en Irlande, mais elle est plus complexe que ne l’avait supposé Whitley Stokes.
À l’origine il faut penser à une joute orale, dans une langue difficile et compliquée, le iarnberle, ou berla féné (langue des dieu-ou-démons), un texte hermétique appris par cœur par les candidats vellèdes ou candidats druides ; et leur devenant compréhensible seulement au fur et à mesure que le maître en expliquait ou en commentait les termes. Il reste une trace de ce mode d’enseignement dans les gloses (contre-lais). La glose, au moins à cet égard, est certainement l’équivalent ou la conséquence écrite d’une très vieille habitude celtique du « commentaire » d’un « texte » de base.
Lors de la transcription par les moines chrétiens tout a dû être simplifié ou tronqué en partie et, tout n’étant plus parfaitement compris, l’ensemble a été transformé en une langue plus accessible, phrase par phrase, et presque mot par mot ; mais avec des erreurs, des cacographies, des réfections orthographiques, et surtout des omissions, inhérentes au passage de l’oralité à l’écriture. Ajoutons la censure chrétienne postérieure et nous avons là l’explication de l’état parfois défectueux des versions manuscrites qui sont parvenues jusqu’à nous. Le Dialogue original a dû être sensiblement différent de ce que nous avons actuellement sous les yeux et, surtout, il a dû être plus complet.
La christianisation a été vraisemblablement la cause de l’épuration du Dialogue. Il est visible que la plupart des propos ou des mots contraires aux principes de la foi chrétienne ont été supprimés ou adoucis, et que l’on a mis un peu partout un habillage chrétien. Cela explique quelques formules cléricales ainsi que la mention, devenue également usuelle jusque dans les textes épiques, du Jugement dernier (à ne pas confondre avec la notion de fin du monde ou d’un cycle). Le texte a ainsi été certainement édulcoré ou affadi.
Ce sont donc les gloses qui sont devenues maintenant la partie la plus délicate à élucider, si ce n’est à traduire. Quelques-unes sont proches de l’incohérence. La rédaction de quelques autres prouve que tout cela n’était plus très bien compris des derniers transcripteurs.
Soulignons ici que cette fin du monde « druidique » est d’abord et avant tout une décadence, ou un renversement des valeurs, plongeant la société dans le chaos. Les catastrophes naturelles ne viennent qu’après.
Il est en effet remarquable que, au nombre des calamités qui marqueront la fin du monde, le Dialogue, par la bouche de Ferchertne en l’occurrence, énumère, dans l’ordre : la multiplication des chefs, c’est-à-dire des gouvernants ou des élus ; la rareté des honneurs rendus aux gens justes et honnêtes (avec pour corollaire, la généralisation de la malhonnêteté chez les hommes politiques) et l’anéantissement des bons jugements, c’est-à-dire deux points essentiels. D’une part la perversion de la notion de souveraineté, d’autre part le dévoiement de la justice. Le texte insiste sur un point, auquel on pense
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rarement dans les autres évocations de la fin de ce monde ; la négation ou la perte de la notion de droit par la trahison, la fausseté, le mensonge ou le manquement à la parole donnée.
La stérilité du bétail, les catastrophes naturelles, les disgrâces physiques ou intellectuelles, les maladies, les accidents de toutes sortes, sont considérés, d’une manière générale, comme des conséquences inéluctables de ces deux manquements à l’ordre cosmique. Autrement dit, tout cela peut être regardé comme des formes diverses de châtiments pour toutes les variétés ou sortes de mensonges que tolère ou pratique la société.
Ce qui est remarquable dans cette séquence, et qui tranche sur tout le reste des questions et réponses, c’est l’allure très générale des définitions ou des aphorismes. Les pires calamités sont sans coupable ni responsable désigné nommément, et tout le discours baigne dans des généralités auxquelles l’Irlande ne nous a guère habitués. Le tout est assez difficile à classer, mais se laisse partager en plusieurs catégories qu’il est possible, grosso modo, de définir comme suit.
1. Méchanceté de l’espèce humaine.
2. Mauvais jugements.
3. Mauvais chefs et mauvais rois.
4. Abondance d’usurpateurs.
5. Mensonge et ignorance généralisés.
6. Absence de tout respect ainsi que de tout honneur.
7. Arrogance et orgueil.
8. Inversion du sens de la beauté ou de l’art.
9. Absence de toute pudeur.
10. Non-respect ou inversion des vraies hiérarchies.
11. Destruction de toutes les classes sociales par inversion des fonctions.
12. Stérilité des bêtes et des plantes.
13. Inversion des saisons.
14. Désastres climatiques et épidémies.
Il n’est pas fait mention expressément, dans le Dialogue, de la catastrophe finale envisagée par les très-sachants selon Strabon, IV, 4 : « Un jour régneront seuls le feu et l’eau ». La seule allusion à un raz-de-marée final est contenue dans le vers 294 : « La mer envahira chaque terre et même les demeures de la Terre de Promesse ». Encore faut-il préciser que l’expression employée pour désigner l’autre monde « la Terre de Promesse » (Tir Tairngire) est caractéristique de la christianisation du lexique irlandais. Ce n’est que la traduction fidèle de la Terra Repromissionis évangélique. L’Antéchrist non plus n’est pas oublié, son nom est ici assez curieux : Ancrist, littéralement le « non-Christ ». Mais si la christianisation est formelle et sans retour, elle est aussi très superficielle puisqu’elle ne sert qu’à justifier, au nom du christianisme le plus pur ; une conception des relations sociales et humaines qui ne doit rien au christianisme sous quelque forme que ce soit et qui, même, lui est complètement étrangère. Elle repose sur la dénonciation d’une supposée dégradation des relations et des fonctions humaines par rapport au commencement des âges mythiques (l’Hyperborée), ce qui est une manière traditionnelle de concevoir l’évolution descendante des sociétés. Pour les vellèdes traditionnels l’évolution de l’Humanité est celle de l’éloignement progressif, s’accélérant avec le temps, d’un état hyperboréen initial (les îles au nord du Monde) dans lequel la perfection du sid, l’autre monde irlandais ; suffisait à rendre inutiles toutes les hiérarchies et à éviter l’emploi de techniques aux dangereux effets pervers. L’illusion moderne et typiquement moderne du double progrès, des techniques, mais aussi de l’intelligence humaine, n’avait pas cours dans l’Irlande médiévale.
[N.D.L.R. Il s’agit là du point de vue du grand celtologue breton Christian-Joseph Guyonvarc’h, nul n’est obligé de le partager. Disons qu’ignorance, non-respect des déontologies, et illusions, sont les principaux facteurs de décadence de toute société humaine et n’en parlons plus !].
Rappel à nos lecteurs. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le noter, Pierre de La Crau utilise beaucoup le mot « ignorance » pour expliquer certains des comportements aberrants ou sordidement égoïstes de ses congénères humains. Le premier terme qui lui vient néanmoins spontanément à la bouche pour cela est bien plus fort, plus fort que stupidité humaine ou imbécillité humaine ; mais il est aussi beaucoup plus trivial ou populaire !
Pierre de La Crau, par politesse, s’interdit donc de l’employer tel quel, mais il n’en pense pas moins !
Nos lecteurs sont par conséquent priés, chaque fois qu’ils ont affaire au vocable « ignorance » sous la plume de Pierre de La Crau ; de restituer automatiquement dans leur esprit le terme beaucoup plus
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expressif qu’il a failli employer à sa place et qui demeure en quelque sorte en filigrane ; Pierre de La Crau n’étant nullement bouddhiste et zen, mais d’un tempérament beaucoup plus bouillant. Fin de la note de rappel.
Plus encore que la négation, c’est l’inversion des vraies hiérarchies ou des vraies valeurs qui, ajoutée au mensonge, à la méchanceté, ainsi qu’à l’ignorance, engendre le chaos et, à terme, la mort des sociétés humaines. Elles ne sont plus dirigées par des sages, par des chefs ou des rois capables, mais par des usurpateurs, des menteurs, des voleurs ou des gens de peu (la technocratie n’était pas encore inventée !). Ce point de vue n’a évidemment rien d’anormal. Et il serait facile de le retrouver à toutes les époques – et plus encore à la nôtre — ; chez des philosophes ou des penseurs, des sociologues de toutes les tendances, voire des théologiens de toutes les confessions ; qui ont eu à émettre un avis sur leurs contemporains.
Les inversions ou négations des valeurs ou des hiérarchies humaines se retrouvent dans la transformation des éléments naturels, climatiques, géographiques. Ce n’est pas un anéantissement, c’est une transformation de la nature en son contraire. Les montagnes deviendront des plaines, les tourbières deviendront des champs de fleurs, le crottin de cheval aura la couleur de l’or et l’eau prendra le goût du vin, avec, sous-entendu apparemment, une triste couleur d’illusion.
Note de la rédaction. Rappel. N’oublions pas pour autant, ainsi que nous l’avons déjà dit dans nos considérations introductives, que la première des sources de l’éthique druidique était quand même le système des gessa (les injonctions ou tabous quasi magiques).
Ces sorts druidiques, du moins tels qu’ils apparaissent dans les légendes irlandaises, étaient un moyen utilisé par les druides pour contraindre leurs concitoyens à respecter ou à suivre un certain nombre de règles de vie. Au contraire du sacrifice qui s’adressait aux dieu-ou-démons, ces sorts druidiques, eux, s’adressaient aux hommes.
Les sorts druidiques appelés gessa s’intègrent ainsi à la fois à la pratique religieuse et à l’exercice de la souveraineté. En l’occurrence, c’est un des moyens, sinon le seul dont l’autorité spirituelle dispose pour contraindre le pouvoir temporel à être conforme aux normes traditionnelles, contrainte préventive ou normative et non sanction ou châtiment comme la satire proprement dite.
Le destin, ou Tokade (moyen gallois tynghed, breton tonket, destiné, vieil irlandais tocad, destin, toicthech « fortunatus », tonquedec en breton. Le labarum est son messager) pour les druides, n’est pas un mécanisme aveugle qui gouverne le monde, c’est une puissance qui tend à devenir morale, sans toutefois cesser d’être encore mécanique. La rétribution des œuvres EN CE MONDE est en effet rigoureuse et inéluctable ; entre la cause et l’effet, il y a un lien intime et constant, la même cause produit mécaniquement le même effet (autrement dit, c’est l’idée même de justice immanente : on ne récolte que ce que l’on a semé).
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ANNEXE N° 6.
POSSESSION ET PROPRIÉTÉ AU SEIN DES CLANS GAÉLIQUES.
Les Celtes antiques semblent avoir pratiqué une certaine forme de partage des terres si l’on en croit divers historiens.
… Les Celtes à ce moment-là étaient en train d’assiéger Cluses, une ville étrusque. Les Clusains envoyèrent un appel au secours aux Romains, afin qu’ils interviennent auprès des barbares en leur envoyant des ambassadeurs porteurs de lettres de créance et dûment accrédités à négocier. Ils déléguèrent donc pour cela trois membres de la famille des Fabius, des hommes de rang supérieur et d’une haute distinction dans la Cité. Les Celtes les reçurent avec courtoisie, par respect pour le nom de Rome, et, suspendant l’assaut qu’ils étaient en train d’effectuer contre les murs de la ville, vinrent conférer avec eux. Quand les ambassadeurs demandèrent quel tort ils avaient subi de la part des Clusains, pour qu’ils aient ainsi investi leur ville, Brennus, le roi des Celtes, éclata de rire, et fit la réponse suivante. « Les Clusains nous font tort en ce que, bien qu’ils soient en mesure de ne cultiver qu’une petite partie de leur territoire, ils possèdent pourtant beaucoup de terres, mais ne veulent pas nous en céder un peu, nous qui sommes étrangers, nombreux et pauvres. C’est le même tort que celui dont vous avez souffert aussi, ô Romains, jadis, de la part des Albains, des Fidénates, des Ardéates, et naguère encore de la part des Véiens, des Capénates, ainsi que de beaucoup de Falisques ou de Volsques…(Tite Live 11. Camille).
« Des tribus avoisinant les Celtibères la plus avancée de toutes est celle des Vaccéens, comme on les appelle ; car ce peuple chaque année répartit la terre cultivée entre ses membres, et après avoir fait de ses fruits la propriété de tous en les mettant ainsi en commun, ils en distribuent ensuite à chacun la part qui lui revient ; pour les cultivateurs qui en auraient accaparé une partie pour eux-mêmes, ils ont instauré la peine de mort… (Diodore de Sicile, Livre V, Chapitre XXXIV).
MAIS TOUT D’ABORD QU’EST-CE QU’UN CLAN ? Les racines de ce système remontent sans doute au lointain passé celtique de l’Écosse ou de l’Irlande.
Dion Cassius. Histoire romaine. Livre LXII. À ces mots, elle [Boudica] lâcha, comme pour une sorte de divination, un lièvre de son sein, et la course de l’animal ayant donné un présage heureux, la multitude tout entière poussa des cris joyeux ; alors Boadicea [Boudouîka en Grec, Boudicca en Celte], levant une main vers le ciel, s’écria : « Je te rends grâces, dit-elle, ô Adrasta ; femme, j’invoque une femme ; moi qui commande… à des hommes, à des [Grand] Bretons. Qui ne savent pas, il est vrai, cultiver la terre ou exercer un métier, mais qui ont parfaitement appris à faire la guerre. Et qui tiennent pour communs tous leurs biens, pour communs leurs enfants et leurs femmes, lesquelles ainsi ont autant de cœur que les hommes. Reine de tels hommes et de telles femmes, je t’adresse mes vœux et je te demande la victoire, le salut et la liberté. Contre des hommes violents, injustes, insatiables, sacrilèges. Si l’on peut appeler hommes des gens qui se baignent dans de l’eau chaude, mangent de la nourriture apprêtée avec recherche, qui boivent du vin pur, qui se frottent de parfums, qui ont une couche moelleuse ; qui dorment avec des jeunes gens, et des jeunes gens hors d’âge, qui sont les esclaves d’un joueur de lyre, et encore, d’un méchant joueur de lyre. Que désormais cette Néronis, cette Domitia, ne règne plus sur moi ni sur vous, qu’elle soit donc, avec ses chants, la maîtresse des Romains (ils méritent bien d’être les esclaves d’une pareille femme, puisqu’ils souffrent depuis si longtemps sa tyrannie) ; mais toi, ô notre maîtresse, puisses-tu toujours marcher à notre tête ! »
Les [Grand] Bretons de l’Antiquité ont été vaincus par les Romains puis les Anglo-Saxons, mais l’esprit celte qui souffle sur cette terre depuis plus de vingt siècles ne s’est pas éteint.
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« Outre la situation des Germains et de la Rome Antique, le vieux Maurer n’a étudié que les conditions de l’Orient (gréco-turques). Comme si nous ne possédions pas un code celtique (Pays de Galles) tout à fait communiste (sic), du XIe siècle » [Allusion sans doute aux lois de Howel Dda. N.D.L.R]. (Lettre de Marx à Engels du 14 mars 1868, citée par Engels dans son livre intitulé « l’origine de la famille de la propriété privée et de l’État ».)
Ce sont là comme d’habitude des paroles excessives. Engels est plus consistant. La réalité celtodruidique était plus nuancée (une économie mixte où cohabitaient possession privée, mais aussi propriété collective de la tribu ou du clan). Outre un rôle original tenu par les femmes, la polyandrie associée à la polygynie s’explique essentiellement par la volonté de ne pas partager les biens communs de la famille (terres, maison, femmes, enfants). Seules les îles Britanniques paraissent avoir maintenu cette particularité socioculturelle, impliquant une société clanique (une famille ou un groupe d’individus ayant des liens de parenté très forts), à l’origine des clans d’Écosse et d’Irlande connus plus tardivement.
Les Gaëls se sont ainsi transmis de génération en génération un art de vivre empreint d’une énergie spirituelle qui leur a sans doute donné la force de résister aux intrusions étrangères. Leur pensée contraste avec les philosophies linéaires ou rationnelles, car le fantastique, le magique, l’irréel et l’irrationnel ont une place aussi importante que leurs contraires. La relation qui existe entre les hommes est un des autres traits originaux de la société celte dont le clan est le ciment.
Le mot gaélique clanna signifie enfants. Le clan, ce fut d’abord une famille avec le père pour chef. Son fils lui succédait. Qui dit clan, dit parenté. Cette structure sociale n’est particulière ni aux seules Hautes-Terres, ni même à l’Écosse, mais elle y a survécu plus longtemps que partout ailleurs, et elle y a laissé une tradition qui cimente à jamais l’unité du clan.
Les liens du sang ont donc rassemblé des groupes d’individus dont les ancêtres occupaient le même coin de terre. Le terme « clan » ne s’appliquait qu’à la famille du chef et aux membres collatéraux qui pouvaient prouver leur filiation ; puis le mot a pris de l’envergure jusqu’à s’étendre à tous ceux qui reconnaissaient ou acceptaient l’autorité du chef, et se plaçaient sous sa protection. L’intérêt d’un chef était en effet de rassembler le plus grand nombre possible d’hommes d’armes et, à l’occasion, certains chefs appâtaient des étrangers pour les faire entrer dans leur mouvance, en leur permettant de porter le nom du clan. Ces liens réels ou supposés consolidaient chaque communauté depuis le chef jusqu’au plus humble de ses manants.
Le clan des Hautes-Terres écossaises était une sorte de principauté indépendante, un groupe d’individus qui ne devaient fidélité qu’à son chef ; tandis que le chef, tel le monarque d’un État indépendant, se devait d’adopter la ligne de conduite correspondant le mieux aux intérêts du clan. Tout le monde devait loyauté au chef de famille ou de clan. Par contre, celui-ci devait assumer son rôle de chef et de protecteur, et assurer la justice entre les membres de son clan.
Le chef de clan, considéré comme le père de ses sujets ou de son peuple, était obligatoirement un homme reconnu pour son courage, ainsi que pour son discernement, réglait leurs conflits, les protégeait des ennemis, prenait la tête des combats. En retour, il exerçait sur eux une autorité absolue. La question de sa succession donnait rarement lieu à des différends. Après lui, le personnage le plus important était le tanist (héritier), qui défendait les intérêts du groupe pour la postérité. Le chef n’était pas choisi, mais l’antique coutume celtique d’élire un successeur, parmi les « héritiers mâles », s’est maintenue dans certains clans. Lorsque, par exemple, la succession d’un chef donnait lieu à controverse, celle-ci était réglée par les lois de la tanistrie. En certaines occasions, un héritier direct pouvait être rejeté au profit d’un guerrier plus puissant ou d’un chef plus avisé.
Les fils puînés ainsi que les petits-enfants du chef qui fondaient une famille recevaient une part du domaine ancestral suffisante à leur entretien. Ces branches collatérales se multiplièrent rapidement et les mariages à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté familiale tissèrent donc un complexe réseau d’alliances qui ne faisait que conforter la solidité du clan. C’était une société sans classe, mais le degré de parenté avec le chef n’était pas sans entrer en ligne de compte.
On peut donc considérer le clan comme une unité variable consistant non pas en un groupe d’individus de même souche, mais comme l’ensemble de ceux qui suivaient un même chef. Dans les textes anciens, il est souvent question du chef avec ses « enfants, amis, serviteurs, auxiliaires et associés ».
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À l’origine, le clan s’est donc bien formé par un mélange de liens de parenté et de relations de bon voisinage.
Lorsque la communauté s’élargissait, elle était divisée en plusieurs branches ou septs (familles, apparentées ou non, bénéficiant de la protection du clan et acceptant l’autorité du chef), dirigées par des membres importants du clan, souvent les fils du chef. Ils exerçaient leur pouvoir sur leurs sujets, tout en reconnaissant l’autorité de leur propre « père ».
La cohésion du clan était renforcée par certaines pratiques sociales, comme la daltachas ou l’altrom. Coutume consistant à envoyer un enfant, même s’il n’était pas orphelin, chez un parent éloigné, chez un allié ou chez un vassal ; afin qu’il l’élève et l’éduque comme son propre fils, de manière à développer un sentiment de fidélité au clan aussi fort que les liens du sang. Cette manière de faire était courante au Moyen Âge, dans les pays celtiques et nordiques. Cette tradition avait comme résultat d’offrir à l’enfant une seconde famille, prête à le protéger si le besoin s’en faisait sentir.
En outre, les branches ou les membres du clan pouvaient contracter entre eux des engagements garantissant protection et assistance réciproque. L’appartenance au clan imposait aussi des obligations financières vis-à-vis du chef, notamment les calps, des sortes de droits de succession.
Pour se défendre contre les attaques, et sans doute aussi pour éblouir leurs voisins et les membres de leur propre clan, les chefs construisaient des châteaux forts situés en des lieux clés de leur territoire, habituellement sur le site d’un ancien fort. Chaque clan avait des lieux de rassemblement qui servaient pour les rendez-vous en temps de guerre et les réunions en temps de paix.
La principale particularité de cette façon de vivre était que les terres, considérées comme le bien commun du groupe, étaient administrées pour le compte de tous par le chef de la tribu. Toutefois, lorsque l’Écosse fut soumise aux influences du sud, la structure gouvernementale de base se modifia et c’est ainsi qu’apparut le système féodal, fondé sur la propriété des terres amorcées sous Malcolm III (1058-1093). Cette évolution s’amplifia sous David 1er (1124-1153), lorsque de nombreux seigneurs normands s’établirent au nord de la frontière. Dans le monde féodal, le roi, propriétaire de toutes les terres, les octroyait à ses sujets en contrepartie de leur fidélité. Toutefois l’Écosse élabora un système particulier, admettant la coexistence des deux systèmes, féodal et clanique. Il existait entre le souverain et les chefs de clans une relation de type féodal, mais à l’intérieur du clan, la structure ancienne continuait à vivre.
Dans les Hautes-Terres, où les structures féodales n’ont jamais réussi à s’implanter profondément, le vieux système gaélique des clans, fondé sur la solidarité familiale au sens large, a donc longtemps subsisté.
La bataille de Culloden (16 avril 1746) sonnera le glas de ce système original, et le début d’une intensification de la pression contre le mode de vie traditionnel des Highlanders (les clans, les tartans, même la cornemuse).
Il n’est pas sans intérêt de noter que cela se passa trois ans seulement après que le « dernier loup » d’Écosse eut été abattu, l’extinction locale d’une espèce présageant, significativement, la désintégration civilisationnelle qui s’ensuivit.
Du point de vue simplement militaire, Culloden est une victoire tactique des fantassins et des canons hanovriens, face à une armée formée pour la plupart de Highlanders écossais, issue des clans restés fidèles à la dynastie jacobite. La spontanéité de la charge furieuse, sabre au clair, des guerriers jacobites, sera mise en échec par la rigueur et la discipline des fusiliers du duc de Cumberland.
Dans l’intention d’éviter la poursuite de la rébellion, la pacification des clans devint la priorité de l’État britannique, lequel comprenait les Anglais, les Écossais des Lowlands, et les chefs de clan soumis. Un processus connu sous le nom de « proscription » (Acte de proscription) fut mis en place pour extirper le cœur de la culture traditionnelle des Hautes-Terres, tout en laissant intactes, à des fins purement administratives, de nombreuses structures externes.
L’habitant des Hautes-Terres, à l’instar de l’autochtone d’Amérique ou d’Afrique, fut présenté comme un barbare, non civilisé. Un voyageur, John Leyden, rentrant à Perth en 1800, écrit par exemple : « Je
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puis maintenant me féliciter d’être revenu sain et sauf de chez les Indiens d’Écosse… » Rares furent les voyageurs d’autrefois qui surent échapper à ces stéréotypes racistes anti-highlanders… Le géologue suisse Louis Albert Necker de Saussure fait exception lorsqu’il exprime l’étonnement que lui causa la découverte, en 1807, à Iona « sous un ciel aussi brumeux, dans un climat aussi triste » d’un peuple animé de ce genre de gaîté et d’enjouement que l’on attribue exclusivement aux nations qui habitent les riantes contrées du midi de l’Europe.
Sous d’autres vocables – « civilisation », « éducation », « christianisation » –, un processus analogue devint d’ailleurs aussi la pierre angulaire de la politique coloniale anglaise à travers le monde. Dans ce genre de colonialisme, les nouveaux venus s’introduisent de force dans le contexte civilisationnel des autres communautés puis, sans reconnaître le potentiel de celles-ci, imposent à ceux qu’ils envahissent leur propre vision du monde, inhibant ainsi leur créativité… Le colonialisme civilisationnel est un acte de violence contre les hommes ou les femmes de la culture dominée, qui perdent ainsi leur authenticité ainsi que leur personnalité. Ils finissent d’ailleurs par intérioriser les valeurs, les normes et les buts des nouvelles élites… Il est en effet primordial que les hommes ou les femmes visés par ce genre de colonialisme civilisationnel finissent par être convaincus de leur infériorité intrinsèque, de l’insuffisance de leur langue voire de leur culture ; la langue devenue dominante étant bien sûr toujours plus belle, plus précise que la leur, et ainsi de suite. Car on peut toujours faire confiance à la hiérarchie sociale d’un peuple assujetti pour ce qui est de la servilité ou du conformisme envers l’idéologie dominante ; en bref pour ce qui est de trahir les siens afin d’être à la mode, ou du côté du manche, comme disent certains de mes correspondants français nostalgiques de la « Auld Alliance ». Disons qu’entre le marteau et l’enclume, les pseudoélites (la hiérarchie sociale) choisissent toujours d’être… du côté du marteau.
La législation anglaise destinée à briser le système clanique réussira donc à transformer les chefs de clan survivants, jacobites ou même whigs, en simples propriétaires terriens.
Il en résulta, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, une désertification massive des Hautes-Terres ; Iain Crichton Smith a d’ailleurs évoqué, dans son poème épique intitulé « Spirit of Kindness », ces soldats qui, à leur retour de Waterloo, découvraient que leur famille avait été expulsée en leur absence ; une campagne d’expulsion appuyée à la fois par le gouvernement et par l’Église presbytérienne, qui nomma comme ministres du culte des Écossais originaires des basses terres, totalement étrangers à la manière de vivre de la région.
Avec l’argent vient la soif des biens et des avantages qu’il procure. Lorsque le pouvoir de la naissance disparaît, le seul espoir d’influence qui subsiste est celui que la fortune procure. La puissance et la fortune se complètent l’une l’autre : la puissance permet de satisfaire nos désirs sans le consentement des autres. La puissance suppose que celui qui la détient en use aux dépens des autres. La puissance plaît au violent et au vaniteux. La manne financière enchante le paisible et le timoré. C’est pourquoi l’homme jeune vole vers la puissance, et l’homme mûr rampe ou se traîne vers la fortune. Dépouillés de leurs prérogatives, les chefs de clan ont nécessairement tourné toute leur énergie vers l’accroissement de leurs revenus ; recevant moins d’hommages, ils ont voulu plus d’argent.
Le plus facile était de se lancer dans l’élevage du mouton. Comme cette activité nécessitait de vastes étendues de terres, à la fin du XVIIIe siècle et durant la première moitié du XIXe siècle, on défricha, on expropria, et l’on évinça les petits fermiers,
« Vos moutons, que vous dites d’un naturel doux et d’un tempérament docile, si peu exigeants pour ce qui est de la nourriture, voilà pourtant ai-je entendu dire qu’ils sont devenus si voraces et féroces…… qu’ils dévorent et avalent les hommes… » Thomas More, Utopie, 1516.
La terre est alors louée à des étrangers, qui mettent peut-être plus de bêtes, mais qui, payant l’usage de la terre à prix fort, traitent d’égal à égal avec le Laird ; qu’ils ne considèrent plus comme un chef de clan, mais comme un simple propriétaire terrien. Le domaine y gagne en productivité, mais le clan est détruit… Le fait que quelques Lairds plus sages ou moins avides que les autres n’aient pas vu décroître le nombre de leurs vassaux à l’époque ; permet de dire que les causes de la désertion des Hautes-Terres sont bien à imputer directement aux riches propriétaires en question.
Patrick Sellar, régisseur des domaines Sutherland, en 1815.
Lord et Lady Stafford furent heureux d’ordonner avec humanité un nouvel aménagement de ce pays. Que l’intérieur appartienne aux éleveurs de moutons Cheviot et que l’on installe les habitants dans les
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régions côtières, sur des parcelles d’une superficie inférieure à trois acres arables ; suffisantes pour faire vivre une famille industrieuse, mais assez limitée pour que ces gens s’intéressent à la pêche (comme salariés). J’ose dire que les propriétaires ordonnèrent cet arrangement avec humanité ; car ce fut assurément une extrême générosité de leur part que de mettre ces hordes barbares en mesure de s’appliquer à l’industrie, d’éduquer leurs enfants et de progresser dans la civilisation.
À tous ces défenseurs du processus d’expropriation qui soutenaient qu’elles étaient pratiquées dans de bonnes intentions (tant de saints hommes et si peu de résultats, n’est-ce pas, cher Patrick Sellar ? L’hypocrisie et l’égoïsme par contre, ce ne sont que des mots dans le dictionnaire), John McGrath, auteur de « The Cheviot, the Stag and the Black Oil », répliquera un jour ce qui suit.
Il demeure que les méthodes de culture intensive (sic) des Gaëls entretenaient jadis un nombre de personnes par hectare bien supérieur à ce qu’un hectare faisait vivre ailleurs ; que le niveau de vie n’était pas le seul critère du bonheur ou de la valeur, et que, même si beaucoup de gens s’en allaient volontairement ; comme ils le faisaient déjà bien avant le début de ces expropriations ; la majorité ne voulait pas partir.
Il n’en demeure pas moins que ce sol fertile qui avait fait vivre tant d’hommes au fil des siècles a été converti en une terre inutile, apte seulement à l’élevage du mouton. Le fait le plus ignoble et le plus important est que le critère d’utilisation optimale de la terre a cessé d’être le nombre de gens qu’elle pouvait faire vivre, pour devenir le montant des profits que l’on peut en tirer.
La première vague des expropriations, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, repoussa sur des terres marginales une population paysanne jadis autonome. Il s’agissait de dégager les terres de l’intérieur pour l’élevage ovin, tout en suscitant une main-d’œuvre salariée pour la pêche et la production de soude à partir du varech. L’introduction de moutons Cheviot à tête noire, dans les années 1760, fut le moteur de cette « amélioration » agricole (sic), permettant de réaliser des profits substantiels sur des terres qui ne servaient auparavant qu’à l’agriculture de subsistance.
Pour ne citer qu’un des innombrables cas, 300 personnes furent par exemple expulsées en 1826 de l’île de Rum, qui est aujourd’hui une réserve naturelle entièrement vidée de sa population autochtone. Le propriétaire, MacLean de Coll, dépensa 5 livres 14 shillings pour le passage vers le Canada de chacun des émigrants adultes.
Les expropriations furent particulièrement brutales dans le Sutherland et les îles d’Uist. Carmichael, dans une étude faite autour de 1928, et corroborée par d’autres comptes rendus analogues, cite aussi le témoignage de Catherine MacPhee, de North Uist.
J’en ai vu des choses, de mon temps et dans ma génération ! Tant de choses, ô Marie ! Mère du noir chagrin ! J’ai vu les biens communaux vidés, ainsi que les grands domaines qu’on en a faits en expulsant les gens du pays pour les expédier dans les rues de Glasgow ou les étendues sauvages du Canada ; du moins ceux d’entre eux qui n’étaient pas morts de faim, de peste, ou de variole, en traversant l’océan. J’ai vu les femmes installer les enfants dans des charrettes envoyées de Benbecula et de Iochdar à Lochboisdale, tandis que leurs maris étaient retenus prisonniers dans des enclos à bétail et pleuraient sans pouvoir leur tendre une main secourable ; les femmes se lamentant elles-mêmes bruyamment et leurs jeunes enfants hurlant à fendre l’âme. J’ai vu ces hommes grands et solides, ces champions de la campagne, ces piliers du monde, attachés sur le quai de Lochboisdale puis poussés dans le bateau comme on l’aurait fait pour des chevaux ou du bétail ; avec derrière eux les régisseurs, les gendarmes, et les policiers qui les avaient traqués. Le Dieu de vie et lui seul sait quel travail répugnant ces hommes firent ce jour-là !
En 1851, à la suite de la famine (de la pomme de terre) les propriétaires des Hautes-Terres redoublèrent d’acharnement ; des fonds publics furent dégagés en leur faveur par l’Emigration Advance Act de cette année-là…
La vie ne fut pas nécessairement meilleure pour la première génération d’émigrés.
On a souvent dit que les conditions qui régnaient à bord étaient pires que celles ayant cours sur les bateaux des négriers. Les esclaves étaient une marchandise et les négriers avaient intérêt à ce que leur marchandise arrive à bon port sans être dévalorisée. Un émigrant des Hautes-Terres d’Écosse, lui, par contre, était un client qui avait déjà payé. Et plus un navire était salubre et bien équipé, plus le transport était cher. S’il mourait en mer, cela faisait au contraire des économies sur le coût des provisions, et la marge bénéficiaire le concernant n’en était que plus élevée. Deux bateaux qui appareillèrent des Hautes-Terres occidentales en 1801, à destination de la Nouvelle-Écosse, chargés de 700 émigrants, n’auraient été autorisés à transporter que 489 « passagers » s’il s’était agi d’esclaves de Gambie. À bord de l’un d’eux, trois émigrants sur vingt moururent… En six ans, de 1847
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à 1853, au moins 49 bateaux d’émigrants se perdirent en mer. Malcolm MacLean, As an Fhearann, from the Land, Édimbourg, p. 13.
N.B. Bien sûr, le fait de remarquer que les conditions parfois ont été pires sur certains bateaux d’émigrants écossais que sur certains bateaux négriers, ne veut pas dire que les esclaves étaient en général mieux traités.
Si nombre de propriétaires terriens des Hautes-Terres, dont beaucoup étaient des nouveaux venus, se conduisirent avec une brutalité révoltante ; d’autres firent de leur mieux pour épargner les populations locales. Fraser de Lovat et MacKenzie par exemple, refusèrent non seulement de défricher, mais donnèrent abri aux victimes des expulsions voisines. MacDonald, Robertson de Struan et Macleod de Macleod, se ruinèrent en tentant de venir en aide aux victimes de cette « modernisation ».
Les terres qui restaient non encloses furent remembrées avec d’anciennes fermes d’élevage ovin pour constituer de grands domaines « de chasse et de pêche » ; la version gentleman-farmer des grands chasseurs blancs put ainsi livrer « à domicile » un combat mortel au cerf, au saumon, au coq de bruyère, et à la bécassine.
Ils livrèrent à la bécassine
Le pays des gens heureux,
Traitèrent sans humanité
Des gens qui étaient bons.
Ne pouvant les noyer,
Ils les dispersèrent au-delà des mers
Leur réservant pour sort
Un esclavage plus cruel que celui de Babylone…
Quel fut le réconfort des pères
Des héros qui avaient conquis la gloire ?
Leurs maisons, que réchauffait leur bon cœur
Furent réduites en ruines ;
Les fils sur le champ de bataille
Sauvaient un pays ingrat,
Et les mères connaissaient un pitoyable sort
Leur maison consumée comme du charbon
Thomson, D. Introduction à la Poésie gaélique Londres, 1974.
Ces évictions (Fuadaich nan Gàidheal, expulsion des Gaëls) se poursuivirent en plein XIXe, désertifièrent totalement la région en l’espace d’un siècle. La fin du XIXe siècle vit la population des Hautes-Terres chuter de manière catastrophique.
Cette impression de vide encore perceptible aujourd’hui (surtout à l’intérieur des Hautes-Terres du Nord où l’on ne rencontre aucune âme qui vive sur des kilomètres) ; est encore accentuée par le déboisement massif qu’ont pratiqué les éleveurs et les maîtres de forges. Et pourtant, jadis, même si cela semble aujourd’hui difficilement concevable, des forêts de chênes et de bouleaux recouvraient toutes ces terres.
On peut comprendre que les dommages causés par l’émigration n’aient pu être perçus d’emblée. Ceux qui partirent étaient sans doute ceux dont on pouvait le plus aisément se passer. Les récits de ces premiers aventuriers, vrais ou faux, poussèrent beaucoup d’autres à les suivre. Des villages entiers se groupèrent pour émigrer. Ainsi, quand on quittait le pays natal, n’éprouvait-on pas le sentiment d’être exilé. Celui qui part en compagnie des siens emporte avec lui tout ce qui fait sa vie douce. Il s’installe sous un ciel plus clément, entouré de sa parenté et de ses amis. Ils emportent avec eux leur langue, leurs croyances, les chants du pays, les réjouissances traditionnelles. Ils n’ont changé que l’emplacement de leur toit et, de ce changement, ils perçoivent bien l’avantage. Voilà ce qu’est l’émigration quand ceux qui s’en vont ensemble se fixent au même endroit.
Le chef de clan aurait pourtant dû se préoccuper de trouver quelques moyens pour enrayer cette épidémie qui s’est alors propagée de vallée en vallée. Il aurait dû se préoccuper de savoir si tous ces gens qui frémissaient d’impatience à l’idée d’embarquer vers l’Amérique et qui s’assemblaient pour prendre le large ; étaient poussés par l’espérance du bonheur ou par la volonté de se soustraire à des conditions de vie trop malheureuses.
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Il aurait dû comprendre que si ces gens ne se plaisaient plus dans cette partie du globe où la naissance les avait fait venir au monde, il en était en partie responsable ; et il aurait pu remédier à leur souffrance ou calmer leur ressentiment, puisqu’ils s’étaient toujours comportés en fidèles sujets.
Dans les vallées d’Écosse, il ne resta plus, au milieu de l’herbe folle et des orties, que de petits tas de pierres à la place des « clachans » (regroupement de maisons) et des bourgades. Que de tristesse !
Merci à notre frère en esprit Alastair McIntosh de nous avoir remémoré cette tragédie emblématique et toujours d’actualité en réalité (voir le cas des Indiens d’Amazonie).
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ANNEXE N° 7.
LA BATAILLE DE CULLODEN.
C’est le dernier affrontement important sur le sol britannique entre deux factions plutôt qu’entre deux nations : les Hanovriens comportaient un important contingent allemand et des Écossais des Lowlands, alors que les jacobites comprenaient aussi des vétérans irlandais, quelques Anglais et plusieurs centaines de soldats français.
La bataille de Culloden (16 avril 1746) marque l’échec du quatrième des débarquements royalistes catholiques en Écosse, après ceux de 1692, 1708, et 1715, et la fin des espoirs de restauration de la lignée des Stuarts sur les trônes d’Écosse et d’Angleterre, avec la fuite du prince Bonnie Charles réduit à implorer l’aide de la jeune Flora McDonald. Elle s’accompagne d’une intensification de la pression contre le mode de vie traditionnel des Highlanders (incluant les clans, les tartans et même la cornemuse). Cette défaite entraîna une répression sauvage qui valut à Cumberland le surnom de « boucher ». Il ordonna à ses hommes de tuer les blessés, les prisonniers et même des spectateurs. Les rescapés furent poursuivis. Trente-deux d’entre eux s’étant réfugiés dans une grange, il y fit mettre le feu. Les maisons proches du champ de bataille furent systématiquement incendiées, pour qu’elles ne servent pas de refuges aux survivants. La répression dura plusieurs mois et on estime à plusieurs dizaines de milliers le nombre des victimes. Autre conséquence, la défiance de Londres envers l’Écosse, qui ouvre la porte au mouvement des Highland Clearances : les chefs de clans écossais se convertissent aux cultures et aux élevages spéculatifs comme le mouton, et accaparent les landes des Hautes-Terres, ce qui amène à en expulser les petits paysans de leurs propres clans, dont beaucoup sont poussés à émigrer aux États-Unis où ils s’installent le long des Appalaches.
Si du côté jacobite, les pertes s’élevèrent à plus de 3 000 hommes, soit près de la moitié de l’effectif, plus de 1 000 combattants écossais furent vendus comme esclaves aux planteurs de coton américains, probablement en Géorgie, ce qui contribuera à déstabiliser les équilibres dans cette colonie, où, à partir de 1750, les abolitionnistes, encore majoritaires, sont dépassés par les esclavagistes, qui obtiennent la légalisation de cette pratique.
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ANNEXE N° 8.
ET MAINTENANT LES MALHEURS DE L’IRLANDE.
Nous reconnaissons chez l’Anglais le sens pratique de la vie, un caractère sociable, endurant, indépendant, sans mesquinerie ni obséquiosité, d’ailleurs personnel, aristocrate, ne sympathisant pas avec… les Allemands brutaux.
Mais, à l’égard de l’Irlande, les Anglais se sont montrés d’une cruauté et d’une hypocrisie raffinées. Depuis l’établissement de la domination anglaise, l’histoire d’Irlande mentionne à chaque page des spoliations, des confiscations de biens en masse et par provinces, des vols de titres de propriétés attribuées ensuite aux étrangers, la ruine systématique de l’industrie nationale chargée d’impôts et d’entraves pour satisfaire la jalousie des manufacturiers anglais. On trouve dans cette même histoire des troubles fomentés par la police afin de fournir des prétextes à la répression, des déportations, des dénonciations, des trahisons, la chasse aux patriotes traqués jusque dans les forêts et privés de tous les emplois, la complicité des juges dans tous les crimes, le sang injustement versé, le massacre des prisonniers de guerre préalablement coiffés d’un bonnet enduit de poix que l’on allumait et que l’on arrachait avec les chairs adhérentes (en 1798), la haine s’exerçant jusque sur les manuscrits gaéliques recherchés par un comité chargé de les détruire, l’extermination de tout un peuple voulue par ses spoliateurs.
On y trouve encore la violation du traité de Limerick et la famine artificielle de 1847 : les Irlandais moururent de faim, alors, par centaines de mille, tandis que le blé donnait une bonne récolte et que tous les jours des bœufs étaient exportés de Dublin pour l’Angleterre en quantité suffisant à nourrir quatre ou cinq fois le nombre des affamés. En raison de l’absentéisme des propriétaires, tout le numéraire était passé en Angleterre et les Irlandais n’avaient pas d’argent pour acheter de la viande, des œufs, du beurre et les autres produits de leur pays. Aujourd’hui encore c’est tout au plus s’ils peuvent se procurer, d’un jour à l’autre, un repas de pommes de terre, et lorsque cette maigre ressource vient à manquer, c’est, comme en 1847, la famine suivie de mort pour une grande partie de la population.
Cependant pour remédier au paupérisme de tout un peuple spolié de ses droits, de ses biens, de ses emplois et privé de travail et de ressources, le gouvernement anglais a promulgué sa fameuse Loi des Pauvres qui édictait que tout mendiant robuste serait fouetté la première fois, et puni de mort, la seconde fois, comme félon et ennemi du bien public. L’appel à la charité devint un crime en pays chrétien…
On aura une idée de la misère endémique dans l’Irlande quand on saura qu’au recensement de 1841, on avait compté 8,175,125 habitants, tandis qu’il en restait seulement 5,764,543 en 1861, soit 2,400,000 personnes de moins pour une période de dix ans. En 1867, la population avait baissé à 5,557,000 habitants, en majeure partie rendus infirmes par les privations et la faim. Peuplée dans la même proportion que la Belgique l’Irlande aurait 8,200,000 habitants.
L’indigène irlandais meurt de faim sur un sol exceptionnellement riche, dont la couche végétale mesure jusqu’à un mètre cinquante de profondeur. Avec son goût pour l’agriculture, le paysan irlandais, utilisant ses bras pour vivre, pourrait joyeusement élever les siens s’il lui était permis de travailler. Mais les huit ou dix lords possesseurs de l’Irlande ont intérêt à. ce que les pauvres ne multiplient pas.
Assurés du superflu les propriétaires attendent que la friche se couvre du simple brin d’herbe nécessaire à la nourriture des troupeaux : ce régime foncier, très peu rémunérateur, n’a été en usage que chez les peuples anciens ou chez les sauvages. Le paysan veut-il cultiver sa ferme habituellement louée à l’année ? Aussitôt son loyer est augmenté de sorte qu’il a encore avantage à ne rien faire. De même pour la pêche : cette ressource naturelle d’une île aux côtes poissonneuses a été rendue impossible par le retrait des subventions et par la dureté des conditions imposées…
Les Anglais, d’ailleurs inférieurs aux Celtes Irlandais, Écossais, Gallois dans toutes les manifestations intellectuelles, telles que politique, lettres, sciences, guerre, marine (ce sont, il est vrai, d’excellents palefreniers) les Anglais, partisans du at home, devraient s’aviser qu’ils ne sont pas chez eux en Irlande, en Écosse, ni en Grande-Bretagne [Henri Lizeray veut peut-être dire au Pays de Galles, quant à son évocation de la Marine elle est incompréhensible] ; ils devraient aussi se rappeler que l’application barbare du principe de la struggle for life entraîne toujours comme conséquence la peine
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du talion ; ils devraient enfin ne jamais perdre de vue que leur puissance maritime est la plus sujette à couler, puisque pour obtenir ce résultat du jour au lendemain il suffirait d’un simple bateau torpilleur *.
Durant l’espace d’un demi-siècle, de 1691 à 1745, quatre cent cinquante mille soldats irlandais ont versé leur sang et…
(Le Livre des Invasions ou Leabar Gabala par Henri Lizeray et William O’Dwyer. Notes sur l’Irlande Actuelle).
* En 1942 ce seront des sous-marins.
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ANNEXE N° 9.
LE PRÉTERNATUREL ET L’HOMME.
« À vous seuls il est donné de connaître les dieux et les puissances du ciel, ou à vous seuls de les ignorer » (Lucain, La Guerre civile, I, 450).
MISE AU POINT VRAIMENT DRUIDIQUE SUR LA QUESTION DONC.
De tout temps on a noté des événements étranges où certaines personnes semblaient disposer d’informations et de pouvoirs qu’il leur aurait été impossible d’acquérir selon les moyens habituels (les cinq sens par exemple), et qui pouvaient même se rapporter au futur. Ces phénomènes posent un problème scientifique. La notion d’intervention du psychisme demeure fondamentale, quelles que soient les approches.
Le grand celtologue français Christian-J. Guyonvarc’h en ce qui le concerne propose la classification suivante…
TECHNIQUES RITUELLES ET MAGIQUES DES TRÈS-SACHANTS.
Présage et divination.
II. La magie végétale et la médecine magique.
3. L’élixir d’oubli.
4. Médecine et sommeil. La musique.
5. La Fontaine de Santé.
III. Le pouvoir des très-sachants sur les éléments.
1. Le pouvoir sur l’eau.
2. L’eau lustrale.
3. La vague prophétique.
4. Le très-sachant maître du feu.
5. Le vent druidique.
6. Le pouvoir sur la terre.
7. Le brouillard druidique.
IV. L’incantation divinatoire.
1. Le glamm dicinn.
2. L’imbas forosnai et le dichetal do chennaib.
3. Le teinm laegda.
4. Le feth fiada ou « don d’invisibilité ».
5. Les ordalies.
6. La haie du très-sachant. La devotio.
V. La prédiction et la satire.
1. Science et prédiction.
3. Évocation et interprétation.
Principaux emplois de la parole du très-sachant dans les techniques rituelles et magiques.
CHAPITRE CINQUIÈME.
II. L’immortalité de l’âme. La métempsycose et la métamorphose.
1. La métempsycose.
2. La métamorphose.
III. L’Autre Monde et le Sid.
1. Les oiseaux du Sid.
2. La musique divine.
3. Le temps et l’éternité.
4. L’espace du Sid.
5. La perfection du Sid.
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La défixion ou envoûtement.
Opération « magique » permettant de nuire à distance, physiquement ou psychologiquement.
Ainsi que mentionné plus haut, les rares études sur la sorcellerie ont surtout mis en évidence des processus de suggestion mentale.
De toute façon cette pratique des envoûtements (sorcellerie) par écriture sur une tablette de plomb, les très-sachants ne l’ont pas inventée. Ils l’ont empruntée seulement.
« Defixio » est un mot latin désignant à l’origine le fait de planter un clou, puis l’opération magique par laquelle on torture ainsi un substitut (par exemple, une tablette de plomb) en espérant provoquer les mêmes tourments chez l’ennemi auquel on pense. Cette procédure magique, telle que nous la percevons en Grèce et à Rome, inclut la mise par écrit, sur la tablette, du nom de l’ennemi visé. Le texte inscrit peut d’ailleurs être développé avec l’invocation de puissances surnaturelles, censées mettre en œuvre ce charme maléfique, et diverses stipulations portant sur les motifs de la condamnation ou les divers tourments qui serviront de punition. Il s’agit d’un type de procédure magique qui est attesté à travers tout le bassin méditerranéen, durant l’Antiquité.
Si dans certains cas (à Chamalières par exemple) les très-sachants ont jugé bon d’employer la langue celtique à cet effet, c’est peut-être parce qu’ils adressaient le message magique à des entités surnaturelles celtes, sur des sites celtes. En Irlande, les très-sachants se sont servis d’une adaptation de l’alphabet latin, l’alphabet oghamique, pour parvenir au même résultat.
L’écriture oghamique est une écriture alphabétique composée de vingt lettres en usage dans les îles Britanniques. Elle aurait apparemment été inventée vers le IIIe siècle à partir de l’alphabet latin. Les sons transcrits par les différentes lettres montrent en effet que l’alphabet ogamique fut calqué sur l’alphabet latin (le prouve notamment l’usage de la lettre p). L’alphabet en question est composé de quatre groupes de cinq encoches chacun, à gauche, à droite, en travers et au milieu d’une ligne verticale. Plus tard, on y a ajouté un cinquième groupe de cinq diphtongues ou lettres supplémentaires pour représenter les sons étrangers. La plupart des textes retranscrits en alphabet oghamique le sont en vieil irlandais ; sauf quelques inscriptions supposées être en langue picte. On a retrouvé, aussi, dans les Annales de Inisfallen, une inscription oghamique retranscrivant du latin.
On en a retrouvé des traces gravées sur des vestiges en bois voire en os, mais il va de soi que ce sont les inscriptions sur pierre levée qui ont le mieux traversé les siècles.
L’utilisation de cet alphabet semble avoir été réservée aux anciens très-sachants de la tradition irlandaise. L’ogham a cependant pu être décodé grâce à des transcriptions latines, mais aussi surtout grâce aux bardes, qui avaient accès à une partie de la première fonction, la fonction sacerdotale. Voir le livre ou traité des oghams et l’Auraicept.
Les oghams ne servent qu’à la magie (malédictions efficaces tant que le support écrit subsiste) et à la divination (les oghams sont gravés sur des baguettes de bois divers et jetées). Avec les progrès de la christianisation, les oghams ne seront plus en fait utilisés que sur les tombes, afin de signaler pour l’éternité la demeure du défunt.
Les caractères de cet alphabet oghamique correspondent symboliquement à des arbres. Il comprend vingt lettres différentes (feda), divisées en quatre familles (aicmí, pluriel de aicme). Chaque aicme en l’occurrence tirait son nom de sa première lettre : Aicme Beithe, Aicme Húatha, Aicme Muine, Aicme Ailme. D’autres lettres ont été ajoutées dans certains manuscrits, à une époque très tardive, et sont appelées forfeda.
Au cas où la réalité de l’efficacité d’une telle pratique serait avérée, il pourrait s’agir dans ce cas d’un phénomène de psychokinèse.
Par contre ce qui est certain, c’est que, lorsqu’une personne se croit envoûtée, elle se place elle-même dans une situation mentale susceptible de la mettre en difficulté. Dit autrement : « Il n’y a pas d’envoûtement, il n’y a que des envoûtés ».
La psychokinèse ou télékinésie (action à distance).
Ces phénomènes sont ainsi nommés parce que leur apparence peut conduire à envisager l’hypothèse d’une « influence de l’esprit sur la matière » et parce que la personne supposée provoquer cette influence n’utilise ni son corps, ni outils, ni dispositif mécanique.
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On peut distinguer…
— La psychokinèse sur la matière « inerte » (torsion de métal, objets mis en mouvement).
— La psychokinèse sur la matière « vivante » (bactéries, cellules animales ou végétales, action des « magnétiseurs » et guérisseurs).
— La psychokinèse sur l’environnement.
A) « Maisons hantées » (ou « poltergeists ») : lieux dans lesquels sont constatés des manifestations sonores inhabituelles et des déplacements d’objets incompatibles avec la physique newtonienne.
Il n’est pas établi que le lieu lui-même peut produire des phénomènes de ce type et que leur apparition est corrélée à la présence d’une personne en situation de trouble psychologique, le phénomène cessant avec ce dernier.
B) Apparitions, dans la mesure où elles sont corrélées avec la présence d’un individu particulier.
La tendance actuelle est à rapprocher les phénomènes qui suivent des précédents. Il n’est plus question d’intervention des esprits.
Expériences de Sortie hors du Corps ou ESC.
On trouve des traces de récits pouvant s’apparenter aux ESC dès l’Antiquité.
Une expérience aussi peu courante, quand elle est sous-tendue par la croyance en une survie de « quelque chose » après la mort, revêt bien évidemment une importance primordiale pour celui qui la vit. C’est cette croyance, nourrie d’espoir, qui est certainement à l’origine de bien des mythes.
Trouver une définition de l’ESC qui prenne en compte l’ensemble des composantes de ce « phénomène » sans tomber dans le piège de l’interprétation de celui-ci, n’est pas chose aisée.
On a fréquemment tendance à rapprocher l’ESC d’un autre phénomène : l’EMI (Expérience de Mort Imminente). Un certain nombre de personnes vont même jusqu’à confondre les deux.
Pourtant, plusieurs de leurs caractéristiques diffèrent radicalement.
L’ESC se produit pendant une période de détente et de relaxation (sommeil, méditation…) alors que l’EMI est souvent liée à un traumatisme grave (coma, perte de conscience consécutive à un choc, anesthésie générale lors d’une opération…) L’imagerie de l’EMI est inhabituelle (grotte, lumière douce et aveuglante à la fois, sensation de bien-être intense…), celle de l’ESC plus conventionnelle (représentation plus ou moins fidèle d’un environnement proche de la réalité).
On peut vivre un grand nombre d’ESC dans une vie, et il y a même des méthodes visant à favoriser le déclenchement de celles-ci. L’EMI, par contre, est très souvent une expérience unique, involontaire, qui induit presque systématiquement un changement notable dans la psychologie de celui ou de celle qui la vit.
Cas par exemple des divers rescapés du Purgatoire de saint Patrice en Irlande comme le chevalier nommé Owen voire même comme Tnugdal/Tondale et tant d’autres. Tondale, selon Marcus, l’auteur du récit, est né à Cashel (comté de Tipperary), et son âme/esprit a quitté son corps pour ce mystérieux voyage pendant qu’il se trouvait chez un ami dans la cité de Cork. Marcus ne prétend nullement avoir veillé le corps pendant l’absence de son âme/esprit, mais il assure avoir appris de la bouche même de Tnugdal/Tondale, ce que celui-ci avait vu dans l’au-delà juste après, c’est-à-dire quand Tondale revint à lui, donna sa fortune aux pauvres, fit le signe de la croix et commença de prêcher la parole de Dieu.
En revanche, et c’est là probablement ce qui explique la confusion des phénomènes, une EMI est souvent précédée d’une ESC. Dans la grande majorité des cas, le sujet qui vit cette expérience sent qu’il quitte son corps puis se retrouve, par exemple, au plafond de la salle d’opération, observant les médecins qui s’affairent sur celui-ci.
Hypothèses et théories actuelles (laissons tomber celles des très-sachants antiques et donnons la parole à leurs lointains héritiers).
Plusieurs chercheurs en psychologie se sont spécialisés dans l’étude des rêves, des phénomènes de paralysie du sommeil, et ont abordé les notions de conscience, d’éveil, et ainsi de suite. S’ils sont partis de postulats différents, leurs conclusions sont peu ou prou les mêmes. Une ESC se produit lorsque la perception sensorielle du sujet s’avère inhibée. Le cerveau n’étant plus renseigné sur son
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environnement par le biais des cinq sens, il a tendance à recréer de mémoire un modèle de représentation connu : un corps et un lieu.
Ce modèle a permis d’expliquer la plupart des sensations liées aux ESC. On sait, par exemple, que la perception de l’attraction terrestre est un des éléments permettant de se situer dans l’espace, notamment pendant le sommeil. La perte de cette information est à l’origine des sensations de « flottement » et de « sortie hors du corps », typiques d’un début d’ESC.
La théorie onirique donc (rêves de différents types). Stephen LABERGE, psychologue chargé de recherches à l’université de Stanford, pense que les ESC ne sont probablement qu’un type particulier de rêve lucide.
Sommeil hypnotique : état de très grande suggestibilité, où peuvent se produire différents phénomènes (auto/hetéro scopie, voyances, hyperesthésies, anesthésies…)
La théorie neurophysiologique.
Olaf Blanke et ses collaborateurs du département de neurologie de l’Hôpital universitaire de Genève ; ont démontré en 2002, qu’il est possible d’induire une ESC par stimulation électrique de la zone appelée « gyrus angulaire », située à cheval entre le lobe temporal et le lobe pariétal. L’expérience portait à l’origine sur l’épilepsie, et c’est par hasard que ce lien fut mis en évidence. Nul doute que ce premier pas permettra, s’il est suivi de recherches plus précises, une meilleure compréhension des mécanismes neurologiques en jeu.
Perception extra-sensorielle.
La théorie métapsychique (imagination plus perception extra-sensorielle). Selon cette théorie, une ESC est la concomitance de deux phénomènes. Le premier, de type hallucinatoire, est la reconstitution par le subconscient d’un monde imaginaire proche du monde réel. Le second serait l’obtention de données et paramètres « objectifs » par… [ici se termine la page de ces notes du très-sachant Jean Martin].
Théorie du monde astral physique (un double non physique voyage dans le monde physique).
Nombreux sont les tenants de l’hypothèse selon laquelle « l’âme » (la définition de ce terme étant variable d’une théorie à l’autre) peut quitter temporairement le siège physique de la conscience ; et, donc, se déplacer au gré de la volonté de celui qui vit une expérience d’ESC. On peut entendre certains sujets ayant vécu ce genre d’événement prétendre se déplacer à la vitesse de la pensée ou visiter des lieux très éloignés.
Télépathie…
Cette liste n’est pas exhaustive et l’on peut remarquer que chaque contexte historico-psychosociologique engendre ses propres phénomènes, dont le point commun est un rapport âme/matière, inhabituel.
CONCLUSION.
Voici quelques constats auxquels sont arrivés les chercheurs.
Le psi est une source de mythes, et le parapsychologue se doit d’analyser ces mythes sur le plan psychosociologique.
Tout événement psi est au minimum une coïncidence significative, qui résulte en partie d’une construction arbitraire dans laquelle elle prend son sens.
La perception extra-sensorielle ne repose pas sur un canal physique tel que les ondes électromagnétiques, les ultra-sons, ou autres. Des expériences avec cages de Faraday, ou bien à des distances de milliers de kilomètres, ont eu des résultats positifs : le psi est indépendant de la distance et du temps.
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Les résultats varient d’un sujet à l’autre et d’un essai à l’autre, ce qui entraîne une non-reproductibilité des expériences au sens strict du terme. En outre, la plupart de ces expériences psi mettent en évidence un effet de déclin : les réussites sont plus importantes au début qu’au milieu de l’expérience, mais parfois aussi remontent vers la fin. On obtient parfois également des résultats sensiblement inférieurs à ceux qui sont prévus par le simple calcul des probabilités (comme si les sujets « rataient » volontairement les épreuves).
Les phénomènes de poltergeist semblent généralement se focaliser autour d’un individu particulier (souvent un jeune souffrant de problèmes psychologiques), d’un lieu, ou de certains objets.
Les phénomènes de psychokinésie apparaissent plus facilement au sein de groupes dont les individus sont en état d’attention passive.
Le déterminisme apparaît final et non causal. L’ampleur des effets de la psychokinésie ne dépend pas de la complexité du dispositif expérimental, mais semble guidée par la seule finalité.
On a souvent mis en évidence un effet dit « chèvres/moutons » : les sujets (ainsi que les expérimentateurs) favorables au psi, ont des résultats bien supérieurs aux sujets qui ne croient pas au psi.
Dans certaines familles, les phénomènes psi sont plus fréquents que dans d’autres, d’où l’hypothèse d’une certaine composante héréditaire.
Le psi montre l’influence de l’intentionnalité du psychisme sur le monde matériel.
Bref, les phénomènes psi soulèvent de façon cruciale des problèmes philosophiques fondamentaux : le libre arbitre, le rapport objectivité/subjectivité, le déterminisme et la causalité, le dynamisme conscient/inconscient, le hasard, la dynamique des groupes et la conscience collective, l’épistémologie, et ainsi de suite.
Une nouvelle discipline scientifique, l’étude de la conscience, est donc en train d’émerger. Elle apparaît très complexe de par le fait même que la conscience en est à la fois le sujet et l’objet, mais soulève néanmoins de grands espoirs. Les progrès très rapides de l’imagerie médicale dans les neurosciences laissent présager de nombreuses nouvelles découvertes dans un avenir proche, mais surtout l’émergence de nouvelles questions.
L’étude des états modifiés (ou altérés) de conscience amènera certainement aussi à la métapsychique de multiples informations qui lui permettront de dépasser certains de ses blocages épistémologiques actuels.
La physique quantique soulève des problèmes métaphysiques difficilement compréhensibles par notre façon de penser ordinaire et « macroscopique ». Il faut reconnaître néanmoins que plusieurs concepts utilisés dans diverses interprétations de la mécanique quantique se prêtent particulièrement bien à des analogies avec certaines hypothèses avancées couramment dans le domaine de la métapsychique. Par exemple, « l’action ou l’influence de la conscience de l’observateur » dans les mesures, la psychokinèse du « renversement du sens du temps » – du passé vers le futur – pour la précognition, et le « transfert d’information à une vitesse supérieure à celle de la lumière », pour la voyance.
Beaucoup, scientifiques ou non, se laissent griser par l’insondable mystère de ses profondeurs, et pensent que les prochaines découvertes en mécanique quantique permettront – ou permettent déjà – d’expliquer le psi.
Trois de ses principes suscitent en particulier la plupart des extrapolations en ce domaine.
— L’indéterminisme fondamental au niveau quantique.
— La conscience de l’observateur « influant » sur la mesure d’une particule.
— La non-localité et la non-séparabilité.
La conception classique du lien de cause à effet suppose l’isolement des facteurs, que l’on fait varier un à un. Or la faculté qu’ont les égrégores de passer par-dessus un obstacle (par définition) ne permet pas d’isoler les facteurs, et l’on ne peut donc pas savoir, par exemple, ce qui est responsable de cet
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effet. Exemple : un dispositif aléatoire lumineux se déplace à côté d’animaux en cage. Si les résultats montrent que le dispositif s’approche significativement de la cage, qui est responsable de cette psychokinèse ? Les animaux, l’expérimentateur, le personnel du laboratoire, la personne qui a financé l’expérience ? Avec les égrégores, il est impossible d’avoir un système clos, donc un cadre expérimental strict. Des expériences ont d’ailleurs eu lieu afin de mettre en évidence l’influence d’une conscience collective et mondiale sur un générateur d’événements aléatoires.
Des générateurs de nombres aléatoires fournissent une séquence de chiffres binaires informatiques. Les échantillons sont fournis par un bruit quantique, traduit en une séquence non prédictible d’un et de zéro.
Un logiciel, présent sur chaque ordinateur, acquiert les données, les mémorise localement, et les envoie toutes les cinq minutes, au serveur de Princeton.
Ce processus peut être comparé à l’action de lancer 200 fois une pièce de monnaie, le résultat présentant une majorité de côtés pile ou de côtés face.
Généralement, les données oscillent autour de la ligne du zéro, jusqu’à ce qu’une déviation intervienne. Or on s’est aperçu que le flot de données des capteurs tendait à s’éloigner des valeurs attendues lorsqu’un événement public international générait une communion de pensées ou d’émotions. Nous ne savons pas encore comment expliquer ces relations subtiles entre des événements d’importance pour les hommes et les données obtenues ; mais elles sont indéniables. Ces résultats montrent à l’évidence que le monde physique et le monde de l’âme/esprit humaine sont liés d’une relation encore inconnue.
En dehors des charlatans existe-t-il des guérisseurs qui guérissent vraiment ?
Oui, mais pas n’importe quelle maladie !
L’action sur les maladies psychosomatiques relève de la psychologie et non de la parapsychologie.
L’influence du psychique a été gravement sous-estimée par la médecine dite moderne et beaucoup de maladies ont des profils qui diffèrent selon le patient. Les facteurs nutritionnels sont, par exemple, de plus en plus reconnus comme ayant un rôle déterminant dans certaines maladies ; les endorphines, sécrétées par le cerveau en cas de douleur, procurent une sensation de bien-être… En outre, nombre de problèmes de santé ont pour origine des facteurs externes (lutte pour le pouvoir, stress).
Quant au reste, les expériences en laboratoire réussies ne suffisent pas pour que l’on puisse considérer un authentique guérisseur comme un thérapeute universel remplaçant le médecin.
Le druidisme moderne ne s’occupe plus depuis belle lurette de la médecine des corps, mais rappelle qu’il soutient, sous conditions, l’art et la science de guérir en tenant compte aussi bien du physique que du mental – du malade.
Cette « médecine » ne doit en aucune façon renier les avancées de la médecine classique. Le recours aux médecines dites « traditionnelles » ne doit pas légitimer l’exploitation de la crédulité d’autrui ou la charlatanerie. C’est pourquoi le druidisme met en garde ses dagolitoi ou fidèles contre ces pratiques. Le druidisme ne doit pas être une superstition ou une escroquerie de plus comme c’est souvent le cas en France par exemple, un sujet que nous connaissons particulièrement bien.
Les très-sachants d’aujourd’hui ne peuvent donc que donner à leurs dagolitoi ou fidèles les conseils suivants.
Tout médicament agissant sur le corps humain a des effets secondaires, ou alors il n’a pas d’effet du tout. Attention donc à ne pas en abuser, penser aussi aux médecines douces, mais avec précaution. Il ne faut pas succomber à l’idée que les médecines « douces » n’auraient que des avantages et aucun inconvénient.
Manger ou boire équilibré, c’est sain et ça protège des maladies cardio-vasculaires voire de certains cancers.
Quel que soit l’état de la science, fumer, trop boire, et être sédentaire, sont des facteurs de risque.
L’activité physique (sans en faire une compétition) est indispensable à beaucoup de processus physiologiques. Faites du vélo, ou de la marche… mais faites quelque chose. La santé passe aussi par l’hygiène…
L’homme est un être pensant. Stimulez vos neurones par une activité intellectuelle, comme la lecture tout simplement.
Et enfin pour vivre vieux, il vaut mieux ne pas être stressé.
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Les très-sachants médecins ne doivent pas proposer aux malades ou à leur entourage comme salutaire ou sans danger un remède ou un procédé illusoire et insuffisamment éprouvé. Le très-sachant médecin est libre de ses prescriptions, mais le malade ne doit pas être trompé, nous mettons donc en garde ces très-sachants qui veulent faire de la médecine contre l’utilisation imprudente de médications incertaines, ou d’affirmations abusives. Il n’est pas admissible qu’un très-sachant médecin s’écarte dans ses propos d’une exactitude rigoureuse, lorsqu’il propose un traitement. Tous ces manquements à la déontologie devraient être sanctionnés par le plus sévère des conseils de discipline (bratuspantium).
Arrivés à ce point de notre bref exposé à caractère quelque peu déontologique et destiné à lutter contre le pseudodruidisme ; il ne sera pas inutile de glisser ici un petit rappel sur ce que disait à ce sujet noïbo Columcille ; un lointain héritier (indirect) des derniers très-sachants irlandais authentiques. Puissent l’honnêteté ou la prudence de cet aveu inspirer les charlatans qui se disent druides.
« Notre sort ne dépend pas d’un éternuement.
Ni d’un oiseau sur une branche,
Ni du tronc d’un arbre tordu,
Celui dont nous dépendons est plus grand que cela.
Je ne m’intéresse pas aux cris des oiseaux,
Ni à un éternuement, ni à un charme de ce monde,
Ni à un enfant du hasard,
Jésus (Hesus ?) le fils de Dieu est mon seul druide ».
(Extrait d’une prière privée de Columcille, de type lorica, M’Oenuran dam isin sliab, etc.)
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ANNEXE N° 10.
VOYANCE ET DESTINÉE.
La perception extra-sensorielle peut être vécue de différentes manières : rêve, représentation mentale d’une scène, sensations de goût, d’odeur, de son… s’imposant brusquement à la conscience de la personne qui en est l’objet. Diverses techniques empiriques semblent pouvoir la provoquer : « tirage » de runes lépontiques, de lames du tarot, « lecture » dans le marc de café ou une boule de cristal… En fait, toute procédure ou tout rite engendrant un état de conscience particulier, dit « modifié ou altéré », pourrait la déclencher. En Irlande, Finn, par exemple, avait l’habitude de mordre son pouce avec une dent de sagesse, et les prophéties de Merlin, elles, étaient invariablement précédées d’une crise de fou rire inexplicable.
« Voilà pourquoi j’ai ri, Rhydderch, parce que tu mérites d’être en même temps blâmé, mais aussi félicité pour la même raison. Pendant que tu retirais tout à l’heure la feuille que la reine, sans le savoir, avait dans les cheveux ; tu lui as été plus fidèle qu’elle ne l’a été envers toi, lorsqu’elle s’est glissée sous les feuillages où son amant l’a retrouvé pour s’unir à elle ».
La femme du roi est la sœur de Merlin et pour répondre à cette accusation, elle raille et imagine un piège qui consiste à présenter trois fois de suite (mais déguisé puis travesti) un même enfant, tout en demandant à Merlin quelle sera sa mort. Ce à quoi ce dernier répond successivement « écrasé au pied d’une falaise, noyé, puis pendu ».
Or Geoffroy de Monmouth précise dans sa « Vie de Merlin »… « Et c’est bien ainsi qu’il mourut, il se brisa le cou en tombant, se noya, et fut suspendu à une branche. Par cette triple mort, il rendit donc justice aux prédictions du devin ».
Merlin a aussi éclaté de rire en voyant un mendiant et le client d’un cordonnier. Explication de Merlin en personne : le mendiant se tenait devant les portes, en loques, et, comme s’il était sans le sou, implorait les passants de lui donner de quoi acheter des vêtements ; or, au même moment, riche sans le savoir, il était justement assis sur un trésor enterré juste en dessous de lui.
« C’est pour cela que j’ai ri : fais creuser le sol à cet endroit et tu trouveras le trésor caché en ce lieu depuis de longues années. Plus loin, en me dirigeant vers la place où l’on me conduisait, j’ai aperçu quelqu’un en train d’acheter des chaussures ; ainsi que des pièces pour pouvoir en réparer les semelles quand elles seraient trouées. Or c’est pour cette raison que j’ai ri une deuxième fois. Parce que ce malheureux n’aura l’occasion d’utiliser, ni les chaussures, ni par la suite, les pièces achetées d’avance, pour les réparer ; puisque son corps noyé dans la rivière flotte déjà vers la rive. Va vérifier : tu verras bien » (Geoffroy de Monmouth, Vita Merlini).
N.B. Le rire de Merlin est manifestement le signe d’un état de conscience profondément modifié chez lui.
La théorie astrologique, elle, a l’air claire et bien rodée.
Elle comporte néanmoins de gros écueils théoriques suffisant à la remettre en question. Et tout d’abord les astrologues seraient bien en peine d’expliquer précisément les mécanismes des influences astrales… heureusement qu’ils n’essaient même pas.
Ensuite, malgré ses prétentions, l’astrologie n’est pas universelle. Il existe des astrologies chinoise, inca, maya… qui ne disent pas toutes la même chose…
Précisons donc que nul ne sait exactement à quoi ressemblait la vraie astrologie druidique (voir le calendrier de Coligny) et que ce qui a cours actuellement sous ce vocable malgré ses indéniables qualités poétiques (les arbres)…… a tout de l’escroquerie intellectuelle.
La théorie astrologique que nous connaissons actuellement garde la trace des civilisations qui lui ont donné naissance avons-nous dit. Elle n’est donc pas faite pour tout le monde (elle dépend de
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l’hémisphère, et n’est pas toujours applicable au-delà du cercle polaire). Les constellations, les planètes, sont projetées sur une voûte céleste, reste du temps où l’on croyait que les étoiles étaient fixées sur des sphères. Du fait du phénomène de la précession des équinoxes, les constellations ne correspondent plus aux signes. Le signe des gémeaux correspond par exemple aujourd’hui à la constellation du taureau. Où est la correspondance symbolique dans tout cela ?
En outre, un symbole ne se rapporte qu’aux apparences, et entre les apparences et la réalité, il y a tout un monde. La planète Vénus, blanche et pure, représente pour les astrologues l’amour et la vie, alors que Mars la rouge symbolise la guerre et la mort. Peu leur importe que Vénus soit un enfer à l’atmosphère irrespirable et aux températures extrêmes, ou que Mars soit au contraire supposée avoir abrité la vie. En outre on sait aujourd’hui l’immensité du ciel ; doit-on prendre en compte la distance des astres ou pas ? Ainsi que leur luminosité ?
L’astrologie repose donc sur des bases moins solides qu’il semblerait. Mais cela n’a pas d’importance ! Peu importe la théorie, tant que les résultats pratiques sont là n’est-ce pas…
Les adeptes de la numérologie, eux, s’étendent volontiers sur les origines antiques de leur discipline, mais de nombreuses zones d’ombre demeurent là aussi.
— Comment ont été choisis par les numérologues les nombres et les indicateurs significatifs ?
— Comment les significations leur ont-elles été attribuées ?
— Au fil du temps, comment les théories ont-elles été adaptées aux différentes langues, aux différents alphabets, aux différents systèmes numériques ?
La numérologie présente la vibration des nombres comme une force immuable et universelle. Pourtant, pour interpréter une date, les numérologues utilisent généralement le calendrier grégorien et la base 10, mais ce sont des choix culturels purement arbitraires. Avec d’autres référentiels, d’autres calendriers, d’autres bases, les calculs donneraient des résultats différents, et, donc, d’autres significations. Ceci souligne le flou artistique entretenu par la numérologie, qui se veut à la fois science exacte et science humaine, mais qui n’a rien de scientifique.
La numérologie apporte très peu de réponses à ces questions et ne fournit aucune justification empirique. Elle abonde néanmoins en postulats variables qui permettent de douter de sa cohérence. La symbolique des nombres n’est pas uniforme, en particulier en ce qui concerne les chiffres supérieurs à 4. Elle dépend des cultures, des religions…
Il existe également différentes tables de correspondance lettres-chiffres. La plus utilisée sans doute est celle qui est déduite de l’ordre alphabétique, mais certains numérologues lui préfèrent la table inspirée de la gématrie hébraïque. De plus, aucun numérologue ne peut expliquer pourquoi la valeur numérique des lettres est définie par leurs positions dans l’ordre alphabétique (hébreu ou autre). Enfin, l’École américaine prend systématiquement aussi en compte l’initiale du second prénom alors que l’École européenne l’ignore (apparemment).
Un peu comme dans le cas d’un navire fendant les flots, la lecture d’un à-venir s’effectue en « devinant » les vibrations que les ondes du Destin suscitent devant lui dans le Bitos (le cosmos) au fur et à mesure de son avancée (de ses choix ou de l’évolution de sa volonté sur ce point diraient les monolâtres) ainsi que l’orientation qu’elles suivent, et ce avant même que cette orientation du Destin se soit traduite dans les faits, avant même que les faits se soient produits.
Quel que soit le moyen utilisé (rêves ou autres…). Mais il ne faut pas oublier que cet avenir est fluctuant, dans la mesure où il dépend de la volonté humaine de suivre ou non sa destinée (c’est d’ailleurs à cause de cela qu’aucune science divinatoire ne peut être « exacte ». Il faut sentir les ondes, pour comprendre ou « dire » le « devenir », et savoir dans quelle mesure un être humain accepte ou non sa destinée).
La prédiction ne doit donc jamais être présentée comme inéluctable, mais comme une proposition à seulement accepter en cas de « résonance intérieure ». Et le voyant parvient parfois ainsi, en touchant des profondeurs inconscientes, à dénouer une situation psychologique bloquée, à briser le cercle vicieux des répétitions d’échecs.
La manière d’effectuer ces prédictions ou ces révélations a aussi en effet son importance. Par exemple : « Méfiez-vous des trains, je vois un accident » risque d’angoisser le client, de susciter en lui une phobie des trains. Et comme le danger se révèle difficile à circonscrire, donc à éviter, cette prédiction est inutile. Par contre, « Évitez de prendre le train la semaine prochaine » est une phrase
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qui permet éventuellement d’éviter un accident, tout en ne terrorisant pas le client. Ceci bien entendu dans le cas d’une authentique précognition analogue à celles des cas les plus troublants.
Celui par exemple de M. Gallet qui, le 27 juin 1894, put prédire plusieurs heures à l’avance l’élection au premier tour du chef de l’État par les sénateurs et les députés de l’époque (par 451 voix sur 845). Cas rapporté en1922 par Charles Richet président de l’IMI.
L’existence de la précognition n’implique pas que l’avenir est prédéterminé, mais que c’est un avenir – disons – probable, sur lequel on peut toujours agir. Tout événement présent étant la conséquence d’une multitude d’événements précédents.
Dans la vie courante, l’activité personnelle et sociale des individus est si complexe, qu’on ne peut normalement pas prévoir (hormis, dans une certaine mesure, par la statistique) le comportement de chaque individu, ou d’un groupe d’individus, à long terme. À cela s’ajoutent des événements tellement étrangers à chaque objet (au sens large) qu’il est impossible de prévoir si le camion parti la veille de Chicago chargé de bouteilles de bourbon renversera une personne en arrivant à New York aujourd’hui ; ou écrasera un animal, ou percutera un mur.
La précognition druidique peut donc se concevoir comme une « super-intuition » qui aurait connaissance de tous ces éléments, et les agencerait de manière pertinente pour prévoir ce qui se passera demain – en fonction des éléments de maintenant – demain lorsque le camion arrivera à New York.
Cela permet par exemple à des hommes comme Merlin d’annoncer l’événement de demain (un accident) avec plus ou moins de détails. L’incertitude sur la précognition étant due aux nouveaux éléments, apparus entre hier et demain, lorsque l’instant de vérité arrivera.
Cela fournit aussi évidemment l’occasion d’éviter l’accident de demain, si le camionneur est averti de la précognition. Au moment de la scène vue par précognition, le camionneur reconnaîtra l’instant, et pourra se dire « Attention, c’est maintenant ! » : ce qui lui permettra de freiner – ou de s’arrêter – avant même le risque d’accident, et donc d’y échapper.
Dans ce cas, on a bien eu « précognition », pourtant l’objet cible de cette précognition – l’accident – ne s’est pas produit.
Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le signaler par ailleurs, la prédiction druidique a donc toujours été très souple, car elle ne prend en compte que les grandes tendances, et non, de façon exhaustive, tous les détails. Elle s’apparente ainsi à une sorte de calcul des probabilités instinctif ou inconscient.
La prédiction druidique n’enferme pas l’individu dans une mécanique implacable dont il serait la victime impuissante ; et lui laisse, à défaut d’une totale liberté, qui n’existe pas (qui peut se prétendre totalement libre ?), à tout le moins une grande autonomie. L’imprévoyance constitue parfois un grave manque de responsabilité, mais l’esprit du druidisme est cependant de s’en remettre avec confiance entre les mains du Destin (image) en ce qui concerne l’avenir.
Il existe aujourd’hui des très-sachants qui affirment avoir des dons de voyance et pouvoir connaître des informations sur leurs clients et sur des événements futurs. Certains de ces professionnels se font payer très cher… Or aller consulter un voyant n’est pas un acte anodin, même si la motivation est la simple curiosité. Il ne faut pas oublier que le mécanisme le plus efficace de la consultation de voyance reste encore la suggestion, et que la suggestibilité joue un rôle très important chez chacun de nous, beaucoup plus qu’on ne le croit. En interprétant un vécu, le voyant donne un sens aux événements du patient et celui-ci est dans un état de soumission qui le rend plus perméable à la suggestion.
Les motivations de ces « très-sachants », elles, peuvent être très diverses selon les individus…
— Avoir un emploi lucratif sans aucune formation préalable.
— Exercer un certain pouvoir sur ses contemporains, en les effrayant ou les impressionnant, ou en les persuadant qu’ils ont absolument besoin d’eux. Astrologie, chiromancie, voyance, et ainsi de suite, peuvent cacher une redoutable volonté de puissance sur autrui. Ces pratiques sont évidemment condamnables quand elles s’accompagnent de l’intention de nuire à quelqu’un.
La plupart des « arnaques » fondées sur de prétendus dons de voyance sont en fait des extorsions de fonds en échange d’un peu ou de beaucoup de magie voire de sorcellerie (même si les termes ne sont, évidemment, jamais prononcés). La sorcellerie ou l’influence psychologique à distance sur des
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personnes éloignées n’a rien à voir avec le druidisme de haut niveau. Elle est principalement fondée sur des croyances ou des pratiques traditionnelles fortement influencées par le Proche-Orient et le Judéo-christianisme. Elle n’a jamais d’ailleurs été scientifiquement étudiée (les rares études sur la sorcellerie ont surtout mis en évidence des processus de suggestion mentale). De telles pratiques aux mains d’un individu qui n’est pas un vrai très-sachant anamocaros, sont donc extrêmement déstabilisantes au niveau psychologique, et placent le client dans un état de vulnérabilité absolue. Il paraît donc prudent d’éviter soigneusement toute promesse de « retour d’affection », « exorcisme », « désenvoûtement » ou autre, émanant de tels individus.
Dans la pratique, ces voyants alternent télépathie, clairvoyance, précognition, astuces, et simples conversations ou écoutes. Les techniques de ces pseudo-très-sachants pour simuler une voyance sont en effet multiples : ils peuvent deviner des détails grâce à des indices verbaux ou non verbaux, par exemple, le style de vêtements d’un client ; ils peuvent soutirer des informations aux clients et leur redonner plus tard ces informations, sans que les clients aient conscience que ce sont eux qui ont donné les renseignements ; ils peuvent se renseigner à l’avance sur leurs clients, grâce aux annuaires ou autres astuces ; ils peuvent reformuler le discours du client, mais en lui disant exactement ce qu’il a envie d’entendre ; ils peuvent prédire des événements ayant une très grande probabilité d’arriver ; ils peuvent suggestionner le patient pour le pousser à réagir dans un sens qui réalisera la prédiction (prédiction autoréalisatrice)… Et bien sûr, si quelques bribes de voyance pure viennent s’insérer dans l’ensemble, l’effet produit sera d’autant plus convaincant.
Si l’on se réfère au seul résultat scientifique avéré, à savoir que nul ne peut être certain à l’avance de réaliser une véritable voyance, on peut donc en conclure que faire payer de telles consultations relève le plus souvent de l’escroquerie. Particulièrement douteuses à cet égard (et à considérer avec méfiance) sont les publicités pour des voyances téléphoniques 24 heures sur 24 ou pire, par internet : la plupart de ces consultations sont faites par des personnes n’ayant aucune faculté particulière.
Court-on un risque en consultant un voyant professionnel ?
Les personnes qui exercent une profession prétendument basée sur la perception extra-sensorielle décrivent bien souvent leurs activités en des termes incompatibles avec les connaissances scientifiques en la matière.
Consulter un voyant professionnel c’est par conséquent prendre le risque d’être psychologiquement déséquilibré donc victime d’une escroquerie.
De toute manière, pour le cas où ce voyant serait (par hypothèse) véritablement capable de perception extra-sensorielle intense, alors ce ne pourrait être que par intermittence, et il ne peut donc honnêtement promettre de résultat.
Les sujets qui ont des dons de voyance extrêmement développés ne sont pas, en outre, nécessairement, des personnes équilibrées capables d’aider leur prochain en tant que très-sachant confident de type anamocaros.
Au contraire, bien souvent ce sont des personnalités perturbées, déstabilisées par leur aptitude à capter des événements parfois dramatiques, et qui peuvent être en empathie avec les autres à un point tel, qu’elles ont du mal à stabiliser leur propre personnalité.
Or le très-sachant anamocaros ne doit pas projeter ses problèmes à lui sur la problématique du client, et doit savoir résister à la tentation, toujours grande, d’exercer un quelconque pouvoir sur lui.
Un bon très-sachant confident de type anamocaros est donc celui qui sait ne pas créer de dépendance psychologique chez son client, mais lui donner juste la petite poussée nécessaire à son évolution, pour le laisser ensuite vivre sa vie de manière autonome.
Être un « bon anamocaros » ne va donc pas de soi, même si l’on est honnête, que l’on n’ambitionne pas d’exploiter la crédulité ou la misère humaine, et que l’on a souvent de vraies voyances ou des intuitions.
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ANNEXE N°11.
REMARQUE DE JOHN TOLAND À PROPOS DE L’ANCIEN DRUIDISME.
Tirées du texte latin de son panthéisticon.
« Les nôtres ne souscrivent ni à toutes leurs paroles ni à tous leurs actes. Là où ils s’écartent de la vérité, là nous nous séparons d’eux, estimant sans réserve ce que nous avons vérifié nous-mêmes personnellement et rendant grâce à ceux par lesquels nous aurons fait quelque progrès ».
Il va donc de soi que ce qui précède constitue une version authentique, mais ancienne, du druidisme ; et que les vrais néo-druides actuels, ceux qui ont quelque qualité du moins, ne prônent en aucun cas un retour à l’intégralité de ce druidisme du passé. Il ne s’agit pas de respecter la lettre de cet ancien druidisme (ce qui serait une absurdité, l’écriture fige une pensée), mais d’en suivre uniquement l’esprit, car seul l’esprit (des lois par exemple) vivifie. En bref, il ne s’agit pas de pratiquer un ancien druidisme, mais un nouveau druidisme, reprenant uniquement le meilleur de ce qu’était l’Ancien.
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POSTFACE À LA JOHN TOLAND.
Les pseudodruides à la filiation initiatique mirobolante (la fameuse et inénarrable tradition primordiale) s’étant multipliés depuis quelque temps ; il nous a paru nécessaire de mettre à la disposition de tout un chacun ces quelques notes, hâtivement rédigées un soir de novembre, afin de donner à nos lecteurs envie d’en savoir plus sur le vrai druidisme. Ce travail se veut honnête, mais en aucune façon neutre. Il s’est donné pour objectif de défendre ou de réhabiliter la cluto (renommée) de cette antique religion.
Rien ne remplace la méditation personnelle y compris sur les lais obscurs ou incompréhensibles parsemant ces livres et qui ont été insérés à dessein afin de vous obliger à réfléchir pour trouver votre propre voie. Ces livres ne sont pas des dogmes à suivre aveuglément et à la lettre. Ainsi que vous le savez sans doute, il faut se méfier comme de la peste de la lettre. La lettre tue, seul l’esprit vivifie. Rien ne remplace non plus l’expérience personnelle et c’est en cheminant que l’on trouve le chemin. Ne comptez donc que sur vos propres forces pour cette quête du Graal. Ce qui compte c’est l’attitude à adopter dans la vie et non les détails du dogme. Le druidisme a moins d’importance que la druidiaction (Jean-Pierre Martin).
Ces quelques feuillets griffonnés à la va-vite ne sont néanmoins en aucune façon LES LIVRES À LIRE SUR LE SUJET, ils n’en sont qu’un pâle reflet. La seule bibliothèque druidique digne de ce nom n’est pas en effet composée de seulement 12 (ou 27) livres, mais de plusieurs centaines.
Les quelques opuscules constituant cette mini-bibliothèque ne constituent pas un approfondissement et ne sont que quelques manuels destinés aux écoliers du druidisme. Ces résumés simplifiés destinés aux cours primaires de druidisme, seront remplacés par des cours d’un niveau quelque peu supérieur, pour ceux qui voudront vraiment l’étudier de façon plus pertinente.
Cette petite bibliothèque est par conséquent un premier essai d’adaptation (destinée aux jeunes adultes) des diverses réflexions sur le savoir et la vérité druidiques, auxquelles ont abouti les premiers résultats de la nouvelle laïcité positive et ouverte, mondiale, en train de s’instaurer.
À la différence du judaïsme, du christianisme, et de l’islam, qui fourmillent littéralement, à propos de l’Être supérieur, d’anthropomorphismes puérils pris au pied de la lettre (fondamentalisme) ; notre druidisme, lui, n’en utilisera que très peu, et s’en tiendra, en ce domaine, au minimum absolu.
Mais pour parler de Dieu-ou-Diable nous allons bien être obligés, nous aussi, d’utiliser un langage, et donc un certain nombre de ces anthropomorphismes. Ou alors il faudrait totalement renoncer à en discuter.
Ce premier rayon de notre future bibliothèque consacrée au sujet a pour objet de montrer avec précision l’harmonieuse authenticité de la volonté et du savoir néo-druidiques. De montrer à quel point ses grandes thèses actuelles ont des racines anciennes, car la Mythologie, c’est notre Bible à nous. Les adaptations de ce bref exposé, exigées par les différences de culture, d’âge, de maturité spirituelle, de situation sociale, etc. seront à faire par les druides concernés (les vellèdes et les autres ?).
À noter cependant. Important ! Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, ne sont pas (en vrac).
Une révélation divine. Une loi (toujours aussi divine). Une loi (profane ou laïque). Une loi (scientifique). Un dogme. Un Ordre ? Ce que je cherche surtout à faire partager c’est un état d’esprit, rien de plus. Ainsi que l’a très bien dit un jour notre vieux maître :
« NOTRE CIVILISATION N’A PAS LE CHOIX : CE SERA LE CELTISME OU CE SERA LA MORT » (P. Lance).
Ce que ces quelques notes, hâtivement jetées sur le papier au cours d’une trop courte vie, sont. Du rêve. Une aventure. Un voyage. Une évasion. Un cri de révolte contre la laideur morale et matérielle de cette société.
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Une tentative d’atteindre à l’universel en partant du particulier. Un défi. Un obstacle fécond à surmonter. Une incitation à la réflexion. Un guide pour l’action. Une carte. Un plan. Une boussole. Une étoile polaire ou l’étoile du berger là-haut dans la montagne. Un feu la nuit dans une clairière ?
Ce que le rassembleur de ce noyau de bibliothèque, Pierre de La Crau, n’est pas.
— Un dieu.
— Un demi-dieu.
— Un quart de dieu.
— Un petit saint.
— Un philosophe (reconnu, officiel, et breveté ou patenté, comme ceux qui passent à la télévision. Sauf évidemment à prendre le terme en son sens originel, qui est celui d’amateur de sagesse et de savoir).
Ce qu’il est : un homme, et rien de ce qui est humain ne lui est donc étranger. Pierre de la Crau n’a aucun pouvoir surhumain ou exceptionnel. Rien de ce qu’il a dit écrit ou fait ne saurait avoir de valeur intemporelle. Tout au plus espère-t-il que son extrême lucidité à propos de notre société et de son idéologie dominante (voir ses philosophes officiels, ses journalistes, ses masses médias et le politiquement correct des bien-pensants) ; ainsi que son non-conformisme, et son franc-parler, alliés à un solide esprit de contradiction (qui lui ont d’ailleurs valu pas mal de déboires ou d’avanies) ; pourront être utiles.
La présente petite bibliothèque pour débutant « contient la dose d’humanité exigée par l’état actuel de la civilisation » (Henri Lizeray). Elle n’est d’ailleurs qu’un rassemblement de matériau attendant l’architecte ou le maçon ? ad hoc.
Prochainement paraîtra toute une série de fascicules approfondissant ces éléments de base. Cette présentation différente du savoir druidique préservera néanmoins l’unité et la profonde harmonie entre ces divers exposés d’une seule et même philosophie.
Cas des traductions dans une langue étrangère (espagnol, allemand, italien, polonais, etc.)
Les fautes d’orthographe de grammaire de style, ainsi que l’écriture des noms propres, pourront être corrigées. Toute autre amélioration du texte pourra également être apportée si nécessaire (par ajout suppression ou modification, de détails) ; Pierre de La Crau ayant toujours regretté de ne pouvoir atteindre à la perfection en ce domaine. Mais à condition de n’altérer ni trahir en rien la pensée de l’auteur de cette compilation raisonnée. Toute illustration sans légende peut être changée. De nouvelles illustrations peuvent être apportées. Mais les illustrations ayant une légende ne devront être qu’améliorées (par substitution d’une bonne photo à un mauvais croquis par exemple ?)
Il va de soi que le coordonnateur de cette rapide et sommaire compilation raisonnée, Pierre de La Crau, ne prétend nullement avoir inventé (ou découvert) lui-même, tout ceci ; qu’il ne prétend en aucune façon que ceci est le fruit de ses recherches personnelles (sur le terrain ou en bibliothèque). Ce qui suit est en effet essentiellement issu des excellents ouvrages ou sites internet référencés en bibliographie et dont la consultation directe est fortement recommandée. Nous n’insisterons jamais assez sur notre volonté de ne pas être les hommes d’un livre (du Livre), mais d’au moins douze, comme les Fénianes d’Irlande, pour d’évidentes raisons d’ouverture d’esprit, la vérité étant notre seule religion.
Encore une fois, répétons-le ; le coordonnateur de la mise par écrit de ces quelques notes hâtivement jetées sur le papier ne prétend nullement avoir passé sa vie dans la poussière des bibliothèques ; ou sur le terrain, dans la boue des fouilles archéologiques de sauvetage ; afin d’exhumer des témoignages inédits sur le passé de l’Irlande (ou du Pays de Galles ou des Indes ou de la Chine ?)
PIERRE DE LA CRAU NE SE VEUT DONC EN AUCUNE FAÇON L’AUTEUR DES TEXTES QUI PRÉCÈDENT.
IL N’ESSAIE NULLEMENT DE S’EN ATTRIBUER LES MÉRITES. Il n’en est que l’éditeur ou le compilateur. Il s’agit pour la plupart de documents diffusés sur internet à quelques exceptions près. IL EN REVENDIQUE PAR CONTRE TOUS LES DÉFAUTS ET TOUTES LES INSUFFISANCES. Pierre de La Crau ne revendique qu’une chose, les fautes erreurs ou imperfections diverses de ce livre. Lui
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seul est à blâmer dans ce cas. Mais il fait confiance à ses contemporains (la nature humaine étant ce qu’elle est) pour les lui signaler avec vigueur.
Note retrouvée par les héritiers de Pierre de La Crau et insérée par eux à cet endroit.
J’avoue tout de suite afin de faciliter le travail de mes juges que les hommes comme moi étaient chrétiens à Rome sous Néron, païens à Jérusalem, sorciers à Salem, hérétiques anglais, catholiques irlandais, et aujourd’hui racistes, sexistes, homophobes, islamophobes, en attendant d’être demain koufar ou de nouveau chrétien l’antéchrist le plus bestial de toutes les apocalypses, etc. Bref ainsi qu’on l’aura compris je suis pour le néant la mort la maladie la souffrance……
Par respect pour l’Humanité, afin de gagner du temps, et ne pas lui en faire perdre, je vais faciliter le travail de ceux qui tiennent absolument à être du bon côté de la barrière en combattant (héroïquement bien sûr) afin de sauver le monde de mes griffes (mes idées ou mes penchants, mes tendances).
À ces courageux et implacables détracteurs, dont la profondeur de réflexion digne d’un marquis de Vauvenargues n’a d’égale que l’ampleur de la culture générale, digne d’un Pic de la Mirandole, je dis…
Prenez une feuille de papier, de traitement de texte si vous préférez, mettez-y par ordre d’importance les 20 caractéristiques qui vous semblent les plus graves, les plus odieuses, les plus haïssables, dans l’histoire de l’Humanité, depuis les hommes préhistoriques et Nabuchodonosor, selon vous… ET DITES-VOUS BIEN QUE JE SUIS TOUT LE CONTRAIRE DE VOUS, CAR JE LES AI TOUTES !
On a toujours besoin de boucs émissaires ! Hérétique au Moyen Âge, sorcière à Salem au 17siècle, raciste au 20e siècle, lézard extraterrestre au 21e, je suis l’homme que vous aimerez haïr pour vous sentir supérieur.
Je suis au choix et dans l’ordre d’importance que vous voulez : athée, sataniste, stupide, mongolien, raciste, bestial, homosexuel, pervers, communiste, nazi, menteur pathologique, voleur, suffisant, psychopathe, un monstre d’orgueil faussement modeste, et que sais-je encore, à vous de voir.
Voilà, je ne peux pas faire mieux (pour vous aider à sauver le monde).
[À la différence de mes contempteurs qui sont tous des gens bien, c’est-à-dire jeunes ou modernes et dynamiques, courageux, positifs, gentils, intelligents, instruits, ou du moins qui savent ; faisant preuve de beaucoup de recul dans leur méditation en profondeur sur les tendances lourdes de l’Histoire ; et sur le plan moral ou éthique : généreux, altruistes, mais pauvres évidemment, car donnant tout aux autres ; en outre profondément respectueux de la volonté de Dieu et de la Constitution…
Moi je suis un vieux réactionnaire ankylosé, conformiste, déconnecté de son temps, parano, schizophrène, incohérent, capricieux, jamais content, méchant, bête, n’ayant fait aucune étude ou du moins ignorant tout sur le sujet en question ; coutumier des jugements à l’emporte-pièce fondés sur des préjugés dénués de toute réflexion ; égoïste et riche ; suppôt de Satan et nazo-bolchevick ou stalino-hitlérien de nature. On disait hitléro-trotskiste quand j’étais jeune. En bref un criminel psychopathe dès le petit-déjeuner… ce qui me permet donc de penser ce que je veux, mes critiques aussi d’ailleurs, et d’essayer de le faire savoir à la cantonade].
Signé : le coordonnateur des travaux, Pierre de la Crau dit Hésunertus, chercheur en druidisme. Un homme à qui rien de ce qui est humain ne fut étranger. Chômeur, facteur, divorcé, sans domicile fixe, vagabond, contribuable, justiciable, électeur cocufié ? Un des huit milliards d’êtres humains ayant transité sur ce vaisseau spatial donc. Né sur la planète Terre le 13 janvier 1952.
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BIBLIOGRAPHIE DES GRANDES LIGNES.
Pour ce qui est de la bibliographie des détails, voir annexe de la dernière leçon, car, comme le dit si bien Henri Lizeray, les traditions, ça doit s’interpréter. C’est là toute la différence qu’il peut y avoir entre ancien druidisme et néo-druidisme.
Le Lebar gabala ou Livre des invasions. Paris 1884 (William O’Dwyer)
Base de l’église druidique. Le druidisme restauré. Henri Lizeray, Paris, 1885.
Les traditions nationales retrouvées. Paris 1892.
Aesus ou la doctrine secrète des druides. Paris 1902.
Ogmios ou Orphée. Paris 1903.
TABLE DES MATIÈRES.
Introduction
De l’animal à l’homme
Anthropologie druidique
L’homme celte
La femme celte
Honneur aux dames
Rappel sur l’éthologie et le rectu adgenias
Première cueillette du gui des grands principes
Opinion individuelle du druide Jean Martin sur le sujet.
Avertissement au lecteur
Les principes généraux de l’éthologie celtique
L’éthologie celtique antique et la vie animale
L’éthologie celtique antique et la vie humaine
L’éthologie celtique antique et le corps
L’éthologie celtique antique et la sexualité
L’éthologie celtique antique et la famille
L’éthologie celtique antique et la notion de propriété
Rappels sémantiques
L’éthologie celtique antique et l’organisation sociale
L’éthologie celtique antique et la vie politique
L’éthologie celtique antique et les relations avec l’étranger
L’éthologie celtique antique et la vérité
Les devoirs du riche
L’éthologie celtique antique et la réputation
Divers
Conclusion
La tripartition aryenne en pays celte
La société irlandaise médiévale
La place des druides dans la société
L’amour du beau langage (cf. Fenius Farsaid).
Généralités sur le Senchus Mor ou Cain Patraic
Le mariage
L’ancienne société celtique (et le reste du Senchus Mor)
Le droit brehon suite et fin
L’esprit celtique : la liberté (sexuelle)
Psychologie et éthique de la prostitution sacrée.
L’adultère de la femme de Partolan.
L’esprit celtique : le sens du sacrifice.
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Le sacrifice d’objets ou d’animaux
Psychologie et éthique du sacrifice
Le dossier sous X des sacrifices humains chez les Celtes.
Deuxième collecte du gui des principes
L’esprit chevaleresque
L’Arthur historique
La quête du Graal
Joutes et tournois
ANNEXES.
Annexe N° 1 : pour comparaison le Bushido
Annexe N° 2 : Le Raja Yoga
Annexe N° 3 : Le Judaïsme
Annexe N° 4 : La prophétie de la Grande Reine
Annexe N° 5 : Le dialogue des deux sages
Annexe N° 6 : Possession et propriété au sein des clans gaéliques
Annexe N° 7 : La bataille de Culloden
Annexe N° 8 : Les malheurs de l’Irlande
Annexe N° 9 : Le préternaturel et l’Homme
Annexe N°10 : Voyance et destinée
Annexe N°11 : Remarque de John Toland à propos de l’ancien druidisme
Postface à la John Toland
Bibliographie des grandes lignes
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DU MÊME AUTEUR.
1. Citations des auteurs antiques parlant des Celtes ou des druides.
2. Généralités liminaires diverses sur les Celtes.
3. Histoire du pacte avec les dieux tome 1.
4. La Bible du druidisme : histoire du pacte avec les dieux tome 2.
5. Histoire du pacte avec les dieux tome 3.
6. Histoire de la paix avec les dieux tome 4.
7. Histoire de la paix avec les dieux tome 5.
8. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 1.
9. Textes apocryphes irlandais.
10. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande science qui illumine » tome 2.
11. Des Fénianes aux Culdées ou « La Grande Science qui illumine » tome 3.
12. Les cent voies du paganisme. Science et philosophie tome 1 (mythologie druidique).
13. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 2 (mythologie druidique).
14. Les cent chemins du paganisme. Science et philosophie tome 3 (mythologie druidique).
15. Le grand Camminus : éléments de théologie druidique tome 1.
16. Le grand catéchisme : éléments de théologie druidique tome 2.
17. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 1.
18. Le plérôme druidique : anges djinns ou démons tome 2.
19. Mystagogie ou théâtre sacré des Celtes antiques.
20. Poèmes celtes.
21. Le génie du paganisme celte tome 1.
22. Le complexe de Roland.
23. Au pied de la lanterne des morts.
24. Les secrets du vieux druide de la forêt ménapienne.
25. Le génie du paganisme celte tome 2 (liberté réciprocité simplicité).
26. Rhétorique : la trahison des clercs).
27. Petit dictionnaire de théologie druidique tome 1.
28. Des philosophes antiques au druide irlandais.
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29. Judaïsme christianisme et islam : première partie.
30. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 1.
31. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome2.
32. Judaïsme christianisme et islam : deuxième partie tome 3.
33. Troisième partie tome 1 : Qu’est-ce que l’Islam ? Bref historique de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
34. Troisième partie tome 2 : Qu’est-ce que l’Islam ? Premières approches de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
35. Troisième partie tome 3 : Qu’est-ce que l’Islam ? Les 5 vrais piliers de l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
36. Troisième partie tome 4 : Qu’est-ce que l’Islam ? Coups de sonde dans l’ensemble COR. HAD. SIR. et CHAR. FIQ. MAD.
37. Couiro anmenion ou Petit dictionnaire de théologie druidique tome 2.
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